Adieul'Émile, je vais mourir. C'est dur de mourir au printemps, tu sais. Mais je pars aux fleurs la paix dans l'ñme. Car vu que t'es bon comme du pain blanc. Je sais que tu prendras soin de ma femme. Je veux qu'on rie, je veux qu'on danse. Je veux qu'on s'amuse comme des fous. Je veux qu'on rie, je veux qu'on danse.
Lyrics Quand nous aurons fermĂ© les yeux À tout jamais, Ă  tout jamais À l'instant du dernier adieu J'en aurai encore du regret J'en aurai encore du Dernier journal Dernier croissant Matin banal Des passants Et c'est la fin du problĂšme Dernier soleil Dernier atout Dernier cafĂ© Dernier sou Adieu dois y aller Plus rien ni personne ne peut m'en empĂȘcher Un dernier adieu, plus de larmes, Ă  jamais Mes sentiments, ma douleur et ma rage Un aller simple je sais que j'ai fautĂ© Plus rien Ă  sauver Oui j'ai menti, oui je t'ai menti, oui j'ai menti baby Yeah, yeah Je te dis ça comme dernier adieu Je voulais avoir choisi le tien Et c est maintenant qu il en pleure, depuis ton dernier adieu Olvido, un nombre que no quisiera darte Amigo, el temor de esos dĂ­as de pointe, tu fais dernier adieu de loin Saute Ă  pied joint dans le besoin BloquĂ© dans le coin, tu prends coup d'poing Vas y blinde le oinj, ton pull apĂŽtres Oh non je ne rentre pas ce soir Le soleil se couche pour la derniĂšre fois Un dernier adieu si j'y arrive Des nuages de larmes pour Ă©chapper Ă  moi Elle hurle un dernier adieu Un dĂ©mon dans en ronde autour du feu Et tandis que l'orage Ă©clate La foule est Ă©carlate Des Ă©clairs traversent la nuit Ensemble nous avons connu, VĂ©cu des jours heureux, Le moment est venu De se faire un dernier adieu, Sans une larme qui coule, Sans dĂ©tourner les j'vais pas mieux DĂ©solĂ©, c't'Ă©tĂ© j'pars pas Vis l'moment comme dernier adieu J'me suis tellement dĂ©concentrĂ© J'fais des tours Ă  fond, Ă  quand la fin? massa, garo, Ciao Dernier adieu pour mes frĂšres Moi j'ai essayĂ© d'y croire J'ai pas cachĂ© le fer Je l'ai juste rangĂ© dans mon tiroir Le temps est cloudy La nuit je laisse filer des ombres Je laisse filer des ombres Jusqu'Ă  la derniĂšre lueur Jusqu'au tout dernier adieu Vers un sommeil oublieux Elle est lĂ  juste pour un instant Elle est lĂ  pour voler du temps Casablanca Elle a encore au bord des yeux Les reflets du dernier adieu Larmes sur la page AprĂšs la douleur Le premier cri de rage Seulement silence Alors Ă©tudie mon visage Ce sera le dernier que vous Voyez de moi Adieu vos chaussons VoilĂ  mon dernier tube Avant expiration Adieu public adieu De la scĂšne Ă  la Seine J'suis malheureux Avant que mes mots s'dĂ©modent Pour marcher en baissant les yeux? Aurai-je un jour le moi du moine Au service du dernier Dieu? Femme, adieu, femme, adieu, Je t'aimais, DĂ©sormais marcher en baissant les yeux ? Aurai-je un jour le moi du moine Au service du dernier Dieu ? Femme, adieu, femme, adieu, Je t'aimais, DĂ©sormais cri, Le dernier, d'adieu Quand ils m'ont tirĂ© Avec plus d'adresse, Je me suis tirĂ© Sans laisser d'adresse Oui, Tarzan n'est plus Alors, mes cocos, Vous Un dernier baiser d'adieu Un baiser sans retour Jamais on ne se reverra Prends moi dans tes bras mon tendre amour Un baiser du bout des yeux Me je le jure Je ne rĂ©clame ni baiser d'adieu Ni dernier verre vertigineux PitiĂ©, pitiĂ© Je rentre chez moi, pauvre petite fille Au secours Ă  moi, je le jure Je ne rĂ©clame ni baiser d'adieu Ni dernier verre vertigineux PitiĂ©, pitiĂ© Je rentre chez moi, pauvre petite fille Au secours Ă  moi, C'Ă©taient mes derniers beaux matins C'Ă©taient mes derniĂšres vacances C'Ă©taient mes derniers jours d'Ă©tĂ© Adieu jolie balade, la plage touche Ă  sa fin matin pluvieux Dans son lit, son tombeau Dernier souffle, un adieu Cette foutue mĂ©tĂ©o Tout est bien silencieux Sans ses petits AllĂŽ » Tout est lourd, au milieu Qu'on voit sur la photo Puis un matin pluvieux Dans son lit, son tombeau Dernier souffle, un adieu Cette foutue mĂ©tĂ©o Tout est bien We need you! Help build the largest human-edited lyrics collection on the web! Mercipour tout, sincĂšrement. #44 Je garde en souvenirs le meilleur de nous-mĂȘmes et des moments partagĂ©s. Merci pour votre amitiĂ©, prenez soin de vous. #45 Si je dois te dire adieu pour l’instant, je sais qu’un jour on se retrouvera, car notre amitiĂ© peut survivre Ă  tout.

Marivaux Théùtre complet. Tome premier Le PÚre prudent et équitable Adresse A Monsieur Rogier Seigneur du Buisson, Conseiller du Roi, Lieutenant général civil et de police en la sénéchaussée et siÚge présidial de Limoges. Monsieur, Le hasard m'ayant fait tomber entre les mains cette petite piÚce comique, je prends la liberté de vous la présenter, dans l'espérance qu'elle pourra, pour quelques moments, vous délasser des grands soins qui vous occupent, et qui font l'avantage du public. Je pourrais ici trouver matiÚre à un éloge sincÚre et sans flatterie ; mais tant d'autres l'ont déjà fait et le font encore tous les jours qu'il est inutile de mÃÂȘler mes faibles expressions aux nobles et justes idées que tout le monde a de vous ; pour moi, conteny de vous admirer, je borne ma hardiesse à vous demander l'honneur de votre protection et de me dire, avec un trÚs profond respect, Monsieur, Le trÚs humble et trÚs obéissant serviteur. M*** Acteurs Démocrite, pÚre de Philine. Philine, fille de Démocrite. Toinette, servante de Philine. Cléandre, amant de Philine. Crispin, valet de Cléandre. Ariste, bourgeois campagnard. MaÃtre Jacques, paysan suivant Ariste. Le Chevalier. Le Financier. Frontin, fourbe employé par Crispin. La scÚne est sur une place publique, d'oÃÂč l'on aperçoit la maison de Démocrite. ScÚne premiÚre Démocrite, Philine, Toinette Démocrite Je veux ÃÂȘtre obéi; votre jeune cervelle Pour l'utile, aujourd'hui, choisit la bagatelle. Cléandre, ce mignon, à vos yeux est charmant Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc. Vous rechignez, je crois, petite créature! Ces morveuses, à peine ont-elles pris figure Qu'elles sentent déjà ce que c'est que l'amour. Eh bien donc! vous serez mariée en ce jour! Il s'offre trois partis un homme de finance, Un jeune Chevalier, le plus noble de France, Et Ariste, qui doit arriver aujourd'hui. Je le souhaiterais, que vous fussiez à lui. Il a de trÚs grands biens, il est prÚs du village; Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre ùge Mais qu'importe aprÚs tout? La jeune de Faubon En est-elle moins bien pour avoir un barbon? Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine; Avec son vieux époux sans cesse elle badine; Elle saute, elle rit, elle danse toujours. Ma fille, les voilà les plus charmants amours. Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme. Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux. Ma fille, en voilà trois; choisissez l'un d'entre eux, Je le veux bien encor; mais oubliez Cléandre; C'est un colifichet qui voudrait nous surprendre, Dont les biens, embrouillés dans de trÚs grands procÚs, Peut-ÃÂȘtre ne viendront qu'aprÚs votre décÚs. Philine Si mon coeur... Démocrite Taisez-vous, je veux qu'on m'obéisse. Vous suivez sottement votre amoureux caprice; C'est faire votre bien que de vous résister, Et je ne prétends point ici vous consulter. ScÚne II Philine, Toinette Philine Dis-moi, que faire aprÚs ce coup terrible? Tout autre que Cléandre à mes yeux est horrible. Quel malheur! Toinette Il est vrai. Philine Dans un tel embarras, PlutÎt que de choisir, je prendrais le trépas. ScÚne III Philine, Toinette, Cléandre, Crispin Cléandre N'avez-vous pu, Madame, adoucir votre pÚre? A nous unir tous deux est-il toujours contraire? Philine Oui, Cléandre. Cléandre A quoi donc vous déterminez-vous? Philine A rien. Cléandre Je l'avouerai, le compliment est doux. Vous m'aimez cependant; au péril qui nous presse, Quand je tremble d'effroi, rien ne vous intéresse. Nous sommes menacés du plus affreux malheur Sans alarme pourtant... Philine Doutez-vous que mon coeur, Cher Cléandre, avec vous ne partage vos craintes? De nos communs chagrins je ressens les atteintes; Mais quel remÚde, enfin, y pourrai-je apporter? Mon pÚre me contraint, puis-je lui résister? De trois maris offerts il faut que je choisisse, Et ce choix à mon coeur est un cruel supplice. Mais à quoi me résoudre en cette extrémité, Si de ces trois partis mon pÚre est entÃÂȘté? Qu'exigez-vous de moi? Cléandre A quoi bon vous le dire, Philine, si l'amour n'a pu vous en instruire? Il est des moyens sûrs, et quand on aime bien... Philine ArrÃÂȘtez, je comprends, mais je n'en ferai rien. Si mon amour m'est cher, ma vertu m'est plus chÚre. Non, n'attendez de moi rien qui lui soit contraire; De ces moyens si sûrs ne me parlez jamais. Cléandre Quoi! Philine Si vous m'en parlez, je vous fuis désormais. Cléandre Eh bien! fuyez, ingrate, et riez de ma perte. Votre injuste froideur est enfin découverte. N'attendez point de moi de marques de douleur; On ne perd presque rien à perdre un mauvais coeur; Et ce serait montrer une faiblesse extrÃÂȘme, Par de lùches transports de prouver qu'on vous aime, Vous qui n'avez pour moi qu'insensibilité. Doit-on par des soupirs payer la cruauté? C'en est fait, je vous laisse à votre indifférence; Je vais mettre à vous fuir mon unique constance; Et si vous m'accablez d'un si cruel destin, Vous ne jouirez pas du moins de mon chagrin. Philine Je ne vous retiens pas, devenez infidÚle; Donnez-moi tous les noms d'ingrate et de cruelle; Je ne regrette point un amant tel que vous, Puisque de ma vertu vous n'ÃÂȘtes point jaloux. Cléandre Finissons là -dessus; quand on est sans tendresse On peut faire aisément des leçons de sagesse, Philine, et quand un coeur chérit comme le mien... Mais quoi! vous le vanter ne servirait de rien. Je vous ai mille fois montré toute mon ùme, Et vous n'ignorez pas combien elle eut de flamme; Mon crime est d'avoir eu le coeur trop enflammé; Vous m'aimeriez encor, si j'avais moins aimé. Mais, dussé-je, Philine, ÃÂȘtre accablé de haine, Je sens que je ne puis renoncer à ma chaÃne. Adieu, Philine, adieu; vous ÃÂȘtes sans pitié, Et je n'exciterais que votre inimité. Rien ne vous attendrit quel coeur! qu'il est barbare! Le mien dans les soupirs s'abandonne et s'égare. Ha! qu'il m'eût été doux de conserver mes feux! Plus content mille fois... Que je suis malheureux! Adieu, chÚre Philine... Il s'en va et il revient. Avant que je vous quitte... De quelques feints regrets du moins plaignez ma fuite. Philine, s'en allant aussi et soupirant. Ah! Cléandre l'arrÃÂȘte. Mais oÃÂč fuyez-vous? arrÃÂȘtez donc vos pas. Je suis prÃÂȘt d'obéir; et ne me fuyez pas. Toinette Votre pÚre pourrait, Madame, vous surprendre; Vous savez qu'il n'est pas fort prudent de l'attendre; Finissez vos débats, et calmez le chagrin... Crispin Oui, croyez-en, Madame, et Toinette et Crispin; Faites la paix tous deux. Toinette Quoi! toujours triste mine! Crispin Parbleu! qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous chagrine? Je suis de vos amis, ouvrez-moi votre coeur A raconter sa peine on sent de la douceur. Chassez de votre esprit toute triste pensée. Votre bourse, Monsieur, serait-elle épuisée? C'est, il faut l'avouer, un destin bien fatal; Mais en revanche, aussi, c'est un destin banal. Nombre de gens, atteints de la mÃÂȘme faiblesse, Dans leur triste gousset logent la sécheresse Mais Crispin fut toujours un généreux garçon; Je vous offre ma bourse, usez-en sans façon. Toinette Ah! que vous m'ennuyez! pour finir vos alarmes, C'est un fort bon moyen que de verser des larmes! Retournez au logis passer votre chagrin. Crispin Et retournons au nÎtre y prendre un doigt de vin. Toinette Que vous ÃÂȘtes enfants! Crispin Leur douloureux martyre, En les faisant pleurer, me fait crever de rire. Toinette Qu'un air triste et mourant vous sied bien à tous deux! Crispin Qu'il est beau de pleurer, quand on est amoureux! Toinette Eh bien! finissez-vous? toi, Crispin, tiens ton maÃtre. Hélas! que vous avez de peine à vous connaÃtre! Crispin Ils ne se disent mot, Toinette; sifflons-les. On siffle bien aussi messieurs les perroquets. Cléandre Promettez-moi, Philine, une vive tendresse. Philine Je n'aurai pas de peine à tenir ma promesse. Crispin Quel aimable jargon! je me sens attendrir; Si vous continuez, je vais m'évanouir. Toinette Hélas! beau Cupidon! le douillet personnage! Mais, Madame, en un mot, cessez ce badinage. Votre pÚre viendra. Cléandre Non, il ne suffit pas D'avoir pour à présent terminé nos débats. Voyons encore ici quel biais l'on pourrait prendre, Pour nous unir enfin, ce qu'on peut entreprendre. Philine, à Toinette. De mon pÚre tu sais quelle est l'intention. Il m'offre trois partis Ariste, un vieux barbon; L'autre est un chevalier, l'autre homme de finance; Mais Ariste, ce vieux, aurait la préférence Il a de trÚs grands biens, et mon pÚre aujourd'hui Pourrait le préférer à tout autre parti. Il arrive en ce jour. Toinette Je le sais, mais que faire? Je ne vois rien ici qui ne vous soit contraire. Dans ta tÃÂȘte, Crispin, cherche, invente un moyen. Pour moi, je suis à bout, et je ne trouve rien. Remue un peu, Crispin, ton imaginative. Crispin En fait de tours d'esprit, la femelle est plus vive. Toinette Pour moi, je doute fort qu'on puisse rien trouver. Crispin, tout d'un coup en enthousiasme. Silence! par mes soins je prétends vous sauver. Toinette Dieux! quel enthousiasme! Crispin Halte là ! mon génie Va des fureurs du sort affranchir votre vie. Ne redoutez plus rien; je vais tarir vos pleurs, Et vous allez par moi voir finir vos malheurs. Oui, quoique le destin vous livre ici la guerre, Si Crispin est pour vous... Toinette Quel bruit pour ne rien faire! Crispin Osez-vous me troubler, dans l'état oÃÂč je suis? Si ma main... Mais, plutÎt, rappelons nos esprits. J'enfante... Toinette Un avorton. Crispin Le dessein d'une intrigue. Toinette Eh! ne dirait-on pas qu'il médite une ligue? Venons, venons au fait. Crispin Enfin je l'ai trouvé. Toinette Ha! votre enthousiasme est enfin achevé. Crispin, parlant à Philine. D'Ariste vous craignez la subite arrivée. Philine Peut-ÃÂȘtre qu'à ce vieux je me verrais livrée. Crispin, à Cléandre. Vaines terreurs, chansons. Vous, vous ÃÂȘtes certain De ne pouvoir jamais lui donner votre main? Cléandre Oui vraiment. Crispin Avec moi, tout ceci bagatelle. Cléandre Hé que faire? Crispin Ah! parbleu, ménagez ma cervelle. Toinette BenÃÂȘt! Crispin Sans compliment c'est dans cette journée, Qu'Ariste doit venir pour tenter hyménée? Toinette Sans doute. Crispin Du voyage il perdra tous les frais. Je saurai de ces lieux l'éloigner pour jamais. Quand il sera parti, je prendrai sa figure D'un campagnard grossier imitant la posture, J'irai trouver ce pÚre, et vous verrez enfin Et quel trésor je suis, et ce que vaut Crispin. Toinette Mais enfin, lui parti, cet homme de finance, De La BoursiniÚre, est rival d'importance. Crispin Nous pourvoirons à tout. Toinette Ce chevalier charmant?... Crispin Ce sont de nos cadets brouillés avec l'argent Chez les vieilles beautés est leur bureau d'adresse. Qu'il y cherche fortune. Toinette Hé oui, mais le temps presse. Ne t'amuse donc pas, Crispin; il faut pourvoir A chasser tous les trois, et mÃÂȘme dÚs ce soir. Ariste étant parti, dis-nous par quelle adresse, Des deux autres messieurs... Crispin J'ai des tours de souplesse Dont l'effet sera sûr... A propos, j'ai besoin De quelque habit de femme. Cléandre Hé bien! j'en aurai soin Va, je t'en donnerai. Crispin Je connais certain drÎle, Que je dois employer, et qui jouera son rÎle. Se tournant vers Cléandre et Philine, il dit Vous, ne paraissez pas; et vous, ne craignez rien Tout doit vous réussir, cet oracle est certain. Je ne m'éloigne pas. Avertis-moi, Toinette, Si l'un des trois arrive, afin que je l'arrÃÂȘte. Cléandre Adieu, chÚre Philine. Philine ScÚne IV Cléandre, Crispin Cléandre Mais dis, Crispin, Pour tromper Démocrite es-tu bien assez fin? Crispin Reposez-vous sur moi, dormez en assurance, Et méritez mes soins par votre confiance. De ce que j'entreprends je sors avec honneur, Ou j'en sors, pour le moins, toujours avec bonheur. Cléandre Que tu me rends content! Si j'épouse Philine, Je te fonde, Crispin, une sûre cuisine. Crispin Je savais autrefois quelques mots de latin Mais depuis qu'à vos pas m'attache le destin, De tous les temps, celui que garde ma mémoire. C'est le futur, soit dit sans taxer votre gloire, Vous dites au futur Ca, tu seras payé; Pour de présent, caret vous l'avez oublié. Cléandre Va, tu ne perdras rien; ne te mets point en peine. Crispin Quand vous vous marierez, j'aurai bien mon étrenne. Sortons; mais quel serait ce grand original? Ma foi, ce pourrait bien ÃÂȘtre notre animal. Allez chez vous m'attendre. ScÚne V Crispin, Ariste, MaÃtre Jacques, suivant Ariste. MaÃtre Jacques C'est là , monsieur Ariste Velà bian la maison, je le sens à la piste; Mais l'homme que voici nous instruira de ça. Crispin, s'entortillant le nez dans son manteau. Que cherchez-vous, Messieurs? Ariste Ne serait-ce pas là La maison d'un nommé le Seigneur Démocrite? MaÃtre Jacques Je sons partis tous deux pour lui rendre visite. Crispin Oui, que demandez-vous? Ariste J'arrive ici pour lui. MaÃtre Jacques C'est que ce Démocrite avertit celui-ci Qu'il lui baillait sa fille, et ça m'a fait envie; Je venions assister à la çarimonie. Je devons épouser la fille de Jacquet, Et je venions un peu voir comment ça se fait. Crispin Est-ce Ariste? Ariste C'est moi. MaÃtre Jacques Velà sa portraiture, Tout comme l'a bùti notre mÚre nature. Crispin Moi, je suis Démocrite. Ariste Ah! quel heureux hasard! Démocrite, pardon si j'arrive un peu tard. Crispin Vous vous moquez de moi. MaÃtre Jacques Velà donc le biau-pÚre? Oh! bian, pisque c'est vous, souffrez donc sans mystÚre Que je vous dégauchisse un petit compliment, En vous remarcissant de votre traitement. Crispin Vous me comblez d'honneur; je voudrais que ma fille Pût, dans la suite, Ariste, unir notre famille. On nous a fait de vous un si sage récit. Ariste Je ne mérite pas tout ce qu'on en a dit. MaÃtre Jacques Palsangué! qu'ils feront tous deux un beau carrage Je ne sais pas au vrai si la fille est bian sage; Mais, margué! je m'en doute. Crispin Il ne me sied pas bien De la louer moi-mÃÂȘme et d'en dire du bien. Vous en pourrez juger, elle est trÚs vertueuse. MaÃtre Jacques Biau-pÚre, dites-moi, n'est-elle pas rÃÂȘveuse? Crispin Monsieur sera content s'il devient son époux. Ariste C'est, je l'ose assurer, mon souhait le plus doux; Et quoique dans ces lieux j'aie fait ma retraite... MaÃtre Jacques, vite. C'est qu'en ville autrefois sa fortune était faite. Il était emplouyé dans un trÚs grand emploi; Mais on le rechercha de par Monsieur le Roi. Il avait un biau train; quelques farmiers venirent; Ah! les méchants bourriaux! les farmiers le forcirent A compter. Ils disiont que Monsieur avait pris Plus d'argent qu'il ne faut et qu'il n'était permis; Enfin, tout ci, tout ça, ces gens, pour son salaire, Vouliont, ce disaient-ils, lui faire pardre terre. Ceti-ci prit la mouche; il leur plantit tout là , Et de ci les valets, et les cheviaux de là ; Et Monsieur, bien fùché d'une telle avanie, S'en venit dans les champs vivre en mélancoulie. Ariste Le fait est seulement que, lassé du fracas, Le séjour du village a pour moi plus d'appas. MaÃtre Jacques, apercevant Toinette à une fenÃÂȘtre. Ah! le friand minois que je vois qui regarde! Toinette, à la fenÃÂȘtre. Eh! qui sont donc ces gens? MaÃtre Jacques L'agriable camarde! Biau-pÚre, c'est l'enfant dont vous voulez parler? Crispin Il est vrai, c'est ma fille; et je vais l'appeler. Ma fille, descendez. Il fait signe à Toinette. MaÃtre Jacques Morgué, qu'elle est gentille! ScÚne VI Ariste, MaÃtre Jacques, Crispin, Toinette Crispin, allant au-devant de Toinette, et lui disant bas. Fais ton rÎle, entends-tu? je te nomme ma fille, Et cet homme est Ariste. Approchez-vous de nous, Ma fille, et saluez votre futur époux. MaÃtre Jacques Jarnigué, la friponne! elle aurait ma tendresse. Ariste Je serais trop heureux, Monsieur, je le confesse. Madame a des appas dont on est si charmé, Qu'en la voyant d'abord on se sent enflammé. Toinette Est-il vrai, trouvez-vous que je sois bien aimable? On ne voit, me dit-on, rien de plus agréable; En gros je suis parfaite, et charmante en détail Mes yeux sont tout de feu, mes lÚvres de corail, Le nez le plus friand, la taille la plus fine. Mais mon esprit encor vaut bien mieux que ma mine. Gageons que votre coeur ne tient pas d'un filet? Fripon, vous soupirez, avouez-le tout net. Il est tout interdit. Crispin Tu réponds à merveilles; Courage sur ce ton. MaÃtre Jacques Ca ravit mes oreilles. Ariste Que veut dire ceci? veut-elle badiner? Cet air et ses discours ont droit de m'étonner. Toinette Je vois que le pauvre homme a perdu la parole S'il devenait muet, papa, je deviens folle. Parlez donc, cher amant, petit mari futur; Sied-il bien aux amants d'avoir le coeur si dur? Allez, petit ingrat, vous méritez ma haine. Je ferai désormais la fiÚre et l'inhumaine. Ariste Je n'y comprends plus rien. Toinette Tourne vers moi les yeux, Et vois combien les miens sont tendres amoureux. Ha! que pour toi déjà j'ai conçu de tendresse! O trop heureux mortel de m'avoir pour maÃtresse! Ariste Dans quel égarement... Toinette Vous ne me dites mot! Je vous croyais poli, mais vous n'ÃÂȘtes qu'un sot. Moi devenir sa femme! ha, ha, quelle figure! Marier un objet, chef-d'oeuvre de nature, Fi donc! avec un singe aussi vilain que lui! Ariste, bas. La guenon! Toinette Cher papa, non, j'en mourrais d'ennui. Je suis, vous le savez, sujette à la migraine; L'aspect de ce magot la rendrait quotidienne. Que je le hais déjà ! je ne le puis souffrir. S'il devient mon époux, ma vertu va finir; Je ne réponds de rien. Ariste Quelle étrange folie! Crispin Son humeur est contraire à la mélancolie. Ariste A l'autre! Crispin Expliquez-vous, ne vous plaÃt-elle pas? Ariste Sans son extravagance elle aurait des appas. Retirons-nous d'ici, laissons ces imbéciles Ils auraient de l'argent à courir dans les villes. Nous venons de bien loin pour ne voir que des fous. MaÃtre Jacques Adieu, biauté quinteuse; adieu donc, sans courroux. La peste les étouffe. Crispin Mon humeur est mutine Point de bruit, s'il vous plaÃt, ou bien sur votre échine J'apostrophe un ergo qu'on nomme in barbara. MaÃtre Jacques Ah! morgué, le biau nid que j'avions trouvé là ! ScÚne VII Crispin, Toinette Crispin Il est congédié. Toinette *Grùces à mon adresse. Crispin Je te trouve en effet digne de ma tendresse. Toinette Est-il vrai, sieur Crispin? ah! vous vous ravalez. Crispin Vous ne savez donc pas tout ce que vous valez? Toinette C'est trop se prodiguer. Crispin Je ne puis m'en défendre Les grands hommes souvent se plaisent à descendre. Toinette Démocrite paraÃt adieu, songe au projet. Crispin Ne t'embarrasse pas va, je sais mon sujet. Je vais me dire Ariste, et trouver Démocrite, Et je saurai chasser les autres dans la suite. Mais prends garde, l'un d'eux pourrait bien arriver Je ne m'écarte point, viens vite me trouver. Toinette Ils ne viendront qu'au soir rendre visite au pÚre. Crispin Je pourrai donc les voir et terminer l'affaire. ScÚne VIII Démocrite, Toinette Démocrite Toinette! Toinette Eh bien! Monsieur? Démocrite Puisque c'est aujourd'hui Qu'Ariste doit venir, ayez soin que pour lui L'on prépare un régal ma fille est prévenue... Toinette Je sais fort bien, Monsieur, qu'elle attend sa venue; Mais, pour ÃÂȘtre sa femme, il est un peu trop vieux. Démocrite Il a plus de raison. Toinette En sera-t-elle mieux? La raison, à son ùge, est, ma foi, bagatelle, Et la raison n'est pas le charme d'une belle. Démocrite Mais elle doit suffire. Toinette Oui, pour de vieux époux; Mais les jeunes, Monsieur, n'en sont pas si jaloux. Un peu moins de raison, plus de galanterie; Et voilà ce qui fait le plaisir de la vie. Démocrite C'en est fait, taisez-vous, je lui laisse le choix Qu'elle prenne celui qui lui plaira des trois. Toinette Mais... Démocrite Mais retirez-vous, et gardez le silence! Parbleu, c'est bien à vous à taxer ma prudence! ScÚne IX Démocrite, seul. En effet, est-il rien de plus avantageux? Quoi! je préférerais, pour je ne sais quels feux, Un jeune homme sans biens à trois partis sortables! Que faire, sans le bien, des figures aimables? S'il gagnait son procÚs, cet amant si chéri, En ce cas, il pourrait devenir son mari Mais vider des procÚs, c'est une mer à boire. ScÚne X Démocrite, Le Chevalier de la MinardiniÚre Le Chevalier C'est ici. Démocrite, ne voyant pas le Chevalier. C'est moi seul, enfin, que j'en veux croire. Le Chevalier Le seigneur Démocrite est-il pas logé là ? Démocrite Voulez-vous lui parler? Le Chevalier Oui, Monsieur. Démocrite Le voilà . Le Chevalier La rencontre est heureuse, et ma joie est extrÃÂȘme, En arrivant d'abord, de vous trouver vous-mÃÂȘme. Philine est le sujet qui m'amÚne vers vous Mon bonheur sera grand si je suis son époux. Je suis le chevalier de la MinardiniÚre. Démocrite Ah! je comprends, Monsieur, et la chose est fort claire; Je suis instruit de tout; j'espérais de vous voir, Comme on me l'avait dit, aujourd'hui sur le soir. Le Chevalier Puis-je croire, Monsieur, que votre aimable fille Voudra bien consentir d'unir notre famille? Démocrite Je suis persuadé que vous lui plairez fort. Si vous ne lui plaisiez, elle aurait un grand tort; Mais comme vous avez pressé votre visite, Et qu'on n'espérait pas que vous vinssiez si vite, Elle est chez un parent, mÃÂȘme assez loin d'ici. Si vous vouliez, Monsieur, revenir aujourd'hui, Vous vous verriez tous deux, et l'on prendrait mesure. Le Chevalier Vous pouvez ordonner, et c'est me faire injure Que de penser, Monsieur, que je plaignis mes pas, Et l'espoir qui me flatte a pour moi trop d'appas. Je reviens sur le soir. ScÚne XI Démocrite, seul. Je fais avec prudence De ne l'avoir trompé par aucune assurance. Il est bon de choisir; j'en dois voir encor deux, Et ma fille à son gré choisira l'un d'entre eux. Ariste et l'autre ici doivent bientÎt se rendre, Et j'aurai dans ce jour l'un des trois pour mon gendre. Quelque mérite enfin qu'ait notre Chevalier, Il faut attendre Ariste et notre financier. L'heure approche, et bientÎt... ScÚne XII Démocrite, Crispin, contrefaisant Ariste. Crispin Morbleu de Démocrite! Je pense qu'à mes yeux sa maison prend la fuite. Depuis longtemps ici que je la cherche en vain, J'aurais, je gage, bu dix chopines de vin. Démocrite Quel ivrogne! parlez, auriez-vous quelque affaire Avec lui? Crispin Babillard, vous plaÃt-il de vous taire? Vous interroge-t-on? Démocrite Mais c'est moi qui le suis. Crispin Ah! ah! je me reprends, si je me suis mépris. Comment vous portez-vous? Je me porte à merveille, Et je suis toujours frais, grùce au jus de la treille. Démocrite Votre nom, s'il vous plaÃt? Crispin Et mon surnom aussi. Je suis Antoine Ariste, arrivé d'aujourd'hui. ExprÚs pour épouser votre fille, je pense Car le doute est fondé dessus l'expérience. Démocrite Vous ÃÂȘtes goguenard; je suis pourtant charmé De vous voir. Crispin Dites-moi, pourrai-je en ÃÂȘtre aimé? Voyons-la. Démocrite Je le veux qu'on appelle ma fille. Crispin Je me promets de faire une grande famille; J'aime fort à peupler. ScÚne XIII Démocrite, Crispin, Philine Démocrite La voilà . Crispin Je la vois. Mon humeur lui plaira, j'en juge à son minois. Démocrite Ma fille, c'est Ariste. Crispin Oh! oh! que de fontange! Il faut quitter cela, ma mignonne, mon ange. Philine Eh! pourquoi les quitter? Démocrite Quelles sont vos raisons? Crispin Oui, oui, parmi les boeufs, les vaches, les dindons, Il vous fera beau voir de rubans tout ornée! Dans huit jours vous serez couleur de cheminée. Tous mes biens sont ruraux, il faut beaucoup de soin TantÎt c'est au grenier, pour descendre du foin; Veiller sur les valets, leur préparer la soupe; Filer tantÎt du lin, et tantÎt de l'étoupe; A faute de valets, souvent laver les plats, Eplucher la salade, et refaire les draps; Se lever avant jour, en jupe ou camisole; Pour éveiller ses gens, crier comme une folle Voilà , ma chÚre enfant, désormais votre emploi, Et de ce que je veux faites-vous une loi. Philine Dieux! quel original! je n'en veux point, mon pÚre! Démocrite Ce rustique bourgeois commence à me déplaire. Crispin Ses souliers, pour les champs, sont un peu trop mignons Dans une basse-cour, des sabots seront bons. Philine Des sabots! Démocrite Des sabots! Crispin Oui, des sabots, ma fille. Sachez qu'on en porta toujours dans ma famille; Et j'ai mÃÂȘme un cousin, à présent financier, Qui jadis, sans reproche, était un sabotier. Croyez-moi, vous serez mille fois plus charmante, Quand, au lieu de damas, habillée en servante, Et devenue enfin une grosse dondon, De ma maison des champs vous prendrez le timon. Démocrite Le prenne qui voudra mais je vous remercie. Non, je n'en vis jamais, de si sot, en ma vie. Adieu, sieur campagnard je vous donne un bonsoir. Pour ma fille, jamais n'espérez de l'avoir. Laissons-le. Crispin Dieu vous gard. Parbleu! qu'elle choisisse; Qu'elle prenne un garçon, Normand, Breton ou Suisse; Et que m'importe à moi! ScÚne XIV Crispin, seul. Pour la subtilité, Je pense qu'ici-bas mon pareil n'est pas né. Que d'adresse, morbleu! De Paris jusqu'à Rome On ne trouverait pas un aussi galant homme. Oui, je suis, dans mon genre, un grand original; Les autres, aprÚs moi, n'ont qu'un talent banal. En fait d'esprit, de ton, les anciens ont la gloire; Qu'ils viennent avec moi disputer la victoire. Un modÚle pareil va tous les effacer. Il est vrai que de soi c'est un peu trop penser; Mais quoi! je ne mens pas, et je me rends justice; Un peu de vanité n'est pas un si grand vice. Ce n'est pourtant pas tout reste deux, et partant Il faut les écarter; le cas est important. Ces deux autres messieurs n'ont point vu Démocrite; Aucun d'eux n'est venu pour lui rendre visite. Toinette m'en assure; elle veille au logis Si quelqu'un arrivait, elle en aurait avis. Je connais nos rivaux mÃÂȘme, par aventure, A tous les deux jadis je servis de Mercure. Je vais donc les trouver, et par de faux discours, Pour jamais dans leurs coeurs éteindre leurs amours. J'ai déjà prudemment prévenu certain drÎle, Qui d'un faux financier jouera fort bien le rÎle. Mais le voilà qui vient, notre vrai financier. Courage, il faut ici faire un tour du métier. Il arrive à propos. ScÚne XV Crispin, Le Financier Le Financier, arrivant sans voir Crispin. Oui, voilà sa demeure; Sans doute je pourrai le trouver à cette heure. Mais, est-ce toi, Crispin? Crispin C'est votre serviteur. Et quel hasard, Monsieur, ou plutÎt quel bonheur Fait qu'on vous trouve ici? Le Financier J'y fais un mariage. Crispin Vous mariez quelqu'un dans ce petit village? Le Financier Connais-tu Démocrite? Crispin Hé! je loge chez lui. Le Financier Quoi! tu loges chez lui? j'y viens moi-mÃÂȘme aussi. Crispin Hé qu'y faire? Le Financier J'y viens pour épouser sa fille. Crispin Quoi! vous vous alliez avec cette famille! Le Financier Hé, ne fais-je pas bien? Crispin Je suis de la maison, Et je ne puis parler. Le Financier Tu me donnes soupçon De grùce, explique-toi. Crispin Je n'ose vous rien dire. Le Financier Quoi! tu me cacherais?... Crispin Je n'aime point à nuire. Le Financier Crispin, encore un coup... Crispin Ah! si l'on m'entendait, Je serais mort, Monsieur, et l'on m'assommerait. Le Financier Quoi! Crispin autrefois qui fut à mon service!... Crispin Enfin, vous voulez donc, Monsieur, que je périsse? Le Financier Ne t'embarrasse pas. Crispin Gardez donc le secret. Je suis perdu, Monsieur, si vous n'ÃÂȘtes discret. Je tremble. Le Financier Parle donc. Crispin Eh bien donc! cette fille, Son pÚre et ses parents et toute la famille, Tombent d'un certain mal que je n'ose nommer. Le Financier Ha Crispin, quelle horreur! tu me fais frissonner. Je venais de ce pas rendre visite au pÚre, Et peut-ÃÂȘtre, sans toi, j'eus terminé l'affaire. A présent, c'en est fait, je ne veux plus le voir, Je m'en retourne enfin à Paris dÚs ce soir. Crispin Je m'enfuis, mais sur tout gardez bien le silence. Le Financier Tiens! Crispin Je n'exige pas, Monsieur, de récompense. Le Financier Tiens donc. Crispin Vous le voulez, il faut vous obéir. Adieu, Monsieur motus! ScÚne XVI Le Financier, seul. Qu'allais-je devenir? J'aurais, sans son avis, fait un beau mariage! Elle m'eût apporté belle dot en partage! Je serais bien fùché d'ÃÂȘtre époux à ce prix; Je ne suis point assez de ses appas épris. Retirons-nous... Pourtant un peu de bienséance, A vrai dire, n'est pas de si grande importance. Démocrite m'attend avant que de quitter, Il est bon de le voir et de me rétracter. ScÚne XVII Le Financier, Toinette, Démocrite Le Financier frappe. Toinette, à la porte. Que voulez-vous, Monsieur? Le Financier Le seigneur Démocrite Est-il là ? je venais pour lui rendre visite. Toinette Démocrite, à une fenÃÂȘtre. Qui frappe là -bas? à qui donc en veut-on? Le Financier répond. Le seigneur Démocrite est-il en sa maison? Démocrite J'y suis et je descends. Le Financier Vous vous trompiez, la belle. Toinette D'accord. Et à part. C'est bien en vain que j'ai fait sentinelle. Tout ceci va fort mal les desseins de Crispin, Autant qu'on peut juger, n'auront pas bonne fin. Je ne m'en mÃÂȘle plus. ScÚne XVIII Le Financier, Démocrite Le Financier J'étais dans l'espérance De pouvoir avec vous contracter alliance. Un accident, Monsieur, m'oblige de partir J'ai cru de mon devoir de vous en avertir. Démocrite Vous ÃÂȘtes donc Monsieur de la BoursiniÚre? Et quel malheur, Monsieur, quelle subite affaire Peut, en si peu de temps, causer votre départ? A cet éloignement ma fille a-t-elle part? Le Financier Non, Monsieur. Démocrite Permettez pourtant que je soupçonne; Et dans l'étonnement qu'un tel départ me donne, J'entrevois que peut-ÃÂȘtre ici quelque jaloux Pourrait, en ce moment, vous éloigner de nous. Vous ne répondez rien, avouez-moi la chose; D'un changement si grand apprenez-moi la cause. J'y suis intéressé; car si des envieux Vous avaient fait, Monsieur, des rapports odieux, Je ne vous retiens pas, mais daignez m'en instruire. Il faut vous détromper. Le Financier Que pourrais-je vous dire? Démocrite Non, non, il n'est plus temps de vouloir le celer. Je vois trop ce que c'est, et vous pouvez parler. Le Financier N'avez-vous pas chez vous un valet que l'on nomme Crispin? Démocrite Moi? de ce nom je ne connais personne. Le Financier Le fourbe! il m'a trompé. Démocrite Eh bien donc? ce Crispin? Le Financier Il s'est dit de chez vous. Démocrite Il ment, c'est un coquin. Le Financier Un mal affreux, dit-il, attaquait votre fille. Il en a dit autant de toute la famille. Démocrite D'un rapport si mauvais je ne puis me fùcher. Le Financier Mais il faut le punir, et je vais le chercher. Démocrite Allez, je vous attends. Le Financier Au reste, je vous prie, Que je ne souffre point de cette calomnie. Démocrite J'ai le coeur mieux placé. ScÚne XIX Démocrite, Frontin arrive, contrefaisant le Financier. Démocrite, sans le voir. Quelle méchanceté! Qui peut ÃÂȘtre l'auteur de cette fausseté? Frontin, contrefaisant le Financier. Le rÎle que Crispin ici me donne à faire N'est pas des plus aisés, et veut bien du mystÚre. Démocrite, sans le voir. Souvent, sans le savoir, on a des ennemis Cachés sous le beau nom de nos meilleurs amis. Frontin Connaissez-vous ici le seigneur Démocrite? Je viens exprÚs ici pour lui rendre visite. Démocrite C'est moi. Frontin J'en suis ravi ce que j'ai de crédit Est à votre service. Démocrite Eh! mais, dans quel esprit Me l'offrez-vous, à moi? votre nom, que je sache, M'est inconnu; qu'importe?... On dirait qu'il se fùche. Est-on Turc avec ceux que l'on ne connaÃt pas? Je ne suis pas de ceux qui font tant de fracas. Frontin En buvant tous les deux, nous saurons qui nous sommes. Démocrite, bas. Il est, je l'avouerai, de ridicules hommes. Frontin Je suis de vos amis, je vous dirai mon nom. Démocrite Il ne s'agit ici de nom ni de surnom. Frontin Vous ÃÂȘtes aujourd'hui d'une humeur chagrinante Mon amitié pourtant n'est pas indifférente. Démocrite Finissons, s'il vous plaÃt. Frontin Je le veux. Dites-moi Comment va notre enfant? Elle est belle, ma foi; Je veux dÚs aujourd'hui lui donner sérénade. Démocrite Qu'elle se porte bien, ou qu'elle soit malade, Que vous importe à vous? Frontin Je la connais fort bien; Elle est riche, papa mais vous n'en dites rien; Il ne tiendra qu'à vous de terminer l'affaire. Démocrite Je n'entends rien, Monsieur, à tout ce beau mystÚre. Frontin Vous le dites. Démocrite J'en jure. Frontin Oh! point de jurement. Je ne vous en crois pas, mÃÂȘme à votre serment. Démocrite, entre nous, point tant de modestie. Venons au fait. Démocrite Monsieur, avez-vous fait partie De vous moquer de moi? Frontin Morbleu! point de détours. Faites venir ici l'objet de mes amours. La friponne, je crois qu'elle en sera bien aise; Et vous l'ÃÂȘtes aussi, papa, ne vous déplaise. J'en suis ravi de mÃÂȘme, et nous serons tous trois. En mÃÂȘme temps, ici, plus contents que des rois. Savez-vous qui je suis? Démocrite Il ne m'importe guÚre. Frontin Ah! si vous le saviez, vous diriez le contraire. Démocrite Moi! Frontin Je gage que si. Je suis, pour abréger... Démocrite Je n'y prends nulle part, et ne veux point gager. Frontin C'est qu'il a peur de perdre. Démocrite Eh bien! soit je me lasse De ce galimatias; expliquez-vous de grùce. Frontin Je suis le financier qui devait sur le soir, Pour ce que vous savez, vous parler et vous voir. Démocrite, étonné. Quelle est donc cette énigme? Frontin Un peu de patience; J'adoucirai bientÎt votre aigre révérence. J'ai mille francs et plus de revenu par jour Dites, avec cela peut-on faire l'amour? Grand nombre de chevaux, de laquais, d'équipages. Quand je me marierai, ma femme aura des pages. Voyez-vous cet habit? il est beau, somptueux; Un autre avec cela ferait le glorieux Fi! c'est un guenillon que je porte en campagne Vous croiriez ma maison un pays de cocagne. Voulez-vous voir mon train? il est fort prÚs d'ici. Démocrite Je m'y perds. Frontin Ma livrée est magnifique aussi. Papa, savez-vous bien qu'un excÚs de tendresse Va rendre votre enfant de tant de biens maÃtresse? Vous avez, m'a-t-on dit, en rente, vingt mil francs. Partagez-nous-en dix, et nous serons contents. AprÚs cela, mourez pour nous laisser le reste. Dites, en vérité, puis-je ÃÂȘtre plus modeste? Démocrite Non, je n'y connais rien; Monsieur le financier, Ou qui que vous soyez, il faudrait vous lier; Je ne puis démÃÂȘler si c'est la fourberie, Ou si ce n'est enfin que pure frénésie Qui vous conduit ici mais n'y revenez plus. Frontin Adieu, je mangerai tout seul mes revenus. Vinssiez-vous à présent prier pour votre fille, J'abandonne à jamais votre ingrate famille. Frontin sort en riant. ScÚne XX Démocrite, seul. Je ne puis débrouiller tout ce galimatias, Et tout ceci me met dans un grand embarras. ScÚne XXI Démocrite, Crispin, déguisé en femme. Crispin N'est-ce pas vous, Monsieur, qu'on nomme Démocrite? Démocrite Crispin Vous ÃÂȘtes, dit-on, un homme de mérite; Et j'espÚre, Monsieur, de votre probité, Que vous écouterez mon infélicité Mais puis-je dans ces lieux me découvrir sans crainte? Démocrite Ne craignez rien. Crispin O ciel! sois touché de ma plainte! Vous me voyez, Monsieur, réduite au désespoir, Causé par un ingrat qui m'a su décevoir. Démocrite Dans un malheur si grand, pourrais-je quelque chose? Crispin Oui, Monsieur, vous allez en apprendre la cause Mais la force me manque, et, dans un tel récit, Mon coeur respire à peine, et ma douleur s'aigrit. Démocrite Calmez les mouvements dont votre ùme agitée... Crispin Hélas! par les sanglots ma voix est arrÃÂȘtée Mais enfin, il est temps d'avouer mon malheur. Daigne le juste ciel terminer ma douleur! J'aime depuis longtemps un Chevalier parjure, Qui sut de ses serments déguiser l'imposture, Le cruel! J'eus pitié de tous ses feints tourments. Hélas! de son bonheur je hùtai les moments. Je l'épousai, Monsieur mais notre mariage, A l'insu des parents, se fit dans un village; Et croyant avoir mis ma conscience en repos, Je me livrai, Monsieur. Pour comble de tous maux, Il différa toujours de m'avouer pour femme. Je répandis des pleurs pour attendrir son ùme. Hélas! épargnez-moi ce triste souvenir, Et ne remédions qu'aux maux de l'avenir. Cet ingrat chevalier épouse votre fille. Démocrite Quoi! c'est celui qui veut entrer dans ma famille? Crispin Lui-mÃÂȘme! vous voyez la noire trahison. Démocrite Cette action est noire. Crispin Hélas! c'est un fripon. Cet ingrat m'a séduite Ha Monsieur, quel dommage De tromper lùchement une fille à mon ùge! Démocrite Il vient bien à propos, nous pourrons lui parler. Crispin veut s'en aller. Non, non, je vais sortir. Démocrite Pourquoi vous en aller? Crispin Ah! c'est un furieux. Démocrite Tenez-vous donc derriÚre; Il ne vous verra pas. Crispin J'ai peur. Démocrite Laissez-moi faire. ScÚne XXII Démocrite, Le Chevalier et Crispin, qui, pendant cette scÚne, fait tous les signes d'un homme qui veut s'en aller. Le Chevalier Quoique j'eus résolu de ne plus vous revoir Et que je dus partir de ces lieux dÚs ce soir, J'ai cru devoir encor rétracter ma parole, Résolu de ne point épouser une folle. Je suis fùché, Monsieur, de vous parler si franc; Mais vous méritez bien un pareil compliment, Puisque vous me trompiez, sans un avis fidÚle. Votre fille est fort riche, elle est jeune, elle est belle; Mais les fréquents accÚs qui troublent son esprit Ne sont pas de mon goût. Démocrite Eh! qui vous l'a donc dit Qu'elle eût de ces accÚs? Le Chevalier J'ai promis de me taire. Celui de qui je tiens cet avis salutaire, Je le connais fort bien, et vous le connaissez. Cet homme est de chez vous, c'est vous en dire assez. Démocrite Cet homme a déjà fait une autre menterie C'est un nommé Crispin, insigne en fourberie; Je n'en sais que le nom, il n'est point de chez moi. Mais vous, n'avez-vous point engagé votre foi? Vous ÃÂȘtes interdit! que prétendiez-vous faire? Vous marier deux fois? Le Chevalier Quel est donc ce mystÚre? Démocrite Vous devriez rougir d'une telle action C'est du ciel s'attirer la malédiction. Et ne savez-vous pas que la polygamie Est ici cas pendable et qui coûte la vie? Le Chevalier Moi, je suis marié! qui vous fait ce rapport? Démocrite Oui, voilà mon auteur, regardez si j'ai tort. Le Chevalier Eh bien? Démocrite C'est votre femme. Le Chevalier Ah! le plaisant visage, Le ragoûtant objet que j'avais en partage! Mais je crois la connaÃtre. Ah parbleu! c'est Crispin, Lui-mÃÂȘme. Démocrite, étonné. Ce fripon, cet insigne coquin? Le Chevalier Malheureux, tu m'as dit que Philine était folle, Réponds donc! Crispin Ah, Monsieur, j'ai perdu la parole. Démocrite ArrÃÂȘtons ce maraud. Crispin Oui, je suis un fripon Ayez pitié de moi. Le Chevalier Mille coups de bùton, Fourbe, vont te payer. ScÚne XXIII Le Financier arrive; Démocrite, Crispin, Le Chevalier Le Financier Ma peine est inutile, Je crois que notre fourbe a regagné la ville, Je n'ai pu le trouver. Démocrite Regardez ce minois; Le reconnaissez-vous? Le Financier Eh! c'est Crispin, je crois. Démocrite C'est lui-mÃÂȘme. Le Financier Voleur! Crispin, en tremblant. Ah! je suis prÃÂȘt à rendre L'argent que j'ai reçu... vous me l'avez fait prendre. Démocrite, au financier. Qui m'aurait envoyé tantÎt certain fripon? Il s'est dit financier, et prenait votre nom. Le Financier Le mien? Démocrite Oui, le coquin ne disait que sottises. Le Financier, à Crispin. N'était-ce pas de toi qu'il les avait apprises? Crispin Vous l'avez dit, oui, j'ai fait tout le mal; Mais à mon crime, hélas! mon regret est égal. Le Financier Ah! monsieur l'hypocrite! ScÚne XXIV Le Chevalier , Le Financier, Démocrite, Crispin, Ariste, suivi de MaÃtre Jacques Ariste Il faut nous en instruire. MaÃtre Jacques Pargué, ces biaux messieurs pourront bian nous le dire. Ariste Démocrite, Messieurs, est-il connu de vous? MaÃtre Jacques C'est que j'en savons un qui s'est moqué de nous. Velà , Monsieur, Ariste. Démocrite, avec précipitation. Ariste? MaÃtre Jacques Oui, lui-mÃÂȘme. Démocrite Mais cela ne se peut, ma surprise est extrÃÂȘme. Ariste C'est cependant mon nom. MaÃtre Jacques J'étions venus tantÎt Pour le voir mais j'avons trouvé queuque maraud, Qui disait comme ça qu'il était Démocrite. Mais le drÎle a bian mal payé notre visite. Il avait avec lui queuque friponne itou, Qui tournait son esprit tout sens dessus dessous Alle faisait la folle, et se disait la fille De ce biau Démocrite; elle était bian habile. Enfin ils ont tant fait, qu'Ariste que velà , Qui venait pour les voir, les a tous plantés là . Or j'avons vu tantÎt passer ce méchant drÎle; J'ons tous deux en ce temps lùché quelque parole, Montrant ce Démocrite. "Hé bon! ce n'est pas li", A dit un paysan de ce village-ci. Dame! ça nous a fait sopçonner queuque chose. Monsieur, je sons trompé, j'en avons une dose, Ai-je dit, moi. Pargué! pour ÃÂȘtre plus certain, Je venons en tout ça savoir encor la fin. Ariste La chose est comme il dit. Démocrite C'est encor ton ouvrage, Dis, coquin? Crispin Il est vrai. MaÃtre Jacques Quel est donc ce visage? C'est notre homme! Démocrite, à Ariste. C'est lui, mais le fourbe a plus fait, Il m'a trompé de mÃÂȘme, et vous a contrefait. Crispin Hélas! Démocrite Vous étiez trois qui demandiez ma fille; Et qui vouliez, Messieurs, entrer dans ma famille, Ma fille aimait déjà , elle avait fait son choix, Et refusait toujours d'épouser l'un des trois. Je vous ménageai tous, dans la douce espérance Avec un de vous trois d'entrer en alliance; J'ignore les raisons qui poussent ce coquin. Crispin Je vais tout avouer je m'appelle Crispin, Ecoutez-moi sans bruit, quatre mots font l'affaire. Démocrite frappe. Un laquais paraÃt qui fait venir Philine. Qu'on appelle ma fille. A tout ce beau mystÚre A-t-elle quelque part? Crispin Vous allez le savoir Ces trois messieurs devaient vous parler sur le soir, Et l'un des trois allait devenir votre gendre. Cléandre, au désespoir, voulait aller se pendre; Il aime votre fille, il en est fort aimé. Or, étant son valet, dans cette extrémité, Je m'offris sur le champ de détourner l'orage, Et Toinette avec moi joua son personnage. De tout ce qui s'est fait, enfin, je suis l'auteur; Mais je me repens bien d'ÃÂȘtre né trop bon coeur Sans cela... Démocrite Franc coquin! Et puis à sa fille qui entre. Vous voilà donc, ma fille! En fait de tours d'esprit, vous ÃÂȘtes fort habile, Mais votre habileté ne servira de rien Vous n'épouserez point un jeune homme sans bien. Déterminez-vous donc. Philine Mettez-vous à ma place, Mon pÚre, et dites-moi ce qu'il faut que je fasse. Démocrite, à Crispin. Toi, sors d'ici, maraud, et ne parais jamais. Crispin, s'en allant. Je puis dire avoir vu le bùton de bien prÚs. Il dit le vers suivant à Cléandre qui entre. Vous venez à propos quoi! vous osez paraÃtre! ScÚne XXV et derniÚre Démocrite, Cléandre, Philine, Toinette, Crispin, Le Chevalier, Le Financier, Ariste, MaÃtre Jacques. Cléandre De mon destin, Monsieur, je viens vous rendre maÃtre; Pardonnez aux effets d'un violent amour, Et vous-mÃÂȘme dictez notre arrÃÂȘt en ce jour. Je me suis, il est vrai, servi de stratagÚme; Mais que ne fait-on pas, pour avoir ce qu'on aime? On m'enlevait l'objet de mes plus tendres feux, Et, pour tout avouer, nous nous aimons tous deux. Vous connaissez, Monsieur, mon sort et ma famille; Mon procÚs est gagné, j'adore votre fille Prononcez, et s'il faut embrasser vos genoux... Ariste De vos liens, pour moi, je ne suis point jaloux. Le Chevalier A vos désirs aussi je suis prÃÂȘt à souscrire Le Financier Je me dépars de tout, je ne puis pas plus dire. Philine Mon pÚre, faites-moi grùce, et mon coeur est tout prÃÂȘt S'il faut à mon amant renoncer pour jamais. Crispin Hélas! que de douceur! Toinette Monsieur, soyez sensible. Démocrite C'en est fait, et mon coeur cesse d'ÃÂȘtre inflexible. Levez-vous, finissez tous vos remerciements Je ne sépare plus de si tendres amants. Ces messieurs resteront pour la cérémonie. Soyez contents tous deux, votre peine est finie. Crispin, à Toinette. Finis la mienne aussi, marions-nous tous deux. Je suis pressé, Toinette. Toinette Es-tu bien amoureux? Crispin Ha! l'on ne vit jamais pareille impatience, Et l'amour dans mon coeur épuise sa puissance. Viens, ne retarde point l'instant de nos plaisirs Prends ce baiser pour gage, objet de mes désirs Un seul ne suffit pas. Toinette Quelle est donc ta folie? Que fais-tu? Crispin Je pelote en attendant partie. Cléandre Puisque vous vous aimez, je veux vous marier. Crispin Le veux-tu? Toinette J'y consens. Crispin Tu te fais bien prier! L'Amour et la vérité Dialogue entre l'Amour et la Vérité Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720 Dialogue entre l'Amour et la Vérité L'Amour. - Voici une dame que je prendrais pour la Vérité, si elle n'était si ajustée. La Vérité. - Si ce jeune enfant n'avait l'air un peu trop hardi, je le croirais l'Amour. L'Amour. - Elle me regarde. La Vérité. - Il m'examine. L'Amour. - Je soupçonne à peu prÚs ce que ce peut ÃÂȘtre; mais soyons-en sûr. Madame, à ce que je vois, nous avons une curiosité mutuelle de savoir qui nous sommes; ne faisons point de façon de nous le dire. La Vérité. - J'y consens, et je commence. Ne seriez-vous pas le petit libertin d'Amour, qui depuis si longtemps tient ici-bas la place de l'Amour tendre? Enfin n'ÃÂȘtes-vous pas l'Amour à la mode? L'Amour. - Non, Madame, je ne suis ni libertin, ni par conséquent à la mode, et cependant je suis l'Amour. La Vérité. - Vous, l'Amour! L'Amour. - Oui, le voilà . Mais vous, Madame, ne tiendriez-vous pas lieu de la Vérité parmi les hommes? N'ÃÂȘtes-vous pas l'Erreur, ou la Flatterie? La Vérité. - Non, charmant Amour, je suis la Vérité mÃÂȘme; je ne suis que cela. L'Amour. - Bon! Nous voilà deux divinités de grand crédit! Je vous demande pardon de vous avoir scandalisée, vous, dont l'honneur est de ne le pas ÃÂȘtre. La Vérité. - Ce reproche me fait rougir; mais je vous rendrai raison de l'équipage oÃÂč vous me voyez, quand vous m'aurez rendu raison de l'air libertin et cavalier répandu sur vos habits et sur votre physionomie mÃÂȘme. Qu'est devenu cet air de vivacité tendre et modeste? Que sont devenus ces yeux qui apprivoisaient la vertu mÃÂȘme, qui ne demandaient que le coeur? Si ces yeux-là n'attendrissent point, ils débauchent. L'Amour. - Tels que vous les voyez cependant, ils ont déplu par leur sagesse; on leur en trouvait tant, qu'ils en étaient ridicules. La Vérité. - Et dans quel pays cela vous est-il arrivé? L'Amour. - Dans le pays du monde entier. Vous ne vous ressouvenez peut-ÃÂȘtre pas de l'origine de ce petit effronté d'Amour, pour qui vous m'avez pris. Hélas! C'est moi qui suis cause qu'il est né. La Vérité. - Comment cela? L'Amour. - J'eus querelle un jour avec l'Avarice et la Débauche. Vous avez combien j'ai d'aversion pour ces deux divinités; je leur donnai tant de marques de mépris, qu'elles résolurent de s'en venger. La Vérité. - Les méchantes! eh! que firent-elles? L'Amour. - Voici le tour qu'elles me jouÚrent. La Débauche s'en alla chez Plutus, le dieu des richesses; le mit de bonne humeur, fit tomber la conversation sur Vénus, lui vanta ses beautés, sa blancheur, son embonpoint, etc. Plutus, à ce récit, prit un goût de conclusions, l'appétit vint au gourmand, il n'aima pas Vénus il la désira. La Vérité. - Le malhonnÃÂȘte. L'Amour. - Mais, comme il craignait d'ÃÂȘtre rebuté, la Débauche l'enhardit, en lui promettant son secours et celui de l'Avarice auprÚs de Vénus Vous ÃÂȘtes riche, lui dit-elle, ouvrez vos trésors à Vénus, tandis que mon amie l'Avarice appuiera vos offres auprÚs d'elle, et lui conseillera d'en profiter. Je vous aiderai de mon cÎté, moi. La Vérité. - Je commence à me remettre votre aventure. L'Amour. - Vous n'avez pas un grand génie, dit la Débauche à Plutus, mais vous ÃÂȘtes un gros garçon assez ragoûtant. Je ferai faire à Vénus une attention là -dessus, qui peut-ÃÂȘtre lui tiendra lieu de tendresse; vous serez magnifique, elle est femme. L'Avarice et moi, nous vous servirons bien, et il est des moments oÃÂč il n'est pas besoin d'ÃÂȘtre aimé pour ÃÂȘtre heureux. La Vérité. - La plupart des amants doivent à ces moments-là toute leur fortune. L'Amour. - AprÚs ce discours, Plutus impatient courut tenter l'aventure. Or, argent, bijoux, présents de toute sorte, soutenus de quelques bredouilleries, furent auprÚs de Vénus les truchements de sa belle passion. Que vous dirai-je enfin, ma chÚre? un moment de fragilité me donna pour frÚre ce vilain enfant qui m'usurpe aujourd'hui mon empire! ce petit dieu plus laid qu'un diable, et que Messieurs les hommes appellent Amour. La Vérité. - Hé bien! Est-ce en lui ressemblant que vous avez voulu vous venger de lui? L'Amour. - Laissez-moi achever; le petit fripon ne fut pas plutÎt né, qu'il demanda son apanage. Cet apanage, c'était le droit d'agir sur les coeurs. Je ne daignai pas m'opposer à sa demande; je lui voyais des airs si grossiers, je lui remarquais un caractÚre si brutal, que je ne m'imaginai pas qu'il pût me nuire. Je comptais qu'il ferait peur en se présentant, et que ce monstre serait obligé de rabattre sur les animaux. La Vérité. - En effet, il n'était bon que pour eux. L'Amour. - Ses premiers coups d'essai ne furent pas heureux. Il insultait, bien loin de plaire; mais ma foi, le coeur de l'homme ne vaut pas grand'chose; ce maudit Amour fut insensiblement souffert; bientÎt on le trouva plus badin que moi; moins gÃÂȘnant, moins formaliste, plus expéditif. Les goûts se partagÚrent entre nous deux; il m'enleva de mes créatures. La Vérité. - Eh! que devÃntes-vous alors? L'Amour. - Quelques bonnes gens criÚrent contre la corruption; mais ces bonnes gens n'étaient que des invalides, de vieux personnages, qui, disait-on, avaient leurs raisons pour haïr la réforme; gens à qui la lenteur de mes démarches convenait, et qui prÃÂȘchaient le respect, faute, en le perdant, de pouvoir réparer l'injure. La Vérité. - Il en pouvait bien ÃÂȘtre quelque chose. L'Amour. - Enfin, Madame, ces tendres et tremblants aveux d'une passion, ces dépits délicats, ces transports d'amour d'aprÚs les plus innocentes faveurs, d'aprÚs mille petits riens précieux, tout cela disparut. L'un ouvrit sa bourse, l'autre gesticulait insolemment auprÚs d'une femme, et cela s'appelait une déclaration. La Vérité. - Ah! l'horreur! L'Amour. - A mon égard, j'ennuyais, je glaçais; on me regardait comme un innocent qui manquait d'expérience, et je ne fus plus célébré que par les poÚtes et les romanciers. La Vérité. - Cela vous rebuta? L'Amour. - Oui, je me retirai, ne laissant de moi que mon nom dont on abusait. Or, il y a quelque temps, que rÃÂȘvant à ma triste aventure, il me vint dans l'esprit d'essayer si je pourrais me rétablir en mitigeant mon air tendre et modeste; peut-ÃÂȘtre, disais-je en moi-mÃÂȘme, qu'à la faveur d'un air plus libre et plus hardi, plus conforme au goût oÃÂč sont à présent les hommes, peut-ÃÂȘtre pourrais-je me glisser dans ces coeurs? ils ne me trouveront pas si singulier, et je détruirai mon ennemi par ses propres armes. Ce dessein pris, je partis, et je parus dans la mascarade oÃÂč vous me voyez. La Vérité. - Je gage que vous n'y gagnùtes rien. L'Amour. - Ho vraiment! Je me trouvai bien loin de mon compte tout grenadier que je pensais ÃÂȘtre, dÚs que je me montrai, on me prit pour l'Amour le plus gothique qui ait jamais paru; je fus sifflé dans les Gaules comme une mauvaise comédie, et vous me voyez de retour de cette expédition. Voilà mon histoire. La Vérité. - Hélas! Je n'ai pas été plus heureuse que vous; on m'a chassée du monde. L'Amour. - Hé! qui? les chimistes, les devins, les faiseurs d'almanach, les philosophes? La Vérité. - Non, ces gens-là me m'ont jamais nui. On sait bien qu'ils mentent, ou qu'ils sont livrés à l'erreur, et je ne leur en veux aucun mal, car je ne suis point faite pour eux. L'Amour. - Vous avez raison. La Vérité. - Mais, que voulez-vous que les hommes fassent de moi? Le mensonge et la flatterie sont en si grand crédit parmi eux, qu'on est perdu dÚs qu'on se pique de m'honorer. Je ne suis bonne qu'à ruiner ceux qui me sont fidÚles; par exemple, la flatterie rajeunit les vieux et les vieilles. Moi, je leur donne l'ùge qu'ils ont. Cette femme dont les cheveux blanchissent à son insu, singe maladroit de l'étourderie folùtre des jeunes femmes, qui provoque la médisance par des galanteries qu'elle ne peut faire aboutir, qui se lÚve avec un visage de cinquante ans, et qui voudrait que ce visage n'en eût que trente, quand elle est ajustée, ira-t-on lui dire Madame, vous vous trompez dans votre calcul; votre somme est de vingt ans plus forte? non, sans doute; ses amis souscrivent à la soustraction. Telle a la physionomie d'une guenon, qui se croit du moins jolie; irez-vous mériter sa haine, en lui confiant à quoi elle ressemble pendant que, pour ÃÂȘtre un honnÃÂȘte homme auprÚs d'elle, il suffit de lui dire qu'elle est piquante? Cet homme s'imagine ÃÂȘtre un esprit supérieur; il se croit indispensablement obligé d'avoir raison partout; il décide, il redresse les autres; cependant ce n'est qu'un brouillon qui jouit d'une imagination déréglée. Ses amis feignent de l'admirer; pourquoi? Ils en attendent, ou lui doivent, leur fortune. L'Amour. - Il faut bien prendre patience. La Vérité. - Ainsi je n'ai plus que faire au monde. Cependant, comme la Flatterie est ma plus redoutable ennemie, et qu'en triomphant d'elle, je pourrais insensiblement rentrer dans tous mes honneurs, j'ai voulu m'humaniser je me suis déguisée, comme vous voyez, mais j'ai perdu mon étalage l'amour-propre des hommes est devenu d'une complexion si délicate, qu'il n'y a pas moyen de traiter avec lui; il a fallu m'en revenir encore. Pour vous, mon bel enfant, il me semble que vous aviez un asile et le mariage. L'Amour. - Le mariage! Y songez-vous? Ne savez-vous pas que le devoir des gens mariés est de s'aimer? La Vérité. - Hé bien! c'est à cause de cela que vous régnerez plus aisément parmi eux. L'Amour. - Soit; mais des gens obligés de s'aimer ne me conviennent point. Belle occupation pour un espiÚgle comme moi, que de faire les volontés d'un contrat; achevons de nous conter tout. Que venez-vous faire ici? La Vérité. - J'y viens exécuter un projet de vengeance; voyez-vous ce puits? Voilà le lieu de ma retraite; je vais m'enfermer dedans. L'Amour. - Ah! Ah! Le proverbe sera donc vrai, qui dit que la Vérité est au fond du puits. Et comment entendez-vous vous venger, là ? La Vérité. - Le voici. L'eau de ce puits va, par moi, recevoir une telle vertu, que quiconque en boira sera forcé de dire tout ce qu'il pense et de découvrir son coeur en toute occasion; nous sommes prÚs de Rome, on vient souvent se promener ici; on y chasse; le chasseur se désaltÚre; et à succession de temps, je garnirai cette grande ville de gens naïfs, qui troubleront par leur franchise le commerce indigne de complaisance et de tromperie que la Flatterie y a introduit plus qu'ailleurs. L'Amour. - Nous allons donc ÃÂȘtre voisins; car, pendant que votre rancune s'exercera dans ce puits, la mienne agira dans cet arbre. Je vais y entrer; les fruits en sont beaux et bons, et me serviront à une petite malice qui sera tout à fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu'il apercevra. Que dites-vous de ce guet-apens? La Vérité. - Il est un peu fou. L'Amour. - Bon, il est digne de vous; mais adieu, je vais dans mon arbre. La Vérité. - Et moi, dans mon puits. Divertissement Ier air gracieusement. D'un doux regard elle vous jure Que vous ÃÂȘtes son favori, Mais c'est peut-ÃÂȘtre une imposture Puisqu'en faveur d'un autre elle a déjà souri. 2e air bourrée. Dans le mÃÂȘme instant que son ùme Dédaigneuse d'une autre flamme Semble se déclarer pour vous, Le motif de la préférence Empoisonne la jouissance D'un bien qui paraissait si doux. La coquette ne vous caresse Que pour alarmer la paresse D'un rival qui n'est point jaloux. 3e air menuet. L'amant trahi par ce qu'il aime Veut-il guérir presque en un jour? Qu'il aime ailleurs; l'amour lui-mÃÂȘme Est le remÚde de l'amour. 4e air piqué. Vous qui croyez d'une inhumaine Ne vaincre jamais la rigueur, Pressez, la victoire est certaine, Vous ne connaissez pas son coeur; Il prend un masque qui le gÃÂȘne; Son visage, c'est la douceur. 5e air gracieusement. Heureux, l'amant bien enflammé. Celui qui n'a jamais aimé Ne vit pas ou du moins l'ignore; Sans le plaisir d'ÃÂȘtre charmé D'un aimable objet qu'on adore S'apercevrait-on d'ÃÂȘtre né? 6e air piqué. Tel qui devant nous nous admire, S'en rit peut-ÃÂȘtre à quatre pas. Quand à son tour il nous fait rire C'est un secret qu'il ne sait pas; Oh! l'utile et charmante ruse Qui nous unit tous ici-bas; Qui de nous croit en pareil cas Etre la dupe qu'on abuse? 7e air gracieusement La raison veut que la sagesse Ait un empire sur l'amour; O vous, amants, dont la tendresse Nous attaque cent fois le jour, Quand il nous prend une faiblesse Ne pouvez-vous à votre tour Avoir un instant de sagesse? Arlequin désenchanté par la Raison chante le couplet suivant J'aimais Arlequin et ma foi, Je crois ma guérison complÚte; Mais, Messieurs, entre nous, j'en vois Qui peut-ÃÂȘtre, aussi bien que moi, Ont besoin d'un coup de baguette. Arlequin poli par l'Amour Acteurs de la comédie Comédie en un acte, en prose, Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens, le 17 octobre 1720 Acteurs de la comédie La Fée. Trivelin, domestique de la Fée. Arlequin, jeune homme enlevé par la Fée. Silvia, bergÚre, amante d'Arlequin. Un berger, amoureux de Silvia. Autre bergÚre, cousine de Silvia. Troupe de danseurs et chanteurs. Troupe de lutins. ScÚne premiÚre La Fée, Trivelin Le jardin de la Fée est représenté. Trivelin, à la Fée qui soupire. - Vous soupirez, Madame, et malheureusement pour vous, vous risquez de soupirer longtemps si votre raison n'y met ordre; me permettrez-vous de vous dire ici mon petit sentiment? La Fée. - Parle. Trivelin. - Le jeune homme que vous avez enlevé à ses parents est un beau brun, bien fait; c'est la figure la plus charmante du monde; il dormait dans un bois quand vous le vÃtes, et c'était assurément voir l'Amour endormi; je ne suis donc point surpris du penchant subit qui vous a pris pour lui. La Fée. - Est-il rien de plus naturel que d'aimer ce qui est aimable? Trivelin. - Oh sans doute; cependant avant cette aventure, vous aimiez assez le grand enchanteur Merlin. La Fée. - Eh bien, l'un me fait oublier l'autre cela est encore fort naturel. Trivelin. - C'est la pure nature; mais il reste une petite observation à faire c'est que vous enlevez le jeune homme endormi, quand peu de jours aprÚs vous allez épouser le mÃÂȘme Merlin qui en a votre parole. Oh! cela devient sérieux; et entre nous, c'est prendre la nature un peu trop à la lettre; cependant passe encore; le pis qu'il en pouvait arriver, c'était d'ÃÂȘtre infidÚle; cela serait trÚs vilain dans un homme, mais dans une femme, cela est plus supportable quand une femme est fidÚle, on l'admire; mais il y a des femmes modestes qui n'ont pas la vanité de vouloir ÃÂȘtre admirées; vous ÃÂȘtes de celles-là , moins de gloire, et plus de plaisir, à la bonne heure. La Fée. - De la gloire à la place oÃÂč je suis, je serais une grande dupe de me gÃÂȘner pour si peu de chose. Trivelin. - C'est bien dit, poursuivons vous portez le jeune homme endormi dans votre palais, et vous voilà à guetter le moment de son réveil; vous ÃÂȘtes en habit de conquÃÂȘte, et dans un attirail digne du mépris généreux que vous avez pour la gloire, vous vous attendiez de la part du beau garçon à la surprise la plus amoureuse; il s'éveille, et vous salue du regard le plus imbécile que jamais nigaud ait porté vous vous approchez, il bùille deux ou trois fois de toutes ses forces, s'allonge, se retourne et se rendort voilà l'histoire curieuse d'un réveil qui promettait une scÚne si intéressante. Vous sortez en soupirant de dépit, et peut-ÃÂȘtre chassée par un ronflement de basse-taille, aussi nourri qu'il en soit; une heure se passe, il se réveille encore, et ne voyant personne auprÚs de lui, il crie Eh! A ce cri galant, vous rentrez; l'Amour se frottait les yeux Que voulez-vous, beau jeune homme, lui dites-vous? Je veux goûter, moi, répond-il. Mais n'ÃÂȘtes-vous point surpris de me voir, ajoutez-vous? Eh! mais oui, repart-il. Depuis quinze jours qu'il est ici, sa conversation a toujours été de la mÃÂȘme force; cependant vous l'aimez, et qui pis est, vous laissez penser à Merlin qu'il va vous épouser, et votre dessein, m'avez-vous dit, est, s'il est possible, d'épouser le jeune homme; franchement, si vous les prenez tous deux, suivant toutes les rÚgles, le second mari doit gùter le premier. La Fée. - Je vais te répondre en deux mots la figure du jeune homme en question m'enchante; j'ignorais qu'il eût si peu d'esprit quand je l'ai enlevé. Pour moi, sa bÃÂȘtise ne me rebute point j'aime, avec les grùces qu'il a déjà , celles que lui prÃÂȘtera l'esprit quand il en aura. Quelle volupté de voir un homme aussi charmant me dire à mes pieds Je vous aime! Il est déjà le plus beau brun du monde mais sa bouche, ses yeux, tous ses traits seront adorables, quand un peu d'amour les aura retouchés; mes soins réussiront peut-ÃÂȘtre à lui en inspirer. Souvent il me regarde; et tous les jours je touche au moment oÃÂč il peut me sentir et se sentir lui-mÃÂȘme si cela lui arrive, sur-le-champ j'en fais mon mari; cette qualité le mettra alors à l'abri des fureurs de Merlin; mais avant cela, je n'ose mécontenter cet enchanteur, aussi puissant que moi, et avec qui je différerai le plus longtemps que je pourrai. Trivelin. - Mais si le jeune homme n'est jamais, ni plus amoureux, ni plus spirituel, si l'éducation que vous tùchez de lui donner ne réussit pas, vous épouserez donc Merlin? La Fée. - Non; car en l'épousant mÃÂȘme je ne pourrais me déterminer à perdre de vue l'autre et si jamais il venait à m'aimer, toute mariée que je serais, je veux bien te l'avouer, je ne me fierais pas à moi. Trivelin. - Oh je m'en serais bien douté, sans que vous me l'eussiez dit Femme tentée, et femme vaincue, c'est tout un. Mais je vois notre bel imbécile qui vient avec son maÃtre à danser. ScÚne II Arlequin entre, la tÃÂȘte dans l'estomac, ou de la façon niaise dont il voudra, son maÃtre à danser, la Fée, Trivelin La Fée. - Eh bien, aimable enfant, vous me paraissez triste y a-t-il quelque chose ici qui vous déplaise? Arlequin. - Moi, je n'en sais rien. Trivelin rit. La Fée, à Trivelin. - Oh! je vous prie, ne riez pas, cela me fait injure, je l'aime, cela vous suffit pour le respecter. Pendant ce temps Arlequin prend des mouches, la Fée continuant à parler à Arlequin. Voulez-vous bien prendre votre leçon, mon cher enfant? Arlequin, comme n'ayant pas entendu. - Hem. La Fée. - Voulez-vous prendre votre leçon, pour l'amour de moi? Arlequin. - Non. La Fée. - Quoi! vous me refusez si peu de chose, à moi qui vous aime? Alors Arlequin lui voit une grosse bague au doigt, il lui va prendre la main, regarde la bague, et lÚve la tÃÂȘte en se mettant à rire niaisement. La Fée. - Voulez-vous que je vous la donne? Arlequin. - Oui-dà . La Fée tire la bague de son doigt, et lui présente. Comme il la prend grossiÚrement, elle lui dit. - Mon cher Arlequin, un beau garçon comme vous, quand une dame lui présente quelque chose, doit baiser la main en le recevant. Arlequin alors prend goulûment la main de la Fée qu'il baise. La Fée dit. - Il ne m'entend pas, mais du moins sa méprise m'a fait plaisir. Elle ajoute Baisez la vÎtre à présent. Arlequin alors baise le dessus de sa main; la Fée soupire, et lui donnant sa bague, lui dit La voilà , en revanche, recevez votre leçon. Alors le maÃtre à danser apprend à Arlequin à faire la révérence. Arlequin égaie cette scÚne de tout ce que son génie peut lui fournir de propre au sujet. Arlequin. - Je m'ennuie. La Fée. - En voilà donc assez nous allons tùcher de vous divertir. Arlequin alors saute de joie du divertissement proposé, et dit en riant. - Divertir, divertir. ScÚne III La Fée, Arlequin, Trivelin Une troupe de chanteurs et danseurs. La Fée fait asseoir Arlequin alors auprÚs d'elle sur un banc de gazon qui sera auprÚs de la grille du théùtre. Pendant qu'on danse, Arlequin siffle. Un Chanteur, à Arlequin. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, à ce vers, se lÚve niaisement et dit. - Je ne l'entends pas, oÃÂč est-il? Il l'appelle Hé! hé! Le Chanteur continue. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, en se rasseyant, dit. - Qu'il crie donc plus haut. Le Chanteur continue en lui montrant la Fée. Voyez-vous cet objet charmant, Ces yeux dont l'ardeur étincelle, Vous répÚtent à tout moment Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, alors en regardant les yeux de la Fée, dit. - Dame, cela est drÎle! Une Chanteuse bergÚre vient, et dit à Arlequin. Aimez, aimez, rien n'est si doux. Arlequin, là -dessus, répond. - Apprenez, apprenez-moi cela. La Chanteuse continue en le regardant. Ah! que je plains votre ignorance. Quel bonheur pour moi, quand j'y pense, Elle montre le chanteur. Qu'Atys en sache plus que vous! La Fée, alors en se levant, dit à Arlequin. - Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien? Que sentez-vous? Arlequin. - Je sens un grand appétit. Trivelin. - C'est-à -dire qu'il soupire aprÚs sa collation; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d'une danse de village, aprÚs quoi nous irons manger. Un paysan danse. La Fée se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s'endort. Quand la danse finit, la Fée le tire par le bras, et lui dit en se levant. - Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser? Arlequin, en se réveillant, pleure. - Hi, hi, hi, mon pÚre, eh! je ne vois point ma mÚre! La Fée, à Trivelin. - Emmenez-le, il se distraira peut-ÃÂȘtre, en mangeant, du chagrin qui le prend; je sors d'ici pour quelques moments; quand il aura fait collation, laissez-le se promener oÃÂč il voudra. Ils sortent tous. ScÚne IV Silvia, Le Berger La scÚne change et représente au loin quelques moutons qui paissent. Silvia entre sur la scÚne en habit de bergÚre, une houlette à la main, un berger la suit. Le Vous me fuyez, belle Silvia? Silvia. - Que voulez-vous que je fasse, vous m'entretenez d'une chose qui m'ennuie, vous me parlez toujours d'amour. Le Berger. - Je vous parle de ce que je sens. Silvia. - Oui, mais je ne sens rien, moi. Le Berger. - Voilà ce qui me désespÚre. Silvia. - Ce n'est pas ma faute, je sais bien que toutes nos bergÚres ont chacune un berger qui ne les quitte point; elles me disent qu'elles aiment, qu'elles soupirent; elles y trouvent leur plaisir. Pour moi, je suis bien malheureuse depuis que vous dites que vous soupirez pour moi, j'ai fait ce que j'ai pu pour soupirer aussi, car j'aimerais autant qu'une autre à ÃÂȘtre bien aise; s'il y avait quelque secret pour cela, tenez, je vous rendrais heureux tout d'un coup, car je suis naturellement bonne. Le Berger. - Hélas! pour de secret, je n'en sais point d'autre que celui de vous aimer moi-mÃÂȘme. Silvia. - Apparemment que ce secret-là ne vaut rien; car je ne vous aime point encore, et j'en suis bien fùchée; comment avez-vous fait pour m'aimer, vous? Le Berger. - Moi, je vous ai vue voilà tout. Silvia. - Voyez quelle différence; et moi, plus je vous vois et moins je vous aime. N'importe, allez, allez, cela viendra peut-ÃÂȘtre, mais ne me gÃÂȘnez point. Par exemple, à présent, je vous haïrais si vous restiez ici. Le Berger. - Je me retirerai donc, puisque c'est vous plaire, mais pour me consoler, donnez-moi votre main, que je la baise. Silvia. - Oh non! on dit que c'est une faveur, et qu'il n'est pas honnÃÂȘte d'en faire, et cela est vrai, car je sais bien que les bergÚres se cachent de cela. Le Berger. - Personne ne nous voit. Silvia. - Oui; mais puisque c'est une faute, je ne veux point la faire qu'elle ne me donne du plaisir comme aux autres. Le Berger. - Adieu donc, belle Silvia, songez quelquefois à moi. Silvia. - Oui, oui. ScÚne V Silvia, Arlequin, mais il ne vient qu'un moment aprÚs que Silvia a été seule. Silvia. - Que ce berger me déplaÃt avec son amour! Toutes les fois qu'il me parle, je suis toute de méchante humeur. Et puis voyant Arlequin. Mais qui est-ce qui vient là ? Ah mon Dieu le beau garçon! Arlequin entre en jouant au volant, il vient de cette façon jusqu'aux pieds de Silvia, là il laisse en jouant tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia; il demeure étonné et courbé; petit à petit et par secousses il se redresse le corps quand il s'est entiÚrement redressé, il la regarde, elle, honteuse, feint de se retirer dans son embarras, il l'arrÃÂȘte, et dit. - Vous ÃÂȘtes bien pressée? Silvia. - Je me retire, car je ne vous connais pas. Arlequin. - Vous ne me connaissez pas? tant pis; faisons connaissance, voulez-vous? Silvia, encore honteuse. - Je le veux bien. Arlequin, alors s'approche d'elle et lui marque sa joie par de petits ris, et dit. - Que vous ÃÂȘtes jolie! Silvia. - Vous ÃÂȘtes bien obligeant. Arlequin. - Oh point, je dis la vérité. Silvia, en riant un peu à son tour. - Vous ÃÂȘtes bien joli aussi, vous. Arlequin. - Tant mieux oÃÂč demeurez-vous? je vous irai voir. Silvia. - Je demeure tout prÚs; mais il ne faut pas venir; il vaut mieux nous voir toujours ici, parce qu'il y a un berger qui m'aime; il serait jaloux, et il nous suivrait. Arlequin. - Ce berger-là vous aime? Silvia. - Oui. Arlequin. - Voyez donc cet impertinent! je ne le veux pas, moi. Est-ce que vous l'aimez, vous? Silvia. - Non, je n'en ai jamais pu venir à bout. Arlequin. - C'est bien fait, il faut n'aimer personne que nous deux; voyez si vous le pouvez? Silvia. - Oh! de reste, je ne trouve rien de si aisé. Arlequin. - Tout de bon? Silvia. - Oh! je ne mens jamais, mais oÃÂč demeurez-vous aussi? Arlequin, lui montrant du doigt. - Dans cette grande maison. Silvia. - Quoi! chez la fée? Arlequin. - Oui. Silvia, tristement. - J'ai toujours eu du malheur. Arlequin, tristement aussi. - Qu'est-ce que vous avez, ma chÚre amie? Silvia. - C'est que cette fée est plus belle que moi, et j'ai peur que notre amitié ne tienne pas. Arlequin, impatiemment. - J'aimerais mieux mourir. Et puis tendrement. Allez, ne vous affligez pas, mon petit coeur. Silvia. - Vous m'aimerez donc toujours? Arlequin. - Tant que je serai en vie. Silvia. - Ce serait bien dommage de me tromper, car je suis si simple. Mais mes moutons s'écartent, on me gronderait s'il s'en perdait quelqu'un il faut que je m'en aille. Quand reviendrez-vous? Arlequin, avec chagrin. - Oh! que ces moutons me fùchent! Silvia. - Et moi aussi, mais que faire? Serez-vous ici sur le soir? Arlequin. - Sans faute. En disant cela il lui prend la main et il ajoute Oh les jolis petits doigts! Il lui baise la main et dit Je n'ai jamais eu de bonbon si bon que cela. Silvia rit et dit. - Adieu donc. Et puis à part. Voilà que je soupire, et je n'ai point eu de secret pour cela. Elle laisse tomber son mouchoir en s'en allant. Arlequin le ramasse et la rappelle pour lui donner. Arlequin. - Mon amie! Silvia. - Que voulez-vous, mon amant?. Et puis voyant son mouchoir entre les mains d'Arlequin. Ah! c'est mon mouchoir, donnez. Arlequin le tend, et puis retire la main; il hésite, et enfin il le garde, et dit - Non, je veux le garder, il me tiendra compagnie qu'est-ce que vous en faites? Silvia. - Je me lave quelquefois le visage, et je m'essuie avec. Arlequin, en le déployant. - Et par oÃÂč vous sert-il, afin que je le baise par là ? Silvia, en s'en allant. - Partout, mais j'ai hùte, je ne vois plus mes moutons; adieu, jusqu'à tantÎt. Arlequin la salue en faisant des singeries, et se retire aussi. ScÚne VI La fée, Trivelin La scÚne change, et représente le jardin de la Fée. La Fée. - Eh bien! notre jeune homme, a-t-il goûté? Trivelin. - Oui, goûté comme quatre il excelle en fait d'appétit. La Fée. - OÃÂč est-il à présent? Trivelin. - Je crois qu'il joue au volant dans les prairies; mais j'ai une nouvelle à vous apprendre. La Fée. - Quoi, qu'est-ce que c'est? Trivelin. - Merlin est venu pour vous voir. La Fée. - Je suis ravie de ne m'y ÃÂȘtre point rencontrée; car c'est une grande peine que de feindre de l'amour pour qui l'on n'en sent plus. Trivelin. - En vérité, Madame, c'est bien dommage que ce petit innocent l'ait chassé de votre coeur! Merlin est au comble de la joie, il croit vous épouser incessamment. Imagines-tu quelque chose d'aussi beau qu'elle? me disait-il tantÎt, en regardant votre portrait. Ah! Trivelin, que de plaisirs m'attendent! Mais je vois bien que de ces plaisirs-là il n'en tùtera qu'en idée, et cela est d'une triste ressource, quand on s'en est promis la belle et bonne réalité. Il reviendra, comment vous tirerez-vous d'affaire avec lui? La Fée. - Jusqu'ici je n'ai point encore d'autre parti à prendre que de le tromper. Trivelin. - Eh! n'en sentez-vous pas quelque remords de conscience? La Fée. - Oh! j'ai bien d'autres choses en tÃÂȘte, qu'à m'amuser à consulter ma conscience sur une bagatelle. Trivelin, à part. - Voilà ce qui s'appelle un coeur de femme complet. La Fée. - Je m'ennuie de ne point voir Arlequin; je vais le chercher; mais le voilà qui vient à nous qu'en dis-tu, Trivelin? il me semble qu'il se tient mieux qu'à l'ordinaire? ScÚne VII La Fée, Trivelin, Arlequin Arlequin arrive tenant en main le mouchoir de Silvia qu'il regarde, et dont il se frotte tout doucement le visage. La Fée, continuant de parler à Trivelin. - Je suis curieuse de voir ce qu'il fera tout seul, mets-toi à cÎté de moi, je vais tourner mon anneau qui nous rendra invisibles. Arlequin arrive au bord du théùtre, et il saute en tenant le mouchoir de Silvia, il le met dans son sein, il se couche et se roule dessus; et tout cela gaiement. La Fée, à Trivelin. - Qu'est-ce que cela veut dire? Cela me paraÃt singulier. OÃÂč a-t-il pris ce mouchoir? Ne serait-ce pas un des miens qu'il aurait trouvé? Ah! si cela était, Trivelin, toutes ces postures-là seraient peut-ÃÂȘtre de bon augure. Trivelin. - Je gagerais moi que c'est un linge qui sent le musc. La Fée. - Oh non! Je veux lui parler, mais éloignons-nous un peu pour feindre que nous arrivons. Elle s'éloigne de quelques pas, pendant qu'Arlequin se promÚne en long en chantant Ter li ta ta li ta. La Fée. - Bonjour, Arlequin. Arlequin, en tirant le pied, et mettant le mouchoir sous son bras. - Je suis votre trÚs humble serviteur. La Fée, à part à Trivelin. - Comment! voilà des maniÚres! il ne m'en a jamais tant dit depuis qu'il est ici. Arlequin, à la Fée. - Madame, voulez-vous avoir la bonté de vouloir bien me dire comment on est quand on aime bien une personne? La Fée, charmée à Trivelin. - Trivelin, entends-tu? Et puis à Arlequin. Quand on aime, mon cher enfant, on souhaite toujours de voir les gens, on ne peut se séparer d'eux, on les perd de vue avec chagrin enfin on sent des transports, des impatiences et souvent des désirs. Arlequin, en sautant d'aise et comme à part. - M'y voilà . La Fée. - Est-ce que vous sentez tout ce que je dis là ? Arlequin, d'un air indifférent. - Non, c'est une curiosité que j'ai. Trivelin. - Il jase vraiment! La Fée. - Il jase, il est vrai, mais sa réponse ne me plaÃt pas mon cher Arlequin, ce n'est donc pas de moi que vous parlez? Arlequin. - Oh! je ne suis pas un niais, je ne dis pas ce que je pense. La Fée, avec feu, et d'un ton brusque. - Qu'est-ce que cela signifie? OÃÂč avez-vous pris ce mouchoir? Arlequin, la regardant avec crainte. - Je l'ai pris à terre. La Fée. - A qui est-il? Arlequin. - Il est à ... Et puis s'arrÃÂȘtant. Je n'en sais rien. La Fée. - Il y a quelque mystÚre désolant là -dessous! Donnez-moi ce mouchoir! Elle lui arrache, et aprÚs l'avoir regardé avec chagrin, et à part. Il n'est pas à moi et il le baisait; n'importe, cachons-lui mes soupçons, et ne l'intimidons pas; car il ne me découvrirait rien. Arlequin, alors va, le chapeau bas et humblement, lui redemander le mouchoir. - Ayez la charité de me rendre le mouchoir. La Fée, en soupirant en secret. - Tenez, Arlequin, je ne veux pas vous l'Îter, puisqu'il vous fait plaisir. Arlequin en le recevant baise la main, la salue, et s'en va. La Fée, le regardant. - Vous me quittez; oÃÂč allez-vous? Arlequin. - Dormir sous un arbre. La Fée, doucement. - Allez, allez. ScÚne VIII La Fée, Trivelin La Fée. - Ah! Trivelin, je suis perdue. Trivelin. - Je vous avoue, Madame, que voici une aventure oÃÂč je ne comprends rien, que serait-il donc arrivé à ce petit peste-là ? La Fée, au désespoir et avec feu. - Il a de l'esprit, Trivelin, il en a, et je n'en suis pas mieux, je suis plus folle que jamais. Ah! quel coup pour moi, que le petit ingrat vient de me paraÃtre aimable! As-tu vu comme il est changé? As-tu remarqué de quel air il me parlait? combien sa physionomie était devenue fine? Et ce n'est pas de moi qu'il tient toutes ces grùces-là ! Il a déjà de la délicatesse de sentiment, il s'est retenu, il n'ose me dire à qui appartient le mouchoir, il devine que j'en serais jalouse; ah! qu'il faut qu'il ait pris d'amour pour avoir déjà tant d'esprit! Que je suis malheureuse! Une autre lui entendra dire ce je vous aime que j'ai tant désiré, et je sens qu'il méritera d'ÃÂȘtre adoré; je suis au désespoir. Sortons, Trivelin; il s'agit ici de découvrir ma rivale, je vais le suivre et parcourir tous les lieux oÃÂč ils pourront se voir. Cherche de ton cÎté, va vite, je me meurs. ScÚne IX Silvia, une de ses cousines La scÚne change et représente une prairie oÃÂč de loin paissent des moutons. Silvia. - ArrÃÂȘte-toi un moment, ma cousine; je t'aurai bientÎt conté mon histoire, et tu me donneras quelque avis. Tiens, j'étais ici quand il est venu; dÚs qu'il s'est approché, le coeur m'a dit que je l'aimais; cela est admirable! Il s'est approché aussi, il m'a parlé; sais-tu ce qu'il m'a dit? Qu'il m'aimait aussi. J'étais plus contente que si on m'avait donné tous les moutons du hameau vraiment je ne m'étonne pas si toutes nos bergÚres sont si aises d'aimer; je voudrais n'avoir fait que cela depuis que je suis au monde, tant je le trouve charmant; mais ce n'est pas tout, il doit revenir ici bientÎt; il m'a déjà baisé la main, et je vois bien qu'il voudra me la baiser encore. Donne-moi conseil, toi qui as eu tant d'amants; dois-je le laisser faire? La Cousine. - Garde-t'en bien, ma cousine, sois bien sévÚre, cela entretient l'amour d'un amant. Silvia. - Quoi, il n'y a point de moyen plus aisé que cela pour l'entretenir? La Cousine. - Non; il ne faut point aussi lui dire tant que tu l'aimes. Silvia. - Eh! comment s'en empÃÂȘcher? Je suis encore trop jeune pour pouvoir me gÃÂȘner. La Cousine. - Fais comme tu pourras, mais on m'attend, je ne puis rester plus longtemps, adieu, ma cousine. ScÚne X Silvia, un moment aprÚs. - Que je suis inquiÚte! j'aimerais autant ne point aimer que d'ÃÂȘtre obligée d'ÃÂȘtre sévÚre; cependant elle dit que cela entretient l'amour, voilà qui est étrange; on devrait bien changer une maniÚre si incommode; ceux qui l'on inventée n'aimaient pas tant que moi. ScÚne XI Silvia, Arlequin Arlequin arrive. Silvia, en le voyant. - Voici mon amant; que j'aurai de peine à me retenir! DÚs qu'Arlequin l'aperçoit, il vient à elle en sautant de joie; il lui fait des caresses avec son chapeau, auquel il a attaché le mouchoir, il tourne autour de Silvia, tantÎt il baise le mouchoir, tantÎt il caresse Silvia. Arlequin. - Vous voilà donc, mon petit coeur? Silvia, en riant. - Oui, mon amant. Arlequin. - Etes-vous bien aise de me voir? Silvia. - Assez. Arlequin, en répétant ce mot. - Assez, ce n'est pas assez. Silvia. - Oh si fait, il n'en faut pas davantage. Arlequin ici lui prend la main, Silvia paraÃt embarrassé. Arlequin, en la tenant, dit. - Et moi, je ne veux pas que vous disiez comme cela. Il veut alors lui baiser la main, en disant ces derniers mots. Silvia, retirant sa main. - Ne me baisez pas la main au moins. Arlequin, fùché. - Ne voilà -t-il pas encore? Allez, vous ÃÂȘtes une trompeuse. Il pleure. Silvia, tendrement, en lui prenant le menton. - Hélas! mon petit amant, ne pleurez pas. Arlequin, continuant de gémir. - Vous m'aviez promis votre amitié. Silvia. - Eh! je vous l'ai donnée. Arlequin. - Non quand on aime les gens, on ne les empÃÂȘche pas de baiser sa main. En lui offrant la sienne. Tenez, voilà la mienne; voyez si je ferai comme vous. Silvia, en se ressouvenant des conseils de sa cousine. - Oh! ma cousine dira ce qu'elle voudra, mais je ne puis y tenir. Là , là , consolez-vous, mon amant, et baisez ma main puisque vous en avez envie; baisez, mais écoutez, n'allez pas me demander combien je vous aime, car je vous en dirais toujours la moitié moins qu'il n'y en a. Cela n'empÃÂȘchera pas que, dans le fond, je ne vous aime de tout mon coeur; mais vous ne devez pas le savoir, parce que cela vous Îterait votre amitié, on me l'a dit. Arlequin, d'une voix plaintive. - Tous ceux qui vous ont dit cela ont fait un mensonge ce sont des causeurs qui n'entendent rien à notre affaire. Le coeur me bat quand je baise votre main et que vous dites que vous m'aimez, et c'est marque que ces choses-là sont bonnes à mon amitié. Silvia. - Cela se peut bien, car la mienne en va de mieux en mieux aussi; mais n'importe, puisqu'on dit que cela ne vaut rien, faisons un marché de peur d'accident toutes les fois que vous me demanderez si j'ai beaucoup d'amitié pour vous, je vous répondrai que je n'en ai guÚre, et cela ne sera pourtant pas vrai; et quand vous voudrez me baiser la main, je ne le voudrai pas, et pourtant j'en aurai envie. Arlequin, en riant. - Eh! eh! cela sera drÎle! je le veux bien; mais avant ce marché-là , laissez-moi baiser votre main à mon aise, cela ne sera pas du jeu. Silvia. - Baisez, cela est juste. Arlequin lui baise et rebaise la main, et aprÚs, faisant réflexion au plaisir qu'il vient d'avoir, il dit. - Oh! mais, mon amie, peut-ÃÂȘtre que le marché nous fùchera tous deux. Silvia. - Eh! quand cela nous fùchera tout de bon, ne sommes-nous pas les maÃtres? Arlequin. - Il est vrai, mon amie; cela est donc arrÃÂȘté? Silvia. - Oui. Arlequin. - Cela sera tout divertissant voyons pour voir. Arlequin ici badine, et l'interroge pour rire. M'aimez-vous beaucoup? Silvia. - Pas beaucoup. Arlequin, sérieusement. - Ce n'est que pour rire au moins, autrement... Silvia, riant. - Eh! sans doute. Arlequin, poursuivant toujours la badinerie, et riant. - Ah! ah! ah! Et puis pour badiner encore. Donnez-moi votre main, ma mignonne. Silvia. - Je ne le veux pas. Arlequin, souriant. - Je sais pourtant que vous le voudriez bien. Silvia. - Plus que vous; mais je ne veux pas le dire. Arlequin, souriant encore ici, et puis changeant de façon, et tristement. - Je veux la baiser, ou je serai fùché. Silvia. - Vous badinez, mon amant? Arlequin, comme tristement toujours. - Non. Silvia. - Quoi! c'est tout de bon? Arlequin. - Tout de bon. Silvia, en lui tendant la main. - Tenez donc. ScÚne XII La Fée, Arlequin, Silvia Ici la Fée qui les cherchait arrive, et dit à part en retournant son anneau. - Ah! je vois mon malheur! Arlequin, aprÚs avoir baisé la main de Silvia. - Dame! je badinais. Silvia. - Je vois bien que vous m'avez attrapée, mais j'en profite aussi. Arlequin, qui lui tient toujours la main. - Voilà un petit mot qui me plaÃt comme tout. La Fée, à part. - Ah! juste ciel, quel langage! Paraissons. Elle retourne son anneau. Silvia, effrayée de la voir, fait un cri. - Ah! Arlequin, de son cÎté. - Ouf! La Fée, à Arlequin avec altération. - Vous en savez déjà beaucoup! Arlequin, embarrassé. - Eh! eh! je ne savais pourtant pas que vous étiez là . La Fée, en le regardant fixement. - Ingrat! Et puis le touchant de sa baguette. Suivez-moi. AprÚs ce dernier mot, elle touche aussi Silvia sans lui rien dire. Silvia, touchée, dit. - Miséricorde! La Fée alors part avec Arlequin, qui marche devant en silence et comme par compas. ScÚne XIII Silvia, seule, tremblante, et sans bouger. - Ah! la méchante femme, je tremble encore de peur. Hélas! peut-ÃÂȘtre qu'elle va tuer mon amant, elle ne lui pardonnera jamais de m'aimer, mais je sais bien comment je ferai; je m'en vais assembler tous les bergers du hameau, et les mener chez elle allons. Silvia là -dessus veut marcher, mais elle ne peut avancer un pas, elle dit Qu'est-ce que j'ai donc? Je ne puis me remuer. Elle fait des efforts et ajoute Ah! cette magicienne m'a jeté un sortilÚge aux jambes. A ces mots, deux ou trois Lutins viennent pour l'enlever. Silvia, tremblante. - Ahi! Ahi! Messieurs, ayez pitié de moi, au secours, au secours! Un des Lutins. - Suivez-nous, suivez-nous. Silvia. - Je ne veux pas, je veux retourner au logis. Un autre Lutin. - Marchons. Ils l'enlÚvent en criant. ScÚne XIV La scÚne change et représente le jardin de la Fée. La Fée paraÃt avec Arlequin, qui marche devant elle dans la mÃÂȘme posture qu'il a fait ci-devant, et la tÃÂȘte baissée. - Fourbe que tu es! je n'ai pu paraÃtre aimable à tes yeux, je n'ai pu t'inspirer le moindre sentiment, malgré tous les soins et toute la tendresse que tu m'as vue; et ton changement est l'ouvrage d'une misérable bergÚre! Réponds, ingrat, que lui trouves-tu de si charmant? Parle. Arlequin, feignant d'ÃÂȘtre retombé dans sa bÃÂȘtise. - Qu'est-ce que vous voulez? La Fée. - Je ne te conseille pas d'affecter une stupidité que tu n'as plus, et si tu ne te montres tel que tu es, tu vas me voir poignarder l'indigne objet de ton choix. Arlequin, vite et avec crainte. - Eh! non, non; je vous promets que j'aurai de l'esprit autant que vous le voudrez. La Fée. - Tu trembles pour elle. Arlequin. - C'est que je n'aime à voir mourir personne. La Fée. - Tu me verras mourir, moi, si tu ne m'aimes. Arlequin, en la flattant. - Ne soyez donc point en colÚre contre nous. La Fée, en s'attendrissant. - Ah! mon cher Arlequin, regarde-moi, repens-toi de m'avoir désespérée, j'oublierai de quelle part t'est venu ton esprit; mais puisque tu en as, qu'il te serve à connaÃtre les avantages que je t'offre. Arlequin. - Tenez, dans le fond, je vois bien que j'ai tort; vous ÃÂȘtes belle et brave cent fois plus que l'autre, mais j'enrage. La Fée. - Eh! de quoi? Arlequin. - C'est que j'ai laissé prendre mon coeur par cette petite friponne qui est plus laide que vous. La Fée soupire en secret et dit. - Arlequin, voudrais-tu aimer une personne qui te trompe, qui a voulu badiner avec toi, et qui ne t'aime pas? Arlequin. - Oh! pour cela si fait, elle m'aime à la folie. La Fée. - Elle t'abusait, je le sais bien, puisqu'elle doit épouser un berger du village qui est son amant si tu veux, je m'en vais l'envoyer chercher, et elle te le dira elle-mÃÂȘme. Arlequin, en se mettant la main sur la poitrine ou sur son coeur. - Tic, tac, tic, tac, ouf voilà des paroles qui me rendent malade. Et puis vite. Allons, allons, je veux savoir cela; car si elle me trompe, jarni, je vous caresserai, je vous épouserai devant ses deux yeux pour la punir. La Fée. - Eh bien! je vais donc l'envoyer chercher. Arlequin, encore ému. - Oui; mais vous ÃÂȘtes bien fine, si vous ÃÂȘtes là quand elle me parlera, vous lui ferez la grimace, elle vous craindra, et elle n'osera me dire rondement sa pensée. La Fée. - Je me retirerai. Arlequin. - La peste! vous ÃÂȘtes une sorciÚre, vous nous jouerez un tour comme tantÎt, et elle s'en doutera vous ÃÂȘtes au milieu du monde, et on ne voit rien. Oh! je ne veux point que vous trichiez; faites un serment que vous n'y serez pas en cachette. La Fée. - Je te le jure, foi de fée. Arlequin. - Je ne sais point si ce juron-là est bon; mais je me souviens à cette heure, quand on me lisait des histoires, d'avoir vu qu'on jurait par le six, le tix, oui, le Styx. La Fée. - C'est la mÃÂȘme chose. Arlequin. - N'importe, jurez toujours; dame, puisque vous craignez, c'est que c'est le meilleur. La Fée, aprÚs avoir rÃÂȘvé. - Eh bien! je n'y serai point, je t'en jure par le Styx, et je vais donner ordre qu'on l'amÚne ici. Arlequin. - Et moi en attendant je m'en vais gémir en me promenant. Il sort. ScÚne XV La Fée, seule. - Mon serment me lie, mais je n'en sais pas moins le moyen d'épouvanter la bergÚre sans ÃÂȘtre présente, et il me reste une ressource; je donnerai mon anneau à Trivelin qui les écoutera invisible, et qui me rapportera ce qu'ils auront dit Appelons-le Trivelin! Trivelin! ScÚne XVI La Fée, Trivelin Trivelin vient. - Que voulez-vous, Madame? La Fée. - Faites venir ici cette bergÚre, je veux lui parler; et vous, prenez cette bague. Quand j'aurai quitté cette fille, vous avertirez Arlequin de lui venir parler, et vous le suivrez sans qu'il le sache pour venir écouter leur entretien, avec la précaution de retourner la bague, pour n'ÃÂȘtre point vu d'eux; aprÚs quoi, vous me redirez leur discours entendez-vous? Soyez exact, je vous prie. Trivelin. - Oui, Madame. Il sort pour aller chercher Silvia. ScÚne XVII La Fée, Silvia La Fée, un moment seule. - Est-il d'aventure plus triste que la mienne? Je n'ai lieu d'aimer plus que je n'aimais, que pour en souffrir davantage; cependant il me reste encore quelque espérance; mais voici ma rivale. Silvia entre. La Fée en colÚre. Approchez, approchez. Silvia. - Madame, est-ce que vous voulez toujours me retenir de force ici? Si ce beau garçon m'aime, est-ce ma faute? Il dit que je suis belle, dame, je ne puis pas m'empÃÂȘcher de l'ÃÂȘtre. La Fée, avec un sentiment de fureur. - Oh! si je ne craignais de tout perdre, je la déchirerais. Haut. Ecoutez-moi, petite fille, mille tourments vous sont préparés, si vous ne m'obéissez. Silvia, en tremblant. - Hélas! vous n'avez qu'à dire. La Fée. - Arlequin va paraÃtre ici je vous ordonne de lui dire que vous n'avez voulu que vous divertir avec lui, que vous ne l'aimez point, et qu'on va vous marier avec un berger du village; je ne paraÃtrai point dans votre conversation, mais je serai à vos cÎtés sans que vous me voyiez, et si vous n'observez mes ordres avec la derniÚre rigueur, s'il vous échappe le moindre mot qui lui fasse deviner que je vous aie forcée à lui parler comme je le veux, tout est prÃÂȘt pour votre supplice. Silvia. - Moi, lui dire que j'ai voulu me moquer de lui? Cela est-il raisonnable? Il se mettra à pleurer, et je me mettrai à pleurer aussi vous savez bien que cela est immanquable. La Fée, en colÚre. - Vous osez me résister! Paraissez, esprits infernaux, enchaÃnez-la, et n'oubliez rien pour la tourmenter. Des esprit entrent. Silvia, pleurant, dit. - N'avez-vous pas de conscience de me demander une chose impossible? La Fée, aux esprits. - Ce n'est pas tout; allez prendre l'ingrat qu'elle aime, et donnez-lui la mort à ses yeux. Silvia, avec exclamation. - La mort! Ah! Madame la Fée, vous n'avez qu'à le faire venir; je m'en vais lui dire que je le hais, et je vous promets de ne point pleurer du tout; je l'aime trop pour cela. La Fée. - Si vous versez une larme, si vous ne paraissez tranquille, il est perdu, et vous aussi. Aux esprits. Otez-lui ses fers. A Silvia. Quand vous lui aurez parlé, je vous ferai reconduire chez vous, si j'ai lieu d'ÃÂȘtre contente il va venir, attendez ici. La Fée sort et les diables aussi. ScÚne XVIII Silvia, Arlequin, Trivelin Silvia, un moment seule. - Achevons vite de pleurer, afin que mon amant ne croie pas que je l'aime, le pauvre enfant, ce serait le tuer moi-mÃÂȘme. Ah! maudite fée! Mais essuyons mes yeux, le voilà qui vient. Arlequin entre alors triste et la tÃÂȘte penchée, il ne dit mot jusqu'auprÚs de Silvia, il se présente à elle, la regarde un moment sans parler; et aprÚs, Trivelin invisible entre. Arlequin. - Mon amie! Silvia, d'un air libre. - Eh bien? Arlequin. - Regardez-moi. Silvia, embarrassée. - A quoi sert tout cela? On m'a fait venir ici pour vous parler; j'ai hùte, qu'est-ce que vous voulez? Arlequin, tendrement. - Est-ce vrai que vous m'avez fourbé? Silvia. - Oui, tout ce que j'ai fait, ce n'était que pour me donner du plaisir. Arlequin s'approche d'elle tendrement et lui dit. - Mon amie, dites franchement, cette coquine de fée n'est point ici, car elle en a juré. Et puis en flattant Silvia. Là , là , remettez-vous, mon petit coeur dites, ÃÂȘtes-vous une perfide? Allez-vous ÃÂȘtre la femme d'un vilain berger? Silvia. - Oui, encore une fois, tout cela est vrai. Arlequin, là -dessus, pleure de toute sa force. - Hi, hi, hi. Silvia, à part. - Le courage me manque. Arlequin, en pleurant sans rien dire, cherche dans ses poches; il en tire un petit couteau qu'il aiguise sur sa manche. Silvia, le voyant faire. - Qu'allez-vous donc faire? Alors Arlequin sans répondre allonge le bras comme pour prendre sa secousse, et ouvre un peu son estomac. Silvia, effrayée. - Ah! il va se tuer; arrÃÂȘtez-vous, mon amant! j'ai été obligée de vous dire des menteries Et puis en parlant à la Fée qu'elle croit à cÎté d'elle. Madame la Fée, pardonnez-moi en quelque endroit que vous soyez ici, vous voyez bien ce qui en est. Arlequin, à ces mots cessant son désespoir, lui prend vite la main et dit. - Ah! quel plaisir! soutenez-moi, m'amour, je m'évanouis d'aise. Silvia le soutient. Trivelin, alors, paraÃt tout d'un coup à leurs yeux. Silvia, dans la surprise, dit. - Ah! voilà la Fée. Trivelin. - Non, mes enfants, ce n'est pas la Fée; mais elle m'a donné son anneau, afin que je vous écoutasse sans ÃÂȘtre vu. Ce serait bien dommage d'abandonner de si tendres amants à sa fureur aussi bien ne mérite-t-elle pas qu'on la serve, puisqu'elle est infidÚle au plus généreux magicien du monde, à qui je suis dévoué soyez en repos, je vais vous donner un moyen d'assurer votre bonheur. Il faut qu'Arlequin paraisse mécontent de vous, Silvia; et que de votre cÎté vous feigniez de le quitter en le raillant. Je vais chercher la Fée qui m'attend, à qui je dirai que vous vous ÃÂȘtes parfaitement acquittée de ce qu'elle vous avait ordonné elle sera témoin de votre retraite. Pour vous, Arlequin, quand Silvia sera sortie, vous resterez avec la Fée, et alors en l'assurant que vous ne songez plus à Silvia infidÚle, vous jurerez de vous attacher à elle, et tùcherez par quelque tour d'adresse, et comme en badinant, de lui prendre sa baguette; je vous avertis que dÚs qu'elle sera dans vos mains, la Fée n'aura plus aucun pouvoir sur vous deux; et qu'en la touchant elle-mÃÂȘme d'un coup de la baguette, vous en serez absolument le maÃtre. Pour lors, vous pourrez sortir d'ici et vous faire telle destinée qu'il vous plaira. Silvia. - Je prie le ciel qu'il vous récompense. Arlequin. - Oh! quel honnÃÂȘte homme! Quand j'aurai la baguette, je vous donnerai votre plein chapeau de liards. Trivelin. - Préparez-vous, je vais amener ici la Fée. ScÚne XIX Arlequin, Silvia Arlequin. - Ma chÚre amie, la joie me court dans le corps; il faut que je vous baise, nous avons bien le temps de cela. Silvia, en l'arrÃÂȘtant. - Taisez-vous donc, mon ami, ne nous caressons pas à cette heure, afin de pouvoir nous caresser toujours on vient, dites-moi bien des injures, pour avoir la baguette. La Fée entre. Arlequin, comme en colÚre. - Allons, petite coquine. ScÚne XX La Fée, Trivelin, Silvia, Arlequin Trivelin, à la Fée en entrant. - Je crois, Madame, que vous aurez lieu d'ÃÂȘtre contente. Arlequin, continuant à gronder Silvia. - Sortez d'ici, friponne; voyez cette petite effrontée! sortez d'ici, mort de ma vie! Silvia, se retirant en riant. - Ah! ah! qu'il est drÎle! Adieu, adieu, je m'en vais épouser mon amant une autre fois ne croyez pas tout ce qu'on vous dit, petit garçon. Et puis Silvia dit à la Fée Madame, voulez-vous que je m'en aille? La Fée, à Trivelin. - Faites-la sortir, Trivelin. Elle sort avec Trivelin. ScÚne XXI La Fée, Arlequin La Fée. - Je vous avais dit la vérité, comme vous voyez Arlequin, comme indifférent. - Oh! je me soucie bien de cela c'est une petite laide qui ne vous vaut pas. Allez, allez, à présent je vois bien que vous ÃÂȘtes une bonne personne. Fi! que j'étais sot; laissez faire, nous l'attraperons bien, quand nous serons mari et femme. La Fée. - Quoi! mon cher Arlequin, vous m'aimerez donc? Arlequin. - Eh qui donc? J'avais assurément la vue trouble. Tenez, cela m'avait fùché d'abord, mais à présent je donnerais toutes les bergÚres des champs pour une mauvaise épingle. Et puis doucement. Mais vous n'avez peut-ÃÂȘtre plus envie de moi, à cause que j'ai été si bÃÂȘte? La Fée, charmée. - Mon cher Arlequin, je te fais mon maÃtre, mon mari; oui, je t'épouse; je te donne mon coeur, mes richesses, ma puissance. Es-tu content? Arlequin, en la regardant sur cela tendrement. - Ah! ma mie, que vous me plaisez! Et lui prenant la main. Moi, je vous donne ma personne, et puis cela encore. C'est son chapeau. Et puis encore cela. C'est son épée. Là -dessus, en badinant, il lui met son épée au cÎté, et dit en lui prenant sa baguette Et je m'en vais mettre ce bùton à mon cÎté. Quand il tient la baguette, La Fée, inquiÚte, lui dit Donnez, donnez-moi cette baguette, mon fils; vous la casserez. Arlequin, se reculant aux approches de la Fée, tournant autour du théùtre, et d'une façon reposée. - Tout doucement, tout doucement! La Fée, encore plus alarmée. - Donnez donc vite, j'en ai besoin. Arlequin, alors, la touche de la baguette adroitement et lui dit. - Tout beau, asseyez-vous là ; et soyez sage. La Fée tombe sur le siÚge de gazon mis auprÚs de la grille du théùtre et dit. - Ah! je suis perdue, je suis trahie. Arlequin, en riant. - Et moi, je suis on ne peut pas mieux. Oh! oh! vous me grondiez tantÎt parce que je n'avais pas d'esprit; j'en ai pourtant plus que vous. Arlequin alors fait des sauts de joie; il rit, il danse, il siffle, et de temps en temps va autour de la Fée, et lui montrant la baguette. Soyez bien sage, madame la sorciÚre, car voyez bien cela! Alors il appelle tout le monde. Allons, qu'on m'apporte ici mon petit coeur. Trivelin oÃÂč sont mes valets et tous les diables aussi? Vite, j'ordonne, je commande, ou par la sambleu... Tout accourt à sa voix. ScÚne derniÚre Silvia conduite par Trivelin, les Danseurs, Les Chanteurs et Les Esprits Arlequin, courant au-devant de Silvia, et lui montrant la baguette. - Ma chÚre amie, voilà la machine; je suis sorcier à cette heure; tenez, prenez, prenez; il faut que vous soyez sorciÚre aussi. Il lui donne la baguette. Silvia prend la baguette en sautant d'aise et dit. - Oh! mon amant, nous n'aurons plus d'envieux. A peine Silvia a-t-elle dit ces mots, que quelques esprits s'avancent, et l'un d'eux dit Vous ÃÂȘtes notre maÃtresse, que voulez-vous de nous? Silvia, surprise de leur approche, se retire et a peur, et dit. - Voilà encore ces vilains hommes qui me font peur. Arlequin, fùché. - Jarni, je vous apprendrai à vivre. A Silvia. Donnez-moi ce bùton, afin que je les rosse. Il prend la baguette, et ensuite bat les esprits avec son épée; il bat aprÚs les danseurs, les chanteurs, et jusqu'à Trivelin mÃÂȘme. Silvia, lui dit, en l'arrÃÂȘtant. - En voilà assez, mon ami. Arlequin menace toujours tout le monde, et va à la Fée qui est sur le banc, et la menace aussi. Silvia, alors, s'approche à son tour de la Fée et lui dit en la saluant. - Bonjour, Madame, comment vous portez-vous? Vous n'ÃÂȘtes donc plus si méchante? La Fée retourne la tÃÂȘte en jetant des regards de fureur sur eux. Silvia. - Oh! qu'elle est en colÚre. Arlequin, alors à la Fée. - Tout doux, je suis le maÃtre; allons, qu'on nous regarde tout à l'heure agréablement. Silvia. - Laissons-la, mon ami, soyons généreux la compassion est une belle chose. Arlequin. - Je lui pardonne, mais je veux qu'on chante, qu'on danse, et puis aprÚs nous irons nous faire roi quelque part. Annibal Acteurs Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720 Acteurs Laodice, fille de Prusias. Flaminius, ambassadeur romain. Hiéron, confident de Prusias. Amilcar, confident d'Annibal. Flavius, confident de Flaminius. Egine, confidente de Laodice. La scÚne est dans le palais de Prusias. Acte premier ScÚne premiÚre Laodice, Egine Egine Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes, Madame; de vos yeux j'ai vu couler des larmes. Quel important sujet a pu donc aujourd'hui Verser dans votre coeur la tristesse et l'ennui? Laodice Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie? Egine Laodice Pourquoi faut-il que je le voie? Sans lui j'allais, sans trouble, épouser Annibal. O Rome! que ton choix à mon coeur est fatal! Ecoute, je veux bien t'apprendre, chÚre Egine, Des pleurs que je versais la secrÚte origine Trois ans se sont passés, depuis qu'en ces Etats Le mÃÂȘme ambassadeur vint trouver Prusias. Je n'avais jamais vu de Romain chez mon pÚre; Je pensais que d'un roi l'auguste caractÚre L'élevait au-dessus du reste des humains Mais je vis qu'il fallait excepter les Romains. Je vis du moins mon pÚre, orné du diadÚme, Honorer ce Romain, le respecter lui-mÃÂȘme; Et, s'il te faut ici dire la vérité, Ce Romain n'en parut ni surpris, ni flatté. Cependant ces respects et cette déférence BlessÚrent en secret l'orgueil de ma naissance. J'eus peine à voir un roi qui me donna le jour, Dépouillé de ses droits, courtisan dans sa cour, Et d'un front couronné perdant toute l'audace, Devant Flaminius n'oser prendre sa place. J'en rougis, et jetai sur ce hardi Romain Des regards qui marquaient un généreux dédain. Mais du destin sans doute un injuste caprice Veut devant les Romains que tout orgueil fléchisse Mes dédaigneux regards rencontrÚrent les siens, Et les siens, sans effort, confondirent les miens. Jusques au fond du coeur je me sentis émue; Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue. Je perdis sans regret un impuissant courroux; Mon propre abaissement, Egine, me fut doux. J'oubliai ces respects qui m'avaient offensée; Mon pÚre mÃÂȘme alors sortit de ma pensée Je m'oubliai moi-mÃÂȘme, et ne m'occupai plus Qu'à voir et n'oser voir le seul Flaminius. Egine, ce récit, que j'ai honte de faire, De tous mes mouvements t'explique le mystÚre. Egine De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur. Sans doute, à votre tour, vous surprÃtes le coeur. Laodice J'ignore jusqu'ici si je touchai son ùme J'examinai pourtant s'il partageait ma flamme; J'observai si ses yeux ne m'en apprendraient rien Mais je le voulais trop pour m'en instruire bien. Je le crus cependant, et si sur l'apparence Il est permis de prendre un peu de confiance, Egine, il me sembla que, pendant son séjour, Dans son silence mÃÂȘme éclatait son amour. Mille indices pressants me le faisaient comprendre Quand je te les dirais, tu ne pourrais m'entendre; Moi-mÃÂȘme, que l'amour sut peut-ÃÂȘtre tromper, Je les sens, et ne puis te les développer. Flaminius partit, Egine, et je veux croire Qu'il ignora toujours ma honte et sa victoire. Hélas! pour revenir à ma tranquillité, Que de maux à mon coeur n'en a-t-il pas coûté! J'appelai vainement la raison à mon aide Elle irrite l'amour, loin d'y porter remÚde. Quand sur ma folle ardeur elle m'ouvrait les yeux, En rougissant d'aimer, je n'en aimais que mieux. Je ne me servis plus d'un secours inutile; J'attendis que le temps vÃnt me rendre tranquille Je le devins, Egine, et j'ai cru l'ÃÂȘtre enfin, Quand j'ai su le retour de ce mÃÂȘme Romain. Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste? Quoi! j'aimerais encore! Ah! puisque je le crains, Pourrais-je me flatter que mes feux sont éteints? D'oÃÂč naÃtraient dans mon coeur de si promptes alarmes? Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes? Cependant, chÚre Egine, Annibal a ma foi, Et je suis destinée à vivre sous sa loi. Sans amour, il est vrai, j'allais ÃÂȘtre asservie; Mais j'allais partager la gloire de sa vie. Mon ùme, que flattait un partage si grand, Se disait qu'un héros valait bien un amant. Hélas! si dans ce jour mon amour se ranime, Je deviendrai bien moins épouse que victime. N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui, J'achÚverai l'hymen qui doit m'unir à lui, Et dût mon coeur brûler d'une ardeur éternelle, Egine, il a ma foi; je lui serai fidÚle. Egine Madame, le voici. ScÚne II Laodice, Annibal, Egine, Amilcar Annibal Puis-je, sans me flatter, Espérer qu'un moment vous voudrez m'écouter? Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage, De mes tristes soupirs vous présenter l'hommage C'est un secret qu'il faut renfermer dans son coeur, Quand on n'a plus de grùce à vanter son ardeur. Un soin qui me sied mieux, mais moins cher à mon ùme, M'invite en ce moment à vous parler, Madame. On attend dans ces lieux un agent des Romains, Et le roi votre pÚre ignore ses desseins; Mais je crois les savoir. Rome me persécute. Par moi, Rome autrefois se vit prÚs de sa chute; Ce qu'elle en ressentit et de trouble et d'effroi Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi. Son pouvoir est peu sûr tant qu'il respire un homme Qui peut apprendre aux rois à marcher jusqu'à Rome. A peine ils m'ont reçu, que sa juste frayeur M'en écarte aussitÎt par un ambassadeur; Je puis porter trop loin le succÚs de leurs armes, Voilà ce qui nourrit ses prudentes alarmes Et de l'ambassadeur, peut-ÃÂȘtre, tout l'emploi Est de n'oublier rien pour m'éloigner du roi. Il va mÃÂȘme essayer l'impérieux langage Dont à ses envoyés Rome prescrit l'usage; Et ce piÚge grossier, que tend sa vanité, Souvent de plus d'un roi surprit la fermeté. Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse, Vous possédez du roi l'estime et la tendresse Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur En demander ici l'usage en ma faveur. Se soustraire au bienfait d'une ùme vertueuse, C'est soi-mÃÂȘme souvent l'avoir peu généreuse. Annibal, destiné pour ÃÂȘtre votre époux, N'aura point à rougir d'avoir compté sur vous Et votre coeur, enfin, est assez grand pour croire Qu'il est de son devoir d'avoir soin de ma gloire. Laodice Oui, je la soutiendrai; n'en doutez point, Seigneur, L'espoir que vous formez rend justice à mon coeur. L'inviolable foi que je vous ai donnée M'associe aux hasards de votre destinée. Mais aujourd'hui, Seigneur, je n'en ferais pas moins, Quand vous n'auriez point droit de demander mes soins. Croyez à votre tour que j'ai l'ùme trop fiÚre Pour qu'Annibal en vain m'eût fait une priÚre. Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous défiez, Sera plus vertueux que vous ne le croyez Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne, Vos intérÃÂȘts n'ont pas besoin qu'on les soutienne. Annibal Non, je m'occupe ici de plus nobles projets, Et ne vous parle point de mes seuls intérÃÂȘts. Mon nom m'honore assez, Madame, et j'ose dire Qu'au plus avide orgueil ma gloire peut suffire. Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur Le triomphe n'est pas plus beau que mon malheur. Quand je serais réduit au plus obscur asile, J'y serais respectable, et j'y vivrais tranquille, Si d'un roi généreux les soins et l'amitié, Le noeud dont avec vous je dois ÃÂȘtre lié, N'avaient rempli mon coeur de la douce espérance Que ce bras fera foi de ma reconnaissance; Et que l'heureux époux dont vous avez fait choix, Sur de nouveaux sujets établissant vos lois, Justifiera l'honneur que me fait Laodice, En souffrant que ma main à la sienne s'unisse. Oui, je voudrais encor par des faits éclatants Réparer entre nous la distance des ans, Et de tant de lauriers orner cette vieillesse, Qu'elle effaçùt l'éclat que donne la jeunesse. Mais mon courage en vain médite ces desseins, Madame, si le roi ne résiste aux Romains Je ne vous dirai point que le Sénat, peut-ÃÂȘtre, Deviendra par degrés son tyran et son maÃtre; Et que, si votre pÚre obéit aujourd'hui, Ce maÃtre ordonnera de vous comme de lui; Qu'on verra quelque jour sa politique injuste Disposer de la main d'une princesse auguste, L'accorder quelquefois, la refuser aprÚs, Au gré de son caprice ou de ses intérÃÂȘts, Et d'un lùche allié trop payer le service, En lui livrant enfin la main de Laodice. Laodice Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux, Mon pÚre le reçut comme un présent, des dieux, Et sans doute il connut quel était l'avantage De pouvoir acquérir des droits sur son courage, De se l'approprier en se liant à vous, En vous donnant enfin le nom de mon époux. Sans la guerre, il aurait conclu notre hyménée; Mais il n'est pas moins sûr, et j'y suis destinée. Qu'Annibal juge donc, sur les desseins du roi, Si jamais les Romains disposeront de moi; Si jamais leur Sénat peut à présent s'attendre Que de son fier pouvoir le roi veuille dépendre. Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui Juger si vous aurez besoin de mon appui. ScÚne III Prusias, Annibal, Amilcar Prusias Enfin, Flaminius va bientÎt nous instruire Des motifs importants qui peuvent le conduire. Avant la fin du jour, Seigneur, nous l'allons voir, Et déjà je m'apprÃÂȘte à l'aller recevoir. Annibal Qu'entends-je? vous, Seigneur! Prusias D'oÃÂč vient cette surprise? Je lui fais un honneur que l'usage autorise J'imite mes pareils. Annibal Et n'ÃÂȘtes-vous pas roi? Prusias Seigneur, ceux dont je parle ont mÃÂȘme rang que moi. Annibal Eh quoi! pour vos pareils voulez-vous reconnaÃtre Des hommes, par abus appelés rois sans l'ÃÂȘtre; Des esclaves de Rome, et dont la dignité Est l'ouvrage insolent de son autorité; Qui, du trÎne héritiers, n'osent y prendre place, Si Rome auparavant n'en a permis l'audace; Qui, sur ce trÎne assis, et le sceptre à la main, S'abaissent à l'aspect d'un citoyen romain; Des rois qui, soupçonnés de désobéissance, Prouvent à force d'or leur honteuse innocence, Et que d'un fier Sénat l'ordre souvent fatal Expose en criminels devant son tribunal; Méprisés des Romains autant que méprisables? Voilà ceux qu'un monarque appelle ses semblables! Ces rois dont le Sénat, sans armer de soldats, A de vils concurrents adjuge les Etats; Ces clients, en un mot, qu'il punit et protÚge, Peuvent de ses agents augmenter le cortÚge. Mais vous, examinez, en voyant ce qu'ils sont, Si vous devez encor imiter ce qu'ils font. Prusias Si ceux dont nous parlons vivent dans l'infamie, S'ils livrent aux Romains et leur sceptre et leur vie, Ce lùche oubli du rang qu'ils ont reçu des dieux, Autant qu'à vous, Seigneur, me paraÃt odieux Mais donner au Sénat quelque marque d'estime, Rendre à ses envoyés un honneur légitime, Je l'avouerai, Seigneur, j'aurais peine à penser Qu'à de honteux égards ce fût se rabaisser; Je crois pouvoir enfin les imiter moi-mÃÂȘme, Et n'en garder pas moins les droits du rang suprÃÂȘme. Annibal Quoi! Seigneur, votre rang n'est pas sacrifié, En courant au-devant des pas d'un envoyé! C'est montrer votre estime, en produire des marques Que vous ne croyez pas indignes des monarques! L'ai-je bien entendu? De quel oeil, dites-moi, Voyez-vous le Sénat? et qu'est-ce donc qu'un roi? Quel discours! juste ciel! de quelle fantaisie L'ùme aujourd'hui des rois est-elle donc saisie? Et quel est donc enfin le charme ou le poison Dont Rome semble avoir altéré leur raison? Cet orgueil, que leur coeur respire sur le trÎne, Au seul nom de Romain, fuit et les abandonne; Et d'un commun accord, ces maÃtres des humains, Sans s'en apercevoir, respectent les Romains! O rois! et ce respect, vous l'appelez estime! Je ne m'étonne plus si Rome vous opprime. Seigneur, connaissez-vous; rompez l'enchantement Qui vous fait un devoir de votre abaissement. Vous régnez, et ce n'est qu'un agent qui s'avance. Au trÎne, votre place, attendez sa présence. Sans vous embarrasser s'il est Scythe ou Romain, Laissez-le jusqu'à vous poursuivre son chemin. De quel droit le Sénat pourrait-il donc prétendre Des respects qu'à vous-mÃÂȘme il ne voudrait pas rendre? Mais que vous dis-je? à Rome, à peine un sénateur Daignerait d'un regard vous accorder l'honneur, Et vous apercevant dans une foule obscure, Vous ferait un accueil plus choquant qu'une injure. De combien cependant ÃÂȘtes-vous au-dessus De chaque sénateur!... Prusias Seigneur, n'en parlons plus. J'avais cru faire un pas d'une moindre importance Mais pendant qu'en ces lieux l'ambassadeur s'avance, Souffrez que je vous quitte, et qu'au moins aujourd'hui Des soins moins éclatants m'excusent envers lui. ScÚne IV Annibal, Amilcar Amilcar Seigneur, nous sommes seuls oserais-je vous dire Ce que le ciel peut-ÃÂȘtre en ce moment m'inspire? Je connais peu le roi; mais sa timidité Semble vous présager quelque infidélité. Non qu'à présent son coeur manque pour vous de zÚle; Sans doute il a dessein de vous ÃÂȘtre fidÚle Mais un prince à qui Rome imprime du respect, De peu de fermeté doit vous ÃÂȘtre suspect. Ces timides égards vous annoncent un homme Assez faible, Seigneur, pour vous livrer à Rome. Qui sait si l'envoyé qu'on attend aujourd'hui Ne vient pas, de sa part, vous demander à lui? Pendant que de ces lieux la retraite est facile, M'en croirez-vous? fuyez un dangereux asile; Et sans attendre ici... Annibal Nomme-moi des Etats Plus sûrs pour Annibal que ceux de Prusias. Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides; Je les ai trouvés tous ou lùches ou perfides. Amilcar Il en serait peut-ÃÂȘtre encor de généreux Mais une autre raison fait vos dégoûts pour eux Et si vous n'espériez d'épouser Laodice, Peut-ÃÂȘtre à quelqu'un d'eux rendriez-vous justice. Vous voudrez bien, Seigneur, excuser un discours Que me dicte mon zÚle et le soin de vos jours. Annibal Crois-tu que l'intérÃÂȘt d'une amoureuse, flamme Dans cet égarement pût entraÃner mon ùme? Penses-tu que ce soit seulement de ce jour Que mon coeur ait appris à surmonter l'amour? De ses emportements j'ai sauvé ma jeunesse; J'en pourrai bien encor défendre ma vieillesse. Nous tenterions en vain d'empÃÂȘcher que nos coeurs D'un amour imprévu ne sentent les douceurs. Ce sont là des hasards à qui l'ùme est soumise, Et dont on peut sans honte éprouver la surprise Mais, quel qu'en soit l'attrait, ces douceurs ne sont rien, Et ne font de progrÚs qu'autant qu'on le veut bien. Ce feu, dont on nous dit la violence extrÃÂȘme, Ne brûle que le coeur qui l'allume lui-mÃÂȘme. Laodice est aimable, et je ne pense pas Qu'avec indifférence on pût voir ses appas. L'hymen doit me donner une épouse si belle; Mais la gloire, Amilcar, est plus aimable qu'elle Et jamais Annibal ne pourra s'égarer Jusqu'au trouble honteux d'oser les comparer. Mais je suis las d'aller mendier un asile, D'affliger mon orgueil d'un opprobre stérile. OÃÂč conduire mes pas? Va, crois-moi, mon destin Doit changer dans ces lieux ou doit y prendre fin. Prusias ne peut plus m'abandonner sans crime Il est faible, il est vrai; mais il veut qu'on l'estime. Je feins qu'il le mérite; et malgré sa frayeur, Sa vanité du moins lui tiendra lieu d'honneur. S'il en croit les Romains, si le Ciel veut qu'il cÚde, Des crimes de son coeur le mien sait le remÚde. Soit tranquille, Amilcar, et ne crains rien pour moi. Mais sortons. Hùtons-nous de rejoindre le roi; Ne l'abandonnons point; il faut mÃÂȘme sans cesse, Par de nouveaux efforts, combattre sa faiblesse, L'irriter contre Rome; et mon unique soin Est de me rendre ici son assidu témoin. Acte II ScÚne premiÚre Flavius, Flaminius Flavius Le roi ne paraÃt point, et j'ai peine à comprendre, Seigneur, comment ce prince ose se faire attendre. Et depuis quand les rois font-ils si peu d'état Des ministres chargés des ordres du Sénat? Malgré la dignité dont Rome vous honore, Prusias à vos yeux ne s'offre point encore? Flaminius N'accuse point le roi de ce superbe accueil; Un roi n'en peut avoir imaginé l'orgueil. J'y reconnais l'audace et les conseils d'un homme Ennemi déclaré des respects dus à Rome. Le roi de son devoir ne serait point sorti; C'est du seul Annibal que ce trait est parti. Prusias, sur la foi des leçons qu'on lui donne, Ne croit plus le respect d'usage sur le trÎne. Annibal, de son rang exagérant l'honneur, SÚme avec la fierté la révolte en son coeur. Quel que soit le succÚs qu'Annibal en attende, Les rois résistent peu quand le Sénat commande. Déjà ce fugitif a dû s'apercevoir. Combien ses volontés ont sur eux de pouvoir. Flavius Seigneur, à ce discours souffrez que je comprenne. Que vous ne venez pas pour le seul ArtamÚne, Et que la guerre enfin que lui fait Prusias Est le moindre intérÃÂȘt qui guide ici vos pas. En vous suivant, j'en ai soupçonné le mystÚre; Mais, Seigneur, jusqu'ici j'ai cru devoir me taire. Flaminius Déjà mon amitié te l'eût développé, Sans les soins inquiets dont je suis occupé. Je t'apprends donc qu'à Rome Annibal doit me suivre, Et qu'en mes mains il faut que Prusias le livre. Voilà quel est ici mon véritable emploi, Sans d'autres intérÃÂȘts qui ne touchent que moi. Flavius Quoi! vous? Flaminius Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre. Annibal n'a que trop montré qu'il est à craindre. Il fuit, il est vaincu, mais vaincu par des coups Que nous devons encor plus au hasard qu'à nous. Et s'il n'eût, autrefois, ralenti son courage, Rome était en danger d'obéir à Carthage. Quoique vaincu, les rois dont il cherche l'appui Pourraient bien essayer de se servir de lui; Et sur ce qu'il a fait fondant leur espérance Avec moins de frayeur tenter l'indépendance Et Rome à les punir aurait un embarras Qu'il serait imprudent de ne s'épargner pas. Nos aigles, en un mot, trop fréquemment défaites Par ce mÃÂȘme ennemi qui trouve des retraites, Qui n'a jamais craint Rome, et qui mÃÂȘme la voit Seulement ce qu'elle est et non ce qu'on la croit; Son audace, son nom et sa haine implacable, Tout, jusqu'à sa défaite, est en lui formidable, Et depuis quelque temps un bruit court parmi nous Qu'il va de Laodice ÃÂȘtre bientÎt l'époux. Ce coup est important Rome en est alarmée. Pour le rompre elle a fait avancer son armée; Elle exige Annibal, et malgré le mépris Que pour les rois tu sais que le Sénat a pris, Son orgueil inquiet en fait un sacrifice, Et livre à mon espoir la main de Laodice. Le roi, flatté par là , peut en oublier mieux La valeur d'un dépÎt trop suspect en ces lieux. Pour effacer l'affront d'un pareil hyménée, Si contraire à la loi que Rome s'est donnée, Et je te l'avouerai, d'un hymen dont mon coeur N'aurait peut-ÃÂȘtre pu sentir le déshonneur, Cette Rome facile accorde à la princesse Le titre qui pouvait excuser ma tendresse, La fait Romaine enfin. Cependant ne crois pas Qu'en faveur de mes feux j'épargne Prusias. Rome emprunte ma voix, et m'ordonne elle-mÃÂȘme D'user ici pour lui d'une rigueur extrÃÂȘme. Il le faut en effet. Flavius Mais depuis quand, Seigneur, Brûlez-vous en secret d'une si tendre ardeur? L'aimable Laodice a-t-elle fait connaÃtre Qu'elle-mÃÂȘme à son tour... Flaminius Prusias va paraÃtre; Cessons; mais souviens-toi que l'on doit ignorer Ce que ma confiance ose te déclarer. ScÚne II Prusias, Annibal, Flaminius, Flavius, suite du roi. Flaminius Rome, qui vous observe, et de qui la clémence Vous a fait jusqu'ici grùce de sa vengeance, A commandé, Seigneur, que je vinsse vers vous Vous dire le danger oÃÂč vous met son courroux. Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre, Entre ArtamÚne et vous renouvellent la guerre. Rome la désapprouve, et déjà le Sénat Vous en avait, Seigneur, averti sans éclat. Un Romain, de sa part, a dû vous faire entendre Quel parti là -dessus vous feriez bien de prendre; Qu'il souhaitait enfin qu'on eût, en pareil cas, Recours à sa justice, et non à des combats. Cet auguste Sénat, qui peut parler en maÃtre, Mais qui donne à regret des preuves qu'il peut l'ÃÂȘtre, Crut que, vous épargnant des ordres rigoureux, Vous n'attendriez pas qu'il vous dÃt je le veux. Il le dit aujourd'hui; c'est moi qui vous l'annonce. Vous allez vous juger en me faisant réponse. Ainsi, quand le pardon vous est encore offert, N'oubliez pas qu'un mot vous absout ou vous perd. Pour écarter de vous tout dessein téméraire, Empruntez le secours d'un effroi salutaire Voyez en quel état Rome a mis tous ces rois Qui d'un coupable orgueil ont écouté la voix. Présentez à vos yeux cette foule de princes, Dont les uns vagabonds, chassés de leurs provinces, Les autres gémissants; abandonnés aux fers, De son devoir, Seigneur, instruisent l'univers. Voilà , pour imposer silence à votre audace, Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse. Vous vaincrez ArtamÚne, et vos heureux destins Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains. Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente, Qu'en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mécontente? Que ferez-vous du vÎtre, et qui vous sauvera Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra? Restez en paix, régnez, gardez votre couronne Le Sénat vous la laisse, ou plutÎt vous la donne. Obtenez sa faveur, faites ce qu'il lui plaÃt; Je ne vous connais point de plus grand intérÃÂȘt. Consultez nos amis ce qu'ils ont de puissance N'est que le prix heureux de leur obéissance. Quoi qu'il en soit, enfin, que votre ambition Respecte un roi qui vit sous sa protection. Prusias Seigneur, quand le Sénat s'abstiendrait d'un langage Qui fait à tous les rois un si sensible outrage; Que, sans me conseiller le secours de l'effroi, Il dirait simplement ce qu'il attend de moi; Quand le Sénat, enfin, honorerait lui-mÃÂȘme Ce front, qu'avec éclat distingue un diadÚme, Croyez-moi, le Sénat et son ambassadeur N'en parleraient tous deux qu'avec plus de grandeur. Vous ne m'étonnez point, Seigneur, et la menace Fait rarement trembler ceux qui sont à ma place. Un roi, sans s'alarmer d'un procédé si haut, Refuse s'il le peut, accorde s'il le faut. C'est de ses actions la raison qui décide, Et l'outrage jamais ne le rend plus timide. ArtamÚne avec moi, Seigneur, fit un traité Qui de sa part encore n'est pas exécuté Et quand je l'en pressais, j'appris que son armée Pour venir me surprendre était déjà formée. Son perfide dessein alors m'étant connu, J'ai rassemblé la mienne, et je l'ai prévenu. Le Sénat pourrait-il approuver l'injustice, Et d'une lùcheté veut-il ÃÂȘtre complice? Son pouvoir n'est-il pas guidé par la raison? Vos alliés ont-ils le droit de trahison? Et lorsque je suis prÃÂȘt d'en ÃÂȘtre la victime, M'en défendre, Seigneur, est-ce commettre un crime? Flaminius Pourquoi nous déguiser ce que vous avez fait? A ce traité vous-mÃÂȘme avez-vous satisfait? Et pourquoi d'ArtamÚne accuser la conduite, Seigneur, si de la vÎtre elle n'est que la suite? Vous aviez fait la paix pourquoi dans vos Etats Avez-vous conservé, mÃÂȘme accru vos soldats? Prétendiez-vous, malgré cette paix solennelle, Lui laisser soupçonner qu'elle était infidÚle, Et l'engager à prendre une précaution Qui servÃt de prétexte à votre ambition? Mais le Sénat a vu votre coupable ruse, Et ne recevra point une frivole excuse. Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux Que pour vous avertir qu'ils lui sont odieux. Songez-y; mais surtout tùchez de vous défendre Du poison des conseils dont on veut vous surprendre. Annibal S'il écoute les miens, ou s'il prend les meilleurs, Rome ira proposer son esclavage ailleurs. Prusias indigné poursuivra la conquÃÂȘte Qu'à lui livrer bientÎt la victoire s'apprÃÂȘte. Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui Que pour ce fier Sénat qui l'insulte aujourd'hui. Si le roi contre lui veut en faire l'épreuve, Moi, qui vous parle, moi, je m'engage à la preuve. Flaminius Le projet est hardi. Cependant votre état Promet déjà beaucoup en faveur du Sénat; Et votre orgueil, réduit à chercher un asile, Fournit à Prusias un espoir bien fragile. Annibal Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal A vanter le Sénat aux dépens d'Annibal. Cet état oÃÂč je suis rappelle une matiÚre Dont votre Rome aurait à rougir la premiÚre. Ne vous souvient-il plus du temps oÃÂč dans mes mains La victoire avait mis le destin des Romains? Retracez-vous ce temps oÃÂč par moi l'Italie D'épouvante, d'horreur et de sang fut remplie. Laissons de vains discours, dont le faste menteur De ma chute aux Romains semble donner l'honneur. Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource? Parlez, quelqu'un de vous arrÃÂȘta-t-il ma course? Sans l'imprudent repos que mon bras s'est permis, Romains, vous n'auriez plus d'amis ni d'ennemis. De ce peuple insolent, qui veut qu'on obéisse, Le fer et l'esclavage allaient faire justice; Et les rois, que soumet sa superbe amitié, En verraient à présent le reste avec pitié. O Rome! tes destins ont pris une autre face. Ma lenteur, ou plutÎt mon mépris te fit grùce Négligeant des progrÚs qui me semblaient trop sûrs, Je laissai respirer ton peuple dans tes murs. Il échappa depuis, et ma seule imprudence Des Romains abattus releva l'espérance. Mais ces fiers citoyens, que je n'accablai pas, Ne sont point assez vains pour mépriser mon bras; Et si Flaminius voulait parler sans feindre, Il dirait qu'on m'honore encor jusqu'à me craindre. En effet, si le roi profite du séjour Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour, S'il ose pour lui-mÃÂȘme employer mon courage, Je n'en demande pas à ces dieux davantage. Le Sénat, qui d'un autre est aujourd'hui l'appui, Pourra voir arriver le danger jusqu'à lui. Je sais me corriger; il sera difficile De me réduire alors à chercher un asile. Flaminius Ce qu'Annibal appelle imprudence et lenteur, S'appellerait effroi, s'il nous ouvrait son coeur. Du moins, cette lenteur et cette négligence Eurent avec l'effroi beaucoup de ressemblance; Et l'aspect de nos murs si remplis de héros Put bien vous conseiller le parti du repos. Vous vous corrigerez? Et pourquoi dans l'Afrique N'avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique? Serait-ce qu'il manquait à votre instruction La honte d'ÃÂȘtre encor vaincu par Scipion? Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire, Et vous avez raison quand vous en faites gloire. Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer Tous les rois dont l'audace osera s'y fier. Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre Avait à soutenir le fardeau de la guerre. L'univers attentif crut la voir en danger, Douta que ses efforts pussent l'en dégager. L'univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre Qu'on ne devait jamais espérer de la vaincre, Voulut jusqu'à ses murs vous ouvrir un chemin, Pour qu'on la crût encor plus proche de sa fin, Et que la terre aprÚs, détrompée et surprise, ApprÃt à l'avenir à nous ÃÂȘtre soumise. Annibal A tant de vains discours, je vois votre embarras; Et si vous m'en croyez, vous ne poursuivrez pas. Rome allait succomber son vainqueur la néglige; Elle en a profité; voilà tout le prodige. Tout le reste est chimÚre ou pure vanité, Qui déshonore Rome et toute sa fierté. Flaminius Rome de vos mépris aurait tort de se plaindre Tout est indifférent de qui n'est plus à craindre. Annibal ArrÃÂȘtez, et cessez d'insulter au malheur D'un homme qu'autrefois Rome a vu son vainqueur; Et quoique sa fortune ait surmonté la mienne, Les grands coups qu'Annibal a portés à la sienne Doivent du moins apprendre aux Romains généreux Qu'il a bien mérité d'ÃÂȘtre respecté d'eux. Je sors; je ne pourrais m'empÃÂȘcher de répondre A des discours qu'il est trop aisé de confondre. ScÚne III Prusias, Flaminius, Hiéron Flaminius Seigneur, il me paraÃt qu'il n'était pas besoin Que de notre entretien Annibal fût témoin, Et vous pouviez, sans lui, faire votre réponse Aux ordres que par moi le Sénat vous annonce. J'en ai qui de si prÚs touchent cet ennemi, Que je n'ai pu, Seigneur, m'expliquer qu'à demi. Prusias Lui! vous me surprenez, Seigneur de quelle crainte Rome, qui vous envoie, est-elle donc atteinte? Flaminius Rome ne le craint point, Seigneur; mais sa pitié Travaille à vous sauver de son inimitié. Rome ne le craint point, vous dis-je; mais l'audace Ne lui plaÃt point dans ceux qui tiennent votre place. Elle veut que les rois soient soumis au devoir Que leur a dÚs longtemps imposé son pouvoir. Ce devoir est, Seigneur, de n'oser entreprendre Ce qu'ils n'ignorent pas qu'elle pourrait défendre; De n'oublier jamais que ses intentions Doivent à la rigueur régler leurs actions; Et de se regarder comme dépositaires D'un pouvoir qu'ils n'ont plus dÚs qu'ils sont téméraires. Voilà votre devoir, et vous l'observez mal, Quand vous osez chez vous recevoir Annibal. Rome, qui tient ici ce sévÚre langage, N'a point dessein, Seigneur, de vous faire un outrage; Et si les fiers avis offensent votre coeur, Vous pouvez lui répondre avec plus de hauteur. Cette Rome s'explique en maÃtresse du monde. Si sur un titre égal votre audace se fonde, Si vous ÃÂȘtes enfin à l'abri de ses coups, Vous pouvez lui parler comme elle parle à vous. Mais s'il est vrai, Seigneur, que vous dépendiez d'elle, Si, lorsqu'elle voudra, votre trÎne chancelle, Et pour dire encor plus, si ce que Rome veut, Cette Rome absolue en mÃÂȘme temps le peut, Que son droit soit injuste ou qu'il soit équitable, Qu'importe? c'est aux dieux que Rome en est comptable. Le faible, s'il était le juge du plus fort, Aurait toujours raison, et l'autre toujours tort. Annibal est chez vous, Rome en est courroucée Pouvez-vous là -dessus ignorer sa pensée? Est-ce donc imprudence, ou n'avez-vous point su Ce qu'elle envoya dire aux rois qui l'ont reçu? Prusias Seigneur, de vos discours l'excessive licence Semble vouloir ici tenter ma patience. Je sens des mouvements qui vous sont des conseils De ne jamais chez eux mépriser mes pareils. Les rois, dans le haut rang oÃÂč le ciel les fait naÃtre, Ont souvent des vainqueurs et n'ont jamais de maÃtre; Et sans en appeler à l'équité des dieux, Leur courroux peut juger de vos droits odieux. J'honore le Sénat; mais, malgré sa menace, Je me dispenserai d'excuser mon audace. Je crois pouvoir enfin recevoir qui me plaÃt, Et pouvoir ignorer quel est votre intérÃÂȘt. J'avouerai cependant, puisque Rome est puissante, Qu'il est avantageux de la rendre contente. Expliquez-vous, Seigneur, et voyons si je puis Faire ce qu'elle exige, étant ce que je suis. Mais retranchez ces mots d'ordre, de dépendance, Qui ne m'invitent pas à plus d'obéissance. Flaminius Eh bien! daignez souffrir un avis important Je demande Annibal, et le Sénat l'attend. Prusias Annibal? Flaminius Oui, ma charge est de vous en instruire; Mais, Seigneur, écoutez ce qui me reste à dire. Rome pour Laodice a fait choix d'un époux, Et c'est un choix, Seigneur, avantageux pour vous. Prusias Lui nommer un époux! Je puis l'avoir promise. Flaminius En ce cas, du Sénat avouez l'entremise. AprÚs un tel aveu, je pense qu'aucun roi Ne vous reprochera d'avoir manqué de foi. Mais agréez, Seigneur, que l'aimable princesse Sache par moi que Rome à son sort s'intéresse, Que sur ce mÃÂȘme choix interrogeant son coeur, Moi-mÃÂȘme... Prusias Vous pouvez l'en avertir, Seigneur, J'admire ici les soins que Rome prend pour elle, Et de son amitié l'entreprise est nouvelle; Ma fille en peut résoudre, et je vais consulter Ce que pour Annibal je dois exécuter. ScÚne IV Prusias, Hiéron Hiéron Rome de vos desseins est sans doute informée? Prusias Et tu peux ajouter qu'elle en est alarmée. Hiéron Observez donc aussi, Seigneur, que son courroux En est en mÃÂȘme temps plus terrible pour vous. Prusias Mais as-tu bien conçu quelle est la perfidie Dont cette Rome veut que je souille ma vie? Ce guerrier, qu'il faudrait lui livrer en ce jour, Ne souhaitait de moi qu'un asile en ma cour. Ces serments que j'ai faits de lui donner ma fille, De rendre sa valeur l'appui de ma famille, De confondre à jamais son sort avec le mien, Je suis l'auteur de tout, il ne demandait rien. Ce héros, qui se fie à ces marques d'estime, S'attend-il que mon coeur achÚve par un crime? Le Sénat qui travaille à séduire ce coeur, En profitant du coup, il en aurait horreur. Hiéron Non de trop de vertu votre esprit le soupçonne, Et ce n'est pas ainsi que ce Sénat raisonne. Ne vous y trompez pas sa superbe fierté Vous presse d'un devoir, non d'une lùcheté. Vous vous croiriez perfide; il vous croirait fidÚle, Puisque lui résister c'est se montrer rebelle. D'ailleurs, cette action dont vous avez horreur, Le péril du refus en Îte la noirceur. Pensez-vous, en effet, que vous devez en croire Les dangereux conseils d'une fatale gloire? Et ces princes, Seigneur, sont-ils donc généreux, Qui le sont en risquant tout un peuple avec eux? Qui, sacrifiant tout à l'affreuse faiblesse D'accomplir sans égard une injuste promesse, Egorgent par scrupule un monde de sujets, Et ne gardent leur foi qu'à force de forfaits? Prusias Ah! lorsqu'à ce héros j'ai promis Laodice, J'ai cru qu'à mes sujets c'était rendre un service. Tu sais que souvent Rome a contraint nos Etats De servir ses desseins, de fournir des soldats J'ai donc cru qu'en donnant retraite à ce grand homme, Sa valeur gÃÂȘnerait l'insolence de Rome; Que ce guerrier chez moi pourrait l'épouvanter, Que ce qu'elle en connaÃt m'en ferait respecter; Je me trompais; et c'est son épouvante mÃÂȘme Qui me plonge aujourd'hui dans un péril extrÃÂȘme. Mais n'importe, Hiéron Rome a beau menacer, A rompre mes serments rien ne doit me forcer; Et du moins essayons ce qu'en cette occurrence Peut produire pour moi la ferme résistance. La menace n'est rien, ce n'est pas ce qui nuit; Mais pour prendre un parti, voyons ce qui la suit. Acte III ScÚne premiÚre aodice, Egine Laodice Oui, ce Flaminius dont je crus ÃÂȘtre aimée, Et dont je me repens d'avoir été charmée, Egine, il doit me voir pour me faire accepter Je ne sais quel époux qu'il vient me présenter. L'ingrat! je le craignais; à présent, quand j'y pense, Je ne sais point encor si c'est indifférence; Mais enfin, le penchant qui me surprit pour lui Me semble, grùce au ciel, expirer aujourd'hui. Egine Quand il vous aimerait, eh! quel espoir, Madame, Oserait en ce jour se permettre votre ùme? Il faudrait l'oublier. Laodice Hélas! depuis le jour Que pour Flaminius je sentis de l'amour, Mon coeur tùcha du moins de se rendre le maÃtre De cet amour qu'il plut au sort d'y faire naÃtre. Mais d'un tel ennemi penses-tu que le coeur Puisse avec fermeté vouloir ÃÂȘtre vainqueur? Il croit qu'autant qu'il peut il combat, il s'efforce Mais il a peur de vaincre, et veut manquer de force; Et souvent sa défaite a pour lui tant d'appas, Que, pour aimer sans trouble, il feint de n'aimer pas. Ce coeur, à la faveur de sa propre imposture, Se délivre du soin de guérir sa blessure. C'est ainsi que le mien nourrissait un amour Qui s'accrut sur la foi d'un apparent retour. Oh! d'un retour trompeur apparence flatteuse! Ce fut toi qui nourris une flamme honteuse. Mais que dis-je? ah! plutÎt ne la rappelons plus Sans crainte et sans espoir voyons Flaminius. Egine Contraignez-vous il vient. ScÚne II Laodice, Flaminius, Egine Flaminius, à part. Quelle grùce nouvelle A mes regards surpris la rend encor plus belle! Madame, le Sénat, en m'envoyant au roi, N'a point à lui parler limité mon emploi. Rome, à qui la vertu fut toujours respectable, Envers vous aujourd'hui croit la sienne comptable D'un témoignage ardent dont l'éclat mette au jour Ce qu'elle a pour la vÎtre et d'estime et d'amour. Je n'ose ici mÃÂȘler mes respects ni mon zÚle Avec les sentiments que j'explique pour elle. Non, c'est Rome qui parle, et malgré la grandeur Que me prÃÂȘte le nom de son ambassadeur, Quoique enfin le Sénat n'ait consacré ce titre Qu'à s'annoncer des rois et le juge et l'arbitre, Il a cru que le soin d'honorer la vertu Ornait la dignité dont il m'a revÃÂȘtu. Madame, en sa faveur, que votre ùme indulgente Fasse grùce à l'époux que sa main vous présente. Celui qu'il a choisi... Laodice Non, n'allez pas plus loin; Ne dites pas son nom il n'en est pas besoin. Je dois beaucoup aux soins oÃÂč le Sénat s'engage; Mais je n'ai pas, Seigneur, dessein d'en faire usage. Cependant vous dirai-je ici mon sentiment Sur l'estime de Rome et son empressement? Par oÃÂč, s'il ne s'y mÃÂȘle un peu de politique, Ai-je l'honneur de plaire à votre république? Mes paisibles vertus ne valent pas, Seigneur, Que le Sénat s'emporte à cet excÚs d'honneur. Je n'aurais jamais cru qu'il vÃt comme un prodige Des vertus oÃÂč mon rang, oÃÂč mon sexe m'oblige. Quoi! le ciel, de ses dons prodigue aux seuls Romains, En prive-t-il le coeur du reste des humains? Et nous a-t-il fait naÃtre avec tant d'infortune, Qu'il faille nous louer d'une vertu commune? Si tel est notre sort, du moins épargnez-nous L'honneur humiliant d'ÃÂȘtre admirés de vous. Quoi qu'il en soit enfin, dans la peur d'ÃÂȘtre ingrate, Je rends grùce au Sénat, et son zÚle me flatte! Bien plus, Seigneur, je vois d'un oeil reconnaissant Le choix de cet époux dont il me fait présent. C'est en dire beaucoup une telle entreprise De trop de liberté pourrait ÃÂȘtre reprise; Mais je me rends justice, et ne puis soupçonner Qu'il ait de mon destin cru pouvoir ordonner. Non, son zÚle a tout fait, et ce zÚle l'excuse; Mais, Seigneur, il en prend un espoir qui l'abuse; Et c'est trop, entre nous, présumer des effets Que produiront sur moi ses soins et ses bienfaits, S'il pense que mon coeur, par un excÚs de joie, Va se sacrifier aux honneurs qu'il m'envoie. Non, aux droits de mon rang ce coeur accoutumé Est trop fait aux honneurs pour en ÃÂȘtre charmé. D'ailleurs, je deviendrais le partage d'un homme Qui va, pour m'obtenir, me demander à Rome; Ou qui, choisi par elle, a le coeur assez bas Pour n'oser déclarer qu'il ne me choisit pas; Qui n'a ni mon aveu ni celui de mon pÚre! Non il est, quel qu'il soit, indigne de me plaire. Flaminius Qui n'a point votre aveu, Madame! Ah! cet époux Vous aime, et ne veut ÃÂȘtre agréé que de vous. Quand les dieux, le Sénat, et le roi votre pÚre, Hùteraient en ce jour une union si chÚre, Si vous ne confirmiez leurs favorables voeux, Il vous aimerait trop pour vouloir ÃÂȘtre heureux. Un feu moins généreux serait-il votre ouvrage? Pensez-vous qu'un amant que Laodice engage Pût à tant de révolte encourager son coeur, Qu'il voulût malgré vous usurper son bonheur? Ah! dans celui que Rome aujourd'hui vous présente, Ne voyez qu'une ardeur timide, obéissante, FidÚle, et qui, bravant l'injure des refus, Durera, mais, s'il faut, ne se produira plus. Perdez donc les soupçons qui vous avaient aigrie. Arbitre de l'amant dont vous ÃÂȘtes chérie, Que le courroux du moins n'ait, dans ce mÃÂȘme instant, Nulle part dangereuse à l'arrÃÂȘt qu'il attend. Je vous ai tu son nom; mais mon récit peut-ÃÂȘtre, Et le vif intérÃÂȘt que j'ai laissé paraÃtre, Sans en expliquer plus, vous instruisent assez. Laodice Quoi! Seigneur, vous seriez... Mais que dis-je? cessez, Et n'éclaircissez point ce que j'ignore encore. J'entends qu'on me recherche, et que Rome m'honore. Le reste est un secret oÃÂč je ne dois rien voir. Flaminius Vous m'entendez assez pour m'Îter tout espoir; Il faut vous l'avouer je vous ai trop aimée, Et pour dire encore plus, toujours trop estimée, Pour me laisser surprendre à la crédule erreur De supposer quelqu'un digne de votre coeur. Il est vrai qu'à nos voeux le ciel souvent propice Pouvait en ma faveur disposer Laodice Mais aprÚs vos refus, qui ne m'ont point surpris, Je ne m'attendais pas encor à des mépris, Ni que vous feignissiez de ne point reconnaÃtre L'infortuné penchant que vous avez vu naÃtre. Laodice Un pareil entretien a duré trop longtemps, Seigneur; je plains des feux si tendres, si constants; Je voudrais que pour eux le sort plus favorable Eût destiné mon coeur à leur ÃÂȘtre équitable. Mais je ne puis, Seigneur; et des liens si doux, Quand je les aimerais, ne sont point faits pour nous. Oubliez-vous quel rang nous tenons l'un et l'autre? Vous rougiriez du mien, je rougirais du vÎtre. Flaminius Qu'entends-je! moi, Madame, oser m'estimer plus! N'ÃÂȘtes-vous pas Romaine avec tant de vertus? Ah! pourvu que ce coeur partageùt ma tendresse... Laodice Non, Seigneur; c'est en vain que le vÎtre m'en presse; Et quand mÃÂȘme l'amour nous unirait tous deux... Flaminius Achevez; qui pourrait m'empÃÂȘcher d'ÃÂȘtre heureux? Vous aurait-on promise? et le roi votre pÚre Aurait-il?... Laodice N'accusez nulle cause étrangÚre. Je ne puis vous aimer, Seigneur, et vos soupçons Ne doivent point ailleurs en chercher des raisons. ScÚne III Flaminius, seul. Enfin, elle me fuit, et Rome méprisée A permettre mes feux s'est en vain abaissée. Et moi, je l'aime encore, aprÚs tant de refus, Ou plutÎt je sens bien que je l'aime encor plus. Mais cependant, pourquoi s'est-elle interrompue? Quel secret allait-elle exposer à ma vue? Et quand un mÃÂȘme amour nous unirait tous deux... OÃÂč tendait ce discours qu'elle a laissé douteux? Aurait-on fait à Rome un rapport trop fidÚle? Serait-ce qu'Annibal est destiné pour elle, Et que, sans cet hymen, je pourrais espérer...? Mais à quel piÚge ici vais-je encor me livrer? N'importe, instruisons-nous; le coeur plein de tendresse, M'appartient-il d'oser combattre une faiblesse? Le roi vient; et je vois Annibal avec lui. Sachons ce que je puis en attendre aujourd'hui. ScÚne IV Prusias, Annibal, Flaminius Prusias J'ignorais qu'en ces lieux... Flaminius Non avant que j'écoute, Répondez-moi, de grùce, et tirez-moi d'un doute. L'hymen de votre fille est aujourd'hui certain. A quel heureux époux destinez-vous sa main? Prusias Que dites-vous, Seigneur? Flaminius Est-ce donc un mystÚre? Prusias Ce que vous exigez ne regarde qu'un pÚre. Flaminius Rome y prend intérÃÂȘt, je vous l'ai déjà dit; Et je crois qu'avec vous cet intérÃÂȘt suffit. Prusias Quelque intérÃÂȘt, Seigneur, que votre Rome y prenne, Est-il juste, aprÚs tout, que sa bonté me gÃÂȘne? Flaminius Abrégeons ces discours. Répondez, Prusias Quel est donc cet époux que vous ne nommez pas? Prusias Plus d'un prince, Seigneur, demande Laodice; Mais qu'importe au Sénat que je l'en avertisse, Puisque avec aucun d'eux je ne suis engagé? Annibal De qui dépendez-vous, pour ÃÂȘtre interrogé? Flaminius Et vous qui répondez, instruisez-moi, de grùce Est-ce à vous qu'on m'envoie? Est-ce ici votre place? Qu'y faites-vous enfin? Annibal J'y viens défendre un roi Dont le coeur généreux s'est signalé pour moi; D'un roi dont Annibal embrasse la fortune, Et qu'avec trop d'excÚs votre orgueil importune. Je blesse ici vos yeux, dites-vous je le croi; Mais j'y suis à bon titre, et comme ami du roi. Si ce n'est pas assez pour y pouvoir paraÃtre, Je suis donc son ministre, et je le fais mon maÃtre. Flaminius Dût-il de votre fille ÃÂȘtre bientÎt l'époux, Pourrait-il de son sort se montrer plus jaloux? Qu'en dites-vous, Seigneur? Prusias Il me marque son zÚle, Et vous dit ce qu'inspire une amitié fidÚle. Annibal Instruisez le Sénat, rendez-lui la frayeur Que son agent voudrait jeter dans votre coeur Déclarez avec qui votre foi vous engage J'en réponds, cet aveu vaudra bien un outrage. Flaminius Qui doit donc épouser Laodice? Annibal C'est moi. Flaminius Annibal? Annibal Oui, c'est lui qui défendra le roi; Et puisque sa bonté m'accorde Laodice, Puisque de sa révolte Annibal est complice, Le parti le meilleur pour Rome est désormais De laisser ce rebelle et son complice en paix. A Prusias. Seigneur, vous avez vu qu'il était nécessaire De finir par l'aveu que je viens de lui faire, Et vous devez juger, par son empressement, Que Rome a des soupçons de notre engagement. J'ose dire encor plus l'intérÃÂȘt d'ArtamÚne Ne sert que de prétexte au motif qui l'amÚne; Et sans m'estimer trop, j'assurerai, Seigneur, Que vous n'eussiez point vu sans moi d'ambassadeur; Que Rome craint de voir conclure un hyménée Qui m'attache à jamais à votre destinée, Qui me remet encor les armes à la main, Qui de Rome peut-ÃÂȘtre expose le destin, Qui contre elle du moins fait revivre un courage Dont jamais son orgueil n'oubliera le ravage. Cette Rome, il est vrai, ne parle point de moi; Mais ses précautions trahissent son effroi. Oui, les soins qu'elle prend du sort de Laodice D'un orgueil alarmé vous montrent l'artifice. Son Sénat en bienfaits serait moins libéral, S'il ne s'agissait pas d'écarter Annibal. En vous développant sa timide prudence, Ce n'est pas que, saisi de quelque défiance, Je veuille encourager votre honneur étonné A confirmer l'espoir que vous m'avez donné. Non, je mériterais une amitié parjure, Si j'osais un moment vous faire cette injure. Et que pourriez-vous craindre en gardant votre foi? Est-ce d'ÃÂȘtre vaincu, de cesser d'ÃÂȘtre roi? Si vous n'exercez pas les droits du rang suprÃÂȘme, Si vous portez des fers avec un diadÚme, Et si de vos enfants vous ne disposez pas, Vous ne pouvez rien perdre en perdant vos Etats. Mais vous les défendrez et j'ose encor vous dire Qu'un prince à qui le ciel a commis un empire, Pour qui cent mille bras peuvent se réunir, Doit braver les Romains, les vaincre et les punir. Flaminius Annibal est vaincu; je laisse à sa colÚre Le faible amusement d'une vaine chimÚre. Epuisez votre adresse à tromper Prusias; Pressez; Rome commande et ne dispute pas; Et ce n'est qu'en faisant éclater sa vengeance, Qu'il lui sied de donner des preuves de puissance. Le refus d'obéir à ses augustes lois N'intéresse point Rome, et n'est fatal qu'aux rois. C'est donc à Prusias à qui seul il importe De se rendre docile aux ordres que j'apporte. Poursuivez vos discours, je n'y répondrai rien; Mais laissez-nous aprÚs un moment d'entretien. Je vous cÚde l'honneur d'une vaine querelle, Et je dois de mon temps un compte plus fidÚle. Annibal Oui, je vais m'éloigner mais prouvez-lui, Seigneur, Qu'il ne rend pas ici justice à votre coeur. ScÚne V Flaminius, Prusias Flaminius Gardez-vous d'écouter une audace frivole, Par qui son désespoir follement se console. Ne vous y trompez pas, Seigneur; Rome aujourd'hui Vous demande Annibal, sans en vouloir à lui. Elle avait défendu qu'on lui donnùt retraite; Non qu'elle eût, comme il dit, une frayeur secrÚte Mais il ne convient pas qu'aucun roi parmi vous Fasse grùce aux vaincus que proscrit son courroux. Apaisez-la, Seigneur une nombreuse armée Pour venir vous surprendre a dû s'ÃÂȘtre formée; Elle attend vos refus pour fondre en vos Etats; L'orgueilleux Annibal ne les sauvera pas. Vous, de son désespoir instrument et ministre, Qui n'en pénétrez pas le mystÚre sinistre, Vous, qu'il abuse enfin, vous par qui son orgueil Se cherche, en vous perdant, un éclatant écueil, Vous périrez, Seigneur; et bientÎt ArtamÚne, Aidé de son cÎté des troupes qu'on lui mÚne, Dépouillera ce front de ce bandeau royal, Confié sans prudence aux fureurs d'Annibal. Annonçant du Sénat la volonté suprÃÂȘme, J'ai parlé jusqu'ici comme il parle lui-mÃÂȘme; J'ai dû de son langage observer la rigueur Je l'ai fait; mais jugez s'il en coûte à mon coeur. Connaissez-le, Seigneur Laodice m'est chÚre; Il doit m'ÃÂȘtre bien dur de menacer son pÚre. Oui, vous voyez l'époux proposé dans ce jour, Et dont Rome n'a pas désapprouvé l'amour. Je ne vous dirai point ce que pourrait attendre Un roi qui choisirait Flaminius pour gendre. Pensez-y, mon amour ne vous fait point de loi, Et vous ne risquez rien ne refusant que moi. Mon ùme à vous servir n'en sera pas moins prÃÂȘte; Mais, par reconnaissance, épargnez votre tÃÂȘte. Oui, malgré vos refus et malgré ma douleur, Je vous promets des soins d'une éternelle ardeur. A présent trop frappé des malheurs que j'annonce, Peut-ÃÂȘtre auriez-vous peine à me faire réponse; Songez-y; mais sachez qu'aprÚs cet entretien, Je pars, si dans ce jour vous ne résolvez rien. ScÚne VI Prusias, seul. Il aime Laodice! Imprudente promesse, Ah! sans toi, quel appui m'assurait sa tendresse! Dois-je vous immoler le sang de mes sujets, Serments qui l'exposez, et que l'orgueil a faits? Toi, dont j'admirai trop la fortune passée, Sauras-tu vaincre mieux ceux qui l'ont renversée? Abattu sous le faix de l'ùge et du malheur, Quel fruit espÚres-tu d'une infirme valeur? Tristes réflexions, qu'il n'est plus temps de faire! Quand je me suis perdu, la sagesse m'éclaire Sa lumiÚre importune, en ce fatal moment, N'est plus une ressource, et n'est qu'un chùtiment. En vain s'ouvre à mes yeux un affreux précipice; Si je ne suis un traÃtre, il faut que j'y périsse. Oui, deux partis encore à mon choix sont offerts Je puis vivre en infùme, ou mourir dans les fers. Choisis, mon coeur. Mais quoi! tu crains la servitude? Tu n'es déjà qu'un lùche à ton incertitude! Mais ne puis-je, aprÚs tout, balancer sur le choix? Impitoyable honneur, examinons tes droits. Annibal a ma foi; faut-il que je la tienne, Assuré de ma perte, et certain de la sienne? Quel projet insensé! La raison et les dieux Me font-ils un devoir d'un transport furieux? O ciel! j'aurais peut-ÃÂȘtre, au gré d'une chimÚre Sacrifié mon peuple et conclu sa misÚre. Non, ridicule honneur, tu m'as en vain pressé Non, ce peuple t'échappe, et ton charme a cessé. Le parti que je prends, dût-il mÃÂȘme ÃÂȘtre infùme, Sujets, pour vous sauver j'en accepte le blùme. Il faudra donc, grands dieux! que mes serments soient vains, Et je vais donc livrer Annibal aux Romains, L'exposer aux affronts que Rome lui destine! Ah! ne vaut-il pas mieux résoudre ma ruine? Que dis-je? mon malheur est-il donc sans retour? Non, de Flaminius sollicitons l'amour. Mais Annibal revient, et son ùme inquiÚte Peut-ÃÂȘtre a pressenti ce que Rome projette. ScÚne VII Prusias, Annibal Annibal J'ai vu sortir l'ambassadeur. De quels ordres encor s'agissait-il, Seigneur? Sans doute il aura fait des menaces nouvelles? Son Sénat... Prusias Il voulait terminer vos querelles Mais il ne m'a tenu que les mÃÂȘmes discours, Dont vos longs différends interrompaient le cours. Il demande la paix, et m'a parlé sans cesse De l'intérÃÂȘt que Rome a pris à la princesse. Il la verra peut-ÃÂȘtre, et je vais, de ce pas, D'un pareil entretien prévenir l'embarras. ScÚne VIII Annibal, seul. Il fuit; je l'ai surpris dans une inquiétude Dont il ne me dit rien, qu'il cache avec étude. Observons tout la mort n'est pas ce que je crains; Mais j'avais espéré de punir les Romains. Le succÚs était sûr, si ce prince timide Prend mon expérience ou ma haine pour guide. Rome, quoi qu'il en soit, j'attendrai que les dieux Sur ton sort et le mien s'expliquent encor mieux. Acte IV ScÚne premiÚre aodice, seule. Quel agréable espoir vient me luire en ce jour! Le roi de mon amant approuve donc l'amour! Auteur de mes serments, il les romprait lui-mÃÂȘme, Et je pourrais sans crime épouser ce que j'aime. Sans crime! Ah! c'en est un, que d'avoir souhaité Que mon pÚre m'ordonne une infidélité. Abjure tes souhaits, mon coeur; qu'il te souvienne Que c'est faire des voeux pour sa honte et la mienne. Mais que vois-je? Annibal! ScÚne II Laodice, Annibal Annibal Enfin voici l'instant OÃÂč tout semble annoncer qu'un outrage m'attend. Un outrage, grands dieux! A ce seul mot, Madame, Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon ùme. Dans un pareil danger, il doit m'ÃÂȘtre permis, Sans craindre d'ÃÂȘtre vain, d'exposer qui je suis. J'ai besoin, en un mot, qu'ici votre mémoire D'un malheureux guerrier se rappelle la gloire; Et qu'à ce souvenir votre coeur excité, Redouble encor pour moi sa générosité. Je ne vous dirai plus de presser votre pÚre De tenir les serments qu'il a voulu me faire. Ces serments me flattaient du bonheur d'ÃÂȘtre à vous; Voilà ce que mon coeur y trouvait de plus doux. Je vois que c'en est fait, et que Rome l'emporte; Mais j'ignore oÃÂč s'étend le coup qu'elle me porte. Instruisez Annibal; il n'a que vous ici. Par qui de ses projets il puisse ÃÂȘtre éclairci. Des devoirs oÃÂč pour moi votre foi vous oblige, Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige. Songez que votre coeur est pour moi dans ces lieux L'incorruptible ami que me laissent les dieux. On vous offre un époux, sans doute; mais j'ignore Tout ce qu'à Prusias Rome demande encore. Il craint de me parler, et je vois aujourd'hui Que la foi qui le lie est un fa

LesYeux de Sully Prudhomme (1839-1907) Bleus ou noirs, tous aimĂ©s, tous beaux, Des yeux sans nombre ont vu l'aurore ; Ils dorment au fond des tombeaux Et le soleil se lĂšve encore. Les nuits plus douces que les jours Ont enchantĂ© des yeux sans nombre ; Les Ă©toiles brillent toujours Et les yeux se sont remplis d'ombre. Lyrics Ensemble nous avons connu, VĂ©cu des jours heureux, Le moment est venu De se faire un dernier adieu, Sans une larme qui coule, Sans dĂ©tourner les yeux. Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Je garderai jusqu'Ă  l'ultime souffle de ma vie Un souvenir de nous d'un passĂ© tendre et de folie Comme un jardin secret hantĂ© de nostalgie Mon fol, mon fol amour, mon fol amour Ici ou lĂ  tant d'aventures on se rencontrera Ayant refait nos vies dans d'autres bras Je revivrai les moments forts d'un passĂ© mort sans toi Sans toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour On peut chasser le passĂ© d'un revers de la main Ni l'effacer de nos pensĂ©es Du jour au lendemain l'amour creuse un sillon profond dans les cƓurs orphelins Mon fol amour, mon fol amour Mon merveilleux et dĂ©lirant compagnon de parcours De ces saisons de nos passions Des bons et mauvais jours Qui survivront graver dans le ciment de l'inconscient de nos serments Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Amour tu m'as pris de lĂ  les milles choses ignorĂ©es Et tu as pris mes annĂ©es tendres mes belles annĂ©es Moi souvient t'en, je t'ai aussi, sans rien te demander en retour Tout donner Ă  mon tour, toi mon fol amour, toi mon fol amour Toi mon fol amour, Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Buyon iTunes: from Paulette Merval|Marcel Merkes « Paulette Merval & Marcel Merkes (Collection

CertifiĂ© 100% nofake Je rentrais tranquillement chez moi, et en traversant une place je vois deux filles genre lycĂ©ennes qui passent en sens inverse, l'une des deux est plutĂŽt jolie, mes yeux s'attardent sur son visage... Et lĂ , toujours en marchant, elle me regarde aussi... D'habitude je dĂ©tourne aussitĂŽt les yeux, mais cette fois j'ai dĂ©cidĂ© de ne pas me dĂ©gonfler et j'ai continuĂ© de soutenir son regard avec un air dĂ©contractĂ© ! Et soudain, elle s'avance vers moi avec sa pote en souriant... oh bordel, c'est vraiment en train de m'arriver ?? Et puis, tout en gloussant elle m'aborde - Bonjour monsieur ! DĂ©solĂ©e de vous demander ça mais vous auriez pas 1€ pour que je prenne mon bus ? Hihi chuis vraiment dĂ©solééééee... ...... Je lui donne 1€, je leur souhaite une excellente journĂ©e et je rentre chez moi

LAURENCE Je ne t’ai pas dit d’enterrer un amour pour en exhumer un autre. ROMÉO. Je t’en prie, ne me gronde pas : celle que j’aime Ă  prĂ©sent me rend faveur pour faveur, et amour pour amour ; l’autre n’agissait pas ainsi. LAURENCE. Oh ! elle voyait bien que ton amour dĂ©clamait sa leçon avant mĂȘme de savoir Ă©peler. Mme de La Fayette - Romans et nouvelles La Princesse de Montpensier Pendant que la guerre civile déchirait la France sous le rÚgne de Charles IX, l'amour ne laissait pas de trouver sa place parmi tant de désordres et d'en causer beaucoup dans son empire. La fille unique du marquis de MéziÚres, héritiÚre trÚs considérable, et par ses grands biens, et par l'illustre maison d'Anjou dont elle était descendue, était promise au duc du Maine, cadet du duc de Guise, que l'on a depuis appelé le Balafré. L'extrÃÂȘme jeunesse de cette grande héritiÚre retardait son mariage; et cependant le duc de Guise qui la voyait souvent, et qui voyait en elle les commencements d'une grande beauté, en devÃnt amoureux et en fut aimé. Ils cachÚrent leur amour avec beaucoup de soin. Le duc de Guise, qui n'avait pas encore autant d'ambition qu'il en a eu depuis, souhaitait ardemment de l'épouser, mais la crainte du cardinal de Lorraine, qui lui tenait lieu de pÚre, l'empÃÂȘchait de se déclarer. Les choses étaient en cet état, lorsque la maison de Bourbon, qui ne pouvait voir qu'avec envie l'élévation de celle de Guise, s'apercevant de l'avantage qu'elle recevrait de ce mariage, se résolut de le lui Îter et d'en profiter elle-mÃÂȘme en faisant épouser cette héritiÚre au jeune prince de Montpensier. On travailla à l'exécution de ce dessein avec tant de succÚs, que les parents de Mlle de MéziÚres, contre les promesses qu'ils avaient faites au cardinal de Lorraine, se résolurent de la donner en mariage à ce jeune prince. Toute la maison de Guise fut extrÃÂȘmement surprise de ce procédé, mais le duc en fut accablé de douleur, et l'intérÃÂȘt de son amour lui fit recevoir, ce manquement de parole comme un affront insupportable. Son ressentiment éclata bientÎt, malgré les réprimandes du cardinal de Lorraine et du duc d'Aumale, ses oncles, qui ne voulaient pas s'opiniùtrer à une chose qu'ils voyaient ne pouvoir empÃÂȘcher, et il s'emporta avec tant de violence, en présence mÃÂȘme du jeune prince de Montpensier, qu'il en naquit entre eux une haine qui ne finit qu'avec leur vie. Mlle de MéziÚres, tourmentée par ses parents d'épouser ce prince, voyant d'ailleurs qu'elle ne pouvait épouser le duc de Guise, et connaissant par sa vertu qu'il était dangereux d'avoir pour beau-frÚre un homme qu'elle eût souhaité pour mari, se résolut enfin de suivre le sentiment de ses proches et conjura M. de Guise de ne plus apporter d'obstacle à son mariage. Elle épousa donc le prince de Montpensier qui, peu de temps aprÚs, l'emmena à Champigny, séjour ordinaire des princes de sa maison, pour l'Îter de Paris oÃÂč apparemment tout l'effort de la guerre allait tomber. Cette grande ville était menacée d'un siÚge par l'armée des huguenots, dont le prince de Condé était le chef, et qui venait de déclarer la guerre au roi pour la seconde fois. Le prince de Montpensier, dans sa plus tendre jeunesse, avait fait une amitié trÚs particuliÚre avec le comte de Chabanes, qui était un homme d'un ùge beaucoup plus avancé que lui et d'un mérite extraordinaire. Ce comte avait été si sensible à l'estime et à la confiance de ce jeune prince, que, contre les engagements qu'il avait avec le prince de Condé, qui lui faisait espérer des emplois considérables dans le parti des huguenots, il se déclara pour les catholiques, ne pouvant se résoudre à ÃÂȘtre opposé en quelque chose à un homme qui lui était si cher. Ce changement de parti n'ayant point d'autre fondement, l'on douta qu'il fût véritable, et, la reine mÚre, Catherine de Médicis, en eut de si grands soupçons que, la guerre étant déclarée par les huguenots, elle eut dessein de le faire arrÃÂȘter, mais le prince de Montpensier l'en empÃÂȘcha et emmena Chabanes à Champigny en s'y en allant avec sa femme. Le comte, ayant l'esprit fort doux et fort agréable, gagna bientÎt l'estime de la princesse de Montpensier, et en peu de temps, elle n'eut pas moins de confiance et d'amitié pour lui qu'en avait le prince son mari. Chabanes, de son cÎté, regardait avec admiration tant de beauté, d'esprit et de vertu qui paraissaient en cette jeune princesse, et, se servant de l'amitié qu'elle lui témoignait, pour lui inspirer des sentiments d'une vertu extraordinaire et digne de la grandeur de sa naissance, il la rendit en peu de temps une des personnes du monde la plus achevée. Le prince étant revenu à la cour, oÃÂč la continuation de la guerre l'appelait, le comte demeura seul avec la princesse et continua d'avoir pour elle un respect et une amitié proportionnés à sa qualité et à son mérite. La confiance s'augmenta de part et d'autre; et à tel point du cÎté de la princesse de Montpensier, qu'elle lui apprit l'inclination qu'elle avait eue pour M. de Guise, mais elle lui apprit aussi en mÃÂȘme temps qu'elle était presque éteinte et qu'il ne lui en restait que ce qui était nécessaire pour défendre l'entrée de son coeur à une autre inclination, et que, la vertu se joignant à ce reste d'impression, elle n'était capable que d'avoir du mépris pour ceux qui oseraient avoir de l'amour pour elle. Le comte qui connaissait la sincérité de cette belle princesse et qui lui voyait d'ailleurs des dispositions si opposées à la faiblesse de la galanterie, ne douta point de la vérité de ses paroles, et néanmoins il ne put se défendre de tant de charmes qu'il voyait tous les jours de si prÚs. Il devint passionnément amoureux de cette princesse, et, quelque honte qu'il trouvùt à se laisser surmonter, il fallut céder et l'aimer de la plus violente et de la plus sincÚre passion qui fût jamais. S'il ne fut pas maÃtre de son coeur, il le fut de ses actions. Le changement de son ùme n'en apporta point dans sa conduite et personne ne soupçonna son amour. Il prit un soin exact, pendant une année entiÚre, de le cacher à la princesse, et il crut qu'il aurait toujours le mÃÂȘme désir de le lui cacher. L'amour fit en lui ce qu'il fait en tous les autres, il lui donna l'envie de parler et, aprÚs tous les combats qui ont accoutumé de se faire en pareilles occasions, il osa lui dire qu'il l'aimait, s'étant bien préparé à essuyer les orages dont la fierté de cette princesse le menaçait. Mais il trouva en elle une tranquillité et une froideur pires mille fois que toutes les rigueurs à quoi il s'était attendu. Elle ne prit pas la peine de se mettre en colÚre contre lui. Elle lui représenta en peu de mots la différence de leurs qualités et de leur ùge, la connaissance particuliÚre qu'il avait de sa vertu et de l'inclination quelle avait eue pour le duc de Guise, et surtout ce qu'il devait à l'amitié et à la confiance du prince son mari. Le comte pensa mourir à ses pieds de honte et de douleur. Elle tùcha de le consoler en l'assurant qu'elle ne se souviendrait jamais de ce qu'il venait de lui dire, qu'elle ne se persuaderait jamais une chose qui lui était si désavantageuse et qu'elle ne le regarderait jamais que comme son meilleur ami. Ces assurances consolÚrent le comte, comme on se le peut imaginer. Il sentit le mépris des paroles de la princesse dans toute leur étendue, et, le lendemain, la revoyant avec visage aussi ouvert que de coutume, son affliction en redoubla de la moitié. Le procédé de la princesse ne la diminua pas. Elle vécut avec lui avec la mÃÂȘme bonté qu'elle avait accoutumé. Elle lui reparla, quand l'occasion en fit naÃtre le discours, de l'inclination quelle avait eue pour le duc de Guise, et, la renommée commençant alors à publier les grandes qualités qui paraissaient en ce prince, elle lui avoua qu'elle en sentait de la joie et qu'elle était bien aise de voir qu'il méritait les sentiments qu'elle avait eus pour lui. Toutes ces marques de confiance, qui avaient été si chÚres au comte, lui devinrent insupportables. Il n'osait pourtant le témoigner à la princesse, quoiqu'il osùt bien la faire souvenir quelquefois de ce qu'il avait eu la hardiesse de lui dire. AprÚs deux années d'absence, la paix étant faite, le prince de Montpensier revint trouver la princesse sa femme, tout couvert de la gloire qu'il avait acquise au siÚge de Paris et à la bataille de Saint-Denis. Il fut surpris de voir la beauté de cette princesse dans une si grande perfection, et, par le sentiment d'une jalousie qui lui était naturelle, il en eut quelque chagrin, prévoyant bien qu'il ne serait pas seul à la trouver belle. Il eut beaucoup de joie de revoir le comte de Chabanes, pour qui son amitié n'était point diminuée. Il lui demanda confidemment des nouvelles de l'esprit et de l'humeur de sa femme, qui lui était quasi une personne inconnue, par le peu de temps qu'il avait demeuré avec elle. Le comte, avec une sincérité aussi exacte que s'il n'eût point été amoureux, dit au prince tout ce qu'il connaissait en cette princesse capable de la lui faire aimer, et il avertit aussi Mme de Montpensier de toutes les choses qu'elle devait faire pour achever de gagner le coeur et l'estime de son mari. Enfin, la passion du comte le portait si naturellement à ne songer qu'à ce qui pouvait augmenter le bonheur et la gloire de cette princesse, qu'il oubliait sans peine l'intérÃÂȘt qu'ont les amants à empÃÂȘcher que les personnes qu'ils aiment ne soient dans une parfaite intelligence avec leurs maris. La paix ne fit que paraÃtre. La guerre recommença aussitÎt, par le dessein qu'eut le roi de faire arrÃÂȘter à Noyers le prince de Condé et l'amiral de Chùtillon, et, ce dessein ayant été découvert, l'on commença de nouveau les préparatifs de la guerre, et le prince de Montpensier fut contraint de quitter sa femme pour se rendre oÃÂč son devoir l'appelait. Chabanes le suivit à la cour, s'étant entiÚrement justifié auprÚs de la reine. Ce ne fut pas sans une douleur extrÃÂȘme qu'il quitta la princesse qui, de son cÎté, demeura fort triste des périls oÃÂč la guerre allait exposer son mari. Les chefs des huguenots s'étaient retirés à La Rochelle. Le Poitou et la Saintonge étant dans leur parti, la guerre s'y alluma fortement et le roi y rassembla toutes ses troupes. Le duc d'Anjou, son frÚre, qui fut depuis Henri III, y acquit beaucoup de gloire par plusieurs belles actions, et entre autres par la bataille de Jarnac, oÃÂč le prince de Condé fut tué. Ce fut dans cette guerre que le duc de Guise commença à avoir des emplois considérables et à faire connaÃtre qu'il passait de beaucoup les grandes espérances qu'on avait conçues de lui. Le prince de Montpensier, qui le haïssait, et comme son ennemi particulier, et comme celui de sa maison, ne voyait qu'avec peine la gloire de ce duc, aussi bien que l'amitié que lui témoignait le duc d'Anjou. AprÚs que les deux armées se furent fatiguées par beaucoup de petits combats, d'un commun consentement on licencia les troupes pour quelque temps. Le duc d'Anjou demeura à Loches, pour donner ordre à toutes les places qui eussent pu ÃÂȘtre attaquées. Le duc de Guise y demeura avec lui et le prince de Montpensier, accompagné du comte de Chabanes, s'en retourna à Champigny, qui n'était pas fort éloigné de là . Le duc d'Anjou allait souvent visiter les places qu'il faisait fortifier. Un jour qu'il revenait à Loches par un chemin peu connu de ceux de sa suite, le duc de Guise, qui se vantait de le savoir, se mit à la tÃÂȘte de la troupe pour servir de guide, mais, aprÚs avoir marché quelque temps, il s'égara et se trouva sur le bord dune petite riviÚre qu'il ne reconnut pas lui-mÃÂȘme. Le duc d'Anjou lui fit la guerre de les avoir si mal conduits et, étant arrÃÂȘtés en ce lieu, aussi disposés à la joie qu'ont accoutumé de l'ÃÂȘtre de jeunes princes, ils aperçurent un petit bateau qui était arrÃÂȘté au milieu de la riviÚre, et, comme elle n'était pas large, ils distinguÚrent aisément dans ce bateau trois ou quatre femmes, et une entre autres qui leur sembla fort belle, qui était habillée magnifiquement, et qui regardait avec attention deux hommes qui pÃÂȘchaient auprÚs d'elle, Cette aventure donna une nouvelle joie à ces jeunes princes et à tous ceux de leur suite. Elle leur parut une chose de roman. Les uns disaient au duc de Guise qu'il les avait égarés exprÚs pour leur faire voir cette belle personne, les autres, qu'il fallait, aprÚs ce qu'avait fait le hasard, qu'il en devÃnt amoureux, et le duc d'Anjou soutenait que c'était lui qui devait ÃÂȘtre son amant. Enfin, voulant pousser l'aventure à bout, ils firent avancer dans la riviÚre de leurs gens à cheval, le plus avant qu'à se put; pour crier à cette dame que c'était monsieur d'Anjou qui eût bien voulu passer de l'autre cÎté de l'eau et qui priait qu'on le vÃnt prendre. Cette dame, qui était la princesse de Montpensier, entendant dire que le duc d'Anjou était là et ne doutant point, à la quantité des gens qu'elle voyait au bord de l'eau, que ce ne fût lui, fit avancer son bateau pour aller du cÎté oÃÂč il était. Sa bonne mine le lui fit bientÎt distinguer des autres, mais elle distingua encore plutÎt le duc de Guise. Sa vue lui apporta un trouble qui la fit un peu rougir et qui la fit paraÃtre aux yeux de ces princes dans une beauté qu'ils crurent surnaturelle. Le duc de Guise la reconnut d'abord, malgré le changement avantageux qui s'était fait en elle depuis les trois années qu'il ne lavait vue. Il dit au duc d'Anjou qui elle était, qui fut honteux d'abord de la liberté qu'il avait prise, mais voyant Mme de Montpensier si belle, et cette aventure lui plaisant si fort, il se résolut de l'achever, et aprÚs mille excuses et mille compliments, il inventa une affaire considérable, qu'il disait avoir au-delà de la riviÚre et accepta l'offre qu'elle lui fit de le passer dans son bateau. Il y entra seul avec le duc de Guise, donnant ordre à tous ceux qui les suivaient d'aller passer la riviÚre à un autre endroit et de les venir joindre à Champigny, que Mme de Montpensier leur dit qui n'était qu'à deux lieues de là . SitÎt qu'ils furent dans le bateau, le duc d'Anjou lui demanda à quoi ils devaient une si agréable rencontre et ce qu'elle faisait au milieu de la riviÚre. Elle lui répondit qu'étant partie de Champigny avec le prince son mari, dans le dessein de le suivre à la chasse, s'étant trouvée trop lasse, elle était venue sur le bord de la riviÚre oÃÂč la curiosité de voir prendre un saumon, qui avait donné dans un filet, l'avait fait entrer dans ce bateaux. M. de Guise ne se mÃÂȘlait point dans la conversation, mais, sentant réveiller vivement dans son coeur tout ce que cette princesse y avait autrefois fait naÃtre; il pensait en lui-mÃÂȘme qu'il sortirait difficilement de cette aventure sans rentrer dans ses liens. Ils arrivÚrent bientÎt au bord, oÃÂč ils trouvÚrent les chevaux et les écuyers de Mme de Montpensier, qui l'attendaient. Le duc d'Anjou et le duc de Guise lui aidÚrent à monter à cheval, oÃÂč elle se remit avec une grùce admirable. Pendant tout le chemin, elle les entretint agréablement de diverses choses. Ils ne furent pas moins surpris des charmes de son esprit qu'ils l'avaient été de sa beauté, et ils ne purent s'empÃÂȘcher de lui faire connaÃtre qu'ils en étaient extraordinairement surpris. Elle répondit à leurs louanges avec toute la modestie imaginable, mais un peu plus froidement à celles du duc de Guise, voulant garder une fierté qui l'empÃÂȘchait de fonder aucune espérance sur l'inclination qu'elle avait eue pour lui. En arrivant dans la premiÚre cour de Champigny, ils trouvÚrent le prince de Montpensier, qui ne faisait que de revenir de la chasse. Son étonnement fut grand de voir marcher deux hommes à cÎté de sa femme, mais il fut extrÃÂȘme quand, s'approchant de plus prÚs, il reconnut que c'était le duc d'Anjou et le duc de Guise. La haine qu'il avait pour le dernier, se joignant à sa jalousie naturelle, lui fit trouver quelque chose de si désagréable à voir ces princes avec sa femme, sans savoir comment ils s'y étaient trouvés, ni ce qu'ils venaient faire en sa maison, qu'il ne put cacher le chagrin qu'il en avait. Il en rejeta adroitement la cause sur la crainte de ne pouvoir recevoir un si grand prince selon sa qualité, et comme il l'eût bien souhaité. Le comte de Chabanes avait encore plus de chagrin de voir M. de Guise auprÚs de Mme de Montpensier, que M. de Montpensier n'en avait lui-mÃÂȘme. Ce que le hasard avait fait pour rassembler ces deux personnes lui semblait de si mauvais augure, qu'il pronostiquait aisément que ce commencement de roman ne serait pas sans suite. Mme de Montpensier fit, le soir, les honneurs de chez elle avec le mÃÂȘme agrément qu'elle faisait toutes choses. Enfin elle ne plut que trop à ses hÎtes. Le duc d'Anjou, qui était fort galant et fort bien fait, ne put voir une fortune si digne de lui sans la souhaiter ardemment Il fut touché du mÃÂȘme mal que M. de Guise et, feignant toujours des affaires extraordinaires, il demeura deux jours à Champigny, sans ÃÂȘtre obligé d'y demeurer que par les charmes de Mme de Montpensier, le prince son mari ne faisant point de violence pour l'y retenir. Le duc de Guise ne partit pas sans faire entendre à Mme de Montpensier qu'il était pour elle ce qu'il avait été autrefois, et, comme sa passion n'avait été sue de personne, il lui dit plusieurs fois devant tout le monde, sans ÃÂȘtre entendu que d'elle, que son coeur n'était point changé. Et lui et le duc d'Anjou partirent de Champigny avec beaucoup de regret. Ils marchÚrent longtemps tous deux dans un profond silence. Mais enfin le duc d'Anjou, s'imaginant tout d'un coup que ce qui faisait sa rÃÂȘverie, pouvait bien causer celle du duc de Guise, lui demanda brusquement s'il pensait aux beautés de la princesse de Montpensier. Cette demande si brusque, jointe à ce qu'avait déjà remarqué le duc de Guise des sentiments du duc d'Anjou, lui fit voir qu'il serait infailliblement son rival et qu'il était trÚs important de ne pas découvrir son amour à ce prince. Pour lui en Îter tout soupçon, il lui répondit en riant qu'il paraissait lui-mÃÂȘme si occupé de la rÃÂȘverie dont il l'accusait, qu'il n'avait pas jugé à propos de l'interrompre; que les beautés de la princesse de Montpensier n'étaient pas nouvelles pour lui; qu'il s'était accoutumé à en supporter l'éclat du temps qu'elle était destinée à ÃÂȘtre sa belle-soeur, mais qu'il voyait bien que tout le monde n'en était pas si peu ébloui. Le duc d'Anjou lui avoua qu'il n'avait encore rien vu qui lui parût comparable à cette jeune princesse et qu'il sentait bien que sa vue lui pourrait ÃÂȘtre dangereuse, s'il y était souvent exposé. Il voulut faire convenir le duc de Guise qu'il sentait la mÃÂȘme chose, mais ce duc, qui commençait à se faire une affaire sérieuse de son amour, n'en voulut rien avouer. Ces princes s'en retournÚrent à Loches, faisant souvent leur agréable conversation de l'aventure qui leur avait découvert la princesse de Montpensier. Ce ne fut pas un sujet de si grand divertissement dans Champigny. Le prince de Montpensier était mal content de tout ce qui était arrivé, sans qu'il en pût dire le sujet. Il trouvait mauvais que sa femme se fût trouvée dans ce bateau. Il lui semblait qu'elle avait reçu trop agréablement ces princes, et, ce qui lui déplaisait le plus, était d'avoir remarqué que le duc de Guise l'avait regardée attentivement. Il en connut dÚs ce moment une jalousie furieuse, qui le fit ressouvenir de l'emportement qu'il avait témoigné lors de son mariage, et il eut quelque pensée que, dÚs ce temps-là mÃÂȘme, il en était amoureux. Le chagrin que tous ces soupçons lui causÚrent donnÚrent de mauvaises heures à la princesse de Montpensier. Le comte de Chabanes, selon sa coutume, prit soin d'empÃÂȘcher qu'ils ne se brouillassent tout à fait, afin de persuader par là à la princesse combien la passion qu'il avait pour elle était sincÚre et désintéressée. Il ne put s'empÃÂȘcher de lui demander l'effet qu'avait produit en elle la vue du duc de Guise. Elle lui apprit quelle en avait été troublée par la honte du souvenir de l'inclination qu'elle lui avait autrefois témoignée; qu'elle l'avait trouvé beaucoup mieux fait qu'il n'était en ce temps-là , et que mÃÂȘme il lui avait paru qu'il voulait lui persuader qu'il l'aimait encore, mais elle l'assura, en mÃÂȘme temps, que rien ne pouvait ébranler la résolution qu'elle avait prise de ne s'engager jamais. Le comte de Chabanes eut bien de la joie d'apprendre cette résolution, mais rien ne le pouvait rassurer sur le duc de Guise. Il témoigna à la princesse qu'il appréhendait extrÃÂȘmement que les premiÚres impressions ne revinssent bientÎt, et il lui fit comprendre la mortelle douleur qu'il aurait, pour leur intérÃÂȘt commun, s'il la voyait un jour changer de sentiments. La princesse de Montpensier, continuant toujours son procédé avec lui, ne répondait presque pas à ce qu'il lui disait de sa passion et ne considérait toujours en lui que la qualité du meilleur ami du monde, sans lui vouloir faire l'honneur de prendre garde à celle d'amant. Les armées étant remises sur pied, tous les princes y retournÚrent, et le prince de Montpensier trouva bon que sa femme s'en vÃnt à Paris, pour n'ÃÂȘtre plus si proche des lieux oÃÂč se faisait la guerre. Les huguenots assiégÚrent la ville de Poitiers. Le duc de Guise s'y jeta pour la défendre et il y fit des actions qui suffiraient seules pour rendre glorieuse une autre vie que la sienne. Ensuite la bataille de Moncontour se donna. Le duc d'Anjou, aprÚs avoir pris Saint-Jean-dAngély, tomba malade, et quitta en mÃÂȘme temps l'armée, soit par la violence de son mal, soit par l'envie qu'il avait de revenir goûter le repos et les douceurs de Paris, oÃÂč la présence de la princesse de Montpensier n'était pas la moindre raison qui l'attirùt. L'armée demeura sous le commandement du prince de Montpensier, et, peu de temps aprÚs, la paix étant faite, toute la cour se trouva à Paris. La beauté de la princesse effaça toutes celles qu'on avait admirées jusques alors. Elle attira les yeux de tout le monde par les charmes de son esprit et de sa personne. Le duc d'Anjou ne changea pas à Paris les sentiments qu'il avait conçus pour elle à Champigny. Il prit un soin extrÃÂȘme de le lui faire connaÃtre par toutes sortes de soins; prenant garde toutefois à ne lui en pas rendre des témoignages trop éclatants, de peur de donner de la jalousie au prince son mari. Le duc de Guise acheva d'en devenir violemment amoureux, et voulant, par plusieurs raisons, tenir sa passion cachée, il se résolut de la lui déclarer d'abord, afin de s'épargner tous ces commencements qui font toujours naÃtre le bruit et l'éclat. Etant un jour chez la reine à une heure oÃÂč, il y avait trÚs peu de monde; la reine s'étant retirée pour parler d'affaires avec le cardinal de Lorraine, la princesse de Montpensier y arriva. Il se résolut de prendre ce moment pour lui parler, et, s'approchant d'elle Je vais vous surprendre, madame, lui dit il, et vous déplaire en vous apprenant que j'ai toujours conservé cette passion qui vous a été connue autrefois, mais qui s'est si fort augmentée en vous revoyant, que ni votre sévérité, ni la haine de M. le prince de Montpensier, ni la concurrence du premier prince du royaume, ne sauraient lui Îter un moment de sa violence. Il aurait été plus respectueux de vous la faire connaÃtre par mes actions que par mes paroles, mais, madame, mes actions l'auraient apprise à d'autres aussi bien qu'à vous et je souhaite que vous sachiez seule que je suis assez hardi pour vous adorer. La princesse fut d'abord si surprise et si troublée de ce discours, qu'elle ne songea pas à l'interrompre, mais ensuite, étant revenue à elle et commençant à lui répondre, le prince de Montpensier entra. Le trouble et l'agitation étaient peints sur le visage de la princesse, la vue de son mari acheva de l'embarrasser, de sorte quelle lui en laissa plus entendre que le duc de Guise ne lui en venait de dire. La reine sortit de son cabinet et le duc se retira pour guérir la jalousie de ce prince. La princesse de Montpensier trouva le soir dans l'esprit de son mari tout le chagrin imaginable. Il s'emporta contre elle avec des violences épouvantables, et lui défendit de parler jamais au duc de Guise. Elle se retira bien triste dans son appartement et bien occupée des aventures qui lui étaient arrivées ce jour-là . Le jour suivant, elle revit le duc de Guise chez la reine, mais il ne l'aborda pas et se contenta de sortir un peu aprÚs elle pour lui faire voir qu'il n'y avait que faire quand elle n'y était pas. Il ne se passait point de jour qu'elle ne reçût mille marques cachées de la passion de ce duc, sans qu'il essayùt de lui en parler que lorsqu'il ne pouvait ÃÂȘtre vu de personne Comme elle était bien persuadée de cette passion, elle commença, nonobstant toutes les résolutions quelle avait faites à Champigny, à sentir dans le fond de son coeur quelque chose de ce qui y avait été autrefois. [Le duc d'Anjou, de son cÎté, qui n'oubliait rien pour lui témoigner son amour en tous les lieux oÃÂč il la pouvait voir et qui la suivait continuellement chez la reine, sa mÚre, et la princesse, sa soeur, en était traité avec une rigueur étrange et capable de guérir toute autre passion que la sienne.] On découvrit, en ce temps-là , que cette princesse, qui fut depuis la reine de Navarre, eut quelque attachement pour le duc de Guise; et ce qui le fit découvrir davantage, fut le refroidissement qui parut du duc d'Anjou pour le duc de Guise. La princesse de Montpensier apprit cette nouvelle, qui ne lui fut pas indifférente et qui lui fit sentir qu'elle prenait plus d'intérÃÂȘt au duc de Guise qu'elle ne pensait. M. de Montpensier, son beau-pÚre, épousant alors Mlle de Guise, soeur de ce duc, elle était contrainte de le voir souvent dans les lieux oÃÂč les cérémonies des noces les appelaient l'un et l'autre. La princesse de Montpensier, ne pouvant plus souffrir qu'un homme que toute la France croyait amoureux de Madame, osùt lui dire qu'il l'était d'elle, et se sentant offensée et quasi affligée de s'ÃÂȘtre trompée elle-mÃÂȘme, un jour que le duc de Guise la rencontra chez sa soeur, un peu éloignée des autres et qu'il lui voulut parler de sa passion, elle l'interrompit brusquement et lui dit d'un ton de voix qui marquait sa colÚre - Je ne comprends pas qu'il faille, sur le fondement d'une faiblesse dont on a été capable à treize ans, avoir l'audace de faire l'amoureux d'une personne comme moi, et surtout quand on l'est d'une autre à la vue de toute la cour. Le duc de Guise, qui avait beaucoup d'esprit et qui était fort amoureux, n'eut besoin de consulter personne pour entendre tout ce que signifiait les paroles de la princesse. Il lui répondit avec beaucoup de respect - J'avoue, madame, que j'ai eu tort de ne pas mépriser l'honneur d'ÃÂȘtre beau-frÚre de mon roi plutÎt que de vous laisser soupçonner un moment que je pouvais désirer un autre coeur que le vÎtre, mais, si vous voulez me faire la grùce de m'écouter, je suis assuré de me justifier auprÚs de vous. La princesse de Montpensier ne répondit point, mais elle ne s'éloigna pas, et le duc de Guise, voyant quelle lui donnait l'audience qu'il souhaitait, lui apprit que; sans s'ÃÂȘtre attiré les bonnes grùces de Madame par aucun soin, elle l'en avait honoré; que, n'ayant nulle passion pour elle, il avait trÚs mal répondu à l'honneur qu'elle lui faisait, jusques à ce qu'elle lui eût donné quelque espérance de l'épouser; qu'à la vérité la grandeur oÃÂč ce mariage pouvait l'élever, l'avait obligé de lui rendre plus de devoirs et que c'était ce qui avait donné lieu au soupçon qu'en avaient eu le roi et le duc d'Anjou; que l'opposition de l'un ni de l'autre ne le dissuadait pas de son dessein, mais que, si ce dessein lui déplaisait, il l'abandonnait, dÚs l'heure mÃÂȘme, pour n'y penser de sa vie. Le sacrifice que le duc de Guise faisait à la princesse, lui fit oublier toute la rigueur et toute la colÚre avec laquelle elle avait commencé de lui parler. Elle changea de discours et se mit à l'entretenir de la faiblesse qu'avait eue Madame de l'aimer la premiÚre, et de l'avantage considérable qu'il recevrait en l'épousant. Enfin, sans rien dire d'obligeant au duc de Guise, elle lui fit revoir mille choses agréables qu'il avait trouvées autrefois en Mlle de MéziÚres. Quoiqu'ils ne se fussent point parlé depuis longtemps, ils se trouvÚrent accoutumés l'un à l'autre, et leurs coeurs se remirent aisément dans un chemin qui ne leur était pas inconnu. Ils finirent cette agréable conversation, qui laissa une sensible joie dans l'esprit du duc de Guise. La princesse n'en eut pas une petite de connaÃtre qu'il l'aimait véritablement. Mais quand elle fut dans son cabinet, quelles réflexions ne fit-elle point sur la honte de s'ÃÂȘtre laissé fléchir si aisément aux excuses du duc de Guise, sur l'embarras oÃÂč elle s'allait plonger en s'engageant dans une chose qu'elle avait regardée avec tant d'horreur et sur les effroyables malheurs oÃÂč la jalousie de son mari la pouvait jeter! Ces pensées lui firent faire de nouvelles résolutions, mais qui se dissipÚrent dÚs le lendemain par la vue du duc de Guise. Il ne manquait point de lui rendre un compte exact de ce qui se passait entre Madame et lui. La nouvelle alliance de leurs maisons lui donnait occasion de lui parler souvent. Mais il, n'avait pas peu de peine à la guérir de la jalousie que lui donnait la beauté de Madame; contre laquelle il n'y avait point de serment qui la pût rassurer. Cette jalousie servait à la princesse de Montpensier à défendre le reste de son coeur contre les soins du duc de Guise, qui en avait déjà gagné la plus grande partie. Le mariage du roi avec la fille de l'empereur Maximilien remplit la cour de fÃÂȘtes et de réjouissances. Le roi fit un ballet oÃÂč dansaient Madame et toutes les princesses. La princesse de Montpensier pouvait seule lui disputer le prix de la beauté. Le duc d'Anjou dansait, une entrée de Maures, et le duc de Guise, avec quatre autres, était de son entrée. Leurs habits étaient tous pareils, comme le sont d'ordinaire les habits de ceux qui dansent une mÃÂȘme entrée. La premiÚre fois que le ballet se dansa, le duc de Guise, devant que de danser, n'ayant pas encore son masque, dit quelques mots en passant à la princesse de Montpensier. Elle s'aperçut bien que le prince son mari y avait pris garde, ce qui la mit en inquiétude. Quelque temps aprÚs, voyant le duc d'Anjou avec son masque et son habit de Maure qui venait pour lui parler, troublée de son inquiétude, elle crut que c'était encore le duc de Guise et, s'approchant de lui - N'ayez, des yeux ce soir que pour Madame, lui dit-elle, je n'en serai point jalouse, je vous l'ordonne, on m'observe, ne m'approchez plus. Elle se retira sitÎt qu'elle eut achevé ces paroles. Le duc d'Anjou en demeura accablé comme d'un coup de tonnerre. Il vit dans ce moment qu'il avait un rival aimé. Il comprit, par le nom de Madame, que ce rival était le duc de Guise, et il ne put douter que la princesse sa soeur ne fût le sacrifice qui avait tendu la princesse de Montpensier favorable aux voeux de son rival. La jalousie, le dépit et la rage, se joignant à la haine qu'il avait déjà pour lui, firent dans son ùme tout ce qu'on peut imaginer de plus violent, et il eût donné sur l'heure quelque marque sanglante de son désespoir, si la dissimulation qui lui était naturelle ne fût venue à son secours et ne l'eût obligé, par des raisons puissantes, en l'état qu'étaient les choses, à ne rien entreprendre contre le duc de Guise. Il ne put toutefois se refuser le plaisir de lui apprendre qu'il savait le secret de son amour; et, l'abordant en sortant de la salle oÃÂč l'on avait dansé - C'est trop, lui dit-il, d'oser lever les yeux jusques à ma soeur et de m'Îter ma maÃtresse. La considération du roi m'empÃÂȘche d'éclater, mais souvenez-vous que la perte de votre vie sera peut-ÃÂȘtre la moindre chose dont je punirai quelque jour votre témérité. La fierté du duc de Guise n'était pas accoutumée à de telles menaces. Il ne put néanmoins y répondre, parce que le roi, qui sortait en ce moment, les appela tous deux, mais elles gravÚrent dans son coeur un désir de vengeance qu'il travailla toute sa vie à satisfaire. DÚs le mÃÂȘme soir, le duc d'Anjou lui rendit toutes sortes de mauvais offices auprÚs du roi. Il lui persuada que jamais Madame ne consentirait d'ÃÂȘtre mariée avec le roi de Navarre avec qui on proposait de la marier, tant que l'on souffrirait que le duc de Guise l'approchùt, et qu'il était honteux de souffrir qu'un de ses sujets, pour satisfaire à sa vanité, apportùt de l'obstacle à une chose qui devait donner la paix à la France. Le roi avait déjà assez d'aigreur contre le duc de Guise. Ce discours l'augmenta si fort que, le voyant le lendemain comme il se présentait pour entrer au bal chez la reine, paré d'un nombre infini de pierreries, mais plus paré encore de sa bonne mine, il se mit à l'entrée de la porte et lui demanda brusquement oÃÂč il allait. Le duc, sans s'étonner, lui dit qu'il venait pour lui rendre ses trÚs humbles services; à quoi le roi répliqua qu'il n'avait pas besoin de ceux qu'il lui rendait, et se tourna sans le regarder. Le duc de Guise ne laissa pas d'entrer dans la salle, outré dans le coeur, et contre le roi, et contre le duc d'Anjou. Mais sa douleur augmenta sa fierté naturelle et, par une maniÚre de dépit, il s'approcha beaucoup plus de Madame qu'il n'avait accoutumé; joint que ce que lui avait dit le duc d'Anjou de la princesse de Montpensier l'empÃÂȘchait de jeter les yeux sur elle. Le duc d'Anjou les observait soigneusement l'un et l'autre. Les yeux de cette princesse laissaient voir malgré elle quelque chagrin lorsque le duc de Guise parlait à Madame. Le duc d'Anjou, qui avait compris par ce quelle lui avait dit en le prenant pour M. de Guise, qu'elle avait de la jalousie, espéra de les brouiller et, se mettant auprÚs d'elle C'est pour votre intérÃÂȘt, madame, plutÎt que pour le mien, lui dit-il, que je m'en vais vous apprendre que le duc de Guise ne mérite pas que vous l'ayez choisi à mon préjudice. Ne m'interrompez point, je vous prie, pour me dire le contraire d'une vérité que je ne sais que trop. Il vous trompe, madame, et vous sacrifie à ma soeur, comme il vous l'a sacrifiée. C'est un homme qui n'est capable que d'ambition mais, puisqu'il a eu le bonheur de vous plaire, c'est assez. Je ne m'opposerai point à une fortune que je méritais, sans doute, mieux que lui. Je men rendrais indigne si je m'opiniùtrais davantage à la conquÃÂȘte d'un coeur qu'un autre possÚde. C'est trop de n'avoir pu attirer que votre indifférence. Je ne veux pas y faire succéder la haine en vous importunant plus longtemps de la plus fidÚle passion qui fut jamais. Le duc d'Anjou, qui était effectivement touché d'amour et de douleur, put à peine achever ces paroles, et, quoiqu'il eût commencé son discours dans un esprit de dépit et de vengeance, il s'attendrit, en considérant la beauté de la princesse et la perte qu'il faisait en perdant l'espérance d'en ÃÂȘtre aimé, de sorte que, sans attendre sa réponse, il sortit du bal, feignant de se trouver mal, et s'en alla chez lui rÃÂȘver à son malheur. La princesse de Montpensier demeura affligée et troublée, comme on se le peut imaginer. Voir sa réputation et le secret de sa vie entre les mains d'un prince qu'elle avait maltraité et apprendre par lui, sans pouvoir en douter, qu'elle était trompée par son amant, étaient des choses peu capables de lui laisser la liberté d'esprit que demandait un lieu destiné à la joie. Il fallut pourtant demeurer en ce lieu et aller souper ensuite chez la duchesse de Montpensier, sa belle-mÚre, qui l'emmena avec elle. Le duc de Guise, qui mourait d'impatience de lui conter ce que lui avait dit le duc d'Anjou le jour précédent, la suivit chez sa soeur. Mais quel fut son étonnement lorsque, voulant entretenir cette belle princesse, il trouva qu'elle ne lui parlait que pour lui faire des reproches épouvantables! Et le dépit lui faisait faire ces reproches si confusément, qu'il n'y pouvait rien comprendre, sinon qu'elle l'accusait d'infidélité et de trahison. Accablé de désespoir de trouver une si grande augmentation de douleur oÃÂč il avait espéré de se consoler de tous ses ennuis et aimant cette princesse avec une passion qui ne pouvait plus le laisser vivre dans l'incertitude d'en ÃÂȘtre aimé, il se détermina tout d'un coup - Vous serez satisfaite, madame, lui dit-il. Je m'en vais faire pour vous ce que toute la puissance royale n'aurait pu obtenir de moi. Il men coûtera ma fortune, mais c'est peu de chose pour vous satisfaire. Sans demeurer davantage chez la duchesse sa soeur, il s'en alla trouver, à l'heure mÃÂȘme, les cardinaux, ses oncles et, sur le prétexte du mauvais traitement qu'il avait reçu du roi, il leur fit voir une si grande nécessité pour sa fortune à faire paraÃtre qu'il n'avait aucune pensée d'épouser Madame, qu'il les obligea à conclure son mariage avec la princesse de Portien, duquel on avait déjà parlé. La nouvelle de ce mariage fut aussitÎt sue par tout Paris. Tout le monde fut surpris, et la princesse de Montpensier en fut touchée de joie et de douleur. Elle fut bien aise de voir par là le pouvoir qu'elle avait sur le duc de Guise et elle fut fùchée en mÃÂȘme temps de lui avoir fait abandonner une chose aussi avantageuse que le mariage de Madame. Le duc de Guise, qui voulait au moins que l'amour le récompensùt de ce qu'il perdait du cÎté de la fortune, pressa la princesse de lui donner une audience particuliÚre pour s'éclaircir des reproches injustes qu'elle lui avait faits. Il obtint qu'elle se trouverait chez la duchesse de Montpensier, sa soeur, à une heure que cette duchesse n'y serait pas et qu'il pourrait l'entretenir en particulier. Le duc de Guise eut la joie de se pouvoir jeter à ses pieds, de lui parler en liberté de sa passion et de lui dire ce qu'il avait souffert de ses soupçons. La princesse ne pouvait s'Îter de l'esprit ce que lui avait dit le duc d'Anjou, quoique le procédé du duc de Guise la dût absolument rassurer. Elle lui apprit le juste sujet qu'elle avait de croire qu'il l'avait trahie, puisque le duc d'Anjou savait ce qu'il ne pouvait avoir appris que de lui. Le duc de Guise ne savait par oÃÂč se défendre et était aussi embarrassé que la princesse de Montpensier à deviner ce qui avait pu découvrir leur intelligence. Enfin, dans la suite de leur conversation, comme elle lui remontrait qu'il avait eu tort de précipiter son mariage avec la princesse de Portien et d'abandonner celui de Madame, qui lui était si avantageux, elle lui dit qu'il pouvait bien juger qu'elle n'en eût eu aucune jalousie, puisque, le jour du ballet, elle-mÃÂȘme l'avait conjuré de n'avoir des yeux que pour Madame. Le duc de Guise lui dit qu'elle avait eu l'intention de lui faire ce commandement, mais qu'assurément elle ne [le] lui avait pas fait. La princesse lui soutint le contraire. Enfin, à force de disputer et d'approfondir, ils trouvÚrent qu'il fallait qu'elle se fût trompée dans la ressemblance des habits et qu'elle-mÃÂȘme eût appris au duc d'Anjou ce qu'elle accusait le duc de Guise de lui avoir appris. Le duc de Guise, qui était presque justifié dans son esprit par son mariage, le fut entiÚrement par cette conversation. Cette belle princesse ne put refuser son coeur. à un homme qui l'avait possédé autrefois et qui venait de tout abandonner pour elle. Elle consentit donc à recevoir ses voeux et lui permit de croire qu'elle n'était pas insensible à sa passion. L'arrivée de la duchesse de Montpensier, sa belle-mÚre, finit cette conversation et empÃÂȘcha le duc de Guise de lui faire voir les transports de sa joie. Quelque temps aprÚs, la cour sen allant à Blois, oÃÂč la princesse de Montpensier la suivit, le mariage de Madame avec le roi de Navarre y fut conclu. Le duc de Guise, ne connaissant plus de grandeur ni de bonne fortune que celle d'ÃÂȘtre aimé de la princesse, vit avec joie la conclusion de ce mariage, qui l'aurait comblé de douleur dans un autre temps. Il ne pouvait si bien cacher son amour que le prince de Montpensier n'en entrevÃt quelque chose, lequel, n'étant plus maÃtre de sa jalousie, ordonna à la princesse sa femme de s'en aller à Champigny. Ce commandement lui fut bien rude; il fallut pourtant obéir. Elle trouva moyen de dire adieu en particulier au duc de Guise, mais elle se trouva bien embarrassée à lui donner des moyens sûrs pour lui écrire. Enfin, aprÚs avoir bien cherché, elle jeta les yeux sur le comte de Chabanes, qu'elle comptait toujours pour son ami, sans considérer qu'il était son amant. Le duc de Guise, qui savait à quel point ce comte était ami du prince de Montpensier, fut épouvanté qu'elle le choisit pour son confident, mais elle lui répondu si bien de sa fidélité, qu'elle le rassura. Il se sépara d'elle avec toute la douleur que peut causer l'absence d'une personne que l'on aime passionnément. Le comte de Chabanes, qui avait toujours été malade à Paris pendant le séjour de la princesse de Montpensier à Blois, sachant qu'elle s'en allait à Champigny, la fut trouver sur le chemin pour s'en aller avec elle. Elle lui fit mille caresses et mille amitiés et lui témoigna une impatience extraordinaire de s'entretenir en particulier, dont il fut d'abord charmé. Mais quel fut son étonnement et sa douleur, quand il trouva que cette impatience n'allait qu'à lui conter qu'elle était passionnément aimée du duc de Guise et qu'elle l'aimait de la mÃÂȘme sorte! Son étonnement et sa douleur ne lui permirent pas de répondre. La princesse, qui était pleine de sa passion et qui trouvait un soulagement extrÃÂȘme à lui en parler, ne prit pas garde à son silence et se mit à lui conter jusques aux plus petites circonstances de son aventure. Elle lui dit comme le duc de Guise et elles étaient convenus de recevoir par son moyen les lettres qu'ils devaient s'écrire, Ce fut le dernier coup pour le comte de Chabanes de voir que sa maÃtresse voulait qu'il servÃt son rival et qu'elle lui en faisait la proposition comme d'une chose qui lui devait ÃÂȘtre agréable. Il était si absolument maÃtre de lui-mÃÂȘme, qu'il lui cacha tous ses sentiments. Il lui témoigna seulement la surprise oÃÂč il était de voir en elle un si grand changement. Il espéra d'abord que ce changement, qui lui Îtait toutes ses espérances, lui Îterait aussi toute sa passion, mais il trouva cette princesse si charmante, sa beauté naturelle étant encore de beaucoup augmentée par une certaine grùce que lui avait donnée l'air de la cour, qu'il sentit qu'il l'aimait plus que jamais. Toutes les confidences qu'elle lui faisait sur la tendresse et sur la délicatesse de ses sentiments pour le duc de Guise, lui faisaient voir le prix du coeur de cette princesse et lui donnaient un désir de le posséder. Comme sa passion était la plus extraordinaire du monde, elle produisit l'effet du monde le plus extraordinaire, car elle le fit résoudre de porter à sa maÃtresse les lettres de son rival. L'absence du duc de Guise donnait un chagrin mortel à la princesse de Montpensier; et, n'espérant de soulagement que par ses lettres, elle tourmentait incessamment le comte de Chabanes pour savoir s'il n'en recevait point et se prenait quasi à lui de n'en avoir pas assez tÎt. Enfin, il en reçut par un gentilhomme du duc de Guise et il les lui apporta à l'heure mÃÂȘme, pour ne lui retarder pas sa joie d'un moment. Celle qu'elle eut de les recevoir fut extrÃÂȘme. Elle ne prit pas le soin de la lui cacher et lui fit avaler à longs traits tout le poison imaginable en lui lisant ces lettres et la réponse tendre et galante qu'elle y faisait. Il porta cette réponse au gentilhomme avec la mÃÂȘme fidélité avec laquelle il avait rendu la lettre à la princesse, mais avec plus de douleur. Il se consola pourtant un peu dans la pensée que cette princesse ferait quelque réflexion sur ce qu'il faisait pour elle et qu'elle lui en témoignerait de la reconnaissance. La trouvant de jour en jour plus rude pour lui, par le chagrin qu'elle avait d'ailleurs, il prit la liberté de la supplier de penser un peu à ce qu'elle lui faisait souffrir. La princesse, qui n'avait dans la tÃÂȘte que le duc de Guise et qui ne trouvait que lui seul digne de l'adorer, trouva si mauvais qu'un autre que lui osùt penser à elle, qu'elle maltraita bien plus le comte de Chabanes en cette occasion qu'elle n'avait fait la premiÚre fois qu'il lui avait parlé de son amour. Quoique sa passion, aussi bien que sa patience, fût extrÃÂȘme et à toutes épreuves, il quitta la princesse et s'en alla chez un de ses amis, dans le voisinage de Champigny, d'oÃÂč il lui écrivit avec toute la rage que pouvait causer un si étrange procédé, mais néanmoins avec tout le respect qui était dû à sa qualité, et, par sa lettre, il lui disait un éternel adieu. La princesse commença à se repentir d'avoir si peu ménagé un homme sur qui elle avait tant de pouvoir; et, ne pouvant se résoudre à le perdre, non seulement à cause de l'amitié qu'elle avait pour lui, mais aussi par l'intérÃÂȘt de son amour, pour lequel il lui était tout à fait nécessaire, elle lui manda qu'elle voulait absolument lui parler encore une fois et aprÚs cela; qu'elle le laissait libre de faire ce qu'il lui plairait. L'on est bien faible quand on est amoureux. Le comte revint et, en moins d'une heure, la beauté de la princesse de Montpensier, son esprit et quelques paroles obligeantes le rendirent plus soumis qu'il n'avait jamais été, et il lui donna mÃÂȘme des lettres du duc de Guise qu'il venait de recevoir. Pendant ce temps, l'envie qu'on eut à la cour d'y faire venir les chefs du parti huguenot, pour cet horrible dessein qu'on exécuta le jour de la S. Barthélemy, fit que le roi, pour les mieux tromper, éloigna de lui tous les princes de la maison de Bourbon et tous ceux de la maison de Guise. Le prince de Montpensier s'en retourna à Champigny pour achever d'accabler la princesse sa femme par sa présence. Le duc de Guise s'en alla à la campagne chez le cardinal de Lorraine, son oncle. L'amour et l'oisiveté mirent dans son esprit un si violent désir de voir la princesse de Montpensier, que, sans considérer ce qu'il hasardait pour elle et pour lui, il feignit un voyage et, laissant tout son train dans une petite ville, il prit avec lui ce seul gentilhomme qui avait déjà fait plusieurs voyages à Champigny et il s'y en alla en poste. Comme il n'avait point d'autre adresse que celle du comte de Chabanes, il lui fit écrire un billet par ce mÃÂȘme gentilhomme par lequel ce gentilhomme le priait de le venir trouver en un lieu qu'il lui marquait. Le comte de Chabanes, croyant que c'était seulement pour recevoir des lettres du duc de Guise, l'alla trouver, mais il fut extrÃÂȘmement surpris quand il vit le duc de Guise et il n'en fut pas moins affligé. Ce duc, occupé de son dessein, ne prit non plus garde à l'embarras du comte que la princesse de Montpensier avait fait à son silence lorsqu'elle lui avait conté son amour. Il se mit à lui exagérer sa passion et à lui faire comprendre qu'il mourrait infailliblement, s'il ne lui faisait obtenir de la princesse la permission de la voir. Le comte de Chabanes lui répondit froidement qu'il dirait à cette princesse tout ce qu'il souhaitait qu'il lui dÃt et qu'il viendrait lui en rendre réponse. Il s'en retourna à Champigny, combattu de ses propres sentiments, mais avec une violence qui lui Îtait quelquefois toute sorte de connaissance. Souvent il prenait résolution de renvoyer le duc de Guise sans le dire à la princesse de Montpensier, mais la fidélité exacte qu'il lui avait promise, changeait aussitÎt sa résolution. Il arriva auprÚs d'elle sans savoir ce qu'il devait faire; et, apprenant que le prince de Montpensier était à la chasse, il alla droit à l'appartement de la princesse qui, le voyant troublé, fit retirer aussitÎt ses femmes pour savoir le sujet de ce trouble. Il lui dit, en se modérant le plus qu' lui fut possible, que le duc de Guise était à une lieue de Champigny et qu'il souhaitait passionnément de la voir. La princesse fit un grand cri à cette nouvelle, et son embarras ne fut guÚre moindre que celui du comte. Son amour lui présenta d'abord la joie qu'elle aurait de voir un homme qu'elle aimait si tendrement. Mais, quand elle pensa combien cette action était contraire à sa vertu et qu'elle ne pouvait voir son amant qu'en le faisant entrer la nuit chez elle à l'insu de son mari, elle se trouva dans une extrémité épouvantable. Le comte de Chabanes attendait sa réponse comme une chose qui allait décider de sa vie ou de sa mort. Jugeant de l'incertitude de la princesse par son silence, il prit la parole pour lui représenter tous les périls oÃÂč elle s'exposerait par cette entrevue. Et, voulant lui faire voir qu'il ne lui tenait pas ce discours pour ses intérÃÂȘts, il lui dit - Si aprÚs tout ce que je viens de vous représenter, Madame, votre passion est la plus forte et que vous désiriez voir le duc de Guise, que ma considération ne vous en empÃÂȘche point, si celle de votre intérÃÂȘt ne le fait pas. Je ne veux point priver d'une si grande satisfaction une personne que j'adore, ni ÃÂȘtre cause qu'elle cherche des personnes moins fidÚles que moi pour se la procurer. Oui, madame, si vous le voulez, j'irai quérir le duc de Guise dÚs ce soir; car il est trop périlleux de le laisser plus longtemps oÃÂč il est, et je l'amÚnerai dans votre appartement. - Mais par oÃÂč et comment? interrompit la princesse. - Ah! Madame, s'écria le comte, c'en est fait, puisque vous ne délibérez plus que sur les moyens. Il viendra, madame, ce bienheureux amant. Je l'amÚnerai par le parc; donnez ordre seulement à celle de vos femmes à qui vous vous fiez le plus, qu'elle baisse, précisément à minuit, le petit pont-levis qui donne de votre antichambre dans le parterre, et ne vous inquiétez pas du reste. En achevant ces paroles, il se leva; et, sans attendre d'autre consentement de la princesse de Montpensier, il remonta à cheval et vint trouver le duc de Guise qui l'attendait avec une impatience extrÃÂȘme. La princesse de Montpensier demeura si troublée, qu'elle fut quelque temps sans revenir à elle. Son premier mouvement fut de faire rappeler le comte de Chabanes pour lui défendre d'amener le duc de Guise, mais elle n'en eut pas la force. Elle pensa que, sans le rappeler, elle n'avait qu'à ne point faire abaisser le pont. Elle crut qu'elle continuerait dans cette résolution. Quand l'heure de l'assignation approcha, elle ne put résister davantage à l'envie de voir un amant qu'elle croyait si digne d'elle, et elle instruisit une de ses femmes de tout ce qu'il fallait faire pour introduire le duc de Guise dans son appartement. Cependant, et ce duc, et le comte de Chabanes, approchaient de Champigny, mais dans un état bien différent. Le duc abandonnait son ùme à la joie et à tout ce que l'espérance inspire de plus agréable, et le comte s'abandonnait à un désespoir et à une rage qui le poussÚrent mille fois à donner de son épée au travers du corps de son rival. Enfin ils arrivÚrent au parc de Champigny, oÃÂč ils laissÚrent leurs chevaux à l'écuyer du duc de Guise, et, passant par des brÚches qui étaient aux murailles, ils vinrent dans le parterre. Le comte de Chabanes, au milieu de son désespoir, avait toujours quelque espérance que la raison reviendrait à la princesse de Montpensier et qu'elle prendrait enfin la résolution de ne point voir le duc de Guise. Quand il vit ce petit pont abaissé, ce fut alors qu'il ne put douter du contraire, et ce fut aussi alors qu'il fut tout prÃÂȘt à se porter aux derniÚres extrémités. Mais, venant à penser que, s'il faisait du bruit, il serait ouï apparemment du prince de Montpensier, dont l'appartement donnait sur le mÃÂȘme parterre, et que tout ce désordre tomberait ensuite sur la personne qu'il aimait le plus, sa rage se calma à l'heure mÃÂȘme, et il acheva de conduire le duc de Guise aux pieds de sa princesse. Il ne put se résoudre à ÃÂȘtre témoin de leur conversation, quoique la princesse lui témoignùt le souhaiter, et qu'il l'eût bien souhaité lui-mÃÂȘme. Il se retira dans un petit passage qui était du cÎté de l'appartement du prince de Montpensier, ayant dans l'esprit les plus tristes pensées qui aient jamais occupé l'esprit d'un amant. Cependant, quelque peu de bruit qu'ils eussent fait en passant sur le pont, le prince de Montpensier qui, par malheur, était éveillé dans ce moment l'entendit et fit lever un de ses valets de chambre pour voir ce que c'était. Le valet de chambre mit la tÃÂȘte à la fenÃÂȘtre et, au travers de l'obscurité de la nuit, il aperçut que le pont était abaissé. Il en avertit son maÃtre qui lui commanda en mÃÂȘme temps d'aller dans le parc voir ce que ce pouvait ÃÂȘtre. Un moment aprÚs, il se leva lui-mÃÂȘme, étant inquiété de ce qu'il lui semblait avoir ouï marcher quelqu'un, et il s'en vint droit à l'appartement de la princesse, sa femme, qui répondait sur le pont. Dans le moment qu'il approchait de ce petit passage oÃÂč était le comte de Chabanes, la princesse de Montpensier, qui avait quelque honte de se trouver seule avec le duc de Guise, pria plusieurs fois le comte d'entrer dans sa chambre. Il s'en excusa toujours et, comme elle l'en pressait davantage, possédé de rage et de fureur, il lui répondit si haut, qu'il fut ouï du prince de Montpensier, mais si confusément que ce prince entendit seulement la voix d'un homme, sans distinguer celle du comte. Une pareille aventure eût donné de l'emportement à un esprit, et plus tranquille, et moins jaloux. Aussi mit-elle d'abord l'excÚs de la rage et de la fureur, dans celui du prince. Il heurta aussitÎt à la porte avec impétuosité et, criant pour se faire ouvrir il donna la plus cruelle surprise du monde à la princesse, au duc de Guise et au comté de Chabanes. [Ce] dernier, entendant la voix du prince, comprit d'abord qu'il était impossible de l'empÃÂȘcher de croire qu'il n'y eût quelqu'un dans la chambre de la princesse sa femme et, la grandeur de sa passion lui montrant en ce moment que, s'il y trouvait le duc de Guise, Mme de Montpensier aurait la douleur de le voir tuer à ses yeux et que la vie mÃÂȘme de cette princesse ne serait pas en sûreté, il se résolut, par une générosité sans exemple, de s'exposer pour sauver une maÃtresse ingrate et un rival aimé. Pendant que le prince de Montpensier donnait mille coups à la porte, il vint au duc de Guise, qui ne savait quelle résolution prendre, et il le mit entre les mains de cette femme de Mme de Montpensier qui l'avait fait entrer par le pont, pour le faire sortir par le mÃÂȘme lieu, pendant qu'il s'exposerait à la fureur du prince. A peine le duc était hors l'antichambre que le prince, ayant enfoncé la porte du passage, entra dans la chambre comme un homme possédé de fureur et qui cherchait sur qui la faire éclater. Mais quand il ne vit que le comte de Chabanes, et qu'il le vit immobile, appuyé sur la table, avec un visage oÃÂč la tristesse était peinte, il demeura immobile lui-mÃÂȘme et la surprise de trouver, et seul, et la nuit, dans la chambre de sa femme l'homme du monde qu'il aimait le mieux, le mit hors d'état de pouvoir parler. La princesse était à demi évanouie sur des carreaux et jamais peut-ÃÂȘtre la fortune n'a mis trois personnes en des états si pitoyables. Enfin le prince de Montpensier, qui ne croyait pas voir ce qu'il voyait, et qui voulait démÃÂȘler ce chaos oÃÂč il venait de tomber, adressant la parole au comte, d'un ton qui faisait voir qu'il avait encore de l'amitié pour lui - Que vois-je? lui dit-il. Est-ce une illusion ou une vérité? Est-il possible qu'un homme que j'ai aimé si chÚrement choisisse ma femme entre toutes les autres femmes pour la séduire? Et vous, Madame, dit-il à la princesse en se tournant de son cÎté, n'était-ce point assez de m'Îter votre coeur et mon honneur, sans m'Îter le seul homme qui me pouvait consoler de ces malheurs? Répondez-moi l'un ou l'autre, leur dit-il, et éclaircissez-moi d'une aventure que je ne puis croire telle qu'elle me paraÃt. La princesse n'était pas capable de répondre et le comte de Chabanes ouvrit plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler - Je suis criminel à votre égard, lui dit-il enfin, et indigne de l'amitié que vous avez eue pour moi, mais ce n'est pas la maniÚre que vous pouvez vous l'imaginer. Je suis plus malheureux que vous et plus désespéré. Je ne saurais vous en dire davantage. Ma mort vous vengera et, si vous voulez me la donner tout à l'heure, vous me donnerez la seule chose qui peut m'ÃÂȘtre agréable. Ces paroles, prononcées avec une douleur mortelle et avec un air qui marquait son innocence, au lieu d'éclaircir le prince de Montpensier, lui persuadaient de plus en plus qu'il y avait quelque mystÚre dans cette aventure, qu'il ne pouvait deviner, et, son désespoir s'augmentant par cette incertitude - Otez-moi la vie vous-mÃÂȘme, lui dit-il, ou donnez-moi l'éclaircissement de vos paroles; je n'y comprends rien. Vous devez cet éclaircissement à mon amitié. Vous le devez à ma modération, car tout autre que moi aurait déjà vengé sur votre vie un affront si sensible. - Les apparences sont bien fausses, interrompit le comte. - Ah! c'est trop, répliqua le prince; il faut que je me venge et puis je m'éclaircirai à loisir. En disant ces paroles, il s'approcha du comte de Chabanes avec l'action d'un homme emporté de rage. La princesse, craignant quelque malheur ce qui ne pouvait pourtant pas arriver, son mari n'ayant point d'épée, se leva pour se mettre entre-deux. La faiblesse oÃÂč elle était la fit succomber à cet effort et, comme elle approchait de son mari, elle tomba évanouie à ses pieds. Le prince fut encore plus touché de cet évanouissement qu'il n'avait été de la tranquillité oÃÂč il avait trouvé le comte lorsqu'il s'était approché de lui; et, ne pouvant plus soutenir la vue de deux personnes qui lui donnaient des mouvements si tristes, il tourna la tÃÂȘte de l'autre cÎté et se laissa tomber sur le lit de sa femme, accablé d'une douleur incroyable. Le comte de Chabanes, pénétré de repentir d'avoir abusé d'une amitié dont il recevait tant de marques et ne trouvant pas qu'il pût jamais réparer ce qu'il venait de faire, sortit brusquement de la chambre et, passant par l'appartement du prince dont il trouva les portes ouvertes, il descendit dans la cour. Il se fit donner des chevaux et s'en alla dans la campagne, guidé par son seul désespoir. Cependant le prince de Montpensier, qui voyait que la princesse ne revenait point de son évanouissement, la laissa entre les mains de ses femmes et se retira dans sa chambre avec une douleur mortelle. Le duc de Guise, qui était sorti heureusement du parc, sans savoir quasi ce qu'il faisait tant il était troublé, s'éloigna de Champigny de quelques lieues, mais il ne put s'éloigner davantage sans savoir des nouvelles de la princesse. Il s'arrÃÂȘta dans une forÃÂȘt et envoya son écuyer pour apprendre du comte de Chabanes ce qui était arrivé de cette terrible aventure. L'écuyer ne trouva point le comte de Chabanes, mais il apprit d'autres personnes que la princesse de Montpensier était extraordinairement malade. L'inquiétude du duc de Guise fut augmentée par ce que lui dit son écuyer et, sans la pouvoir soulager, il fut contraint de s'en retourner trouver ses oncles pour ne pas donner de soupçon par un plus long voyage. L'écuyer du duc de Guise lui avait rapporté la vérité, en lui disant que Mme de Montpensier était extrÃÂȘmement, malade, car il était vrai que, sitÎt que les femmes l'eurent mise dans son lit, la fiÚvre lui prit si violemment et avec des rÃÂȘveries si horribles que, dÚs le second jour, l'on craignit pour sa vie. Le prince feignit d'ÃÂȘtre malade, afin qu'on ne s'étonnùt de ce qu'il n'entrait pas dans la chambre de sa femme. L'ordre qu'il reçut de s'en retourner à la cour, oÃÂč l'on rappelait tous les princes catholiques pour exterminer les huguenots, le tira de l'embarras oÃÂč il était. Il s'en alla à Paris, en sachant ce qu'il avait à espérer ou à craindre du mal de la princesse sa femme. Il n'y fut pas sitÎt arrivé qu'on commença d'attaquer les huguenots en la personne d'un de leurs chefs, l'amiral de Chùtillon et, deux joues aprÚs, l'on fit cet horrible massacre, si renommé par toute l'Europe. Le pauvre comte de Chabanes, qui s'était venu cacher dans l'extrémité de l'un des faubourgs de Paris pour s'abandonner entiÚrement à sa douleur, fut enveloppé dans la mine des huguenots. Les personnes chez qui il s'était retiré, l'ayant reconnu et s'étant souvenues qu'on l'avait soupçonné d'ÃÂȘtre de ce parti, le massacrÚrent cette mÃÂȘme nuit qui fut si funeste à tant de gens. Le matin, le prince de Montpensier, allant donner quelques ordres hors la ville, passa dans la rue oÃÂč était le corps de Chabanes. Il fut d'abord saisi d'étonnement à ce pitoyable spectacle; ensuite son amitié se réveillant, elle lui donna de la douleur, mais le souvenir de l'offense qu'il croyait avoir reçue du comte lui donna enfin de la joie, et il fut bien aise de se voir vengé par les mains de la fortune. Le duc de Guise, occupé du désir de venger la mort de son pÚre et, peu aprÚs, rempli de la joie de l'avoir vengée, laissa peu à peu éloigner de son ùme le soin d'apprendre des nouvelles de la princesse de Montpensier, et, trouvant la marquise de Noirmoutier, personne de beaucoup d'esprit et de beauté, et qui donnait plus d'espérance que cette princesse, il s'y attacha entiÚrement et l'aima avec une passion démesurée et qui lui dura jusques à la mort. Cependant, aprÚs que le mal de Mme de Montpensier fut venu au dernier point, il commença à diminuer. La raison lui revint et, se trouvant un peu soulagé par l'absence du prince son mari, elle donna quelque espérance de sa vie. Sa santé revenait pourtant avec grande peine, par le mauvais état de son esprit; et son esprit fut travaillé de nouveau, quand elle se souvint qu'elle n'avait eu aucune nouvelle du duc de Guise pendant toute sa maladie. Elle s'enquit de ses femmes si elles n'avaient vu personne, si elles n'avaient point de lettres, et, ne trouvant rien de ce qu'elle eût souhaité, elle se trouva la plus malheureuse du monde d'avoir tout hasardé pour un homme qui l'abandonnait. Ce lui fut encore un nouvel accablement d'apprendre la mort du comte de Chabanes, qu'elle sut bientÎt par les soins du prince son mari. L'ingratitude du duc de Guise lui fit sentir plus vivement la perte d'un homme dont elle connaissait si bien la fidélité. Tant de déplaisirs si pressants la remirent bientÎt dans un état aussi dangereux que celui dont elle était sortie. Et, comme Mme de Noirmoutier était une personne qui prenait autant de soin de faire éclater ses galanteries que les autres en prennent de les cacher, celles de M. de Guise et d'elle étaient si publiques que, tout éloignée et toute malade qu'était la princesse de Montpensier, elle les apprit de tant de cÎtés qu'elle n'en put douter. Ce fut le coup mortel pour sa vie. Elle ne put résister à la douleur d'avoir perdu l'estime de son mari, le coeur de son amant et le plus parfait ami qui fut jamais. Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son ùge, une des plus belles princesses du monde, et qui aurait été sans doute la plus heureuse, si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions. Zaïde Histoire espagnole PremiÚre partie L'Espagne commençait à s'affranchir de la domination des Maures. Ses peuples, qui s'étaient retirés dans les Asturies, avaient fondé le royaume de Léon; ceux qui s'étaient retirés dans les Pyrénées avaient donné naissance au royaume de Navarre il s'était élevé des comtes de Barcelone et d'Aragon. Ainsi, cent cinquante ans aprÚs l'entrée des Maures, plus de la moitié de l'Espagne se trouvait délivrée de leur tyrannie. De tous les princes chrétiens qui y régnaient alors, il n'y en avait point de si redoutable qu'Alphonse, roi de Léon, surnommé le Grand. Ses prédécesseurs avaient joint la Castille à leur royaume. D'abord cette province avait été commandée par des gouverneurs qui, dans la suite des temps, avaient rendu le gouvernement héréditaire, et l'on commençait à craindre qu'ils ne s'en voulussent faire souverains. Ils s'appelaient tous comtes de Castilleles plus puissants étaient Diégo Porcellos et Nugnez Fernando. Ce dernier était considérable par ses grandes terres et par la grandeur de son esprit; ses enfants servaient encore à soutenir sa fortune et à l'augmenter. Il avait un fils et une fille d'une beauté extraordinaire; le fils qui s'appelait Consalve, ne voyait rien dans toute l'Espagne qu'on lui pût comparer; et son esprit et sa personne avaient quelque chose de si admirable, qu'il semblait que le ciel l'eût formé d'une maniÚre différente du reste des hommes Des raisons importantes l'avaient obligé à quitter la cour de Léon, et les sensibles déplaisirs qu'il y avait reçus, lui avaient inspiré le dessein de sortir de l'Espagne et de se retirer dans quelque solitude. Il vint dans l'extrémité de la Catalogne à dessein de s'embarquer sur le premier vaisseau qui ferait voile pour une des Ãles de la GrÚce. Le peu d'attention qu'il avait à toutes choses, lui faisait souvent prendre d'autres chemins que ceux qu'on lui avait enseignés. Au lieu de passer la riviÚre d'Ebre à Tortose, comme on lui avait dit qu'il le fallait faire, il suivit ses bords quasi jusques à son embouchure. Il s'aperçut alors qu'il s'était beaucoup détourné, il s'enquit s'il n'y avait point de barque, on lui dit qu'il n'en trouverait pas au lieu oÃÂč il était, mais que, s'il voulait aller jusques à un petit port assez proche, il en trouverait qui le mÚneraient à Tarragone. Il marcha jusques à ce port; il descendit de cheval et demanda à quelques pÃÂȘcheurs s'il n'y avait point de chaloupes prÃÂȘtes à partir. Comme il leur parlait, un homme qui se promenait tristement le long de la mer, surpris de sa beauté et de sa bonne mine, s'arrÃÂȘta pour le regarder, et, ayant entendu ce qu'il demandait à ces pÃÂȘcheurs, prit la parole et lui dit que toutes les barques étaient allées à Tarragone, qu'elles ne reviendraient que le lendemain et qu'il ne pourrait s'embarquer que le jour d'aprÚs. Consalve, qui ne l'avait point aperçu, tourna la tÃÂȘte pour voir d'oÃÂč venait cette voix qui ne lui paraissait pas celle d'un pÃÂȘcheur. Il fut étonné de la bonne mine de cet inconnu, comme cet inconnu l'avait été de la sienne; il lui trouva quelque chose de noble et de grand, et mÃÂȘme de la beauté, quoiqu'on vit bien qu'il avait passé la premiÚre jeunesse. Consalve n'était guÚre en état de s'arrÃÂȘter à d'autres choses qu'à ses pensées; néanmoins la rencontre de cet inconnu dans un lieu si désert lui donna quelque attention; il le remercia de l'avoir instruit de ce qu'il voulait savoir et il le demanda ensuite aux pÃÂȘcheurs oÃÂč il pourrait aller passer la nuit. Il n'y a que ces cabanes que vous voyez lui dit l'inconnu et vous n'y sauriez ÃÂȘtre commodément. Je ne laisserai pas d'y aller chercher du repos, reprit Consalve, il y a quelques jours que je marche sans en avoir, et je sens bien que mon corps en a plus de besoin que mon esprit ne lui en laisse. L'inconnu fut touché de la maniÚre triste dont il avait prononcé ce peu de paroles et il ne douta point que ce ne fût quelque malheureux. La conformité qui lui parut dans leurs fortunes, lui donna pour Consalve cette sorte d'inclination que nous avons pour les personnes dont nous croyons les dispositions pareilles aux nÎtres. Vous ne trouverez point ici de retraite digne de vous, lui dit-il, mais, si vous voulez en accepter une que je vous offre proche d'ici, vous y serez plus commodément que dans ces cabanes. Consalve avait tant d'aversion pour la société des hommes, qu'il refusa d'abord l'offre que lui faisait cet inconnu, mais enfin, les instantes priÚres qu'il lui en fit et le besoin de prendre du repos, le contraignirent de l'accepter. Il le suivit et, aprÚs avoir marché quelque temps, il découvrit une maison assez basse, bùtie d'une maniÚre simple et néanmoins propre et réguliÚre. La cour n'était fermée que de palissades de grenadiers, non plus que le jardin, qui était séparé d'un bois par un petit ruisseau. Si Consalve eût pu prendre plaisir à quelque chose, l'agréable situation de cette demeure lui en aurait donné. Il demanda à l inconnu si ce lieu était son séjour ordinaire et si le hasard ou son choix l'y avait conduit. - Il y a quatre ou cinq ans que je l'habite, lui répondit-il, je n'en sors que pour me promener sur le bord de la mer et, depuis que j'y demeure, je puis vous dire que vous ÃÂȘtes la seule personne raisonnable que j'y ai vue. La tempÃÂȘte fait souvent briser des vaisseaux contre cette cÎte, qui est assez dangereuse. J'ai sauvé la vie à quelques malheureux que j'ai retirés chez moi, mais tous ceux que la fortune y a conduits, n'ont été que des étrangers avec qui je n'eusse pu trouver de conversation quand j'en aurais cherché. Vous pouvez juger, par le lieu oÃÂč je demeure, que je n'en cherche pas. J'avoue néanmoins que je suis sensible au plaisir de voir une personne comme vous. - Pour moi, repartit Consalve, je fuis tous les hommes, et j'ai tant de sujet de les fuir que, si vous le saviez, vous ne trouveriez pas étrange que j'eusse eu tant de peine à accepter l'offre que vous m'avez faite; vous jugeriez au contraire qu'aprÚs les malheurs qu'ils m'ont causés, je dois renoncer pour jamais à toute sorte de société. - Si vous n'avez à vous plaindre que des autres, répliqua l'inconnu, et que vous n'ayez rien à vous reprocher, il y en a de plus malheureux que vous, et vous l'ÃÂȘtes moins que vous ne pensez. Le comble des malheurs, s'écria-t-il, c'est d'avoir à se plaindre de soi mÃÂȘme, c'est d'avoir creusé les abÃmes oÃÂč l'on est tombé, c'est d'avoir été injuste et déraisonnable; enfin c'est d'avoir été la cause des infortunes dont on est accablé! - Je vois bien, reprit Consalve, que vous ressentez les maux dont vous me parlez, mais qu'ils sont différents de ceux qu'on ressent, quand, sans l'avoir mérité, on est trompé, trahi et abandonné de tout ce qu'on aimait davantage! - A ce que j'en puis juger, lui repartit l'inconnu, vous abandonnez votre patrie pour fuir des personnes qui vous ont trahi et qui sont la cause de vos déplaisirs, mais jugez ce que vous auriez à souffrir, s'il fallait que vous fussiez continuellement avec ces personnes qui font le malheur de votre vie! Songez que c'est l'état oÃÂč je suis, que j'ai fait tout le malheur de la mienne, et que je ne puis me séparer de moi mÃÂȘme, pour qui j'ai tant d'horreur, pour qui j'ai tant de sujet d'en avoir, non seulement par ce que j'en souffre, mais par ce qu'en a souffert ce que j'aimais plus que toutes choses. - Je ne me plaindrais pas, dit Consalve, si je n'avais à me plaindre que de moi. Vous vous trouvez malheureux, parce que vous avez sujet de vous haïr, mais si vous avez été aimé fidÚlement de la personne que vous aimiez, pouvez vous ne vous pas trouver heureux? Peut ÃÂȘtre l'avez vous perdue par votre faute, mais vous avez au moins la consolation de penser qu'elle vous a aimé, et qu'elle vous aimerait encore, si vous n'aviez rien fait qui lui eût pu déplaire. Vous ne connaissez point l'amour, si cette seule pensée ne vous empÃÂȘche d'ÃÂȘtre malheureux, et vous vous aimez vous mÃÂȘme plus que votre maÃtresse, si vous aimez mieux avoir sujet de vous plaindre d'elle que de vous. Le peu de partque vous avez sans doute à vos malheurs répliqua l'inconnu, vous empÃÂȘche de comprendre quel surcroÃt de douleur ce vous serait d'y avoir contribué, mais croyez, par la cruelle expérience que j'en fais que de perdre par sa faute ce qu'on aime est une sorte d'affliction qui se fait sentir plus vivement que toutes les autres. Comme il achevait ces paroles, ils arrivÚrent dans la maison; que Consalve trouva aussi jolie par dedans qu'elle lui avait paru par dehors. Il passa la nuit avec beaucoup d'inquiétude; le matin, la fiÚvre lui prit, et les jours suivants elle devint si violente qu'on appréhenda pour sa vie. L'inconnu en fut sensiblement affligé, et son affliction augmenta encore par l'admiration que lui donnaient toutes les paroles et toutes les actions de Consalve. Il ne put se défendre du désir de savoir qui était une personne qui lui paraissait si extraordinaire, il fit plusieurs questions à celui qui le servait, mais l'ignorance oÃÂč cet homme était lui-mÃÂȘme du nom et de la qualité de son maÃtre, l'empÃÂȘcha de satisfaire sa curiosité; il lui dit seulement qu'il se faisait appeler Théodoric et qu'il ne croyait pas que ce fût son nom véritable. Enfin, aprÚs plusieurs jours de fiÚvre continue, les remÚdes et la jeunesse tirÚrent Consalve hors de péril. L'inconnu essayait de le divertir des tristes pensées dont il le voyait occupé; il ne le quittait point et, bien qu'ils ne parlassent que de choses générales, parce qu'ils ne connaissaient pas encore, ils se surprirent l'un et l'autre par la grandeur de leur esprit. Cet inconnu avait caché son nom et sa naissance depuis qu'il était dans cette solitude, mais il voulut bien l'apprendre à Consalve. Il lui dit qu'il était du royaume de Navarre, qu'il s'appelait Alphonse XiménÚs et que ses malheurs l'avaient obligé de chercher me retraite oÃÂč il pût en liberté regretter ce qu'il avait perdu. Consalve fut surpris du nom de XiménÚs, il le connaissait pour un des plus illustres de la Navarre, et il fut vivement touché de la confiance qu'Alphonse lui témoignait. Quelque raison qu'il eût de haïr les hommes, il ne put s'empÃÂȘcher d'avoir pour lui une amitié dont il ne se croyait plus capable. Cependant sa santé commençait à revenir et; lorsqu'il se porta assez bien pour s'embarquer, il sentit qu'il ne quitterait Alphonse qu'avec peine. Il lui parla de leur séparation et du dessein qu'il avait de se retirer aussi dans quelque solitude. Alphonse en fut surpris et affligé; il s'était tellement accoutumé à la douceur de laconversation de Consalve, qu'il n'en pouvait regarder la perte qu'avec douleur. Il lui dit d'abord qu'il n'était pas en état de partir et il essaya ensuite de lui persuader de n'aller point chercher d'autre désert que celui oÃÂč le hasard l'avait conduit. - Je n'oserais espérer, lui dit il, de vous rendre cette demeure moins ennuyeuse, mais il me semble que, dans une retraite aussi longue que celle que vous entreprenez, il y a quelque douceur à n'ÃÂȘtre pas tout à fait seul. Mes malheurs ne pouvaient recevoir de consolation; je crois néanmoins eue j'aurais trouvé du soulagement, si, dans de certains moments; j'avais eu quelqu'un avec qui me plaindre. Vous trouverez ici la mÃÂȘme solitude qu'au lieu oÃÂč vous voulez aller et vous aurez la commodité de parler, quand vous le voudrez, à une personne qui a une admiration extraordinaire pour votre mérite et une sensibilité pour vos malheurs égale à celle qu'[elle] a pour les siens. Le discours d'Alphonse ne persuada pas d'abord Consalve, mais peu à peu il fit de l'impression sur son esprit, et la considération d'une retraite privée de toute sorte de compagnie, jointe à l'amitié qu'il avait déjà pour lui, le fit résoudre à demeurer dans cette maison. La seule chose qui lui donnait de l'embarras était la crainte d'ÃÂȘtre reconnu. Alphonse le rassura par son exemple et lui dit que ce lieu était tellement éloigne de tout commerce, que, depuis tant d'années qu'il s'y était retiré, il n'avait jamais vu personne qui l'eût pu reconnaÃtre. Consalve se rendit à ses raisons, et, aprÚs s'ÃÂȘtre dit l'un à l'autre tout ce que se peuvent dire les deux plus honnÃÂȘtes hommes du monde qui s'engagent à vivre ensemble, il envoya de ses pierreries à un marchand de Tarragone, afin qu'il lui fit tenir les choses dont il pourrait avoir besoin. Voilà donc Consalve établi dans cette solitude avec la résolution de n'en sortir jamais; le voilà abandonné à la réflexion de ses malheurs, oÃÂč il ne trouvait d'autre consolation que de croire qu'il ne pouvait plus lui en arriver, mais la fortune lui fit voir quelle trouve jusque dans les déserts ceux qu'elle a résolu de persécuter. Sur la fin de l'automne que les vents commencent à rendre la mer redoutable, il s'alla promener plus matin que de coutume. Il y avait eu pendant la nuit une tempÃÂȘte épouvantable, et la mer, qui était encore agitée, entretenait agréablement sa rÃÂȘverie. Il considéra quelque temps l'in constance de cet élément, avec les mÃÂȘmes réflexions qu'il avait accoutumé de faire sur sa fortune; ensuite il jeta les yeux sur le rivage; il vit plusieurs marques du débris d'une chaloupe, et il regarda s'il ne verrait personne qui fût encore en état de recevoir du secours. Le soleil, qui se levait; fit briller à ses yeux quelque chose d'éclatant qu'il ne put distinguer d'abord et qui lui donna seulement la curiosité de s'en approcher. Il tourna ses pas vers ce qu'il voyait et; en s'approchant, il connut que c'était une femme magnifiquement habillée, étendue sur le sable et qui semblait y avoir été jetée par la tempÃÂȘte; elle était tournée d'une sorte qu'il ne pouvait voir son visage. Il la releva pour juger si elle était morte, mais quel fut son étonnement quand il vit, au travers des horreurs de la mort la plus grande beauté qu'il eût jamais vue! Cette beauté augmenta sa compassion et lui fit désirer que cette personne fût encore en état d'ÃÂȘtre secourue. Dans ce moment, Alphonse, qui l'avait suivi par hasard, s'approcha et lui aida à secourir. Leur peine ne fut pas inutile, ils virent qu'elle n'était pas morte, mais ils jugÚrent qu'elle avait besoin d'un plus grand secours que celui qu'ils lui pouvaient donner en ce lieu. Comme ils étaient assez proches de leur demeure, ils se résolurent de l'y porter. SitÎt qu'elle y fut, Alphonse envoya quérir des remÚdes pour la soulager et des femmes pour la servir. Lorsque ces femmes furent venues et qu'on leur eut laissé la liberté de la mettre au lit, Consalve revint dans la chambre et regarda cette inconnue avec plus d'attention qu'il n'avait encore fait. Il fut surpris de la proportion de ses traits et de la délicatesse de son visage; il regarda avec étonnement la beauté de sa bouche et la blancheur de sa gorge; enfin il était si charmé de tout ce qu'il voyait dans cette étrangÚre, qu'il était prÃÂȘt de s'imaginer que ce n'était pas une personne mortelle. Il passa une partie de la nuit sans pouvoir s'en éloigner. Alphonse lui conseilla d'aller prendre du repos, mais il lui répondit qu'il avait si peu accoutumé d'en trouver, qu'il était bien aise d'avoir une occasion de n'en pas chercher inutilement. Sur le matin, on s'aperçut que cette inconnue commençait à revenir, elle ouvrit les yeux et, comme la clarté lui fit d'abord quelque peine, elle les tourna languissamment du cÎté de Consalve et lui fit voir de grands yeux noirs d'une beauté qui leur était si particuliÚre, qu'il semblait qu'ils étaient faits pour donner tout ensemble du respect et de l'amour Quelque temps aprÚs il parut que la connaissance lui revenait, qu'elle distinguait les objets et qu'elle était étonnée de ceux qui s'offraient à sa vue Consalve ne pouvait exprimer par ses paroles l'admiration qu'il avait pour elle; il faisait remarquer sa beauté à Alphonse, avec cet empressement que l'on a pour les choses qui nous surprennent et qui nous charment. Cependant la parole ne revenait point à cette étrangÚre. Consalve, jugeant qu'elle serait peut ÃÂȘtre encore longtemps dans le mÃÂȘme état, se retira dans sa chambre. Il ne se put empÃÂȘcher de faire réflexion sur son aventure. J'admire, disait il, que la fortune m'ait fait rencontrer une femme dans le seul état oÃÂč je ne pouvais la fuir et oÃÂč la compassion m'engage au contraire à en avoir soin. J'ai mÃÂȘme de l'admiration pour sa beauté, mais, sitÎt qu'elle sera guérie, je ne regarderai ses charmes que comme une chose dont elle ne se servira que pour faire plus de trahisons et plus de misérables. Qu'elle en fera, grands dieux! Et qu'elle en a peut ÃÂȘtre déjà fait! Quels yeux! Quels regards! Que je plains ceux qui peuvent en ÃÂȘtre touchés! Et que je suis heureux, dans mon malheur, que la cruelle expérience que j'ai faite de l'infidélité des femmes me garantisse d'en aimer jamais aucune! AprÚs ces paroles, il eut quelque peine à s'endormir, et son sommeil ne fut pas long; il alla voir en quel état était l'étrangÚre; il la trouva beaucoup mieux, mais néanmoins elle ne parlait point encore, et la nuit et le jour suivant se passÚrent sans quelle prononçùt une seule parole. Alphonse ne put s'empÃÂȘcher de faire voir à Consalve qu'il remarquait avec étonnement le soin qu'il avait d'elle. Consalve commença à s'en étonner lui-mÃÂȘme, il s'aperçut qu'il lui était impossible de s'éloigner de cette belle personne, il croyait toujours qu'il arriverait quelque changement considérable à son mal pendant qu'il ne serait pas auprÚs d'elle. Comme il y était, elle prononça quelques paroles, il en sentit de la joie et du trouble. Il s'approcha pour entendre ce qu'elle disait, elle parla encore, et il fut surpris de voir qu'elle parlait une langue qui lui était inconnue. Néanmoins il avait déjà jugé par ses habits qu'elle était étrangÚre, mais, comme ces habits avaient quelque chose de ceux des Maures et qu'il savait bien l'arabe, il ne doutait point qu'il ne pût s'en faire entendre. Il lui parla en cette langue et il fut encore plus surpris de voir qu'elle ne l'entendait point. Il lui parla espagnol et italien, mais tout cela était inutile, et il jugeait bien, par son air attentif et embarrassé, qu'elle ne l'entendait pas mieux. Elle continuait néanmoins à parler et s'arrÃÂȘtait quelquefois, comme pour attendre qu'on lui répondÃt. Consalve écoutait toutes ses parolesil lui semblait qu'à force de l'écouter il pourrait l'entendre. Il fit approcher tous ceux qui la servaient, afin de voir s'ils ne l'entendraient point, il lui présenta un livre espagnol pour juger si elle en connaissait les caractÚres, il lui parut qu'elle les connaissait, mais qu'elle ignorait cette langue. Elle était triste et inquiÚte, et sa tristesse et son inquiétude augmentaient celles de Consalve. Ils étaient en cet état quand Alphonse entra dans la chambre et y fit entrer avec lui une belle personne habillée de la mÃÂȘme façon que l'inconnue. SitÎt qu'elles se virent, elles s'embrassÚrent avec beaucoup de témoignages d'amitié. Celle qui entrait prononça plusieurs fois le mot de Zaïde d'une maniÚre qui fit connaÃtre que c'était le nom de celle à qui elle parlait, et Zaïde prononça aussi tant de fois celui de Félime que l'on jugea bien que l'étrangÚre qui arrivait se nommait ainsi. AprÚs qu'elles eurent parlé quelque temps, Zaïde se mit à pleurer avec toutes les marques d'une grande affliction, et elle fit signe de la main qu'on se retirùt. On sortit de sa chambre. Consalve s'en alla avec Alphonse pour lui demander oÃÂč l'on avait rencontré cette autre étrangÚre. Alphonse lui dit que les pÃÂȘcheurs des cabanes voisines l'avaient trouvée sur le rivage, le mÃÂȘme jour et au mÃÂȘme état qu'il avait trouvé sa compagne. - Elles auront de la consolation d'ÃÂȘtre ensemble, reprit Consalve, mais, Alphonse, que pensez vous de ces deux personnes? A en juger parleurs habits, elles sont d'un rang au dessus du commun; comment se sont elles exposées sur la mer dans une petite barque? Ce n'est point dans un grand vaisseau qu'elles ont fait naufrage. Celle que vous avez amenée à Zaïde, lui a appris une nouvelle qui lui a donné beaucoup de douleur; enfin, il y a quelque chose d'extraordinaire dans leur fortune. - Je le crois comme vous, répondit Alphonse, je suis étonné de leur aventure et de leur beauté. Vous n'avez peut ÃÂȘtre pas remarqué celle de Félime, mais elle est grande, et vous en auriez été surpris si vous n'aviez point Zaïde. A ces mots ils se séparÚrent; Consalve se trouva encore plus triste qu'il n'avait accoutumé de l'ÃÂȘtre, et il sentit que la cause de sa tristesse venait de l'affliction qu'il avait de ne pouvoir se faire entendre de cette inconnue Mais qu'ai je à lui dire, reprenait-il en lui mÃÂȘme, et que veux-je apprendre d'elle? Ai-je dessein de lui conter mes malheurs? Ai-je envie de savoir les siens? La curiosité peut-elle se trouver dans un homme aussi malheureux que moi? Quel intérÃÂȘt puis-je prendre aux infortunes d'une personne que je ne connais point? Pourquoi faut il que je sois triste de la voir affligée? Sont ce les maux que j'ai soufferts qui m'ont appris à avoir pitié de ceux des autres? Non, sans doute, ajoutait il, c'est la grande retraite oÃÂč je suis, qui me fait avoir de l'attention pour une aventure assez extraordinaire en effet, mais qui ne m'occuperait pas longtemps si j'étais diverti par d'autres objets. Malgré cette réflexion, il passa la nuit sans dormir et une partie du jour avec beaucoup d'inquiétude parce qu'il ne put voir Zaïde. Sur le soir, on lui dit qu'elle était levée et qu'elle venait de prendre le chemin de la mer. Il la suivit et la trouva assise sur le rivage, les yeux tout baignés de larmes. Lorsqu'il s'approcha d'elle, elle s'avança vers lui avec beaucoup de civilité et de douceur, il fut surpris de trouver dans sa taille et dans ses actions autant de charmes qu'il en avait déjà trouvé dans son visage. Elle lui montra une petite barque qui était sur la mer et lui nomma plusieurs fois Tunis, comme s'adressantà lui pour demander qu'on l'y fit conduire. Il lui fit signe, en lui montrant la lune, qu'elle serait obéie lorsque cet astre, qui éclairait alors, aurait fait deux fois son tour. Elle parut comprendre ce qu'il lui disait et bientÎt aprÚs elle se mit à pleurer. Le jour suivant elle se trouva mal; il ne put la voir. Depuis qu'il était dans cette solitude, il n'avait point trouvé de journée si longue et si ennuyeuse. Le lendemain, sans en savoir lui mÃÂȘme la cause, il quitta cette grande négligence oÃÂč il était depuis sa retraite et, comme il était l'homme du monde le mieux fait, la simple propreté le parait davantage que la magnificence ne pare les autres. Alphonse le rencontra dans le bois et s'étonna de le voir si différent de ce qu'il avait accoutumé d'ÃÂȘtre. Il ne put s'empÃÂȘcher de sourire en le regardant et de lui dire qu'il était bien aise de juger par son habit que son affliction commençait à diminuer et qu'il trouvait enfin dans ce désert quelque adoucissement à ses malheurs. - Je vous entends, Alphonse, répondit Consalve; vous croyez que la vue de Zaïde est le soulagement que je trouve à mes maux, mais vous vous trompez, je n'ai pour Zaïde que la compassion qui est due à son malheur et à sa beauté. - J'ai de la compassion pour elle aussi bien que pour vous, répliqua Alphonse, je la plains et je voudrais la soulager, mais je ne suis pas si attaché auprÚs d'elle, je ne l'observe pas avec tant de soin, je ne suis pas affligé de ne la point entendre, je n'ai pas tant d'envie de lui parler;je ne fus point hier plus triste qu'à mon ordinaire, parce qu'on ne la vit point, et je ne suis pas aujourd'hui moins négligé que de coutume. Enfin, puisque j'ai de la pitié aussi bien que vous et que néanmoins nous sommes si différents, il faut que vous ayez quelque chose de plus. Consalve n'interrompit point Alphonse, et il paraissait examiner en lui mÃÂȘme si tout ce qu'il lui disait était véritable. Comme il était prÃÂȘt de lui répondre, on le vint avertir, selon l'ordre qu'il en avait donné, que Zaïde était sortie de sa chambre et qu'elle se promenait du cÎté de la mer. Alors, sans considérer qu'il allait confirmer Alphonse dans ses soupçons, il le quitta pour aller chercher Zaïde. Il la vit de loin assise, avec Félime, au mÃÂȘme lieu oÃÂč elles étaient deux jours auparavant. Il ne put se défendre de la curiosité d'observer leurs actions; il crut qu'il en pourrait tirer quelque connaissance de leurs fortunes. Il vit que Zaïde pleurait; il jugea que Félime tùchait de la consoler. Zaïde ne l'écoutait pas et regardait toujours vers la mer avec des actions qui firent penser à Consalve qu'elle regret tait quelqu'un qui avait fait naufrage avec elle. Il l'avait déjà vue pleurer au mÃÂȘme lieu, mais, comme elle n'avait rien fait qui lui pût marquer le sujet de son affliction, il avait cru qu'elle pleurait seulement de se trouver si éloignée de son pays; il s'imagina alors que les larmes qu'il lui voyait verser, étaient pour un amant qui avait péri, que c'était peut ÃÂȘtre pour le suivre qu'elle s'était exposée au péril de la mer, et enfin il crut savoir, comme s'il eût appris d'elle mÃÂȘme, que l'amour était la cause de ses pleurs. On ne peut exprimer ce que ces pensées produisirent dans l'ùme de Consalve, et le trouble qu'apporta la jalousie dans un coeur oÃÂč l'amour ne s'était pas encore déclaré. Il avait été amoureux, mais il n'avait jamais été jaloux. Cette passion, qui lui était inconnue, se fit sentir en lui, pour la premiÚre fois, avec tant de violence qu'il crut ÃÂȘtre frappé de quelque douleur que les autres hommes ne connaissaient point. Il avait, ce lui semblait, éprouvé tous les maux de la vie, et cependant il sentait quelque chose de plus cruel que tout ce qu'il avait éprouvé. Sa raison ne put demeurer libre, il quitta le lieu oÃÂč il était pour s'approcher de Zaïde, dans la pensée de savoir d'elle mÃÂȘme le sujet de son affliction, et, assuré qu'elle ne lui pouvait répondre, il ne laissa pas de le lui demander. Elle était bien éloignée de comprendre ce qu'il lui voulait dire; elle essuya ses larmes et se mit à se promener avec lui. Le plaisir de la voir et d'ÃÂȘtre regardé par ses beaux yeux calma l'agitation oÃÂč il était; il s'aperçut de l'égarement de son esprit et il remit son visage le mieux qu'il lui fut possible. Elle lui nomma encore plusieurs fois Tunis avec beaucoup d'empressement et beaucoup de marques de vouloir y ÃÂȘtre conduite. Il n'entendait que trop bien ce qu'elle lui demandait; la pensée de la voir partir lui donnait déjà une douleur sensible; enfin c'était seulement par les douleurs que donne l'amour, qu'il s'apercevait d'en avoir, et la jalousie et la crainte de l'absence le tourmentaient avant mÃÂȘme qu'il connût qu'il était amoureux. Il aurait cru avoir sujet de se plaindre de son malheur, quand il n'aurait fait que s'apercevoir qu'il avait de l'amour, mais, de se trouver tout d'un coup de l'amour et de la jalousie, ne pouvoir entendre celle qu'il aimait, n'en pouvoir ÃÂȘtre entendu, n'en rien connaÃtre que la beauté, n'envisager qu'une absence éternelle, c'étai[ent] tant de maux à la fois qu'il était impossible d'y résister. Pendant qu'il faisait ces tristes réflexions, Zaïde continuait de promener avec Félime et, aprÚs s'ÃÂȘtre promenée assez longtemps, elle alla s'asseoir sur le rocher et se mit encore à pleurer en regardant la mer et en la montrant à Félime, comme si elle l'eût accusée du malheur qui lui faisait répandre tant de larmes. Consalve pour la divertir lui fit remarquer des pÃÂȘcheurs qui étaient assez proches. Malgré la tristesse et le trouble de ce nouvel amant, la vue de celle qu'il aimait lui donnait une joie qui lui rendait sa premiÚre beauté, et, comme il était moins négligé que de coutume, il pouvait avec raison arrÃÂȘter les yeux de tout le monde. Zaïde commença à le regarder avec attention, ensuite avec étonnement, et, aprÚs l'avoir longtemps considéré, elle se tourna vers sa compagne et lui fit observer Consalve en lui disant quelque chose. Féfime le regarda et répondit à Zaïde avec une action qui témoignait approuver ce qu'elle venait de lui dire. Zaïde regardait encore Consalve et reparlait ensuite à Félime; Félime en faisait de mÃÂȘme; enfin elles firent juger à Consalve qu'il ressemblait à quelqu'un qu'elles connaissaient. D'abord cette pensée ne lui fit aucune impression, mais il trouva Zaïde si occupée de cette ressemblance, et il lui parut si clairement qu'au milieu de sa tristesse elle avait quelque joie en le regardant qu'il s'imagina qu'il ressemblait à cet amant qu'elle lui paraissait regretter Pendant tout le reste du jour Zaïde fit plusieurs actions qui lui confirmÚrent son soupçon. Sur le soir Félime et elle se mirent à chercher quelque chose parmi les débris de leur naufrage Elles cherchÚrent avec tant de soin, et Consalve leur vit tant de marques de chagrin d'avoir cherché inutilement, qu'il en prit encore de nouveaux sujets d'inquiétudes. Alphonse vit bien le désordre de son esprit et, aprÚs qu'ils eurent reconduit Zaïde dans son appartement, il demeura dans la chambre de Consalve. - Vous ne m'avez point encore raconté tous vos malheurs passés, lui dit-il, mais il faut que vous m'avouez ceux que Zaïde commence de vous causer. Un homme aussi amoureux que vous me le paraissez, trouve toujours de la douceur à parler de son amour, et quoique votre mal soit grand, peut ÃÂȘtre que mon secours et mes conseils ne vous seront pas inutiles. - Ah! mon cher Alphonse, s'écria Consalve, que je suis malheureux! Que je suis faible! Que je suis désespéré! Et que vous ÃÂȘtes sage d'avoir vu Zaïde et de ne l'avoir pas aimée! - J'avais bien jugé, reprit Alphonse, que vous l'aimiez, vous ne voulûtes pas me l'avouer. - Je ne le savais pas moi-mÃÂȘme, interrompit Consalve, la jalousie seule m'a fait sentir que j'étais amoureux. Zaïde pleure quelque amant qui a fait naufrage; c'est ce qui la mÚne tous les jours sur le bord de la mer; elle va pleurer au mÃÂȘme lieu oÃÂč elle croit que cet amant a péri; enfin, j'aime Zaïde et Zaïde en aime un autre, et c'est de tous les malheurs celui qui m'a paru le plus redoutable et celui dont je me croyais le plus éloigné. Je m'étais flatté que ce n'était peut ÃÂȘtre pas un amant que Zaïde regrettait, mais je la trouve trop affligée pour en douter; j'en suis encore persuadé par le soin que je lui ai vu de chercher quelque chose qui vient sans doute de ce bienheureux amant, et, ce qui me paraÃt plus cruel que tout ce que je viens de vous dire, je ressemble, Alphonse, à celui qu'elle aime. Elle s'en est aperçue en se promenant; j'ai remarqué de la joie dans ses yeux de voir quelque chose qui l'en fit souvenir. Elle m'a montré vingt fois à Félime, elle lui a fait considérer tous mes traits enfin elle m'a regardé tout le jour, mais ce n'est pas moi qu'elle voit ni à qui elle pense. Quand elle me regarde, je la fais souvenir de la seule chose que je voudrais lui faire oublier; je suis mÃÂȘme privé du plaisir de voir ses beaux yeux tournés sur moi, et elle ne peut plus me regarder sans me donner de la jalousie. Consalve dit toutes ces paroles avec tant de rapidité qu'Alphonse ne put l'interrompre, mais quand il eut cessé de parler - Est-il possible, lui dit il, que tout ce que vous m'apprenez soit véritable? Et la tristesse oÃÂč vous vous ÃÂȘtes accoutumé, ne forme-t-elle point l'idée d'un malheur si extraordinaire? - Non, Alphonse, je ne me trompe point, répondit Consalve, Zaïde regrette un amant qu'elle aime et je l'en fais souvenir. La fortune m'empÃÂȘche bien de me former des malheurs au dessus de ceux qu'elle me cause, elle va au delà de ce que je pourrais imaginer, elle en invente pour moi qui sont inconnus aux autres hommes, et, si je vous avais raconté la suite de ma vie, vous seriez contraint d'avouer que j'ai eu raison de vous soutenir que j'étais plus malheureux que vous. - Je n'oserai vous dire, répliqua Alphonse, que, si vous n'aviez point de raison importante de vous cacher à moi, vous me donneriez toute la joie que je puis avoir de m'apprendre qui vous ÃÂȘtes et quels sont les malheurs que vous jugez plus grands que les miens. Je sais bien qu'il n'y a pas de justice de vous demander ce que je vous demande sans vous apprendre en mÃÂȘme temps quelles sont mes infortunes, mais, pardonnez à un malheureux qui ne vous a pas caché son nom et sa naissance et qui ne vous cacherait pas ses aventures s'il vous était utile de les avoir et s'il vous les pouvait dire sans renouveler des douleurs que plusieurs années ne commencent qu'à peine d'effacer. - Je ne vous demanderai jamais, répliqua Consalve, ce qui pourra vous donner de la peine, mais je me reproche à moi-mÃÂȘme de ne vous avoir pas dit qui je suis. Quoique j'eusse résolu de ne le déclarer à personne, le mérite extraordinaire qui me paraÃt en vous et la reconnaissance que je dois à vos soins me forcent de vous avouer que mon véritable nom est Consalve et que je suis fils de Nugnez Femando, comte de Castille, dont la réputation est sans doute parvenue jusques à vous. - Serait-il possible, s'écria Alphonse, que vous fussiez ce Consalve si fameux, dÚs ses premiÚres campagnes, par la défaite de tant de Maures et par des actions d'une valeur qui a donné de l'admiration à toute l'Espagne? Je sais les commencements d'une si belle vie, et, lorsque je me retirai dans ce désert, j'avais déjà appris avec étonnement que, dans la fameuse bataille que le roi de Léon gagna contre Ayola, le plus grand capitaine des Maures, vous seul fÃtes tourner la victoire du cÎté des chrétiens et qu'en montant le premier à l'assaut de Zamora vous fûtes cause de la prise de cette place, qui contraignit les Maures à demander la paix. La solitude oÃÂč j'ai vécu depuis, m'a laissé ignorer la suite de ces heureux commencements, mais je ne puis douter qu'elle n'y réponde. Je ne croyais pas que mon nom vous fût connu, répondit Consalve, et je me trouve heureux que vous soyez prévenu en ma faveur pu une réputation que je n'ai peut-ÃÂȘtre pas méritée. Alphonse redoubla alors son attention et Consalve commença en ces termes Histoire de Consalve Mon pÚre était le plus considérable de la cour de Léon, lorsqu'il m'y fit paraÃtre avec un éclat proportionne à sa fortune. Mon inclination, mon ùge et mon devoir m'attachÚrent au prince don Garcie, fils aÃné du roi. Ce prince est jeune, bien fait et ambitieux. Ses bonnes qualités surpassent de beaucoup ses défauts et l'on peut dire qu'il n'en paraÃt en lui que ceux que les passions y font naÃtre. Je fus assez heureux pour avoir ses bonnes grùces sans les avoir méritées, et j'essayai ensuite de m'en rendre digne par ma fidélité. Mon bonheur voulut que, dans la premiÚre guerre oÃÂč nous allùmes contre les Maures, je me trouvasse assez prÚs de sa personne pour le dégager d'un péril oÃÂč sa valeur trop inconsidérée l'avait précipité. Ce service augmenta la bonté qu'il avait pour moi. Il m'aimait comme un frÚre plutÎt que comme un sujet, il ne me cachait rien, il ne me refusait rien, et il laissait voir à tout le monde qu'on ne pouvait ÃÂȘtre aimé de lui, si on ne l'était de Consalve. Une faveur si déclarée, jointe à la considération oÃÂč était mon pÚre, élevait notre maison à un si haut point, qu'elle commençait à donner de l'ombrage au roi et à lui faire craindre qu'elle ne s'élevùt trop. Parmi un nombre infini de jeunes gens que la fortune avait attachés à moi, j'avais distingué don Ramire de tous les autres; c'était un des plus considérables de la cour, mais il s'en fallait beaucoup que sa fortune n'approchùt de la mienne. Il ne tenait pas à moi que je ne la rendisse égale. J'employais tous les jours le crédit de mon pÚre et le mien pour son élévation. Je m'étais appliqué avec beaucoup de soin à lui donner part dans les bonnes grùces du prince, et lui, de son cÎté, par son esprit doux et insinuant, avait si bien secondé mes soins qu'il était, aprÚs moi, celui de toute la cour que don Garcie traitait le mieux. Je faisais tous mes plaisirs de leur amitié. L'un et l'autre éprouvaient déjà le pouvoir de l'amour, ils me faisaient souvent la guerre de mon insensibilité et me reprochaient, comme un défaut, de n'avoir point encore eu d'attachement. Je leur reprochais à mon tour de n'en avoir point eu de véritables. - Vous aimez, leur disais-je, ces sortes de galanteries que la coutume a établies en Espagne, mais vous n'aimez point vos maÃtresses. Vous ne me persuaderez jamais que vous soyez amoureux d'une personne dont à peine vous connaissez le visage, et que vous ne reconnaÃtriez pas, si vous la voyiez en un autre lieu qu'à la fenÃÂȘtre oÃÂč vous avez accoutumé de la voir. - Vous exagérez le peu de connaissance que nous avons de nos maÃtresses, me repartit le prince, mais nous connaissons leur beauté et, en amour, c'est le principal. Nous jugeons de lent esprit par leur physionomie et ensuite par leurs lettres, et, quand nous venons à les voir de plus prÚs, nous sommes charmés du plaisir de découvrir ce que nous ne connaissions point encore. Tout ce quelles disent a la grùce de la nouveauté, leur maniÚre nous surprend, la surprise augmente et réveille l'amour, au lieu que ceux qui connaissent leurs maÃtresses avant que de les aimer, sont tellement accoutumés à leur beauté et à leur esprit, qu'ils n'y sont plus sensibles quand ils sont aimés. - Vous ne tomberez jamais dans ce malheur lui répliquai-je, mais, seigneur, je vous laisse la liberté d'aimer tout ce que vous ne connaÃtrez point, pourvu que vous me permettiez de n'aimer qu'une personne que je connaÃtrai assez pour l'estimer et pour ÃÂȘtre assuré de trouver en elle de quoi me rendre heureux, quand j'en serai aimé. J'avoue encore que je voudrais qu'elle ne fût point prévenue en faveur d'un autre amant. - Et moi, interrompit don Ramire, je trouverais plus de plaisir à me rendre maÃtre d'un coeur qui serait défendu par une passion, que d'en toucher un qui n'aurait jamais été touché; ce me serait une double victoire, et je serais aussi bien plus persuadé de la véritable inclination qu'on aurait pour moi, si je l'avais vue naÃtre dans le plus fort de l'attachement qu'on aurait pour un autre; enfin ma gloire et mon amour se trouveraient satisfaits d'avoir Îté une maÃtresse à un rival. - Consalve est si étonné de votre opinion, lui répondit le prince, et il la trouve si mauvaise, qu'il ne veut pas mÃÂȘme y répondre. En effet; je suis de son parti contre vous, mais je suis contre lui sur cette connaissance si particuliÚre qu'il veut de sa maÃtresse. Je serais incapable de devenir amoureux d'une personne avec qui je serais accoutumé et, si je ne suis surpris d'abord, je ne puis ÃÂȘtre touché. Je crois que les inclinations naturelles se font sentir dans les premiers moments, et les passions, qui ne viennent que par le temps, ne se peuvent appeler de véritables passions. - On est donc assuré, repris-je, que vous n'aimerez jamais ce que vous n'aurez pas aimé d'abord. Il faut, seigneur, ajoutai-je en riant, que je vous montre ma soeur pendant qu'elle n'est pas encore aussi belle qu'elle le sera apparemment, afin que vous vous accoutumiez à la voir et que vous n'en soyez jamais touché. - Vous craindriez donc que je ne le fusse? me dit don Garcie. N'en doutez pas, seigneur, lui répondis-je, et je le craindrais mÃÂȘme comme le plus grand malheur qui me pût arriver. - Quel malheur y trouveriez-vous? repartit don Ramire. - Celui, répliquai-je; de ne pas entrer dans les sentiments du prince. S'il voulait épouser ma sÅ“ur, je n'y pourrais consentir par l'intérÃÂȘt de sa grandeur, et s'il ne la voulait pas épouser et qu'elle aimùt néanmoins, comme elle l'aimerait infailliblement, j'aurais le déplaisir de voir ma soeur la maÃtresse d'un maÃtre que je ne pourrais haïr, quoique je le dusse. - Montrez-la-moi, je vous prie, devant qu'elle me puisse donner de l'amour, interrompit le prince, car je serais si affligé d'avoir des sentiments qui vous déplussent, que j'ai de l'impatience de la voir pour m'assurer moi-mÃÂȘme que je ne l'aimerai jamais. - Je ne m'étonne plus, seigneur, dit don Rarnire en s'adressant à don Garcie, que vous n'ayez point été amoureux de toutes les belles personnes qui sont nourries dans le palais et avec qui vous avez été accoutumé dÚs l'enfance, mais j'avoue que jusques à cette heure j'avais été surpris que pas une ne vous eût donné de l'amour, et surtout Nugna Bella, la fille de don Diégo Porcellos, qui me paraÃt si capable d'en donner. - Il est vrai, repartit don Garcie, que Nugna Bella est aimable, elle a les yeux admirables, elle a la bouche belle, l'air noble et délicat; enfin j'en aurais été amoureux, si je ne l'eusse point vue presque en mÃÂȘme temps que j'ai le jour. - Mais pourquoi ne l'avez vous pas aimée, ajouta le prince s'adressant à don Ramire, vous qui la trouvez si belle? - Parce qu'elle n'a jamais rien aimé, répliqua-t-il. Je n'aurais eu personne à chasser de son cÅ“ur, et je viens de vous avouer que c'est ce qui peut toucher le mien. C'est à Consalve, continua-t-il, à qui il faut demander pourquoi il ne l'a pas aimée, car je suis assuré qu'il la trouve belle; elle n'a point d'attachement, et il la connaÃt il y a déjà longtemps. - Qui vous a dit que je ne l'aime pas? lui répondis-je en souriant et en rougissant tout ensemble. - Je ne sais, répliqua don Ramire, mais, à voir comme vous rougissez, je crois que ceux qui me l'on dit se sont trompés. Serait il possible, s'écria le prince en s'adressant à moi, que vous fussiez amoureux? Si vous l'ÃÂȘtes, avouez le promptement, je vous prie, car vous me donnerez une joie sensible de vous voir attaqué d'un mal que vous plaignez si peu. - Sérieusement, répliquai-je, je ne suis point amoureux, mais pour vous plaire, seigneur, je vous avouerai que je le pourrais ÃÂȘtre de Nugna Bella, si je la connaissais un peu davantage. - S'il ne tient qu'à vous la faire connaÃtre, dit le prince, soyez assuré que vous l'aimez déjà . Je n'irai jamais sans vous chez la reine ma mÚre, je me brouillerai encore plus souvent que je ne fais avec le roi, afin que le soin qu'elle prend toujours de nous raccommoder l'oblige à me faire aller chez elle à des heures particuliÚres; enfin je vous donnerai assez de lieu de parler à Nugna Bella pour achever d'en devenir amoureux. Vous la trouverez trÚs aimable, et si son coeur est aussi bien fait que son esprit, vous n'aurez rien à souhaiter. - Je vous supplie, seigneur, lui dis-je, ne prenez point tant de soin de me rendre malheureux, et surtout prenez d'autres prétextes pour aller chez la reine que de nouvelles brouilleries avec le roi. Vous savez qu'il m'accuse souvent des choses que vous faites qui ne lui plaisent pas, et qu'il croit que mon pÚre et moi, pour notre grandeur particuliÚre, vous inspirons l'autorité que vous prenez quelquefois contre son gré. - Dans l'humeur oÃÂč je suis de vous faire aimer de Nugna Bella repartit le prince je ne serai pas si prudent que vous voulez que je le sois. Je me servirai de toutes sortes de prétextes pour vous mener chez la reine et mÃÂȘme quoique je n'en aie point je m'y en vais présentement et je sacrifierai au plaisir de vous rendre amoureux un soir que j'avais destiné à passer sous ces fenÃÂȘtres oÃÂč vous croyez que je ne connais personne Je ne vous aurais pas fait le récit de cette conversation dit alors Consalve à Alphonse mais vous verrez par la suite qu'elle fut comme un présage de tout ce qui arriva depuis. Le prince s'en alla chez la reine; il la trouva retirée pour tout le monde excepté pour les dames qui avaient sa familiarité. Nugna Bella était de ce nombre; elle était si belle ce soir-là qu'il semblait que le hasard favorisùt les desseins du prince. La conversation fut générale pendant quelque temps et comme il y avait plus de liberté qu'à d'autres heures, Nugna Bella parla aussi davantage et elle me surprit en me faisant voir beaucoup plus d'esprit que je ne luis en connaissais. Le prince pria la reine de passer dans son cabinet sans savoir néanmoins ce qu'il avait à lui dire. Pendant qu'elle y fut, je demeurai avec Nugna Bella et plusieurs autres personnes, je l'engageai insensiblement dans une conversation particuliÚre, et, quoiqu'elle ne fût que de choses indifférentes, elle avait pourtant un air plus galant que les conversations ordinaires. Nous blùmùmes ensemble la maniÚre retirée dont les femmes sont obligées de vivre en Espagne, comme éprouvant par nous mÃÂȘmes que nous perdions quelque chose de n'avoir pas la liberté entiÚre de nous entretenir. Si je sentis dÚs ce moment que je commençais à aimer Nugna Bella, elle commença aussi à ce qu'elle m'a avoué depuis, à s'apercevoir que je ne lui étais pas indifférent. De l'humeur dont elle était, ma conquÃÂȘte ne lui pouvait ÃÂȘtre désagréable; il y avait quelque chose de si brillant dans ma fortune, qu'une personne moins ambitieuse qu'elle en pouvait ÃÂȘtre éblouie. Elle ne négligea pas de me paraÃtre aimable quoiqu'elle ne fit rien d'opposé à sa fierté naturelle. Eclairé par la pénétration que donne un amour naissant, je me flattai bientÎt de l'espérance de lui plaire et cette espérance était aussi propre à m'enflammer que la pensée d'avoir un rival aimé eût été propre à me guérir. Le prince fut ravi de voir que je m'attachais à Nugna Bella, il me donnait tous les jours quelque occasion de l'entretenir, il voulut mÃÂȘme que je lui parlasse des brouilleries que j'avais avec le roi et que je lui disse la maniÚre dont la reine devait agir pour le porter aux choses que le roi désirait de lui. Nugna Bella ne manquait pas de donner ses avis à la reine et, lorsque la reine s'en servait ils, ne manquaient jamais aussi de faire leur effet en sorte que la reine ne faisait plus rien dans ce qui regardait le prince qu'elle n'en parlùt à Nugna Bella et que Nugna Bella ne m'en rendÃt compte. Ainsi nous avions de grandes conversations et, dans ces conversations je lui trouvai tant d'esprit, de sagesse et d'agrément, et elle s'imagina trouver tant de mérite en moi et y trouva en effet tant d'amour qu'il s'alluma entre nous une passion qui fut depuis trÚs violente. Le prince voulut en ÃÂȘtre le confident. Je n'avais rien de caché pour lui, mais je craignais que Nugna Bella ne se trouvùt offensée que je lui eusse avoué qu'elle me témoignait quelque bonté. Don Garcie m'assura que, de l'humeur dont elle était, elle ne s'en offenserait pas. Il lui parla de moi; elle fut d'abord honteuse et embarrassée de ce qu'il lui dit mais comme il avait bien jugé, la grandeur du confident la consola de la confidence; elle s'accoutuma à souffrir qu'il l'entretÃnt de ma passion, et reçut par lui les premiÚres lettres que je lui écrivis. L'amour avait pour nous toute la grùce de la nouveauté et nous y trouvions ce charme secret qu'on ne trouve jamais que dans les premiÚres passions. Comme mon ambition était pleinement satisfaite et qu'elle l'était mÃÂȘme avant que j'eusse de l'amour, cette derniÚre passion n'était point affaiblie par l'autre; mon ùme s'y abandonnait comme à un plaisir qui jusque-là m'avait été inconnu et que je trouvais infiniment au-dessus de tout ce qui peut donner la grandeur. Nugna Bella n'était pas ainsi; ces deux passions s'étaient élevées dans son coeur en mÃÂȘme temps et le partageaient presque également. Son inclination naturelle la portait sans doute plus à l'ambition qu'à l'amour, mais, comme l'un et l'autre se rapportaient à moi, je trouvais en elle toute l'ardeur et toute l'application que je pouvais souhaiter. Ce n'est pas qu'elle ne fût quelquefois aussi occupée des affaires du prince que de ce qui regardait notre amour. Pour moi, qui n'étais rempli que de ma passion, je connus avec douleur que Nugna Bella était capable d'avoir d'autres pensées. Je lui en fis quelques plaintes mais je trouvai que ces plaintes étaient inutiles ou qu'elles ne produisaient qu'une certaine conversation contrainte, qui me laissait voir que son esprit était occupé ailleurs. Néanmoins comme j'avais ouï dire que l'on ne pouvait ÃÂȘtre parfaitement heureux dans l'amour non plus que dans la vie, je souffrais ce malheur avec patience. Nugna Bella m'aimait avec une fidélité exacte et je ne lui voyais que du mépris pour tous ce qui osaient la regarder. J'étais persuadé qu'elle était exempte des faiblesses que j'avais appréhendées dans les femmes; cette pensée rendait mon bonheur si achevé que je n'avais plus rien à souhaiter. La fortune m'avait fait naÃtre et m'avait placé dans un rang digne de l'envie des plus ambitieux. J'étais favori d'un prince que j'aimais d'une inclination naturelle. J'étais aimé de la plus belle personne d'Espagne, que j'adorais, et j'avais un ami que je croyais fidÚle, et dont je faisais la fortune. La seule chose qui me donnait quelque trouble, était de voir de l'injustice dans l'impatience que don Garcie avait de commander, et de trouver dans Nuguez Fernando, mon pÚre, un esprit inquiet et porté comme le roi l'en soupçonnait, à se vouloir faire une élévation qui ne laissùt rien au dessus de lui. J'appréhendais de me trouver attaché par les devoirs de la reconnaissance et de la nature à des personnes qui voudraient m'entraÃner dans des choses qui ne me paraissaient pas justes. Cependant, comme ces malheurs étaient encore incertains, ils ne me troublaient que dans quelques moments et je me consolais à en parler avec don Ramire, en qui j'avais tant de confiance, que je lui disais jusques à mes craintes sur les choses les plus importantes et les plus éloignées. Ce qui m'occupait alors était le dessein d'épouser Nugna Bella. Il y avait déjà longtemps que je l'aimais sans oser en faire la proposition. Je savais qu'elle serait désapprouvée par le roi, parce que Nugna Bella, étant fille d'un des comtes de Castille, dont on craignait la mÃÂȘme révolte que de mon pÚre, la politique ne voulait pas qu'on les laissùt unir par mariage. Je savais encore que bien que mon pÚre ne fût point opposé à mon dessein, il ne voudrait pas néanmoins qu'on fit la proposition de mon mariage, de peur d'augmenter les soupçons du roi, de sorte que j'étais contraint d'attendre quelque conjoncture qui me fût plus favorable, mais en l'attendant je ne cachais point l'attachement que j'avais pour Nugna Bella, je lui parlais toutes les fois que j'en avais l'occasion, le prince lui parlait aussi trÚs souvent. Le roi remarqua cette intelligence et prit pour une affaire d'Etat ce qui n'était en effet que de l'amour. Il crut que son fils favorisait mon dessein pour Nugna Bella afin d'unir les deux comtes de Castille et de les attacher à ses intérÃÂȘts. Il crut qu'il voulait faire un parti considérable et se donner une autorité qui balançùt la sienne. Il ne douta point que les comtes de Castille n'entrasssent dans ce parti par l'espérance de se faire reconnaÃtre souverains; enfin l'union des deux maisons de Castille lui était si redoutable, qu'il déclara hautement qu'il ne voulait point que je pensasse à Nugna Bella et défendit au prince de favoriser notre mariage. Les comtes de Castille, qui avaient peut ÃÂȘtre une partie des intentions dont le roi les soupçonnait, mais qui n'étaient pas en état de les faire paraÃtre, nous ordonnÚrent de ne plus penser l'un à l'autre. Ce commandement nous donna beaucoup de douleur, le prince nous promit de faire bientÎt changer de sentiments au roi son pÚre, il nous engagea à nous promettre une fidélité éternelle et se chargea du soin de continuer notre commerce et de cacher notre intelligence. La reine qui savait que bien loin de porter le prince à la révolte, nous travaillons au contraire à l'en éloigner, approuva les desseins du prince son fils et voulut bien les favoriser. Comme nous ne pouvions plus nous parler en public, nous cherchùmes le moyen de nous parler en particulier. Je pensai qu'il fallait que Nugna Bella changeùt d'appartement et qu'on la mÃt, avec quelque autre des dames du palais, dans un corps de logis dont toutes les fenÃÂȘtres étaient sur une rue détournée, et qui étaient si basses qu'un homme à cheval y pouvait parler commodément. J'en fis la proposition au prince, il la fit approuver à la reine et on l'exécuta sur quelque prétexte assez invraisemblable. Je venais quasi tous les jours à cette fenÃÂȘtre attendre les moments que Nugna Bella me pouvait parler. Quelquefois je m'en retournais charmé des sentiments qu'elle avait pour moi et quelquefois je m'en retournais désespéré de la voir si occupée des commissions que la reine lui donnait. Jusques ici la fortune ne m'avait pas montré son inconstance mais elle me fit bientÎt voir qu'elle ne se fixe pour personne. Mon pÚre qui avait connu les soupçons du roi, voulut lui faire voir par une nouvelle marque d'attachement combien ils étaient injustes; il se résolut de mettre ma soeur dans le palais quelque dessein qu'il eût pris auparavant de la laisser en Castille. Un sentiment de vanité lui aida à prendre cette résolution, il fut bien aise de faire voir à la cour une beauté qu'il croyait une des plus achevées de toute l'Espagne. Il était touché plus qu'aucun pÚre ne l'a jamais été de la beauté de ses enfants et en tirait une vanité qu'on pouvait appeler une faiblesse dans un homme comme lui. Il fit donc venir sa fille à la cour et elle fut reçue dans le palais. Don Garcie était à la chasse le jour qu'elle y entra. Il vint le soir chez la reine, sans avoir vu personne qui lui en eût parlé; j'y étais aussi mais retiré dans un endroit oÃÂč il ne me voyait pas. La reine lui présenta Hermenesilde c'est ainsi que s'appelait ma soeur; il fut surpris de sa beauté, et il parut de l'admiration dans cette surprise. Il dit qu'on n'avait jamais vu, en une mÃÂȘme personne, de l'éclat, de la majesté et de l'agrément, qu'avec des cheveux noirs on n'avait jamais un si beau teint et des yeux si bleus, qu'elle avait de la gravité avec l'air de la premiÚre jeunesse; enfin, plus il la regardait et plus il lui donnait de louanges. Don Ramire remarqua cet empressement à louer Hermenesilde; il n'eut pas de peine à juger que je pensais les mÃÂȘmes choses que lui, et, me voyant à l'autre bout de la chambre, il m'aborda pour me parler de la beauté de ma sÅ“ur. Je voudrais qu'il n'y eût que vous à la louer, lui dis je. Comme je prononçais ces paroles, don Garcie s'approcha par hasard du lieu oÃÂč j'étais. Il parut étonné de me voir, il se remit néanmoins, il me parla d'Hermenesilde et me dit que je ne la lui avais dépeinte aussi belle qu'il l'avait trouvée. Le soir on ne parla que d'elle au coucher de ce prince. Je l'observai avec beaucoup de soin, et je pris pour une confirmation de mes soupçons de ce qu'il ne la louait pas devant moi aussi hardiment que les autres. Les jours suivants, il ne put s'empÃÂȘcher de lui parler, il me parut que l'inclination qu'il avait pour elle, l'emportait comme un torrent à quoi il ne pouvait résister. Je voulus découvrir ses sentiments sans lui parler sérieusement. Un soir que nous sortions de chez la reine, oÃÂč il avait entretenu assez longtemps Hermenesilde - Oserais-je vous demander, seigneur, lui dis je, si je n'ai point trop attendu à vous montrer ma soeur et si elle n'est point assez belle pour vous avoir causé de ces surprises que je craignais? - J'ai été surpris de sa beauté, me répondit ce prince, mais, encore que je croie qu'on ne puisse ÃÂȘtre touché sans ÃÂȘtre surpris, je ne crois pas qu'on ne puisse ÃÂȘtre surpris sans ÃÂȘtre touché. L'intention de don Garcie était de ne me pas répondre plus sérieusement que je lui avais parlé, mais comme il avait été embarrassé de ce que je lui avais dit et qu'il avait senti son embarras, il y eut un air de chagrin dans sa réponse, qui me fit voir que je ne m'étais pas trompé. Il jugea bien aussi que je m'étais aperçu des sentiments qu'il avait pour ma soeur; il m'aimait encore assez pour avoir quelque douleur de s'embarquer dans une chose dont il savait bien que je serais offensé, mais il aimait déjà trop Hermenesilde pour abandonner le dessein de s'en faire aimer. Je ne prétendais pas aussi que l'amitié qu'il avait pour moi lui fÃt surmonter l'amour qu'il avait pour elle. Je pensai seulement à prévenir ma soeur sur ce quelle devait faire si le prince lui témoignait de l'amour, et je lui dis de suivre en toutes choses les conseils de Nugna Bella. Elle me le promit et je confiai à Nugna Bella l'inquiétude que j'avais de l'amour de don Garcie. Je lui dis toutes les fùcheuses suites que j'en appréhendais; elle entra dans mes sentiments et m'assura qu'elle s'attacherait si fort auprÚs d'Hermenesilde que difficilement le prince lui pourrait parler. En effet elles devinrent tellement inséparable sans qu'il y parût d'affectation, que don Garcie ne trouvait jamais Hermenesilde sans Nugna Bella. Cet embarras lui donna tant de chagrin qu'il n'en était pas connaissable, et comme il avait accoutumé de me dire toutes ses pensées et qu'il ne me parlait point de celles qui l'occupaient alors, je trouvai bientÎt un grand changement dans son procédé. - N'admirez vous pas, disais je à don Ramire, l'injustice des hommes? Le prince me hait parce qu'il sent dans son coeur une passion qui me doit déplaire, et, s'il était aimé de ma sÅ“ur, il me haïrait encore davantage. J'avais bien prévu le mal qui m'arriverait si elle touchait son inclination, et, s'il ne change point les sentiments qu'il a pour elle, je ne serai pas longtemps son favori, mÃÂȘme aux yeux du public, car dans son coeur je ne le suis déjà plus. Don Ramire était persuadé comme moi, de l'amour du prince, mais pour m'Îter de l'esprit une chose qui me donnait de la peine - Je ne sais, me répondit il, sur quoi vous vous fondez pour croire que don Garcie soit amoureux d'Hermenesilde; il l'a louée d'abord, il est vrai, mais je ne lui ai rien depuis qui paraisse d'un homme amoureux. Et quand il l'aimerait, ajouta-t-il, serait-ce une chose si fùcheuse? Pourquoi ne la pourrait-il pas épouser? Ce n'est pas le premier prince qui a épousé une de ses sujettes; il ne saurait en trouver une plus digne de lui, et, s'il l'épousait, quelle grandeur ne serait ce pas pour votre maison? - C'est par cette raison mÃÂȘme, lui répondis je, que le roi n'y consentira jamais. Je ne le voudrais pas sans son consentement; peut ÃÂȘtre mÃÂȘme que le prince ne le voudrait pas aussi ou qu'il ne le voudrait ni assez fortement ni assez longtemps pour l'exécuter. Enfin c'est une chose qui ne se peut faire, et je ne veux pas laisser croire au public que je hasarde la réputation de ma soeur sur l'espérance mal fondée d'une grandeur oÃÂč nous ne parviendrons jamais. Si don Garcie continue à aimer Hermenesilde, je la retirerai de la cour. Don Ramire fut surpris de ma résolution; il craignit que je ne me brouillasse avec don Garcie, il résolut de lui apprendre mes sentiments, et il voulut s'imaginer qu'il pouvait les lui découvrir sans mon consentement, puisque ce n'était que pour mon avantage. Mais l'envie de se faire un mérite envers le prince et d'entrer dans sa confidence eut sans doute beaucoup de part à cette résolution. Il prit son temps pour lui parler seul, il lui dit qu'il craignait de me faire une infidélité en lui découvrant mes pensées contre mon intention, mais que le zÚle qu'il avait pour son service, l'obligeait à lui apprendre que je le croyais amoureux de ma soeur et que j'en avais tant de chagrin que j'étais résolu de l'Îter de la cour. Don Garcie fut si frappé du discours de don Ramire et de la pensée de voir éloigner Hermenesilde, qu'il lui fut impossible de cacher son premier mouvement. Il jugea ensuite que, puisque don Ramire ne pouvait plus douter de l'intérÃÂȘt qu'il prenait pour ma soeur, il fallait le lui avouer et l'engager, par cette confidence, à continuer de l'instruire de mes desseins. Il fut quelque temps à prendre cette résolution, puis, se déterminant tout à coup, il l'embrassa, et lui avoua qu'il était amoureux d'Hermenesilde. Il lui dit qu'il avait fait ce qu'il avait pu pour s'en défendre en ma considération mais qu'il lui était impossible de vivre sans ÃÂȘtre aimé d'elle; qu'il lui demandait son secours pour lui aider à cacher sa passion et pour empÃÂȘcher l'éloignement d'Hermenesilde. Le coeur de don Ramire n'était pas d'une trempe à résister aux caresses d'un prince dont il voyait qu'il allait devenir le favori. L'amitié et la reconnaissance se trouvÚrent faibles contre l'ambition. Il promit au prince de lui garder le secret et de le servir auprÚs d'Hermenesilde. Le prince l'embrassa une seconde fois; et ils examinÚrent ensemble comme ils se conduiraient dans cette entreprise. Le premier obstacle qui leur vint dans l'esprit fut Nugna Bella, qui ne quittait point Hermenesilde. Ils résolurent de la gagner, et, quelque difficulté qui leur parut par l'étroite liaison qu'elle avait avec moi, don Ramire se chargea d'en trouver les moyens; mais il dit au prince qu'il fallait qu'il travaillùt lui mÃÂȘme à m'Îter la connaissance que j'avais de sa passion; qu'il lui conseillait de me dire en riant qu'il avait été bien aise de me faire peur pendant quelque temps pour venger des soupçons que j'avais eus d'abord, mais que cette peur allait trop loin qu'il ne voulait pas me laisser croire plus longtemps qu'il eût des sentiments que je pusse désapprouver. Cet expédient parut bon à don Garcie; il l'exécuta aisément, et, comme il savait par don Ramire les choses qui m'avaient donné du soupçon, il lui était aisé de dire qu'il les avait faites exprÚs et il m'était quasi impossible de n'en ÃÂȘtre pas persuadé. Ainsi je le fus entiÚrement; je me crus mieux avec lui que je n'avais jamais été. Je ne laissai pas de penser qu'il s'était passé quelque chose dans son coeur qu'il ne m'avouait pas, mais je m'imaginai que ce n'avait été qu'une légÚre inclination qu'il avait surmontée, et je crus mÃÂȘme lui en devoir ÃÂȘtre obligé comme d'une chose qu'il avait faite en ma considération. Enfin je demeurai satisfait de don Garcie; don Ramire le fut beaucoup de me voir l'esprit dans l'assiette qu'il désirait, et il commença à penser comme il engagerait Nugna Bella dans la confidence oÃÂč il voulait l'embarquer. AprÚs en avoir à peu prÚs imagine les moyens, il chercha l'occasion de lui parler; elle la lui donnait assez souvent parce qu'elle savait que je n'avais rien de caché pour lui et qu'elle pouvait lui parler de tout ce qui nous regardait. Il commença à l'entretenir de la joie qu'il avait du raccommodement qui s'était fait entre le prince et moi. - J'en ai beaucoup, aussi bien que vous, lui dit elle, et j'ai trouvé Consalve si délicat sur le sujet de sa soeur que je craignais qu'il ne se brouillùt avec don Garcie. - Si je croyais, madame, lui répondit-il, que vous fussiez de celles qui sont capables de cacher quelque chose à leurs amants, lorsqu'il est nécessaire pour leur intérÃÂȘt, ce me serait un grand soulagement de parler avec une personne aussi intéressée que vous dans ce qui regarde Consalve. Je prévois des choses qui me donnent de l'inquiétude; vous ÃÂȘtes la seule à qui je les puisse dire, mais, madame, c'est à condition que vous n'en parlerez pas à Consalve mÃÂȘme. - Je vous le promets lui dit-elle et vous trouverez en moi tout le secret que vous pouvez désirer. Je sais que comme il est dangereux de cacher quelque chose à nos amis, il l'est aussi beaucoup de ne leur cacher jamais rien. - Vous verrez, madame, reprit-il, combien il est important de cacher ce que je veux vous dire; don Garcie vient de donner de nouveaux témoignages d'amitié à Consalve, il vient de l'assurer qu'il ne pense plus à sa soeur, mais je suis trompé s'il ne l'aime passionnément. De l'humeur dont est ce prince, il ne peut cacher longtemps son amour et; de l'humeur aussi dont est Consalve, il n'en souffrira jamais la continuation. Il est infaillible qu'il se brouillera avec lui et qu'il perdra entiÚrement ses bonnes grùces. - Je vous avoue, lui dit Nugna Bella, que j'avais eu les mÃÂȘmes soupçons, et que, par ce que j'en ai et par de certaines choses que m'a dites Hermenesilde, et que je n'ai pas voulu quelle redÃt à son frÚre, j'ai eu peine à croire que ce qu'a fait don Garcie n'ait été qu'une affectation et dessein de faire peur à Consalve. - Vous en avez usé avec beaucoup de prudence, dit don Ramire, et je crois madame que vous ferez bien à l'avenir d'empÃÂȘcher Hermenesilde de rien dire à son frÚre de ce qui regarde le prince; il est inutile et dangereux de lui en parler. Si le prince n'a qu'une médiocre passion pour elle, il la cachera sans peine et par le soin que vous prendrez de conduire Hermenesilde, elle pourra facilement l'en guérir Consalve n'en saura rien, et ainsi vous lui épargnerez un chagrin mortel et vous lui conserverez les bonnes grùces du prince. Si, au contraire, la passion de don Garcie est grande et violente, trouvez-vous impossible qu'il épouse Hermenesilde? Et trouveriez-vous que nous servissions mal Consalve de lui cacher quelque chose, si le secret que nous lui ferions pouvait lui donner son prince pour beau-frÚre? Assurément, madame, l'on doit penser plus d'une fois à empÃÂȘcher l'amour de don Garcie pour Hermenesilde et vous y devez mÃÂȘme penser plus qu'une autre par l'intérÃÂȘt que vous auriez d'avoir un jour pour reine une personne qui sera apparemment votre belle soeur. Ces derniÚres paroles firent voir à Nugna Bella ce quelle n'avait point encore envisagé. L'espérance d'ÃÂȘtre belle soeur de la reine lui fit trouver les raisons de don Ramire encore meilleures qu'elles n'étaient, et enfin il la conduisit si bien oÃÂč il la voulait mener, qu'ils convinrent ensemble qu'ils ne me diraient rien, qu'ils examineraient les sentiments du prince et qu'il agiraient ensuite selon les connaissances qu'ils en auraient. Don Ramire, ravi d'avoir si bien commencé, rendit compte au prince de ce qu'il avait fait. Don Garcie en fut charmé, et il lui laissa un plein pouvoir de dire à Nugna Bella tout ce qu'il voudrait de ses sentiments. Don Ramire retourna bientÎt la chercher; il lui fit long récit de la maniÚre dont il s'était conduit pour faire avouer au prince l'amour qu'il avait pour ma soeur; il ajouta qu'il n'avait jamais vu un homme si transporté de passion; qu'il s'étonnait de la violence que ce prince se faisait de peur de me déplaire; qu'il n'y avait rien enfin qu'on ne dût attendre d'un homme si amoureux, mais qu'il fallait au moins lui donner quelque espérance qui entretint son amour. Nugna Bella demeura persuadée de ce que lui dit don Ramire et elle lui promit de servir don Garcie auprÚs de ma soeur. Don Ramire s'en alla porter cette nouvelle au prince, il la reçut avec une joie incroyable, il lui fit mille caresses, il ne pouvait se lasser de lui parler et il eût voulu ne parler qu'à lui seul, mais il voyait bien qu'il ne fallait pas changer de conduite, ni cesser de vivre avec moi comme il avait accoutumé Don Ramire mÃÂȘme avait soin de cacher sa nouvelle faveur, et les remords de sa trahison lui faisaient toujours craindre que je ne la soupçonnasse. Don Garcie parla bientÎt à Hermenesilde; il lui témoigna la passion qu'il avait pour elle avec le plus d'ardeur qu'il lui fut possible et comme il était véritablement amoureux il n'eut pas de peine à loi persuader son amour. Elle était disposée à le recevoir favorablement, mais, aprÚs ce que je lui avais dit, elle n'osait suivre les sentiments de son coeur. Elle rendit compte à Nugna Bella de la conversation qu'elle avait eue avec le prince. Nugna Bella, sur les mÃÂȘmes prétextes que lui avait donnés don Ramire, lui conseilla de ne me rien dire et d'avoir une conduite qui pût augmenter l'amour du prince et conserver son estime. Elle lui dit encore que, quelque répugnance que j'eusse témoignée à l'attachement de don Garcie, elle devait croire que j'aurais de la joie d'une chose qui pourrait m'ÃÂȘtre avantageuse, mais que, par de certaines raisons, je ne voulais point y avoir part que les choses ne fussent plus avancées. Hermenesilde, qui avait une déférence entiÚre pour les sentiments de Nugna Bella, entra aisément dans la conduite qu'elle lui inspirait, et son inclination pour don Garcie se trouva fortement appuyée par d'aussi grandes espérances que celles d'une couronne. La passion que le prince avait pour elle était conduite avec tant d'adresse, qu'excepté les premiers jours, oÃÂč l'on s'aperçut qu'il l'avait trouvée aimable, personne ne soupçonna seulement qu'il en fût amoureux. Il ne l'entretenait jamais en public; Nugna Bella lui donnait les moyens de l'entretenir en particulier. Je voyais bien quelque diminution dans l'amitié de don Garcie, mais je l'attribuais à l'inégalité ordinaire des jeunes gens. Les choses étaient en cet état, lorsque Abdala, roi de Cordoue, avec qui le roi de Léon avait eu une assez longue trÃÂȘve, recommença là guerre. La charge de Nugnez Fernando lui donnait de droit le commandement des armées, et quoique le roi eût assez de peine à le mettre à la tÃÂȘte de ses troupes, il ne pouvait l'en Îter, à moins que de l'accuser de quelque crime et de le faire arrÃÂȘter. On pouvait bien envoyer commander don Garcie au dessus de lui, mais le roi se défiait encore plus de son fils que du comte de Castille et il craignait de les voir ensemble avec un grand pouvoir entre les mains. D'un autre cÎté, la Biscaye commença à se révolter. Il résolut d'y envoyer don Garcie et d'opposer Nugnez Fernando à l'armée des Maures. J'eusse été bien aise de servir avec mon pÚre, mais le prince souhaita que je le suivisse en Biscaye, et le roi aima mieux que j'allasse avec son fils qu'avec le comte de Castille. Ainsi, il fallut céder à ce qu'on désirait de moi et voir partir Nugnez Fernando qui s'en allait le premier. Il fut trÚs fùché de ne m'avoir pas auprÚs de lui, et, outre les raisons considérables qui lui faisaient désirer que je fusse dans son armée, celle de l'amitié tenait sa place. La tendresse qu'il avait pour ma soeur et pour moi était infinie. Il emporta nos portraits pour avoir le plaisir de nous voir toujours et de montrer la beauté de enfants, dont je crois vous avoir dit qu'il était si préoccupé. Il marcha contre Abdala avec des forces assez considérables, mais beaucoup moindres que celles des Maures et au lieu de s'opposer simplement à leur passage dans des lieux oÃÂč il fût fortifié par la situation, le désir de faire quelque chose d'extraordinaire lui fit hasarder la bataille dans une plaine qui ne lui donnait aucun avantage; il la perdit si entiÚre, qu'à peine put-il se sauver; toute son armée fut taillée en piÚces, tous les bagages furent pris, et jamais les Maures n'ont peut-ÃÂȘtre remporté une si grande victoire sur les chrétiens. Le roi apprit avec beaucoup de douleur une si grande perte; il en accusa le comte de Castille, et avec raison, mais comme il était bien aise de l'abaisser il se servitde cette conjoncture et, lorsque mon pÚre voulut venir se justifier, il lui fit dire qu'il ne le voulait jamais voir, qu'il lui Îtait toutes ses charges, qu'il était bien heureux qu'il ne lui otùt pas la vie et qu'il lui ordonnait de se retirer dans ses terres. Mon pÚre lui obéit et s'en alla en Castille aussi désespéré que le peut ÃÂȘtre un homme ambitieux dont la réputation et la fortune venaient de recevoir une si grande diminution. Le prince n'était point encore parti pour la Biscaye; une maladie considérable le retenait Le roi s'en alla en personne contre les Maures avec tout ce qu'il put ramasser de forces. Je lui demandai la permission de le suivre et il me l'accorda, mais avec peine. Il avait envie de faire tomber sur moi la disgrùce de mon pÚre. Cependant, comme je n'avais point eu de part à sa faute et que le prince me témoignait toujours beaucoup d'amitié, le roi n'osa entreprendre de me reléguer en Castille. Je le suivis et don Ramire demeura auprÚs de don Garcie. Nugna Bella parut extrÃÂȘmement touchée de mon malheur et de notre séparation, et je m'en allai au moins avec la consolation de me croire véritablement aimé de la personne du monde que j'aimais le plus. Le prince n'étant point en état de partir, don Ordogno, son frÚre, s'en alla en Biscaye; il fut aussi malheureux dans son voyage que le roi fut heureux dans le sien. Don Ordogno fut défait et pensa ÃÂȘtre tué et le roi défit les Maures et les contraignit de demander la paix. Ma bonne fortune voulut que je rendisse quelque service considérable, mais le roi ne m'en traita pas mieux. La réputation que j'avais acquise ne m'Îta pas l'air que donne la disgrùce, et, lorsque je revins à Léon, je connus bien que la gloire ne donne pas le mÃÂȘme éclat que la faveur. Don Garcie avait profité de mon absence pour voir souvent Hermenesilde, et il l'avait vue avec tant de précaution, que personne ne s'en était aperçu. Il avait cherché avec soin tous les moyens de lui plaire, il lui avait laissé espérer qu'il la mettrait un jour sur le trÎne de Léon, enfin il lui avait témoigne tantd'amour qu'elle lui avait entiÚrement abandonné son coeur. Comme don Ramire et Nugna Bella conduisaient cette intelligence, ils étaient engagés à se voir souvent, et la beauté de Nugna Bella était de celles dont la vue ordinaire n'est pas sans danger. L'admiration que don Ramire avait pour elle augmentait tous les jours, et elle admirait aussi l'esprit de don Ramire qui, en effet, était agréable. Le commerce particulier qu'elle avait avec lui et l'occupation des affaires du prince et d'Hermenesilde lui avaient fait supporter mon absence avec moins de chagrin quelle ne s'était attendue d'en avoir. Lorsque le roi fut de retour, il donna au pÚre de don Ramire les charges et les établissements de Nugnez Fernando. Je fis en cette occasion au-delà de ce qu'on pouvait attendre d'un véritable ami. AprÚs les services que j'avais rendus dans ces deux derniÚres guerres, je pouvais prétendre les chargesqu'on Îtait à mon pÚre; néanmoins je ne m'opposai point à la disposition qu'en fit le roi. J'allais trouver don Ramire, je lui dis que dans la douleur que j'avais de voir sortir de ma maison des établissements si considérables, l'avantage qu'il en recevait me donnait la seule consolation que je pouvais recevoir. Quoique don Ramire eût beaucoup d'esprit, il ne put me répondre, il fut embarrasé de recevoir des marques d'une amitié qu'il méritait si peu, mais je donnais pour lors un sens si avantageux à son embarras, qu'il ne m'eût pas mieux persuadé par ses paroles. Les charges de mon pÚre dans une autre maison firent croire à toute la cour que sa disgrùce était sans ressource. Don Ramire se trouvait quasi en ma place par les dignités que son pÚre venait de recevoir et par la faveur du prince. Cette faveur paraissait beaucoup, quelque soin qu'ils prissent l'un et l'autre de la cacher, et insensiblement tout le monde se tournait du cÎté de ce nouveau favori et m'abandonnait peu à peu. Nugna Bella n'avait pas une passion si ferme, que ce changement n'en apportùt dans son ùme. Ma fortune, autant que ma personne, avait fait son attachement. J'étais disgracié; elle ne tenait plus à son amant que par l'amour, et ce n'était pas assez pour un coeur comme le sien. Il y eut donc dans son procédé une impression de froideur qui me parut bientÎt. J'en fis mes plaintes à don Ramire j'en parlai aussi à Nugna Bella, elle m'assura qu'elle n'était point changée et comme je n'avais point de sujet précis de me plaindre et que je n'étais blessé que d'un certain air répandu dans toutes ses actions, il lui était aisé de se défendre; aussi le fit elle avec tant de dissimulation et d'adresse qu'elle me rassura pour quelque temps. Don Ramire lui parla du soupçon que j'avais de son changement, et il lui en parla dans le dessein de pénétrer ce qui en était, et sans doute avec envie de trouver que je ne me trompais pas. Je ne suis point changée, lui dit elle, je l'aime autant que je l'ai aimé, mais, quand je l'aimerais moins, il serait injuste de s'en plaindre. Avons-nous du pouvoir sur le commencement ni sur la fin de nos passion? Elle dit ces paroles en le regardant avec un air qui l'assurait si bien qu'elle ne m'aimait plus, que cette certitude, qui donnait de l'espérance à don Ramire, lui ouvrit entiÚrement les yeux sur la beauté de cette infidÚle et il en fut si touché dans ce moment que, n'étant plus maÃtre de lui mÃÂȘme Vous avez raison, madame, lui dit-il, nous ne pouvons rien sur nos passions; j'en sens une qui m'entraÃne sans que je m'en puisse défendre, mais souvenez-vous au moins que vous tombez d'accord qu'il ne dépend pas de nous d'y résister. Nugna Bella comprit aisément ce qu'il voulait dire, elle en parut embarrassée, et il en fut embarrassé lui-mÃÂȘme. Comme il avait parlé sans l'avoir prémédité, il fut étonné de ce qu'il venait de faire; ce qu'il devait à mon amitié lui revint à l'esprit dans toute son étendue; il en fut troublé il baissa les yeux et demeura dans un profond silence. Nugna Bella, par des raisons à peu prÚs semblables, ne lui parla point; ils se séparÚrent sans se rien dire. Don Ramire se repentit de ce qu'il avait dit, Nugna Bella se repentit de ne lui avoir rien répondu, et don Ramire se retira si troublé et si combattu qu'il était hors de lui-mÃÂȘme. AprÚs s'ÃÂȘtre un peu remis, il fit réflexion sur ses sentiments, mais plus il en fit et plus il trouva que son coeur était engagé; il connut alors le péril oÃÂč il s'était exposé en voyant si souvent Nugna Bella; il connut que le plaisir qu'il avait trouvé dans sa conversation était d'une autre nature qu'il ne l'avait cru; enfin il connut son amour et qu'il avait commencé bien tard à le combattre. La certitude qu'il venait d'avoir que Nugna Bella m'aimait moins, achevait de lui Îter la force de se défendre. Il trouvait quelque excuse à ne s'attacher à elle que lorsqu'elle se détachait de moi; il trouvait des charmes à entreprendre de se rendre maÃtre d'un coeur que je ne possédais plus si entiÚrement, qu'il ne put concevoir de l'espérance, mais que je possédais encore assez pour trouver de la gloire à m'en chasser. Toutefois, quand il venait à considérer que c'était Consalve qu'il voulait chasser de ce coeur, ce Consalve à qui il devait une amitié si véritable, ces sentiments lui faisaient honte, et il les combattit de sorte qu'il crut les avoir surmontés. Il résolut de ne plus rien dire de son amour à Nugna Bella et d'éviter les occasions de lui parler. Nugna Bella, qui n'avait à se repentir que de n'avoir pas répondu à don Ramire comme elle l'aurait dû faire, ne fit pas de si grandes réflexions. Elle s'imagina qu'elle avait eu raison de ne pas faire semblant d'entendre ce qu'il lui avait dit, elle crut quelle devait avoir quelque douceur pour un homme avec qui elle avait de si grandes liaisons, elle se dit à elle-mÃÂȘme qu'il ne lui avait pas parlé avec dessein, quoiqu'elle eût bien jugé, il y avait longtemps, qu'il avait de l'inclination pour elle. Enfin pour ne se pas faire honte et pour ne s'engager pas à maltraiter don Ramire, elle ne voulut pas croire une chose dont elle ne pouvait douter Don Ramire suivit pendant quelque temps le dessein qu'il avait pris, mais le moyen de l'exécuter! Il voyait tous les jours Nugna Bella; elle était belle, elle ne m'aimait plus, elle le traitait bien; il était impossible de résister à tant de choses. Il se résolut donc à suivre les mouvements de son coeur, et il n'eut plus de remords sitÎt qu'il en eut pris la résolution. La premiÚre trahison qu'il m'avait faite, rendait la seconde plus facile. Il était accoutumé à me tromper et à me cacher ce qu'il disait à Nugna Bella. Il lui dit enfin qu'il l'aimait, et il le lui dit avec toutes les marques d'une passion véritable. En lui exagérant la douleur qu'il avait de manquer à notre amitié, il lui faisait comprendre qu'il était emporté par la plus violente inclination qu'on eut jamais eue. Il l'assura qu'il ne prétendait pas d'ÃÂȘtre aimé, qu'il connaissait les avantages que j'avais sur lui et l'impossibilité de me chasser de son coeur; mais qu'il lui demandait seulement la grùce de l'écouter, de lui aider à se guérir à me cacher sa faiblesse. Nugna Bella lui promit le dernier comme une chose qu'elle croyait devoir faire, de crainte qu'il n'arrivùt quelque désordre entre nous, et elle lui dit, avec beaucoup de douceur, qu'elle ne lui accorderait pas le reste, puisqu'elle se croirait complice de son crime, si elle en souffrait la continuation. Elle ne laissa pas néanmoins de la souffrir; l'amour qu'il avait pour elle et l'amitié que le prince avait pour lui; l'entraÃnÚrent entiÚrement de son cÎté. Je lui parus moins aimable, elle ne vit plus rien d'avantageux dans l'établissement qu'elle pouvait avoir avec moi, elle ne vit qu'un exil assuré en Castille, elle savait que le roi avait toujours envie de m'y réléguer et que [l]e prince ne s'y opposait plus que par honneur, elle ne voyait point d'apparence qu'il pût épouser Hermenesilde, elle était toujours la confidente de l'amour qu'il avait pour elle, et, par cet amour, et par celui de don Ramire, son crédit auprÚs de don Garcie subsistait toujours. Elle croyait le roi moins disposé que jamais à consentir à notre mariage; il n'avait point de raison pour empÃÂȘcher qu'elle n'épousùt don Ramire; elle retrouvait en lui les mÃÂȘmes choses qui lui avaient plu en moi; enfin elle s'imagina que la raison et la prudence autorisaient son changement et qu'elle devait quitter un homme qui ne serait point son mari pour un autre qui le serait assurément. Il ne faut pas toujours de si grandes raisons pour appuyer la légÚreté des femmes. Nugna Bella se détermina donc à s'engager avec don Ramire, mais elle était déjà engagée, et par son coeur, et par paroles quand elle crut s'y déterminer. Cependant, quelque résolution qu'elle eût prise, elle n'eut pas la force de me laisser voir qu'elle m'abandonnait dans le temps de ma disgrùce. Don Ramire ne pouvait aussi se résoudre à déclarer sa perfidie; ils convinrent ensemble que Nugna Bella continuerait à vivre avec moi comme elle avait accoutumé et ils jugÚrent qu'il serait aisé d'empÃÂȘcher que je ne remarquasse son change ment, parce que, comme je disais toujours à don Ramire jusques à mes moindres soupçons, Nugna Bella en étant avertie par lui, les préviendrait aisément. Ils résolurent aussi d'avouer au prince l'état oÃÂč ils étaient, et de l'engager dans leurs intérÃÂȘts. Don Ramire se chargea de lui en parler. Ce n'était pas une chose qu'il pût faire sans peine; la honte et la crainte d'ÃÂȘtre désapprouvé l'embarrasai[ent]; il se rassurait néanmoins par le pouvoir que lui donnait sur don Garcie la confidence de son amour pour ma soeur. En effet, il tourna l'esprit de ce prince comme il le souhaitait, il l'engagea mÃÂȘme à parler à Nugna Bella en sa faveur, et ce nouveau favori eut son maÃtre pour confident, comme il était le confident de son maÃtre. Nugna Bella, qui avait appréhendé que le prince ne condamnùt son changement, eut de la joie de l'y trouver favorable, il se fit un redoublement de liaison entre eux, ils prirent leurs mesures pour bien cacher cette intelligence. Ils résolurent que comme les conversations particuliÚres du prince et de don Ramire pourraient me donner du soupçon, parce que vraisemblablement ils ne devaient point avoir de secret pour moi, don Ramire irait chez le prince par un escalier dérobé, aux heures oÃÂč il n'y avait personne, et qu'ils ne se parleraient jamais en public. Ainsi j'étais trahi et abandonné par tout ce que j'aimais le mieux, sans m'en pouvoir défier. Ma seule peine était de trouver quelque changement dansle coeur de Nugna Bella, je m'en plaignais à don Ramire; don Ramire l'en avertissait afin qu'elle se déguisùt mieux, mais, quand je lui paraissais en repos, il avait de l'inquiétude et il craignait que je ne fusse rassuré par les véritables sentiments de Nugna Bella. Il voulait alors qu'elle ne me trompùt pas si bien, elle lui obéissait et me négligeait plus qu'à l'ordinaire. Ainsi, il avait le plaisir de voir son rival se venir plaindre à lui des mauvais traitements qu'il recevait par ses ordres. Il avait mÃÂȘme quelquefois la joie, lorsqu'il l'avait priée de se contraindre, d'apprendre par mes plaintes qu'elle ne se contraignait pas autant qu'il lui avait dit C'était un tel charme pour sa gloire et pour son amour d'avoir détruit un rival tel que je lui paraissais, et de voir mon repos dépendre de la moindre de ses paroles que, si la jalousie ne l'eût point troublé, il aurait été l'homme du monde le plus heureux. Pendant que je n'étais occupé que de mon amour, mon pÚre ne l'était que de son ambition. Il fit tant de cabales et tant d'intrigues dans son exil, qu'il crut ÃÂȘtre en état de se révolter ouvertement. Mais il fallait commencer par me retirer de la cour, et je lui étais un otage trop cher et trop considérable pour le laisser entre les mains d'un roi à qui il voulait faire la guerre. Ma soeur ne lui donnait pas tant d'inquiétude; son sexe et sa beauté la garantissaient de ce qui lui pouvait arriver. Il m'envoya un homme de confiance pour m'apprendre l'état des choses, pour me commander de l'aller trouver à l'heure mÃÂȘme et de partir de la cour sans prendre congé du roi ni du prince. Cet envoyé fut bien surpris de me voir dans des sentiments si éloignés de ceux de mon pÚre. Je lui dis que je ne consentirais jamais à une révolte si injuste, qu'il était vrai que le roi avait maltraité Nugnez Fernando en lui Îtant ses charges, mais qu'il fallait souffrir cette disgrùce qu'il avait en quelque sorte méritée, que, pour moi, j'étais résolu de ne point quitter la cour et que je ne prendrais jamais les armes contre le roi. Cet envoyé porta ma réponse à mon pÚre; il fut désespéré de voir tant de desseins, prÃÂȘts à réussir, se renverser par ma désobéissance. Il me manda, quoiqu'en effet ce ne fût pas son dessein, qu'il continuerait ce qu'il avait entrepris, et que puisque j'avais si peu de soumission pour ses volontés, il ne changerait point de résolution quand mÃÂȘme le roi de Léon me devrait faire trancher la tÃÂȘte. Cependant, la passion que don Ramire avait pour Nugna Bella augmentait toujours, et il ne pouvait plus supporter la maniÚre dont il fallait qu'elle vécût avec moi. - Enfin, madame, lui dit-il un jour qu'elle m'avait entretenu assez longtemps, vous le regardez avec les mÃÂȘmes yeux que vous l'avez regardé, vous lui dites les mÃÂȘmes paroles, vous lui écrivez les mÃÂȘmes choses; qui peut m'assurer que ce n'est plus avec les mÃÂȘmes sentiments? Il vous a plu madame, et c'est assez pour vous plaire encore. - Mais vous savez, lui dit-elle que je ne fais que ce que vous voulez. - Il est vrai lui répliqua-t-il, et c'est ce qui rend mon malheur plus insupportable, qu'il faille que, par prudence, je vous conseille de faire les choses qui me désespÚrent quand vous les faites. Il est inouï qu'un amant ait consenti qu'on traitùt bien son rival. Je ne saurais plus souffrir, madame que vous regardiez Consalve, il n'y a pas d'extrémité oÃÂč je ne me porte pour le faire périr plutÎt que de vivre en l'état oÃÂč je suis. Aussi bien aprÚs lui avoir Îté votre coeur, je ne dois pas compter pour beaucoup de lui Îter la vie. - Vous vous emportez avec tant de violence, lui repartit Nugna Bella, que je crois que vous ne suivrez pas votre emportement, vous considérerez combien de choses importantes vous découvririez en éclatant contre Consalve et quelle honte vous vous feriez à vous mÃÂȘme. - Je vois tout ce qu'il y a à voir, madame, répliqua don Ramire, mais je vois aussi que, s'il faut n'avoir guÚre de raison pour faire ce que je propose, il faut l'avoir perdue entiÚrement pour souffrir qu'un homme aimable, et qui vous a plu, vous parle tous les jours en secret. Si je l'ignorais, j'aurais la cruelle douceur d'ÃÂȘtre trompé, mais je le sais, je vous vois parler à lui; c'est moi qui lui porte vos lettres, c'est moi qui le rassure quand il doute de votre coeur. Ah! madame, il m'est impossible de continuer à me faire tant de violence. Si vous voulez me donner du repos, faites en sorte que Consalve sorte de la cour, et que le prince consente à l'envoyer en Castille, comme le roi l'en presse tous les jours. - Voyez, je vous en conjure, reprit Nugna Bella, quelle action vous me conseillez de faire! - Oui, madame, je la vois, reprit don Ramire, mais aprÚs tout ce que vous avez fait, il n'est plus temps d'avoir de ménagements, et, si vous avez celui de ne pas faire éloigner Consalve, je serai persuadé que j'aurai encore plus de raison que je ne pense, de le vouloir Îter d'auprÚs de vous. Encore une fois, madame, à quoi puis-je juger que vous ne l'aimez plus? Vous le voyez, vous lui parlez, vous savez qu'il vous aime; votre coeur, dites vous, est changé, mais votre procédé ne l'est point; enfin, madame, rien ne peut me rassurer, si ce n'est que vous travailliez à l'éloigner; et tant qu'il me paraÃtra que vous ne le voudrez pas, je croirai que vous ne vous contraignez guÚre quand vous lui dites que vous l'aimez. - Eh bien! dit alors Nugna Bella, j'ai déjà fait assez de trahisons pour l'amour de vous, il faut encore faire celle ci mais, donnez m'en les moyens; car le prince refuse tous les jours au roi l'éloignement de Consalve, et il n'y a pas d'apparence qu'il l'accorde à une priÚre aussi déraisonnable que la mienne. - Je me charge, dit don Ramire d'en faire la proposition au prince, et pourvu que vous lui fassiez voir que vous y consentez, je suis assuré de l'obtenir. Nugna Bella le lui promit, et, dÚs ce soir, don Ramire, sur le prétexte de leurs intérÃÂȘts communs, proposa au prince de m'éloigner et de s'en faire un mérite auprÚs du roi. Le prince n'eut point de peine à y consentir; il avait une si grande honte de tout ce qu'il faisait contre moi que ma présence lui était un continuel reproche de sa faiblesse. Nugna Bella lui parla comme elle l'avait promis à don Ramire. Ils résolurent qu'à la premiÚre occasion, le prince ferait dire au roi qu'il ne s'opposait plus à mon exil, et qu'il voulait bien qu'on m'éloignùt de la cour, pourvu qu'il parût à tout le monde que c'était contre son consentement. Cette occasion se trouva bientÎt. Le roi se mit en colÚre contre son fils pour quelque chose qu'il avait fait sans son ordre et dont il m'accusait d'avoir donné le conseil. Le prince, n'osant aller chez le roi, fit semblant d'ÃÂȘtre malade et garda le lit quelques jours. La reine, selon sa coutume, travailla à les raccommoder; elle vint chez son fils pour lui dire de la part du roi les plaintes qu'il faisait de lui. - Ce ne sont pas là , madame, répondit le prince, les sujets du chagrin du roi; j'en connais la cause; il a une aversion invincible pour Consalve, il l'accuse de tout ce qui lui déplaÃt, il veut l'éloigner, il sera toujours mal satisfait de moi tant que je n'y consentirai pas. J'aime tendrement Consalve, mais je vois bien qu'il faut que je me fasse la violence de m'en priver, puisque je ne saurais qu'à ce prix avoir les bonnes grùces du roi. Dites lui donc, s'il vous plaÃt madame que je consens à son éloignement, mais à condition qu'on ne saura point que j'y aie consenti. La reine fut surprise du discours du prince son fils. - Ce n'est pas à moi, lui dit elle, à trouver étrange que vous ayez de la complaisance pour les volontés du roi, mais j'avoue que je suis étonnée que vous consentiez à l'éloignement de Consalve. Le prince s'excusa par de mauvaises raisons et passa ensuite à un autre discours. Pendant qu'ils parlaient, une des filles de la reine, qui était mon amie et celle de Nugna Bella, s'était trouvée, par hasard si proche du lit, qu'elle avait entendu tout ce que la reine et le prince avaient dit sur mon sujet. Elle demeura si surprise et si attentive à penser ce qui pouvait avoir causé un si grand changement dans l'esprit du prince, que j'entrai dans la chambre et que je commençai à lui parler devant qu'elle m'eût aperçu. Je lui fis la guerre de sa rÃÂȘverie. Vous devez m'en ÃÂȘtre obligé, me dit elle, je viens d'entendre une chose dont je suis si étonnée que je ne la puis comprendre. Elvire c'est ainsi que s'appelait cette fille me conta alors ce qu'elle avait entendu et me donna une surprise encore plus grande que n'avait été la sienne. Je lui fis redire la mÃÂȘme chose une seconde fois; comme elle achevait, la reine sortit et interrompit notre conversation. Je sortis avec elle et n'ayant pas l'esprit en état de demeurer auprÚs du prince, je m'en allai seul dans les jardins du palais pour faire réflexion sur une si étrange aventure. Je ne pouvais m'imaginer qu'un prince qui me traitait si bien, voulût me faire chasser de la cour sans sujet; je ne pouvais comprendre ce qui lui pouvait faire souhaiter mon éloignement; je ne pouvais deviner ce qui l'obligeait à me témoigner de l'amitié lorsqu'il n'en avait plus; enfin, je ne pouvais croire que ce que je venais d'apprendre fût véritable et que don Garcie eût la faiblesse de rn'abandonner. Comme je l'aimais beaucoup, j'étais touché de son changement jusques au fond l'ùme. Ne pouvant soutenir la douleur que je ressentais je voulus chercher don Ramire pour avoir le soulagement de me plaindre avec lui. Dans cette pensée je rn'approchai du palais, je trouvai un des officiers de la chambre de don Garcie que j'avais donné à ce prince et qui était plus proche de sa personne qu'aucun autre. Je lui dis de voir si don Ramite n'était point chez le prince et de le prier, de ma part, de me venir trouver à l'heure mÃÂȘme. Cet officier me répondit qu'il n'y était pas, qu'il n'y viendrait sans doute selon sa coutume qu'aprÚs que tout le monde serait retiré. Je demeurai extrÃÂȘmement surpris de ces paroles; je crus d'abord ne les avoir pas bien entendues; néanmoins elles me firent de l'impression; il me revint plusieurs choses dans l'esprit qui me firent soupçonner que don Ramire avait quelque intelligence avec le prince qu'il ne me disait pas. Dans un autre temps je n'eusse pas eu ce soupçon, mais ce que je venais d'apprendre de l'infidélité de don Garcie, me forçait à croire que tout le monde me pouvait tromper. Je demandai à cet officier si don Ramire allait souvent chez don Garcie aux heures oÃÂč il n'y avait personne; il me répondit qu'il était surpris que je lui fisse cette demande et qu'il croyait que je n'ignorais ni les conversations de don Ramire avec le prince, ni le sujet de leurs conversations. Je lui répliquai que je ne savais ni l'un ni l'autre et que je trouvais fort étrange qu'il ne m'en eût pas averti. Il crut que je faisais semblant de n'en rien savoir pour découvrir s'il me dirait la vérité et me voulant faire voir qu'il était incapable de me rien cacher il me conta l'amour du prince pour ma soeur et la part qu'y avait don Ramire. Il me dit qu'il les en avait entendus parler plusieurs fois, lorsqu'ils croyaient n'ÃÂȘtre écoutés de personne et qu'il avait su le reste de celui à qui le prince confiait ses lettres pour Hermenesilde. Ainsi j'appris tout ce qui se passait à la réserve de ce qui regardait Nugna Bella. Je ne cherche plus, m'écriai je tout porté de colÚre, d'oÃÂč vient le changement de don Garcie; la trahison qu'il me fait lui rend ma présence insupportable. Quoi! Don Garcie aime ma soeur! Ma soeur le souffre et don Ramire est leur confident! Je m'arrÃÂȘtai à ces mots ne voulant pas faire voir mon ressentiment à cet officier et je lui défendis de parler de ce qu'il venait de m'apprendre. Je me retirai chez moi avec un trouble qui m'Îtait la connaissance de moi mÃÂȘme. Lorsque je fus seul, je m'abandonnai à la rage et au désespoir, je fis mille fois le dessein d'aller poignarder le prince et don Ramire, j'eus toutes les pensées de colÚre et de vengeance que peut donner l'excÚs de l'emportement. Enfin aprÚs avoir un peu remis mon esprit pour me donner le temps de choisir les moyens de me venger, je résolus de me battre contre don Ramire, de porter Nugna Bella à se retirer en Castille, d'obtenir de son pÚre la permission de l'épouser et comme il était dans le mÃÂȘme dessein de révolte que le mien, de me joindre à eux, de les animer de déclarer la guerre au roi de Léon et de renverser le trÎne oÃÂč don Garcie devait monter. Je m'arrÃÂȘtai à cette résolution, bien qu'elle fût contraire à tous les sentiments que j'avais eus jusques alors, mais j'étais emporté par la violence de mon désespoir. Je devais voir Nugna Bella ce mÃÂȘme soir; j'en attendais l'heure avec impatience et l'espérance de la trouver sensible à mon malheur, me donnait le seul soulagement dont je pouvais ÃÂȘtre capable. Comme je me préparais à sortir, un homme en qui elle se fiait et qui m'apportait souvent de ses lettres m'en donna une de sa part et me dit qu'elle était bien fùchée de ne me pouvoir entretenir ce soir là , mais [que ce] lui était impossible pour les raisons que je trouverais dans sa lettre. Je lui repartis qu'il était absolument nécessaire que je lui parlasse, que j'allais lui faire réponse et que je le priais d'attendre. J'entrai dans mon cabinet j'ouvris la lettre de Nugna Bella et j'y trouvais ces paroles Je ne sais si je vous dois remercier de la permission que vous me donnez de témoigner de la douleur à Consalve lorsqu'il partira. J'eusse été bien aise que vous me l'eussiez défendu pour avoir quelque raison de ne pas faire une chose qui me donnera tant de contrainte. Quoi que vous ayez souffert de la conduite que j'ai eue avec lui depuis son retour, j'en ai plus souffert que vous; vous n'en douteriez pas si vous saviez la peine que je trouve à dire à un homme que je n'aime plus, que je l'aime encore, quand je suis mÃÂȘme au désespoir de l'avoir aimé et que je rachÚterais de ma vie de n'avoir jamais prononcé que pour vous toutes les paroles qu'il faut que je lui dise. Vous connaÃtrez, lorsqu'il sera éloigné, les injustices que vous me faites et la joie que vous me verrez à son départ vous persuadera mieux que toutes mes paroles. Hermenesilde est en colÚre contre le prince de ce qu'il parla hier assez longtemps à une personne dont elle lui a déjà témoigné quelque jalousie; c'est ce qui l'a empÃÂȘchée de suivre la reine lorsqu'elle est allée chez lui. Qu'il ne lui fasse pas connaÃtre qu'il le sache, je lui ai promis de n'en rien dire; il est si véritablement aimé d'elle qu'il... Ma lettre a été interrompue en cet endroit par une chose qui me met dans une inquiétude mortelle une de mes compagnes a entendu aujourd'hui tout ce que le prince a dit à la reine sur le sujet de Consalve; elle l'en a averti à l'heure mÃÂȘme, et elle vient de me le dire comme une chose qui doit me surprendre et m'affliger. Il est impossible que Consalve ne vous soupçonne d'avoir su quelque chose des desseins du prince et qu'il ne démÃÂȘle une grande partie de la vérité. Voyez quel embarras cela peut faire, cette pensée me trouble à un point que je ne sais ce que je fais. Je vais lui écrire que je ne puis le voir ce soir; car je ne saurais m'exposer à lui parler que vous ne l'ayez vu et que je ne sache par vous ce que je lui dois dire. Adieu, jugez de mon inquiétude. Je fus si hors de moi-mÃÂȘmeen achevant de lire cette lettre que je ne savais ce que je voyais ni ce que je faisais. Mon emportement et ma colÚre avaient été au dernier degré sur les trahisons que j'avais découvertes, mais c'étaient des sentiments trop faibles et trop communs pour celle que le hasard venait encore de me découvrir. Je demeurai sans parole et sans mouvement et je fus longtemps en cet état, sans avoir que des pensées confuses qui tenaient mon esprit accablé sous le poids de ma douleur Vous m'ÃÂȘtes infidÚle Nugna Bella! m'écriai je tout d'un coup, vous joignez à votre changement l'outrage de me tromper et de consentir que je sois trompé par ce que j'aimais le mieux aprÚs vous! C'est trop de malheurs à la fois, et ils sont d'une nature qu'il serait plus honteux d'y résister que d'en ÃÂȘtre accablé. Je cÚde à la cruauté du plus malheureux sort dont un homme ait jamais été persécuté. J'ai eu de la force et des desseins de vengeance contre un prince ingrat et contre un ami infidÚle, mais je n'en ai point contre Nugna Bella. J'étais plus heureux par elle que par tout le reste du monde; puisqu'elle m'abandonne, tout m'est indifférent et je renonce à une vengeance qui ne me pourrait donner de joie. Je me suis vu, il n'y a pas longtemps, le premier homme de tout le royaume par la grandeur de mon pÚre, par la mienne propre et par la faveur du prince, je me croyais aimé des personnes qui m'étaient les plus chÚres. La fortune me quitte, je suis abandonné par mon maÃtre, je suis trompé par ma soeur, je suis trahi par mon ami, je perds ma maÃtresse et c'est par cet ami que je la perds! Est il possible, Nugna Bella, que vous m'ayez quitté pour don Ramire? Est il possible que don Ramire ait voulu vous Îter à un homme qui vous aimait si passionnément et dont il était lui mÃÂȘme si tendrement aimé? Fallait il que je vous perdisse l'un par l'autre, et qu'il ne me restùt pas au moins la faible consolation d'avoir un des deux avec qui me plaindre? Des réflexions si cruelles ne me laissaient plus l'usage de la raison; la moindre des infortunes dont je fus accablé dans cette journée eût été capable de me donner une douleur mortelle. Ce grand nombre de malheurs me mettait de l'égarement dans l'esprit, et je ne savais auquel donner mon attention. Celui qui avait apporté la lettre de Nugna Bella, me fit dire qu'il en attendait la réponse. Je revins comme d'un songe lorsqu'on entra dans mon cabinet; je répondis que je l'enverrais le lendemain et j'ordonnai qu'on me laissùt en repos. Je me mis encore à considérer l'état oÃÂč j'avais été et celui oÃÂč je me trouvais. Une si cruelle expérience de l'inconstance de la fortune et de l'infidélité des hommes, m'inspira le dessein de renoncer pour jamais au commerce du monde et d'aller finir ma vie dans quelque désert. Ma douleur me faisait voir que c'était le seul parti que je pouvais prendre. Je n'avais de retraite qu'auprÚs de mon pÚre, je savais le dessein qu'il avait de prendre les armes, mais, quelque désespéré que je fusse, je ne pouvais me résoudre à me révolter contre un roi dont je n'avais point reçu d'outrage. Si je n'eusse été abandonné que de la fortune, j'aurais pris plaisir à lui résister et à faire voir que je méritais ce qu'elle m'avait donné, mais aprÚs avoir été trompé par tant de personnes que j'avais tant aimées et dont je me croyais si assuré, de quelle espérance pouvais-je encore me flatter? Puis je mieux servir un maÃtre, disais je, que j'ai servi don Garcie? Puis je mieux aimer un ami que j'ai aimé don Ramire? Et puis-je avoir plus d'amour pour une maÃtresse que j'en ai pour Nugna Bella? Cependant ils m'ont trahi! Il faut donc par une retraite entiÚre me dérober à la tromperie des hommes et au dangereux pouvoir des femmes Comme je prenais cette résolution, je vis entrer dans mon cabinet un homme de qualité et de mérite, appelé don Olmond, qui s'était toujours attaché à moi. Il était frÚre de cette Elvire qui m'avait averti de la trahison du prince et il venait d'apprendre par elle ce que don Garcie avait dit à la reine. Sa surprise fut extrÃÂȘme de voir sur mon visage une agitation et une douleur si extraordinaires. Il me connaissait assez pour avoir peine à s'imaginer que la fortune seule pût me donner tant de trouble. Il crut néanmoins que j'étais touché de l'infidélité du prince et il comrnença à m'en vouloir consoler. J'avais toujours aimé don Olmond, et je l'avais servi en plusieurs occasions, quoique je lui eusse préféré don Ramire en toutes choses. L'ingratitude de ce dernier me fit sentir dans ce moment l'injustice que j'avais faite à don Olmond; pour la réparer ou peut ÃÂȘtre pour avoir le soulagement de me plaindre, je lui découvris l'état oÃÂč j'étais et toutes les trahisons qu'on m'avait faites. Il en fut aussi surpris qu'il le devait ÃÂȘtre mais il ne le fut pas autant que je le pensais de l'infidélité de Nugna Bella. Il me dit que sa soeur en lui racontant l'infidélité du prince lui avait dit aussi que Nugna Bella était sans doute changée pour moi et qu'elle me cachait beaucoup de choses. Voyez; don Olmond, lui dis je en lui montrant la lettre de Nugna Bella, voyez son changement et les choses qu'elle m'a cachées. Elle m'a envoyé cette lettre au lieu de celle qu'elle m'écrivait et il est aisé de juger que cette lettre s'adresse à don Ramire. Don Olmond était si touché de l'état oÃÂč il me voyait et mes malheurs lui paraissaient si cruels, qu'il n'entreprenait pas de me consoler. Il me laissait soulager ma douleur par les plaintes. N'avais je pas raison, lui dis-je, de vouloir connaÃtre Nugna Bella devant que de l'aimer? Mais je prétendais une chose impossible; on ne connaÃt point les femmes, elles ne se connaissent pas elles mÃÂȘmes, et ce sont les occasions qui décident des sentiments de leur coeur. Nugna Bella a cru m'aimer, elle n'aimait que ma fortune; elle n'aime peut-ÃÂȘtre que la mÃÂȘme chose en don Ramire. Cependant m'écriai-je, elle ne m'a dit, depuis quelque temps, que les paroles qu'il lui a permis de me dire! C'était à mon rival à qui je faisais mes plaintes du changement qu'il avait causé! Il lui parlait pour lui, lorsque je croyais qu'il lui parlait pour moi! Est il possible que j'aie été l'objet d'une si outrageante tromperie et l'avais je méritée? Le perfide me trahissait donc auprÚs de Nugna Bella comme il metrahissait auprÚs de don Garcie! je leur avais confié ma soeur, et ils l'ont engagée avec le prince. Cette union qui me paraissait entre eux, et qui ne me donnait que de la joie, n'avait pour but que de me tromper! O Dieu! m'écriai-je encore, pour qui réservez-vous le tonnerre, si ce n'est pour des personnes si indignes de vivre? AprÚs ce violent transport de ma douleur, l'idée de Nugna Bella infidÚle, qui ne me laissait que de l'indifférence pour mes autres malheurs, me remit dans une tristesse oÃÂč le désespoir paraissait sans emportement. Je dis à don Olmond le dessein oÃÂč j'étais, d'abandonner toutes choses; il en fut surpris, il s'y opposa, mais je lui fis si bien voir que j'y étais résolu, qu'il crut inutile d'y résister, du moins dans ces premiers moments. Je pris tout ce que je trouvai de pierreries et nous montùmes à cheval, afin de sortir de chez moi devant qu'on me pût apporter l'ordre de me retirer. Nous marchùmes jusques à ce que le soleil parût. Don Olmond me conduisit dans la maison d'un homme qui, avait été à lui; et dont il se tenait assuré. Je voulais qu'il me quittùt en ce lieu et qu'il me laissùt attendre la nuit pour entrer dans le chemin que j'avais dessein de prendre. AprÚs une longue contestation, il me dit qu'il consentirait à me quitter, comme je le souhaitais, pourvu que je lui promisse de l'attendre au lieu oÃÂč nous étions; que cependant il irait à Léon pour apprendre quel effet mon départ y avait produit, et que peut-ÃÂȘtre serait-il arrivé quelque changement qui me ferait quitter la triste résolution que j'avais prise; qu'enfin il me demandait en grùce d'attendre son retour. J'y consentis, à condition qu'il ne dirait à personne qu'il m'eût vu, ai qu'il sût le lieu oÃÂč j'étais, mais, si j'y consentis, ce fut plutÎt par une curiosité involontaire d'apprendre de quelle maniÚre Nugna Bella parlait de moi que par la pensée qu'il pût ÃÂȘtre arrivé quelque chose qui diminuùt mes malheurs. - Allez, lui dis-je, mon cher Olmond, voyez Nugna Bella, et, s'il est possible, sachez ses sentiments par votre soeur; tùchez d'apprendre depuis quel temps elle a cessé, de m'aimer et si elle ne m'a abandonné que parce que la fortune m'a quitté. Don Olmond m'assura qu'il ferait tout ce que je souhaitais, et, deux jours aprÚs, il revint me trouver avec une tristesse qui me fit bien voir qu'il n'avait rien à me dire qu'il crût propre à me faire changer de dessein. Il m'apprit que tout le monde ignorait la cause de mon départ; que le prince feignait, aussi bien que don Ramire, d'en ÃÂȘtre affligé, et que le roi croyait que j'étais parti d'intelligence avec le prince son fils. Il me dit qu'il avait vu sa soeur; que tout ce que je croyais était véritable; que le détail qu'il en avait appris, n'était propre qu'à augmenter mes douleurs, et qu'il me priait de ne le pas obliger à m'en faire le récit. Je n'étais pas en état de pouvoir craindre une augmentation à mes maux, et ce qu'il me voulait taire, était la seule chose qui me pouvait donner encore quelque curiosité. Je le priai donc de ne me rien cacher. Je ne vous redirai point tout ce qu'il me dit, parce que je vous en ai déjà raconté la plus grande partie pour donner quelque ordre à mon récit. Ce fut par lui que j'appris toutes les choses que j'avais ignorées dans le temps qu'elles se passaient, comme vous l'avez pu juger. Je vous dirai seulement que sa soeur lui conta que, le soir avant mon départ, comme elle était revenue de chez la reine, oÃÂč Nugna Bella n'avait point paru, elle l'avait été chercher, dans sa chambre; qu'elle l'avait trouvée fondue en larmes, avec une lettre entre ses mains; qu'elles avaient été fort surprises l'une et l'autre par des raisons différentes; qu'enfin Nugna Bella, aprÚs avoir été fort longtemps, sans parler, avait fermé la porte et lui avait dit qu'elle allait lui confier tout le secret de sa vie; qu'elle la priait de la plaindre et de la consoler dans le plus cruel état oÃÂč une personne se fût jamais trouvée; qu'alors elle lui avait appris tout ce qui s'était passé entre le prince, don Ramire, ma soeur et elle, de la maniÚre dont je viens de vous le raconter et qu'ensuite elle lui avait dit que don Ramire venait de lui renvoyer cette lettre qu'elle tenait entre ses mains, parce qu'elle n'était pas pour lui; que c'était celle qu'elle m'écrivait; que j'avais reçu celle qui était pour don Ramire, et qu'en le recevant j'avais appris tout ce qu'ils me cachaient depuis si longtemps. Elvire dit à son frÚre qu'elle n'avait jamais vu une personne si troublée et si affligée que Nugna Bella; [qu']elle craignait que je n'avertisse le roi de l'intelligence de ma soeur et du prince, que je ne fisse chasser don Ramire de la cour et que je ne l'en fisse éloigner elle-mÃÂȘme; que surtout elle appréhendait la honte de mes reproches et que les infidélités qu'elle m'avait faites, lui donnaient pour moi une haine extraordinaire. Vous jugez bien que tout ce que m'apprit don Olmond ne diminua pas mes déplaisirs et ne me fit pas changer de dessein. Il l'opiniùtra, avec des marques d'amitié extraordinaires, à me vouloir suivre et à [s']engager à me tenir compagnie dans le désert oÃÂč je m'en allais. Je lui dis si fortement que je ne le souffrirais jamais, qu'enfin nous nous séparùmes. Il me quitta, à condition qu'en quelque lieu que je pusse aller, je lui donnerais de mes nouvelles. Il s'en retourna à Léon, et je partis dans la pensée de m'embarquer au premier port que je trouverais. Mais; quand je fus seul et abandonné à la réflexion de mes malheurs, le reste de ma vie me parut une si longue souffrance, que je me résolus d'aller chercher la mort dans la guerre que le roi de Navarre avait contre les Maures. Je ne m'y fis connaÃtre que sous le nom de Théodoric, et je fus assez malheureux pour trouver quelque gloire, que je ne cherchais pas, au lieu de la mort que j'avais cherchée. La paix fut conclue, je repris mon premier dessein, et votre rencontre fit changer une solitude affreuse oÃÂč je m'en allais, en une retraite agréable. J'y trouvai le repos et la tranquillité que j'avais perdus. Ce n'est pas que l'ambition ne se soit réveillée quelquefois dans mon coeur, mais ce que j'ai éprouvé de l'inconstance de la fortune, me l'a rendue méprisable, et l'amour que j'ai eu pour Nugna Bella, était tellement effacé par le mépris qu'elle m'a donné pour elle, que je pouvais dire qu'il ne me restait aucune passion,. quoiqu'il me restùt encore beaucoup de tristesse. La vue de Zaïde vient m'Îter ce triste repos dont je jouissais et me jette dans de nouveaux malheurs, beaucoup plus cruels que ceux que j'ai déjà éprouvés. Alphonse demeura surpris et charmé du récit de Consalve. - J'avais conçu, lui dit-il, une grande idée de votre mérite et de votre vertu, mais j'avoue que ce que je viens d'apprendre est encore au-dessus de ce que j'en, avais pensé. - Je dois plutÎt craindre, répondit Consalve, que je n'aie diminué la bonne opinion que vous aviez de moi, en vous faisant voir combien j'ai été facile à tromper. Mais j'étais jeune, j'ignorais les trahisons de la cour, j'étais incapable d'en faire, je n'avais aimé que Nugna Bella, l'amour que j'avais pour elle ne me laissait pas imaginer que les passions pussent finir; ainsi rien ne me portait à la défiance ni sur l'amitié ni sur l'amour. - Vous ne pouviez vous garantir d'ÃÂȘtre trompé, repartit Alphonse, à mois que d'ÃÂȘtre naturellement soupçonneux; encore vos soupçons, quoique bien fondés, vous auraient paru injustes, puisque vous n'aviez eu jusques alors aucun sujet de vous défier des personnes qui vous trompaient, et leur tromperie était conduite avec tant d'habileté que la raison ne voulait pas qu'on la soupçonnùt. - Ne parlons point de mes malheurs passés, reprit Consalve, ils ne me sont plus sensibles, Zaïde m'en Îte mÃÂȘme le souvenir, et je m'étonne que j'aie pu vous les raconter. Mais considérez que je n'avais jamais cru pouvoir ÃÂȘtre amoureux par la beauté seule, ni pouvoir ÃÂȘtre touché d'une personne qui aurait eu quelque attachement. Cependant j'adore Zaïde, dont je ne connais rien, sinon qu'elle est belle et qu'elle est prévenue pour un autre. Puisque j'ai été trompé dans l'opinion que j'avais conçue de Nugna Bella, que je connaissais, que puis-je attendre de Zaïde que je ne connais point? Mais qu'en veux-je attendre, et quelles prétentions puis-je avoir sur Zaïde? Elle m'est entiÚrement inconnue, le hasard l'a jetée sur cette cÎte, elle brûle d'impatience de s'en aller, je ne puis la retenir sans injustice et avec bienséance. Quand je l'y retiendrais en serais-je plus heureux? Je la verrais tous les jours pleurer un homme qu'elle aime et se souvenir de lui en me regardant. Ah! Alphonse, quel mal que la jalousie! Ah! don Garcie, vous aviez raison, il n'y a de passions que celles qui nous frappent d'abord et qui nous surprennent; les autres ne sont que des liaisons oÃÂč nous portons volontairement notre coeur. Les véritables inclinations nous l'arrachent malgré nous, et l'amour que j'ai pour Zaïde; est un torrent qui m'entraÃne sans me laisser un moment le, pouvoir d'y résister. Mais, Alphonse, ajouta-t-il, je vous fais passer la nuit à vous entretenir de mes peines, et il est juste de vous laisser en repos. AprÚs ces paroles, Alphonse se retira dans sa chambre, et Consalve passa le reste de la nuit sans donner un moment au sommeil. Le jour suivant, Zaïde parut encore occupée du désir de retrouver ce qu'elle avait déjà cherché, mais tout le soin qu'elle prit fut inutile. Consalve ne la quittait point; il oubliait mille fois le jour qu'elle ne pouvait l'entendre et qu'elle ne lui pouvait répondre; il lui demandait la cause de sa douleur avec la mÃÂȘme circonspection et la mÃÂȘme crainte de lui déplaire que si elle l'avait entendu. Quand la raison lui revenait et qu'il avait le déplaisir de voir qu'elle ne pouvait lui répondre, il cherchait le soulagement de lui dire tout ce que sa passion lui inspirait. - Je vous aime, belle Zaïde, disait-il en la regardant, je vous aime, je vous adore; j'ai au moins le plaisir de vous le dire et de ne pas attirer votre colÚre; toutes vos actions me persuadent qu'on n'oserait vous le déclarer sans vous déplaire, mais cet amant que vous pleurez vous a parlé sans doute de son amour et vous vous ÃÂȘtes accoutumée de l'entendre. Que d'un mot, belle Zaïde, vous m'éclairciriez de doutes! Lorsqu'il lui parlait ainsi elle se tournait quelquefois vers Félime avec étonnement, et comme pour lui faire remarquer une ressemblance dont elle était toujours surprise. C'était une douleur si vive pour Consalve de s'imaginer qu'il la faisait souvenir de son rival, qu'il eût aisément renoncé aux avantages de sa beauté et de sa bonne mine pour n'avoir point une telle ressemblance. Cette douleur lui était si insupportable qu'il ne pouvait presque plus se résoudre à paraÃtre devant Zaïde, il aimait mieux se priver de sa vue que de lui représenter l'image de celui qu'elle aimait, et lorsque ses regards lui paraissaient favorables, il ne les pouvait supporter, tant il était persuadé qu'ils ne s adressaient pas à lui. Il la quittait, et s'en allait passer des aprÚs-dÃners entiers dans le bois; quand il revenait auprÚs d'elle, il lui trouvait plus de froideur et plus de chagrin qu'elle n'avait accoutumé d'en avoir; il crut mÃÂȘme, dans la suite, remarquer quelque inégalité dans la maniÚre dont elle le traitait, mais, comme il n'en pouvait deviner la cause, il s'imagina que le déplaisir de se trouver dans un pays inconnu, faisait les changements qui paraissaient dans son humeur. Il voyait bien néanmoins que l'affliction qu'elle avait eue les premiers jours, commençait à diminuer. Félime était plus triste que Zaïde, mais sa tristesse était toujours égale, elle en paraissait accablée, et il semblait qu'elle ne cherchait qu'à ÃÂȘtre seule et à entretenir sa rÃÂȘverie. Alphonse en parlait quelquefois à Consalve avec étonnement, et il était surpris que sa grande mélancolie ne diminuùt point sa beauté. Cependant Consalve ne songeait qu'à plaire à Zaïde et à lui donner tous les divertissements que la promenade, la chasse et la pÃÂȘche lui pouvaient fournir. Elle s'occupa aussi à ce qui la pouvait divertir; elle travailla pendant quelques jours à un bracelet de ses cheveux, et, aprÚs l'avoir achevé, elle se l'attacha au bras avec cet empressement que l'on a pour les choses qui viennent d'ÃÂȘtre achevées. Le jour mÃÂȘme qu'elle le mit, le hasard voulut qu'elle le laissùt tomber dans le bois. Consalve, qui l'avait vue sortir, allait la chercher, et, en marchant sur ses pas, il trouva ce bracelet qu'il n'eut pas de peine à reconnaÃtre. Il eut une joie sensible de l'avoir trouvé. Cette joie aurait été encore plus grande, s'il l'eût reçu des mains de Zaïde, mais, comme il ne l'avait pas espéré, il se tenait heureux de le devoir à la fortune. Zaide, qui s'était déjà aperçue de la perte qu'elle avait faite, revenait chercher dans les lieux oÃÂč elle avait passé. Elle fit entendre à Consalve ce qu'elle avait perdu et lui en témoigna mÃÂȘme beaucoup de chagrin; quelque peine qu'il sentÃt de lui causer de l'inquiétude, il ne put se résoudre à lui rendre une chose qui lui était si chÚre. Il fit semblant de chercher avec elle et enfin il l'obligea à ne plus chercher inutilement. SitÎt qu'il fut retiré dans sa chambre, il baisa mille fois ce bracelet et y mit une attache de pierreries d'un grand prix. Quelquefois il allait se promener devant que Zaïde fût éveillée, et, lorsqu'il était en un lieu oÃÂč il croyait ne pouvoir ÃÂȘtre vu, il détachait ce bracelet, afin de le mieux considérer. Un matin qu'il était dans cette occupation, et qu'il s'était assis sur des rochers avancés dans la mer, il entendit quelqu'un proche de lui; il se retourna brusquement et il fut bien surpris de voir que c'était Zaïde. Tout ce qu'il put faire fut de cacher ce bracelet, mais ce ne put ÃÂȘtre si promptement que Zaïde ne vÃt qu'il avait caché quelque chose. Il s'imagina qu'elle avait vu ce qu'il avait caché; il remarqua sur son visage tant de froideur et tant de chagrin, qu'il ne douta point qu'elle ne fût en colÚre de ce qu'il ne lui avait pas rendu son bracelet; il n'osait lever les yeux sur elle; il craignait qu'elle ne lui fÃt entendre qu'elle le voulait ravoir, mais il ne pouvait se résoudre à le lui rendre. Elle paraissait triste et embarrassée et, sans regarder Consalve, elle s'assit sur le rocher et tourna la tÃÂȘte vers la mer. Le vent emporta, sans qu'elle y prÃt garde, un voile qu'elle tenait entre ses mains. Consalve se leva pour le ramasser, mais, en se levant, il laissa tomber le bracelet qu'il n'avait pu rattacher, pu la crainte qu'il avait eue de le laisser voir. Zaïde se tourna au bruit que fit Consalve; elle vit son bracelet et le ramassa devant qu'il s'en fût aperçu. Il fut extrÃÂȘmement troublé, lorsqu'il le vit entre ses mains, et par le désespoir de le perdre, et par l'appréhension de sa colÚre. Il se rassura néanmoins en lui voyant un visage oÃÂč il ne paraissait plus ni de chagrin ni de dépit, oÃÂč il crut voir au contraire quelque impression de douceur, et il ne fut pas moins ému, pu l'espérance que lui donnait le visage de Zaïde, qu'il l'avait été, un moment auparavant, par la crainte de lui avoir déplu. Elle regarda avec admiration la beauté de l'attache de pierreries et, aprÚs l'avoir regardée, elle la défit, la tendit à Consalve et resserra le bracelet. Lorsque Consalve vit que Zaïde ne lui avait rendu que les pierreries, il se tourna du cÎté de la mer et y jeta cette attache avec un air de rÃÂȘverie et de tristesse, comme s'il l'eût laissée tomber par hasard. Zaïde fit un grand cri et s'avança, pour voir si on ne la pourrait point retrouver, mais il lui montra qu'on chercherait inutilement et, sans vouloir qu'elle fÃt une plus longue réflexion sur ce qu'il venait de faire, il lui donna la main pour l'éloigner du lieu oÃÂč ils étaient. Ils marchÚrent sans se regarder et reprirent insensiblement le chemin de la maison d'Alphonse, si embarrassés l'un et l'autre, qu'il semblait qu'ils cherchassent à se quitter. SitÎt que Consalve l'eut remise dans a chambre, il alla rÃÂȘver à son aventure. Quoique Zaïde ne lui eût pas témoigné autant de colÚre qu'il en avait appréhendé, il s'imagina que la joie de ravoir son bracelet avait dissipé son premier chagrin; ainsi, il n'en eut pas moins de déplaisir. Quelque passion qu'il eût d'obtenir ce bracelet, il crut qu'il offenserait Zaïde de la lui témoigner, et il demeura accablé de la douleur que donne l'amour, quand il est séparé de l'espérance. Toute sa consolation était de se plaindre avec Alphonse et de se blùmer lui-mÃÂȘme de la faiblesse qu'il avait d'aimer Zaïde. - Vous vous accusez avec injustice, lui disait quelquefois Alphonse, il n'est pas aisé de se défendre, au milieu d'un désert, contre une aussi grande beauté que celle de Zaïde, ce serait tout ce que vous pourriez faire au milieu de la cour, oÃÂč d'autres beautés feraient quelque diversion et oÃÂč du moins l'ambition partagerait votre coeur. - Mais aime-t-on sans espérance? disait Consalve. Et comment pourrais-je espérer d'ÃÂȘtre aimé, puisque je ne puis seulement dire que j'aime? Comment le persuaderai-je, si je ne puis le dire? Quelles de mes actions peuvent en assurer Zaïde dans un lieu oÃÂč je ne vois qu'elle et oÃÂč je ne puis lui faire connaÃtre que je la préfÚre aux autres? Comment effacer de son esprit celui qu'elle aime? Ce ne pourrait ÃÂȘtre que par l'agrément qu'elle trouverait en ma personne, et le malheur veut que mon visage lui conserve le souvenir de son amant. Ah! mon cher Alphonse, ne me flattez point; il faut que j'aie perdu la raison pour aimer Zaïde, pour l'aimer autant que je fais, et mÃÂȘme pour ne me pas souvenir d'en avoir aimé une autre et d'en avoir été trompé. - Je crois aussi, répondit Alphonse que vous n'avez aimé qu'elle, puisque vous ne connaissez la jalousie que depuis que vous l'aimez. - Je n'avais pas de sujet d'ÃÂȘtre jaloux de Nugna Bella, repartit Consalve, tant elle savait bien me tromper. - On est jaloux sans sujet, répliqua Alphonse, quand on est bien amoureux. Vous le voyez par votre expérience, faites réflexion sur la douleur que vous donnent les pleurs de Zaïde et remarquez comme la jalousie vous a fait imaginer qu'elle pleure un amant plutÎt qu'un frÚre. - Je ne suis que trop persuadé, reprit Consalve, que j'aime beaucoup plus Zaïde que je n'ai aimé Nugna Bella. L'ambition de cette derniÚre et son application aux affaires du prince ont souvent ralenti mon amour, et tout ce que je trouve en Zaïde d'opposé à mon humeur comme de croire qu'elle en aime un autre et de ne connaÃtre ni son coeur ni ses sentiments, ne peut affaiblir ma passion. Mais, Alphonse, pour aimer beaucoup davantage Zaïde que je n'ai aimé Nugna Bella, je n'en suis que plus déraisonnable. Le succÚs de l'amour que j'ai eu pour Nugna Bella a été cruel, je l'avoue; néanmoins tout homme qui aime peut en avoir un pareil. Il n'y avait point d'aveuglement à l'aimer; je la connaissais, elle n'en aimait point d'autre, je lui plaisais, je pouvais l'épouser, mais Zaïde, Alphonse, mais Zaïde, qui est-elle? Qu'en puis-je prétendre? Et, hormis son admirable beauté qui m'excuse, tout le reste ne me condamne-t-il pas? Consalve avait souvent de pareilles conversations avec Alphonse; cependant son amour augmentait tous les jours, il ne pouvait s'empÃÂȘcher de laisser parler ses yeux d'une maniÚre si forte, qu'il croyait voir dans ceux de Zaïde que leur langage était entendu, et il la trouvait quelquefois dans un certain embarras qui ne l'en laissait pas douter. Comme elle ne pouvait se faire entendre par ses paroles, ce n'était quasi que par ses regards qu'elle expliquait à Consalve une partie des choses qu'elle lui voulait dire, mais il y avait je ne sais quoi de si beau et de si passionné dans ses regards, que Consalve en était pénétré. Belle Zaïde, disait-il quelquefois, est-ce ainsi que vous regardez ceux que vous n'aimez pas? Que réservez-vous donc pour cet heureux amant dont j'ai le malheur de vous faire souvenir? S'il n'eût point été prévenu de cette pensée, il ne se fût pas cru si infortuné, et les actions de Zaïde ne lui devaient pas persuader qu'elle n'eût pour lui que de l'indifférence. Un jour qu'il l'avait quittée pour quelques moments, il alla se promener sur le bord de la mer et revint ensuite auprÚs d'une fontaine qui était dans le bois, en un endroit agréable oÃÂč elle allait assez souvent. Lorsqu'il s'en approcha, il entendit quelque bruit et il vit, au travers des arbres, Zaïde assise auprÚs de Félime. La surprise que causa cette rencontre à Consalve lui donna la mÃÂȘme joie que si le hasard l'eût ramené auprÚs de Zaïde aprÚs une année d'absence. Il s'avança vers le lieu oÃÂč elle était; quoiqu'il fÃt assez de bruit, elle parlait avec tant d'attention qu'elle ne l'entendit point. Lorsqu'il fut devant elle, elle parut embarrassée comme une personne qui venait de parler haut, qui craignait qu'on n'eût entendu ce qu'elle avait dit, et qui avait oublié que Consalve ne pouvait l'entendre. L'émotion que lui avait causée cette surprise, avait en quelque sorte augmenté sa beauté, et Consalve, qui s'était assis auprÚs d'elle, ne pouvant plus ÃÂȘtre maÃtre de lui-mÃÂȘme, se jeta tout d'un coup à ses genoux et lui parla de son amour d'une maniÚre si passionnée, qu'il n'était pas nécessaire d'entendre ses paroles pour savoir ce qu'elles voulaient dire. Il parut à Consalve qu'elle ne les entendait que trop; elle rougit et, aprÚs avoir fait une action de la main qui semblait le repousser, elle se leva avec une civilité froide comme pour le faire lever d'un lieu oÃÂč il pourrait ÃÂȘtre incommodé. Alphonse passa dans l'allée en ce moment, et elle marcha vers lui sans jeter les yeux sur Consalve. Il demeura à la place oÃÂč il était, sans avoir la force de se relever. Voilà , dit-il en lui-mÃÂȘme, la maniÚre dont on me traite quand on ne me regarde pas comme le portrait de mon rival. Vous tournez les yeux sur moi, belle Zaïde, d'une maniÚre à charmer et à embraser tout le monde, lorsque mon visage vous fait souvenir du sien, mais, si j'ose vous témoigner que je vous aime, vous ne laissez pas seulement tomber sur moi des regards de colÚre, vous me trouvez indigne d'ÃÂȘtre regardé. Si je pouvais au moins vous apprendre que je sais que vous pleurez un amant, je me trouverais heureux et j'avoue que ma jalousie serait vengée par le dépit que vous en recevriez. N'est-ce point aussi que je veux vous paraÃtre persuadé que vous aimez quelque chose, pour avoir la joie d'ÃÂȘtre assuré par vous-mÃÂȘme que vous n'aimez rien? Ah! Zaïde, ma vengeance est intéressée et elle cherche moins à vous offenser qu'à vous donner lieu de me satisfaire. Dans ces pensées, il reprit le chemin du logis pour s'Îter du lieu oÃÂč était Zaïde et pour ÃÂȘtre seul dans une galerie oÃÂč il se promenait quelquefois. Il y rÃÂȘva longtemps aux moyens de faire entendre à Zaïde qu'il la soupçonnait d'en aimer un autre, mais il était difficile d'en trouver, et ce n'était pas une chose qui se pût faire comprendre sans paroles. AprÚs s'ÃÂȘtre lassé de rÃÂȘver et de se promener, il voulut sortir de la galerie, lorsqu'un peintre, qui travaillait à des tableaux qu'Alphonse faisait faire, le pria avec beaucoup d'empressement, de regarder son ouvrage. Consalve eût bien voulu s'en dispenser, mais, pour ne pas fùcher ce peintre, il s'arrÃÂȘta à considérer ce qu'il faisait. C'était un grand tableau oÃÂč Alphonse avait voulu qu'il représentùt la mer comme on la voyait de ses fenÃÂȘtres, et, pour rendre ce tableau plus agréable, il y avait fait peindre une tempÃÂȘte. Il paraissait, d'un cÎté, des vaisseaux qui périssaient en pleine mer, de l'autre, des navires qui se brisaient contre les rochers; on voyait des hommes qui tùchaient de se sauver à la nage et on en voyait qui avaient déjà péri et dont la mer avait jeté les corps sur le sable. Cette tempÃÂȘte fit souvenir Consalve du naufrage de Zaïde et lui mit dans l'esprit un moyen de lui faire connaÃtre ce qu'il pensait de son affliction. Il dit au peintre qu'il fallait ajouter encore quelques figures dans son tableau, et mettre sur un des rochers qui y étaient représentés, une jeune et belle personne penchée sur le corps d'un homme mort, étendu sur le sable; qu'il fallait qu'elle pleurùt en le regardant; qu'il y eût un autre homme à ses genoux, qui essayùt de l'Îter d'auprÚs de ce mort; que cette belle personne, sans tourner les yeux du cÎté de celui qui lui parlait le repoussùt d'une main et que, de l'autre, elle parût essuyer ses larmes. Le peintre promit à Consalve de suivre sa pensée et commença à la dessiner. Consalve en fut satisfait et le pria de travailler avec diligence; ensuite il sortit de la galerie. Il alla pour retrouver Zaïde, ne pouvant, malgré son dépit, ÃÂȘtre plus longtemps séparé d'elle, mais il sut qu'au retour de la promenade elle s'était retirée dans sa chambre et il ne put la voir de tout le reste du jour. Il en eut de la tristesse et de l'inquiétude et il craignit qu'elle ne l'eût privé de sa vue pour le punir de ce qu'il avait osé lui faire entendre. Le lendemain elle lui parut plus sérieuse qu'à l'ordinaire; mais, les jours suivants, il la trouva comme elle avait accoutumé d'ÃÂȘtre. Cependant le peintre travaillait à ce que Consalve lui avait ordonné, et Consalve attendait avec beaucoup d'impatience que cet ouvrage fût achevé; sitÎt qu'il le fut, il conduisit Zaïde dans la galerie, comme pour lui donner le divertissement de voir travailler le peintre. Il lui fit d'abord regarder tous les tableaux qui étaient déjà faits, et ensuite il lui fit considérer avec plus d'attention celui de la mer, oÃÂč l'on travaillait encore. Il lui fit remarquer cette jeune personne qui pleurait un homme mort, et, lorsqu'il vit que ses yeux y étaient attachés et qu'il semblait qu'elle reconnût le rocher oÃÂč elle allait si souvent, il prit le crayon du peintre et écrivit le nom de Zaïde au-dessus de cette belle personne et celui de Théodoric au-dessus de ce jeune homme qui était ù genoux. Zaïde, qui lisait ce qu'écrivait Consalve, rougit lorsqu'il eut achevé et, aprÚs l'avoir regardé avec des yeux qui témoignaient de la colÚre, elle prit pinceau et effaça entiÚrement cet homme mort, qu'elle jugea bien que Consalve l'accusait de pleurer. Quoiqu'il connût aisément qu'il avait fùché Zaïde, il ne laissa pas d'avoir une joie sensible de lui voir effacer celui qu'il en croyait aimé. Encore qu'il pût s'imaginer que cette action de Zaïde fût plutÎt un effet de sa fierté qu'une preuve qu'elle ne regrettait personne, il trouvait néanmoins qu'aprÚs l'amour qu'il lui avait témoigné, elle lui faisait une faveur de ne vouloir pas lui laisser croire qu'elle en aimùt un autre, mais le peu d'espérance que lui donnait cette pensée, ne pouvait détruire tant de sujets de crainte qu'il croyait avoir. Alphonse, qui n'était prévenu d'aucune passion, jugeait des sentiments de cette belle étrangÚre d'une maniÚre bien différente de Consalve - Je trouve, lui disait-il, que vous avez tort de vous croire malheureux, vous l'ÃÂȘtes sans doute de vous ÃÂȘtre attaché à une personne que vraisemblablement vous ne pouvez épouser mais vous ne l'ÃÂȘtes pas de la maniÚre dont vous croyez l'ÃÂȘtre, et les apparences sont trompeuses, si vous n'ÃÂȘtes véritablement aimé de Zaïde. - Il est vrai, répondit Consalve, que, si je jugeais de ses sentiments par ses regards, je pourrais me flatter de quelque espérance, mais, comme je vous l'ai dit, elle ne me regarde que par cette ressemblance qui me donne tant de jalousie. - Je ne sais, répliqua Alphonse, si tout ce que vous pensez est véritable, mais, si j'étais à la place de celui que vous croyez qu'elle regrette, je ne serais pas satisfait que ma ressemblance fÃt regarder quelqu'un avec des yeux si favorables, et il est impossible que l'idée d'un autre produise des sentiments que Zaïde a pour vous. L'espérance est naturelle aux amants. Si quelques actions de Zaïde en avaient déjà fait concevoir à Consalve, le discours d'Alphonse acheva de lui en donner; il crut voir que Zaïde ne le haïssait pas et il en ressentit une joie extraordinaire, mais cette joie ne lui dura pas longtemps; il s'imagina qu'il ne devait qu'à la ressemblance de son rival le penchant qu'elle avait pour lui, il pensa qu'aprÚs avoir perdu un homme qu'elle avait fort aimé, elle avait des dispositions favorables pour un autre qui lui ressemblait. Son amour, sa jalousie et sa gloire ne pouvaient se satisfaire d'une inclination qu'il n'avait pas fait naÃtre et qui ne venait que par celle qu'elle avait eue pour un autre. Il crut que, quand il serait aimé de Zaïde, ce ne serait toujours que son rival qu'elle aimerait en lui; enfin il trouvait qu'il serait malheureux quand mÃÂȘme il serait assuré d'ÃÂȘtre aimé. Néanmoins il ne pouvait se défendre de voir avec plaisir dans la maniÚre d'agir de cette belle étrangÚre, un air fort différent de celui qu'elle avait eu d'abord, et la passion qu'il avait pour elle, était si ardente qu'à quelque cause qu'il crût devoir les marques de son inclination, il lui était impossible de ne les pas recevoir avec transport. Un jour qu'il faisait assez beau, voyant qu'elle ne sortait point de sa chambre, il y entra pour savoir si elle ne voulait point se promener. Elle écrivait, et, bien qu'il fÃt du bruit en entrant, il s'approcha d'elle sans qu'elle s'en aperçût, et se mit à la regarder écrire. Elle tourna la tÃÂȘte par hasard, et, voyant Consalve, elle rougit et cacha ce qu'elle écrivait avec une émotion qui ne causa pas un médiocre trouble à Consalve. Il s'imagina qu'elle ne pouvait avoir tant d'application et tant de surprise pour une lettre qui n'aurait pas eu quelque chose de mystérieux. Cette pensée lui donna de l'inquiétude; il se retira et s'en alla chercher Alphonse pour raisonner sur une aventure qui lui donnait des imaginations bien différentes de celles qu'il avait eues jusques alors. AprÚs l'avoir cherché longtemps sans le trouver, tout d'un coup un sentiment de jalousie le fit retourner dans la chambre de Zaïde. Il y entra, mais il ne l'y trouva pas; elle avait passé dans un cabinet oÃÂč Félime était d'ordinaire. Consalve vit sur la table un papier écrit à demi plié; il ne put se défendre de l'envie de le voir; il l'ouvrit, et il ne douta point que ce ne fût le mÃÂȘme qu'il avait vu écrire à Zaïde un moment auparavant. Il trouva dans ce papier le bracelet de cheveux qu'elle lui avait Îté. Elle rentra comme il tenait ce papier et ce bracelet; elle s'avança pour les reprendre. Consalve se retira de quelques pas, comme s'il eût voulu les garder, mais néanmoins avec une action soumise qui semblait lui en demander la permission. Zaïde lui témoigna qu'elle les voulait ravoir, et avec un air oÃÂč il y avait tant d'autorité, qu'il était impossible à un homme aussi amoureux que lui de ne pas obéir. Ce fut néanmoins avec la plus grande douleur qu'il eût jamais sentie, qu'il remit entre les mains de Zaïde ce qu'il croyait qu'elle destinait à un autre. Il ne put ÃÂȘtre maÃtre de son chagrin; il sortit assez brusquement de la chambre, et s'en alla dans la sienne. Il y rencontra Alphonse, qui le venait trouver sur ce qu'on lui avait dit qu'il le cherchait. SitÎt qu'ils furent assis - Je suis bien plus malheureux que je ne l'ai pensé, mon cher Alphonse, lui dit-il, ce rival dont j'étais si jaloux, tout mort que je le croyais, n'est pas mort assurément; je viens de trouver Zaïde qui lui écrit, je viens de voir ce bracelet qu'elle m'a Îté, qu'elle lui envoie, il faut qu'elle ait eu de ses nouvelles, il faut qu'il y ait ici quelqu'un de caché qui lui doive porter des siennes; enfin, toutes ces espérances de bonheur que j'ai eues, ne sont qu'imaginaires, et ne viennent que de mal expliquer les actions de Zaïde. Elle avait raison d'effacer ce mort, que je lui faisais entendre qu'elle pleurait; elle savait bien que celui pour qui coulaient ses larmes vivait encore. Elle avait raison d'avoir tant de colÚre de voir son bracelet entre mes mains, et tant de joie de l'avoir repris, puisqu'elle l'avait fait pour un autre. Ah! Zaïde, il y a de la cruauté à me laisser prendre de l'espérance, car enfin, vous m'en laissez prendre, et vos beaux yeux ne me la défendent pas. La douleur de Consalve était si vive, qu'il put à peine achever ces paroles. AprÚs qu'Alphonse lui eut laissé le temps de se remettre, il le pria de lui dire comment il avait appris ce qu'il venait de lui raconter et si Zaïde avait trouvé en un moment le moyen de se faire entendre. Consalve lui conta ce qu'il venait de voir du trouble de Zaïde, lorsqu'il l'avait surprise en écrivant, comme il avait trouvé ce bracelet dans le mÃÂȘme papier qu'elle avait écrit, et comme elle l'avait retiré de ses mains. - Enfin, Alphonse, ajouta-t-il, on n'est point si troublé pour une lettre indifférente. Zaïde n'a ici aucun commerce, ni aucune affaire; elle ne peut écrire avec tant d'attention, que de ce qui se passe dans son coeur, et ce n'était pas à moi à qui elle l'écrit; ainsi, que voulez-vous que je pense de ce que je viens de voir? - Je veux, repartit Alphonse, que vous ne pensiez pas des choses si peu vraisemblables, et qui vous donnent tant de douleur. Parce que Zaïde rougit lorsque vous la surprenez en écrivant, vous croyez qu'elle écrit à votre rival, et moi je crois qu'elle vous aime assez pour rougir toutes les fois qu'elle sera surprise de vous voir auprÚs d'elle. Peut-ÃÂȘtre a-t-elle écrit ce que vous avez vu sans autre dessein que de se divertir. Elle ne vous l'a pas laissé, parce que c'est une chose qui vous aurait été inutile, puisque vous ne pouvez l'entendre, et si elle vous a Îté son bracelet, je vous avoue que je n'en suis point surpris, et qu'encore que je sois persuadé qu'elle vous aime, je la crois assez sage pour ne vouloir pas donner de ses cheveux à un homme qui lui est entiÚrement inconnu. Mais je ne vois pas les raisons qui vous persuadent qu'elle les veut envoyer à quelque autre. Nous ne l'avons quasi pas quittée depuis qu'elle est ici, personne ne lui a parlé, ceux mÃÂȘme qui lui pourraient parler, ne l'entendent pas, comment voudriez-vous qu'elle eût appris des nouvelles de cet amant qui vous donne tant de jalousie, et qu'elle pût lui faire recevoir des siennes? - Je l'avoue, répondit Consalve, je me tourmente plus que je ne dois, mais l'incertitude oÃÂč je suis est un état insupportable! Les autres n'ont que des incertitudes médiocres, ils se croient plus ou moins aimés, et moi je passe de l'espérance d'ÃÂȘtre aimé de Zaïde à la pensée qu'elle en aime un autre, et je ne suis jamais assuré un moment si ce que je vois en elle me doit rendre heureux ou misérable. Alphonse, reprit-il, vous prenez plaisir à me tromper; quoi que vous me puissiez dire, ce n'est qu'à un amant à qui elle écrit, et je me trouverais heureux, si j'avais sur ce que je viens de voir l'incertitude dont je me plains comme du plus grand de tous les maux. Alphonse lui dit encore tant de raisons pour lui persuader que son inquiétude était mal fondée, qu'enfin il le rassura en quelque sorte, et Zaïde qu'ils trouvÚrent en allant se promener, acheva de le remettre. Elle les vit de loin, et s'approcha d'eux avec tant de douceur, et avec des regards si obligeants pour Consalve, qu'elle dissipa une partie des cruelles inquiétudes qu'elle lui venait de donner. Le temps qu'il avait marqué à cette belle étrangÚre pour son départ, et qui était celui que les grands vaisseaux partaient de Tarragone pour l'Afrique, commençait à s'approcher et lui donnait une tristesse mortelle. Il ne pouvait se résoudre à se priver lui-mÃÂȘme de Zaïde, et, quelque injustice qu'il trouvùt à la retenir, il fallait toute sa raison et toute sa vertu pour l'en empÃÂȘcher. - Quoi! disait-il à Alphonse, je me priverai pour jamais de Zaïde! Ce sera un adieu sans espérance de retour! Je ne saurai en quel endroit de la terre la chercher! Elle veut aller en Afrique, mais elle n'est pas Africaine, et j'ignore quel lieu du monde l'a vue naÃtre. Je la suivrai, Alphonse, continua-t-il, quoiqu'en la suivant je n'espÚre plus le plaisir de la voir, quoique je sache que sa vertu et les coutumes de l'Afrique ne me permettront pas de demeurer auprÚs d'elle, j'irai au moins finir ma triste vie dans les lieux qu'elle habitera, et je trouverai de la douceur à respirer le mÃÂȘme air; aussi bien je suis un malheureux qui n'ai plus de patrie; le hasard m'a retenu ici, et l'amour m'en fera sortir. Consalve se confirmait dans cette résolution, quelque peine que prÃt Alphonse de l'en détourner. Il était plus tourmenté que jamais de la peine de ne pouvoir entendre Zaïde et de n'en pouvoir ÃÂȘtre entendu. Il fit réflexion sur la lettre qu'il lui avait vu écrire, et il lui sembla qu'elle était écrite en caractÚres grecs; quoiqu'il n'en fût pas bien assuré, l'envie de s'en éclaircir lui donna la pensée d'aller à Tarragone pour trouver quelqu'un qui entendÃt la langue grecque. Il y avait déjà envoyé plusieurs fois chercher des étrangers qui lui pussent servir de truchement, mais comme il ne savait quelle langue parlait Zaïde, on ne savait aussi quels étrangers il allait demander, et, les voyages de tous ceux qu'il y avait envoyés ayant été inutiles, il se résolut d'y aller lui-mÃÂȘme. C'était néanmoins une résolution difficile à prendre, car il fallait s'exposer dans une grande ville au hasard d'ÃÂȘtre connu, et il fallait quitter Zaïde, mais l'envie de pouvoir s'expliquer avec elle le fit passer par-dessus ces raisons. Il tùcha de lui faire entendre qu'il allait chercher un truchement et partit pour aller à Tarragone. Il se déguisa le mieux qu'il lui fut possible, il alla dans les lieux oÃÂč étaient les étrangers, il en trouva un grand nombre, mais leur langue n'était point celle de Zaïde. Enfin il demanda s'il n'y avait point quelqu'un qui entendÃt la langue grecque. Celui à qui il s'adressa lui répondit en espagnol qu'il était d'une des Ãles de la GrÚce. Consalve le pria de parler sa langue; il le fit, et Consalve connut que c'était celle de Zaïde. Par bonheur, les affaires de cet étranger ne le retenaient pas à Tarragone; il voulut bien suivre Consalve, qui lui donna une plus grande récompense qu'il n'aurait osé la lui demander. Ils partirent le lendemain à la pointe du jour; et Consalve s'estimait plus heureux d'avoir un truchement que s'il eût eu la couronne de Léon sur la tÃÂȘte. Pendant que le chemin dura, il commença à s'instruire de la langue grecque; il apprit d'abord je vous aime, et quand il pensa qu'il pourrait le dire à Zaïde, et qu'elle l'entendrait il crut qu'il ne pouvait plus ÃÂȘtre malheureux. Il arriva de bonne heure à la maison d'Alphonse; il le trouva qui se promenait; il lui fit part de sa joie et lui demanda oÃÂč était Zaïde. Alphonse lui dit qu'il y avait longtemps qu'elle se promenait du cÎté de la mer. Il en prit le chemin avec son truchement. Il alla au rocher oÃÂč elle avait accoutumé d'ÃÂȘtre, il fut surpris de ne l'y trouver pas; néanmoins il ne s'en étonna point, il la chercha jusques au port, oÃÂč elle allait quelquefois. Il revint au logis, il retourna dans le bois, sa peine fut inutile, il envoya dans tous les lieux oÃÂč il s'imagina qu'elle pouvait ÃÂȘtre, mais, comme on ne la trouva point, il commença à avoir quelque pressentiment de son malheur. La nuit vint sans qu'il pût en apprendre de nouvelles, il était désespéré de l'avoir perdue, il craignait qu'il ne lui fût arrivé quelque accident, il se blùmait de l'avoir quittée, enfin il n'y a point de douleur qui fût comparable à la sienne. Il passa toute la nuit dans la campagne avec des flambeaux, et, n'ayant mÃÂȘme plus d'espérance de la revoir, il ne laissait pas de la chercher. Il avait déjà été plusieurs fois aux cabanes des pÃÂȘcheurs pour savoir si personne ne l'avait vue, et il n'avait pu en apprendre aucune nouvelle. Sur le matin, deux femmes, qui revenaient d'un lieu oÃÂč elles avaient été coucher le jour d'auparavant, lui apprirent qu'en sortant de leurs cabanes elles avaient vu de loin Zaïde et Félime se promener le long de la mer; que, pendant qu'elles se promenaient, une chaloupe avait abordé la cÎte; qu'il était descendu des hommes de cette chaloupe; que Zaïde et Félime s'étaient éloignées lorsqu'elles les avaient vus, mais que, ces hommes les ayant appelées, elles étaient revenues sur leurs pas et qu'aprÚs avoir parlé longtemps et avoir fait des actions qui témoignaient qu'elles étaient bien aises de les voir, elles étaient montées dans la chaloupe et avaient pris la pleine mer. Alors Consalve regarda Alphonse d'une maniÚre qui exprimait mieux sa douleur que n'auraient pu faire toutes ses paroles. Alphonse ne savait que lui dire pour le consoler. Quand tous ceux qui les environnaient se furent retirés, Consalve rompant le silence - Je perds Zaïde, dit-il, et je la perds dans le moment que je pouvais m'en faire entendre; je la perds, Alphonse, et c'est son amant qui me l'enlÚve, il est aisé de le juger par le rapport de ces femmes. La fortune ne m'a pas voulu laisser ignorer la seule chose qui me pouvait augmenter la douleur de perdre Zaïde. Je l'ai donc perdue pour jamais, et elle est entre les mains d'un rival, et d'un rival aimé! C'était à lui sans doute qu'elle écrivait cette lettre que je surpris, et c'était pour lui apprendre le lieu oÃÂč il devait la trouver. C'en est trop! s'écria-t-il tout d'un coup, c'en est trop! Mes maux suffiraient à faire plusieurs misérables. J'avoue que j'y succombe, et qu'aprÚs avoir tout abandonné, je ne puis supporter d'ÃÂȘtre plus tourmenté au milieu d'un désert que je ne l'ai été au milieu de la cour. Oui, Alphonse, ajoutait-il, je suis plus malheureux mille fois par la seule perte de Zaïde que je ne l'ai été par toutes celles que j'ai faites. Est-il possible que je ne puisse espérer de revoir Zaïde! Si je savais au moins si je lui ai plu ou si je lui ai été indifférent, mon malheur ne serait pas si insupportable, et je saurais à quelle sorte de douleur je me dois abandonner. Mais si j'ai plu à Zaïde, puis-je penser à l'oublier et ne dois-je pas passer, ma vie à courir toutes les parties du monde pour la trouver? Que si elle en aime un autre, ne dois-je pas faire tous mes efforts pour ne m'en souvenir jamais? Alphonse, ayez pitié de moi, tùchez de me faire croire que Zaïde m'a aimé, ou, persuadez-moi que je lui suis indifférent. Quoi! reprenait-il, je serais aimé de Zaïde et je ne la verrais jamais! Ce malheur passerait encore celui d'en ÃÂȘtre haï. Mais non, je ne puis ÃÂȘtre malheureux si Zaïde m'a aimé. Hélas! je l'allais savoir dans le moment que je l'ai perdue, et, quelque soin qu'elle eût pris de se déguiser, j'aurais démÃÂȘlé ses sentiments, j'aurais sur la cause de ses larmes, j'aurais su son pays, sa fortune, ses aventures, et je saurais maintenant si je dois la suivre et oÃÂč je dois la chercher. Alphonse ne savait que répondre à Consalve, par l'impossibilité de se déterminer à ce qu'il lui devait dire pour calmer sa douleur. Enfin, aprÚs lui avoir représenté que son esprit n'était pas en état de prendre une résolution et qu'il fallait se servir de sa raison pour supporter son malheur, il l'obligea de retourner chez lui. SitÎt que Consalve fut dans sa chambre, il fit appeler son truchement pour se faire expliquer quelques mots qu'il avait entendu dire à Zaïde et qu'il avait retenus. Le truchement lui en expliqua plusieurs, et entre autres ceux que Zaïde avait souvent dits à Félime en le regardant. Il les expliqua en sorte que Consalve fut assuré qu'il ne s'était pas trompé, lorsqu'il avait cru qu'elle parlait d'une ressemblance, et il ne douta plus alors que ce ne fût un amant de Zaïde à qui il ressemblait. Dans cette pensée, il envoya chercher ces femmes qui avaient vu partir cette belle étrangÚre, pour savoir d'elles si, parmi ces hommes qui l'avaient emmenée, il n'y avait point quelqu'un qui lui ressemblùt. Sa curiosité ne put ÃÂȘtre satisfaite; ces femmes les avaient vus de trop loin pour remarquer cette ressemblance, et elles lui dirent seulement qu'il y en avait un que Zaïde avait embrassé. Consalve ne put entendre ces paroles sans s'abandonner au désespoir et sans prendre le dessein d'aller chercher Zaïde pour tuer son amant à ses yeux. Alphonse lui représenta qu'il y aurait de l'injustice et de l'impossibilité dans ce dessein; qu'il n'avait point de droit sur Zaïde; qu'elle était engagée avec cet amant devant que de l'avoir vu; que c'était peut-ÃÂȘtre son mari; qu'il ne savait en quel lieu du monde la chercher; que, quand il l'aurait trouvée, ce serait apparemment dans un pays oÃÂč ce rival aurait tant d'autorité qu'il ne pourrait exécuter ce que la colÚre lui conseillait d'entreprendre. - Que voulez-vous donc que je devienne? répliqua Consalve; et croyez-vous qu'il me soit possible de demeurer en l'état oÃÂč je suis! - Je voudrais, dit Alphonse, que vous supportassiez ce malheur, qui ne regarde que l'amour, comme vous avez déjà supporté ceux qui regardaient et l'amour et la fortune. - C'est pour avoir trop souffert que je ne puis plus souffrir, répondit Consalve, je veux aller chercher Zaïde, la revoir, savoir d'elle qu'elle en aime un autre et mourir à ses pieds. Mais non, reprit-il, je serais digne de mon malheur si j'allais chercher Zaïde aprÚs la maniÚre dont elle m'a quittée. Le respect et l'adoration que j'ai eus pour elle, l'engageaient à me faire dire au moins qu'elle s'en allait. La seule reconnaissance l'y devait obliger, et, puisqu'elle ne l'a pas fait, il faut qu'elle joigne le mépris à l'indifférence. Je me suis trop flatté quand j'ai pu m'imaginer qu'elle ne me haïssait pas, je ne dois jamais penser à la suivre ni à la chercher. Non, Zaïde, je ne vous suivrai point. Alphonse, je me rends à vos raisons et je vois bien que je ne dois prétendre qu'à finir, le plus tÎt que je pourrai, le reste d'une misérable vie. Consalve parut déterminé à cette résolution et son esprit en fut plus calme. Il était néanmoins dans une tristesse qui faisait pitié; il passait les journées entiÚres dans les lieux oÃÂč il avait vu Zaïde, et il semblait l'y chercher encore. Il garda son truchement pour apprendre la langue grecque, et, quoiqu'il fût persuadé qu'il ne verrait jamais Zaïde, il trouvait quelque douceur à s'assurer au moins qu'il la pourrait entendre s'il la revoyait. Il apprit en peu de temps ce que les autres n'apprennent qu'en plusieurs années. Mais, lorsqu'il n'eut plus cette occupation, qui avait quelque rapport avec Zaïde, il se trouva encore plus affligé qu'auparavant. Il faisait souvent réflexion sur la cruauté de sa destinée qui, aprÚs l'avoir accablé à Léon de tant de malheurs, lui en faisait encore éprouver un incomparablement plus sensible, en le privant d'une personne qui seule lui était plus chÚre que la fortune, l'ami et la maÃtresse qu'il avait perdus. En faisant cette triste différence de ses malheurs passés à son malheur présent, il se souvint de la promesse qu'il avait faite à don Olmond de lui donner de ses nouvelles, et, quelque peine qu'il eût à penser à autre chose qu'à Zaïde, il jugea qu'il devait cette marque de reconnaissance à un homme qui lui avait témoigné tant d'amitié. Il ne voulut pas lui apprendre précisément le lieu oÃÂč il était, il lui manda seulement qu'il le priait de lui écrire à Tarragone; que sa retraite n'en était pas éloignée; qu'il s'y trouvait sans ambition; qu'il n'avait plus de ressentiment contre don Garcie, de haine pour don Ramire, ni d'amour pour Nugna Bella; que cependant il était encore plus malheureux que lorsqu'il partit de Léon. Alphonse était sensiblement touché de l'état oÃÂč il voyait Consalve; il ne l'abandonnait point et tùchait, autant qu'il lui était possible, de diminuer son affliction. Vous avez perdu Zaïde, lui disait-il un jour, mais vous n'avez pas contribué à la perdre, et, quelque malheureux que vous soyez, il y a du moins une sorte de malheur que votre destinée vous laisse ignorer. Etre la cause de son infortune est ce malheur qui vous est inconnu et c'est celui qui fera éternellement mon supplice. Si vous trouvez quelque consolation, continua-t-il, d'apprendre, par mon exemple, que vous pourriez ÃÂȘtre plus infortuné que vous ne l'ÃÂȘtes, je veux bien vous raconter les accidents de ma vie, quelque douleur que me puisse donner un si triste souvenir. Consalve ne put s'empÃÂȘcher de lui laisser voir tant de désir de savoir ce qui l'avait obligé à se confiner dans un désert qu'Alphonse, pour satisfaire sa curiosité, et pour lui faire connaÃtre qu'il était plus malheureux que lui, commença ainsi l'histoire de ses déplaisirs Histoire d'Alphonse et de Bélasire Vous savez, seigneur, que je m'appelle Alphonse XiménÚs et que ma maison a quelque lustre dans l'Espagne pour ÃÂȘtre descendue des premiers rois de Navarre. Comme je n'ai dessein que de vous conter l'histoire de mes derniers malheurs, je ne vous ferai pas celle de toute ma vie; il y a néanmoins des choses assez remarquables, mais comme, jusques au temps dont je vous veux parler, je n'avais été malheureux que par la faute des autres, et non pas par la mienne, je ne vous en dirai rien, et vous saurez seulement que j'avais éprouvé tout ce que l'infidélité et l'inconstance des femmes peuvent faire souffrir de plus douloureux. Aussi étais-je trÚs éloigné d'en vouloir aimer aucune. Les attachements me paraissaient des supplices, et, quoi qu'il y eût plusieurs belles personnes dans la cour dont je pouvais ÃÂȘtre aimé, je n'avais pour elles que les sentiments de respect qui sont dus à leur sexe. Mon pÚre, qui vivait encore, souhaitait de me marier, par cette chimÚre si ordinaire à tous les hommes de vouloir conserver leur nom. Je n'avais pas de répugnance au mariage, mais la connaissance que j'avais des femmes, m'avait fait prendre la résolution de n'en épouser jamais de belles, et, aprÚs avoir tant souffert par la jalousie, je ne voulais pas me mettre au hasard d'avoir tout ensemble celle d'un amant et celle d'un mari. J'étais dans ces dispositions, lorsqu'un jour mon pÚre me dit que Bélasire, fille du comte de Guévarre, était arrivée à la cour, que c'était un parti considérable, et par son bien, et par sa naissance, et qu'il eût fort souhaité de l'avoir pour belle-fille. Je lui répondis qu'il faisait un souhait inutile, que j'avais déjà ouï parler de Bélasire, et que je savais que personne n'avait encore pu lui plaire, que je savais aussi qu'elle était belle et que c'était assez pour m'Îter la pensée de l'épouser. Il me demanda si je l'avais vue; je lui répondis que toutes les fois qu'elle était venue à la cour, je m'étais trouvé à l'armée et que je ne la connaissais que de réputation. Voyez-la, je vous en prie, répliqua-t-il, et, si j'étais aussi assuré que vous lui pussiez plaire que je suis persuadé qu'elle vous fera changer de résolution de n'épouser jamais une belle femme, je ne douterais pas de votre mariage. Quelques jours aprÚs, je. trouvai Bélasire chez la reine; je demandai son nom, me doutant bien que c'était elle, et elle me demanda le mien, croyant bien aussi que j'étais Alphonse. Nous devinùmes l'un et l'autre ce que nous avions demandé, nous nous le dÃmes et nous parlùmes ensemble avec un air plus libre qu'apparemment nous ne le devions avoir dans une premiÚre conversation. Je trouvai la personne de Bélasire trÚs charmante, et son esprit beaucoup au-dessus de ce que j'en avais pensé. Je lui dis que j'avais de la honte de ne la connaÃtre pas encore; que néanmoins je serais bien aise de ne la pas connaÃtre davantage; que je n'ignorais pas combien il était inutile de songer à lui plaire, et combien il était difficile de se garantir de le désirer. J'ajoutai que, quelque difficulté qu'il y eût à toucher son coeur, je ne pourrais m'empÃÂȘcher d'en former le dessein, si elle cessait d'ÃÂȘtre belle, mais que, tant qu'elle serait comme je la voyais, je n'y penserais de ma vie, que je la suppliais mÃÂȘme de m'assurer qu'il était impossible de se faire aimer d'elle, de peur qu'une fausse espérance ne me fit changer la résolution que j'avais prise de ne m'attacher jamais à une belle femme. Cette conversation, qui avait quelque chose d'extraordinaire, plut à Bélasire; elle parla de moi assez favorablement, et je parlai d'elle comme d'une personne en qui je trouvais un mérite et un agrément au-dessus des autres femmes. Je m'enquis, avec plus de soin que je n'avais fait, qui étaient ceux qui s'étaient attachés à elle. On me dit que le comte de Lare l'avait passionnément aimée, que cette passion avait duré longtemps, qu'il avait été tué à l'armée et qu'il s'était précipité dans le péril aprÚs avoir perdu l'espérance de l'épouser. On me dit aussi que plusieurs autres personnes avaient essayé de lui plaire, mais inutilement, et que l'on n'y pensait plus parce qu'on croyait impossible d'y réussir. Cette impossibilité dont on me parlait me fit imaginer quelque plaisir à la surmonter. Je n'en fis pas néanmoins le dessein, mais je vis Bélasire le plus souvent qu'il me fut possible, et comme la cour de Navarre n'est pas si austÚre que celle de Léon, je trouvais aisément les occasions de la voir Il n'y avait pourtant rien de sérieux entre elle et moi; je lui parlait en riant de l'éloignement oÃÂč nous étions l'un pour l'autre et de la joie que j'aurais, qu'elle changeùt de visage et de sentiments. Il me parut que ma conversation ne lui déplaisait pas et que mon esprit lui plaisait, parce qu'elle trouvait que je connaissais tout le sien. Comme elle avait mÃÂȘme pour moi une confiance qui me donnait une entiÚre liberté de lui parler, je la priai de me dire les raisons qu'elle avait eues de refuser si opiniùtrement ceux qui s'étaient attachés à lui plaire. Je vais vous répondre sincÚrement, me dit-elle. Je suis née avec aversion pour le mariage, les liens m'en ont toujours paru trÚs rudes, et j'ai cru qu'il n'y avait qu'une passion qui pût assez aveugler pour faire passer par-dessus toutes les raisons qui s'opposent à cet engagement. Vous ne voulez pas vous marier par amour, ajouta-t-elle, et moi je ne comprends pas qu'on puisse se marier sans amour et sans une amour violente, et, bien loin d'avoir eu de la passion, je n'ai mÃÂȘme jamais eu d'inclination pour personne; ainsi, Alphonse, si je ne me suis point mariée, c'est parce que je n'ai rien aimé. - Quoi! madame, lui répondis-je, personne ne vous a plu? Votre coeur n'a jamais reçu d'impression? Il n'a jamais été troublé au nom et à la vue de ceux qui vous adoraient? - Non, me dit-elle, je ne connais aucun des sentiments de l'amour. - Quoi! pas mÃÂȘme la jalousie? lui dis-je. - Non, pas mÃÂȘme la jalousie, me répliqua-t-elle. - Ah! si cela est, madame, lui répondis-je, je suis persuadé que vous n'avez jamais eu d'inclination pour personne. - Il est vrai, reprit-elle, personne ne m'a jamais plu, et je n'ai pas mÃÂȘme trouvé d'esprit qui me fût agréable, et qui eût du rapport avec le mien. Je ne sais quel effet me firent les paroles de Bélasire, je ne sais si j'en étais déjà amoureux sans le savoir, mais l'idée d'un coeur fait comme le sien, qui n'eût jamais reçu d'impression, me parut une chose si admirable et si nouvelle que je fus frappé dans ce moment du désir de lui plaire et d'avoir la gloire de toucher ce coeur que tout le monde croyait insensible. Je ne fus plus cet homme qui avait commencé à parler sans dessein, je repassai dans mon esprit tout ce qu'elle me venait de dire. Je crus que, lorsqu'elle m'avait dit qu'elle n'avait trouvé personne qui lui eût plu, j'avais vu dans ses yeux qu'elle m'en avait excepté; enfin j'eus assez d'espérance pour achever de me donner de l'amour et, dÚs ce moment, je devins plus amoureux de Bélasire que je ne l'avais jamais été d'aucune autre. Je ne vous redirai point comme j'osai lui déclarer que je l'aimais; j'avais commencé à lui parler par une espÚce de raillerie, il était difficile de lui parler sérieusement, mais aussi cette raillerie me donna bientÎt lieu de lui dire des choses que je n'aurais osé lui dire de longtemps. Ainsi j'aimai Bélasire et je fus assez heureux pour toucher son inclination, mais je ne le fus pas assez pour lui persuader mon amour. Elle avait une défiance naturelle de tous les hommes; quoiqu'elle m'estimùt beaucoup plus que tous ceux qu'elle avait vus, et par conséquent plus que je ne méritais, elle n'ajoutait pas de foi à mes paroles. Elle eut néanmoins un procédé avec moi tout différent de celui des autres femmes, et j'y trouvai quelque chose de si noble et de si sincÚre que j'en fus surpris. Elle ne demeura pas longtemps sans m'avouer l'inclination qu'elle avait pour moi, elle m'apprit ensuite le progrÚs que je faisais dans son coeur, mais, comme elle ne me cachait point ce qui m'était avantageux, elle m'apprenait aussi ce qui ne m'était pas favorable. Elle me dit qu'elle ne croyait pas que je l'aimasse véritablement et que tant qu'elle ne serait pas mieux persuadée de mon amour, elle ne consentirait jamais à m'épouser. Je ne vous saurais exprimer la joie que je trouvais à toucher ce coeur qui n'avait jamais été touché, et à voir l'embarras et le trouble qu'y apportait une passion qui lui était inconnue. Quel charme c'était pour moi de connaÃtre l'étonnement qu'avait Bélasire de n'ÃÂȘtre plus maÃtresse d'elle-mÃÂȘme et de se trouver des sentiments sur quoi elle n'avait point de pouvoir! Je goûtai des délices dans ces commencements que je n'avais pas imaginées, et, qui n'a point senti le plaisir de donner une violente passion à une personne qui n'en a jamais eu, mÃÂȘme de médiocre, peut dire qu'il ignore les véritables plaisirs de l'amour. Si j'eus de sensibles joies par la connaissance de l'inclination que Bélasire avait pour moi, j'eus aussi de cruels chagrins par le doute oÃÂč elle était de ma passion et par l'impossibilité qui me paraissait à l'en persuader. Lorsque cette pensée me donnait de l'inquiétude, je rappelais les sentiments que j'avais eus sur le mariage, je trouvais que j'allais tomber dans les malheurs que j'avais tant appréhendés, je pensais que j'aurais la douleur de ne pouvoir assurer Bélasire de l'amour que j'avais pour elle; ou que, si je l'en assurais et qu'elle m'aimùt véritablement, je serais exposé au malheur de cesser d'ÃÂȘtre aimé. Je me disais que le mariage diminuerait l'attachement quelle avait pour moi, qu'elle ne m'aimerait plus que par devoir, qu'elle en aimerait peut-ÃÂȘtre quelque autre; enfin je me représentais tellement l'horreur d'en ÃÂȘtre jaloux que, quelque estime et quelque passion que j'eusse pour elle, je me résolvais quasi d'abandonner l'entreprise que j'avais faite, et je préférais le malheur de vivre sans Bélasire à celui de vivre avec elle sans en ÃÂȘtre aimé. Bélasire avait à peu prÚs des incertitudes pareilles aux miennes, elle ne me cachait point ses sentiments non plus que je ne lui cachais pas les miens. Nous parlions des raisons que nous avions de ne nous point engager, nous résolûmes plusieurs fois de rompre notre attachement, nous nous dÃmes adieu dans la pensée d'exécuter nos résolutions, mais nos adieux étaient si tendres et notre inclination si forte, qu'aussitÎt que nous nous étions quittés nous ne pensions plus qu'à nous revoir. Enfin, aprÚs bien des irrésolutions de part et d'autre, je surmontai les doutes de Bélasire, elle rassura tous les miens, elle me promit qu'elle consentirait à notre mariage sitÎt que ceux dont nous dépendions auraient réglé ce qui était nécessaire pour l'achever. Son pÚre fut obligé de partir devant que de le pouvoir conclure; le roi l'envoya sur la frontiÚre signer un traité avec les Maures et nous fûmes contraints d'attendre son retour. J'étais cependant le plus heureux homme du monde, je n'étais occupé que de l'amour que j'avais pour Bélasire, j'en étais passionnément aimé, je l'estimais plus que toutes les femmes du monde, et je me croyais sur le point de la posséder. Je la voyais avec toute la liberté que devait avoir un homme qui l'allait bientÎt épouser. Un jour, mon malheur fit que je la priai de me dire tout ce que ses amants avaient fait pour elle. Je prenais plaisir à voir la différence du procédé qu'elle avait eu avec eux d'avec celui qu'elle avait avec moi. Elle me nomma tous ceux que l'avaient aimée; elle me conta tout ce qu'ils avaient fait pour lui plaire; elle me dit que ceux qui avaient eu plus de persévérance, étaient ceux dont elle avait eu plus d'éloignement, et que le comte de Lare, qui l'avait aimée jusques à sa mort, ne lui avait jamais plu. Je ne sais pourquoi, aprÚs ce qu'elle me disait, j'eus plus de curiosité pour ce qui regardait le comte de Lare que pour les autres. Cette longue persévérance me frappa l'esprit je la priai de me redire encore tout ce qui s'était passé entre eux; elle le fit, et, quoiqu'elle ne me dÃt rien qui me dût déplaire, je fus touché d'une espÚce de jalousie. Je trouvai que, si elle ne lui avait témoigné de l'inclination, qu'au moins lui avait-elle témoigné beaucoup d'estime. Le soupçon m'entra dans l'esprit qu'elle ne me disait pas tous les sentiments qu'elle avait eus pour lui. Je ne voulus point lui témoigner ce que je pensais; je me retirai chez moi plus chagrin que de coutume; je dormis peu, et je n'eus point de repos que je ne la visse le lendemain et que je ne lui fisse encore raconter tout ce qu'elle m'avait dit le jour précédent. Il était impossible qu'elle m'eût comté d'abord toutes les circonstances d'une passion qui avait duré plusieurs années, elle me dit des choses qu'elle ne m'avait point encore dites, je crus qu'elle avait eu dessein de me les cacher. Je lui fis mille questions, et je lui demandai à genoux de me répondre avec sincérité. Mais quand ce qu'elle me répondait, était comme je le pouvais désirer, je croyais qu'elle ne me parlait ainsi que pour me plaire; si elle me disait des choses un peu avantageuses pour le comte de Lare, je croyais qu'elle m'en cachait bien davantage; enfin la jalousie, avec toutes les horreurs dont on la représente, se saisit de mon esprit. Je ne lui donnais plus de repos, je ne pouvais plus lui témoigner ni passion ni tendresse, j'étais incapable de lui parler que du comte de Lare, j'étais pourtant au désespoir de l'en faire souvenir et de remettre dans sa mémoire tout ce qu'il avait fait pour elle. Je résolvais de ne lui en plus parler, mais je trouvais toujours que j'avais oublié de me faire expliquer quelque circonstance et, sitÎt que j'avais commencé ce discours, c'était pour moi un labyrinthe; je n'en sortais plus, et j'étais également désespéré de lui parler du comte de Lare ou de ne lui en parler pas. Je passais les nuits entiÚres sans dormir; Bélasire ne me paraissait plus la mÃÂȘme personne. Quoi! disais-je c'est ce qui a fait le charme de ma passion que de croire que Bélasire n'a jamais rien aimé, et qu'elle n'a jamais eu d'inclination pour personne; cependant, par tout ce qu'elle me dit elle-mÃÂȘme, il faut qu'elle n'ait pas eu d'aversion pour le comte de Lare. Elle lui a témoigné trop d'estime, et elle l'a traité avec trop de civilité; si elle ne l'avait point aimé, elle l'aurait haï par la longue persécution qu'il lui a faite et qu'il lui a fait faire par ses parents. Non, disais-je, Bélasire, vous m'avez trompé, vous n'étiez point telle que je vous ai crue; c'était comme une personne qui n'avait jamais rien aimé, que je vous ai adorée, c'était le fondement de ma passion, je ne le trouve plus, il est juste que je reprenne tout l'amour que j'ai eu pour vous. Mais, si elle me dit vrai, reprenais-je, quelle injustice ne lui fais-je point! Et quel mal ne me fais-je point à moi-mÃÂȘme de m'Îter tout le plaisir que je trouvais à ÃÂȘtre aimé d'elle! Dans ces sentiments, je prenais la résolution de parler encore une fois à Bélasire; il me semblait que je lui dirais mieux que je n'avais fait ce qui me donnait de la peine et que je n'avais fait ce qui me donnait de la peine et que je m'éclaircirais avec elle d'une maniÚre qui ne me laisserait plus de soupçon. Je faisais ce que j'avais résolu; je lui parlais, mais ce n'était pas pour la derniÚre fois; et, le lendemain, je reprenais le mÃÂȘme discours avec plus de chaleur que le jour précédent. Enfin Bélasire, qui avait eu jusques alors une patience et une douceur admirables, qui avait souffert tous mes soupçons et qui avait travaillé à me les Îter, commença à se lasser de la continuation d'une jalousie si violente et si mal fondée. - Alphonse, me dit-elle un jour, je vois bien que le caprice que vous avez dans l'esprit va détruire la passion que vous aviez pour moi, mais il faut que vous sachiez aussi qu'elle détruira infailliblement celle que j'ai pour vous. Considérez, je vous en conjure, sur quoi vous me tourmentez et sur quoi vous vous tourmentez vous-mÃÂȘme, sur un homme mort, que vous ne sauriez croire que j'aie aimé puisque je ne l'ai pas épousé, car, si je l'avais aimé, mes parents voulaient notre mariage, et rien ne s'y opposait. - Il est vrai, madame, lui répondis-je, je suis jaloux d'un mort et c'est ce qui me désespÚre. Si le comte de Lare était vivant, je jugerais par la maniÚre dont vous seriez ensemble, de celle dont vous y auriez été, et ce que vous faites pour moi me convaincrait que vous ne l'aimeriez pas. J'aurais le plaisir en vous épousant de lui Îter l'espérance que vous lui aviez donnée, quoi que vous me puissiez dire, mais il est mort, et il est peut-ÃÂȘtre mort persuadé que vous l'auriez aimé, s'il avait vécu. Ah! madame, je ne saurais ÃÂȘtre heureux toutes les fois que je penserais qu'un autre que moi a pu se flatter d'ÃÂȘtre aimé de vous. - Mais, Alphonse, me dit-elle encore, si je l'avais aimé, pourquoi ne l'aurais-je pas épousé? - Parce que vous ne l'avez pas assez aimé, madame, lui répliquai-je, et que la répugnance que vous aviez au mariage ne pouvait ÃÂȘtre surmontée par une inclination médiocre. Je sais bien que vous m'aimez davantage que vous n'avez aimé le comte de Lare, mais, pour peu que vous l'ayez aimé, tout mon bonheur est détruit, je ne suis plus le seul homme qui vous ait plu, je ne suis plus le premier qui vous ait fait connaÃtre l'amour, votre coeur a été touché par d'autres sentiments que ceux que je lui ai donnés. Enfin, madame, ce n'est plus ce qui m'avait rendu le plus heureux homme du monde, et vous ne me paraissez plus du mÃÂȘme prix dont je vous ai trouvée d'abord. - Mais, Alphonse, me dit-elle, comment avez-vous pu vivre en repos avec celles que vous avez aimées? Je voudrais bien savoir si vous avez trouvé en elles un coeur qui n'eût jamais senti de passion. - Je ne l'y cherchais pas, madame, lui répliquai-je, je ne n'avais pas espéré de l'y trouver, je ne les avais point regardées comme des personnes incapables d'en aimer d'autres que moi, je m'étais contenté de croire qu'elles m'aimaient beaucoup plus que tout ce qu'elles avaient aimé, mais, pour vous, madame, ce n'est pas de mÃÂȘme; je vous ai toujours regardée comme une personne au-dessus de l'amour et qui ne l'aurait jamais connu sans moi. Je me suis trouvé heureux et glorieux tout ensemble d'avoir pu faire une conquÃÂȘte si extraordinaire. Par pitié, ne me laissez plus dans l'incertitude oÃÂč je suis; si vous m'avez caché quelque chose sur le comte de Lare, avouez-le-moi; le mérite de l'aveu et votre sincérité me consoleront peut-ÃÂȘtre de ce que vous m'avouerez; éclaircissez mes soupçons, et ne me laissez pas vous donner un plus grand prix que je ne dois, ou moindre que vous ne méritez. - Si vous n'aviez point perdu la raison, me dit Bélasire, vous verriez bien que, puisque je ne vous ai pas persuadé, je ne vous persuaderai pas, mais si je pouvais ajouter quelque chose à ce que je vous ai déjà dit, ce serait qu'une marque infaillible que je n'ai pas eu d'inclination pour le comte de Lare, est de vous en assurer comme je fais. Si je l'avais aimé, il n'y aurait rien qui pût me le faire désavouer, je croirais faire un crime de renoncer à des sentiments que j'aurais eus pour un homme mort qui les aurait mérités. Ainsi, Alphonse, soyez assuré que je n'en ai point eu qui vous puisse déplaire. Persuadez-le-moi donc, madame, m'écriai-je, dites-le moi mille fois de suite, écrivez-le-moi, enfin redonnez-moi le plaisir de vous aimer comme je faisais, et surtout pardonnez-moi le tourment que je vous donne. Je me fais plus de mal qu'à vous et, si l'état oÃÂč je suis se pouvait racheter, je le rachÚterais par la perte de ma vie. Ces derniÚres paroles firent de l'impression sur Bélasire; elle vit bien qu'en effet je n'étais pas le maÃtre de mes sentiments; elle me promit d'écrire tout ce qu'elle avait pensé et tout ce qu'elle avait fait pour le comte de Lare, et, quoique ce fussent des choses qu'elle m'avait déjà dites mille fois, j'eus du plaisir de m'imaginer que je les verrais écrites de sa main. Le jour suivant elle m'envoya ce qu'elle m'avait promis, j'y trouvai une narration fort exacte de ce que le comte de Lare avait fait pour lui plaire, et de tout ce qu'elle avait fait pour le guérir de sa passion, avec toutes les raisons qui pouvaient me persuader que ce qu'elle me disait était véritable. Cette narration était faite d'une maniÚre qui devait me guérir de tous mes caprices, mais elle fit un effet contraire. Je commençai par ÃÂȘtre en colÚre contre moi-mÃÂȘme d'avoir obligé Bélasire à employer tant de temps à penser au comte de Lare. Les endroits de son récit oÃÂč elle entrait dans le détail, m'étaient insupportables; je trouvais qu'elle avait bien de la mémoire pour les actions d'un homme qui lui avait été indifférent. Ceux qu'elle avait passés légÚrement, me persuadaient qu'il y avait des choses qu'elle ne m'avait osé dire; enfin je fis du poison du tout, et je vins voir Bélasire plus désespéré et plus en colÚre que je ne l'avais jamais été. Elle, qui savait combien j'avais sujet d'ÃÂȘtre satisfait, fut offensée de me voir si injuste, elle me le fit connaÃtre avec plus de force qu'elle ne l'avait encore fait. Je m'excusai le mieux que je pus, tout en colÚre que j'étais. Je voyais bien que j'avais tort, mais il ne dépendait pas de moi d'ÃÂȘtre raisonnable. Je lui dis que ma grande délicatesse sur les sentiments qu'elle avait eus pour le comte de Lare, était une marque de la passion et de l'estime que j'avais pour elle, et que ce n'était que par le prix infini que je donnais à son coeur que je craignais si fort qu'un autre n'en eût touché la moindre partie; enfin je dis tout ce que je pus m'imaginer pour rendre ma jalousie plus excusable. Bélasire n'approuva point mes raisons, elle me dit que de légers chagrins pouvaient ÃÂȘtre produits par ce que je lui venais de dire, mais qu'un caprice si long ne pouvait venir du défaut et du dérÚglement de mon humeur, que je lui faisais peur pour la suite de sa vie et que, si je continuais, elle serait obligée de changer de sentiments. Ces menaces me firent trembler, je me jetai à ses genoux, je l'assurai que je ne lui parlerai plus de mon chagrin, et je crus moi-mÃÂȘme en pouvoir ÃÂȘtre le maÃtre, mais ce ne fut que pour quelques jours. Je recommençai bientÎt à la tourmenter, je lui redemandai souvent pardon, mais souvent aussi je lui fis voir que je croyais toujours qu'elle avait aimé le comte de Lare, et que cette pensée me rendrait éternellement malheureux. Il y avait déjà longtemps que j'avais fait une amitié particuliÚre avec un homme de qualité appelé don Manrique. C'était un des hommes du monde qui avaient le plus de mérite et d'agrément. La liaison qui était entre nous, en avait fait une trÚs grande entre Bélasire et lui, leur amitié ne m'avait jamais déplu; au contraire, j'avais pris plaisir à l'augmenter. Il s'était aperçu plusieurs fois du chagrin que j'avais depuis quelque temps. Quoique je n'eusse rien de caché pour lui, la honte de mon caprice m'avait empÃÂȘché de le lui avouer. Il vint chez Bélasire un jour que j'étais encore plus déraisonnable que je n'avais accoutumé et qu'elle était aussi plus lasse qu'à l'ordinaire de ma jalousie. Don Manrique connut, à l'altération de nos visages, que nous avions quelque démÃÂȘlé. J'avais toujours prié Bélasire de ne lui point parler de ma faiblesse; je lui fis encore la mÃÂȘme priÚre quand il entra, mais elle voulut m'en faire honte, et; sans me donner le loisir de m'y opposer, elle dit à don Manrique ce qui faisait mon chagrin. Il en parut si étonné, il le trouva si mal fondé, et il m'en fit tant de reproches qu'il acheva de troubler ma raison. Jugez, seigneur, si elle fut troublée et quelle disposition j'avais à la jalousie! Il me parut que, de la maniÚre dont m'avait condamné don Manrique, il fallait qu'il fût prévenu pour Bélasire. Je voyais bien que je passais les bornes de la raison, mais je ne croyais pas aussi qu'on me dût condamner entiÚrement, à moins que d'ÃÂȘtre amoureux de Bélasire. Je m'imaginai alors que don Manrique l'était il y avait déjà longtemps, et que je lui paraissais si heureux d'en ÃÂȘtre aimé, qu'il ne trouvait pas que je me dusse plaindre, quand elle en aurait aimé un autre. Je crus mÃÂȘme que Bélasire s'était bien aperçue que don Manrique avait pour elle plus que de l'amitié; je pensai qu'elle était bien aise d'ÃÂȘtre aimée, comme le sont d'ordinaire toutes les femmes, et, sans la soupçonner de me faire une infidélité, je fus jaloux de l'amitié qu'elle avait pour un homme qu'elle croyait son amant. Bélasire et don Manrique, qui me voyaient si troublé et si agité, étaient bien éloignés de juger ce qui causait le désordre de mon esprit. Ils tùchÚrent de me remettre par toutes les raisons dont ils pouvaient s'aviser, mais tout ce qu'ils me disaient, achevait de me troubler et de m'aigrir. Je les quittai et, quand je fus seul, je me représentai le nouveau malheur que je croyais avoir infiniment au-dessus de celui que j'avais eu Je connus alors que j'avais été déraisonnable de craindre un homme qui ne me pouvait plus faire de mal. Je trouvai que don Manrique m'était redoutable en toutes façons, il était aimable, Bélasire avait beaucoup d'estime et d'amitié pour lui, elle était accoutumée à le voir; elle était lasse de mes chagrins et de mes caprices, il me semblait qu'elle cherchait à s'en consoler avec lui et qu'insensiblement elle lui donnerait la place que j'occupais dans son coeur. Enfin je fus plus jaloux de don Manrique que je ne l'avais été du comte de Lare. Je savais bien qu'il était amoureux d'une autre personne, il y avait longtemps, mais cette personne était si inférieure en toutes choses à Bélasire que cet amour ne me rassurait pas. Comme ma destinée voulait que je ne pusse m'abandonner entiÚrement à mon caprice et qu'il me restùt toujours assez de raison pour me laisser dans l'incertitude, je ne fus pas si injuste que de croire que don Manrique travaillùt à m'Îter Bélasire. Je m'imaginai qu'il en était devenu amoureux sans s'en ÃÂȘtre aperçu et sans le vouloir; je pensai qu'il essayait de combattre sa passion à cause de notre amitié et, qu'encore qu'il n'en dit rien à Bélasire, il lui laissait voir qu'il l'aimait sans espérance. Il me parut que je n'avais pas sujet de me plaindre de don Manrique, puisque je croyais que ma considération l'avait empÃÂȘché de se déclarer. Enfin je trouvai que, comme j'avais été jaloux d'un homme mort, sans savoir si je le devais ÃÂȘtre, j'étais jaloux de mon ami, et que je le croyais mon rival sans croire avoir sujet de le haïr. Il serait inutile de vous dire ce que des sentiments aussi extraordinaires que les miens me firent souffrir et il est aisé de se l'imaginer. Lorsque je vis don Manrique, je lui fis des excuses de lui avoir caché mon chagrin sur le sujet du comte de Lare, mais je ne lui dis rien de ma nouvelle jalousie. Je n'en dis rien aussi, à Bélasire, de peur que la connaissance qu'elle en aurait, n'achevùt de l'éloigner de moi. Comme j'étais toujours persuadé qu'elle m'aimait beaucoup, je croyais que, si je pouvais obtenir de moi-mÃÂȘme de ne. lui plus paraÃtre déraisonnable, elle ne m'abandonnerait pas pour don Manrique. Ainsi l'intérÃÂȘt mÃÂȘme de ma jalousie m'obligeait à la cacher. Je demandai encore pardon à Bélasire, et je l'assurai que la raison m'était entiÚrement revenue. Elle fut bien aise de me voir dans ces sentiments, quoiqu'elle pénétrùt aisément, par la grande connaissance qu'elle avait de mon humeur, que je n'étais pas si tranquille que je le voulais paraÃtre. Don Manrique continua de la voir comme il avait accoutumé, et mÃÂȘme, davantage, à cause de la confidence oÃÂč ils étaient ensemble de ma jalousie. Comme Bélasire avait vu que j'avais été offensé qu'elle lui en eût parlé, elle ne lui en parlait plus en ma présence, mais, quand elle s'apercevait que j'étais chagrin, elle s'en plaignait avec lui et le priait de lui aider à me guérir. Mon malheur voulut que je m'aperçusse deux ou trois fois qu'elle avait cessé de parler à don Manrique lorsque j'étais entré. Jugez ce qu'une pareille chose pouvait produire dans un esprit aussi jaloux que le mien! Néanmoins je voyais tant de tendresse pour moi dans le coeur de Bélasire, et il me paraissait qu'elle avait tant de joie, lorsqu'elle me voyait l'esprit en repos, que je ne pouvais croire qu'elle aimùt assez don Manrique pour ÃÂȘtre en intelligence avec lui. Je ne pouvais croire aussi que don Manrique, qui ne songeait qu'à empÃÂȘcher que je ne me brouillasse avec elle, songeùt à s'en faire aimer. Je ne pouvais donc démÃÂȘler quels sentiments il avait pour elle, ni quels étaient ceux qu'elle avait pour lui. Je ne savais mÃÂȘme trÚs souvent quels étaient les miens; enfin j'étais dans le plus misérable état oÃÂč un homme ait jamais été. Un jour que j'étais entré, qu'elle parlait bas à don Manrique, il me parut qu'elle ne s'était pas souciée que je visse qu'elle lui parlait. Je me souvins alors qu'elle m'avait dit plusieurs fois, pendant que je la persécutais sur le sujet du comte de Lare, qu'elle me donnerait de la jalousie d'un homme vivant pour me guérir de celle que j'avais d'un homme mort. Je crus que c'était pour exécuter cette menace qu'elle traitait si bien don Manrique et qu'elle me laissait voir qu'elle avait des secrets avec lui. Cette pensée diminua le trouble oÃÂč j'étais. Je fus encore quelques jours sans lui en rien dire, mais enfin je me résolus de lui en parler. - J'allai la trouver dans cette intention et, me jetant à genoux devant elle - Je veux bien vous avouer, madame, lui dis-je, que le dessein que vous avez eu de me tourmenter a réussi. Vous m'avez donné toute l'inquiétude que vous pouviez souhaiter, et vous m'avez fait sentir, comme vous me l'aviez promis tant de fois, que la jalousie qu'on a des vivants, est plus cruelle que celle qu'on peut avoir des morts. Je méritais d'ÃÂȘtre puni de ma folie, mais je ne le suis que trop, et, si vous saviez ce que j'ai souffert des choses mÃÂȘmes que j'ai cru que vous faisiez à dessein, vous verriez bien que vous me rendrez aisément malheureux quand vous le voudrez. - Que voulez-vous dire, Alphonse? me repartit-elle, vous croyez que j'ai pensé à vous donner de la jalousie, et ne savez-vous pas que j'ai été trop affligée de celle que vous avez eue malgré moi pour avoir envie de vous en donner? - Ah! madame, lui dis-je, ne continuez pas davantage à me donner de l'inquiétude; encore une fois, j'ai assez souffert et, quoique j'aie bien vu que la maniÚre dont vous vivez avec don Manrique, n'était que pour exécuter les menaces que vous m'aviez faites, je n'ai pas laissé d'en avoir une douleur mortelle. - Vous avez perdu la raison. Alphonse, répliqua Bélasire, ou vous voulez me tourmenter à dessein, comme vous dites que je vous tourmente. Vous ne me persuaderez pas que vous puissiez croire que j'aie pensé à vous donner de la jalousie, et vous ne me persuaderez pas aussi que vous en ayez pu prendre. Je voudrais, ajouta-t-elle en me regardant, qu'aprÚs avoir été jaloux d'un homme mort que je n'ai pas aimé, vous le fussiez d'un homme vivant qui ne m'aime pas. - Quoi! madame, lui répondis-je, vous n'avez pas eu l'intention de me rendre jaloux de don Manrique? Vous suivez simplement votre inclination en le traitant comme vous faites? Ce n'est pas pour me donner du soupçon que vous avez cessé de lui parler bas ou que vous avez changé de discours, quand je me suis approché de vous? Ah! madame, si cela est, je suis bien plus malheureux que je ne pense et je suis mÃÂȘme le plus malheureux homme du monde. Vous n'ÃÂȘtes pas le plus malheureux homme du monde, reprit Bélasire, mais vous ÃÂȘtes le plus déraisonnable, et, si je suivais ma raison, je romprais avec vous et je ne vous verrais de ma vie. - Mais est-il possible, Alphonse, ajouta-t-elle, que vous soyez jaloux de don Manrique? - Et comment ne le serais-je pas, madame, lui dis-je, quand je vois que vous avez avec lui une intelligence que vous me cachez? - Je vous la cache, me répondit-elle, parce que vous vous offensùtes, lorsque je lui parlai de votre bizarrerie, et que je n'ai pas voulu que vous vissiez que je lui parlais encore de vos chagrins et de la peine que j'en souffre. - Quoi! madame, repris-je, vous vous plaignez de mon humeur à mon rival et vous trouverez que j'ai tort d'ÃÂȘtre jaloux? - Je m'en plains à votre ami, répliqua-t-elle, mais non pas à votre rival. - Don Manrique est mon rival, repartis-je, et je ne crois pas que vous puissiez vous défendre de l'avouer. - Et moi, dit-elle, je ne crois pas que vous m'osiez dire qu'il le soit, sachant, comme vous faites, qu'il passe des jours entiers à ne me parler que de vous. - Il est vrai, lui dis-je, que je ne soupçonne pas don Manrique de travailler à me détruire, mais cela n'empÃÂȘche pas qu'il ne vous aime, je crois mÃÂȘme qu'il ne le dit pas encore, mais, de la maniÚre dont vous le traitez, il vous le dira bientÎt, et les espérances que votre procédé lui donne, le feront passer aisément sur les scrupules que notre amitié lui donnait. - Peut-on avoir perdu la raison au point que vous l'avez perdue? me répondit Bélasire. Songez-vous bien à vos paroles? Vous dites que don Manrique me parle pour vous, qu'il est amoureux de moi et qu'il ne me parle point pour lui; oÃÂč pouvez-vous prendre des choses si peu vraisemblables? N'est-il pas vrai que vous croyez que je vous aime et que vous croyez que don Manrique vous aime aussi? - Il est vrai, lui répondis-je, que je crois l'un et l'autre. - Et si vous le croyez, s'écria-t-elle, comment pouvez-vous vous imaginer que je vous aime et que j'aime don Manrique? Que don Manrique m'aime, et qu'il vous aime encore? Alphonse, vous me donnez un déplaisir mortel de me faire connaÃtre le dérÚglement de votre esprit; je vois bien que c'est un mal incurable et qu'il faudrait qu'en me résolvant à vous épouser, je me résolusse en mÃÂȘme temps à ÃÂȘtre la plus malheureuse personne du monde. Je vous aime assurément beaucoup, mais non pas assez pour vous acheter à ce prix. Les jalousies des amants ne sont que fùcheuses, mais celles des maris sont fùcheuses et offensantes. Vous me faites voir si clairement tout ce que j'aurais à souffrir, si je vous avais épousé, que je ne crois pas que je vous épouse jamais. Je vous aime trop pour n'ÃÂȘtre pas sensiblement touchée de voir que je ne passerai pas ma vie avec vous, comme je l'avais espéré; laissez-moi seule, je vous en conjure, vos paroles et votre vue ne feraient qu'augmenter ma douleur. A ces mots, elle se leva sans vouloir m'entendre et s'en alla dans son cabinet dont elle ferma la porte sans la rouvrir, quelque priÚre que je lui en fisse. Je fus contraint de m'en aller chez moi, si désespéré et si incertain de mes sentiments, que je m'étonne que je n'en perdis le peu de raison qui me restait. Je revins dÚs le lendemain voir Bélasire; je la trouvai triste et affligée; elle me parla sans aigreur, et mÃÂȘme avec bonté; mais sans me rien dire qui dût me faire craindre qu'elle voulût m'abandonner. Il me parut qu'elle essayait d'en prendre la résolution. Comme on se flatte aisément, je crus qu'elle ne demeurerait pas dans les sentiments oÃÂč je la voyais, je lui demandai pardon de mes caprices, comme j'avais déjà fait cent fois, je la priai de n'en rien dire à don Manrique et je la conjurai à genoux de changer de conduite avec lui et de ne le plus traiter assez bien pour me donner de l'inquiétude. - Je ne dirai rien de votre folie à don Manrique, me dit-elle, mais je ne changerai rien à la maniÚre dont je vis avec lui. S'il avait de l'amour pour moi, je ne le verrais de ma vie, quand mÃÂȘme vous n'en auriez pas d'inquiétude, mais il n'a que de l'amitié, vous savez mÃÂȘme qu'il a de l'amour pour d'autres, je l'estime, je l'aime, vous avez consenti que je l'aimasse, il n'y a donc que de la folie et du dérÚglement dans le chagrin qu'il vous donne; si je vous satisfaisais, vous seriez bientÎt pour quelque autre comme vous ÃÂȘtes pour lui. C'est pourquoi ne vous opiniùtrez pas à me faire changer de conduite, car assurément je n'en changerai point. - Je veux croire, lui répondis-je, que tout ce que vous me dites est véritable, et que vous ne croyez point que don Manrique vous aime, mais je le crois, madame, et c'est assez. Je sais bien que vous n'avez que de l'amitié pour lui, mais c'est une sorte d'amitié si tendre et si pleine de confiance, d'estime et d'agrément, que, quand elle ne pourrait jamais devenir de l'amour, j'aurais sujet d'en ÃÂȘtre jaloux et de craindre qu'elle n'occupùt trop votre coeur. Le refus que vous me venez de faire de changer de conduite avec lui, me fait voir que c'est avec raison qu'il m'est redoutable. - Pour vous montrer, me dit-elle, que le refus que je vous fais ne regarde pas don Manrique, et qu'il ne regarde que votre caprice, c'est que, si vous me demandiez de ne plus voir l'homme du monde que je méprise le plus, je vous le refuserais comme je vous refuse de cesser d'avoir de l'amitié pour don Manrique. - Je le crois, madame, lui répondis-je, mais ce n'est pas l'homme du monde que vous méprisez le plus, que j'ai de la jalousie, c'est d'un homme que vous aimez assez pour le préférer à mon repos. Je ne vous soupçonne pas de faiblesse et de changement, mais j'avoue que je ne puis souffrir qu'il y ait des sentiments de tendresse dans votre coeur pour un autre que pour moi. J'avoue aussi que je suis blessé de voir que vous ne haïssiez pas don Manrique, encore que vous connaissiez bien qu'il vous aime, et qu'il me semble que ce n'était qu'à moi seul qu'était dû l'avantage de vous avoir aimée sans ÃÂȘtre haï; ainsi, madame; accordez-moi ce que je vous demande, et considérez combien ma jalousie est éloignée de vous devoir offenser. J'ajouterai à ces paroles toutes celles dont je pus m'aviser pour obtenir ce que je souhaitais, il me fut entiÚrement impossible. Il se passa beaucoup de temps pendant lequel je devins toujours plus jaloux de don Manrique. J'eus le pouvoir sur moi de le lui cacher. Bélasire eut la sagesse de ne lui en rien dire, et elle lui fit croire que mon chagrin venait encore de ma jalousie du comte de Lare. Cependant elle ne changea point de procédé avec don Manrique. Comme il ignorait mes sentiments, il vécut aussi avec elle comme il avait accoutumé; ainsi ma jalousie ne fit qu'augmenter et vint à un tel point que j'en persécutais incessamment Bélasire. AprÚs que cette persécution eut duré longtemps et que cette belle personne eut en vain essayé de me guérir de mon caprice, on me dit pendant deux jours qu'elle se trouvait mal et qu'elle n'était pas mÃÂȘme en état que je la visse. Le troisiÚme elle m'envoya quérir, je la trouvai fort abattue, et je crus que c'était sa maladie. Elle me fit asseoir auprÚs d'un petit lit sur lequel elle était couchée et, aprÚs avoir demeuré quelques moments sans parler Alphonse, me dit-elle, je pense que vous voyez bien, il y a longtemps, que j'essaye de prendre la résolution de me détacher de vous. Quelques raisons qui m'y dussent obliger, je ne crois pas que je l'eusse pu faire, si vous ne m'en eussiez donné la force par les extraordinaires bizarreries que vous m'avez fait paraÃtre. Si ces bizarreries n'avaient été que médiocres, et que j'eusse pu croire qu'il eût été possible de vous en guérir par une bonne conduite, quelque austÚre qu'elle eût été, la passion que j'ai pour vous me l'eût fait embrasser avec joie, mais, comme je vois que le dérÚglement de votre esprit est sans remÚde et que, lorsque vous ne trouvez point de sujets de vous IlĂ©tait parti Ă  une heure du matin, profitant d'un magnifique clair de lune, pour dĂ©tourner les deux loups qui se trouvaient sur sa brigade. Un quart d'heure aprĂšs son dĂ©part, un messager Ă©tait accouru annoncer Ă  sa femme que son pĂšre venait d'ĂȘtre frappĂ© d'une attaque d'apoplexie, et demandait Ă  la voir avant que de mourir. Fier de nous Lyrics[Charles Aznavour]Nous avons partagĂ© une passion faroucheDe l'Ăąme, de la peau, du cƓur et de la boucheExplorant sans compter nos plaisirs jusqu'au boutAvant de se quitter, oh, je suis fier de nous[Rachelle Ferrell]Quand est venue la fin comme un adieu aux armesCe fut sans mot de trop et sans verser de larmesUn signe de la main, un dernier geste douxPuis chacun son chemin, je suis fier de nousNous n'avons jamais eu le goĂ»t du mĂ©lodrameCela ne mĂšne Ă  rien de s'entredĂ©chirer[Charles Aznavour]Bien sĂ»r j'aurais voulu faire de toi ma femmeTe faire des enfants, vieillir Ă  tes cĂŽtĂ©sIl en fut autrement, c'est la vie qui dĂ©cideNul ne peut empĂȘcher qu'un amour se suicide[Rachelle Ferrell]Notre comportement fut digne et je l'avoueQuand je fais le bilan, je suis fier de nous[Rachelle Ferrell]Au nom de tous nos jours de joie, de nos fous-riresNous avons, par bonheur, su Ă©viter le pire[Charles Aznavour]À l'heure oĂč notre amour dans son dernier va-toutFait le compte Ă  rebours, je suis fier de nous[Rachelle Ferrell] L'amant devient ami[Charles Aznavour] L'amour se fait complice[Rachelle Ferrell] Nos destins sont tracĂ©s[Charles Aznavour]Il faut qu'ils s'accomplissentNous aurons rĂ©ussi lĂ  oĂč d'autres Ă©chouent[Rachelle Ferrell]À se quitter sans cris je suis fiĂšre nousÉvitant le mĂ©lo oĂč chacun joue le rĂŽle[Charles Aznavour]De l'ĂȘtre dĂ©chirĂ© dans la scĂšne d'adieuTu as mis sans un mot ton front sur mon Ă©pauleEt tu t'en es allĂ©e sans dĂ©tourner les yeuxQuand je pense parfois Ă  nous, Ă  nos "Je t'aime"[Rachelle Ferrell]À l'Ă©poque oĂč sans loi, vivait notre bohĂšme[Charles Aznavour]Je me dis que, ma foi, dans ce monde un peu fou[Rachelle Ferrell]Nous pourrons, toi et moi[Charles Aznavour]Être trĂšs fiers de nous {x2}How to Format LyricsType out all lyrics, even repeating song parts like the chorusLyrics should be broken down into individual linesUse section headers above different song parts like [Verse], [Chorus], italics lyric and bold lyric to distinguish between different vocalists in the same song partIf you don’t understand a lyric, use [?]To learn more, check out our transcription guide or visit our transcribers forum
\n \n adieu adieu je pars sans détourner les yeux
Parolesde la chanson Chanteur de jazz par Michel Sardou. 3. Je vole. Mes chers parents, je pars. Ton cƓur samba Saigne autant qu'il peut. Et une petite musique pour vous dire. G Et dĂ©roulent en paix leurs majestĂ©s sereines. Ils s'Ă©garent souvent dans l'ombre des grands bois, Et leur voix se confond avec les mille voix Qu'Ă©touffe la forĂȘt sous ses voĂ»tes obscures. Alors, pour assoupir et mĂȘler les murmures, Les cĂšdres du rivage inclinent leurs fronts noirs ; De l'un Ă  l'autre bord, comme des encensoirs, Les lianes en fleurs lançant leurs girandoles, S'enlacent sur les flots en obscures coupoles. Mais est-il un seul lieu sur la terrĂ©, ĂŽ Kachmir ! Qui vaille ta vallĂ©e et ton ciel de saphir ? L'Himalaya, debout prĂšs de toi, te protĂšge, Et sur tes horizons dresse son front de neige ; Et les vents du tropique, en passant sur tes fleurs, Chargent leurs ailes d'or de magiques senteurs. C'est lĂ , parmi les fleurs, sous la brise embaumĂ©e, Qu'Euphorion ouvrit sa paupiĂšre charmĂ©e. Saluant la lumiĂšre, il contemple, Ă©bloui, Les changeants horizons qui s'ouvrent devant lui, Et jette, en secouant l'or de sa chevelure, Un caressant sourire Ă  toute la nature, Et ses ailes d'argent volent d'un libre essor Dans les airs ruisselants d'azur, de pourpre et d'or. C'est l'heure oĂč le soleil, sous sa voĂ»te profonde, Baigne la terre en fleurs dans sa lumiĂšre blonde ; Le lac, les champs fĂ©conds, les bois mystĂ©rieux, Nagent dans l'Ă©ther calme en souriant aux cieux. Et la vie en tous sens frĂ©mit, filtre et serpente, Flot mobile et fĂ©cond, sĂšve luxuriante, Long torrent de parfums, de lumiĂšre et de bruit, Qui fermente et bouillonne, eu fleurs s'Ă©panouit, S'exhale en chants d'oiseaux, coule en flots, monte en gerbes ; Insectes scintillants, reptiles sous les herbes, Fleurs dans les champs, poissons nacrĂ©s dans le flot clair, Bruissement de l'eau, bourdonnement de l'air ; VA du lac de cristal, de la plaine dorĂ©e, De la forĂȘt touffue, obscure, enchevĂȘtrĂ©e, L'hymne de voluptĂ©, s'Ă©chappant Ă  la fois, Au ciel immaculĂ© monte par nulle voix Peuple des airs, des eaux, des champs, des bois pleins d'ombre, CrĂ©atures sans nombre, Sous le dĂŽme infini des grands cieux Ă©toiles Chantez, aimez, volez. Que tout ĂȘtre s'abreuve aux sources d'oĂč ruisselle La vie universelle ! Flux et reflux, naissance et mort, fĂȘte Ă©ternelle OĂč tous sont appelĂ©s ! Étoiles d'or, mĂȘlez en rondes cadencĂ©es Vos courbes enlacĂ©es ; Mondes errants, suivez vos guides dans les d'eux ! Sur leurs fronts radieux, ComĂštes, dĂ©roulez comme des aurĂ©oles Vos vagues paraboles ! Choeurs alternĂ©s du ciel, entretiens sans paroles, Appels mystĂ©rieux ! Croisez-vous, circulez, effluves Ă©lectriques, Dans les champs magnifiques De l'impalpable Ă©ther, dans les gouffres profonds De la terre et des monts ! Glissez, coulez, versez dans les bois, dans les plaines, Vos ardeurs souterraines, Que la terre, sentant vos flammes dans ses veines, Ouvre ses flancs fĂ©conds ! FraĂźche haleine des fleurs, parfums, caresses molles Que voilent leurs corolles, Voix des grands palmiers verts Ă©changeant leurs baisers Dans les vents embrasĂ©s ; Roucoulements d'amour, soupirs des tourterelles, Doux frĂ©missements d'ailes, Volez, suspendez-vous sur les brises nouvelles, Murmures apaisĂ©s ! VoluptĂ© ! voluptĂ© ! source de toute vie, La nature ravie T'appelle ! La vois-tu palpiter et frĂ©mir Sous l'Ă©ternel dĂ©sir ? MĂȘle encor, pour noyer notre soif haletante, Dans ta coupe Ă©nervante Tes magiques poisons, et la sĂšve brĂ»lante Du fruit qui fait mourir ! Les ĂȘtres tour Ă  tour meurent sous ton Ă©treinte, Mais toi, voluptĂ© sainte, Tu rejettes, ainsi que des jouets brisĂ©s, Tes amants Ă©puisĂ©s. Les gĂ©nĂ©rations de toute crĂ©ature Passent comme un murmure, Mais la toute-puissante, immortelle nature RenaĂźt sous tes baisers ! EUPHORION. Tes esclaves sans nombre attendent, o nature ! La part de voluptĂ© que ta main leur mesure ; L'hymne sans fin vers toi s'Ă©lĂšve que te sort, A toi, bercĂ©e aux chants de cette cour joyeuse, O nature orgueilleuse ! Une note de plus dans ce vaste concerta Assez d ĂȘtres salis moi t'obĂ©issent, o reine ! Et se courbent devant ta force souveraine ; Je ne puis m'atteler Ă  ton char triomphal. Brisant les chaĂźnes d'or que ton orgueil me rive, Par ma force native Je veux prendre mon vol vers le monde idĂ©al. Jusqu'au terme rĂȘvĂ© je tracerai ma voie, Loin des torrents d'amour oĂč leur force se noie,. Loin de ce tourbillon qui les emporte tous, Et je saurai, du ciel traduisant le mystĂšre, Faire voir Ă  la terre Des formes de beautĂ© dont Dieu sera jaloux. Dans ce monde de l'art, plein de clartĂ©s sereines, Sans trouble j'entendrai les chants de tes sirĂšnes ; Leurs fascinations ne pourront m'Ă©blouir. Toujours dans le miroir uni de ma pensĂ©e Leur image tracĂ©e En poĂšmes de marbre ira s'Ă©panouir. Ainsi, pour pĂ©nĂ©trer dans la sphĂšre divine, Euphorion chassait du fond de sa poitrine Le dĂ©sir du bonheur qui ne dure qu'un jour. Sans le connaĂźtre encor repoussa-t-il l'amour, Ou bien mĂ©prisa-t-il des voluptĂ©s conquises ? Je ne sais car il est des Ăąmes indĂ©cises Pour qui l'amer dĂ©goĂ»t devance le plaisir, Et chez qui l'espĂ©rance Ă©mousse le dĂ©sir. Cependant, comme si la nature Ă©ternelle Voulait le retenir et l'enchaĂźner prĂšs d'elle. Un chant d'adieu, vers lui par la brise emportĂ©, S'envola, triste et doux comme une nuit d'Ă©tĂ© Adieu ! plus mollement que ne fait la liane Qui serpente et qui glisse entre les bananiers, Et plus Ă©troitement que le flot diaphane Qui caresse tes pieds, Dans une Ă©treinte ardente, entre mes bras d'ivoire Je voulais t'enlacer ; je voulais t'endormir Aux effluves d'amour de ma prunelle noire, Et je voulais t'offrir Mille bonheurs rĂȘvĂ©s oĂč le dĂ©sir succombe, Philtres qui font aimer, chansons, parfums des fleurs, Sourires amoureux et baisers de colombe, Enivrantes langueurs ! Mais je te souriais en vain dans d'autres voies L'orgueil t'Ă©gare, et moi, tu me fermes tes bras, Tu t'Ă©loignes, murant ton Ăąme aux saintes joies Que tu regretteras. Adieu ! la vie est bonne, et tu l'as repoussĂ©e ; Tu foules sans regret les pauvres fleurs d'un jour ; InsensĂ© ! pour rĂ©gner seul avec ta pensĂ©e Tu repousses l'amour ! II. HĂ©lios, rayonnant dans le calme empyrĂ©e, Sur les monts, sur la plaine et sur la mer sacrĂ©e, Darde ses flĂšches d'or, et du splendide azur Sur la terre d'Hellas tombe un jour large et pur. Les grands nuages blancs qui dans l'air vierge glissent Comme des blocs de marbre au soleil resplendissent. Dans l'Ă©ther inondĂ© de sereines clartĂ©s Se dressent hardiment les grands angles sculptĂ©s Des Ăźles, des rochers et des saints promontoires. La mer, qui se dĂ©roule en vastes nappes noires, ReflĂšte en son cristal, profond comme les cieux, Le tableau variĂ©, sĂ©vĂšre, harmonieux, Des temples, des citĂ©s, des vaisseaux et des Ăźles Partout de purs contours et des lignes tranquilles, Tout chante, l'air, les bois et le flot argentĂ©, Tout est force et jeunesse, harmonie et beautĂ©. La trirĂšme longeant le vieux rocher d'Égine Conduit Euphorion vers la citĂ© divine Qui garde le beau nom de Pallas ÀthĂ©nĂ©. LĂ , sous l'oeil protecteur des dieux d'HomĂšre, est nĂ© Pour l'orgueil de la GrĂšce et le bonheur du monde, Un peuple libre, enfant de la terre fĂ©conde, Fort, puissant, crĂ©ateur de types immortels. Aux grĂšves d'Eleusis, oĂč veillent les autels Antiques, vĂ©nĂ©rĂ©s, de la Grande DĂ©esse, S'exerce aux jeux sacrĂ©s la robuste jeunesse ; Les couronnes, les cris, volent de toutes parts, Et sous Tardent soleil reluit l'airain des chars. Puis tous les forts lutteurs, aux membres frottĂ©s d'huile, Par les champs d'oliviers se pressent vers la ville Sur leurs chevaux aux pieds ailĂ©s, prĂ©cieux don Qu'au peuple de CĂ©crops accorda PosĂ©idon. Euphorion les suit jusqu'Ă  l'antique enceinte Des murs cyclopĂ©ens ; de l'Acropole sainte Tout ton peuple, ĂŽ Pallas ! gravit les blancs degrĂ©s. Les vieillards au pas lent, du peuple vĂ©nĂ©rĂ©s, Augustes, le front ceint de bandelettes blanches, De l'olivier sacrĂ© tiennent en mains les branches ; Et les beaux enfants nus, de myrte couronnĂ©s, Conduisent en chantant les grands boeufs destinĂ©s A la sainte hĂ©catombe, et portent les amphores. Des corbeilles en mains, les blanches canĂ©phores Jonchent le sol de fleurs, et leur robe de lin Sous ses plis gracieux voile leur corps divin. Et la flĂ»te et la lyre aux chants sacrĂ©s s'unissent ; Des temples spacieux les portiques s'emplissent, Puis les adolescents apportent sur l'autel Le vin, les fruits choisis, la farine et le miel ; En l'honneur des grands dieux le sang des taureaux fume, Et sur le trĂ©pied d'or l'offrande se consume. On prĂ©sente Ă  Pallas un voile merveilleux, Splendide, oĂč sont tracĂ©s les grands combats des dieux LĂ , les spectres sans nom dont la terre s'Ă©tonne, Les Titans, aux replis de dragons, la Gorgone Pale, avec ses cheveux serpents et ses regards Qui changent l'homme en pierre, et les monstres pars NĂ©s du sein trop fĂ©cond de la Terre irritĂ©e, GĂ©ryon, Échidna, l'Hydre, Python, AntĂ©e, Se dressent menaçants contre les dieux du ciel. Mais eux, calmes et forts, au gouffre originel Replongent les enfants de l'ÉrĂšbe, et la terre BĂ©nit le rĂšgne heureux des dieux de la lumiĂšre. Du voile prĂ©cieux Pallas reçoit le don. Et sourit Ă  ses fils du haut du ParthĂ©non. Sagesse antique ! ĂŽ toi qui jaillis tout armĂ©e Du large front de Zeus, la ville bien-aimĂ©e N'a-t-elle pas payĂ© tes soins et ton amour ? Pour elle, de l'Olympe oubliant le sĂ©jour, Tu lui donnas ton nom, ta force et ta science, Et l'olivier sacrĂ©, nourricier de l'enfance, Symbole de la paix et des arts crĂ©ateurs. Quand l'Asie Ă©pancha ses flots dĂ©vastateurs, Les champs de Marathon, les flots de Salamine, Reconnurent le bras et l'Ă©gide divine Qui briseront jadis la force des Titans. Mais, Ă  leur tour, Pallas, tes fils reconnaissants ÉlevĂšrent pour toi le plus divin des temples, Sublime piĂ©destal, trĂŽne d'oĂč tu contemples Ce peuple glorieux qui montre Ă  l'avenir Jusqu'Ă  quelle hauteur l'homme peut parvenir. Un jour pourtant, pleurant leur force et leur jeunesse, Les dieux de Phidias, les grands dieux de la GrĂšce, Joncheront de dĂ©bris le temple dĂ©laissĂ©. Mais l'art sacrĂ© renaĂźt oĂč ton souffle a passĂ©, Sainte Hellas ! Ton gĂ©nie, allumĂ© comme un phare, Sur les siĂšcles nouveaux, plongĂ©s dans l'ombre avare. Rayonne ; Ă  son aspect se disperse et s'enfuit Le cortĂšge effarĂ© des dĂ©mons de la nuit. Cependant, s'inclinant vers Delphes la divine, De ses derniers rayons le soleil illumine Les colonnes de marbre et les frontons sacrĂ©s Le couchant, resplendit de nuages pourprĂ©s. Euphorion, debout devant le saint portique, Embrassant du regard les plaines de l'Attique, Et le PyrĂ©e aux cent trirĂšmes, et la mer, Le front penchĂ©, s'Ă©crie, en proie au doute amer Ce qu'en vain j'ai cherchĂ© dans l'immobile Asie O race crĂ©atrice entre toutes choisie, RĂ©pondez, fils d'Hellas, cet idĂ©al rĂȘvĂ©, Me le donnerez-vous, et l'avez-vous trouvĂ© ? CHƒUR STROPHE I Fils d’HĂ©lĂšne, tu vois la fĂ©conde patrie Dos dieux et des hĂ©ros, Hellas, riche en coursiers Ce fleuve est l’Ilyssos, cette plaine fleurie, La terre de Pallas, fertile en oliviers. La, les murs dos citĂ©s naissent au son des lyres, Et, du sein de la mer divine, aux matelots, Souvent Aphrodite, dĂ©esse des sourires, Dans sa conque marine apparaĂźt sur les flots. LĂ , les murs des citĂ©s naissent au son des lyres, Les joncs ont des soupirs, et les chĂȘnes des bois De prophĂ©tiques voix. ANTISTROPHE I Les dieux olympiens, par un divin mystĂšre, Unissent, dans leurs mille hymens, la terre aux cieux, Et les hĂ©ros, dompteurs des monstres de la terre, Dans l’Olympe Ă©toile rĂšgnent parmi les dieux. Comme des cygnes blancs, en troupes vagabondes, Leurs constellations, pendant les nuits d’étĂ©, Guident les matelots ; les NĂ©rĂ©ides blondes, Dans la mer oĂč naquit Cypris Aphrodite, Comme des cygnes blancs en troupes vagabondes, DĂ©nouant leur ceinture et leur robe aux longs plis, Daignent leurs flancs polis. EPODE I Sur les sommets sacrĂ©s des blanches acropoles, L’Ɠil indulgent des dieux Contemple chaque jour des danses et des jeux. La sagesse sourit en gracieux symboles Dans les temples de marbre aux grands frontons sculptĂ©s, Sur les sommets sacrĂ©s des blanches acropoles, D’oĂč les dieux protecteurs veillent sur les citĂ©s. STROPHE II Aux rhythmes cadencĂ©s des graves mĂ©lodies, Quand Sappho de Lesbos, reine des chants d’amour, Conduit, la lyre en main, les blanches thĂ©ories, Les danses et les chƓurs s’enlacent tour Ă  tour. Chez ce peuple divin, beau comme ses statues, Les mĂšres, aux sculpteurs, prĂȘtres de la beautĂ©, Montrent pieusement le corps des vierges nues, ThĂšme religieux pour un hymne sculptĂ©. Chez ce peuple divin, beau comme ses statues, Lu temple avec respect garde dans son trĂ©sor PhrynĂ© sculptĂ©e en or. ANTISTROPHE II Contemple les lutteurs dans le stade olympique ; La GrĂšce honore en eux la force et la beautĂ©, Et chante, par la voix de l’Ïambe tragique, La lutte du destin et de la volontĂ©. Aux fĂȘtes d’Eleusis et des PanathĂ©nĂ©es, Avec les noms des dieux du divin ParthĂ©non, Le peuple chaule, au son des flĂ»tes alternĂ©es, Les noms d’Harmodios et d’Aristogiton. Aux l’ĂȘtes d’Eleusis et des PanathĂ©nĂ©es, Les tyrans savent bien que des glaives vengeurs Se cachent sous les fleurs. EPODE II Couronne-toi de myrte aux l’ĂȘtes de la GrĂšce, RĂ©pĂšte les accents Des vierges au long voile et des adolescents. L’éternelle beautĂ© vient des dieux ; pour prĂȘtresse Elle a la poĂ©sie aux accords inspirĂ©s. Couronne-toi de myrte aux tĂštes de la GrĂšce, Fils d’HĂ©lĂšne, en chantant sur les modes sacrĂ©s. EUPHORION. J’ai souvent invoquĂ©, sur les saintes collines, Le chƓur mĂ©lodieux des muses, que conduit Loxias Apollon, roi des strophes divines ; Et j’ai chantĂ© l’amour, la jeunesse qui fuit, Et les combats sanglants, et Pergame dĂ©truit. J’ai souvent adorĂ©, dans le marbre captives, Les images du ciel que l’art dĂ©robe aux dieux ; J’ai demandĂ© l’oubli des heures fugitives A ce monde idĂ©al qui rĂ©vĂšle Ă  nos yeux Comme un reflet lointain de la splendeur des cieux. PoĂ©tique rivage, oĂč le flot qui soupire Jette aux vents embaumĂ©s des mots harmonieux ; CortĂšge insouciant des dieux fils de la lyre, Blanches villes de marbre aux noms mĂ©lodieux, Peuple sacrĂ© d’Hellas, recevez mes adieux. Le spectacle du mal venait troubler ma vie ; J’ai vu ceux qui souffraient dans l’ombre, et j’ai priĂ© Pour le faible, l’enfant, l’esclave qu’on oublie, Et mon cƓur s’est rempli d’une immense pitiĂ© ; Mais vers le ciel d’airain vainement j’ai criĂ©. Que me fait votre gloire indiffĂ©rente et fiĂšre, Dieux heureux, qui toujours protĂ©gez les plus forts ? Je ne veux plus offrir mon culte et ma priĂšre Qu’à celui qui promet le pardon au remords, A la faiblesse un juge, une espĂ©rance aux morts. J’irai dans les dĂ©serts emplis d’échos mystiques, Sur le sable Ă©peler les traces de ses pas, Et j’attendrai, courbĂ© sous les vents prophĂ©tiques, L’idĂ©ale beautĂ©, sans modĂšle ici-bas, Que tous vos dieux heureux ne me donneront pas. LE CHƒUR. HĂ©las ! hĂ©las ! au lieu des chansons et des danses, Quels flots de pleurs versĂ©s ! Quels cris d’angoisse au lieu des plaisirs repoussĂ©s ! Remords que rien n’efface, inutiles souffrances, Longs soupirs, lourde croix, Et l’éternel regret des rĂȘves d’autrefois. Les dieux vaincus, pendant la nuit impure et douce, Aux saintes visions MĂȘlent l’attrait vengeur de leurs tentations. La priĂšre ? Malheur Ă  toi ! Dieu te repousse, Et laisse aux cƓurs brisĂ©s Un crucifix muet, froid sous leurs longs baisers. A ces mots, au moment de reprendre sa route, Euphorion hĂ©site au carrefour du doute, Et, pensif, devant Rome il s’arrĂȘte un instant Pour saluer encor le vieux monde en partant. Il est nuit Rome dort, sereine et reposĂ©e ; Le Forum est dĂ©sert ; le sol du ColysĂ©e Boit le sang rĂ©pandu dans les jeux du matin ; La lune disparaĂźt derriĂšre l’Aventin. Chaque temple a fermĂ© sa porte aux yeux vulgaires, Mais les initiĂ©s cĂ©lĂšbrent leurs mystĂšres, Et leur priĂšre, avec l’encens des trĂ©pieds d’or, Dans l’air silencieux vibre et s’élĂšve encor. Non loin d’eux cependant, au fond des catacombes, Devant un simple autel qui n’a pas d’hĂ©tatombes, Au milieu des tombeaux, tout un peuple Ă  genoux A leurs hymnes joyeux mĂȘle un chant triste et doux. Et l’écho, recueillant les notes dispersĂ©es, RĂ©seau mĂ©lodieux de strophes enlacĂ©es, Forme de ces deux voix un accord solennel Dans un hymne commun s’élevant vers le ciel I VĂ©nus ! reçois nos vƓux ; les heureux sont tes prĂȘtres ; Tu souris, et l’amour enivre tous les ĂȘtres ; Les fleurs de l’étĂ© germent sous tes pas. II Dieu mort pour nous, qui fis une vertu des larmes, Quand on souffre pour loi la douleur a des charmes L’homme f oublĂźrait s’il ne souffrait pas. I O VĂ©nus ! Ă  toi les nuits embaumĂ©es, Les danses au bruit des chansons aimĂ©es, Les roses de PƓstum autour des coupes d’or. II Tu bĂ©nis, ĂŽ Christ ! les rochers arides OĂč l’ñme des saints, dans les ThĂ©baĂŻdes, S’épure, et vole Ă  toi d’un plus sublime assor. I O BeautĂ© divine, ĂŽ reine suprĂȘme, O mĂšre de l’amour et de la voluptĂ© ! Appelle, on te suit ; souris, et Ton t’aime, O parure des dieux, ĂŽ divine BeautĂ© ! II VirginitĂ© sainte, o blanche couronne ! VĂȘtement de lumiĂšre aux anges empruntĂ©. Que l’homme n’eĂ»t pas conquis, que Dieu donne, Parfum des lis du ciel, sainte VirginitĂ© ! I Larmes de voluptĂ©, sanglots des nuits heureuses, Étreintes, soupirs, baisers sur baisers ! II Larmes du repentir, baume des cƓurs brisĂ©s, Pleurs des longues nuits, tristesses pieuses ! I Plaisir ! roi du monde et dompteur des dieux, RĂšgne sur nos cƓurs comme dans les cieux, Et toi, vole moins vite, ĂŽ char muet des heures ! II Douleur, ĂŽ baptĂȘme, ĂŽ suprĂȘme loi ! Heureux qui s’élĂšve, Ă©purĂ© par loi, Loin du plaisir impie, aux cĂ©lestes demeures ! I Trop tĂŽt viendra l’hiver, et puis la longue nuit ; Oublions ; fĂȘtons bien la jeunesse qui fuit Et n’attristons pas la saison des roses. II Toute chair a sa croix et tout ĂȘtre gĂ©mit EspĂ©rons, car la mort est proche, et Dieu la mit Pour terme suprĂȘme aux larmes des choses. I Quelques jours encore, ĂŽ nuit du tombeau ! La lumiĂšre est si douce et la vie est si belle ! II Ange de la mort, prends-nous sous ton aile, Quand on s’endort en Dieu, le rĂ©veil est si beau ! Comme un son de cristal qui meurt dans l’air sonore, Se turent les deux voix au rĂ©veil de l’aurore. Euphorion longtemps encor suivit, rĂȘveur, Cet Ă©cho des deux voix qui luttaient dans son cƓur ; Puis, poursuivant le cours de son pĂšlerinage, Il alla se mĂȘler aux peuples d’un autre Ăąge, Sans dĂ©tourner les yeux, de peur de regretter Le facile bonheur qu’il venait de quitter. PARABASE. LA DERNIÈRE NUIT DE JULIEN. JULIEN. Par-dessus tous les dieux du ciel et de la terre, J’adore ton pouvoir immuable, indomptĂ©, DĂ©esse des vieux jours, morne FatalitĂ©. Ce pouvoir implacable, aveugle et solitaire. Écrase mon orgueil et ma force, et je vois Que l’on dĂ©cline en vain tes inflexibles lois. Les peuples adoraient le joug qui les enchaĂźne, Rome dormait en paix sur son char triomphal. Des oracles veillaient sur son sommeil royal. Maintenant du destin la force souveraine Brise le sceptre d’or de Rome dans mes mains. Et Sapor va venger les Francs et les Germains. J’ai relevĂ© l’autel des dieux de la patrie, Et j’aperçois dĂ©jĂ  le temps qui foule aux pieds Les vieux temples dĂ©serts de mes dieux oubliĂ©s. Au culte du passĂ© j’ai dĂ©vouĂ© ma vie, BientĂŽt sous sa ruine il va m’ensevelir. Le passĂ© meurt en moi, victoire Ă  l’avenir ! LE GÉNIE DE l’EMPIRE. Ne crains pas l’avenir, toi dont les mains sont pures, O dernier dĂ©fenseur d’un culte dĂ©sertĂ©, Qui voulus porter seul toutes les flĂ©trissures Du vieux monde romain, et couvrir ses souillures Du manteau de ta gloire et de ta puretĂ© ! En vain tes ennemis ont vouĂ© ta mĂ©moire A l’exĂ©cration des siĂšcles Ă  venir ; Le glaive est dans tes mains l’incorruptible histoire Dira ce qu’il fallut Ă  l’amant de la gloire De force et de vertu pour ne s’en pas servir. La fortune rendra blessure pour blessure ; A ces peuples nouveaux, aujourd’hui ses Ă©lus, Quand leurs crimes aussi combleront la mesure. Mais mille ans passeront sans laver ton injure, Car NĂ©mĂ©sis est seule Ă  venger les vaincus. O CĂ©sar ! tu mourras sous une arme romaine. La tardive justice un jour effacera Ce surnom d’apostat que te donna la haine ; Mais le monde Ă©branlĂ© dans sa chute t’en traĂźne, Et ton culte proscrit avec toi pĂ©rira. Et moi, je te suivrai, car je suis le GĂ©nie De Rome et de l’empire ; unissant leurs efforts, Tes ennemis, les miens, las de mou agonie, Veulent voir le dernier soleil de la patrie. CĂ©dons-leur, le destin le veut, nos dieux sont morts. III. Maintenant suivez-moi dans les forĂȘts austĂšres, Sous les arceaux dormants des pĂąles monastĂšres, Dans la sainte Allemagne, Ă  la nuit de NoĂ«l. Le vent balaye au loin les nuages du ciel, Et secoue, en versant sa sauvage harmonie, Les vieux troncs dĂ©pouillĂ©s des chĂȘnes d’Hercynie, Et les grands sapins noirs aux rameaux Ă©plorĂ©s. Les pĂąles horizons par la lune Ă©clairĂ©s S’enveloppent d’épais brouillards par intervalles, Et la neige, chassĂ©e au souffle des rafales, Étend son blanc linceul, froid manteau des hivers, Sur la plaine, les monts et les grands bois dĂ©serts. C’est lĂ , loin de la vie et loin des bruits du monde, Sous les abris discrets de la forĂȘt profonde, Que se cache aux regards l’église oĂč, prosternĂ©, . Le peuple saint s’écrie Un enfant nous est nĂ© ! » Ainsi qu’un bois touffu, les frĂȘles colonnades Inclinent leurs rameaux et croisent leurs arcades ; Comme autour des vieux troncs, le lierre glisse autour Des piliers Ă©lancĂ©s et des flĂšches Ă  jour, Et, comme des sapins, les aiguilles gothiques Dressent dans le ciel gris leurs ombres fantastiques. Écoutez ! l’orgue saint mĂȘle ses mille voix Au bruit du vent d’hiver qui gronde dans les bois. Et les saints dont le front se meurtrit sur les dalles, Ceux dont le peuple baise Ă  genoux les sandales, Car leurs pieds bienheureux touchĂšrent autrefois Le sol trois fois bĂ©ni du chemin de la croix ; Les chĂ©rubins de pierre aux figures pensives, Les anges flamboyants qui jettent des ogives Un reflet de leur robe aux magiques couleurs Et des rayons de lune Ă©panouis en fleurs, Tous chantent Ă  genoux les cĂ©lestes cantiques, Et la voĂ»te d’azur pleine d’échos mystiques Redit l’hymne sans fin de l’univers en chƓur, Et jusqu’au marchepied du trĂŽne du Seigneur Les flĂ©chas, s’élançant ainsi qu’une priĂšre, Portent les mille vƓux et l’encens de la terre, Tous nos soupirs mĂȘlĂ©s dans un commun soupir, Avec le sang du Christ pour les faire accueillir. LE PRÊTRE. PĂ©cheurs, courbez vos fronts pour toutes crĂ©atures La force et la vertu viennent du roi des cieux ; Nul n’est grand, nul n’est saint, nu ! n’est pur Ă  ses yeux. Dieu dans ses anges mĂȘme a trouvĂ© des souillures, Et sur le lit du mort, Ă  l’instant solennel, Le juste ne sait pas s’il a conquis le ciel. LES ENFANTS. Petit enfant JĂ©sus rayonnant dans tes langes, Les humbles, les enfants dont le cƓur est sans fiel, Sont ceux que tu nommas les Ă©lus de ton ciel ; Et nous, tes prĂ©fĂ©rĂ©s, les bien-ai mes des anges, Devant l’humble berceau d’un enfant comme nous, Nous apportons les vƓux de ce peuple Ă  genoux. LES VIERGES. Vierge, Ă©toile du ciel qui luis dans le bleu calme. Notre cƓur, pur d’amour humain, dans un couvent, Ainsi qu’en un tombeau, s’ensevelit vivant ; Quel terrestre bonheur vaut l’immortelle palme Que tu nous as promise au ciel, parmi tes lis, A nous qui pour Ă©poux avons choisi ton fils ? LES CROISÉS. Nous partons, Dieu le veut ! qu’il bĂ©nisse nos armes ; Car au delĂ  des mers nous t’allons conquĂ©rir, CitĂ© sainte oĂč pour nous son fils voulut mourir. Nos mĂšres ont mouillĂ© nos casques de leurs larmes Que la mĂšre de Dieu les protĂšge ! Au manoir Plus d’une doit mourir avant de nous revoir. LES ESCLAVES. Seigneur, toi qui promis aux serfs la dĂ©livrance, Prends pitiĂ© de nos pleurs ! Nous aurions pu changer Les fers de l’esclavage en glaive, et nous venger-, Mais Ă  toi seul, Seigneur, appartient la vengeance. Seigneur, ton fils est mort pour nous aussi ! Pourquoi Nos cris sont-ils si longs Ă  monter jusqu’à toi ? LES ANACHORÈTES. Au dĂ©sert ! Pour peupler nos nuits de rĂȘves chastes, Pour Ă©lever Ă  Dieu nos dĂ©sirs Ă©purĂ©s, Le silence Ă©ternel des grands cieux sidĂ©rĂ©s Et le recueillement des solitudes vastes ! Le siĂšcle est condamnĂ©, le monde va finir Au dĂ©sert, Dieu le veut ! FrĂšres, il faut mourir ! LES MORTS. Nous attendons le jour prĂ©dit par les prophĂštes OĂč la voix de l’archange Ă©veillera les morts. Seigneur, dĂ©livre-nous ! le ver ronge nos corps, La tempĂȘte et l’orage ont passĂ© sur nos tĂȘtes, L’abĂźme nous dĂ©vore, et de la profondeur De nos tombeaux glacĂ©s nous t’implorons, Seigneur. CHƒUR. Les mondes Ă  l’abri de ta toute-puissance Roulent entrelacĂ©s dans un ordre Ă©ternel ; Sur l’humble fleur des champs et sur l’oiseau du ciel Veille Ă©ternellement ta calme Providence Et nous, pour qui ton fils est mort, nous tes enfants, Nous t’implorons en vain depuis plus de mille ans. Seigneur, nous t’adorons le front dans la poussiĂšre ; Mais, si tu veux compter nos pĂ©chĂ©s, qui pourra Soutenir ton regard, et qui te rĂ©pondra ? Monte vers lui, parfum de l’ñme, humble priĂšre ; Montez comme l’encens du soir, larmes des cƓurs Qu’abreuve le torrent des cĂ©lestes douleurs. Et sous les arceaux noirs des longs piliers gothiques, Les soupirs de la foule et l’encens des cantiques Montaient, et tout le peuple agenouillĂ© pleurait, Et l’ Ă©clatante voix de l’orgue saint vibrait. Le prĂȘtre, sous l’azur de la nef constellĂ©e, Élevait des deux mains l’offrande immaculĂ©e Pourtant Euphorion, devant un noir pilier, Seul debout, mesurant de son regard allier La croix resplendissante aux cent clartĂ©s des cierges, MĂȘlait la voix du doute aux chants d’amour des vierges. L’église frĂ©missait sous ce blasphĂšme impur, Et les anges pleuraient dans leurs niches d’azur Seigneur, pour tes enfants ta justice est bien lente ; N’avons-nous pas assez souffert, assez pleurĂ©, Et ne verrous-nous pas, aprĂšs mille ans d’attente, Sur la nue Ă©clatante Ton Christ transfigurĂ© ? Seigneur, cette sueur de sang qui nous inonde, N’a-t-elle pas lavĂ© le crime originel ? N’est-il pas temps enfin que ta voix nous rĂ©ponde ? Le calvaire du monde Sera-t-il Ă©ternel ? Humiliant sou front, le sage Ă  la science À prĂ©fĂ©rĂ© la foi ; pour le cloĂźtre et ses pleurs La vierge a rejetĂ© l’amour rĂȘvĂ© ; l’enfance T’offre son innocence, L’esclave ses douleurs. Quel souffle loin du ciel chasse donc la priĂšre ? T’endors-tu donc aux chants des sĂ©raphins en chƓur ? Meurs-tu, pour racheter les fils d’une autre terre, Sur un autre calvaire ? OĂč donc es-tu, Seigneur ? Non ! le nouveau calvaire oĂč sa tombe se creuse N’aura pas de rĂ©veil ni de troisiĂšme jour ; Son glas de mort, aux chants de la terre Oublieuse, Dans la nuit pluvieuse Va sonner sans retour. Mais ne le pleurons pas, et comptons ses victimes Tortures, noirs cachots, gibets, bĂ»chers eu feu, Spectres de mort, fuyez dans les sombres abĂźmes ! Fallait-il tant de crimes Pour condamner un Dieu ? FantĂŽmes de la nuit que chasse la lumiĂšre, Fuyez ! Je rĂšgne seul sur les cieux agrandis ! Hommage de la peur, silence, humble priĂšre ! Vous, rois et dieux, arriĂšre, Retirez-vous, maudits ! L’orgueil fait dans mou sein frissonner chaque fibre Tombez, fers du captif ! foi de l’enfance, adieu ! Un cri de dĂ©livrance au fond de mon cƓur vibre Je suis fort, je suis libre, Je suis roi, je suis dieu ! L’église Ă  ces accents s’ébranle ; la nef sombre Tremble sur ses piliers, et des oiseaux sans nombre, Avec les chĂ©rubins sculptĂ©s aux pendendifs, S’en volant vers le ciel, poussent des cris plaintifs. Le contour vacillant de la voĂ»te Ă©toilĂ©e, Comme au miroir d’un lac une image troublĂ©e, Comme un palais magique en un rĂȘve trompeur, S’efface et fond en vague et bleuĂątre vapeur. Tous les saints des vitraux, tous les anges des voĂ»tes, DispersĂ©s dans les airs, volent par mille routes, Et, suivant du regard leur fuite, Euphorion Entend tomber sur lui leur malĂ©diction Sois maudit ! Tu voudrais porter le poids du monde, Tu voudrais arracher l’image du saint lieu, Tu voudrais vaincre Dieu ! Sois maudit ! Dans la nuit Ă©ternelle et profonde, Tu fuiras, Ă  travers la vague immensitĂ© Sans cesse ballottĂ©. TantĂŽt tu lasseras tes ailes dĂ©ployĂ©es, Tournoyant Ă  travers l’immensitĂ© du ciel Dans le vide Ă©ternel, Et tantĂŽt tu suivras des routes dĂ©pouillĂ©es Pour vaincre, en un combat sans cesse renaisssant, Un adversaire absent. Tu poursuivras en vain ton long pĂšlerinage ; Tes genoux s’useront sans trouver jusqu’au soir Un abri pour t’asseoir. Tu vogueras sans but sur des mers sans rivage, OĂč nul astre ne brille Ă  travers l’air voilĂ© Dans le ciel dĂ©peuplĂ©. Comme sur la montagne, avant sa mort, MoĂŻse Vit les champs rĂ©servĂ©s Ă  sa postĂ©ritĂ©, Qui n’avait pas doutĂ©, Le fantĂŽme rĂȘvĂ© d’une terre promise Fascine tes regards ; mais tu ne la verras Qu’au jour oĂč tu mourras. Les rayons du matin percent la brume grise ; A lĂ  place oĂč la veille Ă©tait la grande Ă©glise, La foule, sans abri contre les vents d’hiver, Redemande le toit qui la couvrait hier. Mais bientĂŽt, dispersĂ©s dans la forĂȘt obscure, Les sages, Ă  travers les champs de la nature, Vont chercher, pleins d’ardeur, dans des sentiers perdus. L’arbre de la science et ses fruits dĂ©fendus. Les peuples, sous le vent qui dĂ©chire les nues, S’élancent en chantant vers les mers inconnues, Et l’esclave, brisant ses fers, arme son bras Pour la LibertĂ© sainte et les derniers combats. ÉPILOGUE. Un chant de mort. Voici ce que je vis en rĂȘve La nuit couvrait Paris ; sur la place de GrĂšve Ondulait tout un peuple, ainsi qu’aux vents d’hiver Roulent amoncelĂ©s les grands flots de la mer. Hais nul bruit ne sortait de cette foule immense, Qui s’agitait avec un effrayant silence Ce peuple n’était pas du monde des vivants. Çà et lĂ  je voyais, parmi les flots mouvants, Des nommes au front pĂąle, Ă  la prunelle ardente, Et dont le cou portait une ligne sanglante. Ces hommes, sĂ©rieux, tristes, calmes et forts, Semblaient guider la foule innombrable des morts. J’eus bientĂŽt reconnu les ombres vĂ©nĂ©rĂ©es De nos grands-pĂšres morts dans les luttes sacrĂ©es, Et, craignant leur courroux pour nous, leurs fils maudits, Je prosternai mon front contre terre et je dis O nos pĂšres, pardon ! GĂ©ants, fils de la terre, Dont les bras entassaient Ossas et Pelions, Quand des dieux oppresseurs l’Olympe solitaire Croulait au vent de feu des rĂ©volutions, 



 



 



 Alors, pareil au bruit des flots que le vent roule, J’entendis s’élever, de toute cette foule, Un immense sanglot dont le ciel retentit, Puis une voix vibra dans l’air sonore, et dit 



 



 



 La vision de mort n’était pas achevĂ©e ; Comme un roc noir battu par la mer soulevĂ©e, Un immense Ă©chafaud dans les airs se dressa, Et l’immolation des martyrs commença. Tous ceux qui, pour le nom de la sainte Justice, Avaient donnĂ© jadis leur vie en sacrifice, Venaient de l’Occident, venaient de l’Orient, Les uns en combattant, les autres en priant ; Ceux-ci ; les yeux tournĂ©s vers la voĂ»te infinie, Suivaient leur divin rĂȘve Ă  travers l’agonie. D’abord parut le Dieu qu’une Vierge enfanta, PĂąle et sanglant, ainsi qu’aux jours du Golgotha ; Puis ceux qu’aux cris joyeux de la foule en attente Les tigres dĂ©chiraient sur l’arĂšne sanglante ; Ceux dont les chants de mort, sur les bĂ»chers en feu, Aux hymnes dos bourreaux se mĂȘlaient devant Dieu, Et tous ceux qu’au milieu de tortures sans nombre Les cachots de l’Église Ă©touffĂšrent dans l’ombre. Les yeux levĂ©s au ciel, le pardon dans le cƓur, Tous disaient en mourant Mon Dieu, pardonne-leur ! » Ceux-lĂ , libres et fiers, race de PromĂ©thĂ©e, Gardaient sur l’échafaud leur colĂšre indomptĂ©e, Et pour leur testament lĂ©guaient Ă  l’avenir Un glaive avec ces mots Vivre libre ou mourir ! » Mais en vain ils cherchaient dans la foule endormie Une larme, un regard, une parole amie ; Le peuple abandonnait ses dĂ©fenseurs mourants Et revenait baiser la main de ses tyrans. Les martyrs rĂ©pondaient Ă  l’insulte, Ă  la haine, En lançant vers le ciel des tronçons de leur chaĂźne, Et mouraient en chantant l’hymne de libertĂ©, On rĂ©pĂ©taient tout bas Sainte simplicitĂ© ! » Et toujours, cependant, ainsi qu’avant l’automne Tombent les Ă©pis mĂ»rs quand la faux les moissonne, Sur le sombre Ă©chafaud se pressaient pour mourir Les martyrs du passĂ©, puis ceux de l’avenir. Alors, debout parmi les dĂ©pouilles sanglantes, Invoquant les grands dieux des vengeances trop lentes, Euphorion maudit tout le peuple, lançant Aux quatre vents du ciel des gouttes de leur sang Vous avez su mourir, ĂŽ Christs de tous les Ăąges ! Mais tous, et mĂȘme les plus forts, Vous pĂąlissiez devant l’insulte et les outrages De ceux pour qui vous ĂȘtes morts. Demi-dieux rĂ©dempteurs, hĂ©ros du sacrifice, Dans votre nuit des Oliviers, Tous vous disiez Seigneur, dĂ©tourne ce calice ! » Et tous pourtant vous le buviez ; Et vous leviez les yeux vers les sphĂšres sereines OĂč brillait votre astre idĂ©al ; Car, par delĂ  ce flot des lĂąchetĂ©s humaines, La croix se change en piĂ©destal, Et le temps ceint vos fronts d’une aurĂ©ole pure Au jour des tardifs repentirs. Mais ce peuple, qui n’a que l’opprobre et l’injure Pour ses sauveurs et ses martyrs, 



 



 



 Alors se confondit la vision nocturne Que sur moi le sommeil Ă©voquait de son urne ; Dans l’abĂźme sans borne oĂč mes yeux se noyaient, De grands astres Ă©teints çà et lĂ  tournoyaient. Comme un vaisseau perdu dans l’OcĂ©an des mondes, La terre s’égarait en courses vagabondes ; Le soleil, — oh ! qu’un seul, un seul rayon bĂ©ni TraversĂąt seulement les champs de l’Infini ! Mais dans les cieux nageait un crĂ©puscule pĂąle ; Par instants mugissait la lugubre rafale Que Dante vit planer sur les cercles maudits ; Puis un silence morne, et les vents engourdis Laissaient les mers sans vague et de bruine voilĂ©es. Cependant, au milieu des plaines dĂ©solĂ©es, Vibrait comme l’écho d’un mugissement sourd, Et dans l’air sans Ă©toile errait un brouillard lourd. Connue les cris mĂȘlĂ©s de mille oiseaux funĂšbre, Un dernier cri de mort monta dans les tĂ©nĂšbres, Et de l’immensitĂ© l’écho le rĂ©pĂ©ta. Alors Euphorion prit sa lyre et chanta Adieu ! tout est fini ! la nuit rĂšgne sans borne Sur l’immensitĂ© morne, Etne ramĂšnera, ni demain ni jamais, Le soleil que j’aimais. Encore un chant. A toi mes derniĂšres paroles, A toi qui fais pleurer tout ensemble et consoles, O divin souvenir ! Esprit des anciens jours, descends de ton Ă©toile ; Etends autour de moi ton aile d’or, et voile L’implacable avenir. Je regrette ces jours de fraĂźcheur printaniĂšre OĂč la sainte lumiĂšre Montait Ă  mes regards, pour la premiĂšre fois, La verdure des bois. Oh ! la neige des monts, les torrents, l’ombre Ă©paisse, Fleurs des rives, lotus, gazons verts que caresse Le flot calme et dormant ! MystĂšres des forets, profondeurs insondĂ©es, OĂč mes ailes d’argent, par les brises guidĂ©es, Volaient si librement ! Et puis voici les chƓurs, et, dans les plaines blondes, Les danses vagabondes, Et l’incarnation de la sainte BeautĂ© Dans le marbre sculptĂ©, Les frontons blancs, les dieux souriants et sans nombre, La vie heureuse et libre, et les baisers dans l’ombre, J’entends vibrer dans l’air Comme un Ă©cho lointain de chansons oubliĂ©es, Et frissonner au vent les tresses dĂ©liĂ©es Des nymphes de la mer. Pendant les longues nuits, au fond des cathĂ©drales, A genoux sur les dalles, J’ai mĂȘlĂ© ma priĂšre et mes pleurs aux soupirs Des saints et des martyrs ; Puis j’ai voulu chercher, dans d’austĂšres Ă©ludes, L’arbre de la science, au fond des solitudes OĂč Dieu l’avait plantĂ© ; Et j’ai suivi les pas de la phalange ardente Qui voulait conquĂ©rir sur l’arĂšne sanglante La sainte libertĂ©. Toujours devant mes yeux, comme devant les mages, De radieux mirages Brillaient, et je suivais l’astre qui m’avait lui. Mais en vain aujourd’hui, Dans un vague lointain, j’entends chanter les brises Les Edens d’Orient et les terres promises Ne m’attireront plus. Si je priais encore, ĂŽ Dieu, que je renie, Je ne demanderais, ĂŽ jeunesse bĂ©nie ! Qu’un seul des jours perdus. Puisque mes dieux sont morts, qu’au vent de ma pensĂ©e Leur cendre est dispersĂ©e, Dormons du lourd sommeil qu’en son gouffre bĂ©ant Nous garde le nĂ©ant. LĂ  sont les jours pleurĂ©s de ma jeunesse morte. Que les peuples nouveaux marchent oĂč les emporte Le muet avenir ! Au linceul du passĂ© couchons-nous en silence ; Dormons sans rĂȘve ; adieu, piĂšges de l’EspĂ©rance, Poisons du souvenir ! Voici la grande nuit. Si jamais, ĂŽ mes frĂšres ! Vers de meilleures terres Le souffle de l’Esprit vous emporte, donnez Une larme aux aĂźnĂ©s ! Dans ses courses, parfois l’essaim des hirondelles S’arrĂȘte, et, prĂšs du terme espĂ©rĂ©, pleure celles Qui tombent en chemin. O mortels ! suspendez votre course rapide ; Pleurez ceux qui sont morts en rĂȘvant l’Atlantide OĂč vous serez demain. FIN. Oui tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin {Refrain:} Adieu, adieu! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d’ moi Adieu, adieu! Je Je viens du fond des Ăąges et viens du bout des chosesJ'ai vĂ©cu mille fois plus que n'importe quiJ'ai Ă©tĂ© dans la lune avant qu'on ne s'y posePar la magie du rĂȘve et de la poĂ©sieJ'ai fait le tour des ĂȘtres et le tour de moi-mĂȘme Associant la jeunesse Ă  un sport dangereuxJ'ai dit cent fois "adieu", autant de fois "je t'aime"Avant que de partir sans dĂ©tourner les yeuxMais avec toi, ma douce, ma tendre, ma mieAvec toi, il en est autrementAvec toi, je cherche, j'invente, j'apprendsD'autres mots, d'autres gestesAvec toi, ma reine, ma belle, ma vieAvec toi, j'ai le coeur au printempsAvec toi, j'espĂšre, je rĂȘve, j'oublieTout le resteJe viens du fond des temps des plaisirs et du viceD'au-delĂ  du possible de l'imaginationJe viens du bout du monde oĂč dans des prĂ©cipicesRepose ma folie, avec mes illusionsJ'ai rĂ©coltĂ© du plomb dans des guerres insipidesEt j'ai semĂ© de l'or sur des tables de jeuxJ'ai vomi des alcools de tavernes sordidesJ'ai implorĂ© le ciel, et j'ai blasphĂ©mĂ© Dieu
Créezgratuitement votre compte sur Deezer pour écouter L'adieu par Garou, et accédez à plus de 90 millions de titres. Garou. L'adieu. Garou | Durée : 04:01 Auteur : Didier Barbelivien. Compositeur : Didier Barbelivien. Paroles. Adieu Aux arbres mouillés de septembre A leur soleil de souvenirs A ces mots doux A ces mots tendres Que je t'ai entendu me dire A la faveur d'un chemin creux
Paroles de la chanson Henri Alibert Adieu... Adieu lyrics Adieu... Adieu est une chanson en Français Adieu... adieu 1 Elle me chasse... qu'ai-je entendu ? Elle ne manque pas d'audace Je suis balancĂ© tout comme un malotru Et je perds mon amour et ma place ! Elle est cruelle mais son dĂ©dain Me donne une ardeur nouvelle Oui, tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin refrain Adieu... adieu ! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d' moi Adieu... adieu ! Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un as Je n' sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au pĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pĂ©dicure chez Rockefeller Mais je s'rai bientĂŽt millionnaire Adieu... adieu ! Ne vous en faites pas pour moi Messieurs, le petit LĂ©opold Nagera bientĂŽt dans le Pactole 2 De par le monde, dans tous les coins Il est des brunes et des blondes Qui seront trĂšs fiĂšres de m'avoir pour conjoint Je ne m'en fais pas une seconde Comme en Turquie font les Pachas Quand ils ont des insomnies Je n'aurai qu'Ă  choisir dans le tas Et j'oublierai JosĂ©fa au refrain final Si vous voulez Des nouvelles de mon moral Vous en trouverez En premiĂšre page dans votre journal CrĂ©dits parole paroles ajoutĂ©es par YanRev
Jepars, mon cher Taylor, aprĂšs-demain samedi, Adieu. Je vous serre tendrement les mains. Victor. Nous nous portons tous Ă  merveille. Ma femme fait deux lieues Ă  pied tous les jours et engraisse visiblement. À Mademoiselle Louise Berthin. Lundi, 22 octobre 1832. Mademoiselle, est-ce que vous me permettrez d’ajouter un troisiĂšme griffonnage aux deux griffonnages Paroles de la chanson Adieu... Adieu par Alibert Elle me chasse... qu'ai-je entendu ? Elle ne manque pas d'audace Je suis balancĂ© tout comme un malotru Et je perds mon amour et ma place ! Elle est cruelle mais son dĂ©dain Me donne une ardeur nouvelle Oui, tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin Adieu... adieu ! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d' moi Adieu... adieu ! Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un as Je n' sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au pĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pĂ©dicure chez Rockefeller Mais je s'rai bientĂŽt millionnaire Adieu... adieu ! Ne vous en faites pas pour moi Messieurs, le petit LĂ©opold Nagera bientĂŽt dans le Pactole De par le monde, dans tous les coins Il est des brunes et des blondes Qui seront trĂšs fiĂšres de m'avoir pour conjoint Je ne m'en fais pas une seconde Comme en Turquie font les Pachas Quand ils ont des insomnies Je n'aurai qu'Ă  choisir dans le tas Et j'oublierai JosĂ©fa Adieu... adieu ! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d' moi Adieu... adieu ! Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un as Je n' sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au pĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pĂ©dicure chez Rockefeller Mais je s'rai bientĂŽt millionnaire Adieu... adieu ! Ne vous en faites pas pour moi Messieurs, le petit LĂ©opold Nagera bientĂŽt dans le Pactole Si vous voulez Des nouvelles de mon moral Vous en trouverez En premiĂšre page dans votre journal GeorgesBernard entonna, avant de mourir, le chant scout : «Adieu, je pars, sans dĂ©tourner les yeux». Marguerite Martin, adhĂ©rente CFTC, arrĂȘtĂ©e par la Gestapo. Extrait de son interrogatoire : «QuestionnĂ©e encore et menacĂ©e, je suis obligĂ©e d’avouer que je connais d’autres personnes de l’organisation, mais je ne les donnerai sous aucune contrainte. J’ai travaillĂ© pour la Marivaux Théùtre complet. Tome premier Le PÚre prudent et équitable Adresse A Monsieur Rogier Seigneur du Buisson, Conseiller du Roi, Lieutenant général civil et de police en la sénéchaussée et siÚge présidial de Limoges. Monsieur, Le hasard m'ayant fait tomber entre les mains cette petite piÚce comique, je prends la liberté de vous la présenter, dans l'espérance qu'elle pourra, pour quelques moments, vous délasser des grands soins qui vous occupent, et qui font l'avantage du public. Je pourrais ici trouver matiÚre à un éloge sincÚre et sans flatterie ; mais tant d'autres l'ont déjà fait et le font encore tous les jours qu'il est inutile de mÃÂȘler mes faibles expressions aux nobles et justes idées que tout le monde a de vous ; pour moi, conteny de vous admirer, je borne ma hardiesse à vous demander l'honneur de votre protection et de me dire, avec un trÚs profond respect, Monsieur, Le trÚs humble et trÚs obéissant serviteur. M*** Acteurs Démocrite, pÚre de Philine. Philine, fille de Démocrite. Toinette, servante de Philine. Cléandre, amant de Philine. Crispin, valet de Cléandre. Ariste, bourgeois campagnard. MaÃtre Jacques, paysan suivant Ariste. Le Chevalier. Le Financier. Frontin, fourbe employé par Crispin. La scÚne est sur une place publique, d'oÃÂč l'on aperçoit la maison de Démocrite. ScÚne premiÚre Démocrite, Philine, Toinette Démocrite Je veux ÃÂȘtre obéi; votre jeune cervelle Pour l'utile, aujourd'hui, choisit la bagatelle. Cléandre, ce mignon, à vos yeux est charmant Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc. Vous rechignez, je crois, petite créature! Ces morveuses, à peine ont-elles pris figure Qu'elles sentent déjà ce que c'est que l'amour. Eh bien donc! vous serez mariée en ce jour! Il s'offre trois partis un homme de finance, Un jeune Chevalier, le plus noble de France, Et Ariste, qui doit arriver aujourd'hui. Je le souhaiterais, que vous fussiez à lui. Il a de trÚs grands biens, il est prÚs du village; Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre ùge Mais qu'importe aprÚs tout? La jeune de Faubon En est-elle moins bien pour avoir un barbon? Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine; Avec son vieux époux sans cesse elle badine; Elle saute, elle rit, elle danse toujours. Ma fille, les voilà les plus charmants amours. Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme. Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux. Ma fille, en voilà trois; choisissez l'un d'entre eux, Je le veux bien encor; mais oubliez Cléandre; C'est un colifichet qui voudrait nous surprendre, Dont les biens, embrouillés dans de trÚs grands procÚs, Peut-ÃÂȘtre ne viendront qu'aprÚs votre décÚs. Philine Si mon coeur... Démocrite Taisez-vous, je veux qu'on m'obéisse. Vous suivez sottement votre amoureux caprice; C'est faire votre bien que de vous résister, Et je ne prétends point ici vous consulter. ScÚne II Philine, Toinette Philine Dis-moi, que faire aprÚs ce coup terrible? Tout autre que Cléandre à mes yeux est horrible. Quel malheur! Toinette Il est vrai. Philine Dans un tel embarras, PlutÎt que de choisir, je prendrais le trépas. ScÚne III Philine, Toinette, Cléandre, Crispin Cléandre N'avez-vous pu, Madame, adoucir votre pÚre? A nous unir tous deux est-il toujours contraire? Philine Oui, Cléandre. Cléandre A quoi donc vous déterminez-vous? Philine A rien. Cléandre Je l'avouerai, le compliment est doux. Vous m'aimez cependant; au péril qui nous presse, Quand je tremble d'effroi, rien ne vous intéresse. Nous sommes menacés du plus affreux malheur Sans alarme pourtant... Philine Doutez-vous que mon coeur, Cher Cléandre, avec vous ne partage vos craintes? De nos communs chagrins je ressens les atteintes; Mais quel remÚde, enfin, y pourrai-je apporter? Mon pÚre me contraint, puis-je lui résister? De trois maris offerts il faut que je choisisse, Et ce choix à mon coeur est un cruel supplice. Mais à quoi me résoudre en cette extrémité, Si de ces trois partis mon pÚre est entÃÂȘté? Qu'exigez-vous de moi? Cléandre A quoi bon vous le dire, Philine, si l'amour n'a pu vous en instruire? Il est des moyens sûrs, et quand on aime bien... Philine ArrÃÂȘtez, je comprends, mais je n'en ferai rien. Si mon amour m'est cher, ma vertu m'est plus chÚre. Non, n'attendez de moi rien qui lui soit contraire; De ces moyens si sûrs ne me parlez jamais. Cléandre Quoi! Philine Si vous m'en parlez, je vous fuis désormais. Cléandre Eh bien! fuyez, ingrate, et riez de ma perte. Votre injuste froideur est enfin découverte. N'attendez point de moi de marques de douleur; On ne perd presque rien à perdre un mauvais coeur; Et ce serait montrer une faiblesse extrÃÂȘme, Par de lùches transports de prouver qu'on vous aime, Vous qui n'avez pour moi qu'insensibilité. Doit-on par des soupirs payer la cruauté? C'en est fait, je vous laisse à votre indifférence; Je vais mettre à vous fuir mon unique constance; Et si vous m'accablez d'un si cruel destin, Vous ne jouirez pas du moins de mon chagrin. Philine Je ne vous retiens pas, devenez infidÚle; Donnez-moi tous les noms d'ingrate et de cruelle; Je ne regrette point un amant tel que vous, Puisque de ma vertu vous n'ÃÂȘtes point jaloux. Cléandre Finissons là -dessus; quand on est sans tendresse On peut faire aisément des leçons de sagesse, Philine, et quand un coeur chérit comme le mien... Mais quoi! vous le vanter ne servirait de rien. Je vous ai mille fois montré toute mon ùme, Et vous n'ignorez pas combien elle eut de flamme; Mon crime est d'avoir eu le coeur trop enflammé; Vous m'aimeriez encor, si j'avais moins aimé. Mais, dussé-je, Philine, ÃÂȘtre accablé de haine, Je sens que je ne puis renoncer à ma chaÃne. Adieu, Philine, adieu; vous ÃÂȘtes sans pitié, Et je n'exciterais que votre inimité. Rien ne vous attendrit quel coeur! qu'il est barbare! Le mien dans les soupirs s'abandonne et s'égare. Ha! qu'il m'eût été doux de conserver mes feux! Plus content mille fois... Que je suis malheureux! Adieu, chÚre Philine... Il s'en va et il revient. Avant que je vous quitte... De quelques feints regrets du moins plaignez ma fuite. Philine, s'en allant aussi et soupirant. Ah! Cléandre l'arrÃÂȘte. Mais oÃÂč fuyez-vous? arrÃÂȘtez donc vos pas. Je suis prÃÂȘt d'obéir; et ne me fuyez pas. Toinette Votre pÚre pourrait, Madame, vous surprendre; Vous savez qu'il n'est pas fort prudent de l'attendre; Finissez vos débats, et calmez le chagrin... Crispin Oui, croyez-en, Madame, et Toinette et Crispin; Faites la paix tous deux. Toinette Quoi! toujours triste mine! Crispin Parbleu! qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous chagrine? Je suis de vos amis, ouvrez-moi votre coeur A raconter sa peine on sent de la douceur. Chassez de votre esprit toute triste pensée. Votre bourse, Monsieur, serait-elle épuisée? C'est, il faut l'avouer, un destin bien fatal; Mais en revanche, aussi, c'est un destin banal. Nombre de gens, atteints de la mÃÂȘme faiblesse, Dans leur triste gousset logent la sécheresse Mais Crispin fut toujours un généreux garçon; Je vous offre ma bourse, usez-en sans façon. Toinette Ah! que vous m'ennuyez! pour finir vos alarmes, C'est un fort bon moyen que de verser des larmes! Retournez au logis passer votre chagrin. Crispin Et retournons au nÎtre y prendre un doigt de vin. Toinette Que vous ÃÂȘtes enfants! Crispin Leur douloureux martyre, En les faisant pleurer, me fait crever de rire. Toinette Qu'un air triste et mourant vous sied bien à tous deux! Crispin Qu'il est beau de pleurer, quand on est amoureux! Toinette Eh bien! finissez-vous? toi, Crispin, tiens ton maÃtre. Hélas! que vous avez de peine à vous connaÃtre! Crispin Ils ne se disent mot, Toinette; sifflons-les. On siffle bien aussi messieurs les perroquets. Cléandre Promettez-moi, Philine, une vive tendresse. Philine Je n'aurai pas de peine à tenir ma promesse. Crispin Quel aimable jargon! je me sens attendrir; Si vous continuez, je vais m'évanouir. Toinette Hélas! beau Cupidon! le douillet personnage! Mais, Madame, en un mot, cessez ce badinage. Votre pÚre viendra. Cléandre Non, il ne suffit pas D'avoir pour à présent terminé nos débats. Voyons encore ici quel biais l'on pourrait prendre, Pour nous unir enfin, ce qu'on peut entreprendre. Philine, à Toinette. De mon pÚre tu sais quelle est l'intention. Il m'offre trois partis Ariste, un vieux barbon; L'autre est un chevalier, l'autre homme de finance; Mais Ariste, ce vieux, aurait la préférence Il a de trÚs grands biens, et mon pÚre aujourd'hui Pourrait le préférer à tout autre parti. Il arrive en ce jour. Toinette Je le sais, mais que faire? Je ne vois rien ici qui ne vous soit contraire. Dans ta tÃÂȘte, Crispin, cherche, invente un moyen. Pour moi, je suis à bout, et je ne trouve rien. Remue un peu, Crispin, ton imaginative. Crispin En fait de tours d'esprit, la femelle est plus vive. Toinette Pour moi, je doute fort qu'on puisse rien trouver. Crispin, tout d'un coup en enthousiasme. Silence! par mes soins je prétends vous sauver. Toinette Dieux! quel enthousiasme! Crispin Halte là ! mon génie Va des fureurs du sort affranchir votre vie. Ne redoutez plus rien; je vais tarir vos pleurs, Et vous allez par moi voir finir vos malheurs. Oui, quoique le destin vous livre ici la guerre, Si Crispin est pour vous... Toinette Quel bruit pour ne rien faire! Crispin Osez-vous me troubler, dans l'état oÃÂč je suis? Si ma main... Mais, plutÎt, rappelons nos esprits. J'enfante... Toinette Un avorton. Crispin Le dessein d'une intrigue. Toinette Eh! ne dirait-on pas qu'il médite une ligue? Venons, venons au fait. Crispin Enfin je l'ai trouvé. Toinette Ha! votre enthousiasme est enfin achevé. Crispin, parlant à Philine. D'Ariste vous craignez la subite arrivée. Philine Peut-ÃÂȘtre qu'à ce vieux je me verrais livrée. Crispin, à Cléandre. Vaines terreurs, chansons. Vous, vous ÃÂȘtes certain De ne pouvoir jamais lui donner votre main? Cléandre Oui vraiment. Crispin Avec moi, tout ceci bagatelle. Cléandre Hé que faire? Crispin Ah! parbleu, ménagez ma cervelle. Toinette BenÃÂȘt! Crispin Sans compliment c'est dans cette journée, Qu'Ariste doit venir pour tenter hyménée? Toinette Sans doute. Crispin Du voyage il perdra tous les frais. Je saurai de ces lieux l'éloigner pour jamais. Quand il sera parti, je prendrai sa figure D'un campagnard grossier imitant la posture, J'irai trouver ce pÚre, et vous verrez enfin Et quel trésor je suis, et ce que vaut Crispin. Toinette Mais enfin, lui parti, cet homme de finance, De La BoursiniÚre, est rival d'importance. Crispin Nous pourvoirons à tout. Toinette Ce chevalier charmant?... Crispin Ce sont de nos cadets brouillés avec l'argent Chez les vieilles beautés est leur bureau d'adresse. Qu'il y cherche fortune. Toinette Hé oui, mais le temps presse. Ne t'amuse donc pas, Crispin; il faut pourvoir A chasser tous les trois, et mÃÂȘme dÚs ce soir. Ariste étant parti, dis-nous par quelle adresse, Des deux autres messieurs... Crispin J'ai des tours de souplesse Dont l'effet sera sûr... A propos, j'ai besoin De quelque habit de femme. Cléandre Hé bien! j'en aurai soin Va, je t'en donnerai. Crispin Je connais certain drÎle, Que je dois employer, et qui jouera son rÎle. Se tournant vers Cléandre et Philine, il dit Vous, ne paraissez pas; et vous, ne craignez rien Tout doit vous réussir, cet oracle est certain. Je ne m'éloigne pas. Avertis-moi, Toinette, Si l'un des trois arrive, afin que je l'arrÃÂȘte. Cléandre Adieu, chÚre Philine. Philine ScÚne IV Cléandre, Crispin Cléandre Mais dis, Crispin, Pour tromper Démocrite es-tu bien assez fin? Crispin Reposez-vous sur moi, dormez en assurance, Et méritez mes soins par votre confiance. De ce que j'entreprends je sors avec honneur, Ou j'en sors, pour le moins, toujours avec bonheur. Cléandre Que tu me rends content! Si j'épouse Philine, Je te fonde, Crispin, une sûre cuisine. Crispin Je savais autrefois quelques mots de latin Mais depuis qu'à vos pas m'attache le destin, De tous les temps, celui que garde ma mémoire. C'est le futur, soit dit sans taxer votre gloire, Vous dites au futur Ca, tu seras payé; Pour de présent, caret vous l'avez oublié. Cléandre Va, tu ne perdras rien; ne te mets point en peine. Crispin Quand vous vous marierez, j'aurai bien mon étrenne. Sortons; mais quel serait ce grand original? Ma foi, ce pourrait bien ÃÂȘtre notre animal. Allez chez vous m'attendre. ScÚne V Crispin, Ariste, MaÃtre Jacques, suivant Ariste. MaÃtre Jacques C'est là , monsieur Ariste Velà bian la maison, je le sens à la piste; Mais l'homme que voici nous instruira de ça. Crispin, s'entortillant le nez dans son manteau. Que cherchez-vous, Messieurs? Ariste Ne serait-ce pas là La maison d'un nommé le Seigneur Démocrite? MaÃtre Jacques Je sons partis tous deux pour lui rendre visite. Crispin Oui, que demandez-vous? Ariste J'arrive ici pour lui. MaÃtre Jacques C'est que ce Démocrite avertit celui-ci Qu'il lui baillait sa fille, et ça m'a fait envie; Je venions assister à la çarimonie. Je devons épouser la fille de Jacquet, Et je venions un peu voir comment ça se fait. Crispin Est-ce Ariste? Ariste C'est moi. MaÃtre Jacques Velà sa portraiture, Tout comme l'a bùti notre mÚre nature. Crispin Moi, je suis Démocrite. Ariste Ah! quel heureux hasard! Démocrite, pardon si j'arrive un peu tard. Crispin Vous vous moquez de moi. MaÃtre Jacques Velà donc le biau-pÚre? Oh! bian, pisque c'est vous, souffrez donc sans mystÚre Que je vous dégauchisse un petit compliment, En vous remarcissant de votre traitement. Crispin Vous me comblez d'honneur; je voudrais que ma fille Pût, dans la suite, Ariste, unir notre famille. On nous a fait de vous un si sage récit. Ariste Je ne mérite pas tout ce qu'on en a dit. MaÃtre Jacques Palsangué! qu'ils feront tous deux un beau carrage Je ne sais pas au vrai si la fille est bian sage; Mais, margué! je m'en doute. Crispin Il ne me sied pas bien De la louer moi-mÃÂȘme et d'en dire du bien. Vous en pourrez juger, elle est trÚs vertueuse. MaÃtre Jacques Biau-pÚre, dites-moi, n'est-elle pas rÃÂȘveuse? Crispin Monsieur sera content s'il devient son époux. Ariste C'est, je l'ose assurer, mon souhait le plus doux; Et quoique dans ces lieux j'aie fait ma retraite... MaÃtre Jacques, vite. C'est qu'en ville autrefois sa fortune était faite. Il était emplouyé dans un trÚs grand emploi; Mais on le rechercha de par Monsieur le Roi. Il avait un biau train; quelques farmiers venirent; Ah! les méchants bourriaux! les farmiers le forcirent A compter. Ils disiont que Monsieur avait pris Plus d'argent qu'il ne faut et qu'il n'était permis; Enfin, tout ci, tout ça, ces gens, pour son salaire, Vouliont, ce disaient-ils, lui faire pardre terre. Ceti-ci prit la mouche; il leur plantit tout là , Et de ci les valets, et les cheviaux de là ; Et Monsieur, bien fùché d'une telle avanie, S'en venit dans les champs vivre en mélancoulie. Ariste Le fait est seulement que, lassé du fracas, Le séjour du village a pour moi plus d'appas. MaÃtre Jacques, apercevant Toinette à une fenÃÂȘtre. Ah! le friand minois que je vois qui regarde! Toinette, à la fenÃÂȘtre. Eh! qui sont donc ces gens? MaÃtre Jacques L'agriable camarde! Biau-pÚre, c'est l'enfant dont vous voulez parler? Crispin Il est vrai, c'est ma fille; et je vais l'appeler. Ma fille, descendez. Il fait signe à Toinette. MaÃtre Jacques Morgué, qu'elle est gentille! ScÚne VI Ariste, MaÃtre Jacques, Crispin, Toinette Crispin, allant au-devant de Toinette, et lui disant bas. Fais ton rÎle, entends-tu? je te nomme ma fille, Et cet homme est Ariste. Approchez-vous de nous, Ma fille, et saluez votre futur époux. MaÃtre Jacques Jarnigué, la friponne! elle aurait ma tendresse. Ariste Je serais trop heureux, Monsieur, je le confesse. Madame a des appas dont on est si charmé, Qu'en la voyant d'abord on se sent enflammé. Toinette Est-il vrai, trouvez-vous que je sois bien aimable? On ne voit, me dit-on, rien de plus agréable; En gros je suis parfaite, et charmante en détail Mes yeux sont tout de feu, mes lÚvres de corail, Le nez le plus friand, la taille la plus fine. Mais mon esprit encor vaut bien mieux que ma mine. Gageons que votre coeur ne tient pas d'un filet? Fripon, vous soupirez, avouez-le tout net. Il est tout interdit. Crispin Tu réponds à merveilles; Courage sur ce ton. MaÃtre Jacques Ca ravit mes oreilles. Ariste Que veut dire ceci? veut-elle badiner? Cet air et ses discours ont droit de m'étonner. Toinette Je vois que le pauvre homme a perdu la parole S'il devenait muet, papa, je deviens folle. Parlez donc, cher amant, petit mari futur; Sied-il bien aux amants d'avoir le coeur si dur? Allez, petit ingrat, vous méritez ma haine. Je ferai désormais la fiÚre et l'inhumaine. Ariste Je n'y comprends plus rien. Toinette Tourne vers moi les yeux, Et vois combien les miens sont tendres amoureux. Ha! que pour toi déjà j'ai conçu de tendresse! O trop heureux mortel de m'avoir pour maÃtresse! Ariste Dans quel égarement... Toinette Vous ne me dites mot! Je vous croyais poli, mais vous n'ÃÂȘtes qu'un sot. Moi devenir sa femme! ha, ha, quelle figure! Marier un objet, chef-d'oeuvre de nature, Fi donc! avec un singe aussi vilain que lui! Ariste, bas. La guenon! Toinette Cher papa, non, j'en mourrais d'ennui. Je suis, vous le savez, sujette à la migraine; L'aspect de ce magot la rendrait quotidienne. Que je le hais déjà ! je ne le puis souffrir. S'il devient mon époux, ma vertu va finir; Je ne réponds de rien. Ariste Quelle étrange folie! Crispin Son humeur est contraire à la mélancolie. Ariste A l'autre! Crispin Expliquez-vous, ne vous plaÃt-elle pas? Ariste Sans son extravagance elle aurait des appas. Retirons-nous d'ici, laissons ces imbéciles Ils auraient de l'argent à courir dans les villes. Nous venons de bien loin pour ne voir que des fous. MaÃtre Jacques Adieu, biauté quinteuse; adieu donc, sans courroux. La peste les étouffe. Crispin Mon humeur est mutine Point de bruit, s'il vous plaÃt, ou bien sur votre échine J'apostrophe un ergo qu'on nomme in barbara. MaÃtre Jacques Ah! morgué, le biau nid que j'avions trouvé là ! ScÚne VII Crispin, Toinette Crispin Il est congédié. Toinette *Grùces à mon adresse. Crispin Je te trouve en effet digne de ma tendresse. Toinette Est-il vrai, sieur Crispin? ah! vous vous ravalez. Crispin Vous ne savez donc pas tout ce que vous valez? Toinette C'est trop se prodiguer. Crispin Je ne puis m'en défendre Les grands hommes souvent se plaisent à descendre. Toinette Démocrite paraÃt adieu, songe au projet. Crispin Ne t'embarrasse pas va, je sais mon sujet. Je vais me dire Ariste, et trouver Démocrite, Et je saurai chasser les autres dans la suite. Mais prends garde, l'un d'eux pourrait bien arriver Je ne m'écarte point, viens vite me trouver. Toinette Ils ne viendront qu'au soir rendre visite au pÚre. Crispin Je pourrai donc les voir et terminer l'affaire. ScÚne VIII Démocrite, Toinette Démocrite Toinette! Toinette Eh bien! Monsieur? Démocrite Puisque c'est aujourd'hui Qu'Ariste doit venir, ayez soin que pour lui L'on prépare un régal ma fille est prévenue... Toinette Je sais fort bien, Monsieur, qu'elle attend sa venue; Mais, pour ÃÂȘtre sa femme, il est un peu trop vieux. Démocrite Il a plus de raison. Toinette En sera-t-elle mieux? La raison, à son ùge, est, ma foi, bagatelle, Et la raison n'est pas le charme d'une belle. Démocrite Mais elle doit suffire. Toinette Oui, pour de vieux époux; Mais les jeunes, Monsieur, n'en sont pas si jaloux. Un peu moins de raison, plus de galanterie; Et voilà ce qui fait le plaisir de la vie. Démocrite C'en est fait, taisez-vous, je lui laisse le choix Qu'elle prenne celui qui lui plaira des trois. Toinette Mais... Démocrite Mais retirez-vous, et gardez le silence! Parbleu, c'est bien à vous à taxer ma prudence! ScÚne IX Démocrite, seul. En effet, est-il rien de plus avantageux? Quoi! je préférerais, pour je ne sais quels feux, Un jeune homme sans biens à trois partis sortables! Que faire, sans le bien, des figures aimables? S'il gagnait son procÚs, cet amant si chéri, En ce cas, il pourrait devenir son mari Mais vider des procÚs, c'est une mer à boire. ScÚne X Démocrite, Le Chevalier de la MinardiniÚre Le Chevalier C'est ici. Démocrite, ne voyant pas le Chevalier. C'est moi seul, enfin, que j'en veux croire. Le Chevalier Le seigneur Démocrite est-il pas logé là ? Démocrite Voulez-vous lui parler? Le Chevalier Oui, Monsieur. Démocrite Le voilà . Le Chevalier La rencontre est heureuse, et ma joie est extrÃÂȘme, En arrivant d'abord, de vous trouver vous-mÃÂȘme. Philine est le sujet qui m'amÚne vers vous Mon bonheur sera grand si je suis son époux. Je suis le chevalier de la MinardiniÚre. Démocrite Ah! je comprends, Monsieur, et la chose est fort claire; Je suis instruit de tout; j'espérais de vous voir, Comme on me l'avait dit, aujourd'hui sur le soir. Le Chevalier Puis-je croire, Monsieur, que votre aimable fille Voudra bien consentir d'unir notre famille? Démocrite Je suis persuadé que vous lui plairez fort. Si vous ne lui plaisiez, elle aurait un grand tort; Mais comme vous avez pressé votre visite, Et qu'on n'espérait pas que vous vinssiez si vite, Elle est chez un parent, mÃÂȘme assez loin d'ici. Si vous vouliez, Monsieur, revenir aujourd'hui, Vous vous verriez tous deux, et l'on prendrait mesure. Le Chevalier Vous pouvez ordonner, et c'est me faire injure Que de penser, Monsieur, que je plaignis mes pas, Et l'espoir qui me flatte a pour moi trop d'appas. Je reviens sur le soir. ScÚne XI Démocrite, seul. Je fais avec prudence De ne l'avoir trompé par aucune assurance. Il est bon de choisir; j'en dois voir encor deux, Et ma fille à son gré choisira l'un d'entre eux. Ariste et l'autre ici doivent bientÎt se rendre, Et j'aurai dans ce jour l'un des trois pour mon gendre. Quelque mérite enfin qu'ait notre Chevalier, Il faut attendre Ariste et notre financier. L'heure approche, et bientÎt... ScÚne XII Démocrite, Crispin, contrefaisant Ariste. Crispin Morbleu de Démocrite! Je pense qu'à mes yeux sa maison prend la fuite. Depuis longtemps ici que je la cherche en vain, J'aurais, je gage, bu dix chopines de vin. Démocrite Quel ivrogne! parlez, auriez-vous quelque affaire Avec lui? Crispin Babillard, vous plaÃt-il de vous taire? Vous interroge-t-on? Démocrite Mais c'est moi qui le suis. Crispin Ah! ah! je me reprends, si je me suis mépris. Comment vous portez-vous? Je me porte à merveille, Et je suis toujours frais, grùce au jus de la treille. Démocrite Votre nom, s'il vous plaÃt? Crispin Et mon surnom aussi. Je suis Antoine Ariste, arrivé d'aujourd'hui. ExprÚs pour épouser votre fille, je pense Car le doute est fondé dessus l'expérience. Démocrite Vous ÃÂȘtes goguenard; je suis pourtant charmé De vous voir. Crispin Dites-moi, pourrai-je en ÃÂȘtre aimé? Voyons-la. Démocrite Je le veux qu'on appelle ma fille. Crispin Je me promets de faire une grande famille; J'aime fort à peupler. ScÚne XIII Démocrite, Crispin, Philine Démocrite La voilà . Crispin Je la vois. Mon humeur lui plaira, j'en juge à son minois. Démocrite Ma fille, c'est Ariste. Crispin Oh! oh! que de fontange! Il faut quitter cela, ma mignonne, mon ange. Philine Eh! pourquoi les quitter? Démocrite Quelles sont vos raisons? Crispin Oui, oui, parmi les boeufs, les vaches, les dindons, Il vous fera beau voir de rubans tout ornée! Dans huit jours vous serez couleur de cheminée. Tous mes biens sont ruraux, il faut beaucoup de soin TantÎt c'est au grenier, pour descendre du foin; Veiller sur les valets, leur préparer la soupe; Filer tantÎt du lin, et tantÎt de l'étoupe; A faute de valets, souvent laver les plats, Eplucher la salade, et refaire les draps; Se lever avant jour, en jupe ou camisole; Pour éveiller ses gens, crier comme une folle Voilà , ma chÚre enfant, désormais votre emploi, Et de ce que je veux faites-vous une loi. Philine Dieux! quel original! je n'en veux point, mon pÚre! Démocrite Ce rustique bourgeois commence à me déplaire. Crispin Ses souliers, pour les champs, sont un peu trop mignons Dans une basse-cour, des sabots seront bons. Philine Des sabots! Démocrite Des sabots! Crispin Oui, des sabots, ma fille. Sachez qu'on en porta toujours dans ma famille; Et j'ai mÃÂȘme un cousin, à présent financier, Qui jadis, sans reproche, était un sabotier. Croyez-moi, vous serez mille fois plus charmante, Quand, au lieu de damas, habillée en servante, Et devenue enfin une grosse dondon, De ma maison des champs vous prendrez le timon. Démocrite Le prenne qui voudra mais je vous remercie. Non, je n'en vis jamais, de si sot, en ma vie. Adieu, sieur campagnard je vous donne un bonsoir. Pour ma fille, jamais n'espérez de l'avoir. Laissons-le. Crispin Dieu vous gard. Parbleu! qu'elle choisisse; Qu'elle prenne un garçon, Normand, Breton ou Suisse; Et que m'importe à moi! ScÚne XIV Crispin, seul. Pour la subtilité, Je pense qu'ici-bas mon pareil n'est pas né. Que d'adresse, morbleu! De Paris jusqu'à Rome On ne trouverait pas un aussi galant homme. Oui, je suis, dans mon genre, un grand original; Les autres, aprÚs moi, n'ont qu'un talent banal. En fait d'esprit, de ton, les anciens ont la gloire; Qu'ils viennent avec moi disputer la victoire. Un modÚle pareil va tous les effacer. Il est vrai que de soi c'est un peu trop penser; Mais quoi! je ne mens pas, et je me rends justice; Un peu de vanité n'est pas un si grand vice. Ce n'est pourtant pas tout reste deux, et partant Il faut les écarter; le cas est important. Ces deux autres messieurs n'ont point vu Démocrite; Aucun d'eux n'est venu pour lui rendre visite. Toinette m'en assure; elle veille au logis Si quelqu'un arrivait, elle en aurait avis. Je connais nos rivaux mÃÂȘme, par aventure, A tous les deux jadis je servis de Mercure. Je vais donc les trouver, et par de faux discours, Pour jamais dans leurs coeurs éteindre leurs amours. J'ai déjà prudemment prévenu certain drÎle, Qui d'un faux financier jouera fort bien le rÎle. Mais le voilà qui vient, notre vrai financier. Courage, il faut ici faire un tour du métier. Il arrive à propos. ScÚne XV Crispin, Le Financier Le Financier, arrivant sans voir Crispin. Oui, voilà sa demeure; Sans doute je pourrai le trouver à cette heure. Mais, est-ce toi, Crispin? Crispin C'est votre serviteur. Et quel hasard, Monsieur, ou plutÎt quel bonheur Fait qu'on vous trouve ici? Le Financier J'y fais un mariage. Crispin Vous mariez quelqu'un dans ce petit village? Le Financier Connais-tu Démocrite? Crispin Hé! je loge chez lui. Le Financier Quoi! tu loges chez lui? j'y viens moi-mÃÂȘme aussi. Crispin Hé qu'y faire? Le Financier J'y viens pour épouser sa fille. Crispin Quoi! vous vous alliez avec cette famille! Le Financier Hé, ne fais-je pas bien? Crispin Je suis de la maison, Et je ne puis parler. Le Financier Tu me donnes soupçon De grùce, explique-toi. Crispin Je n'ose vous rien dire. Le Financier Quoi! tu me cacherais?... Crispin Je n'aime point à nuire. Le Financier Crispin, encore un coup... Crispin Ah! si l'on m'entendait, Je serais mort, Monsieur, et l'on m'assommerait. Le Financier Quoi! Crispin autrefois qui fut à mon service!... Crispin Enfin, vous voulez donc, Monsieur, que je périsse? Le Financier Ne t'embarrasse pas. Crispin Gardez donc le secret. Je suis perdu, Monsieur, si vous n'ÃÂȘtes discret. Je tremble. Le Financier Parle donc. Crispin Eh bien donc! cette fille, Son pÚre et ses parents et toute la famille, Tombent d'un certain mal que je n'ose nommer. Le Financier Ha Crispin, quelle horreur! tu me fais frissonner. Je venais de ce pas rendre visite au pÚre, Et peut-ÃÂȘtre, sans toi, j'eus terminé l'affaire. A présent, c'en est fait, je ne veux plus le voir, Je m'en retourne enfin à Paris dÚs ce soir. Crispin Je m'enfuis, mais sur tout gardez bien le silence. Le Financier Tiens! Crispin Je n'exige pas, Monsieur, de récompense. Le Financier Tiens donc. Crispin Vous le voulez, il faut vous obéir. Adieu, Monsieur motus! ScÚne XVI Le Financier, seul. Qu'allais-je devenir? J'aurais, sans son avis, fait un beau mariage! Elle m'eût apporté belle dot en partage! Je serais bien fùché d'ÃÂȘtre époux à ce prix; Je ne suis point assez de ses appas épris. Retirons-nous... Pourtant un peu de bienséance, A vrai dire, n'est pas de si grande importance. Démocrite m'attend avant que de quitter, Il est bon de le voir et de me rétracter. ScÚne XVII Le Financier, Toinette, Démocrite Le Financier frappe. Toinette, à la porte. Que voulez-vous, Monsieur? Le Financier Le seigneur Démocrite Est-il là ? je venais pour lui rendre visite. Toinette Démocrite, à une fenÃÂȘtre. Qui frappe là -bas? à qui donc en veut-on? Le Financier répond. Le seigneur Démocrite est-il en sa maison? Démocrite J'y suis et je descends. Le Financier Vous vous trompiez, la belle. Toinette D'accord. Et à part. C'est bien en vain que j'ai fait sentinelle. Tout ceci va fort mal les desseins de Crispin, Autant qu'on peut juger, n'auront pas bonne fin. Je ne m'en mÃÂȘle plus. ScÚne XVIII Le Financier, Démocrite Le Financier J'étais dans l'espérance De pouvoir avec vous contracter alliance. Un accident, Monsieur, m'oblige de partir J'ai cru de mon devoir de vous en avertir. Démocrite Vous ÃÂȘtes donc Monsieur de la BoursiniÚre? Et quel malheur, Monsieur, quelle subite affaire Peut, en si peu de temps, causer votre départ? A cet éloignement ma fille a-t-elle part? Le Financier Non, Monsieur. Démocrite Permettez pourtant que je soupçonne; Et dans l'étonnement qu'un tel départ me donne, J'entrevois que peut-ÃÂȘtre ici quelque jaloux Pourrait, en ce moment, vous éloigner de nous. Vous ne répondez rien, avouez-moi la chose; D'un changement si grand apprenez-moi la cause. J'y suis intéressé; car si des envieux Vous avaient fait, Monsieur, des rapports odieux, Je ne vous retiens pas, mais daignez m'en instruire. Il faut vous détromper. Le Financier Que pourrais-je vous dire? Démocrite Non, non, il n'est plus temps de vouloir le celer. Je vois trop ce que c'est, et vous pouvez parler. Le Financier N'avez-vous pas chez vous un valet que l'on nomme Crispin? Démocrite Moi? de ce nom je ne connais personne. Le Financier Le fourbe! il m'a trompé. Démocrite Eh bien donc? ce Crispin? Le Financier Il s'est dit de chez vous. Démocrite Il ment, c'est un coquin. Le Financier Un mal affreux, dit-il, attaquait votre fille. Il en a dit autant de toute la famille. Démocrite D'un rapport si mauvais je ne puis me fùcher. Le Financier Mais il faut le punir, et je vais le chercher. Démocrite Allez, je vous attends. Le Financier Au reste, je vous prie, Que je ne souffre point de cette calomnie. Démocrite J'ai le coeur mieux placé. ScÚne XIX Démocrite, Frontin arrive, contrefaisant le Financier. Démocrite, sans le voir. Quelle méchanceté! Qui peut ÃÂȘtre l'auteur de cette fausseté? Frontin, contrefaisant le Financier. Le rÎle que Crispin ici me donne à faire N'est pas des plus aisés, et veut bien du mystÚre. Démocrite, sans le voir. Souvent, sans le savoir, on a des ennemis Cachés sous le beau nom de nos meilleurs amis. Frontin Connaissez-vous ici le seigneur Démocrite? Je viens exprÚs ici pour lui rendre visite. Démocrite C'est moi. Frontin J'en suis ravi ce que j'ai de crédit Est à votre service. Démocrite Eh! mais, dans quel esprit Me l'offrez-vous, à moi? votre nom, que je sache, M'est inconnu; qu'importe?... On dirait qu'il se fùche. Est-on Turc avec ceux que l'on ne connaÃt pas? Je ne suis pas de ceux qui font tant de fracas. Frontin En buvant tous les deux, nous saurons qui nous sommes. Démocrite, bas. Il est, je l'avouerai, de ridicules hommes. Frontin Je suis de vos amis, je vous dirai mon nom. Démocrite Il ne s'agit ici de nom ni de surnom. Frontin Vous ÃÂȘtes aujourd'hui d'une humeur chagrinante Mon amitié pourtant n'est pas indifférente. Démocrite Finissons, s'il vous plaÃt. Frontin Je le veux. Dites-moi Comment va notre enfant? Elle est belle, ma foi; Je veux dÚs aujourd'hui lui donner sérénade. Démocrite Qu'elle se porte bien, ou qu'elle soit malade, Que vous importe à vous? Frontin Je la connais fort bien; Elle est riche, papa mais vous n'en dites rien; Il ne tiendra qu'à vous de terminer l'affaire. Démocrite Je n'entends rien, Monsieur, à tout ce beau mystÚre. Frontin Vous le dites. Démocrite J'en jure. Frontin Oh! point de jurement. Je ne vous en crois pas, mÃÂȘme à votre serment. Démocrite, entre nous, point tant de modestie. Venons au fait. Démocrite Monsieur, avez-vous fait partie De vous moquer de moi? Frontin Morbleu! point de détours. Faites venir ici l'objet de mes amours. La friponne, je crois qu'elle en sera bien aise; Et vous l'ÃÂȘtes aussi, papa, ne vous déplaise. J'en suis ravi de mÃÂȘme, et nous serons tous trois. En mÃÂȘme temps, ici, plus contents que des rois. Savez-vous qui je suis? Démocrite Il ne m'importe guÚre. Frontin Ah! si vous le saviez, vous diriez le contraire. Démocrite Moi! Frontin Je gage que si. Je suis, pour abréger... Démocrite Je n'y prends nulle part, et ne veux point gager. Frontin C'est qu'il a peur de perdre. Démocrite Eh bien! soit je me lasse De ce galimatias; expliquez-vous de grùce. Frontin Je suis le financier qui devait sur le soir, Pour ce que vous savez, vous parler et vous voir. Démocrite, étonné. Quelle est donc cette énigme? Frontin Un peu de patience; J'adoucirai bientÎt votre aigre révérence. J'ai mille francs et plus de revenu par jour Dites, avec cela peut-on faire l'amour? Grand nombre de chevaux, de laquais, d'équipages. Quand je me marierai, ma femme aura des pages. Voyez-vous cet habit? il est beau, somptueux; Un autre avec cela ferait le glorieux Fi! c'est un guenillon que je porte en campagne Vous croiriez ma maison un pays de cocagne. Voulez-vous voir mon train? il est fort prÚs d'ici. Démocrite Je m'y perds. Frontin Ma livrée est magnifique aussi. Papa, savez-vous bien qu'un excÚs de tendresse Va rendre votre enfant de tant de biens maÃtresse? Vous avez, m'a-t-on dit, en rente, vingt mil francs. Partagez-nous-en dix, et nous serons contents. AprÚs cela, mourez pour nous laisser le reste. Dites, en vérité, puis-je ÃÂȘtre plus modeste? Démocrite Non, je n'y connais rien; Monsieur le financier, Ou qui que vous soyez, il faudrait vous lier; Je ne puis démÃÂȘler si c'est la fourberie, Ou si ce n'est enfin que pure frénésie Qui vous conduit ici mais n'y revenez plus. Frontin Adieu, je mangerai tout seul mes revenus. Vinssiez-vous à présent prier pour votre fille, J'abandonne à jamais votre ingrate famille. Frontin sort en riant. ScÚne XX Démocrite, seul. Je ne puis débrouiller tout ce galimatias, Et tout ceci me met dans un grand embarras. ScÚne XXI Démocrite, Crispin, déguisé en femme. Crispin N'est-ce pas vous, Monsieur, qu'on nomme Démocrite? Démocrite Crispin Vous ÃÂȘtes, dit-on, un homme de mérite; Et j'espÚre, Monsieur, de votre probité, Que vous écouterez mon infélicité Mais puis-je dans ces lieux me découvrir sans crainte? Démocrite Ne craignez rien. Crispin O ciel! sois touché de ma plainte! Vous me voyez, Monsieur, réduite au désespoir, Causé par un ingrat qui m'a su décevoir. Démocrite Dans un malheur si grand, pourrais-je quelque chose? Crispin Oui, Monsieur, vous allez en apprendre la cause Mais la force me manque, et, dans un tel récit, Mon coeur respire à peine, et ma douleur s'aigrit. Démocrite Calmez les mouvements dont votre ùme agitée... Crispin Hélas! par les sanglots ma voix est arrÃÂȘtée Mais enfin, il est temps d'avouer mon malheur. Daigne le juste ciel terminer ma douleur! J'aime depuis longtemps un Chevalier parjure, Qui sut de ses serments déguiser l'imposture, Le cruel! J'eus pitié de tous ses feints tourments. Hélas! de son bonheur je hùtai les moments. Je l'épousai, Monsieur mais notre mariage, A l'insu des parents, se fit dans un village; Et croyant avoir mis ma conscience en repos, Je me livrai, Monsieur. Pour comble de tous maux, Il différa toujours de m'avouer pour femme. Je répandis des pleurs pour attendrir son ùme. Hélas! épargnez-moi ce triste souvenir, Et ne remédions qu'aux maux de l'avenir. Cet ingrat chevalier épouse votre fille. Démocrite Quoi! c'est celui qui veut entrer dans ma famille? Crispin Lui-mÃÂȘme! vous voyez la noire trahison. Démocrite Cette action est noire. Crispin Hélas! c'est un fripon. Cet ingrat m'a séduite Ha Monsieur, quel dommage De tromper lùchement une fille à mon ùge! Démocrite Il vient bien à propos, nous pourrons lui parler. Crispin veut s'en aller. Non, non, je vais sortir. Démocrite Pourquoi vous en aller? Crispin Ah! c'est un furieux. Démocrite Tenez-vous donc derriÚre; Il ne vous verra pas. Crispin J'ai peur. Démocrite Laissez-moi faire. ScÚne XXII Démocrite, Le Chevalier et Crispin, qui, pendant cette scÚne, fait tous les signes d'un homme qui veut s'en aller. Le Chevalier Quoique j'eus résolu de ne plus vous revoir Et que je dus partir de ces lieux dÚs ce soir, J'ai cru devoir encor rétracter ma parole, Résolu de ne point épouser une folle. Je suis fùché, Monsieur, de vous parler si franc; Mais vous méritez bien un pareil compliment, Puisque vous me trompiez, sans un avis fidÚle. Votre fille est fort riche, elle est jeune, elle est belle; Mais les fréquents accÚs qui troublent son esprit Ne sont pas de mon goût. Démocrite Eh! qui vous l'a donc dit Qu'elle eût de ces accÚs? Le Chevalier J'ai promis de me taire. Celui de qui je tiens cet avis salutaire, Je le connais fort bien, et vous le connaissez. Cet homme est de chez vous, c'est vous en dire assez. Démocrite Cet homme a déjà fait une autre menterie C'est un nommé Crispin, insigne en fourberie; Je n'en sais que le nom, il n'est point de chez moi. Mais vous, n'avez-vous point engagé votre foi? Vous ÃÂȘtes interdit! que prétendiez-vous faire? Vous marier deux fois? Le Chevalier Quel est donc ce mystÚre? Démocrite Vous devriez rougir d'une telle action C'est du ciel s'attirer la malédiction. Et ne savez-vous pas que la polygamie Est ici cas pendable et qui coûte la vie? Le Chevalier Moi, je suis marié! qui vous fait ce rapport? Démocrite Oui, voilà mon auteur, regardez si j'ai tort. Le Chevalier Eh bien? Démocrite C'est votre femme. Le Chevalier Ah! le plaisant visage, Le ragoûtant objet que j'avais en partage! Mais je crois la connaÃtre. Ah parbleu! c'est Crispin, Lui-mÃÂȘme. Démocrite, étonné. Ce fripon, cet insigne coquin? Le Chevalier Malheureux, tu m'as dit que Philine était folle, Réponds donc! Crispin Ah, Monsieur, j'ai perdu la parole. Démocrite ArrÃÂȘtons ce maraud. Crispin Oui, je suis un fripon Ayez pitié de moi. Le Chevalier Mille coups de bùton, Fourbe, vont te payer. ScÚne XXIII Le Financier arrive; Démocrite, Crispin, Le Chevalier Le Financier Ma peine est inutile, Je crois que notre fourbe a regagné la ville, Je n'ai pu le trouver. Démocrite Regardez ce minois; Le reconnaissez-vous? Le Financier Eh! c'est Crispin, je crois. Démocrite C'est lui-mÃÂȘme. Le Financier Voleur! Crispin, en tremblant. Ah! je suis prÃÂȘt à rendre L'argent que j'ai reçu... vous me l'avez fait prendre. Démocrite, au financier. Qui m'aurait envoyé tantÎt certain fripon? Il s'est dit financier, et prenait votre nom. Le Financier Le mien? Démocrite Oui, le coquin ne disait que sottises. Le Financier, à Crispin. N'était-ce pas de toi qu'il les avait apprises? Crispin Vous l'avez dit, oui, j'ai fait tout le mal; Mais à mon crime, hélas! mon regret est égal. Le Financier Ah! monsieur l'hypocrite! ScÚne XXIV Le Chevalier , Le Financier, Démocrite, Crispin, Ariste, suivi de MaÃtre Jacques Ariste Il faut nous en instruire. MaÃtre Jacques Pargué, ces biaux messieurs pourront bian nous le dire. Ariste Démocrite, Messieurs, est-il connu de vous? MaÃtre Jacques C'est que j'en savons un qui s'est moqué de nous. Velà , Monsieur, Ariste. Démocrite, avec précipitation. Ariste? MaÃtre Jacques Oui, lui-mÃÂȘme. Démocrite Mais cela ne se peut, ma surprise est extrÃÂȘme. Ariste C'est cependant mon nom. MaÃtre Jacques J'étions venus tantÎt Pour le voir mais j'avons trouvé queuque maraud, Qui disait comme ça qu'il était Démocrite. Mais le drÎle a bian mal payé notre visite. Il avait avec lui queuque friponne itou, Qui tournait son esprit tout sens dessus dessous Alle faisait la folle, et se disait la fille De ce biau Démocrite; elle était bian habile. Enfin ils ont tant fait, qu'Ariste que velà , Qui venait pour les voir, les a tous plantés là . Or j'avons vu tantÎt passer ce méchant drÎle; J'ons tous deux en ce temps lùché quelque parole, Montrant ce Démocrite. "Hé bon! ce n'est pas li", A dit un paysan de ce village-ci. Dame! ça nous a fait sopçonner queuque chose. Monsieur, je sons trompé, j'en avons une dose, Ai-je dit, moi. Pargué! pour ÃÂȘtre plus certain, Je venons en tout ça savoir encor la fin. Ariste La chose est comme il dit. Démocrite C'est encor ton ouvrage, Dis, coquin? Crispin Il est vrai. MaÃtre Jacques Quel est donc ce visage? C'est notre homme! Démocrite, à Ariste. C'est lui, mais le fourbe a plus fait, Il m'a trompé de mÃÂȘme, et vous a contrefait. Crispin Hélas! Démocrite Vous étiez trois qui demandiez ma fille; Et qui vouliez, Messieurs, entrer dans ma famille, Ma fille aimait déjà , elle avait fait son choix, Et refusait toujours d'épouser l'un des trois. Je vous ménageai tous, dans la douce espérance Avec un de vous trois d'entrer en alliance; J'ignore les raisons qui poussent ce coquin. Crispin Je vais tout avouer je m'appelle Crispin, Ecoutez-moi sans bruit, quatre mots font l'affaire. Démocrite frappe. Un laquais paraÃt qui fait venir Philine. Qu'on appelle ma fille. A tout ce beau mystÚre A-t-elle quelque part? Crispin Vous allez le savoir Ces trois messieurs devaient vous parler sur le soir, Et l'un des trois allait devenir votre gendre. Cléandre, au désespoir, voulait aller se pendre; Il aime votre fille, il en est fort aimé. Or, étant son valet, dans cette extrémité, Je m'offris sur le champ de détourner l'orage, Et Toinette avec moi joua son personnage. De tout ce qui s'est fait, enfin, je suis l'auteur; Mais je me repens bien d'ÃÂȘtre né trop bon coeur Sans cela... Démocrite Franc coquin! Et puis à sa fille qui entre. Vous voilà donc, ma fille! En fait de tours d'esprit, vous ÃÂȘtes fort habile, Mais votre habileté ne servira de rien Vous n'épouserez point un jeune homme sans bien. Déterminez-vous donc. Philine Mettez-vous à ma place, Mon pÚre, et dites-moi ce qu'il faut que je fasse. Démocrite, à Crispin. Toi, sors d'ici, maraud, et ne parais jamais. Crispin, s'en allant. Je puis dire avoir vu le bùton de bien prÚs. Il dit le vers suivant à Cléandre qui entre. Vous venez à propos quoi! vous osez paraÃtre! ScÚne XXV et derniÚre Démocrite, Cléandre, Philine, Toinette, Crispin, Le Chevalier, Le Financier, Ariste, MaÃtre Jacques. Cléandre De mon destin, Monsieur, je viens vous rendre maÃtre; Pardonnez aux effets d'un violent amour, Et vous-mÃÂȘme dictez notre arrÃÂȘt en ce jour. Je me suis, il est vrai, servi de stratagÚme; Mais que ne fait-on pas, pour avoir ce qu'on aime? On m'enlevait l'objet de mes plus tendres feux, Et, pour tout avouer, nous nous aimons tous deux. Vous connaissez, Monsieur, mon sort et ma famille; Mon procÚs est gagné, j'adore votre fille Prononcez, et s'il faut embrasser vos genoux... Ariste De vos liens, pour moi, je ne suis point jaloux. Le Chevalier A vos désirs aussi je suis prÃÂȘt à souscrire Le Financier Je me dépars de tout, je ne puis pas plus dire. Philine Mon pÚre, faites-moi grùce, et mon coeur est tout prÃÂȘt S'il faut à mon amant renoncer pour jamais. Crispin Hélas! que de douceur! Toinette Monsieur, soyez sensible. Démocrite C'en est fait, et mon coeur cesse d'ÃÂȘtre inflexible. Levez-vous, finissez tous vos remerciements Je ne sépare plus de si tendres amants. Ces messieurs resteront pour la cérémonie. Soyez contents tous deux, votre peine est finie. Crispin, à Toinette. Finis la mienne aussi, marions-nous tous deux. Je suis pressé, Toinette. Toinette Es-tu bien amoureux? Crispin Ha! l'on ne vit jamais pareille impatience, Et l'amour dans mon coeur épuise sa puissance. Viens, ne retarde point l'instant de nos plaisirs Prends ce baiser pour gage, objet de mes désirs Un seul ne suffit pas. Toinette Quelle est donc ta folie? Que fais-tu? Crispin Je pelote en attendant partie. Cléandre Puisque vous vous aimez, je veux vous marier. Crispin Le veux-tu? Toinette J'y consens. Crispin Tu te fais bien prier! L'Amour et la vérité Dialogue entre l'Amour et la Vérité Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720 Dialogue entre l'Amour et la Vérité L'Amour. - Voici une dame que je prendrais pour la Vérité, si elle n'était si ajustée. La Vérité. - Si ce jeune enfant n'avait l'air un peu trop hardi, je le croirais l'Amour. L'Amour. - Elle me regarde. La Vérité. - Il m'examine. L'Amour. - Je soupçonne à peu prÚs ce que ce peut ÃÂȘtre; mais soyons-en sûr. Madame, à ce que je vois, nous avons une curiosité mutuelle de savoir qui nous sommes; ne faisons point de façon de nous le dire. La Vérité. - J'y consens, et je commence. Ne seriez-vous pas le petit libertin d'Amour, qui depuis si longtemps tient ici-bas la place de l'Amour tendre? Enfin n'ÃÂȘtes-vous pas l'Amour à la mode? L'Amour. - Non, Madame, je ne suis ni libertin, ni par conséquent à la mode, et cependant je suis l'Amour. La Vérité. - Vous, l'Amour! L'Amour. - Oui, le voilà . Mais vous, Madame, ne tiendriez-vous pas lieu de la Vérité parmi les hommes? N'ÃÂȘtes-vous pas l'Erreur, ou la Flatterie? La Vérité. - Non, charmant Amour, je suis la Vérité mÃÂȘme; je ne suis que cela. L'Amour. - Bon! Nous voilà deux divinités de grand crédit! Je vous demande pardon de vous avoir scandalisée, vous, dont l'honneur est de ne le pas ÃÂȘtre. La Vérité. - Ce reproche me fait rougir; mais je vous rendrai raison de l'équipage oÃÂč vous me voyez, quand vous m'aurez rendu raison de l'air libertin et cavalier répandu sur vos habits et sur votre physionomie mÃÂȘme. Qu'est devenu cet air de vivacité tendre et modeste? Que sont devenus ces yeux qui apprivoisaient la vertu mÃÂȘme, qui ne demandaient que le coeur? Si ces yeux-là n'attendrissent point, ils débauchent. L'Amour. - Tels que vous les voyez cependant, ils ont déplu par leur sagesse; on leur en trouvait tant, qu'ils en étaient ridicules. La Vérité. - Et dans quel pays cela vous est-il arrivé? L'Amour. - Dans le pays du monde entier. Vous ne vous ressouvenez peut-ÃÂȘtre pas de l'origine de ce petit effronté d'Amour, pour qui vous m'avez pris. Hélas! C'est moi qui suis cause qu'il est né. La Vérité. - Comment cela? L'Amour. - J'eus querelle un jour avec l'Avarice et la Débauche. Vous avez combien j'ai d'aversion pour ces deux divinités; je leur donnai tant de marques de mépris, qu'elles résolurent de s'en venger. La Vérité. - Les méchantes! eh! que firent-elles? L'Amour. - Voici le tour qu'elles me jouÚrent. La Débauche s'en alla chez Plutus, le dieu des richesses; le mit de bonne humeur, fit tomber la conversation sur Vénus, lui vanta ses beautés, sa blancheur, son embonpoint, etc. Plutus, à ce récit, prit un goût de conclusions, l'appétit vint au gourmand, il n'aima pas Vénus il la désira. La Vérité. - Le malhonnÃÂȘte. L'Amour. - Mais, comme il craignait d'ÃÂȘtre rebuté, la Débauche l'enhardit, en lui promettant son secours et celui de l'Avarice auprÚs de Vénus Vous ÃÂȘtes riche, lui dit-elle, ouvrez vos trésors à Vénus, tandis que mon amie l'Avarice appuiera vos offres auprÚs d'elle, et lui conseillera d'en profiter. Je vous aiderai de mon cÎté, moi. La Vérité. - Je commence à me remettre votre aventure. L'Amour. - Vous n'avez pas un grand génie, dit la Débauche à Plutus, mais vous ÃÂȘtes un gros garçon assez ragoûtant. Je ferai faire à Vénus une attention là -dessus, qui peut-ÃÂȘtre lui tiendra lieu de tendresse; vous serez magnifique, elle est femme. L'Avarice et moi, nous vous servirons bien, et il est des moments oÃÂč il n'est pas besoin d'ÃÂȘtre aimé pour ÃÂȘtre heureux. La Vérité. - La plupart des amants doivent à ces moments-là toute leur fortune. L'Amour. - AprÚs ce discours, Plutus impatient courut tenter l'aventure. Or, argent, bijoux, présents de toute sorte, soutenus de quelques bredouilleries, furent auprÚs de Vénus les truchements de sa belle passion. Que vous dirai-je enfin, ma chÚre? un moment de fragilité me donna pour frÚre ce vilain enfant qui m'usurpe aujourd'hui mon empire! ce petit dieu plus laid qu'un diable, et que Messieurs les hommes appellent Amour. La Vérité. - Hé bien! Est-ce en lui ressemblant que vous avez voulu vous venger de lui? L'Amour. - Laissez-moi achever; le petit fripon ne fut pas plutÎt né, qu'il demanda son apanage. Cet apanage, c'était le droit d'agir sur les coeurs. Je ne daignai pas m'opposer à sa demande; je lui voyais des airs si grossiers, je lui remarquais un caractÚre si brutal, que je ne m'imaginai pas qu'il pût me nuire. Je comptais qu'il ferait peur en se présentant, et que ce monstre serait obligé de rabattre sur les animaux. La Vérité. - En effet, il n'était bon que pour eux. L'Amour. - Ses premiers coups d'essai ne furent pas heureux. Il insultait, bien loin de plaire; mais ma foi, le coeur de l'homme ne vaut pas grand'chose; ce maudit Amour fut insensiblement souffert; bientÎt on le trouva plus badin que moi; moins gÃÂȘnant, moins formaliste, plus expéditif. Les goûts se partagÚrent entre nous deux; il m'enleva de mes créatures. La Vérité. - Eh! que devÃntes-vous alors? L'Amour. - Quelques bonnes gens criÚrent contre la corruption; mais ces bonnes gens n'étaient que des invalides, de vieux personnages, qui, disait-on, avaient leurs raisons pour haïr la réforme; gens à qui la lenteur de mes démarches convenait, et qui prÃÂȘchaient le respect, faute, en le perdant, de pouvoir réparer l'injure. La Vérité. - Il en pouvait bien ÃÂȘtre quelque chose. L'Amour. - Enfin, Madame, ces tendres et tremblants aveux d'une passion, ces dépits délicats, ces transports d'amour d'aprÚs les plus innocentes faveurs, d'aprÚs mille petits riens précieux, tout cela disparut. L'un ouvrit sa bourse, l'autre gesticulait insolemment auprÚs d'une femme, et cela s'appelait une déclaration. La Vérité. - Ah! l'horreur! L'Amour. - A mon égard, j'ennuyais, je glaçais; on me regardait comme un innocent qui manquait d'expérience, et je ne fus plus célébré que par les poÚtes et les romanciers. La Vérité. - Cela vous rebuta? L'Amour. - Oui, je me retirai, ne laissant de moi que mon nom dont on abusait. Or, il y a quelque temps, que rÃÂȘvant à ma triste aventure, il me vint dans l'esprit d'essayer si je pourrais me rétablir en mitigeant mon air tendre et modeste; peut-ÃÂȘtre, disais-je en moi-mÃÂȘme, qu'à la faveur d'un air plus libre et plus hardi, plus conforme au goût oÃÂč sont à présent les hommes, peut-ÃÂȘtre pourrais-je me glisser dans ces coeurs? ils ne me trouveront pas si singulier, et je détruirai mon ennemi par ses propres armes. Ce dessein pris, je partis, et je parus dans la mascarade oÃÂč vous me voyez. La Vérité. - Je gage que vous n'y gagnùtes rien. L'Amour. - Ho vraiment! Je me trouvai bien loin de mon compte tout grenadier que je pensais ÃÂȘtre, dÚs que je me montrai, on me prit pour l'Amour le plus gothique qui ait jamais paru; je fus sifflé dans les Gaules comme une mauvaise comédie, et vous me voyez de retour de cette expédition. Voilà mon histoire. La Vérité. - Hélas! Je n'ai pas été plus heureuse que vous; on m'a chassée du monde. L'Amour. - Hé! qui? les chimistes, les devins, les faiseurs d'almanach, les philosophes? La Vérité. - Non, ces gens-là me m'ont jamais nui. On sait bien qu'ils mentent, ou qu'ils sont livrés à l'erreur, et je ne leur en veux aucun mal, car je ne suis point faite pour eux. L'Amour. - Vous avez raison. La Vérité. - Mais, que voulez-vous que les hommes fassent de moi? Le mensonge et la flatterie sont en si grand crédit parmi eux, qu'on est perdu dÚs qu'on se pique de m'honorer. Je ne suis bonne qu'à ruiner ceux qui me sont fidÚles; par exemple, la flatterie rajeunit les vieux et les vieilles. Moi, je leur donne l'ùge qu'ils ont. Cette femme dont les cheveux blanchissent à son insu, singe maladroit de l'étourderie folùtre des jeunes femmes, qui provoque la médisance par des galanteries qu'elle ne peut faire aboutir, qui se lÚve avec un visage de cinquante ans, et qui voudrait que ce visage n'en eût que trente, quand elle est ajustée, ira-t-on lui dire Madame, vous vous trompez dans votre calcul; votre somme est de vingt ans plus forte? non, sans doute; ses amis souscrivent à la soustraction. Telle a la physionomie d'une guenon, qui se croit du moins jolie; irez-vous mériter sa haine, en lui confiant à quoi elle ressemble pendant que, pour ÃÂȘtre un honnÃÂȘte homme auprÚs d'elle, il suffit de lui dire qu'elle est piquante? Cet homme s'imagine ÃÂȘtre un esprit supérieur; il se croit indispensablement obligé d'avoir raison partout; il décide, il redresse les autres; cependant ce n'est qu'un brouillon qui jouit d'une imagination déréglée. Ses amis feignent de l'admirer; pourquoi? Ils en attendent, ou lui doivent, leur fortune. L'Amour. - Il faut bien prendre patience. La Vérité. - Ainsi je n'ai plus que faire au monde. Cependant, comme la Flatterie est ma plus redoutable ennemie, et qu'en triomphant d'elle, je pourrais insensiblement rentrer dans tous mes honneurs, j'ai voulu m'humaniser je me suis déguisée, comme vous voyez, mais j'ai perdu mon étalage l'amour-propre des hommes est devenu d'une complexion si délicate, qu'il n'y a pas moyen de traiter avec lui; il a fallu m'en revenir encore. Pour vous, mon bel enfant, il me semble que vous aviez un asile et le mariage. L'Amour. - Le mariage! Y songez-vous? Ne savez-vous pas que le devoir des gens mariés est de s'aimer? La Vérité. - Hé bien! c'est à cause de cela que vous régnerez plus aisément parmi eux. L'Amour. - Soit; mais des gens obligés de s'aimer ne me conviennent point. Belle occupation pour un espiÚgle comme moi, que de faire les volontés d'un contrat; achevons de nous conter tout. Que venez-vous faire ici? La Vérité. - J'y viens exécuter un projet de vengeance; voyez-vous ce puits? Voilà le lieu de ma retraite; je vais m'enfermer dedans. L'Amour. - Ah! Ah! Le proverbe sera donc vrai, qui dit que la Vérité est au fond du puits. Et comment entendez-vous vous venger, là ? La Vérité. - Le voici. L'eau de ce puits va, par moi, recevoir une telle vertu, que quiconque en boira sera forcé de dire tout ce qu'il pense et de découvrir son coeur en toute occasion; nous sommes prÚs de Rome, on vient souvent se promener ici; on y chasse; le chasseur se désaltÚre; et à succession de temps, je garnirai cette grande ville de gens naïfs, qui troubleront par leur franchise le commerce indigne de complaisance et de tromperie que la Flatterie y a introduit plus qu'ailleurs. L'Amour. - Nous allons donc ÃÂȘtre voisins; car, pendant que votre rancune s'exercera dans ce puits, la mienne agira dans cet arbre. Je vais y entrer; les fruits en sont beaux et bons, et me serviront à une petite malice qui sera tout à fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu'il apercevra. Que dites-vous de ce guet-apens? La Vérité. - Il est un peu fou. L'Amour. - Bon, il est digne de vous; mais adieu, je vais dans mon arbre. La Vérité. - Et moi, dans mon puits. Divertissement Ier air gracieusement. D'un doux regard elle vous jure Que vous ÃÂȘtes son favori, Mais c'est peut-ÃÂȘtre une imposture Puisqu'en faveur d'un autre elle a déjà souri. 2e air bourrée. Dans le mÃÂȘme instant que son ùme Dédaigneuse d'une autre flamme Semble se déclarer pour vous, Le motif de la préférence Empoisonne la jouissance D'un bien qui paraissait si doux. La coquette ne vous caresse Que pour alarmer la paresse D'un rival qui n'est point jaloux. 3e air menuet. L'amant trahi par ce qu'il aime Veut-il guérir presque en un jour? Qu'il aime ailleurs; l'amour lui-mÃÂȘme Est le remÚde de l'amour. 4e air piqué. Vous qui croyez d'une inhumaine Ne vaincre jamais la rigueur, Pressez, la victoire est certaine, Vous ne connaissez pas son coeur; Il prend un masque qui le gÃÂȘne; Son visage, c'est la douceur. 5e air gracieusement. Heureux, l'amant bien enflammé. Celui qui n'a jamais aimé Ne vit pas ou du moins l'ignore; Sans le plaisir d'ÃÂȘtre charmé D'un aimable objet qu'on adore S'apercevrait-on d'ÃÂȘtre né? 6e air piqué. Tel qui devant nous nous admire, S'en rit peut-ÃÂȘtre à quatre pas. Quand à son tour il nous fait rire C'est un secret qu'il ne sait pas; Oh! l'utile et charmante ruse Qui nous unit tous ici-bas; Qui de nous croit en pareil cas Etre la dupe qu'on abuse? 7e air gracieusement La raison veut que la sagesse Ait un empire sur l'amour; O vous, amants, dont la tendresse Nous attaque cent fois le jour, Quand il nous prend une faiblesse Ne pouvez-vous à votre tour Avoir un instant de sagesse? Arlequin désenchanté par la Raison chante le couplet suivant J'aimais Arlequin et ma foi, Je crois ma guérison complÚte; Mais, Messieurs, entre nous, j'en vois Qui peut-ÃÂȘtre, aussi bien que moi, Ont besoin d'un coup de baguette. Arlequin poli par l'Amour Acteurs de la comédie Comédie en un acte, en prose, Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens, le 17 octobre 1720 Acteurs de la comédie La Fée. Trivelin, domestique de la Fée. Arlequin, jeune homme enlevé par la Fée. Silvia, bergÚre, amante d'Arlequin. Un berger, amoureux de Silvia. Autre bergÚre, cousine de Silvia. Troupe de danseurs et chanteurs. Troupe de lutins. ScÚne premiÚre La Fée, Trivelin Le jardin de la Fée est représenté. Trivelin, à la Fée qui soupire. - Vous soupirez, Madame, et malheureusement pour vous, vous risquez de soupirer longtemps si votre raison n'y met ordre; me permettrez-vous de vous dire ici mon petit sentiment? La Fée. - Parle. Trivelin. - Le jeune homme que vous avez enlevé à ses parents est un beau brun, bien fait; c'est la figure la plus charmante du monde; il dormait dans un bois quand vous le vÃtes, et c'était assurément voir l'Amour endormi; je ne suis donc point surpris du penchant subit qui vous a pris pour lui. La Fée. - Est-il rien de plus naturel que d'aimer ce qui est aimable? Trivelin. - Oh sans doute; cependant avant cette aventure, vous aimiez assez le grand enchanteur Merlin. La Fée. - Eh bien, l'un me fait oublier l'autre cela est encore fort naturel. Trivelin. - C'est la pure nature; mais il reste une petite observation à faire c'est que vous enlevez le jeune homme endormi, quand peu de jours aprÚs vous allez épouser le mÃÂȘme Merlin qui en a votre parole. Oh! cela devient sérieux; et entre nous, c'est prendre la nature un peu trop à la lettre; cependant passe encore; le pis qu'il en pouvait arriver, c'était d'ÃÂȘtre infidÚle; cela serait trÚs vilain dans un homme, mais dans une femme, cela est plus supportable quand une femme est fidÚle, on l'admire; mais il y a des femmes modestes qui n'ont pas la vanité de vouloir ÃÂȘtre admirées; vous ÃÂȘtes de celles-là , moins de gloire, et plus de plaisir, à la bonne heure. La Fée. - De la gloire à la place oÃÂč je suis, je serais une grande dupe de me gÃÂȘner pour si peu de chose. Trivelin. - C'est bien dit, poursuivons vous portez le jeune homme endormi dans votre palais, et vous voilà à guetter le moment de son réveil; vous ÃÂȘtes en habit de conquÃÂȘte, et dans un attirail digne du mépris généreux que vous avez pour la gloire, vous vous attendiez de la part du beau garçon à la surprise la plus amoureuse; il s'éveille, et vous salue du regard le plus imbécile que jamais nigaud ait porté vous vous approchez, il bùille deux ou trois fois de toutes ses forces, s'allonge, se retourne et se rendort voilà l'histoire curieuse d'un réveil qui promettait une scÚne si intéressante. Vous sortez en soupirant de dépit, et peut-ÃÂȘtre chassée par un ronflement de basse-taille, aussi nourri qu'il en soit; une heure se passe, il se réveille encore, et ne voyant personne auprÚs de lui, il crie Eh! A ce cri galant, vous rentrez; l'Amour se frottait les yeux Que voulez-vous, beau jeune homme, lui dites-vous? Je veux goûter, moi, répond-il. Mais n'ÃÂȘtes-vous point surpris de me voir, ajoutez-vous? Eh! mais oui, repart-il. Depuis quinze jours qu'il est ici, sa conversation a toujours été de la mÃÂȘme force; cependant vous l'aimez, et qui pis est, vous laissez penser à Merlin qu'il va vous épouser, et votre dessein, m'avez-vous dit, est, s'il est possible, d'épouser le jeune homme; franchement, si vous les prenez tous deux, suivant toutes les rÚgles, le second mari doit gùter le premier. La Fée. - Je vais te répondre en deux mots la figure du jeune homme en question m'enchante; j'ignorais qu'il eût si peu d'esprit quand je l'ai enlevé. Pour moi, sa bÃÂȘtise ne me rebute point j'aime, avec les grùces qu'il a déjà , celles que lui prÃÂȘtera l'esprit quand il en aura. Quelle volupté de voir un homme aussi charmant me dire à mes pieds Je vous aime! Il est déjà le plus beau brun du monde mais sa bouche, ses yeux, tous ses traits seront adorables, quand un peu d'amour les aura retouchés; mes soins réussiront peut-ÃÂȘtre à lui en inspirer. Souvent il me regarde; et tous les jours je touche au moment oÃÂč il peut me sentir et se sentir lui-mÃÂȘme si cela lui arrive, sur-le-champ j'en fais mon mari; cette qualité le mettra alors à l'abri des fureurs de Merlin; mais avant cela, je n'ose mécontenter cet enchanteur, aussi puissant que moi, et avec qui je différerai le plus longtemps que je pourrai. Trivelin. - Mais si le jeune homme n'est jamais, ni plus amoureux, ni plus spirituel, si l'éducation que vous tùchez de lui donner ne réussit pas, vous épouserez donc Merlin? La Fée. - Non; car en l'épousant mÃÂȘme je ne pourrais me déterminer à perdre de vue l'autre et si jamais il venait à m'aimer, toute mariée que je serais, je veux bien te l'avouer, je ne me fierais pas à moi. Trivelin. - Oh je m'en serais bien douté, sans que vous me l'eussiez dit Femme tentée, et femme vaincue, c'est tout un. Mais je vois notre bel imbécile qui vient avec son maÃtre à danser. ScÚne II Arlequin entre, la tÃÂȘte dans l'estomac, ou de la façon niaise dont il voudra, son maÃtre à danser, la Fée, Trivelin La Fée. - Eh bien, aimable enfant, vous me paraissez triste y a-t-il quelque chose ici qui vous déplaise? Arlequin. - Moi, je n'en sais rien. Trivelin rit. La Fée, à Trivelin. - Oh! je vous prie, ne riez pas, cela me fait injure, je l'aime, cela vous suffit pour le respecter. Pendant ce temps Arlequin prend des mouches, la Fée continuant à parler à Arlequin. Voulez-vous bien prendre votre leçon, mon cher enfant? Arlequin, comme n'ayant pas entendu. - Hem. La Fée. - Voulez-vous prendre votre leçon, pour l'amour de moi? Arlequin. - Non. La Fée. - Quoi! vous me refusez si peu de chose, à moi qui vous aime? Alors Arlequin lui voit une grosse bague au doigt, il lui va prendre la main, regarde la bague, et lÚve la tÃÂȘte en se mettant à rire niaisement. La Fée. - Voulez-vous que je vous la donne? Arlequin. - Oui-dà . La Fée tire la bague de son doigt, et lui présente. Comme il la prend grossiÚrement, elle lui dit. - Mon cher Arlequin, un beau garçon comme vous, quand une dame lui présente quelque chose, doit baiser la main en le recevant. Arlequin alors prend goulûment la main de la Fée qu'il baise. La Fée dit. - Il ne m'entend pas, mais du moins sa méprise m'a fait plaisir. Elle ajoute Baisez la vÎtre à présent. Arlequin alors baise le dessus de sa main; la Fée soupire, et lui donnant sa bague, lui dit La voilà , en revanche, recevez votre leçon. Alors le maÃtre à danser apprend à Arlequin à faire la révérence. Arlequin égaie cette scÚne de tout ce que son génie peut lui fournir de propre au sujet. Arlequin. - Je m'ennuie. La Fée. - En voilà donc assez nous allons tùcher de vous divertir. Arlequin alors saute de joie du divertissement proposé, et dit en riant. - Divertir, divertir. ScÚne III La Fée, Arlequin, Trivelin Une troupe de chanteurs et danseurs. La Fée fait asseoir Arlequin alors auprÚs d'elle sur un banc de gazon qui sera auprÚs de la grille du théùtre. Pendant qu'on danse, Arlequin siffle. Un Chanteur, à Arlequin. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, à ce vers, se lÚve niaisement et dit. - Je ne l'entends pas, oÃÂč est-il? Il l'appelle Hé! hé! Le Chanteur continue. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, en se rasseyant, dit. - Qu'il crie donc plus haut. Le Chanteur continue en lui montrant la Fée. Voyez-vous cet objet charmant, Ces yeux dont l'ardeur étincelle, Vous répÚtent à tout moment Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, alors en regardant les yeux de la Fée, dit. - Dame, cela est drÎle! Une Chanteuse bergÚre vient, et dit à Arlequin. Aimez, aimez, rien n'est si doux. Arlequin, là -dessus, répond. - Apprenez, apprenez-moi cela. La Chanteuse continue en le regardant. Ah! que je plains votre ignorance. Quel bonheur pour moi, quand j'y pense, Elle montre le chanteur. Qu'Atys en sache plus que vous! La Fée, alors en se levant, dit à Arlequin. - Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien? Que sentez-vous? Arlequin. - Je sens un grand appétit. Trivelin. - C'est-à -dire qu'il soupire aprÚs sa collation; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d'une danse de village, aprÚs quoi nous irons manger. Un paysan danse. La Fée se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s'endort. Quand la danse finit, la Fée le tire par le bras, et lui dit en se levant. - Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser? Arlequin, en se réveillant, pleure. - Hi, hi, hi, mon pÚre, eh! je ne vois point ma mÚre! La Fée, à Trivelin. - Emmenez-le, il se distraira peut-ÃÂȘtre, en mangeant, du chagrin qui le prend; je sors d'ici pour quelques moments; quand il aura fait collation, laissez-le se promener oÃÂč il voudra. Ils sortent tous. ScÚne IV Silvia, Le Berger La scÚne change et représente au loin quelques moutons qui paissent. Silvia entre sur la scÚne en habit de bergÚre, une houlette à la main, un berger la suit. Le Vous me fuyez, belle Silvia? Silvia. - Que voulez-vous que je fasse, vous m'entretenez d'une chose qui m'ennuie, vous me parlez toujours d'amour. Le Berger. - Je vous parle de ce que je sens. Silvia. - Oui, mais je ne sens rien, moi. Le Berger. - Voilà ce qui me désespÚre. Silvia. - Ce n'est pas ma faute, je sais bien que toutes nos bergÚres ont chacune un berger qui ne les quitte point; elles me disent qu'elles aiment, qu'elles soupirent; elles y trouvent leur plaisir. Pour moi, je suis bien malheureuse depuis que vous dites que vous soupirez pour moi, j'ai fait ce que j'ai pu pour soupirer aussi, car j'aimerais autant qu'une autre à ÃÂȘtre bien aise; s'il y avait quelque secret pour cela, tenez, je vous rendrais heureux tout d'un coup, car je suis naturellement bonne. Le Berger. - Hélas! pour de secret, je n'en sais point d'autre que celui de vous aimer moi-mÃÂȘme. Silvia. - Apparemment que ce secret-là ne vaut rien; car je ne vous aime point encore, et j'en suis bien fùchée; comment avez-vous fait pour m'aimer, vous? Le Berger. - Moi, je vous ai vue voilà tout. Silvia. - Voyez quelle différence; et moi, plus je vous vois et moins je vous aime. N'importe, allez, allez, cela viendra peut-ÃÂȘtre, mais ne me gÃÂȘnez point. Par exemple, à présent, je vous haïrais si vous restiez ici. Le Berger. - Je me retirerai donc, puisque c'est vous plaire, mais pour me consoler, donnez-moi votre main, que je la baise. Silvia. - Oh non! on dit que c'est une faveur, et qu'il n'est pas honnÃÂȘte d'en faire, et cela est vrai, car je sais bien que les bergÚres se cachent de cela. Le Berger. - Personne ne nous voit. Silvia. - Oui; mais puisque c'est une faute, je ne veux point la faire qu'elle ne me donne du plaisir comme aux autres. Le Berger. - Adieu donc, belle Silvia, songez quelquefois à moi. Silvia. - Oui, oui. ScÚne V Silvia, Arlequin, mais il ne vient qu'un moment aprÚs que Silvia a été seule. Silvia. - Que ce berger me déplaÃt avec son amour! Toutes les fois qu'il me parle, je suis toute de méchante humeur. Et puis voyant Arlequin. Mais qui est-ce qui vient là ? Ah mon Dieu le beau garçon! Arlequin entre en jouant au volant, il vient de cette façon jusqu'aux pieds de Silvia, là il laisse en jouant tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia; il demeure étonné et courbé; petit à petit et par secousses il se redresse le corps quand il s'est entiÚrement redressé, il la regarde, elle, honteuse, feint de se retirer dans son embarras, il l'arrÃÂȘte, et dit. - Vous ÃÂȘtes bien pressée? Silvia. - Je me retire, car je ne vous connais pas. Arlequin. - Vous ne me connaissez pas? tant pis; faisons connaissance, voulez-vous? Silvia, encore honteuse. - Je le veux bien. Arlequin, alors s'approche d'elle et lui marque sa joie par de petits ris, et dit. - Que vous ÃÂȘtes jolie! Silvia. - Vous ÃÂȘtes bien obligeant. Arlequin. - Oh point, je dis la vérité. Silvia, en riant un peu à son tour. - Vous ÃÂȘtes bien joli aussi, vous. Arlequin. - Tant mieux oÃÂč demeurez-vous? je vous irai voir. Silvia. - Je demeure tout prÚs; mais il ne faut pas venir; il vaut mieux nous voir toujours ici, parce qu'il y a un berger qui m'aime; il serait jaloux, et il nous suivrait. Arlequin. - Ce berger-là vous aime? Silvia. - Oui. Arlequin. - Voyez donc cet impertinent! je ne le veux pas, moi. Est-ce que vous l'aimez, vous? Silvia. - Non, je n'en ai jamais pu venir à bout. Arlequin. - C'est bien fait, il faut n'aimer personne que nous deux; voyez si vous le pouvez? Silvia. - Oh! de reste, je ne trouve rien de si aisé. Arlequin. - Tout de bon? Silvia. - Oh! je ne mens jamais, mais oÃÂč demeurez-vous aussi? Arlequin, lui montrant du doigt. - Dans cette grande maison. Silvia. - Quoi! chez la fée? Arlequin. - Oui. Silvia, tristement. - J'ai toujours eu du malheur. Arlequin, tristement aussi. - Qu'est-ce que vous avez, ma chÚre amie? Silvia. - C'est que cette fée est plus belle que moi, et j'ai peur que notre amitié ne tienne pas. Arlequin, impatiemment. - J'aimerais mieux mourir. Et puis tendrement. Allez, ne vous affligez pas, mon petit coeur. Silvia. - Vous m'aimerez donc toujours? Arlequin. - Tant que je serai en vie. Silvia. - Ce serait bien dommage de me tromper, car je suis si simple. Mais mes moutons s'écartent, on me gronderait s'il s'en perdait quelqu'un il faut que je m'en aille. Quand reviendrez-vous? Arlequin, avec chagrin. - Oh! que ces moutons me fùchent! Silvia. - Et moi aussi, mais que faire? Serez-vous ici sur le soir? Arlequin. - Sans faute. En disant cela il lui prend la main et il ajoute Oh les jolis petits doigts! Il lui baise la main et dit Je n'ai jamais eu de bonbon si bon que cela. Silvia rit et dit. - Adieu donc. Et puis à part. Voilà que je soupire, et je n'ai point eu de secret pour cela. Elle laisse tomber son mouchoir en s'en allant. Arlequin le ramasse et la rappelle pour lui donner. Arlequin. - Mon amie! Silvia. - Que voulez-vous, mon amant?. Et puis voyant son mouchoir entre les mains d'Arlequin. Ah! c'est mon mouchoir, donnez. Arlequin le tend, et puis retire la main; il hésite, et enfin il le garde, et dit - Non, je veux le garder, il me tiendra compagnie qu'est-ce que vous en faites? Silvia. - Je me lave quelquefois le visage, et je m'essuie avec. Arlequin, en le déployant. - Et par oÃÂč vous sert-il, afin que je le baise par là ? Silvia, en s'en allant. - Partout, mais j'ai hùte, je ne vois plus mes moutons; adieu, jusqu'à tantÎt. Arlequin la salue en faisant des singeries, et se retire aussi. ScÚne VI La fée, Trivelin La scÚne change, et représente le jardin de la Fée. La Fée. - Eh bien! notre jeune homme, a-t-il goûté? Trivelin. - Oui, goûté comme quatre il excelle en fait d'appétit. La Fée. - OÃÂč est-il à présent? Trivelin. - Je crois qu'il joue au volant dans les prairies; mais j'ai une nouvelle à vous apprendre. La Fée. - Quoi, qu'est-ce que c'est? Trivelin. - Merlin est venu pour vous voir. La Fée. - Je suis ravie de ne m'y ÃÂȘtre point rencontrée; car c'est une grande peine que de feindre de l'amour pour qui l'on n'en sent plus. Trivelin. - En vérité, Madame, c'est bien dommage que ce petit innocent l'ait chassé de votre coeur! Merlin est au comble de la joie, il croit vous épouser incessamment. Imagines-tu quelque chose d'aussi beau qu'elle? me disait-il tantÎt, en regardant votre portrait. Ah! Trivelin, que de plaisirs m'attendent! Mais je vois bien que de ces plaisirs-là il n'en tùtera qu'en idée, et cela est d'une triste ressource, quand on s'en est promis la belle et bonne réalité. Il reviendra, comment vous tirerez-vous d'affaire avec lui? La Fée. - Jusqu'ici je n'ai point encore d'autre parti à prendre que de le tromper. Trivelin. - Eh! n'en sentez-vous pas quelque remords de conscience? La Fée. - Oh! j'ai bien d'autres choses en tÃÂȘte, qu'à m'amuser à consulter ma conscience sur une bagatelle. Trivelin, à part. - Voilà ce qui s'appelle un coeur de femme complet. La Fée. - Je m'ennuie de ne point voir Arlequin; je vais le chercher; mais le voilà qui vient à nous qu'en dis-tu, Trivelin? il me semble qu'il se tient mieux qu'à l'ordinaire? ScÚne VII La Fée, Trivelin, Arlequin Arlequin arrive tenant en main le mouchoir de Silvia qu'il regarde, et dont il se frotte tout doucement le visage. La Fée, continuant de parler à Trivelin. - Je suis curieuse de voir ce qu'il fera tout seul, mets-toi à cÎté de moi, je vais tourner mon anneau qui nous rendra invisibles. Arlequin arrive au bord du théùtre, et il saute en tenant le mouchoir de Silvia, il le met dans son sein, il se couche et se roule dessus; et tout cela gaiement. La Fée, à Trivelin. - Qu'est-ce que cela veut dire? Cela me paraÃt singulier. OÃÂč a-t-il pris ce mouchoir? Ne serait-ce pas un des miens qu'il aurait trouvé? Ah! si cela était, Trivelin, toutes ces postures-là seraient peut-ÃÂȘtre de bon augure. Trivelin. - Je gagerais moi que c'est un linge qui sent le musc. La Fée. - Oh non! Je veux lui parler, mais éloignons-nous un peu pour feindre que nous arrivons. Elle s'éloigne de quelques pas, pendant qu'Arlequin se promÚne en long en chantant Ter li ta ta li ta. La Fée. - Bonjour, Arlequin. Arlequin, en tirant le pied, et mettant le mouchoir sous son bras. - Je suis votre trÚs humble serviteur. La Fée, à part à Trivelin. - Comment! voilà des maniÚres! il ne m'en a jamais tant dit depuis qu'il est ici. Arlequin, à la Fée. - Madame, voulez-vous avoir la bonté de vouloir bien me dire comment on est quand on aime bien une personne? La Fée, charmée à Trivelin. - Trivelin, entends-tu? Et puis à Arlequin. Quand on aime, mon cher enfant, on souhaite toujours de voir les gens, on ne peut se séparer d'eux, on les perd de vue avec chagrin enfin on sent des transports, des impatiences et souvent des désirs. Arlequin, en sautant d'aise et comme à part. - M'y voilà . La Fée. - Est-ce que vous sentez tout ce que je dis là ? Arlequin, d'un air indifférent. - Non, c'est une curiosité que j'ai. Trivelin. - Il jase vraiment! La Fée. - Il jase, il est vrai, mais sa réponse ne me plaÃt pas mon cher Arlequin, ce n'est donc pas de moi que vous parlez? Arlequin. - Oh! je ne suis pas un niais, je ne dis pas ce que je pense. La Fée, avec feu, et d'un ton brusque. - Qu'est-ce que cela signifie? OÃÂč avez-vous pris ce mouchoir? Arlequin, la regardant avec crainte. - Je l'ai pris à terre. La Fée. - A qui est-il? Arlequin. - Il est à ... Et puis s'arrÃÂȘtant. Je n'en sais rien. La Fée. - Il y a quelque mystÚre désolant là -dessous! Donnez-moi ce mouchoir! Elle lui arrache, et aprÚs l'avoir regardé avec chagrin, et à part. Il n'est pas à moi et il le baisait; n'importe, cachons-lui mes soupçons, et ne l'intimidons pas; car il ne me découvrirait rien. Arlequin, alors va, le chapeau bas et humblement, lui redemander le mouchoir. - Ayez la charité de me rendre le mouchoir. La Fée, en soupirant en secret. - Tenez, Arlequin, je ne veux pas vous l'Îter, puisqu'il vous fait plaisir. Arlequin en le recevant baise la main, la salue, et s'en va. La Fée, le regardant. - Vous me quittez; oÃÂč allez-vous? Arlequin. - Dormir sous un arbre. La Fée, doucement. - Allez, allez. ScÚne VIII La Fée, Trivelin La Fée. - Ah! Trivelin, je suis perdue. Trivelin. - Je vous avoue, Madame, que voici une aventure oÃÂč je ne comprends rien, que serait-il donc arrivé à ce petit peste-là ? La Fée, au désespoir et avec feu. - Il a de l'esprit, Trivelin, il en a, et je n'en suis pas mieux, je suis plus folle que jamais. Ah! quel coup pour moi, que le petit ingrat vient de me paraÃtre aimable! As-tu vu comme il est changé? As-tu remarqué de quel air il me parlait? combien sa physionomie était devenue fine? Et ce n'est pas de moi qu'il tient toutes ces grùces-là ! Il a déjà de la délicatesse de sentiment, il s'est retenu, il n'ose me dire à qui appartient le mouchoir, il devine que j'en serais jalouse; ah! qu'il faut qu'il ait pris d'amour pour avoir déjà tant d'esprit! Que je suis malheureuse! Une autre lui entendra dire ce je vous aime que j'ai tant désiré, et je sens qu'il méritera d'ÃÂȘtre adoré; je suis au désespoir. Sortons, Trivelin; il s'agit ici de découvrir ma rivale, je vais le suivre et parcourir tous les lieux oÃÂč ils pourront se voir. Cherche de ton cÎté, va vite, je me meurs. ScÚne IX Silvia, une de ses cousines La scÚne change et représente une prairie oÃÂč de loin paissent des moutons. Silvia. - ArrÃÂȘte-toi un moment, ma cousine; je t'aurai bientÎt conté mon histoire, et tu me donneras quelque avis. Tiens, j'étais ici quand il est venu; dÚs qu'il s'est approché, le coeur m'a dit que je l'aimais; cela est admirable! Il s'est approché aussi, il m'a parlé; sais-tu ce qu'il m'a dit? Qu'il m'aimait aussi. J'étais plus contente que si on m'avait donné tous les moutons du hameau vraiment je ne m'étonne pas si toutes nos bergÚres sont si aises d'aimer; je voudrais n'avoir fait que cela depuis que je suis au monde, tant je le trouve charmant; mais ce n'est pas tout, il doit revenir ici bientÎt; il m'a déjà baisé la main, et je vois bien qu'il voudra me la baiser encore. Donne-moi conseil, toi qui as eu tant d'amants; dois-je le laisser faire? La Cousine. - Garde-t'en bien, ma cousine, sois bien sévÚre, cela entretient l'amour d'un amant. Silvia. - Quoi, il n'y a point de moyen plus aisé que cela pour l'entretenir? La Cousine. - Non; il ne faut point aussi lui dire tant que tu l'aimes. Silvia. - Eh! comment s'en empÃÂȘcher? Je suis encore trop jeune pour pouvoir me gÃÂȘner. La Cousine. - Fais comme tu pourras, mais on m'attend, je ne puis rester plus longtemps, adieu, ma cousine. ScÚne X Silvia, un moment aprÚs. - Que je suis inquiÚte! j'aimerais autant ne point aimer que d'ÃÂȘtre obligée d'ÃÂȘtre sévÚre; cependant elle dit que cela entretient l'amour, voilà qui est étrange; on devrait bien changer une maniÚre si incommode; ceux qui l'on inventée n'aimaient pas tant que moi. ScÚne XI Silvia, Arlequin Arlequin arrive. Silvia, en le voyant. - Voici mon amant; que j'aurai de peine à me retenir! DÚs qu'Arlequin l'aperçoit, il vient à elle en sautant de joie; il lui fait des caresses avec son chapeau, auquel il a attaché le mouchoir, il tourne autour de Silvia, tantÎt il baise le mouchoir, tantÎt il caresse Silvia. Arlequin. - Vous voilà donc, mon petit coeur? Silvia, en riant. - Oui, mon amant. Arlequin. - Etes-vous bien aise de me voir? Silvia. - Assez. Arlequin, en répétant ce mot. - Assez, ce n'est pas assez. Silvia. - Oh si fait, il n'en faut pas davantage. Arlequin ici lui prend la main, Silvia paraÃt embarrassé. Arlequin, en la tenant, dit. - Et moi, je ne veux pas que vous disiez comme cela. Il veut alors lui baiser la main, en disant ces derniers mots. Silvia, retirant sa main. - Ne me baisez pas la main au moins. Arlequin, fùché. - Ne voilà -t-il pas encore? Allez, vous ÃÂȘtes une trompeuse. Il pleure. Silvia, tendrement, en lui prenant le menton. - Hélas! mon petit amant, ne pleurez pas. Arlequin, continuant de gémir. - Vous m'aviez promis votre amitié. Silvia. - Eh! je vous l'ai donnée. Arlequin. - Non quand on aime les gens, on ne les empÃÂȘche pas de baiser sa main. En lui offrant la sienne. Tenez, voilà la mienne; voyez si je ferai comme vous. Silvia, en se ressouvenant des conseils de sa cousine. - Oh! ma cousine dira ce qu'elle voudra, mais je ne puis y tenir. Là , là , consolez-vous, mon amant, et baisez ma main puisque vous en avez envie; baisez, mais écoutez, n'allez pas me demander combien je vous aime, car je vous en dirais toujours la moitié moins qu'il n'y en a. Cela n'empÃÂȘchera pas que, dans le fond, je ne vous aime de tout mon coeur; mais vous ne devez pas le savoir, parce que cela vous Îterait votre amitié, on me l'a dit. Arlequin, d'une voix plaintive. - Tous ceux qui vous ont dit cela ont fait un mensonge ce sont des causeurs qui n'entendent rien à notre affaire. Le coeur me bat quand je baise votre main et que vous dites que vous m'aimez, et c'est marque que ces choses-là sont bonnes à mon amitié. Silvia. - Cela se peut bien, car la mienne en va de mieux en mieux aussi; mais n'importe, puisqu'on dit que cela ne vaut rien, faisons un marché de peur d'accident toutes les fois que vous me demanderez si j'ai beaucoup d'amitié pour vous, je vous répondrai que je n'en ai guÚre, et cela ne sera pourtant pas vrai; et quand vous voudrez me baiser la main, je ne le voudrai pas, et pourtant j'en aurai envie. Arlequin, en riant. - Eh! eh! cela sera drÎle! je le veux bien; mais avant ce marché-là , laissez-moi baiser votre main à mon aise, cela ne sera pas du jeu. Silvia. - Baisez, cela est juste. Arlequin lui baise et rebaise la main, et aprÚs, faisant réflexion au plaisir qu'il vient d'avoir, il dit. - Oh! mais, mon amie, peut-ÃÂȘtre que le marché nous fùchera tous deux. Silvia. - Eh! quand cela nous fùchera tout de bon, ne sommes-nous pas les maÃtres? Arlequin. - Il est vrai, mon amie; cela est donc arrÃÂȘté? Silvia. - Oui. Arlequin. - Cela sera tout divertissant voyons pour voir. Arlequin ici badine, et l'interroge pour rire. M'aimez-vous beaucoup? Silvia. - Pas beaucoup. Arlequin, sérieusement. - Ce n'est que pour rire au moins, autrement... Silvia, riant. - Eh! sans doute. Arlequin, poursuivant toujours la badinerie, et riant. - Ah! ah! ah! Et puis pour badiner encore. Donnez-moi votre main, ma mignonne. Silvia. - Je ne le veux pas. Arlequin, souriant. - Je sais pourtant que vous le voudriez bien. Silvia. - Plus que vous; mais je ne veux pas le dire. Arlequin, souriant encore ici, et puis changeant de façon, et tristement. - Je veux la baiser, ou je serai fùché. Silvia. - Vous badinez, mon amant? Arlequin, comme tristement toujours. - Non. Silvia. - Quoi! c'est tout de bon? Arlequin. - Tout de bon. Silvia, en lui tendant la main. - Tenez donc. ScÚne XII La Fée, Arlequin, Silvia Ici la Fée qui les cherchait arrive, et dit à part en retournant son anneau. - Ah! je vois mon malheur! Arlequin, aprÚs avoir baisé la main de Silvia. - Dame! je badinais. Silvia. - Je vois bien que vous m'avez attrapée, mais j'en profite aussi. Arlequin, qui lui tient toujours la main. - Voilà un petit mot qui me plaÃt comme tout. La Fée, à part. - Ah! juste ciel, quel langage! Paraissons. Elle retourne son anneau. Silvia, effrayée de la voir, fait un cri. - Ah! Arlequin, de son cÎté. - Ouf! La Fée, à Arlequin avec altération. - Vous en savez déjà beaucoup! Arlequin, embarrassé. - Eh! eh! je ne savais pourtant pas que vous étiez là . La Fée, en le regardant fixement. - Ingrat! Et puis le touchant de sa baguette. Suivez-moi. AprÚs ce dernier mot, elle touche aussi Silvia sans lui rien dire. Silvia, touchée, dit. - Miséricorde! La Fée alors part avec Arlequin, qui marche devant en silence et comme par compas. ScÚne XIII Silvia, seule, tremblante, et sans bouger. - Ah! la méchante femme, je tremble encore de peur. Hélas! peut-ÃÂȘtre qu'elle va tuer mon amant, elle ne lui pardonnera jamais de m'aimer, mais je sais bien comment je ferai; je m'en vais assembler tous les bergers du hameau, et les mener chez elle allons. Silvia là -dessus veut marcher, mais elle ne peut avancer un pas, elle dit Qu'est-ce que j'ai donc? Je ne puis me remuer. Elle fait des efforts et ajoute Ah! cette magicienne m'a jeté un sortilÚge aux jambes. A ces mots, deux ou trois Lutins viennent pour l'enlever. Silvia, tremblante. - Ahi! Ahi! Messieurs, ayez pitié de moi, au secours, au secours! Un des Lutins. - Suivez-nous, suivez-nous. Silvia. - Je ne veux pas, je veux retourner au logis. Un autre Lutin. - Marchons. Ils l'enlÚvent en criant. ScÚne XIV La scÚne change et représente le jardin de la Fée. La Fée paraÃt avec Arlequin, qui marche devant elle dans la mÃÂȘme posture qu'il a fait ci-devant, et la tÃÂȘte baissée. - Fourbe que tu es! je n'ai pu paraÃtre aimable à tes yeux, je n'ai pu t'inspirer le moindre sentiment, malgré tous les soins et toute la tendresse que tu m'as vue; et ton changement est l'ouvrage d'une misérable bergÚre! Réponds, ingrat, que lui trouves-tu de si charmant? Parle. Arlequin, feignant d'ÃÂȘtre retombé dans sa bÃÂȘtise. - Qu'est-ce que vous voulez? La Fée. - Je ne te conseille pas d'affecter une stupidité que tu n'as plus, et si tu ne te montres tel que tu es, tu vas me voir poignarder l'indigne objet de ton choix. Arlequin, vite et avec crainte. - Eh! non, non; je vous promets que j'aurai de l'esprit autant que vous le voudrez. La Fée. - Tu trembles pour elle. Arlequin. - C'est que je n'aime à voir mourir personne. La Fée. - Tu me verras mourir, moi, si tu ne m'aimes. Arlequin, en la flattant. - Ne soyez donc point en colÚre contre nous. La Fée, en s'attendrissant. - Ah! mon cher Arlequin, regarde-moi, repens-toi de m'avoir désespérée, j'oublierai de quelle part t'est venu ton esprit; mais puisque tu en as, qu'il te serve à connaÃtre les avantages que je t'offre. Arlequin. - Tenez, dans le fond, je vois bien que j'ai tort; vous ÃÂȘtes belle et brave cent fois plus que l'autre, mais j'enrage. La Fée. - Eh! de quoi? Arlequin. - C'est que j'ai laissé prendre mon coeur par cette petite friponne qui est plus laide que vous. La Fée soupire en secret et dit. - Arlequin, voudrais-tu aimer une personne qui te trompe, qui a voulu badiner avec toi, et qui ne t'aime pas? Arlequin. - Oh! pour cela si fait, elle m'aime à la folie. La Fée. - Elle t'abusait, je le sais bien, puisqu'elle doit épouser un berger du village qui est son amant si tu veux, je m'en vais l'envoyer chercher, et elle te le dira elle-mÃÂȘme. Arlequin, en se mettant la main sur la poitrine ou sur son coeur. - Tic, tac, tic, tac, ouf voilà des paroles qui me rendent malade. Et puis vite. Allons, allons, je veux savoir cela; car si elle me trompe, jarni, je vous caresserai, je vous épouserai devant ses deux yeux pour la punir. La Fée. - Eh bien! je vais donc l'envoyer chercher. Arlequin, encore ému. - Oui; mais vous ÃÂȘtes bien fine, si vous ÃÂȘtes là quand elle me parlera, vous lui ferez la grimace, elle vous craindra, et elle n'osera me dire rondement sa pensée. La Fée. - Je me retirerai. Arlequin. - La peste! vous ÃÂȘtes une sorciÚre, vous nous jouerez un tour comme tantÎt, et elle s'en doutera vous ÃÂȘtes au milieu du monde, et on ne voit rien. Oh! je ne veux point que vous trichiez; faites un serment que vous n'y serez pas en cachette. La Fée. - Je te le jure, foi de fée. Arlequin. - Je ne sais point si ce juron-là est bon; mais je me souviens à cette heure, quand on me lisait des histoires, d'avoir vu qu'on jurait par le six, le tix, oui, le Styx. La Fée. - C'est la mÃÂȘme chose. Arlequin. - N'importe, jurez toujours; dame, puisque vous craignez, c'est que c'est le meilleur. La Fée, aprÚs avoir rÃÂȘvé. - Eh bien! je n'y serai point, je t'en jure par le Styx, et je vais donner ordre qu'on l'amÚne ici. Arlequin. - Et moi en attendant je m'en vais gémir en me promenant. Il sort. ScÚne XV La Fée, seule. - Mon serment me lie, mais je n'en sais pas moins le moyen d'épouvanter la bergÚre sans ÃÂȘtre présente, et il me reste une ressource; je donnerai mon anneau à Trivelin qui les écoutera invisible, et qui me rapportera ce qu'ils auront dit Appelons-le Trivelin! Trivelin! ScÚne XVI La Fée, Trivelin Trivelin vient. - Que voulez-vous, Madame? La Fée. - Faites venir ici cette bergÚre, je veux lui parler; et vous, prenez cette bague. Quand j'aurai quitté cette fille, vous avertirez Arlequin de lui venir parler, et vous le suivrez sans qu'il le sache pour venir écouter leur entretien, avec la précaution de retourner la bague, pour n'ÃÂȘtre point vu d'eux; aprÚs quoi, vous me redirez leur discours entendez-vous? Soyez exact, je vous prie. Trivelin. - Oui, Madame. Il sort pour aller chercher Silvia. ScÚne XVII La Fée, Silvia La Fée, un moment seule. - Est-il d'aventure plus triste que la mienne? Je n'ai lieu d'aimer plus que je n'aimais, que pour en souffrir davantage; cependant il me reste encore quelque espérance; mais voici ma rivale. Silvia entre. La Fée en colÚre. Approchez, approchez. Silvia. - Madame, est-ce que vous voulez toujours me retenir de force ici? Si ce beau garçon m'aime, est-ce ma faute? Il dit que je suis belle, dame, je ne puis pas m'empÃÂȘcher de l'ÃÂȘtre. La Fée, avec un sentiment de fureur. - Oh! si je ne craignais de tout perdre, je la déchirerais. Haut. Ecoutez-moi, petite fille, mille tourments vous sont préparés, si vous ne m'obéissez. Silvia, en tremblant. - Hélas! vous n'avez qu'à dire. La Fée. - Arlequin va paraÃtre ici je vous ordonne de lui dire que vous n'avez voulu que vous divertir avec lui, que vous ne l'aimez point, et qu'on va vous marier avec un berger du village; je ne paraÃtrai point dans votre conversation, mais je serai à vos cÎtés sans que vous me voyiez, et si vous n'observez mes ordres avec la derniÚre rigueur, s'il vous échappe le moindre mot qui lui fasse deviner que je vous aie forcée à lui parler comme je le veux, tout est prÃÂȘt pour votre supplice. Silvia. - Moi, lui dire que j'ai voulu me moquer de lui? Cela est-il raisonnable? Il se mettra à pleurer, et je me mettrai à pleurer aussi vous savez bien que cela est immanquable. La Fée, en colÚre. - Vous osez me résister! Paraissez, esprits infernaux, enchaÃnez-la, et n'oubliez rien pour la tourmenter. Des esprit entrent. Silvia, pleurant, dit. - N'avez-vous pas de conscience de me demander une chose impossible? La Fée, aux esprits. - Ce n'est pas tout; allez prendre l'ingrat qu'elle aime, et donnez-lui la mort à ses yeux. Silvia, avec exclamation. - La mort! Ah! Madame la Fée, vous n'avez qu'à le faire venir; je m'en vais lui dire que je le hais, et je vous promets de ne point pleurer du tout; je l'aime trop pour cela. La Fée. - Si vous versez une larme, si vous ne paraissez tranquille, il est perdu, et vous aussi. Aux esprits. Otez-lui ses fers. A Silvia. Quand vous lui aurez parlé, je vous ferai reconduire chez vous, si j'ai lieu d'ÃÂȘtre contente il va venir, attendez ici. La Fée sort et les diables aussi. ScÚne XVIII Silvia, Arlequin, Trivelin Silvia, un moment seule. - Achevons vite de pleurer, afin que mon amant ne croie pas que je l'aime, le pauvre enfant, ce serait le tuer moi-mÃÂȘme. Ah! maudite fée! Mais essuyons mes yeux, le voilà qui vient. Arlequin entre alors triste et la tÃÂȘte penchée, il ne dit mot jusqu'auprÚs de Silvia, il se présente à elle, la regarde un moment sans parler; et aprÚs, Trivelin invisible entre. Arlequin. - Mon amie! Silvia, d'un air libre. - Eh bien? Arlequin. - Regardez-moi. Silvia, embarrassée. - A quoi sert tout cela? On m'a fait venir ici pour vous parler; j'ai hùte, qu'est-ce que vous voulez? Arlequin, tendrement. - Est-ce vrai que vous m'avez fourbé? Silvia. - Oui, tout ce que j'ai fait, ce n'était que pour me donner du plaisir. Arlequin s'approche d'elle tendrement et lui dit. - Mon amie, dites franchement, cette coquine de fée n'est point ici, car elle en a juré. Et puis en flattant Silvia. Là , là , remettez-vous, mon petit coeur dites, ÃÂȘtes-vous une perfide? Allez-vous ÃÂȘtre la femme d'un vilain berger? Silvia. - Oui, encore une fois, tout cela est vrai. Arlequin, là -dessus, pleure de toute sa force. - Hi, hi, hi. Silvia, à part. - Le courage me manque. Arlequin, en pleurant sans rien dire, cherche dans ses poches; il en tire un petit couteau qu'il aiguise sur sa manche. Silvia, le voyant faire. - Qu'allez-vous donc faire? Alors Arlequin sans répondre allonge le bras comme pour prendre sa secousse, et ouvre un peu son estomac. Silvia, effrayée. - Ah! il va se tuer; arrÃÂȘtez-vous, mon amant! j'ai été obligée de vous dire des menteries Et puis en parlant à la Fée qu'elle croit à cÎté d'elle. Madame la Fée, pardonnez-moi en quelque endroit que vous soyez ici, vous voyez bien ce qui en est. Arlequin, à ces mots cessant son désespoir, lui prend vite la main et dit. - Ah! quel plaisir! soutenez-moi, m'amour, je m'évanouis d'aise. Silvia le soutient. Trivelin, alors, paraÃt tout d'un coup à leurs yeux. Silvia, dans la surprise, dit. - Ah! voilà la Fée. Trivelin. - Non, mes enfants, ce n'est pas la Fée; mais elle m'a donné son anneau, afin que je vous écoutasse sans ÃÂȘtre vu. Ce serait bien dommage d'abandonner de si tendres amants à sa fureur aussi bien ne mérite-t-elle pas qu'on la serve, puisqu'elle est infidÚle au plus généreux magicien du monde, à qui je suis dévoué soyez en repos, je vais vous donner un moyen d'assurer votre bonheur. Il faut qu'Arlequin paraisse mécontent de vous, Silvia; et que de votre cÎté vous feigniez de le quitter en le raillant. Je vais chercher la Fée qui m'attend, à qui je dirai que vous vous ÃÂȘtes parfaitement acquittée de ce qu'elle vous avait ordonné elle sera témoin de votre retraite. Pour vous, Arlequin, quand Silvia sera sortie, vous resterez avec la Fée, et alors en l'assurant que vous ne songez plus à Silvia infidÚle, vous jurerez de vous attacher à elle, et tùcherez par quelque tour d'adresse, et comme en badinant, de lui prendre sa baguette; je vous avertis que dÚs qu'elle sera dans vos mains, la Fée n'aura plus aucun pouvoir sur vous deux; et qu'en la touchant elle-mÃÂȘme d'un coup de la baguette, vous en serez absolument le maÃtre. Pour lors, vous pourrez sortir d'ici et vous faire telle destinée qu'il vous plaira. Silvia. - Je prie le ciel qu'il vous récompense. Arlequin. - Oh! quel honnÃÂȘte homme! Quand j'aurai la baguette, je vous donnerai votre plein chapeau de liards. Trivelin. - Préparez-vous, je vais amener ici la Fée. ScÚne XIX Arlequin, Silvia Arlequin. - Ma chÚre amie, la joie me court dans le corps; il faut que je vous baise, nous avons bien le temps de cela. Silvia, en l'arrÃÂȘtant. - Taisez-vous donc, mon ami, ne nous caressons pas à cette heure, afin de pouvoir nous caresser toujours on vient, dites-moi bien des injures, pour avoir la baguette. La Fée entre. Arlequin, comme en colÚre. - Allons, petite coquine. ScÚne XX La Fée, Trivelin, Silvia, Arlequin Trivelin, à la Fée en entrant. - Je crois, Madame, que vous aurez lieu d'ÃÂȘtre contente. Arlequin, continuant à gronder Silvia. - Sortez d'ici, friponne; voyez cette petite effrontée! sortez d'ici, mort de ma vie! Silvia, se retirant en riant. - Ah! ah! qu'il est drÎle! Adieu, adieu, je m'en vais épouser mon amant une autre fois ne croyez pas tout ce qu'on vous dit, petit garçon. Et puis Silvia dit à la Fée Madame, voulez-vous que je m'en aille? La Fée, à Trivelin. - Faites-la sortir, Trivelin. Elle sort avec Trivelin. ScÚne XXI La Fée, Arlequin La Fée. - Je vous avais dit la vérité, comme vous voyez Arlequin, comme indifférent. - Oh! je me soucie bien de cela c'est une petite laide qui ne vous vaut pas. Allez, allez, à présent je vois bien que vous ÃÂȘtes une bonne personne. Fi! que j'étais sot; laissez faire, nous l'attraperons bien, quand nous serons mari et femme. La Fée. - Quoi! mon cher Arlequin, vous m'aimerez donc? Arlequin. - Eh qui donc? J'avais assurément la vue trouble. Tenez, cela m'avait fùché d'abord, mais à présent je donnerais toutes les bergÚres des champs pour une mauvaise épingle. Et puis doucement. Mais vous n'avez peut-ÃÂȘtre plus envie de moi, à cause que j'ai été si bÃÂȘte? La Fée, charmée. - Mon cher Arlequin, je te fais mon maÃtre, mon mari; oui, je t'épouse; je te donne mon coeur, mes richesses, ma puissance. Es-tu content? Arlequin, en la regardant sur cela tendrement. - Ah! ma mie, que vous me plaisez! Et lui prenant la main. Moi, je vous donne ma personne, et puis cela encore. C'est son chapeau. Et puis encore cela. C'est son épée. Là -dessus, en badinant, il lui met son épée au cÎté, et dit en lui prenant sa baguette Et je m'en vais mettre ce bùton à mon cÎté. Quand il tient la baguette, La Fée, inquiÚte, lui dit Donnez, donnez-moi cette baguette, mon fils; vous la casserez. Arlequin, se reculant aux approches de la Fée, tournant autour du théùtre, et d'une façon reposée. - Tout doucement, tout doucement! La Fée, encore plus alarmée. - Donnez donc vite, j'en ai besoin. Arlequin, alors, la touche de la baguette adroitement et lui dit. - Tout beau, asseyez-vous là ; et soyez sage. La Fée tombe sur le siÚge de gazon mis auprÚs de la grille du théùtre et dit. - Ah! je suis perdue, je suis trahie. Arlequin, en riant. - Et moi, je suis on ne peut pas mieux. Oh! oh! vous me grondiez tantÎt parce que je n'avais pas d'esprit; j'en ai pourtant plus que vous. Arlequin alors fait des sauts de joie; il rit, il danse, il siffle, et de temps en temps va autour de la Fée, et lui montrant la baguette. Soyez bien sage, madame la sorciÚre, car voyez bien cela! Alors il appelle tout le monde. Allons, qu'on m'apporte ici mon petit coeur. Trivelin oÃÂč sont mes valets et tous les diables aussi? Vite, j'ordonne, je commande, ou par la sambleu... Tout accourt à sa voix. ScÚne derniÚre Silvia conduite par Trivelin, les Danseurs, Les Chanteurs et Les Esprits Arlequin, courant au-devant de Silvia, et lui montrant la baguette. - Ma chÚre amie, voilà la machine; je suis sorcier à cette heure; tenez, prenez, prenez; il faut que vous soyez sorciÚre aussi. Il lui donne la baguette. Silvia prend la baguette en sautant d'aise et dit. - Oh! mon amant, nous n'aurons plus d'envieux. A peine Silvia a-t-elle dit ces mots, que quelques esprits s'avancent, et l'un d'eux dit Vous ÃÂȘtes notre maÃtresse, que voulez-vous de nous? Silvia, surprise de leur approche, se retire et a peur, et dit. - Voilà encore ces vilains hommes qui me font peur. Arlequin, fùché. - Jarni, je vous apprendrai à vivre. A Silvia. Donnez-moi ce bùton, afin que je les rosse. Il prend la baguette, et ensuite bat les esprits avec son épée; il bat aprÚs les danseurs, les chanteurs, et jusqu'à Trivelin mÃÂȘme. Silvia, lui dit, en l'arrÃÂȘtant. - En voilà assez, mon ami. Arlequin menace toujours tout le monde, et va à la Fée qui est sur le banc, et la menace aussi. Silvia, alors, s'approche à son tour de la Fée et lui dit en la saluant. - Bonjour, Madame, comment vous portez-vous? Vous n'ÃÂȘtes donc plus si méchante? La Fée retourne la tÃÂȘte en jetant des regards de fureur sur eux. Silvia. - Oh! qu'elle est en colÚre. Arlequin, alors à la Fée. - Tout doux, je suis le maÃtre; allons, qu'on nous regarde tout à l'heure agréablement. Silvia. - Laissons-la, mon ami, soyons généreux la compassion est une belle chose. Arlequin. - Je lui pardonne, mais je veux qu'on chante, qu'on danse, et puis aprÚs nous irons nous faire roi quelque part. Annibal Acteurs Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens le 3 mars 1720 Acteurs Laodice, fille de Prusias. Flaminius, ambassadeur romain. Hiéron, confident de Prusias. Amilcar, confident d'Annibal. Flavius, confident de Flaminius. Egine, confidente de Laodice. La scÚne est dans le palais de Prusias. Acte premier ScÚne premiÚre Laodice, Egine Egine Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes, Madame; de vos yeux j'ai vu couler des larmes. Quel important sujet a pu donc aujourd'hui Verser dans votre coeur la tristesse et l'ennui? Laodice Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie? Egine Laodice Pourquoi faut-il que je le voie? Sans lui j'allais, sans trouble, épouser Annibal. O Rome! que ton choix à mon coeur est fatal! Ecoute, je veux bien t'apprendre, chÚre Egine, Des pleurs que je versais la secrÚte origine Trois ans se sont passés, depuis qu'en ces Etats Le mÃÂȘme ambassadeur vint trouver Prusias. Je n'avais jamais vu de Romain chez mon pÚre; Je pensais que d'un roi l'auguste caractÚre L'élevait au-dessus du reste des humains Mais je vis qu'il fallait excepter les Romains. Je vis du moins mon pÚre, orné du diadÚme, Honorer ce Romain, le respecter lui-mÃÂȘme; Et, s'il te faut ici dire la vérité, Ce Romain n'en parut ni surpris, ni flatté. Cependant ces respects et cette déférence BlessÚrent en secret l'orgueil de ma naissance. J'eus peine à voir un roi qui me donna le jour, Dépouillé de ses droits, courtisan dans sa cour, Et d'un front couronné perdant toute l'audace, Devant Flaminius n'oser prendre sa place. J'en rougis, et jetai sur ce hardi Romain Des regards qui marquaient un généreux dédain. Mais du destin sans doute un injuste caprice Veut devant les Romains que tout orgueil fléchisse Mes dédaigneux regards rencontrÚrent les siens, Et les siens, sans effort, confondirent les miens. Jusques au fond du coeur je me sentis émue; Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue. Je perdis sans regret un impuissant courroux; Mon propre abaissement, Egine, me fut doux. J'oubliai ces respects qui m'avaient offensée; Mon pÚre mÃÂȘme alors sortit de ma pensée Je m'oubliai moi-mÃÂȘme, et ne m'occupai plus Qu'à voir et n'oser voir le seul Flaminius. Egine, ce récit, que j'ai honte de faire, De tous mes mouvements t'explique le mystÚre. Egine De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur. Sans doute, à votre tour, vous surprÃtes le coeur. Laodice J'ignore jusqu'ici si je touchai son ùme J'examinai pourtant s'il partageait ma flamme; J'observai si ses yeux ne m'en apprendraient rien Mais je le voulais trop pour m'en instruire bien. Je le crus cependant, et si sur l'apparence Il est permis de prendre un peu de confiance, Egine, il me sembla que, pendant son séjour, Dans son silence mÃÂȘme éclatait son amour. Mille indices pressants me le faisaient comprendre Quand je te les dirais, tu ne pourrais m'entendre; Moi-mÃÂȘme, que l'amour sut peut-ÃÂȘtre tromper, Je les sens, et ne puis te les développer. Flaminius partit, Egine, et je veux croire Qu'il ignora toujours ma honte et sa victoire. Hélas! pour revenir à ma tranquillité, Que de maux à mon coeur n'en a-t-il pas coûté! J'appelai vainement la raison à mon aide Elle irrite l'amour, loin d'y porter remÚde. Quand sur ma folle ardeur elle m'ouvrait les yeux, En rougissant d'aimer, je n'en aimais que mieux. Je ne me servis plus d'un secours inutile; J'attendis que le temps vÃnt me rendre tranquille Je le devins, Egine, et j'ai cru l'ÃÂȘtre enfin, Quand j'ai su le retour de ce mÃÂȘme Romain. Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste? Quoi! j'aimerais encore! Ah! puisque je le crains, Pourrais-je me flatter que mes feux sont éteints? D'oÃÂč naÃtraient dans mon coeur de si promptes alarmes? Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes? Cependant, chÚre Egine, Annibal a ma foi, Et je suis destinée à vivre sous sa loi. Sans amour, il est vrai, j'allais ÃÂȘtre asservie; Mais j'allais partager la gloire de sa vie. Mon ùme, que flattait un partage si grand, Se disait qu'un héros valait bien un amant. Hélas! si dans ce jour mon amour se ranime, Je deviendrai bien moins épouse que victime. N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui, J'achÚverai l'hymen qui doit m'unir à lui, Et dût mon coeur brûler d'une ardeur éternelle, Egine, il a ma foi; je lui serai fidÚle. Egine Madame, le voici. ScÚne II Laodice, Annibal, Egine, Amilcar Annibal Puis-je, sans me flatter, Espérer qu'un moment vous voudrez m'écouter? Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage, De mes tristes soupirs vous présenter l'hommage C'est un secret qu'il faut renfermer dans son coeur, Quand on n'a plus de grùce à vanter son ardeur. Un soin qui me sied mieux, mais moins cher à mon ùme, M'invite en ce moment à vous parler, Madame. On attend dans ces lieux un agent des Romains, Et le roi votre pÚre ignore ses desseins; Mais je crois les savoir. Rome me persécute. Par moi, Rome autrefois se vit prÚs de sa chute; Ce qu'elle en ressentit et de trouble et d'effroi Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi. Son pouvoir est peu sûr tant qu'il respire un homme Qui peut apprendre aux rois à marcher jusqu'à Rome. A peine ils m'ont reçu, que sa juste frayeur M'en écarte aussitÎt par un ambassadeur; Je puis porter trop loin le succÚs de leurs armes, Voilà ce qui nourrit ses prudentes alarmes Et de l'ambassadeur, peut-ÃÂȘtre, tout l'emploi Est de n'oublier rien pour m'éloigner du roi. Il va mÃÂȘme essayer l'impérieux langage Dont à ses envoyés Rome prescrit l'usage; Et ce piÚge grossier, que tend sa vanité, Souvent de plus d'un roi surprit la fermeté. Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse, Vous possédez du roi l'estime et la tendresse Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur En demander ici l'usage en ma faveur. Se soustraire au bienfait d'une ùme vertueuse, C'est soi-mÃÂȘme souvent l'avoir peu généreuse. Annibal, destiné pour ÃÂȘtre votre époux, N'aura point à rougir d'avoir compté sur vous Et votre coeur, enfin, est assez grand pour croire Qu'il est de son devoir d'avoir soin de ma gloire. Laodice Oui, je la soutiendrai; n'en doutez point, Seigneur, L'espoir que vous formez rend justice à mon coeur. L'inviolable foi que je vous ai donnée M'associe aux hasards de votre destinée. Mais aujourd'hui, Seigneur, je n'en ferais pas moins, Quand vous n'auriez point droit de demander mes soins. Croyez à votre tour que j'ai l'ùme trop fiÚre Pour qu'Annibal en vain m'eût fait une priÚre. Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous défiez, Sera plus vertueux que vous ne le croyez Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne, Vos intérÃÂȘts n'ont pas besoin qu'on les soutienne. Annibal Non, je m'occupe ici de plus nobles projets, Et ne vous parle point de mes seuls intérÃÂȘts. Mon nom m'honore assez, Madame, et j'ose dire Qu'au plus avide orgueil ma gloire peut suffire. Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur Le triomphe n'est pas plus beau que mon malheur. Quand je serais réduit au plus obscur asile, J'y serais respectable, et j'y vivrais tranquille, Si d'un roi généreux les soins et l'amitié, Le noeud dont avec vous je dois ÃÂȘtre lié, N'avaient rempli mon coeur de la douce espérance Que ce bras fera foi de ma reconnaissance; Et que l'heureux époux dont vous avez fait choix, Sur de nouveaux sujets établissant vos lois, Justifiera l'honneur que me fait Laodice, En souffrant que ma main à la sienne s'unisse. Oui, je voudrais encor par des faits éclatants Réparer entre nous la distance des ans, Et de tant de lauriers orner cette vieillesse, Qu'elle effaçùt l'éclat que donne la jeunesse. Mais mon courage en vain médite ces desseins, Madame, si le roi ne résiste aux Romains Je ne vous dirai point que le Sénat, peut-ÃÂȘtre, Deviendra par degrés son tyran et son maÃtre; Et que, si votre pÚre obéit aujourd'hui, Ce maÃtre ordonnera de vous comme de lui; Qu'on verra quelque jour sa politique injuste Disposer de la main d'une princesse auguste, L'accorder quelquefois, la refuser aprÚs, Au gré de son caprice ou de ses intérÃÂȘts, Et d'un lùche allié trop payer le service, En lui livrant enfin la main de Laodice. Laodice Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux, Mon pÚre le reçut comme un présent, des dieux, Et sans doute il connut quel était l'avantage De pouvoir acquérir des droits sur son courage, De se l'approprier en se liant à vous, En vous donnant enfin le nom de mon époux. Sans la guerre, il aurait conclu notre hyménée; Mais il n'est pas moins sûr, et j'y suis destinée. Qu'Annibal juge donc, sur les desseins du roi, Si jamais les Romains disposeront de moi; Si jamais leur Sénat peut à présent s'attendre Que de son fier pouvoir le roi veuille dépendre. Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui Juger si vous aurez besoin de mon appui. ScÚne III Prusias, Annibal, Amilcar Prusias Enfin, Flaminius va bientÎt nous instruire Des motifs importants qui peuvent le conduire. Avant la fin du jour, Seigneur, nous l'allons voir, Et déjà je m'apprÃÂȘte à l'aller recevoir. Annibal Qu'entends-je? vous, Seigneur! Prusias D'oÃÂč vient cette surprise? Je lui fais un honneur que l'usage autorise J'imite mes pareils. Annibal Et n'ÃÂȘtes-vous pas roi? Prusias Seigneur, ceux dont je parle ont mÃÂȘme rang que moi. Annibal Eh quoi! pour vos pareils voulez-vous reconnaÃtre Des hommes, par abus appelés rois sans l'ÃÂȘtre; Des esclaves de Rome, et dont la dignité Est l'ouvrage insolent de son autorité; Qui, du trÎne héritiers, n'osent y prendre place, Si Rome auparavant n'en a permis l'audace; Qui, sur ce trÎne assis, et le sceptre à la main, S'abaissent à l'aspect d'un citoyen romain; Des rois qui, soupçonnés de désobéissance, Prouvent à force d'or leur honteuse innocence, Et que d'un fier Sénat l'ordre souvent fatal Expose en criminels devant son tribunal; Méprisés des Romains autant que méprisables? Voilà ceux qu'un monarque appelle ses semblables! Ces rois dont le Sénat, sans armer de soldats, A de vils concurrents adjuge les Etats; Ces clients, en un mot, qu'il punit et protÚge, Peuvent de ses agents augmenter le cortÚge. Mais vous, examinez, en voyant ce qu'ils sont, Si vous devez encor imiter ce qu'ils font. Prusias Si ceux dont nous parlons vivent dans l'infamie, S'ils livrent aux Romains et leur sceptre et leur vie, Ce lùche oubli du rang qu'ils ont reçu des dieux, Autant qu'à vous, Seigneur, me paraÃt odieux Mais donner au Sénat quelque marque d'estime, Rendre à ses envoyés un honneur légitime, Je l'avouerai, Seigneur, j'aurais peine à penser Qu'à de honteux égards ce fût se rabaisser; Je crois pouvoir enfin les imiter moi-mÃÂȘme, Et n'en garder pas moins les droits du rang suprÃÂȘme. Annibal Quoi! Seigneur, votre rang n'est pas sacrifié, En courant au-devant des pas d'un envoyé! C'est montrer votre estime, en produire des marques Que vous ne croyez pas indignes des monarques! L'ai-je bien entendu? De quel oeil, dites-moi, Voyez-vous le Sénat? et qu'est-ce donc qu'un roi? Quel discours! juste ciel! de quelle fantaisie L'ùme aujourd'hui des rois est-elle donc saisie? Et quel est donc enfin le charme ou le poison Dont Rome semble avoir altéré leur raison? Cet orgueil, que leur coeur respire sur le trÎne, Au seul nom de Romain, fuit et les abandonne; Et d'un commun accord, ces maÃtres des humains, Sans s'en apercevoir, respectent les Romains! O rois! et ce respect, vous l'appelez estime! Je ne m'étonne plus si Rome vous opprime. Seigneur, connaissez-vous; rompez l'enchantement Qui vous fait un devoir de votre abaissement. Vous régnez, et ce n'est qu'un agent qui s'avance. Au trÎne, votre place, attendez sa présence. Sans vous embarrasser s'il est Scythe ou Romain, Laissez-le jusqu'à vous poursuivre son chemin. De quel droit le Sénat pourrait-il donc prétendre Des respects qu'à vous-mÃÂȘme il ne voudrait pas rendre? Mais que vous dis-je? à Rome, à peine un sénateur Daignerait d'un regard vous accorder l'honneur, Et vous apercevant dans une foule obscure, Vous ferait un accueil plus choquant qu'une injure. De combien cependant ÃÂȘtes-vous au-dessus De chaque sénateur!... Prusias Seigneur, n'en parlons plus. J'avais cru faire un pas d'une moindre importance Mais pendant qu'en ces lieux l'ambassadeur s'avance, Souffrez que je vous quitte, et qu'au moins aujourd'hui Des soins moins éclatants m'excusent envers lui. ScÚne IV Annibal, Amilcar Amilcar Seigneur, nous sommes seuls oserais-je vous dire Ce que le ciel peut-ÃÂȘtre en ce moment m'inspire? Je connais peu le roi; mais sa timidité Semble vous présager quelque infidélité. Non qu'à présent son coeur manque pour vous de zÚle; Sans doute il a dessein de vous ÃÂȘtre fidÚle Mais un prince à qui Rome imprime du respect, De peu de fermeté doit vous ÃÂȘtre suspect. Ces timides égards vous annoncent un homme Assez faible, Seigneur, pour vous livrer à Rome. Qui sait si l'envoyé qu'on attend aujourd'hui Ne vient pas, de sa part, vous demander à lui? Pendant que de ces lieux la retraite est facile, M'en croirez-vous? fuyez un dangereux asile; Et sans attendre ici... Annibal Nomme-moi des Etats Plus sûrs pour Annibal que ceux de Prusias. Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides; Je les ai trouvés tous ou lùches ou perfides. Amilcar Il en serait peut-ÃÂȘtre encor de généreux Mais une autre raison fait vos dégoûts pour eux Et si vous n'espériez d'épouser Laodice, Peut-ÃÂȘtre à quelqu'un d'eux rendriez-vous justice. Vous voudrez bien, Seigneur, excuser un discours Que me dicte mon zÚle et le soin de vos jours. Annibal Crois-tu que l'intérÃÂȘt d'une amoureuse, flamme Dans cet égarement pût entraÃner mon ùme? Penses-tu que ce soit seulement de ce jour Que mon coeur ait appris à surmonter l'amour? De ses emportements j'ai sauvé ma jeunesse; J'en pourrai bien encor défendre ma vieillesse. Nous tenterions en vain d'empÃÂȘcher que nos coeurs D'un amour imprévu ne sentent les douceurs. Ce sont là des hasards à qui l'ùme est soumise, Et dont on peut sans honte éprouver la surprise Mais, quel qu'en soit l'attrait, ces douceurs ne sont rien, Et ne font de progrÚs qu'autant qu'on le veut bien. Ce feu, dont on nous dit la violence extrÃÂȘme, Ne brûle que le coeur qui l'allume lui-mÃÂȘme. Laodice est aimable, et je ne pense pas Qu'avec indifférence on pût voir ses appas. L'hymen doit me donner une épouse si belle; Mais la gloire, Amilcar, est plus aimable qu'elle Et jamais Annibal ne pourra s'égarer Jusqu'au trouble honteux d'oser les comparer. Mais je suis las d'aller mendier un asile, D'affliger mon orgueil d'un opprobre stérile. OÃÂč conduire mes pas? Va, crois-moi, mon destin Doit changer dans ces lieux ou doit y prendre fin. Prusias ne peut plus m'abandonner sans crime Il est faible, il est vrai; mais il veut qu'on l'estime. Je feins qu'il le mérite; et malgré sa frayeur, Sa vanité du moins lui tiendra lieu d'honneur. S'il en croit les Romains, si le Ciel veut qu'il cÚde, Des crimes de son coeur le mien sait le remÚde. Soit tranquille, Amilcar, et ne crains rien pour moi. Mais sortons. Hùtons-nous de rejoindre le roi; Ne l'abandonnons point; il faut mÃÂȘme sans cesse, Par de nouveaux efforts, combattre sa faiblesse, L'irriter contre Rome; et mon unique soin Est de me rendre ici son assidu témoin. Acte II ScÚne premiÚre Flavius, Flaminius Flavius Le roi ne paraÃt point, et j'ai peine à comprendre, Seigneur, comment ce prince ose se faire attendre. Et depuis quand les rois font-ils si peu d'état Des ministres chargés des ordres du Sénat? Malgré la dignité dont Rome vous honore, Prusias à vos yeux ne s'offre point encore? Flaminius N'accuse point le roi de ce superbe accueil; Un roi n'en peut avoir imaginé l'orgueil. J'y reconnais l'audace et les conseils d'un homme Ennemi déclaré des respects dus à Rome. Le roi de son devoir ne serait point sorti; C'est du seul Annibal que ce trait est parti. Prusias, sur la foi des leçons qu'on lui donne, Ne croit plus le respect d'usage sur le trÎne. Annibal, de son rang exagérant l'honneur, SÚme avec la fierté la révolte en son coeur. Quel que soit le succÚs qu'Annibal en attende, Les rois résistent peu quand le Sénat commande. Déjà ce fugitif a dû s'apercevoir. Combien ses volontés ont sur eux de pouvoir. Flavius Seigneur, à ce discours souffrez que je comprenne. Que vous ne venez pas pour le seul ArtamÚne, Et que la guerre enfin que lui fait Prusias Est le moindre intérÃÂȘt qui guide ici vos pas. En vous suivant, j'en ai soupçonné le mystÚre; Mais, Seigneur, jusqu'ici j'ai cru devoir me taire. Flaminius Déjà mon amitié te l'eût développé, Sans les soins inquiets dont je suis occupé. Je t'apprends donc qu'à Rome Annibal doit me suivre, Et qu'en mes mains il faut que Prusias le livre. Voilà quel est ici mon véritable emploi, Sans d'autres intérÃÂȘts qui ne touchent que moi. Flavius Quoi! vous? Flaminius Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre. Annibal n'a que trop montré qu'il est à craindre. Il fuit, il est vaincu, mais vaincu par des coups Que nous devons encor plus au hasard qu'à nous. Et s'il n'eût, autrefois, ralenti son courage, Rome était en danger d'obéir à Carthage. Quoique vaincu, les rois dont il cherche l'appui Pourraient bien essayer de se servir de lui; Et sur ce qu'il a fait fondant leur espérance Avec moins de frayeur tenter l'indépendance Et Rome à les punir aurait un embarras Qu'il serait imprudent de ne s'épargner pas. Nos aigles, en un mot, trop fréquemment défaites Par ce mÃÂȘme ennemi qui trouve des retraites, Qui n'a jamais craint Rome, et qui mÃÂȘme la voit Seulement ce qu'elle est et non ce qu'on la croit; Son audace, son nom et sa haine implacable, Tout, jusqu'à sa défaite, est en lui formidable, Et depuis quelque temps un bruit court parmi nous Qu'il va de Laodice ÃÂȘtre bientÎt l'époux. Ce coup est important Rome en est alarmée. Pour le rompre elle a fait avancer son armée; Elle exige Annibal, et malgré le mépris Que pour les rois tu sais que le Sénat a pris, Son orgueil inquiet en fait un sacrifice, Et livre à mon espoir la main de Laodice. Le roi, flatté par là , peut en oublier mieux La valeur d'un dépÎt trop suspect en ces lieux. Pour effacer l'affront d'un pareil hyménée, Si contraire à la loi que Rome s'est donnée, Et je te l'avouerai, d'un hymen dont mon coeur N'aurait peut-ÃÂȘtre pu sentir le déshonneur, Cette Rome facile accorde à la princesse Le titre qui pouvait excuser ma tendresse, La fait Romaine enfin. Cependant ne crois pas Qu'en faveur de mes feux j'épargne Prusias. Rome emprunte ma voix, et m'ordonne elle-mÃÂȘme D'user ici pour lui d'une rigueur extrÃÂȘme. Il le faut en effet. Flavius Mais depuis quand, Seigneur, Brûlez-vous en secret d'une si tendre ardeur? L'aimable Laodice a-t-elle fait connaÃtre Qu'elle-mÃÂȘme à son tour... Flaminius Prusias va paraÃtre; Cessons; mais souviens-toi que l'on doit ignorer Ce que ma confiance ose te déclarer. ScÚne II Prusias, Annibal, Flaminius, Flavius, suite du roi. Flaminius Rome, qui vous observe, et de qui la clémence Vous a fait jusqu'ici grùce de sa vengeance, A commandé, Seigneur, que je vinsse vers vous Vous dire le danger oÃÂč vous met son courroux. Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre, Entre ArtamÚne et vous renouvellent la guerre. Rome la désapprouve, et déjà le Sénat Vous en avait, Seigneur, averti sans éclat. Un Romain, de sa part, a dû vous faire entendre Quel parti là -dessus vous feriez bien de prendre; Qu'il souhaitait enfin qu'on eût, en pareil cas, Recours à sa justice, et non à des combats. Cet auguste Sénat, qui peut parler en maÃtre, Mais qui donne à regret des preuves qu'il peut l'ÃÂȘtre, Crut que, vous épargnant des ordres rigoureux, Vous n'attendriez pas qu'il vous dÃt je le veux. Il le dit aujourd'hui; c'est moi qui vous l'annonce. Vous allez vous juger en me faisant réponse. Ainsi, quand le pardon vous est encore offert, N'oubliez pas qu'un mot vous absout ou vous perd. Pour écarter de vous tout dessein téméraire, Empruntez le secours d'un effroi salutaire Voyez en quel état Rome a mis tous ces rois Qui d'un coupable orgueil ont écouté la voix. Présentez à vos yeux cette foule de princes, Dont les uns vagabonds, chassés de leurs provinces, Les autres gémissants; abandonnés aux fers, De son devoir, Seigneur, instruisent l'univers. Voilà , pour imposer silence à votre audace, Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse. Vous vaincrez ArtamÚne, et vos heureux destins Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains. Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente, Qu'en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mécontente? Que ferez-vous du vÎtre, et qui vous sauvera Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra? Restez en paix, régnez, gardez votre couronne Le Sénat vous la laisse, ou plutÎt vous la donne. Obtenez sa faveur, faites ce qu'il lui plaÃt; Je ne vous connais point de plus grand intérÃÂȘt. Consultez nos amis ce qu'ils ont de puissance N'est que le prix heureux de leur obéissance. Quoi qu'il en soit, enfin, que votre ambition Respecte un roi qui vit sous sa protection. Prusias Seigneur, quand le Sénat s'abstiendrait d'un langage Qui fait à tous les rois un si sensible outrage; Que, sans me conseiller le secours de l'effroi, Il dirait simplement ce qu'il attend de moi; Quand le Sénat, enfin, honorerait lui-mÃÂȘme Ce front, qu'avec éclat distingue un diadÚme, Croyez-moi, le Sénat et son ambassadeur N'en parleraient tous deux qu'avec plus de grandeur. Vous ne m'étonnez point, Seigneur, et la menace Fait rarement trembler ceux qui sont à ma place. Un roi, sans s'alarmer d'un procédé si haut, Refuse s'il le peut, accorde s'il le faut. C'est de ses actions la raison qui décide, Et l'outrage jamais ne le rend plus timide. ArtamÚne avec moi, Seigneur, fit un traité Qui de sa part encore n'est pas exécuté Et quand je l'en pressais, j'appris que son armée Pour venir me surprendre était déjà formée. Son perfide dessein alors m'étant connu, J'ai rassemblé la mienne, et je l'ai prévenu. Le Sénat pourrait-il approuver l'injustice, Et d'une lùcheté veut-il ÃÂȘtre complice? Son pouvoir n'est-il pas guidé par la raison? Vos alliés ont-ils le droit de trahison? Et lorsque je suis prÃÂȘt d'en ÃÂȘtre la victime, M'en défendre, Seigneur, est-ce commettre un crime? Flaminius Pourquoi nous déguiser ce que vous avez fait? A ce traité vous-mÃÂȘme avez-vous satisfait? Et pourquoi d'ArtamÚne accuser la conduite, Seigneur, si de la vÎtre elle n'est que la suite? Vous aviez fait la paix pourquoi dans vos Etats Avez-vous conservé, mÃÂȘme accru vos soldats? Prétendiez-vous, malgré cette paix solennelle, Lui laisser soupçonner qu'elle était infidÚle, Et l'engager à prendre une précaution Qui servÃt de prétexte à votre ambition? Mais le Sénat a vu votre coupable ruse, Et ne recevra point une frivole excuse. Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux Que pour vous avertir qu'ils lui sont odieux. Songez-y; mais surtout tùchez de vous défendre Du poison des conseils dont on veut vous surprendre. Annibal S'il écoute les miens, ou s'il prend les meilleurs, Rome ira proposer son esclavage ailleurs. Prusias indigné poursuivra la conquÃÂȘte Qu'à lui livrer bientÎt la victoire s'apprÃÂȘte. Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui Que pour ce fier Sénat qui l'insulte aujourd'hui. Si le roi contre lui veut en faire l'épreuve, Moi, qui vous parle, moi, je m'engage à la preuve. Flaminius Le projet est hardi. Cependant votre état Promet déjà beaucoup en faveur du Sénat; Et votre orgueil, réduit à chercher un asile, Fournit à Prusias un espoir bien fragile. Annibal Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal A vanter le Sénat aux dépens d'Annibal. Cet état oÃÂč je suis rappelle une matiÚre Dont votre Rome aurait à rougir la premiÚre. Ne vous souvient-il plus du temps oÃÂč dans mes mains La victoire avait mis le destin des Romains? Retracez-vous ce temps oÃÂč par moi l'Italie D'épouvante, d'horreur et de sang fut remplie. Laissons de vains discours, dont le faste menteur De ma chute aux Romains semble donner l'honneur. Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource? Parlez, quelqu'un de vous arrÃÂȘta-t-il ma course? Sans l'imprudent repos que mon bras s'est permis, Romains, vous n'auriez plus d'amis ni d'ennemis. De ce peuple insolent, qui veut qu'on obéisse, Le fer et l'esclavage allaient faire justice; Et les rois, que soumet sa superbe amitié, En verraient à présent le reste avec pitié. O Rome! tes destins ont pris une autre face. Ma lenteur, ou plutÎt mon mépris te fit grùce Négligeant des progrÚs qui me semblaient trop sûrs, Je laissai respirer ton peuple dans tes murs. Il échappa depuis, et ma seule imprudence Des Romains abattus releva l'espérance. Mais ces fiers citoyens, que je n'accablai pas, Ne sont point assez vains pour mépriser mon bras; Et si Flaminius voulait parler sans feindre, Il dirait qu'on m'honore encor jusqu'à me craindre. En effet, si le roi profite du séjour Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour, S'il ose pour lui-mÃÂȘme employer mon courage, Je n'en demande pas à ces dieux davantage. Le Sénat, qui d'un autre est aujourd'hui l'appui, Pourra voir arriver le danger jusqu'à lui. Je sais me corriger; il sera difficile De me réduire alors à chercher un asile. Flaminius Ce qu'Annibal appelle imprudence et lenteur, S'appellerait effroi, s'il nous ouvrait son coeur. Du moins, cette lenteur et cette négligence Eurent avec l'effroi beaucoup de ressemblance; Et l'aspect de nos murs si remplis de héros Put bien vous conseiller le parti du repos. Vous vous corrigerez? Et pourquoi dans l'Afrique N'avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique? Serait-ce qu'il manquait à votre instruction La honte d'ÃÂȘtre encor vaincu par Scipion? Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire, Et vous avez raison quand vous en faites gloire. Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer Tous les rois dont l'audace osera s'y fier. Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre Avait à soutenir le fardeau de la guerre. L'univers attentif crut la voir en danger, Douta que ses efforts pussent l'en dégager. L'univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre Qu'on ne devait jamais espérer de la vaincre, Voulut jusqu'à ses murs vous ouvrir un chemin, Pour qu'on la crût encor plus proche de sa fin, Et que la terre aprÚs, détrompée et surprise, ApprÃt à l'avenir à nous ÃÂȘtre soumise. Annibal A tant de vains discours, je vois votre embarras; Et si vous m'en croyez, vous ne poursuivrez pas. Rome allait succomber son vainqueur la néglige; Elle en a profité; voilà tout le prodige. Tout le reste est chimÚre ou pure vanité, Qui déshonore Rome et toute sa fierté. Flaminius Rome de vos mépris aurait tort de se plaindre Tout est indifférent de qui n'est plus à craindre. Annibal ArrÃÂȘtez, et cessez d'insulter au malheur D'un homme qu'autrefois Rome a vu son vainqueur; Et quoique sa fortune ait surmonté la mienne, Les grands coups qu'Annibal a portés à la sienne Doivent du moins apprendre aux Romains généreux Qu'il a bien mérité d'ÃÂȘtre respecté d'eux. Je sors; je ne pourrais m'empÃÂȘcher de répondre A des discours qu'il est trop aisé de confondre. ScÚne III Prusias, Flaminius, Hiéron Flaminius Seigneur, il me paraÃt qu'il n'était pas besoin Que de notre entretien Annibal fût témoin, Et vous pouviez, sans lui, faire votre réponse Aux ordres que par moi le Sénat vous annonce. J'en ai qui de si prÚs touchent cet ennemi, Que je n'ai pu, Seigneur, m'expliquer qu'à demi. Prusias Lui! vous me surprenez, Seigneur de quelle crainte Rome, qui vous envoie, est-elle donc atteinte? Flaminius Rome ne le craint point, Seigneur; mais sa pitié Travaille à vous sauver de son inimitié. Rome ne le craint point, vous dis-je; mais l'audace Ne lui plaÃt point dans ceux qui tiennent votre place. Elle veut que les rois soient soumis au devoir Que leur a dÚs longtemps imposé son pouvoir. Ce devoir est, Seigneur, de n'oser entreprendre Ce qu'ils n'ignorent pas qu'elle pourrait défendre; De n'oublier jamais que ses intentions Doivent à la rigueur régler leurs actions; Et de se regarder comme dépositaires D'un pouvoir qu'ils n'ont plus dÚs qu'ils sont téméraires. Voilà votre devoir, et vous l'observez mal, Quand vous osez chez vous recevoir Annibal. Rome, qui tient ici ce sévÚre langage, N'a point dessein, Seigneur, de vous faire un outrage; Et si les fiers avis offensent votre coeur, Vous pouvez lui répondre avec plus de hauteur. Cette Rome s'explique en maÃtresse du monde. Si sur un titre égal votre audace se fonde, Si vous ÃÂȘtes enfin à l'abri de ses coups, Vous pouvez lui parler comme elle parle à vous. Mais s'il est vrai, Seigneur, que vous dépendiez d'elle, Si, lorsqu'elle voudra, votre trÎne chancelle, Et pour dire encor plus, si ce que Rome veut, Cette Rome absolue en mÃÂȘme temps le peut, Que son droit soit injuste ou qu'il soit équitable, Qu'importe? c'est aux dieux que Rome en est comptable. Le faible, s'il était le juge du plus fort, Aurait toujours raison, et l'autre toujours tort. Annibal est chez vous, Rome en est courroucée Pouvez-vous là -dessus ignorer sa pensée? Est-ce donc imprudence, ou n'avez-vous point su Ce qu'elle envoya dire aux rois qui l'ont reçu? Prusias Seigneur, de vos discours l'excessive licence Semble vouloir ici tenter ma patience. Je sens des mouvements qui vous sont des conseils De ne jamais chez eux mépriser mes pareils. Les rois, dans le haut rang oÃÂč le ciel les fait naÃtre, Ont souvent des vainqueurs et n'ont jamais de maÃtre; Et sans en appeler à l'équité des dieux, Leur courroux peut juger de vos droits odieux. J'honore le Sénat; mais, malgré sa menace, Je me dispenserai d'excuser mon audace. Je crois pouvoir enfin recevoir qui me plaÃt, Et pouvoir ignorer quel est votre intérÃÂȘt. J'avouerai cependant, puisque Rome est puissante, Qu'il est avantageux de la rendre contente. Expliquez-vous, Seigneur, et voyons si je puis Faire ce qu'elle exige, étant ce que je suis. Mais retranchez ces mots d'ordre, de dépendance, Qui ne m'invitent pas à plus d'obéissance. Flaminius Eh bien! daignez souffrir un avis important Je demande Annibal, et le Sénat l'attend. Prusias Annibal? Flaminius Oui, ma charge est de vous en instruire; Mais, Seigneur, écoutez ce qui me reste à dire. Rome pour Laodice a fait choix d'un époux, Et c'est un choix, Seigneur, avantageux pour vous. Prusias Lui nommer un époux! Je puis l'avoir promise. Flaminius En ce cas, du Sénat avouez l'entremise. AprÚs un tel aveu, je pense qu'aucun roi Ne vous reprochera d'avoir manqué de foi. Mais agréez, Seigneur, que l'aimable princesse Sache par moi que Rome à son sort s'intéresse, Que sur ce mÃÂȘme choix interrogeant son coeur, Moi-mÃÂȘme... Prusias Vous pouvez l'en avertir, Seigneur, J'admire ici les soins que Rome prend pour elle, Et de son amitié l'entreprise est nouvelle; Ma fille en peut résoudre, et je vais consulter Ce que pour Annibal je dois exécuter. ScÚne IV Prusias, Hiéron Hiéron Rome de vos desseins est sans doute informée? Prusias Et tu peux ajouter qu'elle en est alarmée. Hiéron Observez donc aussi, Seigneur, que son courroux En est en mÃÂȘme temps plus terrible pour vous. Prusias Mais as-tu bien conçu quelle est la perfidie Dont cette Rome veut que je souille ma vie? Ce guerrier, qu'il faudrait lui livrer en ce jour, Ne souhaitait de moi qu'un asile en ma cour. Ces serments que j'ai faits de lui donner ma fille, De rendre sa valeur l'appui de ma famille, De confondre à jamais son sort avec le mien, Je suis l'auteur de tout, il ne demandait rien. Ce héros, qui se fie à ces marques d'estime, S'attend-il que mon coeur achÚve par un crime? Le Sénat qui travaille à séduire ce coeur, En profitant du coup, il en aurait horreur. Hiéron Non de trop de vertu votre esprit le soupçonne, Et ce n'est pas ainsi que ce Sénat raisonne. Ne vous y trompez pas sa superbe fierté Vous presse d'un devoir, non d'une lùcheté. Vous vous croiriez perfide; il vous croirait fidÚle, Puisque lui résister c'est se montrer rebelle. D'ailleurs, cette action dont vous avez horreur, Le péril du refus en Îte la noirceur. Pensez-vous, en effet, que vous devez en croire Les dangereux conseils d'une fatale gloire? Et ces princes, Seigneur, sont-ils donc généreux, Qui le sont en risquant tout un peuple avec eux? Qui, sacrifiant tout à l'affreuse faiblesse D'accomplir sans égard une injuste promesse, Egorgent par scrupule un monde de sujets, Et ne gardent leur foi qu'à force de forfaits? Prusias Ah! lorsqu'à ce héros j'ai promis Laodice, J'ai cru qu'à mes sujets c'était rendre un service. Tu sais que souvent Rome a contraint nos Etats De servir ses desseins, de fournir des soldats J'ai donc cru qu'en donnant retraite à ce grand homme, Sa valeur gÃÂȘnerait l'insolence de Rome; Que ce guerrier chez moi pourrait l'épouvanter, Que ce qu'elle en connaÃt m'en ferait respecter; Je me trompais; et c'est son épouvante mÃÂȘme Qui me plonge aujourd'hui dans un péril extrÃÂȘme. Mais n'importe, Hiéron Rome a beau menacer, A rompre mes serments rien ne doit me forcer; Et du moins essayons ce qu'en cette occurrence Peut produire pour moi la ferme résistance. La menace n'est rien, ce n'est pas ce qui nuit; Mais pour prendre un parti, voyons ce qui la suit. Acte III ScÚne premiÚre aodice, Egine Laodice Oui, ce Flaminius dont je crus ÃÂȘtre aimée, Et dont je me repens d'avoir été charmée, Egine, il doit me voir pour me faire accepter Je ne sais quel époux qu'il vient me présenter. L'ingrat! je le craignais; à présent, quand j'y pense, Je ne sais point encor si c'est indifférence; Mais enfin, le penchant qui me surprit pour lui Me semble, grùce au ciel, expirer aujourd'hui. Egine Quand il vous aimerait, eh! quel espoir, Madame, Oserait en ce jour se permettre votre ùme? Il faudrait l'oublier. Laodice Hélas! depuis le jour Que pour Flaminius je sentis de l'amour, Mon coeur tùcha du moins de se rendre le maÃtre De cet amour qu'il plut au sort d'y faire naÃtre. Mais d'un tel ennemi penses-tu que le coeur Puisse avec fermeté vouloir ÃÂȘtre vainqueur? Il croit qu'autant qu'il peut il combat, il s'efforce Mais il a peur de vaincre, et veut manquer de force; Et souvent sa défaite a pour lui tant d'appas, Que, pour aimer sans trouble, il feint de n'aimer pas. Ce coeur, à la faveur de sa propre imposture, Se délivre du soin de guérir sa blessure. C'est ainsi que le mien nourrissait un amour Qui s'accrut sur la foi d'un apparent retour. Oh! d'un retour trompeur apparence flatteuse! Ce fut toi qui nourris une flamme honteuse. Mais que dis-je? ah! plutÎt ne la rappelons plus Sans crainte et sans espoir voyons Flaminius. Egine Contraignez-vous il vient. ScÚne II Laodice, Flaminius, Egine Flaminius, à part. Quelle grùce nouvelle A mes regards surpris la rend encor plus belle! Madame, le Sénat, en m'envoyant au roi, N'a point à lui parler limité mon emploi. Rome, à qui la vertu fut toujours respectable, Envers vous aujourd'hui croit la sienne comptable D'un témoignage ardent dont l'éclat mette au jour Ce qu'elle a pour la vÎtre et d'estime et d'amour. Je n'ose ici mÃÂȘler mes respects ni mon zÚle Avec les sentiments que j'explique pour elle. Non, c'est Rome qui parle, et malgré la grandeur Que me prÃÂȘte le nom de son ambassadeur, Quoique enfin le Sénat n'ait consacré ce titre Qu'à s'annoncer des rois et le juge et l'arbitre, Il a cru que le soin d'honorer la vertu Ornait la dignité dont il m'a revÃÂȘtu. Madame, en sa faveur, que votre ùme indulgente Fasse grùce à l'époux que sa main vous présente. Celui qu'il a choisi... Laodice Non, n'allez pas plus loin; Ne dites pas son nom il n'en est pas besoin. Je dois beaucoup aux soins oÃÂč le Sénat s'engage; Mais je n'ai pas, Seigneur, dessein d'en faire usage. Cependant vous dirai-je ici mon sentiment Sur l'estime de Rome et son empressement? Par oÃÂč, s'il ne s'y mÃÂȘle un peu de politique, Ai-je l'honneur de plaire à votre république? Mes paisibles vertus ne valent pas, Seigneur, Que le Sénat s'emporte à cet excÚs d'honneur. Je n'aurais jamais cru qu'il vÃt comme un prodige Des vertus oÃÂč mon rang, oÃÂč mon sexe m'oblige. Quoi! le ciel, de ses dons prodigue aux seuls Romains, En prive-t-il le coeur du reste des humains? Et nous a-t-il fait naÃtre avec tant d'infortune, Qu'il faille nous louer d'une vertu commune? Si tel est notre sort, du moins épargnez-nous L'honneur humiliant d'ÃÂȘtre admirés de vous. Quoi qu'il en soit enfin, dans la peur d'ÃÂȘtre ingrate, Je rends grùce au Sénat, et son zÚle me flatte! Bien plus, Seigneur, je vois d'un oeil reconnaissant Le choix de cet époux dont il me fait présent. C'est en dire beaucoup une telle entreprise De trop de liberté pourrait ÃÂȘtre reprise; Mais je me rends justice, et ne puis soupçonner Qu'il ait de mon destin cru pouvoir ordonner. Non, son zÚle a tout fait, et ce zÚle l'excuse; Mais, Seigneur, il en prend un espoir qui l'abuse; Et c'est trop, entre nous, présumer des effets Que produiront sur moi ses soins et ses bienfaits, S'il pense que mon coeur, par un excÚs de joie, Va se sacrifier aux honneurs qu'il m'envoie. Non, aux droits de mon rang ce coeur accoutumé Est trop fait aux honneurs pour en ÃÂȘtre charmé. D'ailleurs, je deviendrais le partage d'un homme Qui va, pour m'obtenir, me demander à Rome; Ou qui, choisi par elle, a le coeur assez bas Pour n'oser déclarer qu'il ne me choisit pas; Qui n'a ni mon aveu ni celui de mon pÚre! Non il est, quel qu'il soit, indigne de me plaire. Flaminius Qui n'a point votre aveu, Madame! Ah! cet époux Vous aime, et ne veut ÃÂȘtre agréé que de vous. Quand les dieux, le Sénat, et le roi votre pÚre, Hùteraient en ce jour une union si chÚre, Si vous ne confirmiez leurs favorables voeux, Il vous aimerait trop pour vouloir ÃÂȘtre heureux. Un feu moins généreux serait-il votre ouvrage? Pensez-vous qu'un amant que Laodice engage Pût à tant de révolte encourager son coeur, Qu'il voulût malgré vous usurper son bonheur? Ah! dans celui que Rome aujourd'hui vous présente, Ne voyez qu'une ardeur timide, obéissante, FidÚle, et qui, bravant l'injure des refus, Durera, mais, s'il faut, ne se produira plus. Perdez donc les soupçons qui vous avaient aigrie. Arbitre de l'amant dont vous ÃÂȘtes chérie, Que le courroux du moins n'ait, dans ce mÃÂȘme instant, Nulle part dangereuse à l'arrÃÂȘt qu'il attend. Je vous ai tu son nom; mais mon récit peut-ÃÂȘtre, Et le vif intérÃÂȘt que j'ai laissé paraÃtre, Sans en expliquer plus, vous instruisent assez. Laodice Quoi! Seigneur, vous seriez... Mais que dis-je? cessez, Et n'éclaircissez point ce que j'ignore encore. J'entends qu'on me recherche, et que Rome m'honore. Le reste est un secret oÃÂč je ne dois rien voir. Flaminius Vous m'entendez assez pour m'Îter tout espoir; Il faut vous l'avouer je vous ai trop aimée, Et pour dire encore plus, toujours trop estimée, Pour me laisser surprendre à la crédule erreur De supposer quelqu'un digne de votre coeur. Il est vrai qu'à nos voeux le ciel souvent propice Pouvait en ma faveur disposer Laodice Mais aprÚs vos refus, qui ne m'ont point surpris, Je ne m'attendais pas encor à des mépris, Ni que vous feignissiez de ne point reconnaÃtre L'infortuné penchant que vous avez vu naÃtre. Laodice Un pareil entretien a duré trop longtemps, Seigneur; je plains des feux si tendres, si constants; Je voudrais que pour eux le sort plus favorable Eût destiné mon coeur à leur ÃÂȘtre équitable. Mais je ne puis, Seigneur; et des liens si doux, Quand je les aimerais, ne sont point faits pour nous. Oubliez-vous quel rang nous tenons l'un et l'autre? Vous rougiriez du mien, je rougirais du vÎtre. Flaminius Qu'entends-je! moi, Madame, oser m'estimer plus! N'ÃÂȘtes-vous pas Romaine avec tant de vertus? Ah! pourvu que ce coeur partageùt ma tendresse... Laodice Non, Seigneur; c'est en vain que le vÎtre m'en presse; Et quand mÃÂȘme l'amour nous unirait tous deux... Flaminius Achevez; qui pourrait m'empÃÂȘcher d'ÃÂȘtre heureux? Vous aurait-on promise? et le roi votre pÚre Aurait-il?... Laodice N'accusez nulle cause étrangÚre. Je ne puis vous aimer, Seigneur, et vos soupçons Ne doivent point ailleurs en chercher des raisons. ScÚne III Flaminius, seul. Enfin, elle me fuit, et Rome méprisée A permettre mes feux s'est en vain abaissée. Et moi, je l'aime encore, aprÚs tant de refus, Ou plutÎt je sens bien que je l'aime encor plus. Mais cependant, pourquoi s'est-elle interrompue? Quel secret allait-elle exposer à ma vue? Et quand un mÃÂȘme amour nous unirait tous deux... OÃÂč tendait ce discours qu'elle a laissé douteux? Aurait-on fait à Rome un rapport trop fidÚle? Serait-ce qu'Annibal est destiné pour elle, Et que, sans cet hymen, je pourrais espérer...? Mais à quel piÚge ici vais-je encor me livrer? N'importe, instruisons-nous; le coeur plein de tendresse, M'appartient-il d'oser combattre une faiblesse? Le roi vient; et je vois Annibal avec lui. Sachons ce que je puis en attendre aujourd'hui. ScÚne IV Prusias, Annibal, Flaminius Prusias J'ignorais qu'en ces lieux... Flaminius Non avant que j'écoute, Répondez-moi, de grùce, et tirez-moi d'un doute. L'hymen de votre fille est aujourd'hui certain. A quel heureux époux destinez-vous sa main? Prusias Que dites-vous, Seigneur? Flaminius Est-ce donc un mystÚre? Prusias Ce que vous exigez ne regarde qu'un pÚre. Flaminius Rome y prend intérÃÂȘt, je vous l'ai déjà dit; Et je crois qu'avec vous cet intérÃÂȘt suffit. Prusias Quelque intérÃÂȘt, Seigneur, que votre Rome y prenne, Est-il juste, aprÚs tout, que sa bonté me gÃÂȘne? Flaminius Abrégeons ces discours. Répondez, Prusias Quel est donc cet époux que vous ne nommez pas? Prusias Plus d'un prince, Seigneur, demande Laodice; Mais qu'importe au Sénat que je l'en avertisse, Puisque avec aucun d'eux je ne suis engagé? Annibal De qui dépendez-vous, pour ÃÂȘtre interrogé? Flaminius Et vous qui répondez, instruisez-moi, de grùce Est-ce à vous qu'on m'envoie? Est-ce ici votre place? Qu'y faites-vous enfin? Annibal J'y viens défendre un roi Dont le coeur généreux s'est signalé pour moi; D'un roi dont Annibal embrasse la fortune, Et qu'avec trop d'excÚs votre orgueil importune. Je blesse ici vos yeux, dites-vous je le croi; Mais j'y suis à bon titre, et comme ami du roi. Si ce n'est pas assez pour y pouvoir paraÃtre, Je suis donc son ministre, et je le fais mon maÃtre. Flaminius Dût-il de votre fille ÃÂȘtre bientÎt l'époux, Pourrait-il de son sort se montrer plus jaloux? Qu'en dites-vous, Seigneur? Prusias Il me marque son zÚle, Et vous dit ce qu'inspire une amitié fidÚle. Annibal Instruisez le Sénat, rendez-lui la frayeur Que son agent voudrait jeter dans votre coeur Déclarez avec qui votre foi vous engage J'en réponds, cet aveu vaudra bien un outrage. Flaminius Qui doit donc épouser Laodice? Annibal C'est moi. Flaminius Annibal? Annibal Oui, c'est lui qui défendra le roi; Et puisque sa bonté m'accorde Laodice, Puisque de sa révolte Annibal est complice, Le parti le meilleur pour Rome est désormais De laisser ce rebelle et son complice en paix. A Prusias. Seigneur, vous avez vu qu'il était nécessaire De finir par l'aveu que je viens de lui faire, Et vous devez juger, par son empressement, Que Rome a des soupçons de notre engagement. J'ose dire encor plus l'intérÃÂȘt d'ArtamÚne Ne sert que de prétexte au motif qui l'amÚne; Et sans m'estimer trop, j'assurerai, Seigneur, Que vous n'eussiez point vu sans moi d'ambassadeur; Que Rome craint de voir conclure un hyménée Qui m'attache à jamais à votre destinée, Qui me remet encor les armes à la main, Qui de Rome peut-ÃÂȘtre expose le destin, Qui contre elle du moins fait revivre un courage Dont jamais son orgueil n'oubliera le ravage. Cette Rome, il est vrai, ne parle point de moi; Mais ses précautions trahissent son effroi. Oui, les soins qu'elle prend du sort de Laodice D'un orgueil alarmé vous montrent l'artifice. Son Sénat en bienfaits serait moins libéral, S'il ne s'agissait pas d'écarter Annibal. En vous développant sa timide prudence, Ce n'est pas que, saisi de quelque défiance, Je veuille encourager votre honneur étonné A confirmer l'espoir que vous m'avez donné. Non, je mériterais une amitié parjure, Si j'osais un moment vous faire cette injure. Et que pourriez-vous craindre en gardant votre foi? Est-ce d'ÃÂȘtre vaincu, de cesser d'ÃÂȘtre roi? Si vous n'exercez pas les droits du rang suprÃÂȘme, Si vous portez des fers avec un diadÚme, Et si de vos enfants vous ne disposez pas, Vous ne pouvez rien perdre en perdant vos Etats. Mais vous les défendrez et j'ose encor vous dire Qu'un prince à qui le ciel a commis un empire, Pour qui cent mille bras peuvent se réunir, Doit braver les Romains, les vaincre et les punir. Flaminius Annibal est vaincu; je laisse à sa colÚre Le faible amusement d'une vaine chimÚre. Epuisez votre adresse à tromper Prusias; Pressez; Rome commande et ne dispute pas; Et ce n'est qu'en faisant éclater sa vengeance, Qu'il lui sied de donner des preuves de puissance. Le refus d'obéir à ses augustes lois N'intéresse point Rome, et n'est fatal qu'aux rois. C'est donc à Prusias à qui seul il importe De se rendre docile aux ordres que j'apporte. Poursuivez vos discours, je n'y répondrai rien; Mais laissez-nous aprÚs un moment d'entretien. Je vous cÚde l'honneur d'une vaine querelle, Et je dois de mon temps un compte plus fidÚle. Annibal Oui, je vais m'éloigner mais prouvez-lui, Seigneur, Qu'il ne rend pas ici justice à votre coeur. ScÚne V Flaminius, Prusias Flaminius Gardez-vous d'écouter une audace frivole, Par qui son désespoir follement se console. Ne vous y trompez pas, Seigneur; Rome aujourd'hui Vous demande Annibal, sans en vouloir à lui. Elle avait défendu qu'on lui donnùt retraite; Non qu'elle eût, comme il dit, une frayeur secrÚte Mais il ne convient pas qu'aucun roi parmi vous Fasse grùce aux vaincus que proscrit son courroux. Apaisez-la, Seigneur une nombreuse armée Pour venir vous surprendre a dû s'ÃÂȘtre formée; Elle attend vos refus pour fondre en vos Etats; L'orgueilleux Annibal ne les sauvera pas. Vous, de son désespoir instrument et ministre, Qui n'en pénétrez pas le mystÚre sinistre, Vous, qu'il abuse enfin, vous par qui son orgueil Se cherche, en vous perdant, un éclatant écueil, Vous périrez, Seigneur; et bientÎt ArtamÚne, Aidé de son cÎté des troupes qu'on lui mÚne, Dépouillera ce front de ce bandeau royal, Confié sans prudence aux fureurs d'Annibal. Annonçant du Sénat la volonté suprÃÂȘme, J'ai parlé jusqu'ici comme il parle lui-mÃÂȘme; J'ai dû de son langage observer la rigueur Je l'ai fait; mais jugez s'il en coûte à mon coeur. Connaissez-le, Seigneur Laodice m'est chÚre; Il doit m'ÃÂȘtre bien dur de menacer son pÚre. Oui, vous voyez l'époux proposé dans ce jour, Et dont Rome n'a pas désapprouvé l'amour. Je ne vous dirai point ce que pourrait attendre Un roi qui choisirait Flaminius pour gendre. Pensez-y, mon amour ne vous fait point de loi, Et vous ne risquez rien ne refusant que moi. Mon ùme à vous servir n'en sera pas moins prÃÂȘte; Mais, par reconnaissance, épargnez votre tÃÂȘte. Oui, malgré vos refus et malgré ma douleur, Je vous promets des soins d'une éternelle ardeur. A présent trop frappé des malheurs que j'annonce, Peut-ÃÂȘtre auriez-vous peine à me faire réponse; Songez-y; mais sachez qu'aprÚs cet entretien, Je pars, si dans ce jour vous ne résolvez rien. ScÚne VI Prusias, seul. Il aime Laodice! Imprudente promesse, Ah! sans toi, quel appui m'assurait sa tendresse! Dois-je vous immoler le sang de mes sujets, Serments qui l'exposez, et que l'orgueil a faits? Toi, dont j'admirai trop la fortune passée, Sauras-tu vaincre mieux ceux qui l'ont renversée? Abattu sous le faix de l'ùge et du malheur, Quel fruit espÚres-tu d'une infirme valeur? Tristes réflexions, qu'il n'est plus temps de faire! Quand je me suis perdu, la sagesse m'éclaire Sa lumiÚre importune, en ce fatal moment, N'est plus une ressource, et n'est qu'un chùtiment. En vain s'ouvre à mes yeux un affreux précipice; Si je ne suis un traÃtre, il faut que j'y périsse. Oui, deux partis encore à mon choix sont offerts Je puis vivre en infùme, ou mourir dans les fers. Choisis, mon coeur. Mais quoi! tu crains la servitude? Tu n'es déjà qu'un lùche à ton incertitude! Mais ne puis-je, aprÚs tout, balancer sur le choix? Impitoyable honneur, examinons tes droits. Annibal a ma foi; faut-il que je la tienne, Assuré de ma perte, et certain de la sienne? Quel projet insensé! La raison et les dieux Me font-ils un devoir d'un transport furieux? O ciel! j'aurais peut-ÃÂȘtre, au gré d'une chimÚre Sacrifié mon peuple et conclu sa misÚre. Non, ridicule honneur, tu m'as en vain pressé Non, ce peuple t'échappe, et ton charme a cessé. Le parti que je prends, dût-il mÃÂȘme ÃÂȘtre infùme, Sujets, pour vous sauver j'en accepte le blùme. Il faudra donc, grands dieux! que mes serments soient vains, Et je vais donc livrer Annibal aux Romains, L'exposer aux affronts que Rome lui destine! Ah! ne vaut-il pas mieux résoudre ma ruine? Que dis-je? mon malheur est-il donc sans retour? Non, de Flaminius sollicitons l'amour. Mais Annibal revient, et son ùme inquiÚte Peut-ÃÂȘtre a pressenti ce que Rome projette. ScÚne VII Prusias, Annibal Annibal J'ai vu sortir l'ambassadeur. De quels ordres encor s'agissait-il, Seigneur? Sans doute il aura fait des menaces nouvelles? Son Sénat... Prusias Il voulait terminer vos querelles Mais il ne m'a tenu que les mÃÂȘmes discours, Dont vos longs différends interrompaient le cours. Il demande la paix, et m'a parlé sans cesse De l'intérÃÂȘt que Rome a pris à la princesse. Il la verra peut-ÃÂȘtre, et je vais, de ce pas, D'un pareil entretien prévenir l'embarras. ScÚne VIII Annibal, seul. Il fuit; je l'ai surpris dans une inquiétude Dont il ne me dit rien, qu'il cache avec étude. Observons tout la mort n'est pas ce que je crains; Mais j'avais espéré de punir les Romains. Le succÚs était sûr, si ce prince timide Prend mon expérience ou ma haine pour guide. Rome, quoi qu'il en soit, j'attendrai que les dieux Sur ton sort et le mien s'expliquent encor mieux. Acte IV ScÚne premiÚre aodice, seule. Quel agréable espoir vient me luire en ce jour! Le roi de mon amant approuve donc l'amour! Auteur de mes serments, il les romprait lui-mÃÂȘme, Et je pourrais sans crime épouser ce que j'aime. Sans crime! Ah! c'en est un, que d'avoir souhaité Que mon pÚre m'ordonne une infidélité. Abjure tes souhaits, mon coeur; qu'il te souvienne Que c'est faire des voeux pour sa honte et la mienne. Mais que vois-je? Annibal! ScÚne II Laodice, Annibal Annibal Enfin voici l'instant OÃÂč tout semble annoncer qu'un outrage m'attend. Un outrage, grands dieux! A ce seul mot, Madame, Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon ùme. Dans un pareil danger, il doit m'ÃÂȘtre permis, Sans craindre d'ÃÂȘtre vain, d'exposer qui je suis. J'ai besoin, en un mot, qu'ici votre mémoire D'un malheureux guerrier se rappelle la gloire; Et qu'à ce souvenir votre coeur excité, Redouble encor pour moi sa générosité. Je ne vous dirai plus de presser votre pÚre De tenir les serments qu'il a voulu me faire. Ces serments me flattaient du bonheur d'ÃÂȘtre à vous; Voilà ce que mon coeur y trouvait de plus doux. Je vois que c'en est fait, et que Rome l'emporte; Mais j'ignore oÃÂč s'étend le coup qu'elle me porte. Instruisez Annibal; il n'a que vous ici. Par qui de ses projets il puisse ÃÂȘtre éclairci. Des devoirs oÃÂč pour moi votre foi vous oblige, Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige. Songez que votre coeur est pour moi dans ces lieux L'incorruptible ami que me laissent les dieux. On vous offre un époux, sans doute; mais j'ignore Tout ce qu'à Prusias Rome demande encore. Il craint de me parler, et je vois aujourd'hui Que la foi qui le lie est un fardeau pour lui, Et je vous l'avouerai, mon courage s'étonne Des desseins oÃÂč l'effroi peut-ÃÂȘtre l'abandonne. Sans quelque tendre espoir qui retarde ma main, Sans Rome que je hais, j'assurais mon destin. Parlez, ne craignez point que ma bouche trahisse La faveur que ma gloire attend de Laodice. Quel est donc cet époux que l'on vient vous offrir? Puis-je vivre, ou faut-il me hùter de mourir? Laodice Vivez, Seigneur, vivez; j'estime trop moi-mÃÂȘme Et la gloire et le coeur de ce héros qui m'aime Pour ne l'instruire pas, si jamais dans ces lieux Quelqu'un lui réservait un sort injurieux. Oui, puisque c'est à moi que ce héros se livre, Et qu'enfin c'est pour lui que j'ai juré de vivre, Vous devez ÃÂȘtre sûr qu'un coeur tel que le mien Prendra les sentiments qui conviennent au sien; Et que, me conformant à votre grand courage, Si vous deviez, Seigneur, essuyer un outrage, Et que la seule mort pût vous en garantir, Mes larmes couleraient pour vous en avertir. Mais votre honneur ici n'aura pas besoin d'elles Les dieux m'épargneront des larmes si cruelles; Mon pÚre est vertueux; et si le sort jaloux S'opposait aux desseins qu'il a formés pour nous, Si par de fiers tyrans sa vertu traversée A faillir envers vous est aujourd'hui forcée, Gardez-vous cependant de penser que son coeur Pût d'une trahison méditer la noirceur. Annibal Je vous entends la main qui me fut accordée, Pour un nouvel époux Rome l'a demandée, Voilà quel est le soin que Rome prend de vous. Mais, dites-moi, de grùce, aimez-vous cet époux? Vous faites-vous pour moi la moindre violence? Madame, honorez-moi de cette confidence. Parlez-moi sans détour content d'ÃÂȘtre estimé, Je me connais trop bien pour vouloir ÃÂȘtre aimé. Laodice C'est à vous cependant que je dois ma tendresse. Annibal Et moi, je la refuse, adorable Princesse, Et je n'exige point qu'un coeur si vertueux S'immole en remplissant un devoir rigoureux; Que d'un si noble effort le prix soit un supplice. Non, non, je vous dégage, et je me fais justice; Et je rends à ce coeur, dont l'amour me fut dû, Le pénible présent que me fait sa vertu. Ce coeur est prévenu, je m'aperçois qu'il aime. Qu'il suive son penchant, qu'il se donne lui-mÃÂȘme. Si je le méritais, et que l'offre du mien Pût plaire à Laodice et me valoir le sien, Je n'aurais consacré mon courage et ma vie Qu'à m'acquérir ce bien que je lui sacrifie. Il n'est plus temps, Madame, et dans ce triste jour, Je serais un ingrat d'en croire mon amour. Je verrai Prusias, résolu de lui dire Qu'aux désirs du Sénat son effroi peut souscrire, Et je vais le presser d'éclaircir un soupçon Que mon ùme inquiÚte a pris avec raison. Peut-ÃÂȘtre cependant ma crainte est-elle vaine; Peut-ÃÂȘtre notre hymen est tout ce qui le gÃÂȘne Quoi qu'il en soit enfin, je remets en vos mains Un sort livré peut-ÃÂȘtre aux fureurs des Romains. Quand mÃÂȘme je fuirais, la retraite est peu sûre. Fuir, c'est en pareil cas donner jour à l'injure; C'est enhardir le crime; et pour l'épouvanter, Le parti le plus sûr c'est de m'y présenter. Il ne m'importe plus d'ÃÂȘtre informé, Madame, Du reste des secrets que j'ai lus dans votre ùme; Et ce serait ici fatiguer votre coeur Que de lui demander le nom de son vainqueur. Non, vous m'avez tout dit en gardant le silence, Et je n'ai pas besoin de cette confidence. Je sors si dans ces lieux on n'en veut qu'à mes jours, Laissez mes ennemis en terminer le cours. Ce malheur ne vaut pas que vous veniez me faire Un trop pénible aveu des faiblesses d'un pÚre. S'il ne faut que mourir, il vaut mieux que mon bras CÚde à mes ennemis le soin de mon trépas, Et que, de leur effroi victime glorieuse, J'en assure, en mourant, la mémoire honteuse, Et qu'on sache à jamais que Rome et son Sénat Ont porté cet effroi jusqu'à l'assassinat. Mais je vous quitte, on vient. Laodice Seigneur, le temps me presse. Mais, quoique vous ayez pénétré ma faiblesse, Vous m'estimez assez pour ne présumer pas Qu'on puisse m'obtenir aprÚs votre trépas. ScÚne III Laodice, Flaminius Laodice J'ai cru trouver en vous une ùme bienfaisante; De mon estime ici remplirez-vous l'attente? Flaminius Oui, commandez, Madame. Oserais-je douter De l'équité des lois que vous m'allez dicter? Laodice On vous a dit à qui ma main fut destinée? Flaminius Ah! de ce triste coup ma tendresse étonnée... Laodice Eh bien! le roi, jaloux de ramener la paix Dont trop longtemps la guerre a privé ses sujets, En faveur de son peuple a bien voulu se rendre Aux désirs que par vous Rome lui fait entendre. Notre hymen est rompu. Flaminius Ah! je rends grùce aux dieux, Qui détournent le roi d'un dessein odieux. Annibal me suivra sans doute? Mais, Madame, Le roi ne fait-il rien en faveur de ma flamme? Laodice Oui, Seigneur, vous serez content à votre tour, Si vous ne trahissez vous-mÃÂȘme votre amour. Flaminius Moi, le trahir! Î ciel! Laodice Ecoutez ce qui reste. Votre emploi dans ces lieux à ma gloire est funeste. Ce héros qu'aujourd'hui vous demandez au roi, Songez, Flaminius, songez qu'il eut ma foi; Que de sa sûreté cette foi fut le gage; Que vous m'insulteriez en lui faisant outrage. Les droits qu'il eut sur moi sont transportés à vous; Mais enfin ce guerrier dut ÃÂȘtre mon époux. Il porte un caractÚre à mes yeux respectable, Dont je lui vois toujours la marque ineffaçable. Sauvez donc ce héros ma main est à ce prix. Flaminius Mais, songez-vous, Madame, à l'emploi que j'ai pris? Pourquoi proposez-vous un crime à ma tendresse? Est-ce de votre haine une fatale adresse? Cherchez-vous un refus, et votre cruauté Veut-elle ici m'en faire une nécessité? Votre main est pour moi d'un prix inestimable, Et vous me la donnez si je deviens coupable! Ah! vous ne m'offrez rien. Laodice Vous vous trompez, Seigneur; Et j'en ai cru le don plus cher à votre coeur. Mais à me refuser quel motif vous engage? Flaminius Mon devoir. Laodice Suivez-vous un devoir si sauvage Qui vous inspire ici des sentiments outrés, Qu'un tyrannique orgueil ose rendre sacrés? Annibal, chargé d'ans, va terminer sa vie. S'il ne meurt outragé, Rome est-elle trahie? Quel devoir! Flaminius Vous savez la grandeur des Romains, Et jusqu'oÃÂč sont portés leurs augustes destins. De l'univers entier et la crainte et l'hommage Sont moins de leur valeur le formidable ouvrage Qu'un effet glorieux de l'amour du devoir, Qui sur Flaminius borne votre pouvoir. Je pourrais tromper Rome; un rapport peu sincÚre En surprendrait sans doute un ordre moins sévÚre Mais je lui ravirais, si j'osais la trahir, L'avantage important de se faire obéir. Lui déguiser des rois et l'audace et l'offense, C'est conjurer sa perte et saper sa puissance. Rome doit sa durée aux chùtiments vengeurs Des crimes révélés par ses ambassadeurs; Et par là nos avis sont la source féconde De l'effroi que sa foudre entretient dans le monde; Et lorsqu'elle poursuit sur un roi révolté Le mépris imprudent de son autorité, La valeur seulement achÚve la victoire Dont un rapport fidÚle a ménagé la gloire. Nos austÚres vertus ont mérité des dieux... Laodice Ah! les consultez-vous, Romains ambitieux? Ces dieux, Flaminius, auraient cessé de l'ÃÂȘtre S'ils voulaient ce que veut le Sénat, votre maÃtre. Son orgueil, ses succÚs sur de malheureux rois, Voilà les dieux dont Rome emprunte tous ses droits; Voilà les dieux cruels à qui ce coeur austÚre Immole son amour, un héros et mon pÚre, Et pour qui l'on répond que l'offre de ma main N'est pas un bien que puisse accepter un Romain. Cependant cet hymen que votre coeur rejette, Méritez-vous, ingrat, que le mien le regrette? Vous ne répondez rien? Flaminius C'est avec désespoir Que je vais m'acquitter de mon triste devoir. Né Romain, je gémis de ce noble avantage, Qui force à des vertus d'un si cruel usage. Voyez l'égarement oÃÂč m'emportent mes feux; Je gémis d'ÃÂȘtre né pour ÃÂȘtre vertueux. Je n'en suis point confus ce que je sacrifie Excuse mes regrets, ou plutÎt les expie; Et ce serait peut-ÃÂȘtre une férocité Que d'oser aspirer à plus de fermeté. Mais enfin, pardonnez à ce coeur qui vous aime Des refus dont il est si déchiré lui-mÃÂȘme. Ne rougiriez-vous pas de régner sur un coeur Qui vous aimerait plus que sa foi, son honneur? Laodice Ah! Seigneur, oubliez cet honneur chimérique, Crime que d'un beau nom couvre la politique. Songez qu'un sentiment et plus juste et plus doux D'un lien éternel va m'attacher à vous. Ce n'est pas tout encor songez que votre amante Va trouver avec vous cette union charmante, Et que je souhaitais de vous avoir donné Cet amour dont le mien vous avait soupçonné. Vous devez aujourd'hui l'aveu de ma tendresse Aux périls du héros pour qui je m'intéresse Mais, Seigneur, qu'avec vous mon coeur s'est écarté Des bornes de l'aveu qu'il avait projeté! N'importe; plus je cÚde à l'amour qui m'inspire, Et plus sur vous peut-ÃÂȘtre obtiendrai-je d'empire. Me trompé-je, Seigneur? Ai-je trop présumé? Et vous aurais-je en vain si tendrement aimé? Vous soupirez! Grands dieux! c'est vous qui dans nos ùmes Voulûtes allumer de mutuelles flammes; Contre mon propre amour en vain j'ai combattu; Justes dieux! dans mon coeur vous l'avez défendu. Qu'il soit donc un bienfait et non pas un supplice. Oui, Seigneur, qu'avec soin votre ùme y réfléchisse. Vous ne prévoyez pas, si vous me refusez, Jusqu'oÃÂč vont les tourments oÃÂč vous vous exposez. Vous ne sentez encor que la perte éternelle Du bonheur oÃÂč l'amour aujourd'hui nous appelle; Mais l'état douloureux oÃÂč vous laissez mon coeur, Vous n'en connaissez pas le souvenir vengeur. Flaminius Quelle épreuve! Laodice Ah! Seigneur, ma tendresse l'emporte! Flaminius Dieux! que ne peut-elle ÃÂȘtre aujourd'hui la plus forte! Mais Rome... Laodice Ingrat! cessez d'excuser vos refus Mon coeur vous garde un prix digne de vos vertus. ScÚne IV Flaminius, seul. Elle fuit; je soupire, et mon ùme abattue A presque perdu Rome et son devoir de vue. Vil Romain, homme né pour les soins amoureux, Rome est donc le jouet de tes transports honteux! ScÚne V Prusias, Flaminius Flaminius Prince, vous seriez-vous flatté de l'espérance De pouvoir par l'amour vaincre ma résistance? Quand vous la combattez par des efforts si vains, Savez-vous bien quel sang anime les Romains? Savez-vous que ce sang instruit ceux qu'il anime, Non à fuir, c'est trop peu, mais à haïr le crime; Qu'à l'honneur de ce sang je n'ai point satisfait, S'il s'est joint un soupir au refus que j'ai fait? Ce sont là nos devoirs avec nous, dans la suite, Sur ces instructions réglez votre conduite. A quoi donc à présent ÃÂȘtes-vous résolu? J'ai donné tout le temps que vous avez voulu Pour juger du parti que vous aviez à prendre... Mais quoi! sans Annibal ne pouvez-vous m'entendre? ScÚne VI Prusias, Annibal, Flaminius Annibal J'interromps vos secrets; mais ne vous troublez pas Je sors, et n'ai qu'un mot à dire à Prusias. Restez, de grùce; il m'est d'une importance extrÃÂȘme Que ce qu'il répondra vous l'entendiez vous-mÃÂȘme. A Prusias. Laodice est à moi, si vous ÃÂȘtes jaloux De tenir le serment que j'ai reçu de vous. Mais enfin ce serment pÚse à votre courage, Et je vois qu'il est temps que je vous en dégage. Jamais je n'exigeai de vous cette faveur, Et si vous aviez su connaÃtre votre coeur, Sans doute vous n'auriez osé me la promettre Et ne rougiriez pas de vous la voir remettre. Mais il vous reste encore un autre engagement, Qui doit m'importer plus que ce premier serment. Vous jurùtes alors d'avoir soin de ma gloire, Et quelque juste orgueil m'aida mÃÂȘme à vous croire, Puisque aprÚs tout, Seigneur, pour tenir votre foi, Je vis que vous n'aviez qu'à vous servir de moi. Comment penser, d'ailleurs, que vous seriez parjure! Vous, qu'Annibal pouvait payer avec usure; Vous qui, si le sort mÃÂȘme eût trahi votre appui, Vous assuriez l'honneur de tomber avec lui? Vous me fuyez pourtant; le Sénat vous menace, Et de vos procédés la raison m'embarrasse. Seigneur, je suis chez vous y suis-je en sûreté? Ou bien y dois-je craindre une infidélité? Prusias Ici? n'y craignez rien, Seigneur. Annibal Je me retire. C'en est assez; voilà ce que j'avais à dire. ScÚne VII Flaminius, Prusias Flaminius Ce que dans ce moment vous avez répondu, M'apprend trop qu'il est temps... Prusias J'ai dit ce que j'ai dû... ArrÃÂȘtez. Le Sénat n'aura point à se plaindre. Flaminius Eh! comment Annibal n'a-t-il plus rien à craindre? Que pensez-vous? Prusias Seigneur, je ne m'explique pas; Mais vous serez bientÎt content de Prusias. Vous devrez l'ÃÂȘtre, au moins. ScÚne VIII Flaminius, seul. Quel est donc ce mystÚre Dont à m'instruire ici sa prudence diffÚre? Quoi qu'il en soit, Î Rome! approuve que mon coeur Souhaite que ce prince échappe à son malheur. Acte V ScÚne premiÚre Prusias, Hiéron Prusias Je vais donc rétracter la foi que j'ai donnée, Peut-ÃÂȘtre d'Annibal trancher la destinée. Dieux! quel coup va frapper ce héros malheureux! Hiéron Non, Seigneur, Annibal a le coeur généreux. Du courroux du Sénat la nouvelle est semée; On sait que l'ennemi forme une double armée. Le peuple épouvanté murmure, et ce héros Doit, en se retirant, faire notre repos; Et vous verrez, Seigneur, Flaminius souscrire Aux doux tempéraments que le ciel vous inspire. Prusias Mais si l'ambassadeur le poursuit, Hiéron? Hiéron Eh! Seigneur, éloignez ce scrupuleux soupçon Des fautes du hasard ÃÂȘtes-vous responsable? Mais le voici. Prusias Grands dieux! sa présence m'accable. Je me sens pénétré de honte et de douleur. Hiéron C'est la faute du sort, et non de votre coeur. ScÚne II Prusias, Annibal, Hiéron Prusias Enfin voici le temps de rompre le silence Qui porte votre esprit à tant de méfiance? Depuis que dans ces lieux vous ÃÂȘtes arrivé, Seigneur, tous mes serments vous ont assez prouvé L'amitié dont pour vous mon ùme était remplie, Et que je garderai le reste de ma vie. Mais un coup imprévu retarde les effets De ces mÃÂȘmes serments que mon coeur vous a faits. De toutes parts sur moi mes ennemis vont fondre; Le sort mÃÂȘme avec eux travaille à me confondre, Et semble leur avoir indiqué le moment OÃÂč leurs armes pourront triompher sûrement. ArtamÚne est vaincu, sa défaite est entiÚre; Mais la gloire, Seigneur, en est si meurtriÚre, Tant de sang fut versé dans nos derniers combats, Que la victoire mÃÂȘme affaiblit mes Etats. A mes propres malheurs je serais peu sensible; Mais de mon peuple entier la perte est infaillible Je suis son roi; les dieux qui me l'ont confié Veulent qu'à ses périls cÚde notre amitié. De ces périls, Seigneur, vous seul ÃÂȘtes la cause. Je ne vous dirai point ce que Rome propose. Mon coeur en a frémi d'horreur et de courroux; Mais enfin nos tyrans sont plus puissants que nous. Fuyez pour quelque temps, et conjurons l'orage Essayons ce moyen pour ralentir leur rage Attendons que le ciel, plus propice à nos voeux, Nous mette en liberté de nous revoir tous deux. Sans doute qu'à vous yeux Prusias excusable N'aura point... Annibal Oui, Seigneur, vous ÃÂȘtes pardonnable. Pour surmonter l'effroi dont il est abattu, Sans doute votre coeur a fait ce qu'il a pu. Si, malgré ses efforts, tant d'épouvante y rÚgne, C'est de moi, non de vous, qu'il faut que je me plaigne. J'ai tort, et j'aurais dû prévoir que mon destin Dépendrait avec vous de l'aspect d'un Romain. Mais je suis libre encor, et ma folle espérance N'avait pas mérité de vous tant d'indulgence. Prusias Seigneur, je le vois bien, trop coupable à vos yeux... Annibal Voilà ce que je puis vous répondre de mieux Mais voulez-vous m'en croire? oublions l'un et l'autre Ces serments que mon coeur dut refuser du vÎtre, Je me suis cru prudent; vous présumiez de vous, Et ces mÃÂȘmes serments déposent contre nous. Ainsi n'y pensons plus. Si Rome vous menace, Je pars, et ma retraite obtiendra votre grùce. En violant les droits de l'hospitalité, Vous allez du Sénat rappeler la bonté. Prusias Que sur nos ennemis votre ùme, moins émue, Avec attention daigne jeter la vue. Annibal Je changerai beaucoup, si quelque légion, Qui loin d'ici s'assemble avec confusion, Si quelques escadrons déjà mis en déroute Me paraissent jamais dignes qu'on les redoute. Mais, Seigneur, finissons cet entretien fùcheux, Nous voyons ces objets différemment tous deux. Je pars; pour quelque temps cachez-en la nouvelle. Prusias Oui, Seigneur; mais un jour vous connaÃtrez mon zÚle. ScÚne III Annibal, seul. Ton zÚle! homme sans coeur, esclave couronné! A quels rois l'univers est-il abandonné! Tu les charges de fers, Î Rome! et, je l'avoue, Leur bassesse en effet mérite qu'on t'en loue. Mais tu pars, Annibal. Imprudent! oÃÂč vas-tu? Cet infidÚle roi ne t'a-t-il pas vendu? Il n'en faut point douter, il médite ce crime; Mais le lùche, qui craint les yeux de sa victime, Qui n'ose s'exposer à mes regards vengeurs, M'écarte avec dessein de me livrer ailleurs. Mais qui vient? ScÚne IV Laodice, avec un mouchoir dont elle essuie ses pleurs, Annibal Annibal Ah! c'est vous, généreuse Princesse. Vous pleurez votre coeur accomplit sa promesse. Les voilà donc ces pleurs, mon unique secours, Qui devaient m'avertir du péril que je cours! Laodice Oui, je vous rends enfin ce funeste service; Mais de la trahison le roi n'est point complice. FidÚle à votre gloire, il veut la garantir Et cependant, Seigneur, gardez-vous de partir. Quelques avis certains m'ont découvert qu'un traÃtre Qui pense qu'un forfait obligera son maÃtre, Qu'Hiéron en secret informe les Romains; Qu'en un mot vous risquez de tomber en leurs mains. Annibal Je dois beaucoup aux dieux ils m'ont comblé de gloire, Et j'en laisse aprÚs moi l'éclatante mémoire. Mais de tous leurs bienfaits, le plus grand, le plus doux, C'est ce dernier secours qu'ils me laissaient en vous. Je vous aimais, Madame, et je vous aime encore, Et je fais vanité d'un aveu qui m'honore. Je ne pouvais jamais espérer de retour, Mais votre coeur me donne autant que son amour. Eh! que dis-je? l'amour vaut-il donc mon partage? Non, ce coeur généreux m'a donné davantage J'ai pour moi sa vertu, dont la fidélité Voulut mÃÂȘme immoler le feu qui l'a flatté. Eh quoi! vous gémissez, vous répandez des larmes! Ah! que pour mon orgueil vos regrets ont de charmes! Que d'estime pour moi me découvrent vos pleurs! Est-il pour Annibal de plus dignes faveurs? Cessez pourtant, cessez d'en verser, Laodice; Que l'amour de ma gloire à présent les tarisse. Puisque la mort m'arrache aux injures du sort, Puisque vous m'estimez, ne pleurez pas ma mort. Laodice Ah! Seigneur, cet aveu me glace d'épouvante. Ne me présentez point cette image sanglante. Sans doute que le ciel m'a dérobé l'horreur De ce funeste soin que vous devait mon coeur. Si le terrible effet en eût frappé ma vue, Ah! jamais jusqu'ici je ne serais venue. Annibal Non, je vous connais mieux, et vous vous faites tort. Laodice Mais, Seigneur, permettez que je fasse un effort, Qu'auprÚs du roi... Annibal Madame, il serait inutile; Les moments me sont chers, je cours à mon asile. Laodice A votre asile! Î ciel! Seigneur oÃÂč courez-vous? Annibal Mériter tous vos soins. Laodice Quelle honte pour nous! Annibal Je ne vous dis plus rien; la vertu, quand on l'aime, Porte de nos bienfaits le salaire elle-mÃÂȘme. Mon admiration, mon respect, mon amour, Voilà ce que je puis vous offrir en ce jour; Mais vous les méritez. Je fuis, quelqu'un s'avance. Adieu, chÚre Princesse. ScÚne V Laodice, seule. O ciel! quelle constance! Tes devoirs tant vantés, ministre des Romains, Etaient donc d'outrager le plus grand des humains! De quel indigne amant mon ùme possédée Avec tant de plaisir gardait-elle l'idée? ScÚne VI Laodice, Flaminius, Flavius Flaminius Eh quoi! vous me fuyez, Madame? Laodice Laissez-moi. Hùtez-vous d'achever votre barbare emploi Portez les derniers coups à l'honneur de mon pÚre; Des dieux que vous bravez méritez la colÚre. Mes pleurs vont les presser d'accorder à mon coeur Le pardon d'un penchant qui doit leur faire horreur. ScÚne VII Flaminius, Flavius Flaminius Il me serait heureux de l'ignorer encore, Cet aveu d'un penchant que votre coeur abhorre. Poursuivons mon dessein. Flavius, va savoir Si sans aucun témoin Annibal veut me voir. ScÚne VIII Flaminius, seul. J'ai satisfait aux soins que m'imposait ta cause; Souffre ceux qu'à son tour la vertu me propose, Rome! Laisse mon coeur favoriser ses feux, Quand sans crime il peut ÃÂȘtre et tendre et généreux. Je puis, sans t'offenser, prouver à Laodice Que, s'il m'est défendu de lui rendre un service, Sensible cependant à sa juste douleur, Du soin de l'adoucir j'occupe encor mon coeur. Annibal vient Î ciel! ce que je sacrifie Vaut bien qu'à me céder ta bonté te convie. Le motif qui m'engage à le persuader Est digne du succÚs que j'ose demander. ScÚne IX Annibal, Flaminius Flaminius Seigneur, puis-je espérer qu'oubliant l'un et l'autre Tout ce qui peut aigrir mon esprit et le vÎtre, Et que nous confiant, en hommes généreux, L'estime qu'aprÚs tout nous méritons tous deux, Vous voudrez bien ici que je vous entretienne D'un projet que pour vous vient de former la mienne? Annibal Seigneur, si votre estime a conçu ce projet, Fût-il vain, je le tiens déjà pour un bienfait. Flaminius Ce que Rome en ces lieux m'a commandé de faire, Pour Annibal peut-ÃÂȘtre est encore un mystÚre. Seigneur, je viens ici vous demander au roi; Vous n'en devez pas ÃÂȘtre irrité contre moi. Tel était mon devoir; je l'ai fait avec zÚle, Et vous m'approuverez d'avoir été fidÚle. Prusias, retenu par son engagement, A cru qu'il suffirait de votre éloignement. Il a pensé que Rome en serait satisfaite, Et n'exigerait rien aprÚs votre retraite. Je pouvais l'accepter, et vous ne doutez pas Qu'il ne me fût aisé d'envoyer sur vos pas; D'autant plus qu'Hiéron aux Romains de ma suite Promet de révéler le jour de votre fuite. Mais, Seigneur, le Sénat veut bien moins vous avoir Qu'il ne veut que le roi fasse ici son devoir Et l'univers jaloux, de qui l'oeil nous contemple, De sa soumission aurait perdu l'exemple. J'ai donc refusé tout, et Prusias, alors, AprÚs avoir tenté d'inutiles efforts, Pour me donner enfin sa réponse précise, Ne m'a plus demandé qu'une heure de remise. Seigneur, je suis certain du parti qu'il prendra, Et ce prince, en un mot, vous abandonnera. S'il demande du temps, ce n'est pas qu'il hésite; Mais de son embarras il se fait un mérite. Il croit que vous serez content de sa vertu, Quand vous saurez combien il aura combattu. Et vous, que jusque-là le destin persécute, Tombez, mais d'un héros ménagez-vous la chute. Vous l'ÃÂȘtes, Annibal, et l'aveu m'en est doux. Pratiquez les vertus que ce nom veut de vous. Voudriez-vous attendre ici la violence? Non, non; qu'une superbe et pleine confiance, Digne de l'ennemi que vous vous ÃÂȘtes fait, Que vous honorerez par ce généreux trait, Vous invitant à fuir des retraites peu sûres, OÃÂč vous deviez, Seigneur, présager vos injures, Vous guide jusqu'à Rome, et vous jette en des bras Plus fidÚles pour vous que ceux de Prusias. Voilà , Seigneur, voilà la chute la plus fiÚre Que puisse se choisir votre audace guerriÚre. A votre place enfin, voilà le seul écueil OÃÂč, mÃÂȘme en se brisant, se maintient votre orgueil. N'hésitez point, venez; achevez de connaÃtre Ces vainqueurs que déjà vous estimez peut-ÃÂȘtre. Puisque autrefois, Seigneur, vous les avez vaincus, C'est pour vous honorer une raison de plus. Montrez-leur Annibal; qu'il vienne les convaincre Qu'un si noble vaincu mérita de les vaincre. Partons sans différer; venez les rendre tous D'une action si noble admirateurs jaloux. Annibal Oui, le parti sans doute est glorieux à prendre, Et c'est avec plaisir que je viens de l'entendre. Il m'oblige. Annibal porte en effet un coeur Capable de donner ces marques de grandeur, Et je crois vos Romains, mÃÂȘme aprÚs ma défaite, Dignes que de leurs murs je fisse ma retraite. Il ne me restait plus, persécuté du sort, D'autre asile à choisir que Rome ou que la mort. Mais enfin c'en est fait, j'ai cru que la derniÚre Avec assez d'honneur finissait ma carriÚre. Le secours du poison... Flaminius Je l'avais pressenti Du héros désarmé c'est le dernier parti. Ah! souffrez qu'un Romain, dont l'estime est sincÚre, Regrette ici l'honneur que vous pouviez nous faire. Le roi s'avance; Î ciel! sa fille en pleurs le suit. ScÚne X et derniÚre Tous les acteurs Prusias, à Annibal. Seigneur, serait-il vrai ce qu'Amilcar nous dit? Annibal Prusias car enfin je ne crois pas qu'un homme Lùche assez pour n'oser désobéir à Rome, InfidÚle à son rang, à sa parole, à moi, EspÚre qu'Annibal daigne en lui voir un roi, Prusias, pensez-vous que ma mort vous délivre Des hasards qu'avec moi vous avez craint de suivre? Quand mÃÂȘme vous m'eussiez remis entre ses mains, Quel fruit en pouviez-vous attendre des Romains? La paix? Vous vous trompiez. Rome va vous apprendre Qu'il faut la mériter pour oser y prétendre. Non, non; de l'épouvante esclave déclaré, A des malheurs sans fin vous vous ÃÂȘtes livré. Que je vous plains! Je meurs, et ne perds que la vie. A la Princesse. Du plus grand des malheurs vous l'avez garantie, Et j'expire honoré des soins de la vertu. Adieu, chÚre Princesse. Laodice, à Flaminius. Enfin Rome a vaincu. Il meurt, et vous avez consommé l'injustice, Barbare! et vous osiez demander Laodice! Flaminius Malgré tout le courroux qui trouble votre coeur, Plus équitable un jour, vous plaindrez mon malheur. Quoique de vos refus ma tendresse soupire, Ils ont droit de paraÃtre, et je dois y souscrire. Hélas! un doux espoir m'amena dans ces lieux; Je ne suis point coupable, et j'en sors odieux. La Surprise de l'amour Acteurs de la comédie Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens le 3 mai 1722. Acteurs de la comédie La Comtesse Lélio Le Baron, ami de Lélio Colombine, suivante de la Comtesse Arlequin, valet de Lélio Jacqueline, servante de Lélio Pierre, jardinier de la Comtesse La scÚne est dans une maison de campagne. Acte premier ScÚne premiÚre Pierre, Jacqueline Pierre. - Tiens, Jacqueline, t'as une himeur qui me fùche. Pargué, encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens. Jacqueline. - Mais, qu'est-ce qu'il te faut donc? Tu me veux pour ta femme eh bian, est-ce que je recule à cela? Pierre. - Bon, qu'est-ce que ça dit! Est-ce que toutes les filles n'aimont pas à devenir la femme d'un homme? Jacqueline. - Tredame! c'est donc un oisiau bien rare qu'un homme, pour en ÃÂȘtre si envieuse? Pierre. - Hé là , là , je parle en discourant, je savons bian que l'oisiau n'est pas rare; mais quand une fille est grande, alle a la fantaisie d'en avoir un, et il n'y a pas de mal à ça, Jacqueline, car ça est vrai, et tu n'iras pas là contre. Jacqueline. - Acoute, n'ons-je pas d'autre amoureux que toi? Est-ce que Blaise et le gros Colas ne sont pas affolés de moi tous deux? Est-ce qu'ils ne sont pas des hommes aussi bian que toi? Pierre. - Eh mais, je pense qu'oui. Jacqueline. - Eh bian, butor, je te baille la parfarence, qu'as-tu à dire à ça? Pierre. - C'est que tu m'aimes mieux qu'eux tant seulement; mais si je ne te prenais pas, moi, ça te fùcherait-il? Jacqueline. - Oh dame, t'en veux trop. Pierre. - Eh morguenne, voilà le tu autem; je veux de l'amiquié pour la parsonne de moi tout seul. Quand tout le village vianrait te dire Jacqueline, épouse-moi; je voudrais que tu fis bravement la grimace à tout le village, et que tu lui disi Nennin-da, je veux ÃÂȘtre la femme de Piarre, et pis c'est tout. Pour ce qui est d'en cas de moi, si j'allais ÃÂȘtre un parfide, je voudrais que ça te fùchit rudement, et que t'en pleurisse tout ton soûl; et velà margué ce qu'en appelle aimer le monde. Tians, moi qui te parle, si t'allais me changer, il n'y aurait pu de çarvelle cheux moi, c'est de l'amiquié que ça. Tatigué que je serais content si tu pouvais itout devenir folle! Ah! que ça serait touchant! Ma pauvre Jacqueline, dis-moi queuque mot qui me fasse comprendre que tu pardrais un petit brin l'esprit. Jacqueline. - Va, va, Piarre, je ne dis rian mais je n'en pense pas moins. Pierre. - Eh, penses-tu que tu m'aimes, par hasard? Dis-moi oui ou non. Jacqueline. - Devine lequel. Pierre. - Regarde-moi entre deux yeux. Tu ris tout comme si tu disais oui; hé, hé, hé, qu'en dis-tu? Jacqueline. - Eh, je dis franchement que je serais bian empÃÂȘchée de ne pas t'aimer, car t'es bien agriable. Pierre. - Eh, jarni, velà dire les mots et les paroles. Jacqueline. - Je t'ai toujours trouvé une bonne philosomie d'homme tu m'as fait l'amour, et franchement ça m'a fait plaisir; mais l'honneur des filles les empÃÂȘche de parler aprÚs ça, ma tante disait toujours qu'un amant, c'est comme un homme qui a faim pu il a faim, et pu il a envie de manger; pu un homme a de peine aprÚs une fille, et pu il l'aime. Pierre. - Parsanguenne, il faut que ta tante ait dit vrai; car je meurs de faim, je t'en avertis, Jacqueleine. Jacqueline. - Tant mieux, je t'aime de cette himeur-là , pourvu qu'alle dure; mais j'ai bian peur que M. Lélio, mon maÃtre, ne consente à noute mariage, et qu'il ne me boute hors de chez li, quand il saura que je t'aime; car il nous a dit qu'il ne voulait point voir d'amourette parmi nous. Pierre. - Et pourquoi donc ça, est-ce qu'il y a du mal à aimer son prochain? Et morgué je m'en vas lui gager, moi, que ça se pratique chez les Turcs, et si ils sont bien méchants. Jacqueline. - Oh, c'est pis qu'un Turc, à cause d'une dame de Paris qui l'aimait beaucoup, et qui li a tourné casaque pour un autre galant plus mal bùti que li noute monsieur a fait du tapage; il li a dit qu'alle devait ÃÂȘtre honteuse; alle lui a dit qu'alle ne voulait pas l'ÃÂȘtre. Et voilà bian de quoi! ç'a-t-elle fait. Et pis des injures ous ÃÂȘtes cun indeigne. Et voyez donc cet impertinent! Et je me vengerai. Et moi, je m'en gausse. Tant y a qu'à la parfin alle li a farmé la porte sur le nez li qui est glorieux a pris ça en mal, et il est venu ici pour vivre en harmite, en philosophe, car velà comme il dit. Et depuis ce temps, quand il entend parler d'amour, il semble qu'en l'écorche comme une anguille. Son valet Arlequin fait itou le dégoûté quand il voit une fille à droite, ce drÎle de corps se baille les airs d'aller à gauche, à cause de queuque mijaurée de chambriÚre qui li a, à ce qu'il dit, vendu du noir. Pierre. - Quiens, véritablement c'est une piquié que ça, il n'y a pas de police; au punit tous les jours de pauvres voleurs, et an laisse aller et venir les parfides. Mais velà ton maÃtre, parle-li. Jacqueline. - Non, il a la face triste, c'est peut-ÃÂȘtre qu'il rÃÂȘve aux femmes; je sis d'avis que j'attende que ça soit passé va, va, il y a bonne espérance, pisque ta maÃtresse est arrivée, et qu'alle a dit qu'alle lui en parlerait. ScÚne II Lélio, Arlequin, tous deux d'un air triste. Lélio. - Le temps est sombre aujourd'hui. Arlequin. - Ma foi oui, il est aussi mélancolique que nous. Lélio. - Oh, on n'est pas toujours dans la mÃÂȘme disposition, l'esprit aussi bien que le temps est sujet à des nuages. Arlequin. - Pour moi, quand mon esprit va bien, je ne m'embarrasse guÚre du brouillard. Lélio. - Tout le monde en est assez de mÃÂȘme. Arlequin. - Mais je trouve toujours le temps vilain, quand je suis triste. Lélio. - C'est que tu as quelque chose qui te chagrine. Arlequin. - Non. Lélio. - Tu n'as donc point de tristesse? Si fait. Lélio. - Dis donc pourquoi? Arlequin. - Pourquoi? En vérité je n'en sais rien; c'est peut-ÃÂȘtre que je suis triste de ce que je ne suis pas gai. Lélio. - Va, tu ne sais ce que tu dis. Arlequin. - Avec cela, il me semble que je ne me porte pas bien. Lélio. - Ah, si tu es malade, c'est une autre affaire. Arlequin. - Je ne suis pas malade, non plus. Lélio. - Es-tu fou? Si tu n'es pas malade, comment trouves-tu donc que tu ne te portes pas bien? Arlequin. - Tenez, Monsieur, je bois à merveille, je mange de mÃÂȘme, je dors comme une marmotte, voilà ma santé. Lélio. - C'est une santé de crocheteur, un honnÃÂȘte homme serait heureux de l'avoir. Arlequin. - Cependant je me sens pesant et lourd, j'ai une fainéantise dans les membres, je bùille sans sujet, je n'ai du courage qu'à mes repas, tout me déplaÃt; je ne vis pas, je traÃne; quand le jour est venu, je voudrais qu'il fût nuit; quand il est nuit, je voudrais qu'il fût jour voilà ma maladie; voilà comment je me porte bien et mal. Lélio. - Je t'entends, c'est un peu d'ennui qui t'a pris; cela se passera. As-tu sur toi ce livre qu'on m'a envoyé de Paris...? Réponds donc! Arlequin. - Monsieur, avec votre permission, que je passe de l'autre cÎté. Lélio. - Que veux-tu donc? Qu'est-ce que cette cérémonie? Arlequin. - C'est pour ne pas voir sur cet arbre deux petits oiseaux qui sont amoureux; cela me tracasse, j'ai juré de ne plus faire l'*amour; mais quand je le vois faire, j'ai presque envie de manquer de parole à mon serment cela me raccommode avec ces pestes de femmes, et puis c'est le diable de me refùcher contre elles. Lélio. - Eh, mon cher Arlequin, me crois-tu plus exempt que toi de ces petites inquiétudes-là ? Je me ressouviens qu'il y a des femmes au monde, qu'elles sont aimables, et ce ressouvenir-là ne va pas sans quelques émotions de coeur; mais ce sont ces émotions-là qui me rendent inébranlable dans la résolution de ne plus voir de femmes. Arlequin. - Pardi, cela me fait tout le contraire, à moi; quand ces émotions-là me prennent, c'est alors que ma résolution branle. Enseignez-moi donc à en faire mon profit comme vous. Lélio. - Oui-da, mon ami je t'aime; tu as du bon sens, quoique un peu grossier. L'infidélité de ta maÃtresse t'a rebuté de l'amour, la trahison de la mienne m'en a rebuté de mÃÂȘme; tu m'as suivi avec courage dans ma retraite, et tu m'es devenu cher par la conformité de ton génie avec le mien, et par la ressemblance de nos aventures. Arlequin. - Et moi, Monsieur, je vous assure que je vous aime cent fois plus aussi que de coutume, à cause que vous avez la bonté de m'aimer tant. Je ne veux plus voir de femmes, non plus que vous, cela n'a point de conscience; j'ai pensé crever de l'infidélité de Margot les passe-temps de la campagne, votre conversation et la bonne nourriture m'ont un peu remis. Je n'aime plus cette Margot, seulement quelquefois son petit nez me trotte encore dans la tÃÂȘte; mais quand je ne songe point à elle, je n'y gagne rien; car je pense à toutes les femmes en gros, et alors les émotions de coeur que vous dites viennent me tourmenter je cours, je saute, je chante, je danse, je n'ai point d'autre secret pour me chasser cela; mais ce secret-là n'est que de l'*onguent miton-mitaine je suis dans un grand danger; et puisque vous m'aimez tant, ayez la charité de me dire comment je ferai pour devenir fort, quand je suis faible. Lélio. - Ce pauvre garçon me fait pitié. Ah! sexe trompeur, tourmente ceux qui t'approchent, mais laisse en repos ceux qui te fuient! Arlequin. - Cela est tout raisonnable, pourquoi faire du mal à ceux qui ne te font rien? Lélio. - Quand quelqu'un me vante une femme aimable et l'amour qu'il a pour elle, je crois voir un frénétique qui me fait l'éloge d'une vipÚre, qui me dit qu'elle est charmante, et qu'il a le bonheur d'en ÃÂȘtre mordu. Arlequin. - Fi donc, cela fait mourir. Lélio. - Eh, mon cher enfant, la vipÚre n'Îte que la vie. Femmes, vous nous ravissez notre raison, notre liberté, notre repos; vous nous ravissez à nous-mÃÂȘmes, et vous nous laissez vivre. Ne voilà -t-il pas des hommes en bel état aprÚs? Des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves. Et à qui appartiennent ces esclaves? à des femmes! Et qu'est-ce que c'est qu'une femme? Pour la définir il faudrait la connaÃtre nous pouvons aujourd'hui en commencer la définition, mais je soutiens qu'on n'en verra le bout qu'à la fin du monde. Arlequin. - En vérité, c'est pourtant un joli petit animal que cette femme, un joli petit chat, c'est dommage qu'il ait tant de griffes. Lélio. - Tu as raison, c'est dommage; car enfin, est-il dans l'univers de figure plus charmante? Que de grùces, et que de variété dans ces grùces! Arlequin. - C'est une créature à manger. Lélio. - Voyez ces ajustements, jupes étroites, jupes en lanterne, coiffure en clocher, coiffure sur le nez, capuchon sur la tÃÂȘte, et toutes les modes les plus extravagantes mettez-les sur une femme, dÚs qu'elles auront touché sa figure enchanteresse, c'est l'Amour et les Grùces qui l'ont habillée, c'est de l'esprit qui lui vient jusques au bout des doigts. Cela n'est-il pas bien singulier? Arlequin. - Oh, cela est vrai; il n'y a mardi! pas de livre qui ait tant d'esprit qu'une femme, quand elle est en corset et en petites pantoufles. Lélio. - Quel aimable désordre d'idées dans la tÃÂȘte! que de vivacité! quelles expressions! que de naïveté! L'homme a le bon sens en partage, mais ma foi l'esprit n'appartient qu'à la femme. A l'égard de son coeur, ah! si les plaisirs qu'il nous donne étaient durables, ce serait un séjour délicieux que la terre. Nous autres hommes, la plupart, nous sommes jolis en amour nous nous répandons en petits sentiments doucereux; nous avons la marotte d'ÃÂȘtre délicats, parce que cela donne un air plus tendre; nous faisons l'amour réglément, tout comme on fait une charge; nous nous faisons des méthodes de tendresse; nous allons chez une femme, pourquoi? Pour l'aimer, parce que c'est le devoir de notre emploi. Quelle pitoyable façon de faire! Une femme ne veut ÃÂȘtre ni tendre ni délicate, ni fùchée ni bien aise; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime, et qu'elle ne veut pas le dire, morbleu, nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l'amour qui passe à travers son silence? Arlequin. - Ah! Monsieur, je m'en souviens, Margot avait si bonne grùce à faire comme cela la nigaude! Lélio. - Sans l'aiguillon de la jalousie et du plaisir, notre coeur à nous autres est un vrai paralytique nous restons là comme des eaux dormantes, qui attendent qu'on les remue pour se remuer. Le coeur d'une femme se donne sa secousse à lui-mÃÂȘme; il part sur un mot qu'on dit, sur un mot qu'on ne dit pas, sur une contenance. Elle a beau vous avoir dit qu'elle aime; le répÚte-t-elle, vous l'apprenez toujours, vous ne le saviez pas encore ici par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant; enfin c'est de la jalousie, du calme, de l'inquiétude, de la joie, du babil et du silence de toutes couleurs. Et le moyen de ne pas s'enivrer du plaisir que cela donne? Le moyen de se voir adorer sans que la tÃÂȘte vous tourne? Pour moi, j'étais tout aussi sot que les autres amants; je me croyais un petit prodige, mon mérite m'étonnait ah! qu'il est mortifiant d'en rabattre! C'est aujourd'hui ma bÃÂȘtise qui m'étonne; l'homme prodigieux a disparu, et je n'ai trouvé qu'une dupe à la place. Arlequin. - Eh bien, Monsieur, queussi, queumi, voilà mon histoire; j'étais tout aussi sot que vous vous faites pourtant un portrait qui fait venir l'envie de l'original. Lélio. - Butor que tu es! Ne t'ai-je pas dit que la femme était aimable, qu'elle avait le coeur tendre, et beaucoup d'esprit? Arlequin. - Oui, est-ce que tout cela n'est pas bien joli? Lélio. - Non, tout cela est affreux. Arlequin. - Bon, bon, c'est que vous voulez m'attraper peut-ÃÂȘtre. Lélio. - Non, ce sont là les instruments de notre supplice. Dis-moi, mon pauvre garçon, si tu trouvais sur ton chemin de l'argent d'abord, un peu plus loin de l'or, un peu plus loin des perles, et que cela te conduisÃt à la caverne d'un monstre, d'un tigre, si tu veux, est-ce que tu ne haïrais pas cet argent, cet or et ces perles? Arlequin. - Je ne suis pas si dégoûté, je trouverais cela fort bon; il n'y aurait que le vilain tigre dont je ne voudrais pas, mais je prendrais vitement quelques milliers d'écus dans mes poches, je laisserais là le reste, et je décamperais bravement aprÚs. Lélio. - Oui, mais tu ne saurais point qu'il y a un tigre au bout, et tu n'auras pas plutÎt ramassé un écu, que tu ne pourras t'empÃÂȘcher de vouloir le reste. Arlequin. - Fi, par la morbleu, c'est bien dommage voilà un sot trésor, de se trouver sur ce chemin-là . Pardi, qu'il aille au diable, et l'animal avec. Lélio. - Mon enfant, cet argent que tu trouves d'abord sur ton chemin, c'est la beauté, ce sont les agréments d'une femme qui t'arrÃÂȘtent; cet or que tu rencontres encore, ce sont les espérances qu'elle te donne; enfin ces perles, c'est son coeur qu'elle t'abandonne avec tous ses transports. Arlequin. - Ahi! ahi! gare l'animal. Lélio. - Le tigre enfin paraÃt aprÚs les perles, et ce tigre, c'est un caractÚre perfide retranché dans l'ùme de ta maÃtresse; il se montre, il t'arrache son coeur, il déchire le tien; adieu tes plaisirs, il te laisse aussi misérable que tu croyais ÃÂȘtre heureux. Arlequin. - Ah, c'est justement la bÃÂȘte que Margot a lùchée sur moi, pour avoir aimé son argent, son or et ses perles. Lélio. - Les aimeras-tu encore? Arlequin. - Hélas, Monsieur, je ne songeais pas à ce diable qui m'attendait au bout. Quand on n'a pas étudié, on ne voit pas plus loin que son nez. Lélio. - Quand tu seras tenté de revoir des femmes, souviens-toi toujours du tigre, et regarde tes émotions de coeur comme une envie fatale d'aller sur sa route, et de te perdre. Arlequin. - Oh, voilà qui est fait; je renonce à toutes les femmes, et à tous les trésors du monde, et je m'en vais boire un petit coup pour me fortifier dans cette bonne pensée. ScÚne III Lélio, Jacqueline, Pierre Lélio. - Que me veux-tu, Jacqueline? Jacqueline. - Monsieur, c'est que je voulions vous parler d'une petite affaire. Lélio. - De quoi s'agit-il? Jacqueline. - C'est que, ne vous déplaise... mais vous vous fùcherez. Lélio. - Voyons. Jacqueline. - Monsieur, vous avez dit, il y a queuque temps, que vous ne vouliez pas que j'eussions de galants. Lélio. - Non, je ne veux point voir d'amour dans ma maison. Jacqueline. - Je vians pourtant vous demander un petit privilÚge. Lélio. - Quel est-il? Jacqueline. - C'est que, révérence parler, j'avons le coeur tendre. Lélio. - Tu as le coeur tendre? voilà un plaisant aveu; et qui est le nigaud qui est amoureux de toi? Pierre. - Eh, eh, eh, c'est moi, Monsieur. Lélio. - Ah, c'est toi, maÃtre Pierre, je t'aurais cru plus raisonnable. Eh bien, Jacqueline, c'est donc pour lui que tu as le coeur tendre? Jacqueline. - Oui, Monsieur, il y a bien deux ans en ça que ça m'est venu... mais, dis toi-mÃÂȘme, je ne sis pas assez effrontée de mon naturel. Pierre. - Monsieur, franchement, c'est qu'à me trouve gentil; et si ce n'était qu'alle fait la difficile, il y aurait longtemps que je serions ennocés. Lélio. - Tu es fou, maÃtre Pierre, ta Jacqueline au premier jour te plantera là crois-moi, ne t'attache point à elle; laisse-la là , tu cherches malheur. Jacqueline. - Bon, voilà de biaux contes qu'ous li faites-là , Monsieur. Est-ce que vous croyez que je sommes comme vos girouettes de Paris, qui tournent à tout vent? Allez, allez, si quelqu'un de nous deux se plante là , ce sera li qui me plantera, et non pas moi. A tout hasard, notre monsieur, donnez-moi tant seulement une petite parmission de mariage, c'est pour ça que j'avons prins la liberté de vous attaquer. Pierre. - Oui, Monsieur, voilà tout fin dret ce que c'est, et Jacqueline a itou queuque doutance que vous vourez bian de votre grùce, et pour l'amour de son sarvice, et de sti-là de son pÚre et de sa mÚre, qui vous ont tant sarvi quand ils n'étient pas encore défunts, tant y a, Monsieur excusez l'importunance, c'est que je sommes pauvres, et tout franchement, pour vous le couper court... Lélio. - AchÚve donc, il y a une heure que tu traÃnes. Jacqueline. - Parguenne, aussi tu t'embarbouilles dans je ne sais combien de paroles qui ne sarvont de rian, et Monsieur pard la patience. C'est donc, ne vous en déplaise, que je voulons nous marier; et, comme ce dit l'autre, ce n'est pas le tout qu'un pourpoint, s'il n'y a des manches; c'est ce qui fait, si vous parmettez que je vous le disions en bref... Lélio. - Eh non, Jacqueline, dis-moi-le en long, tu auras plus tÎt fait. Jacqueline. - C'est que j'avons queuque espérance que vous nous baillerez queuque chose en entrée de ménage. Lélio. - Soit, je le veux; nous verrons cela une autre fois, et je ferai ce que je pourrai, pourvu que le parti te convienne. Laissez-moi. ScÚne IV Arlequin, Lélio, Pierre, Jacqueline Pierre, prenant Arlequin à l'écart. - Arlequin, par charité, recommandez-nous à Monsieur c'est que je nous aimons, Jacqueline et moi; je n'avons pas de grands moyens, et... Arlequin. - Tout beau, maÃtre Pierre; dis-moi, as-tu son coeur? Pierre. - Parguienne oui, à la parfin alle m'a lùché son amiquié. Arlequin. - Ah malheureux, que je te plains! voilà le caractÚre perfide qui va venir; je t'expliquerai cela plus au long une autre fois, mais tu le sentiras bien adieu, pauvre homme, je n'ai plus rien à te dire, ton mal est sans remÚde. Jacqueline. - Queu tripotage est-ce qu'il fait donc là , avec ce remÚde et ce caractÚre? Pierre. - Marguié, tous ces discours me chiffonnont malheur je varrons ce qui en est par un petit tour d'adresse. Allons-nous-en, Jacqueline, madame la comtesse fera mieux que nous. ScÚne V Lélio, Arlequin Arlequin, revenant à son maÃtre. - Monsieur, mon cher maÃtre, il y a une mauvaise nouvelle. Lélio. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Vous avez entendu parler de cette comtesse qui a acheté depuis un an cette belle maison prÚs de la vÎtre? Lélio. - Oui. Arlequin. - Eh bien, on m'a dit que cette comtesse est ici, et qu'elle veut vous parler j'ai mauvaise opinion de cela. Lélio. - Eh morbleu, toujours des femmes! Et que me veut-elle? Arlequin. - Je n'en sais rien; mais on dit qu'elle est belle et veuve, et je gage qu'elle est encline à faire du mal. Lélio. - Et moi enclin à l'éviter je ne me soucie ni de sa beauté, ni de son veuvage. Arlequin. - Que le ciel vous maintienne dans cette bonne disposition. Ouf! Lélio. - Qu'as-tu? Arlequin. - C'est qu'on dit qu'il y a aussi une fille de chambre avec elle, et voilà mes émotions de coeur qui me prennent. Lélio. - BenÃÂȘt! une femme te fait peur? Arlequin. - Hélas, Monsieur, j'espÚre en vous et en votre assistance. Lélio. - Je crois que les voilà qui se promÚnent, retirons-nous. Ils se retirent. ScÚne VI La Comtesse, Colombine, Arlequin La Comtesse, parlant de Lélio. - Voilà un jeune homme bien sauvage. Colombine, arrÃÂȘtant Arlequin. - Un petit mot, s'il vous plaÃt. Oserait-on vous demander d'oÃÂč vient cette férocité qui vous prend à vous et à votre maÃtre? Arlequin. - A cause d'un proverbe qui dit, que chat échaudé craint l'eau froide. La Comtesse. - Parle plus clairement. Pourquoi nous fuit-il? Arlequin. - C'est que nous savons ce qu'en vaut l'aune. Colombine. - Remarquez-vous qu'il n'ose nous regarder, Madame? Allons, allons, levez la tÃÂȘte, et rendez-nous compte de la sottise que vous venez de faire. Arlequin, la regardant doucement. - Par la jarni, qu'elle est jolie! La Comtesse. - Laisse-le là , je crois qu'il est imbécile. Colombine. - Et moi je crois que c'est malice. Parleras-tu? Arlequin. - C'est que mon maÃtre a fait voeu de fuir les femmes, parce qu'elles ne valent rien. Colombine. - Impertinent! Arlequin. - Ce n'est pas votre faute, c'est la nature qui vous a bùties comme cela, et moi j'ai fait voeu aussi. Nous avons souffert comme des misérables à cause de votre bel esprit, de vos jolis charmes, et de votre tendre coeur. Colombine. - Hélas! quelle lamentable histoire! Et comment te tireras-tu d'affaire avec moi? Je suis une espiÚgle, et j'ai envie de te rendre un peu misérable de ma façon. Arlequin. - Prrr! il n'y a pas pied. La Comtesse. - Va, mon ami, va dire à ton maÃtre que je me soucie fort peu des hommes, mais que je souhaiterais lui parler. Arlequin. - Je le vois là qui m'attend, je m'en vais l'appeler. Monsieur, Madame dit qu'elle ne se soucie point de vous vous n'avez qu'à venir, elle veut vous dire un mot. Ah! comme cela m'accrocherait, si je me laissais faire. ScÚne VII La Comtesse, Lélio, Colombine Lélio. - Madame, puis-je vous rendre quelque service? La Comtesse. - Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j'ai prise; mais il y a le neveu de mon fermier qui cherche en mariage une jeune paysanne de chez vous. Ils ont peur que vous ne consentiez pas à ce mariage ils m'ont priée de vous engager à les aider de quelque libéralité, comme de mon cÎté j'ai dessein de le faire. Voilà , Monsieur, tout ce que j'avais à vous dire quand vous vous ÃÂȘtes retiré. Lélio. - Madame, j'aurai tous les égards que mérite votre recommandation, et je vous prie de m'excuser si j'ai fui; mais je vous avoue que vous ÃÂȘtes d'un sexe avec qui j'ai cru devoir rompre pour toute ma vie cela vous paraÃtra bien bizarre; je ne chercherai point à me justifier; car il me reste un peu de politesse, et je craindrais d'entamer une matiÚre qui me met toujours de mauvaise humeur; et si je parlais, il pourrait, malgré moi, m'échapper des traits d'une incivilité qui vous déplairait, et que mon respect vous épargne. Colombine. - Mort de ma vie, Madame, est-ce que ce discours-là ne vous remue pas la bile? Allez, Monsieur, tous les renégats font mauvaise fin vous viendrez quelque jour crier miséricorde et ramper aux pieds de vos maÃtres, et ils vous écraseront comme un serpent. Il faut bien que justice se fasse. Lélio. - Si Madame n'était pas présente, je vous dirais franchement que je ne vous crains ni ne vous aime. La Comtesse. - Ne vous gÃÂȘnez point, Monsieur. Tout ce que nous disons ici ne s'adresse point à vous; regardons-nous comme hors d'intérÃÂȘt. Et sur ce pied-là , peut-on vous demander ce qui vous fùche si fort contre les femmes? Lélio. - Ah! Madame, dispensez-moi de vous le dire; c'est un récit que j'accompagne ordinairement de réflexions oÃÂč votre sexe ne trouve pas son compte. La Comtesse. - Je vous devine, c'est une infidélité qui vous a donné tant de colÚre. Lélio. - Oui, Madame, c'est une infidélité; mais affreuse, mais détestable. La Comtesse. - N'allons point si vite. Votre maÃtresse cessa-t-elle de vous aimer pour en aimer un autre? Lélio. - En doutez-vous, Madame? La simple infidélité serait insipide et ne tenterait pas une femme sans l'assaisonnement de la perfidie. La Comtesse. - Quoi! vous eûtes un successeur? Elle en aima un autre? Lélio. - Oui, Madame. Comment, cela vous étonne? Voilà pourtant les femmes, et ces actions doivent vous mettre en pays de connaissance. Colombine. - Le petit blasphémateur! La Comtesse. - Oui, votre maÃtresse est une indigne, et l'on ne saurait trop la mépriser. Colombine. - D'accord, qu'il la méprise, il n'y a pas à tortiller c'est une coquine celle-là . La Comtesse. - J'ai cru d'abord, moi, qu'elle n'avait fait que se dégoûter de vous, et de l'amour, et je lui pardonnais en faveur de cela la sottise qu'elle avait eue de vous aimer. Quand je dis vous, je parle des hommes en général. Colombine. - Prenez, prenez toujours cela en attendant mieux. Lélio. - Comment, Madame, ce n'est donc rien, à votre compte, que de cesser sans raison d'avoir de la tendresse pour un homme? La Comtesse. - C'est beaucoup, au contraire; cesser d'avoir de l'amour pour un homme, c'est à mon compte connaÃtre sa faute, s'en repentir, en avoir honte, sentir la misÚre de l'idole qu'on adorait, et rentrer dans le respect qu'une femme se doit à elle-mÃÂȘme. J'ai bien vu que nous ne nous entendions point si votre maÃtresse n'avait fait que renoncer à son attachement ridicule, eh! il n'y aurait rien de plus louable; mais ne faire que changer d'objet, ne guérir d'une folie que par une extravagance, eh fi! Je suis de votre sentiment, cette femme-là est tout à fait méprisable. Amant pour amant, il valait autant que vous déshonorassiez sa raison qu'un autre. Lélio. - Je vous avoue que je ne m'attendais pas à cette chute-là . Colombine. - Ah, ah, ah, il faudrait bien des conversations comme celle-là pour en faire une raisonnable. Courage, Monsieur, vous voilà tout déferré décochez-lui-moi quelque trait bien hétéroclite, qui sente bien l'original. Eh! vous avez fait des merveilles d'abord. Lélio. - C'est assurément mettre les hommes bien bas, que de les juger indignes de la tendresse d'une femme l'idée est neuve. Colombine. - Elle ne fera pas fortune chez vous. Lélio. - On voit bien que vous ÃÂȘtes fùchée, Madame. La Comtesse. - Moi, Monsieur! Je n'ai point à me plaindre des hommes; je ne les hais point non plus. Hélas, la pauvre espÚce! elle est, pour qui l'examine, encore plus comique que haïssable. Colombine. - Oui-da, je crois que nous trouverons plus de ressource à nous en divertir, qu'à nous fùcher contre elle. Lélio. - Mais, qu'a-t-elle donc de si comique? La Comtesse. - Ce qu'elle a de comique? Mais y songez-vous, Monsieur? Vous ÃÂȘtes bien curieux d'ÃÂȘtre humilié dans vos confrÚres. Si je parlais, vous seriez tout étonné de vous trouver de cent piques au-dessous de nous. Vous demandez ce que votre espÚce a de comique, qui, pour se mettre à son aise, a eu besoin de se réserver un privilÚge d'indiscrétion, d'impertinence et de fatuité; qui suffoquerait si elle n'était babillarde, si sa misérable vanité n'avait pas ses coudées franches; s'il ne lui était pas permis de déshonorer un sexe qu'elle ose mépriser pour les mÃÂȘmes choses dont l'indigne qu'elle est fait sa gloire. Oh! l'admirable engeance qui a trouvé la raison et la vertu des fardeaux trop pesants pour elle, et qui nous a chargées du soin de les porter ne voilà -t-il pas de beaux titres de supériorité sur nous? et de pareilles gens ne sont-ils pas risibles! Fiez-vous à moi, Monsieur, vous ne connaissez pas votre misÚre, j'oserai vous le dire vous voilà bien irrité contre les femmes; je suis peut-ÃÂȘtre, moi, la moins aimable de toutes. Tout hérissé de rancune que vous croyez ÃÂȘtre, moyennant deux ou trois coups d'oeil flatteurs qu'il m'en coûterait, grùce à la tournure grotesque de l'esprit de l'homme, vous m'allez donner la comédie. Lélio. - Oh! je vous défie de me faire payer ce tribut de folie-là . Colombine. - Ma foi, Madame, cette expérience-là vous porterait malheur. Lélio. - Ah, ah, cela est plaisant! Madame, peu de femmes sont aussi aimables que vous, vous l'ÃÂȘtes tout autant que je suis sûr que vous croyez l'ÃÂȘtre; mais s'il n'y a que la comédie dont vous parlez qui puisse vous réjouir, en ma conscience, vous ne rirez de votre vie. Colombine. - En ma conscience, vous me la donnez tous les deux, la comédie. Cependant, si j'étais à la place de Madame, le défi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le démenti. La Comtesse. - Non, la partie ne me pique point, je la tiens gagnée. Mais comme à la campagne il faut voir quelqu'un, soyons amis pendant que nous y resterons; je vous promets sûreté nous nous divertirons, vous à médire des femmes, et moi à mépriser les hommes. Lélio. - Volontiers. Colombine. - Le joli commerce! on n'a qu'à vous en croire; les hommes tireront à l'orient, les femmes à l'occident; cela fera de belles productions, et nos petits-neveux auront bon air. Eh morbleu! pourquoi prÃÂȘcher la fin du monde? Cela coupe la gorge à tout soyons raisonnables; condamnez les amants déloyaux, les conteurs de sornettes, à ÃÂȘtre jetés dans la riviÚre une pierre au col; à merveille. Enfermez les coquettes entre quatre murailles, fort bien. Mais les amants fidÚles, dressez-leur de belles et bonnes statues pour encourager le public. Vous riez! Adieu, pauvres brebis égarées; pour moi, je vais travailler à la conversion d'Arlequin. A votre égard, que le ciel vous assiste, mais il serait curieux de vous voir chanter la palinodie, je vous y attends. La Comtesse. - La folle! Je vous quitte, Monsieur; j'ai quelque ordre à donner n'oubliez pas, de grùce, ma recommandation pour ces paysans. ScÚne VIII Le Baron, ami de Lélio, La Comtesse, Lélio Le Baron. - Ne me trompé-je point? Est-ce vous que je vois, madame la Comtesse? La Comtesse. - Oui, Monsieur, c'est moi-mÃÂȘme. Le Baron. - Quoi! avec notre ami Lélio! Cela se peut-il? La Comtesse. - Que trouvez-vous donc là de si étrange? Lélio. - Je n'ai l'honneur de connaÃtre Madame que depuis un instant. Et d'oÃÂč vient ta surprise? Le Baron. - Comment, ma surprise! voici peut-ÃÂȘtre le coup de hasard le plus bizarre qui soit arrivé. Lélio. - En quoi? Le Baron. - En quoi? Morbleu, je n'en saurais revenir; c'est le fait le plus curieux qu'on puisse imaginer dÚs que je serai à Paris, oÃÂč je vais, je le ferai mettre dans la gazette. Lélio. - Mais, que veux-tu dire? Le Baron. - Songez-vous à tous les millions de femmes qu'il y a dans le monde, au couchant, au levant, au septentrion, au midi, Européennes, Asiatiques, Africaines, Américaines, blanches, noires, basanées, de toutes les couleurs? Nos propres expériences, et les relations de nos voyageurs, nous apprennent que partout la femme est amie de l'homme, que la nature l'a pourvue de bonne volonté pour lui; la nature n'a manqué que Madame, le soleil n'éclaire qu'elle chez qui notre espÚce n'ait point rencontré grùce, et cette seule exception de la loi générale se rencontre avec un personnage unique, je te le dis en ami; avec-un homme qui nous a donné l'exemple d'un fanatisme tout neuf; qui seul de tous les hommes n'a pu s'accoutumer aux coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde; enfin qui s'est condamné à venir ici languir de chagrin de ne plus voir de femmes, en expiation du crime qu'il a fait quand il en a vu. Oh! je ne sache point d'aventure qui aille de pair avec la vÎtre. Lélio, riant. - Ah! ah! je te pardonne toutes tes injures en faveur de ces coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde. La Comtesse, riant. - Pour moi, je me sais bon gré que la nature m'ait manquée, et je me passerai bien de la façon qu'elle aurait pu me donner de plus; c'est autant de sauvé, c'est un ridicule de moins. Le Baron, sérieusement. - Madame, n'appelez point cette faiblesse-là ridicule; ménageons les termes il peut venir un jour oÃÂč vous serez bien aise de lui trouver une épithÚte plus honnÃÂȘte. La Comtesse. - Oui, si l'esprit me tourne. Le Baron. - Eh bien, il vous tournera c'est si peu de chose que l'esprit! AprÚs tout, il n'est pas encore sûr que la nature vous ait absolument manquée. Hélas! peut-ÃÂȘtre jouez-vous de votre reste aujourd'hui. Combien voyons-nous de choses qui sont d'abord merveilleuses, et qui finissent par faire rire! Je suis un homme à pronostic voulez-vous que je vous dise; tenez, je crois que votre merveilleux est à fin de terme. Lélio. - Cela se peut bien, Madame, cela se peut bien; les fous sont quelquefois inspirés. La Comtesse. - Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez. Le Baron, à Lélio. - Mais, toi qui raisonnes, as-tu lu l'histoire romaine? Lélio. - Oui, qu'en veux-tu faire, de ton histoire romaine? Le Baron. - Te souviens-tu qu'un ambassadeur romain enferma Antiochus dans un cercle qu'il traça autour de lui, et lui déclara la guerre s'il en sortait avant qu'il eût répondu à sa demande? Lélio. - Oui, je m'en ressouviens. Le Baron. - Tiens, mon enfant, moi indigne, je te fais un cercle à l'imitation de ce Romain, et sous peine des vengeances de l'Amour, qui vaut bien la république de Rome, je t'ordonne de n'en sortir que soupirant pour les beautés de Madame; voyons si tu oseras broncher. Lélio passe le cercle. - Tiens, je suis hors du cercle, voilà ma réponse va-t'en la porter à ton benÃÂȘt d'Amour. La Comtesse. - Monsieur le Baron, je vous prie, badinez tant qu'il vous plaira, mais ne me mettez point en jeu. Le Baron. - Je ne badine point, Madame, je vous le cautionne garrotté à votre char; il vous aime de ce moment-ci, il a obéi. La peste, vous ne le verriez pas hors du cercle; il avait plus de peur qu'Antiochus. Lélio, riant. - Madame, vous pouvez me donner des rivaux tant qu'il vous plaira, mon amour n'est point jaloux. La Comtesse, embarrassée. - Messieurs, j'entends volontiers raillerie, mais finissons-la pourtant. Le Baron. - Vous montrez là certaine impatience qui pourra venir à bien faisons-la profiter par un petit tour de cercle. Il l'enferme aussi. La Comtesse, sortant du cercle. - Laissez-moi, qu'est-ce que cela signifie? Baron, ne lisez jamais d'histoire, puisqu'elle ne vous apprend que des polissonneries. Lélio rit. Le Baron. - Je vous demande pardon, mais vous aimerez, s'il vous plaÃt, Madame. Lélio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maÃtresse insensible. La Comtesse, sérieusement. - Cherchez-lui donc une maÃtresse ailleurs, car il trouverait fort mal son compte ici. Lélio. - Madame, je sais le peu que je vaux, on peut se dispenser de me l'apprendre; aprÚs tout, votre antipathie ne me fait point trembler. Le Baron. - Bon, voilà de l'amour qui prélude par du dépit. La Comtesse, à Lélio. - Vous seriez fort à plaindre, Monsieur, si mes sentiments ne vous étaient indifférents. Le Baron. - Ah le beau duo! Vous ne savez pas encore combien il est tendre. La Comtesse, s'en allant doucement. - En vérité, vos folies me poussent à bout, Baron. Le Baron. - Oh, Madame, nous aurons l'honneur, Lélio et moi, de vous reconduire jusque chez vous. ScÚne IX Le Baron, La Comtesse, Lélio, Colombine Colombine, arrivant. Bonjour, Monsieur le Baron. Comme vous voilà rouge, Madame. Monsieur Lélio est tout je ne sais comment aussi il a l'air d'un homme qui veut ÃÂȘtre fier, et qui ne peut pas l'ÃÂȘtre. Qu'avez-vous donc tous deux? La Comtesse, sortant. - L'étourdie! Le Baron. - Laissez-les là , Colombine, ils sont de méchante humeur; ils viennent de se faire une déclaration d'amour l'un à l'autre, et le tout en se fùchant. ScÚne X Colombine, Arlequin, avec un équipage de chasseur. Colombine, qui a écouté un peu leur conversation. - Je vois bien qu'ils nous apprÃÂȘteront à rire. Mais oÃÂč est Arlequin? Je veux qu'il m'amuse ici. J'entends quelqu'un, ne serait-ce pas lui? Arlequin. - Ouf, ce gibier-là mÚne un chasseur trop loin je me perdrais, tournons d'un autre cÎté... Allons donc... Euh! me voilà justement sur le chemin du tigre, maudits soient l'argent, l'or et les perles! Colombine. - Quelle heure est-il, Arlequin? Arlequin. - Ah! la fine mouche je vois bien que tu cherches midi à quatorze heures. Passez, passez votre chemin, ma mie. Colombine. - Il ne me plaÃt pas, moi passe-le toi-mÃÂȘme. Arlequin. - Oh pardi, à bon chat bon rat, je veux rester ici. Colombine. - Eh le fou, qui perd l'esprit en voyant une femme! Arlequin. - Va-t'en, va-t'en demander ton portrait à mon maÃtre, il te le donnera pour rien tu verras si tu n'es pas une vipÚre. Colombine. - Ton maÃtre est un visionnaire, qui te fait faire pénitence de ses sottises. Dans le fond tu me fais pitié; c'est dommage qu'un jeune homme comme toi, assez bien fait et bon enfant, car tu es sans malice... Arlequin. - Je n'en ai non plus qu'un poulet. Colombine. - C'est dommage qu'il consume sa jeunesse dans la langueur et la souffrance; car, dis la vérité, tu t'ennuies ici, tu pùtis? Arlequin. - Oh! cela n'est pas croyable. Colombine. - Et pourquoi, nigaud, mener une pareille vie? Arlequin. - Pour ne point tomber dans vos pattes, race de chats que vous ÃÂȘtes; si vous étiez de bonnes gens, nous ne serions pas venus nous rendre ermites. Il n'y a plus de bon temps pour moi, et c'est vous qui en ÃÂȘtes la cause; et malgré tout cela, il ne s'en faut de rien que je ne t'aime. La sotte chose que le coeur de l'homme! Colombine. - Cet original qui dispute contre son coeur comme un honnÃÂȘte homme. Arlequin. - N'as-tu pas de honte d'ÃÂȘtre si jolie et si traÃtresse? Colombine. - Comme si on devait rougir de ses bonnes qualités! Au revoir, nigaud; tu me fuis, mais cela ne durera pas. Acte II ScÚne premiÚre Colombine, La Comtesse, Colombine, en regardant sa montre. - Cela est singulier! La Comtesse. - Quoi? Colombine. - Je trouve qu'il y a un quart d'heure que nous nous promenons sans rien dire entre deux femmes, cela ne laisse pas d'ÃÂȘtre fort. Sommes-nous bien dans notre état naturel? La Comtesse. - Je ne sache rien d'extraordinaire en moi. Colombine. - Vous voilà pourtant bien rÃÂȘveuse. La Comtesse. - C'est que je songe à une chose. Colombine. - Voyons ce que c'est; suivant l'espÚce de la chose, je ferai l'estime de votre silence. La Comtesse. - C'est que je songe qu'il n'est pas nécessaire que je voie si souvent Lélio. Colombine. - Hum, il y a du Lélio votre taciturnité n'est pas si belle que je le pensais. La mienne, à vous dire le vrai, n'est pas plus méritoire. Je me taisais à peu prÚs dans le mÃÂȘme goût; je ne rÃÂȘve pas à Lélio, mais je suis autour de cela, je rÃÂȘve au valet. La Comtesse. - Mais que veux-tu dire? Quel mal y a-t-il à penser à ce que je pense? Colombine. - Oh! pour du mal, il n'y en a pas; mais je croyais que vous ne disiez mot par pure paresse de langue, et je trouvais cela beau dans une femme; car on prétend que cela est rare. Mais pourquoi jugez-vous qu'il n'est pas nécessaire que vous voyiez si souvent Lélio? La Comtesse. - Je n'ai d'autres raisons pour lui parler que le mariage de ces jeunes gens il ne m'a point dit ce qu'il veut donner à la fille; je suis bien aise que le neveu de mon fermier trouve quelque avantage; mais sans nous parler, Lélio peut me faire savoir ses intentions, et je puis le faire informer des miennes. Colombine. - L'imagination de cela est tout à fait plaisante. La Comtesse. - Ne vas-tu pas faire un commentaire là -dessus? Colombine. - Comment? il n'y a pas de commentaire à cela. Malepeste, c'est un joli trait d'esprit que cette invention-là . Le chemin de tout le monde, quand on a affaire aux gens, c'est d'aller leur parler; mais cela n'est pas commode. Le plus court est de l'entretenir de loin; vraiment on s'entend bien mieux lui parlerez-vous avec une sarbacane, ou par procureur? La Comtesse. - Mademoiselle Colombine, vos fades railleries ne me plaisent point du tout; je vois bien les petites idées que vous avez dans l'esprit. Colombine. - Je me doute, moi, que vous ne vous doutez pas des vÎtres, mais cela viendra. La Comtesse. - Taisez-vous. Colombine. - Mais aussi de quoi vous avisez-vous, de prendre un si grand tour pour parler à un homme? Monsieur, soyons amis tant que nous resterons ici; nous nous amuserons, vous à médire des femmes, moi à mépriser les hommes, voilà ce que vous lui avez dit tantÎt. Est-ce que l'amusement que vous avez choisi ne vous plaÃt plus? La Comtesse. - Il me plaira toujours; mais j'ai songé que je mettrai Lélio plus à son aise en ne le voyant plus. D'ailleurs la conversation que nous avons eue tantÎt ensemble, jointe aux plaisanteries que le Baron a continué de faire chez moi, pourraient donner matiÚre à de nouvelles scÚnes que je suis bien aise d'éviter tiens, prends ce billet. Colombine. - Pour qui? La Comtesse. - Pour Lélio. C'est de cette paysanne dont il s'agit; je lui demande réponse. Colombine. - Un billet à monsieur Lélio, exprÚs pour ne point donner matiÚre à la plaisanterie! Mais voilà des précautions d'un jugement!... La Comtesse. - Fais ce que je te dis. Colombine. - Madame, c'est une maladie qui commence votre coeur en est à son premier accÚs de fiÚvre. Tenez, le billet n'est plus nécessaire, je vois Lélio qui s'approche. La Comtesse. - Je me retire, faites votre commission. ScÚne II Lélio, Arlequin, Colombine Lélio. - Pourquoi donc madame la Comtesse se retire-t-elle en me voyant? Colombine, présentant le billet. - Monsieur... ma maÃtresse a jugé à propos de réduire sa conversation dans ce billet. A la campagne on a l'esprit ingénieux. Lélio. - Je ne vois pas la finesse qu'il peut y avoir à me laisser là , quand j'arrive, pour m'entretenir dans des papiers. J'allais prendre des mesures avec elle pour nos paysans; mais voyons ses raisons. Arlequin. - Je vous conseille de lui répondre sur une carte, cela sera bien aussi drÎle. Lélio lit. - Monsieur, depuis que nous nous sommes quittés, j'ai fait réflexion qu'il était assez inutile de nous voir. Oh! trÚs inutile; je l'ai pensé de mÃÂȘme. Je prévois que cela vous gÃÂȘnerait; et moi, à qui il n'ennuie pas d'ÃÂȘtre seule, je serais fùchée de vous contraindre. Vous avez raison, Madame; je vous remercie de votre attention. Vous savez la priÚre que je vous ai faite tantÎt au sujet du mariage de nos jeunes gens; je vous prie de vouloir bien me marquer là -dessus quelque chose de positif. Volontiers, Madame, vous n'attendrez point. Voilà la femme du caractÚre le plus passable que j'aie vue de ma vie; si j'étais capable d'en aimer quelqu'une, ce serait elle. Arlequin. - Par la morbleu, j'ai peur que ce tour-là ne vous joue d'un mauvais tour. Lélio. - Oh non; l'éloignement qu'elle a pour moi me donne en vérité beaucoup d'estime pour elle; cela est dans mon goût je suis ravi que la proposition vienne d'elle, elle m'épargne, à moi, la peine de la lui faire. Arlequin. - Pour cela oui, notre dessein était de lui dire que nous ne voulions plus d'elle. Colombine. - Quoi! ni de moi non plus? Arlequin. - Oh! je suis honnÃÂȘte; je ne veux point dire aux gens des injures à leur nez. Colombine. - Eh bien, Monsieur, faites-vous réponse? Lélio. - Oui, ma chÚre enfant, j'y cours; vous pouvez lui dire, puisqu'elle choisit le papier pour le champ de bataille de nos conversations, que j'en ai prÚs d'une rame chez moi, et que le terrain ne me manquera de longtemps. Arlequin. - Eh! eh! eh! nous verrons à qui aura le dernier. Colombine. - Vous ÃÂȘtes distrait, Monsieur, vous me dites que vous courez faire réponse, et vous voilà encore. Lélio. - J'ai tort, j'oublie les choses d'un moment à l'autre. Attendez là un moment. Colombine, l'arrÃÂȘtant. - C'est-à -dire que vous ÃÂȘtes bien charmé du parti que prend ma maÃtresse? Arlequin. - Pardi, cela est admirable! Lélio. - Oui, assurément cela me fera plaisir. Colombine. - Cela se passera, allez. Lélio. - Il faut bien que cela se passe. Arlequin. - Emmenez-moi avec vous; car je ne me fie point à elle. Colombine. - Oh! je n'attendrai point, si je suis seule je veux causer. Lélio. - Fais-lui l'honnÃÂȘteté de rester avec elle, je vais revenir. ScÚne III Arlequin, Colombine Arlequin. - J'ai bien affaire, moi, d'ÃÂȘtre honnÃÂȘte à mes dépens. Colombine. - Et que crains-tu? Tu ne m'aimes point, tu ne veux point m'aimer. Arlequin. - Non, je ne veux point t'aimer; mais je n'ai que faire de prendre la peine de m'empÃÂȘcher de le vouloir. Colombine. - Tu m'aimerais donc, si tu ne t'en empÃÂȘchais? Arlequin. - Laissez-moi en repos, mademoiselle Colombine; promenez-vous d'un cÎté, et moi d'un autre; sinon, je m'enfuirai, car je réponds tout de travers. Colombine. - Puisqu'on ne peut avoir l'honneur de ta compagnie qu'à ce prix-là , je le veux bien, promenons-nous. Et puis à part et en se promenant, comme Arlequin fait de son cÎté. Tout en badinant cependant, me voilà dans la fantaisie d'ÃÂȘtre aimée de ce petit corps-là . Arlequin, déconcerté, et se promenant de son cÎté. - C'est une malédiction que cet amour il m'a tourmenté quand j'en avais, et il me fait encore du mal à cette heure que je n'en veux point. Il faut prendre patience et faire bonne mine. Il chante. Turlu, turluton. Colombine, le rencontrant sur le théùtre, et s'arrÃÂȘtant. - Mais vraiment, tu as la voix belle sais-tu la musique? Arlequin, s'arrÃÂȘtant aussi. - Oui, je commence à lire les paroles. Il chante. Tourleroutoutou. Colombine, continuant de se promener. - Peste soit du petit coquin! Sérieusement je crois qu'il me pique. Arlequin, de son cÎté. - Elle me regarde, elle voit bien que je fais semblant de ne pas songer à elle. Colombine. - Arlequin? Arlequin. - Hom. Colombine. - Je commence à me lasser de la promenade. Arlequin. - Cela se peut bien. Colombine. - Comment te va le coeur? Arlequin. - Ah! je ne prends pas garde à cela. Colombine. - Gageons que tu m'aimes? Arlequin. - Je ne gage jamais, je suis trop malheureux, je perds toujours. Colombine, allant à lui. - Oh! tu m'ennuies, je veux que tu me dises franchement que tu m'aimes. Arlequin. - Encore un petit tour de promenade. Colombine. - Non, parle, ou je te hais. Arlequin. - Et que t'ai-je fait pour me haïr? Colombine. - Savez-vous bien, monsieur le butor, que je vous trouve à mon gré, et qu'il faut que vous soupiriez pour moi? Arlequin. - Je te plais donc? Colombine. - Oui; ta petite figure me revient assez. Arlequin. - Je suis perdu, j'étouffe, adieu ma mie, sauve qui peut... Ah! Monsieur, vous voilà ? ScÚne IV Lélio, Arlequin, Colombine Lélio. - Qu'as-tu donc? Arlequin. - Hélas! c'est ce lutin-là qui me prend à la gorge elle veut que je l'aime. Lélio. - Et ne saurais-tu lui dire que tu ne veux pas? Arlequin. - Vous en parlez bien à votre aise elle a la malice de me dire qu'elle me haïra. Colombine. - J'ai entrepris la guérison de sa folie, il faut que j'en vienne à bout. Va, va, c'est partie à remettre. Arlequin. - Voyez la belle guérison; je suis de la moitié plus fou que je n'étais. Lélio. - Bon courage, Arlequin. Tenez, Colombine, voilà la réponse au billet de votre maÃtresse. Colombine. - Monsieur, ne l'avez-vous pas faite un peu trop fiÚre? Lélio. - Eh! pourquoi la ferais-je fiÚre? Je la fais indifférente. Ai-je quelque intérÃÂȘt de la faire autrement? Colombine. - Ecoutez, je vous parle en amie. Les plus courtes folies sont les meilleures l'homme est faible; tous les philosophes du temps passé nous l'ont dit, et je m'en fie bien à eux. Vous vous croyez leste et gaillard, vous n'ÃÂȘtes point cela; ce que vous ÃÂȘtes est caché derriÚre tout cela si j'avais besoin d'indifférence et qu'on en vendÃt, je ne ferais pas emplette de la vÎtre, j'ai bien peur que ce ne soit une drogue de charlatan, car on dit que l'Amour en est un, et franchement vous m'avez tout l'air d'avoir pris de son mithridate. Vous vous agitez, vous allez et venez, vous riez du bout des dents, vous ÃÂȘtes sérieux tout de bon; tout autant de symptÎmes d'une indifférence amoureuse. Lélio. - Et laissez-moi, Colombine, ce discours-là m'ennuie. Colombine. - Je pars; mais mon avis est que vous avez la vue trouble attendez qu'elle s'éclaircisse, vous verrez mieux votre chemin; n'allez pas vous jeter dans quelque orniÚre, vous embourber dans quelque pas. Quand vous soupirerez, vous serez bien aise de trouver un écho qui vous réponde n'en dites rien, ma maÃtresse est étourdie du bateau; la bonne dame bataille, et c'est autant de battu. Motus, Monsieur. Je suis votre servante. Elle s'en va. ScÚne V Lélio, Arlequin Lélio. - Ah! ah! ah! cela ne te fait-il pas rire? Arlequin. - Non. Lélio. - Cette folle, qui me vient dire qu'elle croit que sa maÃtresse s'humanise, elle qui me fuit, et qui me fuit, et qui me fuit moi présent! Oh! parbleu, madame la Comtesse, vos maniÚres sont tout à fait de mon goût, je les trouve pourtant un peu sauvages; car enfin, l'on n'écrit pas à un homme de qui l'on n'a pas à se plaindre Je ne veux plus vous voir, vous me fatiguez, vous m'ÃÂȘtes insupportable. Et voilà le sens du billet, tout mitigé qu'il est. Oh! la vérité est que je ne croyais pas ÃÂȘtre si haïssable. Qu'en dis-tu, Arlequin? Arlequin. - Eh! Monsieur, chacun a son goût. Lélio. - Parbleu, je suis content de la réponse que j'ai faite au billet et de l'air dont je l'ai reçu mais trÚs content. Arlequin. - Cela ne vaut pas la peine d'ÃÂȘtre si content, à moins qu'on ne soit fùché. Tenez-vous ferme, mon cher maÃtre; car si vous tombez, me voilà à bas. Lélio. - Moi, tomber? Je pars dÚs demain pour Paris voilà comme je tombe. Arlequin. - Ce voyage-là pourrait bien ÃÂȘtre une culbute à gauche, au lieu d'une culbute à droite. Lélio. - Point du tout, cette femme croirait peut-ÃÂȘtre que je serais sensible à son amour, et je veux la laisser là pour lui prouver que non. Arlequin. - Que ferai-je donc, moi? Lélio. - Tu me suivras. Arlequin. - Mais je n'ai rien à prouver à Colombine. Lélio. - Bon, ta Colombine! il s'agit bien de Colombine Veux-tu encore aimer, dis? Ne te souvient-il plus de ce que c'est qu'une femme? Arlequin. - Je n'ai non plus de mémoire qu'un liÚvre, quand je vois cette fille-là . Lélio, avec distraction. - Il faut avouer que les bizarreries de l'esprit d'une femme sont des piÚges bien finement dressés contre nous! Arlequin. - Dites-moi, Monsieur, j'ai fait un gros serment de n'ÃÂȘtre plus amoureux; mais si Colombine m'ensorcelle, je n'ai pas mis cet article dans mon marché mon serment ne vaudra rien, n'est-ce pas? Lélio, distrait. - Nous verrons. Ce qui m'arrive avec la comtesse ne suffirait-il pas pour jeter des étincelles de passion dans le coeur d'un autre? Oh! sans l'inimitié que j'ai vouée à l'amour, j'extravaguerais actuellement, peut-ÃÂȘtre je sens bien qu'il ne m'en faudrait pas davantage, je serais piqué, j'aimerais Cela irait tout de suite. Arlequin. - J'ai toujours entendu dire Il a du coeur comme un César; mais si ce César était à ma place, il serait bien sot. Lélio, continuant. - Le hasard me fit connaÃtre une femme qui hait l'amour; nous lions cependant commerce d'amitié, qui doit durer pendant notre séjour ici je la conduis chez elle, nous nous quittons en bonne intelligence; nous avons à nous revoir; je viens la trouver indifféremment; je ne songe non plus à l'amour qu'à m'aller noyer, j'ai vu sans danger les charmes de sa personne voilà qui est fini, ce semble. Point du tout, cela n'est pas fini; j'ai maintenant affaire à des caprices, à des fantaisies; équipages d'esprit que toute femme apporte en naissant madame la comtesse se met à rÃÂȘver, et l'idée qu'elle imagine en se jouant serait la ruine de mon repos, si j'étais capable d'y ÃÂȘtre sensible. Arlequin. - Mon cher maÃtre, je crois qu'il faudra que je saute le bùton. Lélio. - Un billet m'arrÃÂȘte en chemin, billet diabolique, empoisonné, oÃÂč l'on écrit que l'on ne veut plus me voir, que ce n'est pas la peine. M'écrire cela à moi, qui suis en pleine sécurité, qui n'ai rien fait à cette femme s'attend-on à cela? Si je ne prends garde à moi, si je raisonne à l'ordinaire, qu'en arrivera-t-il? Je serai étonné, déconcerté; premier degré de folie, car je vois cela tout comme si j'y étais. AprÚs quoi, l'amour-propre s'en mÃÂȘle; je me croirais méprisé, parce qu'on s'estime un peu; je m'aviserai d'ÃÂȘtre choqué; me voilà fou complet. Deux jours aprÚs, c'est de l'amour qui se déclare; d'oÃÂč vient-il? pourquoi vient-il? D'une petite fantaisie magique qui prend à une femme; et qui plus est, ce n'est pas sa faute à elle la nature a mis du poison pour nous dans toutes ses idées; son esprit ne peut se retourner qu'à notre dommage, sa vocation est de nous mettre en démence elle fait sa charge involontairement. Ah! que je suis heureux, dans cette occasion, d'ÃÂȘtre à l'abri de tous ces périls! Le voilà , ce billet insultant, malhonnÃÂȘte; mais cette réflexion-là me met de mauvaise humeur; les mauvais procédés m'ont toujours déplu, et le vÎtre est un des plus déplaisants, madame la Comtesse; je suis bien fùché de ne l'avoir pas rendu à Colombine. Arlequin, entendant nommer sa maÃtresse. - Monsieur, ne me parlez plus d'elle; car, voyez-vous, j'ai dans mon esprit qu'elle est amoureuse, et j'enrage. Lélio. - Amoureuse! elle amoureuse? Arlequin. - Oui, je la voyais tantÎt qui badinait, qui ne savait que dire; elle tournait autour du pot, je crois mÃÂȘme qu'elle a tapé du pied; tout cela est signe d'amour, tout cela mÚne un homme à mal. Lélio. - Si je m'imaginais que ce que tu dis fût vrai, nous partirions tout à l'heure pour Constantinople. Arlequin. - Eh! mon maÃtre, ce n'est pas la peine que vous fassiez ce chemin-là pour moi; je ne mérite pas cela, et il vaut mieux que j'aime que de vous coûter tant de dépense. Lélio. - Plus j'y rÃÂȘve, et plus je vois qu'il faut que tu sois fou pour me dire que je lui plais, aprÚs son billet et son procédé. Arlequin. - Son billet! De qui parlez-vous? Lélio. - D'elle. Arlequin. - Eh bien, ce billet n'est pas d'elle. Lélio. - Il ne vient pas d'elle? Arlequin. - Pardi non, c'est de la comtesse. Lélio. - Eh! de qui diantre me parles-tu donc, butor? Arlequin. - Moi? de Colombine ce n'était donc pas à cause d'elle que vous vouliez me mener à Constantinople? Lélio. - Peste soit de l'animal, avec son galimatias! Arlequin. - Je croyais que c'était pour moi que vous vouliez voyager. Lélio. - Oh! qu'il ne t'arrive plus de faire de ces méprises-là ; car j'étais certain que tu n'avais rien remarqué pour moi dans la comtesse. Arlequin. - Si fait, j'ai remarqué qu'elle vous aimera bientÎt. Lélio. - Tu rÃÂȘves. Arlequin. - Et je remarque que vous l'aimerez aussi. Lélio. - Moi, l'aimer! moi, l'aimer! Tiens, tu me feras plaisir de savoir adroitement de Colombine les dispositions oÃÂč elle se trouve; car je veux savoir à quoi m'en tenir et si, contre toute apparence, il se trouvait dans son coeur une ombre de penchant pour moi, vite à cheval je pars. Arlequin. - Bon! et vous partez demain pour Paris! Lélio. - Qu'est-ce qui t'a dit cela? Arlequin. - Vous il n'y a qu'un moment; mais c'est que la mémoire vous faille, comme à moi. Voulez-vous que je vous dise, il est bien aisé de voir que le coeur vous démange; vous parlez tout seul, vous faites des discours qui ont dix lieues de long; vous voulez vous en aller en Turquie, vous mettez vos bottes, vous les Îtez, vous partez, vous restez, et puis du noir, et puis du blanc. Pardi, quand on ne sait ni ce qu'on dit ni ce qu'on fait, ce n'est pas pour des prunes. Et moi, que ferai-je aprÚs? Quand je vois mon maÃtre qui perd l'esprit, le mien s'en va de compagnie. Lélio. - Je te dis qu'il ne me reste plus qu'une simple curiosité, c'est de savoir s'il ne se passerait pas quelque chose dans le coeur de la comtesse, et je donnerais tout à l'heure cent écus pour avoir soupçonné juste. Tùchons de le savoir. Arlequin. - Mais encore une fois, je vous dis que Colombine m'attrapera, je le sens bien. Lélio. - Ecoute; aprÚs tout, mon pauvre Arlequin, si tu te fais tant de violence pour ne pas aimer cette fille-là , je ne t'ai jamais conseillé l'impossible. Arlequin. - Par la mardi, vous parlez d'or, vous m'Îtez plus de cent pesant de dessus le corps, et vous prenez bien la chose. Franchement, Monsieur, la femme est un peu vaurienne, mais elle a du bon entre nous, je la crois plus ratiÚre que malicieuse. Je m'en vais tùcher de rencontrer Colombine, et je ferai votre affaire je ne veux pas l'aimer; mais si j'ai tant de peine à me retenir, adieu panier, je me laisserai aller. Si vous m'en croyez, vous ferez de mÃÂȘme. Etre amoureux et ne l'ÃÂȘtre pas, ma foi, je donnerai le choix pour un liard. C'est misÚre j'aime mieux la misÚre gaillarde que la misÚre triste. Adieu, je vais travailler pour vous. Lélio. - Attends tiens, ce n'est pas la peine que tu y ailles. Arlequin. - Pourquoi? Lélio. - C'est que ce que je pourrais apprendre ne me servirait de rien. Si elle m'aime, que m'importe? Si elle ne m'aime pas, je n'ai pas besoin de le savoir; ainsi, je ferai mieux de rester comme je suis. Arlequin. - Monsieur, si je deviens amoureux, je veux avoir la consolation que vous le soyez aussi, afin qu'on dise toujours tel valet, tel maÃtre. Je ne m'embarrasse pas d'ÃÂȘtre un ridicule, pourvu que je vous ressemble. Si la comtesse vous aime, je viendrai vitement vous le dire, afin que cela vous achÚve par bonheur que vous ÃÂȘtes déjà bien avancé, et cela me fait un grand plaisir. Je m'en vais voir l'air du bureau. ScÚne VI Lélio, Jacqueline Lélio. - Je ne le querelle point, car il est déjà tout égaré. Jacqueline. - Monsieur? Lélio, distrait. - Je prierai pourtant la comtesse d'ordonner à Colombine de laisser ce malheureux en repos; mais peut-ÃÂȘtre elle est bien aise elle-mÃÂȘme que l'autre travaille à lui détraquer la cervelle, car madame la Comtesse n'est pas dans le goût de m'obliger. Jacqueline. - Monsieur? Lélio, d'un air fùché et agité. - Eh bien, que veux-tu? Jacqueline. - Je vians vous demander mon congé. Lélio, sans l'entendre. - Morbleu, je n'entends parler que d'amour. Eh, laissez-moi respirer, vous autres! Vous me laissez, faites comme il vous plaira; j'ai la tÃÂȘte remplie de femmes et de tendresses Ces maudites idées-là me suivent partout, elles m'assiÚgent; Arlequin d'un cÎté, les folies de la comtesse de l'autre, et toi aussi. Jacqueline. - Monsieur, c'est que je vians vous dire que je veux m'en aller. Lélio. - Pourquoi? Jacqueline. - C'est que Piarre ne m'aime plus, ce mésérable-là s'est amouraché de la fille à Thomas tenez, Monsieur, ce que c'est que la cruauté des hommes, je l'ai vu qui batifolait avec elle; moi, pour le faire venir, je lui ai fait comme ça avec le bras Et y allons donc, et le vilain qu'il est m'a fait comme cela un geste du coude; cela voulait dire Va te promener. Oh que les hommes sont traÃtres! Voilà qui est fait, j'en suis si soûle, si soûle, que je n'en veux plus entendre parler; et je vians pour cet effet vous demander mon congé. Lélio. - De quoi s'avise ce coquin-là d'ÃÂȘtre infidÚle? Jacqueline. - Je ne comprends pas cela, il m'est avis que c'est un rÃÂȘve. Lélio. - Tu ne le comprends pas? C'est pourtant un vice dont il a plu aux femmes d'enrichir l'humanité. Jacqueline. - Qui que ce soit, voilà de belles richesses qu'on a boutées là dans le monde. Lélio. - Va, va, Jacqueline, il ne faut pas que tu t'en ailles. Jacqueline. - Oh, Monsieur, je ne veux pas rester dans le village, car on est si faible Si ce garçon-là me recharchait, je ne sis pas rancuneuse, il y aurait du rapatriage, et je prétends ÃÂȘtre brouillée. Lélio. - Ne te presse pas, nous verrons ce que dira la comtesse. Jacqueline. - Hom! la voilà , cette comtesse. Je m'en vas, Piarre est son valet, et ça me fùche itou contre elle. ScÚne VII Lélio, La Comtesse, qui cherche à terre avec application. Lélio, la voyant chercher. - Elle m'a fui tantÎt si je me retire, elle croira que je prends ma revanche, et que j'ai remarqué son procédé; comme il n'en est rien, il est bon de lui paraÃtre tout aussi indifférent que je le suis. Continuons de rÃÂȘver, je n'ai qu'à ne lui point parler pour remplir les conditions du billet. La Comtesse, cherchant toujours. - Je ne trouve rien. Lélio. - Ce voisinage-là me déplaÃt, je crois que je ferai fort bien de m'en aller, dût-elle en penser ce qu'elle voudra. Et puis la voyant approcher. Oh parbleu, c'en est trop, Madame, vous m'avez fait l'honneur de m'écrire qu'il était inutile de nous revoir, et j'ai trouvé que vous pensiez juste; mais je prendrai la liberté de vous représenter que vous me mettez hors d'état de vous obéir. Le moyen de ne vous point voir? Je me trouve prÚs de vous, Madame, vous venez jusqu'à moi; je me trouve irrégulier sans avoir tort! La Comtesse. - Hélas, Monsieur, je ne vous voyais pas. AprÚs cela, quand je vous aurais vu, je ne me ferais pas un grand scrupule d'approcher de l'endroit oÃÂč vous ÃÂȘtes, et je ne me détournerais pas de mon chemin à cause de vous. Je vous dirai cependant que vous outrez les termes de mon billet; il ne signifiait pas Haïssons-nous, soyons-nous odieux. Si vos dispositions de haine ou pour toutes les femmes ou pour moi vous l'ont fait expliquer comme cela, et si vous le pratiquez comme vous l'entendez, ce n'est pas ma faute. Je vous plains beaucoup de m'avoir vue; vous souffrez apparemment, et j'en suis fùchée; mais vous avez le champ libre, voilà de la place pour fuir, délivrez-vous de ma vue. Quant à moi, Monsieur, qui ne vous hais ni ne vous aime, qui n'ai ni chagrin ni plaisir à vous voir, vous trouverez bon que j'aille mon train; que vous me soyez un objet parfaitement indifférent, et que j'agisse tout comme si vous n'étiez pas là . Je cherche mon portrait, j'ai besoin de quelques petits diamants qui en ornent la boÃte; je l'ai prise pour les envoyer démonter à Paris, et Colombine, à qui je l'ai donné pour le remettre à un de mes gens qui part exprÚs, l'a perdu; voilà ce qui m'occupe. Et si je vous avais aperçu là , il ne m'en aurait coûté que de vous prier trÚs froidement et trÚs poliment de vous détourner; peut-ÃÂȘtre mÃÂȘme m'aurait-il pris fantaisie de vous prier de chercher avec moi, puisque vous vous trouvez là ; car je n'aurais pas deviné que ma présence vous affligeait; à présent que je le sais, je n'userai point d'une priÚre incivile fuyez vite, Monsieur, car je continue. Lélio. - Madame, je ne veux point ÃÂȘtre incivil non plus; et je reste, puisque je puis vous rendre service, je vais chercher avec vous. La Comtesse. - Ah non, Monsieur, ne vous contraignez pas; allez-vous-en, je vous dis que vous me haïssez, je vous l'ai dit, vous n'en disconvenez point. Allez-vous-en donc, ou je m'en vais. Lélio. - Parbleu, Madame, c'est trop souffrir de rebuts en un jour; et billet et discours, tout se ressemble. Adieu, donc, Madame, je suis votre serviteur. La Comtesse. - Monsieur, je suis votre servante. Quand il est parti, elle dit Mais à propos, cet étourdi qui s'en va, et qui n'a point marqué positivement dans son billet ce qu'il voulait donner à sa fermiÚre il me dit simplement qu'il verra ce qu'il doit faire. Ah! je ne suis pas d'humeur à mettre toujours la main à la plume. Je me moque de sa haine, il faut qu'il me parle. Dans l'instant elle part pour le rappeler, quand il revient lui-mÃÂȘme. Quoi! vous revenez, Monsieur? Lélio, d'un air agité. - Oui, Madame, je reviens, j'ai quelque chose à vous dire; et puisque vous voilà , ce sera un billet d'épargné et pour vous et pour moi. La Comtesse. - A la bonne heure, de quoi s'agit-il? Lélio. - C'est que le neveu de votre fermier ne doit plus compter sur Jacqueline. Madame, cela doit vous faire plaisir; car cela finit le peu de commerce forcé que nous avons ensemble. La Comtesse. - Le commerce forcé? Vous ÃÂȘtes bien difficile, Monsieur, et vos expressions sont bien naïves! Mais passons. Pourquoi donc, s'il vous plaÃt, Jacqueline ne veut-elle pas de ce jeune homme? Que signifie ce caprice-là ? Lélio. - Ce que signifie un caprice? Je vous le demande, Madame; cela n'est point à mon usage, et vous le définiriez mieux que moi. La Comtesse. - Vous pourriez cependant me rendre un bon compte de celui-ci, si vous vouliez il est de votre ouvrage apparemment; je me mÃÂȘlais de leur mariage, cela vous fatiguait, vous avez tout arrÃÂȘté. Je vous suis obligée de vos égards. Lélio. - Moi, Madame! La Comtesse. - Oui, Monsieur, il n'était pas nécessaire de vous y prendre de cette façon-là ; cependant je ne trouve point mauvais que le peu d'intérÃÂȘt que j'avais à vous voir fût à charge je ne condamne point dans les autres ce qui est en moi; et sans le hasard qui nous rejoint ici, vous ne m'auriez vue de votre vie, si j'avais pu. Lélio. - Eh, je n'en doute pas, Madame, je n'en doute pas. La Comtesse. - Non, Monsieur, de votre vie; et pourquoi en douteriez-vous? En vérité, je ne vous comprends pas! Vous avez rompu avec les femmes, moi avec les hommes vous n'avez pas changé de sentiments, n'est-il pas vrai? d'oÃÂč vient donc que j'en changerais? Sur quoi en changerais-je? Y songez-vous? Oh! mettez-vous dans l'esprit que mon opiniùtreté vaut bien la vÎtre, et que je n'en démordrai point. Lélio. - Eh Madame, vous m'en avez accablé, de preuves d'opiniùtreté; ne m'en donnez plus, voilà qui est fini. Je ne songe à rien, je vous assure. La Comtesse. - Qu'appelez-vous, Monsieur, vous ne songez à rien? mais du ton dont vous le dites, il semble que vous vous imaginez m'annoncer une mauvaise nouvelle? Eh bien, Monsieur, vous ne m'aimerez jamais, cela est-il si triste? Oh! je le vois bien, je vous ai écrit qu'il ne fallait plus nous voir, et je veux mourir si vous n'avez pris cela pour quelque agitation de coeur; assurément vous me soupçonnez de penchant pour vous. Vous m'assurez que vous n'en aurez jamais pour moi vous croyez me mortifier, vous le croyez, monsieur Lélio, vous le croyez, vous dis-je, ne vous en défendez point. J'espérais que vous me divertiriez en m'aimant vous avez pris un autre tour, je ne perds point au change, et je vous trouve trÚs divertissant comme vous ÃÂȘtes. Lélio, d'un air riant et piqué. - Ma foi, Madame, nous ne nous ennuierons donc point ensemble; si je vous réjouis, vous n'ÃÂȘtes point ingrate Vous espériez que je vous divertirais, mais vous ne m'aviez pas dit que je serais diverti. Quoi qu'il en soit, brisons là -dessus; la comédie ne me plaÃt pas longtemps, et je ne veux ÃÂȘtre ni acteur ni spectateur. La Comtesse, d'un ton badin. - Ecoutez, Monsieur, vous m'avouerez qu'un homme à votre place, qui se croit aimé, surtout quand il n'aime pas, se met en prise? Lélio. - Je ne pense point que vous m'aimez, Madame; vous me traitez mal, mais vous y trouvez du goût. N'usez point de prétexte, je vous ai déplu d'abord; moi spécialement, je l'ai remarqué et si je vous aimais, de tous les hommes qui pourraient vous aimer, je serais peut-ÃÂȘtre le plus humilié, le plus raillé, et le plus à plaindre. La Comtesse. - D'oÃÂč vous vient cette idée-là ? Vous vous trompez, je serais fùchée que vous m'aimassiez, parce que j'ai résolu de ne point aimer Mais quelque chose que j'aie dit, je croirais du moins devoir vous estimer. Lélio. - J'ai bien de la peine à le croire. La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes injuste, je ne suis pas sans discernement Mais à quoi bon faire cette supposition, que si vous m'aimiez je vous traiterais plus mal qu'un autre? La supposition est inutile, puisque vous n'avez point envie de faire l'essai de mes maniÚres; que vous importe ce qui en arriverait? Cela vous doit ÃÂȘtre indifférent; vous ne m'aimez pas? car enfin, si je le pensais... Lélio. - Eh! je vous prie, point de menace, Madame vous m'avez tantÎt offert votre amitié, je ne vous demande que cela, je n'ai besoin que de cela Ainsi vous n'avez rien à craindre. La Comtesse, d'un air froid. - Puisque vous n'avez besoin que de cela, Monsieur, j'en suis ravie; je vous l'accorde, j'en serai moins gÃÂȘnée avec vous. Lélio. - Moins gÃÂȘnée? Ma foi, Madame, il ne faut pas que vous la soyez du tout; et tout bien pesé, je crois que nous ferons mieux de suivre les termes de votre billet. La Comtesse. - Oh, de tout mon coeur allons, Monsieur, ne nous voyons plus. Je fais présent de cent pistoles au neveu de mon fermier; vous me ferez savoir ce que vous voulez donner à la fille, et je verrai si je souscrirai à ce mariage, dont notre rupture va lever l'obstacle que vous y avez mis. Soyons-nous inconnus l'un à l'autre; j'oublie que je vous ai vu; je ne vous reconnaÃtrai pas demain. Lélio. - Et moi, Madame, je vous reconnaÃtrai toute ma vie; je ne vous oublierai point vos façons avec moi vous ont gravé pour jamais dans ma mémoire. La Comtesse. - Vous m'y donnerez la place qu'il vous plaira, je n'ai rien à me reprocher; mes façons ont été celles d'une femme raisonnable. Lélio. - Morbleu, Madame, vous ÃÂȘtes une dame raisonnable, à la bonne heure. Mais accordez donc cette lettre avec vos premiÚres honnÃÂȘtetés et avec vos offres d'amitié; cela est inconcevable, aujourd'hui votre ami, demain rien. Pour moi, Madame, je ne vous ressemble pas, et j'ai le coeur aussi jaloux en amitié qu'en amour ainsi nous ne nous convenons point. La Comtesse. - Adieu, Monsieur, vous parlez d'un air bien dégagé et presque offensant, si j'étais vaine Cependant, et si j'en crois Colombine, je vaux quelque chose, à vos yeux mÃÂȘmes. Lélio. - Un moment; vous ÃÂȘtes de toutes les dames que j'ai vues celle qui vaut le mieux; je sens mÃÂȘme que j'ai du plaisir à vous rendre cette justice-là . Colombine vous en a dit davantage; c'est une visionnaire, non seulement sur mon chapitre, mais encore sur le vÎtre, Madame, je vous en avertis. Ainsi n'en croyez jamais au rapport de vos domestiques. La Comtesse. - Comment! Que dites-vous, Monsieur? Colombine vous aurait fait entendre... Ah l'impertinente! je la vois qui passe. Colombine, venez ici. ScÚne VIII La Comtesse, Lélio, Colombine Colombine arrive. - Que me voulez-vous, Madame? La Comtesse. - Ce que je veux? Colombine. - Si vous ne voulez rien, je m'en retourne. La Comtesse. - Parlez, quels discours avez-vous tenus à Monsieur sur mon compte? Colombine. - Des discours trÚs sensés, à mon ordinaire. La Comtesse. - Je vous trouve bien hardie d'oser, suivant votre petite cervelle; tirer de folles conjectures de mes sentiments, et je voudrais bien vous demander sur quoi vous avez compris que j'aime Monsieur, à qui vous l'avez dit. Colombine. - N'est-ce que cela? Je vous jure que je l'ai cru comme je l'ai dit, et je l'ai dit pour le bien de la chose; c'était pour abréger votre chemin à l'un et à l'autre, car vous y viendrez tous deux. Cela ira là , et si la chose arrive, je n'aurai fait aucun mal. A votre égard, Madame, je vais vous expliquer sur quoi j'ai pensé que vous aimiez... La Comtesse, lui coupant la parole. - Je vous défends de parler. Lélio, d'un air doux et modeste. - Je suis honteux d'ÃÂȘtre la cause de cette explication-là , mais vous pouvez ÃÂȘtre persuadée que ce qu'elle a pu me dire ne m'a fait aucune impression. Non, Madame, vous ne m'aimez point, et j'en suis convaincu; et je vous avouerai mÃÂȘme, dans le moment oÃÂč je suis, que cette conviction m'est nécessaire. Je vous laisse. Si nos paysans se raccommodent, je verrai ce que je puis faire pour eux puisque vous vous intéressez à leur mariage, je me ferai un plaisir de le hùter; et j'aurai l'honneur de vous porter tantÎt ma réponse, si vous me le permettez. La Comtesse, quand il est parti. - Juste ciel! que vient-il de me dire? Et d'oÃÂč vient que je suis émue de ce que je viens d'entendre? Cette conviction m'est absolument nécessaire. Non, cela ne signifie rien, et je n'y veux rien comprendre. Colombine, à part. - Oh, notre amour se fait grand! il parlera bientÎt bon français. Acte III ScÚne premiÚre Arlequin, Colombine Colombine, à part les premiers mots. - Battons-lui toujours froid. Tous les diamants y sont, rien n'y manque, hors le portrait que monsieur Lélio a gardé. C'est un grand bonheur que vous ayez trouvé cela; je vous rends la boÃte, il est juste que vous la donniez vous-mÃÂȘme à madame la Comtesse adieu, je suis pressée. Arlequin l'arrÃÂȘte. - Eh là , là , ne vous en allez pas si vite, je suis de si bonne humeur. Colombine. - Je vous ai dit ce que je pensais de ma maÃtresse à l'égard de votre maÃtre Bonjour. Arlequin. - Eh bien, dites à cette heure ce que vous pensez de moi, hé, hé, hé. Colombine. - Je pense de vous que vous m'ennuieriez si je restais plus longtemps. Arlequin. - Fi, la mauvaise pensée! Causons pour chasser cela, c'est une migraine. Colombine. - Je n'ai pas le temps, monsieur Arlequin. Arlequin. - Et allons donc, faut-il avoir des maniÚres comme cela avec moi? Vous me traitez de Monsieur, cela est-il honnÃÂȘte? Colombine. - TrÚs honnÃÂȘte; mais vous m'amusez, laissez-moi. Que voulez-vous que je fasse ici? Arlequin. - Me dire comment je me porte, par exemple; me faire de petites questions Arlequin par-ci, Arlequin par-là ; me demander comme tantÎt si je vous aime que sait-on? peut-ÃÂȘtre je vous répondrai que oui. Colombine. - Oh! je ne m'y fie plus. Arlequin. - Si fait, si fait; fiez-vous-y pour voir. Colombine. - Non, vous haïssez trop les femmes. Arlequin. - Cela m'a passé, je leur pardonne. Colombine. - Et moi, à compter d'aujourd'hui, je me brouille avec les hommes; dans un an ou deux, je me raccommoderai peut-ÃÂȘtre avec ces nigauds-là . Arlequin. - Il faudra donc que je me tienne pendant ce temps-là les bras croisés à vous voir venir, moi? Colombine. - Voyez-moi venir dans la posture qu'il vous plaira que m'importe que vos bras soient croisés ou ne le soient pas? Arlequin. - Par la sambille, j'enrage. Maudit esprit lunatique, que je te donnerais de grand coeur un bon coup de poing, si tu ne portais pas une cornette! Colombine, riant. - Ah! je vous entends! Vous m'aimez; j'en suis fùchée, mon ami; le ciel vous assiste! Arlequin. - Mardi oui, je t'aime. Mais laisse-moi faire; tiens, mon chien d'amour s'en ira, je m'étranglerais plutÎt je m'en vais ÃÂȘtre ivrogne, je jouerai à la boule toute la journée, je prierai mon maÃtre de m'apprendre le piquet; je jouerai avec lui ou avec moi, je dormirai plutÎt que de rester sans rien faire. Tu verras, va; je cours tirer bouteille, pour commencer. Colombine. - Tu mériterais que je te fisse expirer de pur chagrin, mais je suis généreuse. Tu as méprisé toutes les suivantes de France en ma personne, je les représente. Il faut une réparation à cette insulte; à mon égard, je t'en quitterais volontiers; mais je ne puis trahir les intérÃÂȘts et l'honneur d'un corps si respectable pour toi; fais-lui donc satisfaction. Demande-lui à genoux pardon de toutes tes impertinences, et la grùce t'est accordée. Arlequin. - M'aimeras-tu aprÚs cette autre impertinence-là ? Colombine. - Humilie-toi, et tu seras instruit. Arlequin, se mettant à genoux. - Pardi, je le veux bien je demande pardon à ce drÎle de corps pour qui tu parles. Colombine. - En diras-tu du bien? Arlequin. - C'est une autre affaire. Il est défendu de mentir. Colombine. - Point de grùce. Arlequin. - Accommodons-nous. Je n'en dirai ni bien ni mal. Est-ce fait? Colombine. - Hé! la réparation est un peu cavaliÚre; mais le corps n'est pas formaliste. Baise-moi la main en signe de paix, et lÚve-toi. Tu me parais vraiment repentant, cela me fait plaisir. Arlequin, relevé. - Tu m'aimeras, au moins? Colombine. - Je l'espÚre. Arlequin, sautant. - Je me sens plus léger qu'une plume. Colombine. - Ecoute, nous avons intérÃÂȘt de hùter l'amour de nos maÃtres, il faut qu'ils se marient ensemble. Arlequin. - Oui, afin que je t'épouse par-dessus le marché. Colombine. - Tu l'as dit n'oublions rien pour les conduire à s'avouer qu'ils s'aiment. Quand tu rendras la boÃte à la comtesse, ne manque pas de lui dire pourquoi ton maÃtre en garde le portrait. Je la vois qui rÃÂȘve, retire-toi, et reviens dans un moment, de peur qu'en nous voyant ensemble, elle ne nous soupçonne d'intelligence. J'ai dessein de la faire parler; je veux qu'elle sache qu'elle aime, son amour en ira mieux, quand elle se l'avouera. ScÚne II La Comtesse, Colombine La Comtesse, d'un air de méchante humeur. - Ah! vous voilà a-t-on trouvé mon portrait? Colombine. - Je n'en sais rien, Madame, je le fais chercher. La Comtesse. - Je viens de rencontrer Arlequin, ne vous a-t-il point parlé? n'a-t-il rien à me dire de la part de son maÃtre? Colombine. - Je ne l'ai pas vu. La Comtesse. - Vous ne l'avez pas vu? Colombine. - Non, Madame. La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes donc aveugle? Avez-vous dit au cocher de mettre les chevaux au carrosse? Colombine. - Moi? non, vraiment. La Comtesse. - Et pourquoi, s'il vous plaÃt? Colombine. - Faute de savoir deviner. La Comtesse. - Comment, deviner? Faut-il tant de fois vous répéter les choses? Colombine. - Ce qui n'a jamais été dit n'a pas été répété, Madame, cela est clair demandez cela à tout le monde. La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes une grande raisonneuse! Colombine. - Qui diantre savait que vous voulussiez partir pour aller quelque part? Mais je m'en vais avertir le cocher. La Comtesse. - Il n'est plus temps. Colombine. - Il ne faut qu'un instant. La Comtesse. - Je vous dis qu'il est trop tard. Colombine. - Peut-on vous demander oÃÂč vous vouliez aller, Madame? La Comtesse. - Chez ma soeur, qui est à sa terre J'avais dessein d'y passer quelques jours. Colombine. - Et la raison de ce dessein-là ? La Comtesse. - Pour quitter Lélio, qui s'avise de m'aimer, je pense. Colombine. - Oh! rassurez-vous, Madame, je crois maintenant qu'il n'en est rien. La Comtesse. - Il n'en est rien? Je vous trouve plaisante de me venir dire qu'il n'en est rien, vous de qui je sais la chose en partie. Colombine. - Cela est vrai, je l'avais cru; mais je vois que je me suis trompée. La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes faite aujourd'hui pour m'impatienter. Colombine. - Ce n'est pas mon intention. La Comtesse. - Non, d'aujourd'hui vous ne m'avez répondu que des impertinences. Colombine. - Mais, Madame, tout le monde se peut tromper. La Comtesse. - Je vous dis encore une fois que cet homme-là m'aime, et que je vous trouve ridicule de me disputer cela. Prenez-y garde, vous me répondrez de cet amour-là , au moins? Colombine. - Moi, Madame, m'a-t-il donné son coeur en garde? Eh, que vous importe qu'il vous aime? La Comtesse. - Ce n'est pas son amour qui m'importe, je ne m'en soucie guÚre; mais il m'importe de ne point prendre de fausses idées des gens, et de n'ÃÂȘtre pas la dupe éternelle de vos étourderies! Colombine. - Voilà un sujet de querelle furieusement tiré par les cheveux cela est bien subtil! La Comtesse. - En vérité, je vous admire dans vos récits! Monsieur Lélio vous aime, Madame, j'en suis certaine, votre billet l'a piqué, il l'a reçu en colÚre, il l'a lu de mÃÂȘme, il a pùli, il a rougi. Dites-moi, sur un pareil rapport, qui est-ce qui ne croira pas qu'un homme est amoureux? Cependant il n'en est rien, il ne plaÃt plus à Mademoiselle que cela soit, elle s'est trompée. Moi, je compte là -dessus, je prends des mesures pour me retirer. Mesures perdues. Colombine. - Quelles si grandes mesures avez-vous donc prises, Madame? Si vos ballots sont faits, ce n'est encore qu'en idée, et cela ne dérange rien. Au bout du compte, tant mieux s'il ne vous aime point. La Comtesse. - Oh! vous croyez que cela va comme votre tÃÂȘte, avec votre tant mieux! Il serait à souhaiter qu'il m'aimùt, pour justifier le reproche que je lui en ai fait. Je suis désolée d'avoir accusé un homme d'un amour qu'il n'a pas. Mais si vous vous ÃÂȘtes trompée, pourquoi Lélio m'a-t-il fait presque entendre qu'il m'aimait? Parlez donc, me prenez-vous pour une bÃÂȘte? Colombine. - Le ciel m'en préserve! La Comtesse. - Que signifie le discours qu'il m'a tenu en me quittant? Madame, vous ne m'aimez point, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nécessaire; n'est-ce pas tout comme s'il m'avait dit Je serais en danger de vous aimer, si je croyais que vous puissiez m'aimer vous-mÃÂȘme? Allez, allez, vous ne savez ce que vous dites, c'est de l'amour que ce sentiment-là . Colombine. - Cela est plaisant! Je donnerais à ces paroles-là , moi, toute une autre interprétation, tant je les trouve équivoques! La Comtesse. - Oh! je vous prie, gardez votre belle interprétation, je n'en suis point curieuse, je vois d'ici qu'elle ne vaut rien. Colombine. - Je la crois pourtant aussi naturelle que la vÎtre, Madame. La Comtesse. - Pour la rareté du fait, voyons donc. Colombine. - Vous savez que monsieur Lélio fuit les femmes; cela posé, examinons ce qu'il vous dit Vous ne m'aimez pas, Madame, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nécessaire; c'est-à -dire Pour rester oÃÂč vous ÃÂȘtes, j'ai besoin d'ÃÂȘtre certain que vous ne m'aimez pas, sans quoi je décamperais. C'est une pensée désobligeante, entortillée dans un tour honnÃÂȘte cela me paraÃt assez net. La Comtesse, aprÚs avoir rÃÂȘvé. - Cette fille-là n'a jamais eu d'esprit que contre moi; mais, Colombine, l'air affectueux et tendre qu'il a joint à cela?... Colombine. - Cet air-là , Madame, peut ne signifier encore qu'un homme honteux de dire une impertinence, et qui l'adoucit le plus qu'il peut. La Comtesse. - Non, Colombine, cela ne se peut pas; tu n'y étais point, tu ne lui as pas vu prononcer ces paroles-là je t'assure qu'il les a dites d'un ton de coeur attendri. Par quel esprit de contradiction veux-tu penser autrement? J'y étais, je m'y connais, ou bien Lélio est le plus fourbe de tous les hommes; et s'il ne m'aime pas, je fais voeu de détester son caractÚre. Oui, son honneur y est engagé, il faut qu'il m'aime, ou qu'il soit un malhonnÃÂȘte homme; car il a donc voulu me faire prendre le change? Colombine. - Il vous aimait peut-ÃÂȘtre, et je lui avais dit que vous pourriez l'aimer; mais vous vous ÃÂȘtes fùchée, et j'ai détruit mon ouvrage. J'ai dit tantÎt à Arlequin que vous ne songiez nullement à lui; que j'avais voulu flatter son maÃtre pour me divertir, et qu'enfin monsieur Lélio était l'homme du monde que vous aimeriez le moins. La Et cela n'est pas vrai! de quoi vous mÃÂȘlez-vous, Colombine? Si monsieur Lélio a du penchant pour moi, de quoi vous avisez-vous d'aller mortifier un homme à qui je ne veux point de mal, que j'estime? Il faut avoir le coeur bien dur pour donner du chagrin aux gens sans nécessité! En vérité, vous avez juré de me désobliger. Colombine. - Tenez, Madame, dussiez-vous me quereller, vous aimez cet homme à qui vous ne voulez point de mal! Oui, vous l'aimez. La Comtesse, d'un ton froid. - Retirez-vous. Colombine. - Je vous demande pardon. La Comtesse. - Retirez-vous, vous dis-je, j'aurai soin demain de vous payer et de vous renvoyer à Paris. Colombine. - Madame, il n'y a que l'intention de punissable, et je fais serment que je n'ai eu nul dessein de vous fùcher; je vous respecte et je vous aime, vous le savez. La Comtesse. - Colombine, je vous passe encore cette sottise-là observez-vous bien dorénavant. Colombine, à part les premiers mots. - Voyons la fin de cela. Je vous l'avoue, une seule chose me chagrine c'est de m'apercevoir que vous manquez de confiance pour moi, qui ne veux savoir vos secrets que pour vous servir. De grùce, ma chÚre maÃtresse, ne me donnez plus ce chagrin-là , récompensez mon zÚle pour vous, ouvrez-moi votre coeur, vous n'en serez point fùchée. Colombine approchant de sa maÃtresse et la caressant. La Comtesse. - Ah! Colombine. - Eh bien! voilà un soupir c'est un commencement de franchise; achevez donc! La Comtesse. - Colombine! Colombine. - Madame? La Comtesse. - AprÚs tout, aurais-tu raison? Est-ce que j'aimerais? Colombine. - Je crois que oui mais d'oÃÂč vient vous faire un si grand monstre de cela? Eh bien, vous aimez, voilà qui est bien rare! La Comtesse. - Non, je n'aime point encore. Colombine. - Vous avez l'équivalent de cela. La Comtesse. - Quoi! je pourrais tomber dans ces malheureuses situations, si pleines de troubles, d'inquiétudes, de chagrins? moi, moi! Non, Colombine, cela n'est pas fait encore, je serais au désespoir. Quand je suis venue ici, j'étais triste; tu me demandais ce que j'avais ah Colombine! c'était un pressentiment du malheur qui devait m'arriver. Colombine. - Voici Arlequin qui vient à nous, renfermez vos regrets. ScÚne III Arlequin, La Comtesse, Colombine Arlequin. - Madame, mon maÃtre m'a dit que vous avez perdu une boÃte de portrait; je sais un homme qui l'a trouvée; de quelle couleur est-elle? combien y-a-t-il de diamants? sont-ils gros ou petits? Colombine. - Montre, nigaud! te méfies-tu de Madame? Tu fais là d'impertinentes questions! Arlequin. - Mais c'est la coutume d'interroger le monde pour plus grande sûreté je n'y pense point à mal. La Comtesse. - OÃÂč est-elle, cette boÃte? Arlequin, la montrant. - La voilà , Madame un autre que vous ne la verrait pas, mais vous ÃÂȘtes une femme de bien. La Comtesse. - C'est la mÃÂȘme tiens, prends cela en revanche. Arlequin. - Vivent les revanches! le ciel vous soit en aide! La Comtesse. - Le portrait n'y est pas! Arlequin. - Chut, il n'est pas perdu, c'est mon maÃtre qui le garde. La Comtesse. - Il me garde mon portrait! Qu'en veut-il faire? Arlequin. - C'est pour vous mirer quand il ne vous voit plus; il dit que ce portrait ressemble à une cousine qui est morte, et qu'il aimait beaucoup. Il m'a défendu d'en rien dire, et de vous faire accroire qu'il est perdu; mais il faut bien vous donner de la marchandise pour votre argent. Motus, le pauvre homme en tient. Colombine. - Madame, la cousine dont il parle peut ÃÂȘtre morte, mais la cousine qu'il ne dit pas se porte bien, et votre cousin n'est pas votre parent. Arlequin. - Eh! eh! eh! La Comtesse. - De quoi ris-tu? Arlequin. - De ce drÎle de cousin mon maÃtre croit bonnement qu'il garde le portrait à cause de la cousine; et il ne sait pas que c'est à cause de vous, cela est risible, il fait des quiproquos d'apothicaire. La Comtesse. - Eh! que sais-tu si c'est à cause de moi? Arlequin. - Je vous dis que la cousine est un conte à dormir debout. Est-ce qu'on dit des injures à la copie d'une cousine qui est morte? Colombine. - Comment, des injures? Arlequin. - Oui, je l'ai laissé là -bas qui se fùche contre le visage de Madame; il le querelle tant qu'il peut de ce qu'il aime. Il y a à mourir de rire de le voir faire. Quelquefois il met de bons gros soupirs au bout des mots qu'il dit Oh! de ces soupirs-là , la cousine défunte n'en tùte que d'une dent. La Comtesse. - Colombine, il faut absolument qu'il me rende mon portrait, cela est de conséquence pour moi je vais lui demander. Je ne souffrirai pas mon portrait entre les mains d'un homme. OÃÂč se promÚne-t-il? Arlequin. - De ce cÎté-là ; vous le trouverez sans faute à droite ou à gauche. ScÚne IV Lélio, Colombine, Arlequin Arlequin. - Son coeur va-t-il bien? Colombine. - Oh, je te réponds qu'il va grand train. Mais voici ton maÃtre, laisse-moi faire. Lélio arrive. - Colombine, oÃÂč est madame la Comtesse? je souhaiterais lui parler. Colombine. - Madame la Comtesse va, je pense, partir tout à l'heure pour Paris. Lélio. - Quoi, sans me voir? sans me l'avoir dit? Colombine. - C'est bien à vous à vous apercevoir de cela; n'avez-vous pas dessein de vivre en sauvage? de quoi vous plaignez-vous? Lélio. - De quoi je me plains? La question est singuliÚre, mademoiselle Colombine voilà donc le penchant que vous lui connaissez pour moi. Partir sans me dire adieu, et vous voulez que je sois un homme de bon sens, et que je m'accommode de cela, moi! Non, les procédés bizarres me révolteront toujours. Colombine. - Si elle ne vous a pas dit adieu, c'est qu'entre amis on en agit sans façon. Lélio. - Amis! oh doucement, je veux du vrai dans mes amis, des maniÚres franches et stables, et je n'en trouve point là ; dorénavant je ferai mieux de n'ÃÂȘtre ami de personne, car je vois bien qu'il n'y a que du faux partout. Colombine. - Lui ferai-je vos compliments? Arlequin. - Cela sera honnÃÂȘte. Lélio. - Et moi, je ne suis point aujourd'hui dans le goût d'ÃÂȘtre honnÃÂȘte, je suis las de la bagatelle. Colombine. - Je vois bien que je ne ferai rien par la feinte, il vaut mieux vous parler franchement. Monsieur, madame la Comtesse ne part pas; elle attend, pour se déterminer, qu'elle sache si vous l'aimez ou non; mais dites-moi naturellement vous-mÃÂȘme ce qui en est; c'est le plus court. Lélio. - C'est le plus court, il est vrai; mais j'y trouve pourtant de la difficulté car enfin, dirai-je que je ne l'aime pas? Colombine. - Oui, si vous le pensez. Lélio. - Mais, madame la Comtesse est aimable, et ce serait une grossiÚreté. Arlequin. - Tirez votre réponse à la courte paille. Colombine. - Eh bien, dites que vous l'aimez. Lélio. - Mais en vérité, c'est une tyrannie que cette alternative-là ; si je vais dire que je l'aime, cela dérangera peut-ÃÂȘtre madame la Comtesse, cela la fera partir. Si je dis que je ne l'aime point... Colombine. - Peut-ÃÂȘtre aussi partira-t-elle? Lélio. - Vous voyez donc bien que cela est embarrassant. Colombine. - Adieu, je vous entends; je lui rendrai compte de votre indifférence, n'est-ce pas? Lélio. - Mon indifférence, voilà un beau rapport, et cela me ferait un joli cavalier! Vous décidez bien cela à la légÚre; en savez-vous plus que moi? Colombine. - Déterminez-vous donc. Lélio. - Vous me mettez dans une désagréable situation. Dites-lui que je suis plein d'estime, de considération et de respect pour elle. Arlequin. - Discours de normand que tout cela. Colombine. - Vous me faites pitié. Lélio. - Qui, moi? Colombine. - Oui, et vous ÃÂȘtes un étrange homme, de ne m'avoir pas confié que vous l'aimiez. Lélio. - Eh, Colombine, le savais-je? Arlequin. - Ce n'est pas ma faute, je vous en avais averti. Lélio. - Je ne sais oÃÂč je suis. Colombine. - Ah! vous voilà dans le ton songez à dire toujours de mÃÂȘme, entendez-vous, monsieur de l'ermitage? Lélio. - Que signifie cela? Colombine. - Rien, sinon que je vous ai donné la question, et que vous avez jasé dans vos souffrances. Tenez vous gai, l'homme indifférent, tout ira bien. Arlequin, je te le recommande, instruis-le plus amplement, je vais chercher l'autre. ScÚne V Lélio, Arlequin Arlequin. - Ah çà , Monsieur, voilà qui est donc fait! c'est maintenant qu'il faut dire va comme je te pousse! Vive l'amour, mon cher maÃtre, et faites chorus, car il n'y a pas deux chemins il faut passer par là , ou par la fenÃÂȘtre. Lélio. - Ah! je suis un homme sans jugement. Arlequin. - Je ne vous dispute point cela. Lélio. - Arlequin, je ne devais jamais revoir de femmes. Arlequin. - Monsieur, il fallait donc devenir aveugle. Lélio. - Il me prend envie de m'enfermer chez moi, et de n'en sortir de six mois. Arlequin siffle. De quoi t'avises-tu de siffler? Arlequin. - Vous dites une chanson, et je l'accompagne. Ne vous fùchez pas, j'ai de bonnes nouvelles à vous apprendre cette comtesse vous aime, et la voilà qui vient vous donner le dernier coup à vous. Lélio, à part. - Cachons-lui ma faiblesse; peut-ÃÂȘtre ne la sait-elle pas encore. ScÚne VI La Comtesse, Lélio, Arlequin La Comtesse. - Monsieur, vous devez savoir ce qui m'amÚne? Lélio. - Madame, je m'en doute du moins, et je consens à tout. Nos paysans se sont raccommodés, et je donne à Jacqueline autant que vous donnez à son amant C'est de quoi j'allais prendre la liberté de vous informer. La Comtesse. - Je vous suis obligée de finir cela, Monsieur, mais j'avais quelque autre chose à vous dire; bagatelle pour vous, et assez importante pour moi. Lélio. - Que serait-ce donc? La Comtesse. - C'est mon portrait, qu'on m'a dit que vous avez, et je viens vous prier de me le rendre, rien ne vous est plus inutile. Lélio. - Madame, il est vrai qu'Arlequin a trouvé une boÃte de portrait que vous cherchiez; je vous l'ai fait remettre sur-le-champ; s'il vous a dit autre chose, c'est un étourdi, et je voudrais bien lui demander oÃÂč est le portrait dont il parle? Arlequin, timidement. - Eh, Monsieur! Lélio. - Quoi? Arlequin. - Il est dans votre poche. Lélio. - Vous ne savez ce que vous dites. Arlequin. - Si fait, Monsieur, vous vous souvenez bien que vous lui avez parlé tantÎt, je vous l'ai vu mettre aprÚs dans la poche du cÎté gauche. Lélio. - Quelle impertinence! La Comtesse. - Cherchez, Monsieur, peut-ÃÂȘtre avez-vous oublié que vous l'avez tenu? Lélio. - Ah, Madame, vous pouvez m'en croire. Arlequin. - Tenez, Monsieur; tùtez, Madame, le voilà . La Comtesse, touchant à la poche de la veste. - Cela est vrai, il me paraÃt que c'est lui. Lélio, mettant la main dans sa poche, et honteux d'y trouver le portrait. - Voyons donc, il a raison! Le voulez-vous, Madame? La Comtesse, un peu confuse. - Il le faut bien, Monsieur. Lélio. - Comment donc cela s'est-il fait? Arlequin. - Eh! c'est que vous vouliez le garder, à cause, disiez-vous, qu'il ressemblait à une cousine qui est morte; et moi, qui suis fin, je vous disais que c'était à cause qu'il ressemblait à Madame, et cela était vrai. La Comtesse. - Je ne vois point d'apparence à cela. Lélio. - En vérité, Madame, je ne comprends pas ce coquin-là . A part. Tu me la paieras. Arlequin. - Madame la Comtesse! voilà Monsieur qui me menace derriÚre vous. Lélio. - Moi! Arlequin. - Oui, parce que je dis la vérité. Madame, vous me feriez bien du plaisir de l'obliger à vous dire qu'il vous aime; il n'aura pas plus tÎt avoué cela, qu'il me pardonnera. La Comtesse. - Va, mon ami, tu n'as pas besoin de mon intercession. Lélio. - Eh, Madame, je vous assure que je ne lui veux aucun mal; il faut qu'il ait l'esprit troublé. Retire-toi et ne nous romps plus la tÃÂȘte de tes sots discours. Arlequin s'en va, et un moment aprÚs Lélio continue. Je vous prie, Madame, de n'ÃÂȘtre point fùchée de ce que j'avais votre portrait, j'étais dans l'ignorance. La Comtesse, d'un air embarrassé. - Ce n'est rien que cela, Monsieur. Lélio. - C'est une aventure qui ne laisse pas que d'avoir un air singulier. La Comtesse. - Effectivement. Lélio. - Il n'y a personne qui ne se persuade là -dessus que je vous aime. La Comtesse. - Je l'aurais cru moi-mÃÂȘme, si je ne vous connaissais pas. Lélio. - Quand vous le croiriez encore, je ne vous estimerais guÚre moins clairvoyante. La Comtesse. - On n'est pas clairvoyante quand on se trompe, et je me tromperais. Lélio. - Ce n'est presque pas une erreur que cela, la chose est si naturelle à penser! La Comtesse. - Mais voudriez-vous que j'eusse cette erreur-là ? Lélio. - Moi, Madame! vous ÃÂȘtes la maÃtresse. La Comtesse. - Et vous le maÃtre, Monsieur. Lélio. - De quoi le suis-je? La Comtesse. - D'aimer ou de n'aimer pas. Lélio. - Je vous reconnais l'alternative est bien de vous, Madame. La Comtesse. - Eh! pas trop. Lélio. - Pas trop... si j'osais interpréter ce mot-là ! La Comtesse. - Et que trouvez-vous donc qu'il signifie? Lélio. - Ce qu'apparemment vous n'avez pas pensé. La Comtesse. - Voyons. Lélio. - Vous ne me le pardonneriez jamais. La Comtesse. - Je ne suis pas vindicative. Lélio, à part. - Ah! je ne sais ce que je dois faire. La Comtesse, d'un air impatient. - Monsieur Lélio, expliquez-vous, et ne vous attendez pas que je vous devine. Lélio. - Eh bien, Madame! me voilà expliqué, m'entendez-vous? Vous ne répondez rien, vous avez raison mes extravagances ont combattu trop longtemps contre vous, et j'ai mérité votre haine. La Comtesse. - Levez-vous, Monsieur. Lélio. - Non, Madame, condamnez-moi, ou faites-moi grùce. La Comtesse, confuse. - Ne me demandez rien à présent reprenez le portrait de votre parente, et laissez-moi respirer. Arlequin. - Vivat! Enfin, voilà la fin. Colombine. - Je suis contente de vous, monsieur Lélio. Pierre. - Parguenne, ça me boute la joie au coeur. Lélio. - Ne vous mettez en peine de rien, mes enfants, j'aurai soin de votre noce. Pierre. - Grand marci; mais morgué, pisque je sommes en joie, j'allons faire venir les ménétriers que j'avons retenus. Arlequin. - Colombine, pour nous, allons nous marier sans cérémonie. Colombine. - Avant le mariage, il en faut un peu; aprÚs le mariage, je t'en dispense. Divertissement Le Chanteur Je ne crains point que Mathurine S'amuse à me manquer de foi; Car drés que je vois dans sa mine Queuque indifférence envars moi, Sans li demander le pourquoi, Je laisse aller la pélerine; Je ne dis mot, je me tiens coi; Je batifole avec Claudine. En voyant ça, la Mathurine Prend du souci, rÃÂȘve à part soi; Et pis tout d'un coup la mutine Me dit J'enrage contre toi. La Chanteuse Colas me disait l'autre jour Margot, donne-moi ton amour. Je répondis Je te le donne, Mais ne va le dire à personne; Colas ne m'entendit pas bien, Car l'innocent ne reçut rien. Arlequin Femmes, nous étions de grands fous D'ÃÂȘtre aux champs pour l'amour de vous. Si de chaque femme volage L'amant allait planter des choux, Par la ventrebille! je gage Que nous serions condamnés tous A travailler au jardinage. La Double Inconstance Adresse Comédie en trois actes Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens, le mardi 6 avril 1723 A Madame la Marquise de Prie Madame, On ne verra point ici ce tas d'éloges dont les épÃtres dédicatoires sont ordinairement chargées; à quoi servent-ils? Le peu de cas que le public en fait devrait en corriger ceux qui les donnent, et en dégoûter ceux qui les reçoivent. Je serais pourtant bien tenté de vous louer d'une chose, Madame; et c'est d'avoir véritablement craint que je ne vous louasse; mais ce seul éloge que je vous donnerais, il est si distingué, qu'il aurait ici tout l'air d'un présent de flatteur, surtout s'adressant à une dame de votre ùge, à qui la nature n'a rien épargné de tout ce qui peut inviter l'amour-propre à n'ÃÂȘtre point modeste. J'en reviens donc, Madame, au seul motif que j'ai en vous offrant ce petit ouvrage; c'est de vous remercier du plaisir que vous y avez pris, ou plutÎt de la vanité que vous m'avez donnée, quand vous m'avez dit qu'il vous avait plu. Vous dirai-je tout? Je suis charmé d'apprendre à toutes les personnes de goût qu'il a votre suffrage; en vous disant cela, je vous proteste que je n'ai nul dessein de louer votre esprit; c'est seulement vous avouer que je pense aux intérÃÂȘts du mien. Je suis avec un profond respect, Madame, votre trÚs humble et trÚs obéissant serviteur. D. M. Acteurs Le Prince. Un Seigneur. Des laquais. Des filles de chambre. La scÚne est dans le palais du Prince. Acte premier ScÚne premiÚre Silvia, Trivelin et quelques femmes à la suite de Silvia Silvia paraÃt sortir comme fùchée. Trivelin. - Mais, Madame, écoutez-moi. Silvia. - Vous m'ennuyez. Trivelin. - Ne faut-il pas ÃÂȘtre raisonnable? Silvia, impatiente. - Non, il ne faut pas l'ÃÂȘtre, et je ne le serai point. Trivelin. - Cependant... Silvia, avec colÚre. - Cependant, je ne veux point avoir de raison et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir que ferez-vous là ? Trivelin. - Vous avez soupé hier si légÚrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin. Silvia. - Et moi, je hais la santé, et je suis bien aise d'ÃÂȘtre malade; ainsi, vous n'avez qu'à renvoyer tout ce qu'on m'apporte, car je ne veux aujourd'hui ni déjeuner, ni dÃner, ni souper; demain la mÃÂȘme chose. Je ne veux qu'ÃÂȘtre fùchée, vous haïr tous tant que vous ÃÂȘtes, jusqu'à tant que j'aie vu Arlequin, dont on m'a séparée voilà mes petites résolutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'à me prÃÂȘcher d'ÃÂȘtre plus raisonnable, cela sera bientÎt fait. Trivelin. - Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole; si j'osais cependant... Silvia, plus en colÚre. - Eh bien! ne voilà -t-il pas encore un cependant? Trivelin. - En vérité, je vous demande pardon, celui-là m'est échappé, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considérer... Silvia. - Oh! vous ne vous corrigez pas, voilà des considérations qui ne me conviennent point non plus. Trivelin, continuant. - ...que c'est votre souverain qui vous aime. Silvia. - Je ne l'empÃÂȘche pas, il est le maÃtre mais faut-il que je l'aime, moi? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas. Trivelin. - Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une épouse entre ses sujettes. Silvia. - Qui est-ce qui lui a dit de me choisir? M'a-t-il demandé mon avis? S'il m'avait dit Me voulez-vous, Silvia? je lui aurais répondu Non, seigneur, il faut qu'une honnÃÂȘte femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. Voilà la pure raison, cela; mais point du tout, il m'aime, crac, il m'enlÚve, sans me demander si je le trouverai bon. Trivelin. - Il ne vous enlÚve que pour vous donner la main. Silvia. - Eh! que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre? Force-t-on les gens à recevoir des présents malgré eux? Trivelin. - Voyez, depuis deux jours que vous ÃÂȘtes ici, comment il vous traite; n'ÃÂȘtes-vous pas déjà servie comme si vous étiez sa femme? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont à votre suite, les amusements qu'on tùche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un prince plein d'égards, qui ne veut pas mÃÂȘme se montrer qu'on ne vous ait disposée à le voir? d'un prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez tel. Eh! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs. Silvia. - Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi, vous a-t-on payés pour m'impatienter, pour me tenir des discours qui n'ont pas le sens commun, qui me font pitié? Trivelin. - Oh parbleu! je n'en sais pas davantage, voilà tout l'esprit que j'ai. Silvia. - Sur ce pied-là , vous seriez tout aussi avancé de n'en point avoir du tout. Trivelin. - Mais encore, daignez, s'il vous plaÃt, me dire en quoi je me trompe. Silvia, en se tournant vivement de son cÎté. - Oui, je vais vous dire, en quoi, oui... Trivelin. - Eh! doucement, Madame, mon dessein n'est pas de vous fùcher. Silvia. - Vous ÃÂȘtes donc bien maladroit. Trivelin. - Je suis votre serviteur. Silvia. - Eh bien! mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j'ai ici, qu'ai-je affaire de ces quatre ou cinq fainéantes qui m'espionnent toujours? On m'Îte mon amant, et on me rend des femmes à la place; ne voilà -t-il pas un beau dédommagement? Et on veut que je sois heureuse avec cela! Que m'importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me régaler? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j'aime mieux danser moi-mÃÂȘme que de voir danser les autres, entendez-vous? Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu'une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le prince est si tendre, ce n'est pas ma faute, je n'ai pas été le chercher; pourquoi m'a-t-il vue? S'il est jeune et aimable, tant mieux pour lui, j'en suis bien aise qu'il garde tout cela pour ses pareils, et qu'il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n'est pas plus gros monsieur que je suis grosse dame, pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logé, qui m'aime sans façon, que j'aime de mÃÂȘme, et que je mourrai de chagrin de ne pas voir. Hélas, le pauvre enfant! qu'en aura-t-on fait? qu'est-il devenu? Il se désespÚre quelque part, j'en suis sûre, car il a le coeur si bon! Peut-ÃÂȘtre aussi qu'on le maltraite... Elle se dérange de sa place. Je suis outrée. Tenez, voulez-vous me faire un plaisir? Otez-vous de là , je ne puis vous souffrir, laissez-moi m'affliger en repos. Trivelin. - Le compliment est court, mais il est net. Tranquillisez-vous pourtant, Madame. Silvia. - Sortez sans me répondre, cela vaudra mieux. Trivelin. - Encore une fois, calmez-vous, vous voulez Arlequin, il viendra incessamment, on est allé le chercher. Silvia, avec un soupir. - Je le verrai donc? Trivelin. - Et vous lui parlerez aussi. Silvia, s'en allant. - Je vais l'attendre mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne. Pendant qu'elle sort, le Prince et Flaminia entrent d'un autre cÎté et la regardent sortir. ScÚne II Le Prince, Flaminia, Trivelin Le Prince, à Trivelin. - Eh bien, as-tu quelque espérance à me donner? Que dit-elle? Trivelin. - Ce qu'elle dit, seigneur, ma foi, ce n'est pas la peine de le répéter, il n'y a rien encore qui mérite votre curiosité. Le Prince. - N'importe, dis toujours. Trivelin. - Eh non, seigneur, ce sont de petites bagatelles dont le récit vous ennuierait, tendresse pour Arlequin, impatience de le rejoindre, nulle envie de vous connaÃtre, désir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous; voilà l'abrégé de ses dispositions, vous voyez bien que cela n'est point réjouissant; et franchement, si j'osais dire ma pensée, le meilleur serait de la remettre oÃÂč on l'a prise. Le Prince rÃÂȘve tristement. Flaminia. - J'ai déjà dit la mÃÂȘme chose au Prince, mais cela est inutile. Ainsi continuons, et ne songeons qu'à détruire l'amour de Silvia pour Arlequin. Trivelin. - Mon sentiment à moi est qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans cette fille-là ; refuser ce qu'elle refuse, cela n'est point naturel, ce n'est point là une femme, voyez-vous, c'est quelque créature d'une espÚce à nous inconnue. Avec une femme, nous irions notre train; celle-ci nous arrÃÂȘte, cela nous avertit d'un prodige, n'allons pas plus loin. Le Prince. - Et c'est ce prodige qui augmente encore l'amour que j'ai conçu pour elle. Flaminia, en riant. - Eh, seigneur, ne l'écoutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fée. Je connais mon sexe, il n'a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du cÎté de l'ambition, Silvia n'est point en prise, mais elle a un coeur, et par conséquent de la vanité; avec cela, je saurai bien la ranger à son devoir de femme. Est-on allé chercher Arlequin? Trivelin. - Oui; je l'attends. Le Prince, d'un air inquiet. - Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup à lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n'en deviendra que plus forte. Trivelin. - Oui; mais si elle ne le voit, l'esprit lui tournera, j'en ai sa parole. Flaminia. - Seigneur, je vous ai déjà dit qu'Arlequin nous était nécessaire. Le Prince. - Oui, qu'on l'arrÃÂȘte autant qu'on pourra; vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s'il veut en épouser une autre que sa maÃtresse. Trivelin. - Il n'y a qu'à réduire ce drÎle-là , s'il ne veut pas. Le Prince. - Non, la loi qui veut que j'épouse une de mes sujettes me défend d'user de violence contre qui que ce soit. Flaminia. - Vous avez raison; soyez tranquille, j'espÚre que tout se fera à l'amiable. Silvia vous connaÃt déjà sans savoir que vous ÃÂȘtes le Prince, n'est-il pas vrai? Le Prince. - Je vous ai dit qu'un jour à la chasse, écarté de ma troupe, je la rencontrai prÚs de sa maison; j'avais soif, elle alla me chercher à boire je fus enchanté de sa beauté et de sa simplicité, et je lui en fis l'aveu. Je l'ai vue cinq ou six fois de la mÃÂȘme maniÚre, comme simple officier du palais mais quoiqu'elle m'ait traité avec beaucoup de douceur, je n'ai pu la faire renoncer à Arlequin, qui m'a surpris deux fois avec elle. Flaminia. - Il faudra mettre à profit l'ignorance oÃÂč elle est de votre rang; on l'a déjà prévenue que vous ne la verriez pas sitÎt; je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai. Le Prince, en s'en allant. - J'y consens. Si vous m'acquérez le coeur de Silvia, il n'est rien que vous ne deviez attendre de ma reconnaissance. Flaminia. - Toi, Trivelin, va-t'en dire à ma soeur qu'elle tarde trop à venir. Trivelin. - Il n'est pas besoin, la voilà qui entre; adieu, je vais au-devant d'Arlequin. ScÚne III Lisette, Flaminia Lisette. - Je viens recevoir tes ordres, que me veux-tu? Flaminia. - Approche un peu que je te regarde. Lisette. - Tiens, vois à ton aise. Flaminia, aprÚs l'avoir regardée. - Oui-dà , tu es jolie aujourd'hui. Lisette, en riant. - Je le sais bien; mais qu'est-ce que cela fait? Flaminia. - Ote cette mouche galante que tu as là . Lisette, refusant. - Je ne saurais, mon miroir me l'a recommandée. Flaminia. - Il le faut, te dis-je. Lisette, en tirant sa boÃte à miroir, et Îtant la mouche. - Quel meurtre! Pourquoi persécutes-tu ma mouche? Flaminia. - J'ai mes raisons pour cela. Or ça, Lisette, tu es grande et bien faite. Lisette. - C'est le sentiment de bien des gens. Flaminia. - Tu aimes à plaire? Lisette. - C'est mon faible. Flaminia. - Saurais-tu avec une adresse naïve et modeste inspirer un tendre penchant à quelqu'un, en lui témoignant d'en avoir pour lui, et le tout pour une bonne fin? Lisette. - Mais j'en reviens à ma mouche, elle me paraÃt nécessaire à l'expédition que tu me proposes. Flaminia. - N'oublieras-tu jamais ta mouche? non, elle n'est pas nécessaire il s'agit ici d'un homme simple, d'un villageois sans expérience, qui s'imagine que nous autres femmes d'ici sommes obligées d'ÃÂȘtre aussi modestes que les femmes de son village; oh! la modestie de ces femmes-là n'est pas faite comme la nÎtre; nous avons des dispenses qui le scandaliseraient; ainsi ne regrette plus tes mouches, et mets-en la valeur dans tes maniÚres; c'est de ces maniÚres dont je te parle; je te demande si tu sauras les avoir comme il faut? Voyons, que lui diras-tu? Lisette. - Mais, je lui dirai... Que lui dirais-tu, toi? Flaminia. - Ecoute-moi, point d'air coquet d'abord. Par exemple, on voit dans ta petite contenance un dessein de plaire, oh! il faut en effacer cela; tu mets je ne sais quoi d'étourdi et de vif dans ton geste, quelquefois c'est du nonchalant, du tendre, du mignard; tes yeux veulent ÃÂȘtre fripons, veulent attendrir, veulent frapper, font mille singeries; ta tÃÂȘte est légÚre; ton menton porte au vent; tu cours aprÚs un air jeune, galant et dissipé; parles-tu aux gens, leur réponds-tu? tu prends de certains tons, tu te sers d'un certain langage, et le tout finement relevé de saillies folles; oh! toutes ces petites impertinences-là sont trÚs jolies dans une fille du monde, il est décidé que ce sont des grùces, le coeur des hommes s'est tourné comme cela, voilà qui est fini mais ici il faut, s'il te plaÃt, faire main basse sur tous ces agréments-là ; le petit homme en question ne les approuverait point, il n'a pas le goût si fort, lui. Tiens, c'est tout comme un homme qui n'aurait jamais bu que de belle eau bien claire, le vin ou l'eau-de-vie ne lui plairaient pas. Lisette, étonnée. - Mais de la façon dont tu arranges mes agréments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis. Flaminia, d'un air naïf. - Bon! c'est que je les examine, moi, voilà pourquoi ils deviennent ridicules mais tu es en sûreté de la part des hommes. Lisette. - Que mettrai-je donc à la place de ces impertinences que j'ai? Flaminia. - Rien tu laisseras aller tes regards comme ils iraient si ta coquetterie les laissait en repos; ta tÃÂȘte comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas à lui donner des airs évaporés; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. Pour essayer, donne-moi quelque échantillon de ton savoir-faire; regarde-moi d'un air ingénu. Lisette, se tournant. - Tiens, ce regard-là est-il bon? Flaminia. - Hum! il a encore besoin de quelque correction. Lisette. - Oh dame, veux-tu que je te dise? Tu n'es qu'une femme, est-ce que cela anime? Laissons cela, car tu m'emporterais la fleur de mon rÎle. C'est pour Arlequin, n'est-ce-pas? Flaminia. - Pour lui-mÃÂȘme. Lisette. - Mais le pauvre garçon, si je ne l'aime pas, je le tromperai; je suis fille d'honneur, et je m'en fais un scrupule. Flaminia. - S'il vient à t'aimer, tu l'épouseras, et cela te fera ta fortune; as-tu encore des scrupules? Tu n'es, non plus que moi, que la fille d'un domestique du Prince, et tu deviendras grande dame. Lisette. - Oh! voilà ma conscience en repos, et en ce cas-là , si je l'épouse, il n'est pas nécessaire que je l'aime. Adieu, tu n'as qu'à m'avertir quand il sera temps de commencer. Flaminia. - Je me retire aussi; car voilà Arlequin qu'on amÚne. ScÚne IV Arlequin, Trivelin Arlequin regarde Trivelin et tout l'appartement avec étonnement. Trivelin. - Eh bien, seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici? Arlequin ne dit mot. N'est-il pas vrai que voilà une belle maison? Arlequin. - Que diantre, qu'est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble? qu'est-ce que c'est que vous? que me voulez-vous? oÃÂč allons-nous? Trivelin. - Je suis un honnÃÂȘte homme, à présent votre domestique je ne veux que vous servir, et nous n'allons pas plus loin. Arlequin. - HonnÃÂȘte homme ou fripon, je n'ai que faire de vous, je vous donne votre congé, et je m'en retourne. Trivelin, l'arrÃÂȘtant. - Doucement. Arlequin. - Parlez donc, eh! vous ÃÂȘtes bien impertinent d'arrÃÂȘter votre maÃtre? Trivelin. - C'est un plus grand maÃtre que vous qui vous a fait le mien. Arlequin. - Qui est donc cet original-là , qui me donne des valets malgré moi? Trivelin. - Quand vous le connaÃtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous à présent. Arlequin. - Est-ce que nous avons quelque chose à nous dire? Trivelin. - Oui, sur Silvia. Arlequin, charmé, et vivement. - Ah! Silvia! hélas, je vous demande pardon, voyez ce que c'est, je ne savais pas que j'avais à vous parler. Trivelin. - Vous l'avez perdue depuis deux jours? Arlequin. - Oui, des voleurs me l'ont dérobée. Trivelin. - Ce ne sont pas des voleurs. Arlequin. - Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons. Trivelin. - Je sais oÃÂč elle est. Arlequin, charmé et le caressant. - Vous savez oÃÂč elle est, mon ami, mon valet, mon maÃtre, mon tout ce qu'il vous plaira? Que je suis fùché de n'ÃÂȘtre pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l'honnÃÂȘte homme, de quel cÎté faut-il tourner? Est-ce à droite, à gauche, ou tout devant moi? Trivelin. - Vous la verrez ici. Arlequin, charmé et d'un air doux. - Mais quand j'y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m'amener ici comme vous faites? O Silvia! chÚre enfant de mon ùme, ma mie, je pleure de joie. Trivelin, à part les premiers mots. - De la façon dont ce drÎle-là prélude, il ne nous promet rien de bon. Ecoutez, j'ai bien autre chose à vous dire. Arlequin, le pressant. - Allons d'abord voir Silvia, prenez pitié de mon impatience. Trivelin. - Je vous dis que vous la verrez mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d'un certain cavalier, qui a rendu cinq ou six visites à Silvia, et que vous avez vu avec elle? Arlequin, triste. - Oui il avait la mine d'un hypocrite. Trivelin. - Cet homme-là a trouvé votre maÃtresse fort aimable. Arlequin. - Pardi, il n'a rien trouvé de nouveau. Trivelin. - Et il en a fait au Prince un récit qui l'a enchanté. Arlequin. - Le babillard! Trivelin. - Le Prince a voulu la voir, et a donné ordre qu'on l'amenùt ici. Arlequin. - Mais il me la rendra, comme cela est juste? Trivelin. - Hum! il y a une petite difficulté il en est devenu amoureux, et souhaiterait d'en ÃÂȘtre aimé à son tour. Arlequin. - Son tour ne peut pas venir, c'est moi qu'elle aime. Trivelin. - Vous n'allez point au fait, écoutez jusqu'au bout. Arlequin, haussant le ton. - Mais le voilà , le bout. Est-ce qu'on veut me chicaner mon bon droit? Trivelin. - Vous savez que le Prince doit se choisir une femme dans ses Etats? Arlequin, brusquement. - Je ne sais point cela cela m'est inutile. Trivelin. - Je vous l'apprends. Arlequin, brusquement. - Je ne me soucie pas de nouvelles. Trivelin. - Silvia plaÃt donc au Prince, et il voudrait lui plaire avant que de l'épouser. L'amour qu'elle a pour vous fait obstacle à celui qu'il tùche de lui donner pour lui. Arlequin. - Qu'il fasse donc l'amour ailleurs; car il n'aurait que la femme, moi, j'aurais le coeur, il nous manquerait quelque chose à l'un et à l'autre, et nous serions tous trois mal à notre aise. Trivelin. - Vous avez raison mais ne voyez-vous pas que si vous épousez Silvia, le Prince resterait malheureux? Arlequin, aprÚs avoir rÃÂȘvé. - A la vérité il sera d'abord un peu triste, mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console; au lieu que s'il l'épouse, il fera pleurer ce pauvre enfant, je pleurerai aussi, moi, il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a pas de plaisir à rire tout seul. Trivelin. - Seigneur Arlequin, croyez-moi, faites quelque chose pour votre maÃtre. Il ne peut se résoudre à quitter Silvia, je vous dirai mÃÂȘme qu'on lui a prédit l'aventure qui la lui a fait connaÃtre, et qu'elle doit ÃÂȘtre sa femme; il faut que cela arrive, cela est écrit là -haut. Arlequin. - Là -haut on n'écrit pas de telles impertinences pour marque de cela, si on avait prédit que je dois vous assommer, vous tuer par derriÚre, trouveriez-vous bon que j'accomplisse la prédiction? Trivelin. - Non vraiment, il ne faut jamais faire de mal à personne. Arlequin. - Eh bien, c'est ma mort qu'on a prédite; ainsi c'est prédire rien qui vaille, et dans tout cela il n'y a que l'astrologue à pendre. Trivelin. - Eh morbleu, on ne prétend pas vous faire du mal; nous avons ici d'aimables filles, épousez-en une, vous y trouverez votre avantage. Arlequin. - Oui-da, que je me marie à une autre, afin de mettre Silvia en colÚre et qu'elle porte son amitié ailleurs! Oh, oh, mon mignon, combien vous a-t-on donné pour m'attraper? Allez, mon fils, vous n'ÃÂȘtes qu'un butor, gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas, vous ÃÂȘtes trop cher. Trivelin. - Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l'amitié du Prince? Arlequin. - Bon! mon ami ne serait pas seulement mon camarade. Trivelin. - Mais les richesses que vous promet cette amitié? Arlequin. - On n'a que faire de toutes ces babioles-là , quand on se porte bien, qu'on a bon appétit et de quoi vivre. Trivelin. - Vous ignorez le prix de ce que vous refusez. Arlequin, d'un air négligent. - C'est à cause de cela que je n'y perds rien. Trivelin. - Maison à la ville, maison à la campagne. Arlequin. - Ah, que cela est beau! il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse; qui est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai à ma maison de campagne? Trivelin. - Parbleu, vos valets! Arlequin. - Mes valets? Qu'ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-là ? Je ne pourrai donc pas les habiter toutes à la fois? Trivelin, riant. - Non, que je pense; vous ne serez pas en deux endroits en mÃÂȘme temps. Arlequin. - Eh bien, innocent que vous ÃÂȘtes, si je n'ai pas ce secret-là , il est inutile d'avoir deux maisons. Trivelin. - Quand il vous plaira, vous irez de l'une à l'autre. Arlequin. - A ce compte, je donnerai donc ma maÃtresse pour avoir le plaisir de déménager souvent? Trivelin. - Mais rien ne vous touche, vous ÃÂȘtes bien étrange! Cependant tout le monde est charmé d'avoir de grands appartements, nombre de domestiques... Arlequin. - Il ne me faut qu'une chambre, je n'aime pont à nourrir des fainéants, et je ne trouverai point de valet plus fidÚle, plus affectionné à mon service que moi. Trivelin. - Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-là dehors mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d'avoir un bon équipage, un bon carrosse, sans parler de l'agrément d'ÃÂȘtre meublé superbement? Arlequin. - Vous ÃÂȘtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traÃnent; dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s'asseoir, prendre ses repas et se coucher? Eh bien, avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublé? N'ai-je pas toutes mes commodités? Oh, mais je n'ai pas de carrosse? Eh bien en montrant ses jambes, je ne verserai point. Ne voilà -t-il pas un équipage que ma mÚre m'a donné? N'est-ce pas là de bonnes jambes? Eh morbleu, il n'y a pas de raison à vous d'avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux, laissez vos chevaux à tant d'honnÃÂȘtes laboureurs qui n'en ont point, cela nous fera du pain; vous marcherez, et vous n'aurez pas les gouttes. Trivelin. - TÃÂȘtubleu! vous ÃÂȘtes vif si l'on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers. Arlequin, brusquement. - Ils porteraient des sabots. Mais je commence à m'ennuyer de tous vos comptes. Vous m'avez promis de me montrer Silvia, et un honnÃÂȘte homme n'a que sa parole. Trivelin. - Un moment vous ne vous souciez ni d'honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crédit, ni d'équipages. Arlequin. - Il n'y a pas là pour un sol de bonne marchandise. Trivelin. - La bonne chÚre vous tenterait-elle? Une cave remplie de vin exquis vous plairait-elle? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprÃÂȘtùt délicatement à manger, et en abondance? Imaginez-vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson vous l'aurez, et pour toute votre vie. Arlequin est quelque temps à répondre. Vous ne répondez rien? Arlequin. - Ce que vous dites là serait plus de mon goût que tout le reste; car je suis gourmand, je l'avoue mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise. Trivelin. - Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux; il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre. Arlequin. - Non, non, je m'en tiens au boeuf, et au vin de mon cru. Trivelin. - Que vous auriez bu de bon vin! Que vous auriez mangé de bons morceaux! Arlequin. - J'en suis fùché, mais il n'y a rien à faire; le coeur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela voulez-vous me la montrer, ou ne le voulez-vous pas? Trivelin. - Vous l'entretiendrez, soyez-en sûr, mais il est encore un peu matin. ScÚne V Lisette, Arlequin, Trivelin Lisette, à Trivelin. - Je vous cherche partout, Monsieur Trivelin, le Prince vous demande. Trivelin. - Le Prince me demande, j'y cours mais tenez donc compagnie au seigneur Arlequin pendant mon absence. Arlequin. - Oh! ce n'est pas la peine; quand je suis seul, moi, je me fais compagnie. Trivelin. - Non, non, vous pourriez vous ennuyer. Adieu, je vous rejoindrai bientÎt. Trivelin sort. ScÚne VI Arlequin, Lisette Arlequin, se retirant au coin du théùtre. - Je gage que voilà une éveillée qui vient pour m'affriander d'elle. Néant. Lisette, doucement. - C'est donc vous, Monsieur, qui ÃÂȘtes l'amant de Mademoiselle Silvia? Arlequin, froidement. - Oui. Lisette. - C'est une trÚs jolie fille. Arlequin, du mÃÂȘme ton. - Oui. Lisette. - Tout le monde l'aime. Arlequin, brusquement. - Tout le monde a tort. Lisette. - Pourquoi cela, puisqu'elle le mérite? Arlequin, brusquement. - C'est quelle n'aimera personne que moi. Lisette. - Je n'en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous. Arlequin. - A quoi cela sert-il, ce pardon-là ? Lisette. - Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l'étais de son obstination à vous aimer. Arlequin. - Et en vertu de quoi étiez-vous surprise? Lisette. - C'est qu'elle refuse un prince aimable. Arlequin. - Et quand il serait aimable, cela empÃÂȘche-t-il que je ne le sois aussi, moi? Lisette, d'un air doux. - Non, mais enfin c'est un prince. Arlequin. - Qu'importe? en fait de fille, ce prince n'est pas plus avancé que moi. Lisette, doucement. - A la bonne heure; j'entends seulement qu'il a des sujets et des Etats, et que, tout aimable que vous ÃÂȘtes, vous n'en avez point. Arlequin. - Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos Etats; si je n'ai pas de sujets, je n'ai charge de personne; et si tout va bien, je m'en réjouis, si tout va mal, ce n'est pas ma faute. Pour des Etats, qu'on en ait ou qu'on n'en ait point, on n'en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau ni plus laid ainsi, de toutes façons, vous étiez surprise à propos de rien. Lisette, à part. - Voilà un vilain petit homme, je lui fais des compliments, et il me querelle. Arlequin, comme lui demandant ce qu'elle dit. - Hem? Lisette. - J'ai du malheur dans ce que je vous dis; et j'avoue qu'à vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce. Arlequin. - Dame, Mademoiselle, il n'y a rien de si trompeur que la mine des gens. Lisette. - Il est vrai que la vÎtre m'a trompée, et voilà comme on a souvent tort de se prévenir en faveur de quelqu'un. Arlequin. - Oh trÚs tort mais que voulez-vous? je n'ai pas choisi ma physionomie. Lisette, en le regardant comme étonnée. - Non, je n'en saurais revenir quand je vous regarde. Arlequin. - Me voilà pourtant, et il n'y a point de remÚde, je serai toujours comme cela. Lisette, d'un air un peu fùché. - Oh j'en suis persuadée. Arlequin. - Par bonheur vous ne vous en souciez guÚre? Lisette. - Pourquoi me demandez-vous cela? Arlequin. - Eh pour le savoir. Lisette, d'un air naturel. - Je serais bien sotte de vous dire la vérité là -dessus, et une fille doit se taire. Arlequin, à part les premiers mots. - Comme elle y va! Tenez, dans le fond, c'est dommage que vous soyez une si grande coquette. Lisette. - Moi? Arlequin. - Vous-mÃÂȘme. Lisette. - Savez-vous bien qu'on n'a jamais dit pareille chose à une femme, et que vous m'insultez? Arlequin, d'un air naïf. - Point du tout il n'y a point de mal à voir ce que les gens nous montrent; ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette, c'est vous qui avez tort de l'ÃÂȘtre, Mademoiselle. Lisette, d'un air un peu vif. - Mais par oÃÂč voyez-vous donc que je le suis? Arlequin. - Parce qu'il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m'aimez. Ecoutez, si vous m'aimez tout de bon, retirez-vous vite, afin que cela s'en aille; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu'une fille me fasse l'amour la premiÚre, c'est moi qui veux commencer à le faire à la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m'aimez pas, eh fi! Mademoiselle, fi! fi! Lisette. - Allez, allez, vous n'ÃÂȘtes qu'un visionnaire. Arlequin. - Comment est-ce que les garçons à la cour peuvent souffrir ces maniÚres-là dans leurs maÃtresses? Par la morbleu! qu'une femme est laide quand elle est coquette. Lisette. - Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez. Arlequin. - Vous parlez de Silvia, c'est cela qui est aimable; si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l'admiration de sa modestie. Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d'auprÚs de moi, et puis elle reculait plus doucement, et puis petit à petit elle ne reculait plus, ensuite elle me regardait en cachette, et puis elle avait honte quand je l'avais vu faire, et puis moi j'avais un plaisir de roi à voir sa honte; ensuite j'attrapais sa main, qu'elle me laissait prendre, et puis elle était encore toute confuse; et puis je lui parlais; ensuite elle ne me répondait rien, mais n'en pensait pas moins; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu'elle laissait aller sans y songer, parce que son coeur allait plus vite qu'elle enfin c'était un charme, aussi j'étais comme un fou. Et voilà ce qui s'appelle une fille; mais vous ne ressemblez point à Silvia. Lisette. - En vérité vous me divertissez, vous me faites rire. Arlequin, en s'en allant. - Oh! pour moi, je m'ennuie de vous faire rire à vos dépens adieu, si tout le monde était comme moi, vous trouveriez plus tÎt un merle blanc qu'un amoureux. Trivelin arrive quand il sort. ScÚne VII Arlequin, Lisette, Trivelin Trivelin, à Arlequin. - Vous sortez? Arlequin. - Oui; cette demoiselle veut que je l'aime, mais il n'y a pas moyen. Trivelin. - Allons, allons faire un tour en attendant le dÃner, cela vous désennuiera. ScÚne VIII Le Prince, Flaminia, Lisette Flaminia, à Lisette. - Eh bien, nos affaires avancent-elles? Comment va le coeur d'Arlequin? Lisette, d'un air fùché. - Il va trÚs brutalement pour moi. Flaminia. - Il t'a donc mal reçue? Lisette. - Eh fi! Mademoiselle, vous ÃÂȘtes une coquette voilà de son style. Le Prince. - J'en suis fùché, Lisette mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n'en valez pas moins. Lisette. - Je vous avoue, seigneur, que si j'étais vaine, je n'aurais pas mon compte; j'ai des preuves que je puis déplaire, et nous autres femmes nous nous passons bien de ces preuves-là . Flaminia. - Allons, allons, c'est maintenant à moi à tenter l'aventure. Le Prince. - Puisqu'on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m'aimera jamais. Flaminia. - Et moi je vous dis, seigneur, que j'ai vu Arlequin, qu'il me plaÃt à moi, que je me suis mise dans la tÃÂȘte de vous rendre content; que je vous ai promis que vous le seriez; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis là , je n'en rabattrais pas la valeur d'un mot. Oh! vous ne me connaissez pas. Quoi, seigneur, Arlequin et Silvia me résisteraient? Je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espÚce-là , moi qui l'ai entrepris, moi qui suis opiniùtre, moi qui suis femme? c'est tout dire. Eh mais j'irais me cacher, mon sexe me renoncerait. Seigneur, vous pouvez en toute sûreté ordonner les apprÃÂȘts de votre mariage, vous arranger pour cela; je vous garantis aimé, je vous garantis marié, Silvia va vous donner son coeur, ensuite sa main; je l'entends d'ici vous dire Je vous aime; je vois vos noces, elles se font; Arlequin m'épouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilà qui est fini Lisette, d'un air incrédule. - Tout est fini, rien n'est commencé. Flaminia. - Tais-toi, esprit court. Le Prince. - Vous m'encouragez à espérer; mais je vous avoue que je ne vois d'apparence à rien. Flaminia. - Je les ferai bien venir, ces apparences, j'ai de bons moyens pour cela; je vais commencer par aller chercher Silvia, il est temps qu'elle voie Arlequin. Lisette. - Quand ils se seront vus, j'ai bien peur que tes moyens n'aillent mal. Le Prince. - Je pense de mÃÂȘme. Flaminia, d'un air indifférent. - Eh! nous ne différons que du oui et du non, ce n'est qu'une bagatelle. Pour moi, j'ai résolu qu'ils se voient librement sur la liste des mauvais tours que je veux jouer à leur amour, c'est ce tour-là que j'ai mis à la tÃÂȘte. Le Prince. - Faites donc à votre fantaisie. Flaminia. - Retirons-nous, voici Arlequin qui vient. ScÚne IX Arlequin, Trivelin et une suite de valets. Arlequin. - Par parenthÚse, dites-moi une chose il y a une heure que je rÃÂȘve à quoi servent ces grands drÎles bariolés qui nous accompagnent partout. Ces gens-là sont bien curieux! Trivelin. - Le Prince, qui vous aime, commence par là à vous donner des témoignages de sa bienveillance; il veut que ces gens-là vous suivent pour vous faire honneur. Arlequin. - Oh! oh! c'est donc une marque d'honneur? Trivelin. - Oui sans doute. Arlequin. - Et dites-moi, ces gens-là qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux? Trivelin. - Personne. Arlequin. - Eh vous, n'avez-vous personne aussi? Trivelin. - Non. Arlequin. - On ne vous honore donc pas, vous autres? Trivelin. - Nous ne méritons pas cela. Arlequin, en colÚre et prenant son bùton. - Allons, cela étant, hors d'ici, tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-là . Trivelin. - D'oÃÂč vient donc cela? Arlequin. - Détalez, je n'aime point les gens sans honneur et qui ne méritent pas qu'on les honore. Trivelin. - Vous ne m'entendez pas. Arlequin, en le frappant. - Je m'en vais donc vous parler plus clairement. Trivelin, en s'enfuyant. - ArrÃÂȘtez, arrÃÂȘtez, que faites-vous? Arlequin court aussi aprÚs les autres valets qu'il chasse, et Trivelin se réfugie dans une coulisse. ScÚne X Arlequin, Trivelin Arlequin revient sur le théùtre. - Ces maurauds-là ! j'ai eu toutes les peines du monde à les congédier. Voilà une drÎle de façon d'honorer un honnÃÂȘte homme, que de mettre une troupe de coquins aprÚs lui c'est se moquer du monde. Il se retourne et voit Trivelin qui revient. Mon ami, est-ce que je ne me suis pas bien expliqué? Trivelin, de loin. - Ecoutez, vous m'avez battu mais je vous le pardonne, je vous crois un garçon raisonnable. Arlequin. - Vous le voyez bien. Trivelin, de loin. - Quand je vous dis que nous ne méritons pas d'avoir des gens à notre suite, ce n'est pas que nous manquions d'honneur; c'est qu'il n'y a que les personnes considérables, les seigneurs, les gens riches, qu'on honore de cette maniÚre-là s'il suffisait d'ÃÂȘtre honnÃÂȘte homme, moi qui vous parle, j'aurais aprÚs moi une armée de valets. Arlequin, remettant sa latte. - Oh! à présent je vous comprends; que diantre! que ne dites-vous les choses comme il faut? Je n'aurais pas les bras démis, et vos épaules s'en porteraient mieux. Trivelin. - Vous m'avez fait mal. Arlequin. - Je le crois bien, c'était mon intention; par bonheur ce n'est qu'un malentendu, et vous devez ÃÂȘtre bien aise d'avoir reçu innocemment les coups de bùton que je vous ai donnés. Je vois bien à présent que c'est qu'on fait ici tout l'honneur aux gens considérables, riches, et à celui qui n'est qu'honnÃÂȘte homme, rien. Trivelin. - C'est cela mÃÂȘme. Arlequin, d'un air dégoûté. - Sur ce pied-là ce n'est pas grand-chose que d'ÃÂȘtre honoré, puisque cela ne signifie pas qu'on soit honorable. Trivelin. - Mais on peut ÃÂȘtre honorable avec cela. Arlequin. - Ma foi, tout bien compté, vous me ferez plaisir de me laisser là sans compagnie; ceux qui me verront tout seul me prendront tout d'un coup pour un honnÃÂȘte homme, j'aime autant cela que d'ÃÂȘtre pris pour un grand seigneur. Trivelin. - Nous avons ordre de rester auprÚs de vous. Arlequin. - Menez-moi donc voir Silvia. Trivelin. - Vous serez satisfait, elle va venir... Parbleu je ne vous trompe pas, car la voilà qui entre adieu, je me retire. ScÚne XI Silvia, Flaminia, Arlequin Silvia, en entrant, accourt avec joie. - Ah le voici! Eh! mon cher Arlequin, c'est donc vous! Je vous revois donc! Le pauvre enfant! que je suis aise! Arlequin, tout étouffé de joie. - Et moi aussi. Il prend respiration. Oh! oh! je me meurs de joie. Silvia. - Là , là , mon fils, doucement; comme il m'aime, quel plaisir d'ÃÂȘtre aimée comme cela! Flaminia, en les regardant tous deux. - Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous ÃÂȘtes bien aimables de vous ÃÂȘtre si fidÚles. Et comme tout bas. Si quelqu'un m'entendait dire cela, je serais perdue mais dans le fond du coeur je vous estime, et je vous plains. Silvia, lui répondant. - Hélas! c'est que vous ÃÂȘtes un bon coeur. J'ai bien soupiré, mon cher Arlequin. Arlequin, tendrement et lui prenant la main. - M'aimez-vous toujours? Silvia. - Si je vous aime! Cela se demande-t-il? est-ce une question à faire? Flaminia, d'un air naturel à Arlequin. - Oh! pour cela, je puis vous certifier sa tendresse. Je l'ai vue au désespoir, je l'ai vue pleurer de votre absence; elle m'a touchée moi-mÃÂȘme, je mourais d'envie de vous voir ensemble; vous voilà adieu, mes amis, je m'en vais, car vous m'attendrissez; vous me faites tristement ressouvenir d'un amant que j'avais, et qui est mort; il avait de l'air d'Arlequin, et je ne l'oublierai jamais. Adieu, Silvia, on m'a mise auprÚs de vous, mais je ne vous desservirai point. Aimez toujours Arlequin, il le mérite; et vous, Arlequin, quelque chose qu'il arrive, regardez-moi comme une amie, comme une personne qui voudrait pouvoir vous obliger, je ne négligerai rien pour cela. Arlequin, doucement. - Allez, Mademoiselle, vous ÃÂȘtes une fille de bien; je suis votre ami aussi, moi; je suis fùché de la mort de votre amant, c'est bien dommage que vous soyez affligée, et nous aussi. Flaminia sort. ScÚne XII Arlequin, Silvia Silvia, d'un air plaintif. - Eh bien, mon cher Arlequin? Arlequin. - Eh bien, mon ùme? Silvia. - Nous sommes bien malheureux. Arlequin. - Aimons-nous toujours; cela nous aidera à prendre patience. Silvia. - Oui, mais notre amitié, que deviendra-t-elle? Cela m'inquiÚte. Arlequin. - Hélas! m'amour, je vous dis de prendre patience, mais je n'ai pas plus de courage que vous. Il lui prend la main. Pauvre petit trésor à moi, ma mie; il y a trois jours que je n'ai vu ces beaux yeux-là , regardez-moi toujours pour me récompenser. Silvia, d'un air inquiet. - Ah! j'ai bien des chose à vous dire! j'ai peur de vous perdre; j'ai peur qu'on ne vous fasse quelque mal par méchanceté de jalousie; j'ai peur que vous ne soyez trop longtemps sans me voir, et que vous ne vous y accoutumiez. Arlequin. - Petit coeur, est-ce que je m'accoutumerais à ÃÂȘtre malheureux? Silvia. - Je ne veux point que vous m'oubliiez; je ne veux point non plus que vous enduriez rien à cause de moi; je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop, c'est une pitié que mon embarras, tout me chagrine. Arlequin pleure. - Hi! hi! hi! hi! Silvia, tristement. - Oh bien, Arlequin, je m'en vais donc pleurer aussi, moi. Arlequin. - Comment voulez-vous que je m'empÃÂȘche de pleurer, puisque vous voulez ÃÂȘtre si triste? si vous aviez un peu de compassion pour moi, est-ce que vous seriez si affligée? Silvia. - Demeurez donc en repos, je ne vous dirai plus que je suis chagrine. Arlequin. - Oui; mais je devinerai que vous l'ÃÂȘtes; il faut me promettre que vous ne le serez plus. Silvia. - Oui, mon fils mais promettez-moi aussi que vous m'aimerez toujours. Arlequin, en s'arrÃÂȘtant tout court pour la regarder. - Silvia, je suis votre amant, vous ÃÂȘtes ma maÃtresse, retenez-le bien, car cela est vrai, et tant que je serai en vie, cela ira toujours le mÃÂȘme train, cela ne branlera pas, je mourrai de compagnie avec cela. Ah çà , dites-moi le serment que vous voulez que je vous fasse? Silvia, bonnement. - Voilà qui va bien, je ne sais point de serments; vous ÃÂȘtes un garçon d'honneur, j'ai votre amitié, vous avez la mienne, je ne la reprendrai pas. A qui est-ce que je la porterais? N'ÃÂȘtes-vous pas le plus joli garçon qu'il y ait? Y a-t-il quelque fille qui puisse vous aimer autant que moi? Eh bien, n'est-ce pas assez? Nous en faut-il davantage? Il n'y a qu'à rester comme nous sommes, il n'y aura pas besoin de serments. Arlequin. - Dans cent ans d'ici, nous serons tout de mÃÂȘme. Silvia. - Sans doute. Arlequin. - Il n'y a donc rien à craindre, ma mie, tenons-nous joyeux. Silvia. - Nous souffrirons peut-ÃÂȘtre un peu, voilà tout. Arlequin. - C'est une bagatelle; quand on a un peu pùti, le plaisir en semble meilleur. Silvia. - Oh! pourtant, je n'aurais que faire de pùtir pour ÃÂȘtre bien aise, moi. Arlequin. - Il n'y aura qu'à ne pas songer que nous pùtissons. Silvia, en le regardant tendrement. - Ce cher petit homme, comme il m'encourage! Arlequin, tendrement. - Je ne m'embarrasse que de vous. Silvia, en le regardant. - OÃÂč est-ce qu'il prend tout ce qu'il me dit? Il n'y a que lui au monde comme cela; mais aussi il n'y a que moi pour vous aimer, Arlequin. Arlequin saute d'aise. - C'est comme du miel, ces paroles-là . En mÃÂȘme temps viennent Flaminia et Trivelin. ScÚne XIII Arlequin, Silvia, Flaminia, Trivelin Trivelin, à Silvia. - Je suis au désespoir de vous interrompre mais votre mÚre vient d'arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment à vous parler. Silvia, regardant Arlequin. - Arlequin, ne me quittez pas, je n'ai rien de secret pour vous. Arlequin, la prenant sous le bras. - Marchons, ma petite. Flaminia, d'un air de confiance, et s'approchant d'eux. - Ne craignez rien, mes enfants; allez toute seule trouver votre mÚre, ma chÚre Silvia; cela sera plus séant. Vous ÃÂȘtes libres de vous voir autant qu'il vous plaira, c'est moi qui vous en assure, vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper. Arlequin. - Oh non; vous ÃÂȘtes de notre parti, vous. Silvia. - Adieu donc, mon fils, je vous rejoindrai bientÎt. Elle sort. Arlequin, à Flaminia qui veut s'en aller, et qu'il arrÃÂȘte. - Notre amie, pendant qu'elle sera là , restez avec moi, pour empÃÂȘcher que je ne m'ennuie; il n'y a ici que votre compagnie que je puisse endurer. Flaminia, comme en secret. - Mon cher Arlequin, la vÎtre me fait bien du plaisir aussi mais j'ai peur qu'on ne s'aperçoive de l'amitié que j'ai pour vous. Trivelin. - Seigneur Arlequin, le dÃner est prÃÂȘt. Arlequin, tristement. - Je n'ai point de faim. Flaminia, d'un air d'amitié. - Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin. Arlequin, doucement. - Croyez-vous? Flaminia. - Oui. Arlequin. - Je ne saurais. A Trivelin. La soupe est-elle bonne? Trivelin. - Exquise. Arlequin. - Hum, il faut attendre Silvia; elle aime le potage. Flaminia. - Je crois qu'elle dÃnera avec sa mÚre; vous ÃÂȘtes le maÃtre pourtant mais je vous conseille de les laisser ensemble, n'est-il pas vrai? AprÚs dÃner vous la verrez. Arlequin. - Je veux bien mais mon appétit n'est pas encore ouvert. Trivelin. - Le vin est au frais, et le rÎt tout prÃÂȘt. Arlequin. - Je suis si triste... Ce rÎt est donc friand? Trivelin. - C'est du gibier qui a une mine... Arlequin. - Que de chagrins! Allons donc; quand la viande est froide, elle ne vaut rien. Flaminia. - N'oubliez pas de boire à ma santé. Arlequin. - Venez boire à la mienne, à cause de la connaissance. Flaminia. - Oui-da, de tout mon coeur, j'ai une demi-heure à vous donner. Arlequin. - Bon, je suis content de vous. Acte II ScÚne premiÚre Flaminia, Silvia Silvia. - Oui, je vous crois, vous paraissez me vouloir du bien; aussi vous voyez que je ne souffre que vous, je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais oÃÂč est Arlequin? Flaminia. - Il va venir, il dÃne encore. Silvia. - C'est quelque chose d'épouvantable que ce pays-ci! Je n'ai jamais vu de femmes si civiles, des hommes si honnÃÂȘtes, ce sont des maniÚres si douces, tant de révérences, tant de compliments, tant de signes d'amitié, vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de coeur et de conscience; point du tout, de tous ces gens-là , il n'y en a pas un qui ne vienne me dire d'un air prudent Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d'abandonner Arlequin, et d'épouser le Prince. Mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s'ils m'exhortaient à quelque bonne action. Mais, leur dis-je, j'ai promis à Arlequin; oÃÂč est la fidélité, la probité, la bonne foi? Ils ne m'entendent pas; ils ne savent ce que c'est que tout cela, c'est tout comme si je leur parlais grec; ils me rient au nez, me disent que je fais l'enfant, qu'une grande fille doit avoir de la raison Eh! cela n'est-il pas joli? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, ÃÂȘtre fourbe et mensonger, voilà le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu'est-ce que c'est que ces gens-là ? D'oÃÂč sortent-ils? De quelle pùte sont-ils? Flaminia. - De la pùte des autres hommes, ma chÚre Silvia; que cela ne vous étonne pas, ils s'imaginent que ce serait votre bonheur que le mariage du Prince. Silvia. - Mais ne suis-je pas obligée d'ÃÂȘtre fidÚle? N'est-ce pas mon devoir d'honnÃÂȘte fille? et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse? Par-dessus le marché, cette fidélité n'est-elle pas mon charme? Et on a le courage de me dire Là , fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal, perds ton plaisir et ta bonne foi. Et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dégoûtée. Flaminia. - Que voulez-vous? ces gens-là pensent à leur façon, et souhaiteraient que le Prince fût content. Silvia. - Mais ce Prince, que ne prend-il une fille qui se rende à lui de bonne volonté? Quelle fantaisie d'en vouloir une qui ne veut pas de lui? Quel goût trouve-t-il à cela? Car c'est un abus que tout ce qu'il fait, tous ces concerts, ces comédies, ces grands repas qui ressemblent à des noces, ces bijoux qu'il m'envoie; tout cela lui coûte un argent infini, c'est un abÃme, il se ruine; demandez-moi ce qu'il y gagne? Quand il me donnerait toute la boutique d'un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu'un petit peloton qu'Arlequin m'a donné. Flaminia. - Je n'en doute pas, voilà ce que c'est que l'amour; j'ai aimé de mÃÂȘme, et je me reconnais au petit peloton. Silvia. - Tenez, si j'avais eu à changer Arlequin contre un autre, ç'aurait été contre un officier du palais, qui m'a vue cinq ou six fois, et qui est d'aussi bonne façon qu'on puisse ÃÂȘtre il y a bien à tirer si le Prince le vaut; c'est dommage que je n'aie pu l'aimer dans le fond, et je le plains plus que le Prince. Flaminia, souriant en cachette. - Oh! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le Prince autant que lui quand vous le connaÃtrez. Silvia. - Eh bien, qu'il tùche de m'oublier, qu'il me renvoie, qu'il voie d'autres filles; il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi mais cela ne les empÃÂȘche pas d'aimer tout le monde, j'ai bien vu que cela ne leur coûte rien mais pour moi, cela m'est impossible. Flaminia. - Eh ma chÚre enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous? Silvia, d'un air modeste. - Oh que si, il y en a de plus jolies que moi; et quand elles seraient la moitié moins jolies, cela leur fait plus de profit qu'à moi d'ÃÂȘtre tout à fait belle j'en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu'on y est trompé. Flaminia. - Oui, mais le vÎtre va tout seul, et cela est charmant. Silvia. - Bon, moi, je ne parais rien, je suis toute d'une piÚce auprÚs d'elles, je demeure là , je ne vais ni ne viens; au lieu qu'elles, elles sont d'une humeur joyeuse, elles ont des yeux qui caressent tout le monde, elles ont une mine hardie, une beauté libre qui ne se gÃÂȘne point, qui est sans façon; cela plaÃt davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n'ose regarder les gens et qui est confuse qu'on la trouve belle. Flaminia. - Eh! voilà justement ce qui touche le Prince, voilà ce qu'il estime; c'est cette ingénuité, cette beauté simple, ce sont ces grùces naturelles Eh! croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d'ici, car elles ne vous louent guÚre. Silvia. - Qu'est-ce donc qu'elles disent? Flaminia. - Des impertinences; elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se porte sa beauté rustique. Y a-t-il de visage plus commun disaient l'autre jour ces jalouses entre elles; de taille plus gauche? Là -dessus l'une vous prenait par les yeux, l'autre par la bouche; il n'y avait pas jusqu'aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie; j'étais dans une colÚre... Silvia, fùchée. - Pardi, voilà de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensée pour plaire à ces sottes-là . Flaminia. - Sans difficulté. Silvia. - Que je les hais, ces femmes-là ! Mais puisque je suis si peu agréable à leur compte, pourquoi donc est-ce que le Prince m'aime et qu'il les laisse là ? Flaminia. - Oh! elles sont persuadées qu'il ne vous aimera pas longtemps, que c'est un caprice qui lui passera, et qu'il en rira tout le premier. Silvia, piquée, et aprÚs avoir un peu regardé Flaminia. - Hum! elles sont bien heureuses que j'aime Arlequin, sans cela j'aurais grand plaisir à les faire mentir, ces babillardes-là . Flaminia. - Ah! qu'elles mériteraient bien d'ÃÂȘtre punies! Je leur ai dit Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au Prince; et si elle voulait, il ne daignerait pas vous regarder. Silvia. - Pardi, vous voyez bien ce qu'il en est, il ne tient qu'à moi de les confondre. Flaminia. - Voilà de la compagnie qui vous vient. Silvia. - Eh! je crois que c'est cet officier dont je vous ai parlé, c'est lui-mÃÂȘme. Voyez la belle physionomie d'homme! ScÚne II Le Prince, sous le nom d'officier du palais, et Lisette, sous le nom de dame de la cour, et les acteurs précédents. Le Prince, en voyant Silvia, salue avec beaucoup de soumission. Silvia. - Comment, vous voilà , Monsieur? Vous saviez donc bien que j'étais ici? Le Prince. - Oui, Mademoiselle, je le savais; mais vous m'aviez dit de ne plus vous voir, et je n'aurais osé paraÃtre sans Madame, qui a souhaité que je l'accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l'honneur de vous faire la révérence. La dame ne dit mot, et regarde seulement Silvia avec attention; Flaminia et elle se font des mines. Silvia, doucement. - Je ne suis pas fùchée de vous revoir, et vous me retrouvez bien triste. A l'égard de cette dame, je la remercie de la volonté qu'elle a de me faire une révérence, je ne mérite pas cela; mais qu'elle me la fasse, puisque c'est son désir, je lui en rendrai une comme je pourrai, elle excusera si je la fais mal. Lisette. - Oui, ma mie, je vous excuserai de bon coeur, je ne vous demande pas l'impossible. Silvia, répétant d'un air fùché, et à part, et faisant une révérence. - Je ne vous demande pas l'impossible, quelle maniÚre de parler! Lisette. - Quel ùge avez-vous, ma fille? Silvia. - Je l'ai oubliée, ma mÚre. Flaminia, à Silvia. - Bon. Le Prince paraÃt et affecte d'ÃÂȘtre surpris. Lisette. - Elle se fùche, je pense? Le Prince. - Mais, Madame, que signifient ces discours-là ? Sous prétexte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte! Lisette. - Ce n'est pas mon dessein; j'avais la curiosité de voir cette petite fille qu'on aime tant, qui fait naÃtre une si forte passion; et je cherche ce qu'elle a de si aimable. On dit qu'elle est naïve, c'est un agrément campagnard qui doit la rendre amusante, priez-la de nous donner quelques traits de naïveté; voyons son esprit. Silvia. - Eh non, Madame, ce n'est pas la peine, il n'est pas si plaisant que le vÎtre. Lisette, riant. - Ah! ah! vous demandiez du naïf, en voilà . Le Prince. - Allez-vous-en, Madame. Silvia. - Cela m'impatiente à la fin, et si elle ne s'en va, je me fùcherai tout de bon. Le Prince, à Lisette. - Vous vous repentirez de votre procédé. Lisette, en se retirant d'un air dédaigneux. - Adieu; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait choix. ScÚne III Le Prince, Flaminia, Silvia Flaminia. - Voilà une créature bien effrontée! Silvia. - Je suis outrée, j'ai bien affaire qu'on m'enlÚve pour se moquer de moi; chacun a son prix, ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-là ? je ne voudrais pas ÃÂȘtre changée contre elles. Flaminia. - Bon, ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-là . Le Prince. - Belle Silvia, cette femme-là nous a trompés, le Prince et moi; vous m'en voyez au désespoir, n'en doutez pas. Vous savez que je suis pénétré de respect pour vous; vous connaissez mon coeur, je venais ici pour me donner la satisfaction de vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chÚre, et reconnaÃtre notre souveraine; mais je ne prends pas garde que je me découvre, que Flaminia m'écoute, et que je vous importune encore. Flaminia, d'un air naturel. - Quel mal faites-vous? ne sais-je pas bien qu'on ne peut la voir sans l'aimer? Silvia. - Et moi, je voudrais qu'il ne m'aimùt pas, car j'ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change; encore si c'était un homme comme tant d'autres, à qui on dit ce qu'on veut; mais il est trop agréable pour qu'on le maltraite, lui, et il a toujours été comme vous le voyez. Le Prince. - Ah! que vous ÃÂȘtes obligeante, Silvia! Que puis-je faire pour mériter ce que vous venez de me dire, si ce n'est de vous aimer toujours! Silvia. - Eh bien! aimez-moi, à la bonne heure, j'y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience; car je ne saurais mieux faire, en vérité Arlequin est venu le premier, voilà tout ce qui vous nuit. Si j'avais deviné que vous viendriez aprÚs lui, en bonne foi je vous aurais attendu; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse. Le Prince. - Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d'aimer Silvia? Connaissez-vous de coeur plus compatissant, plus généreux que le sien? Non, la tendresse d'une autre me toucherait moins que la seule bonté qu'elle a de me plaindre. Silvia, à Flaminia. - Et moi, je vous en fais juge aussi; là , vous l'entendez, comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu'on lui dit en bien? Flaminia. - Franchement, il a raison, Silvia, vous ÃÂȘtes charmante, et à sa place je serais tout comme il est. Silvia. - Ah çà ! n'allez-vous pas l'attendrir encore, il n'a pas besoin qu'on lui dise tant que je suis jolie, il le croit assez. A Lélio. Croyez-moi, tùchez de m'aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m'a injuriée. Le Prince. - Oui, ma chÚre Silvia, j'y cours; à mon égard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris, j'aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie. Silvia. - Oh! je m'en doutais bien, je vous connais. Flaminia. - Allez, Monsieur, hùtez-vous d'informer le Prince du mauvais procédé de la dame en question; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dû à Silvia. Le Prince. - Vous aurez bientÎt de mes nouvelles. Il sort. ScÚne IV Flaminia, Silvia Flaminia. - Vous, ma chÚre, pendant que je vais chercher Arlequin, qu'on retient peut-ÃÂȘtre un peu trop longtemps à table, allez essayer l'habit qu'on vous a fait, il me tarde de vous le voir. Silvia. - Tenez, l'étoffe est belle, elle m'ira bien; mais je ne veux point de tous ces habits-là , car le Prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marché-là . Flaminia. - Vous vous trompez; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout; vraiment, vous ne le connaissez pas. Silvia. - Je m'en vais donc sur votre parole; pourvu qu'il ne me dise pas aprÚs Pourquoi as-tu pris mes présents? Flaminia. - Il vous dira Pourquoi n'en avoir pas pris davantage? Silvia. - En ce cas-là , j'en prendrai tant qu'il voudra, afin qu'il n'ait rien à me dire. Flaminia. - Allez, je réponds de tout. ScÚne V Flaminia, Arlequin, tout éclatant de rire, entre avec Trivelin Flaminia, à part. - Il me semble que les choses commencent à prendre forme; voici Arlequin. En vérité, je ne sais, mais si ce petit homme venait à m'aimer, j'en profiterais de bon coeur. Arlequin, riant. - Ah! ah! ah! Bonjour, mon amie. Flaminia, en souriant. - Bonjour, Arlequin; dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j'en rie aussi? Arlequin. - C'est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m'a mené par toutes les chambres de la maison, oÃÂč l'on trotte comme dans les rues; oÃÂč l'on jase comme dans notre halle, sans que le maÃtre de la maison s'embarrasse de tous ces visages-là , et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu'il leur dise Voulez-vous boire un coup? Je me divertissais de ces originaux-là en revenant, quand j'ai vu un grand coquin qui a levé l'habit d'une dame par-derriÚre. Moi, j'ai cru qu'il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement ArrÃÂȘtez-vous, polisson, vous badinez malhonnÃÂȘtement. Elle, qui m'a entendu, s'est retournée et m'a dit Ne voyez-vous pas bien qu'il me porte la queue? Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue? ai-je repris. Sur cela le polisson s'est mis à rire, la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait par compagnie je me suis mis à rire aussi. A cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri, tous? Flaminia. - D'une bagatelle c'est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire à ce laquais est un usage pour les dames. Arlequin. - C'est donc encore un honneur? Flaminia. - Oui, vraiment. Arlequin. - Pardi, j'ai donc bien fait d'en rire; car cet honneur-là est bouffon et à bon marché. Flaminia. - Vous ÃÂȘtes gai, j'aime à vous voir comme cela; avez-vous bien mangé depuis que je vous ai quitté? Arlequin. - Ah! morbleu, qu'on a apporté de friandes drogues! Que le cuisinier d'ici fait de bonnes fricassées! Il n'y a pas moyen de tenir contre sa cuisine; j'ai tant bu à la santé de Silvia et de vous, que si vous ÃÂȘtes malades, ce ne sera pas ma faute. Flaminia. - Quoi! vous vous ÃÂȘtes encore ressouvenu de moi? Arlequin. - Quand j'ai donné mon amitié à quelqu'un, jamais je ne l'oublie, surtout à table. Mais à propos de Silvia, est-elle encore avec sa mÚre? Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, songerez-vous toujours à Silvia? Arlequin. - Taisez-vous quand je parle. Flaminia. - Vous avez tort, Trivelin. Trivelin. - Comment, j'ai tort! Flaminia. - Oui; pourquoi l'empÃÂȘchez-vous de parler de ce qu'il aime? Trivelin. - A ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intérÃÂȘts du Prince! Flaminia, comme épouvantée. - Arlequin, cet homme-là me fera des affaires à cause de vous. Arlequin, en colÚre. - Non, ma bonne. A Trivelin. Ecoute, je suis ton maÃtre, car tu me l'as dit; je n'en savais rien, fainéant que tu es! S'il t'arrive de faire le rapporteur, et qu'à cause de toi on fasse seulement la moue à cette honnÃÂȘte fille-là , c'est deux oreilles que tu auras de moins je te les garantis dans ma poche. Trivelin. - Je ne suis pas à cela prÚs, et je veux faire mon devoir. Arlequin. - Deux oreilles, entends-tu bien à présent? Va-t'en. Trivelin. - Je vous pardonne tout à vous, car enfin il le faut mais vous me le paierez, Flaminia. Arlequin veut retourner sur lui, et Flaminia l'arrÃÂȘte; quand il est revenu, il dit ScÚne VI Arlequin, Flaminia Arlequin. - Cela est terrible! Je n'ai trouvé ici qu'une personne qui entende la raison, et l'on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chÚre Flaminia, à présent, parlons de Silvia à notre aise; quand je ne la vois point, il n'y a qu'avec vous que je m'en passe. Flaminia, d'un air simple. - Je ne suis point ingrate, il n'y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux; et d'ailleurs vous ÃÂȘtes si estimable, Arlequin, quand je vois qu'on vous chagrine, je souffre autant que vous. Arlequin. - La bonne sorte de fille! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m'apaise, je suis la moitié moins fùché d'ÃÂȘtre triste. Flaminia. - Pardi, qui est-ce qui ne vous plaindrait pas? Qui est-ce qui ne s'intéresserait pas à vous? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin. Arlequin. - Cela se peut bien, je n'y ai jamais regardé de si prÚs. Flaminia. - Si vous saviez combien il m'est cruel de n'avoir point de pouvoir! si vous lisiez dans mon coeur! Arlequin. - Hélas! je ne sais point lire, mais vous me l'expliqueriez. Par la mardi, je voudrais n'ÃÂȘtre plus affligé, quand ce ne serait que pour l'amour du souci que cela vous donne; mais cela viendra. Flaminia, d'un ton triste. - Non, je ne serai jamais témoin de votre contentement, voilà qui est fini; Trivelin causera, l'on me séparera d'avec vous, et que sais-je, moi, oÃÂč l'on m'emmÚnera? Arlequin, je vous parle peut-ÃÂȘtre pour la derniÚre fois, et il n'y a plus de plaisir pour moi dans le monde. Arlequin, triste. - Pour la derniÚre fois! J'ai donc bien du guignon! Je n'ai qu'une pauvre maÃtresse, ils me l'ont emportée, vous emporteraient-ils encore? et oÃÂč est-ce que je prendrai du courage pour endurer tout cela? Ces gens-là croient-ils que j'aie un coeur de fer? ont-ils entrepris mon trépas? seront-ils si barbares? Flaminia. - En tout cas, j'espÚre que vous n'oublierez jamais Flaminia, qui n'a rien tant souhaité que votre bonheur. Arlequin. - Ma mie, vous me gagnez le coeur; conseillez-moi dans ma peine, avisons-nous, quelle est votre pensée? Car je n'ai point d'esprit, moi, quand je suis fùché; il faut que j'aime Silvia, il faut que je vous garde, il ne faut pas que mon amour pùtisse de notre amitié, ni notre amitié de mon amour, et me voilà bien embarrassé. Flaminia. - Et moi bien malheureuse. Depuis que j'ai perdu mon amant, je n'ai eu de repos qu'en votre compagnie, je respire avec vous; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler; je n'ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables. Arlequin. - Pauvre fille! il est fùcheux que j'aime Silvia, sans cela je vous donnerais de bon coeur la ressemblance de votre amant. C'était donc un joli garçon? Flaminia. - Ne vous ai-je pas dit qu'il était fait comme vous, que vous ÃÂȘtes son portrait? Arlequin. - Eh vous l'aimiez donc beaucoup? Flaminia. - Regardez-vous, Arlequin, voyez combien vous méritez d'ÃÂȘtre aimé, et vous verrez combien je l'aimais. Arlequin. - Je n'ai vu personne répondre si doucement que vous, votre amitié se met partout; je n'aurais jamais cru ÃÂȘtre si joli que vous le dites; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l'original mérite quelque chose. Flaminia. - Je crois que vous m'auriez encore plu davantage; mais je n'aurais pas été assez belle pour vous. Arlequin, avec feu. - Par la sambille, je vous trouve charmante avec cette pensée-là . Flaminia. - Vous me troublez, il faut que je vous quitte; je n'ai que trop de peine à m'arracher d'auprÚs de vous mais oÃÂč cela nous conduirait-il? Adieu, Arlequin, je vous verrai toujours, si on me le permet; je ne sais oÃÂč je suis. Arlequin. - Je suis tout de mÃÂȘme. Flaminia. - J'ai trop de plaisir à vous voir. Arlequin. - Je ne vous refuse pas ce plaisir-là , moi, regardez-moi à votre aise, je vous rendrai la pareille. Flaminia, s'en allant. - Je n'oserais adieu. Arlequin, seul. - Ce pays-ci n'est pas digne d'avoir cette fille-là ; si par quelque malheur Silvia venait à manquer, dans mon désespoir je crois que je me retirerais avec elle. ScÚne VII Trivelin arrive avec un Seigneur qui vient derriÚre lui. Arlequin Trivelin. - Seigneur Arlequin, n'y a-t-il point de risque à reparaÃtre? N'est-ce point compromettre mes épaules? Car vous jouez merveilleusement de votre épée de bois. Arlequin. - Je serai bon, quand vous serez sage. Trivelin. - Voilà un seigneur qui demande à vous parler. Le Seigneur approche, et fait des révérences, qu'Arlequin lui rend. Arlequin, à part. - J'ai vu cet homme-là quelque part. Le Seigneur. - Je viens vous demander une grùce; mais ne vous incommodé-je point, Monsieur Arlequin? Arlequin. - Non, Monsieur, vous ne me faites ni bien ni mal, en vérité. Et voyant le Seigneur qui se couvre. Vous n'avez seulement qu'à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau. Le Seigneur. - De quelque façon que vous soyez, vous me ferez honneur. Arlequin, se couvrant. - Je vous crois, puisque vous le dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie? Mais ne me faites point de compliments, ce serait autant de perdu, car je n'en sais point rendre. Le Seigneur. - Ce ne sont point des compliments, mais des témoignages d'estime. Arlequin. - Galbanum que tout cela! Votre visage ne m'est point nouveau, Monsieur; je vous ai vu quelque part à la chasse, oÃÂč vous jouiez de la trompette; je vous ai Îté mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-là . Le Seigneur. - Quoi! je ne vous saluai point? Arlequin. - Pas un brin. Le Seigneur. - Je ne m'aperçus donc pas de votre honnÃÂȘteté? Arlequin. - Oh que si; mais vous n'aviez pas de grùce à me demander, voilà pourquoi je perdis mon étalage. Le Seigneur. - Je ne me reconnais point à cela. Arlequin. - Ma foi, vous n'y perdez rien. Mais que vous plaÃt-il? Le Seigneur. - Je compte sur votre bon coeur; voici ce que c'est j'ai eu le malheur de parler cavaliÚrement de vous devant le Prince. Arlequin. - Vous n'avez encore qu'à ne vous pas reconnaÃtre à cela. Le Seigneur. - Oui; mais le Prince s'est fùché contre moi. Arlequin. - Il n'aime donc pas les médisants? Le Seigneur. - Vous le voyez bien. Arlequin. - Oh! oh! voilà qui me plaÃt; c'est un honnÃÂȘte homme; s'il ne me retenait pas ma maÃtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit? Que vous étiez un mal appris? Le Seigneur. - Oui. Arlequin. - Cela est trÚs raisonnable de quoi vous plaignez-vous? Le Seigneur. - Ce n'est pas là tout Arlequin, m'a-t-il répondu, est un garçon d'honneur; je veux qu'on l'honore, puisque je l'estime; la franchise et la simplicité de son caractÚre sont des qualités que je voudrais que vous eussiez tous. Je nuis à son amour, et je suis au désespoir que le mien m'y force. Arlequin, attendri. - Par la morbleu, je suis son serviteur; franchement, je fais cas de lui, et je croyais ÃÂȘtre plus en colÚre contre lui que je ne le suis. Le Seigneur. - Ensuite il m'a dit de me retirer; mes amis là -dessus ont tùché de le fléchir pour moi. Arlequin. - Quand ces amis-là s'en iraient aussi avec vous, il n'y aurait pas grand mal; car dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. Le Seigneur. - Il s'est aussi fùché contre eux. Arlequin. - Que le ciel bénisse cet homme de bien, il a vidé là sa maison d'une mauvaise graine de gens. Le Seigneur. - Et nous ne pouvons reparaÃtre tous qu'à condition que vous demandiez notre grùce. Arlequin. - Par ma foi, Messieurs, allez oÃÂč il vous plaira; je vous souhaite un bon voyage. Le Seigneur. - Quoi! vous refuserez de prier pour moi? Si vous n'y consentiez pas, ma fortune serait ruinée; à présent qu'il ne m'est plus permis de voir le Prince, que ferais-je à la cour? Il faudra que je m'en aille dans mes terres; car je suis comme exilé. Arlequin. - Comment, ÃÂȘtre exilé, ce n'est donc point vous faire d'autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous? Le Seigneur. - Vraiment non; voilà ce que c'est. Arlequin. - Et vous vivrez là paix et aise, vous ferez vos quatre repas comme à l'ordinaire? Le Seigneur. - Sans doute, qu'y a-t-il d'étrange à cela? Arlequin. - Ne me trompez-vous pas? Est-il sûr qu'on est exilé quand on médit? Le Seigneur. - Cela arrive assez souvent. Arlequin saute d'aise. - Allons, voilà qui est fait, je m'en vais médire du premier venu, et j'avertirai Silvia et Flaminia d'en faire autant. Le Seigneur. - Eh la raison de cela? Arlequin. - Parce que je veux aller en exil, moi; de la maniÚre dont on punit les gens ici, je vais gager qu'il y a plus de gain à ÃÂȘtre puni que récompensé. Le Seigneur. - Quoi qu'il en soit, épargnez-moi cette punition-là , je vous prie; d'ailleurs, ce que j'ai dit de vous n'est pas grande chose. Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Le Seigneur. - Une bagatelle, vous dis-je. Arlequin. - Mais voyons. Le Seigneur. - J'ai dit que vous aviez l'air d'un homme ingénu, sans malice, là , d'un garçon de bonne foi. Arlequin rit de tout son coeur. - L'air d'un innocent, pour parler à la franquette; mais qu'est-ce que cela fait? Moi, j'ai l'air d'un innocent; vous, vous avez l'air d'un homme d'esprit; eh bien, à cause de cela, faut-il s'en fier à notre air? N'avez-vous rien dit que cela? Le Seigneur. - Non; j'ai ajouté seulement que vous donniez la comédie à ceux qui vous parlaient. Arlequin. - Pardi, il faut bien vous donner votre revanche à vous autres. Voilà donc toute votre faute? Le Seigneur. - Oui. Arlequin. - C'est se moquer, vous ne méritez pas d'ÃÂȘtre exilé, vous avez cette bonne fortune-là pour rien. Le Seigneur. - N'importe, empÃÂȘchez que je ne le sois; un homme comme moi ne peut demeurer qu'à la cour il n'est en considération, il n'est en état de pouvoir se venger de ses envieux qu'autant qu'il se rend agréable au Prince, et qu'il cultive l'amitié de ceux qui gouvernent les affaires. Arlequin. - J'aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l'amitié de ces gens-là n'est pas aisée à avoir ni à garder. Le Seigneur. - Vous avez raison dans le fond ils ont quelquefois des caprices fùcheux, mais on n'oserait s'en ressentir, on les ménage, on est souple avec eux, parce que c'est par leur moyen que vous vous vengez des autres. Arlequin. - Quel trafic! C'est justement recevoir des coups de bùton d'un cÎté, pour avoir le privilÚge d'en donner d'un autre; voilà une drÎle de vanité! A vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous ÃÂȘtes si glorieux. Le Seigneur. - Nous sommes élevés là -dedans. Mais écoutez, vous n'aurez point de peine à me remettre en faveur, car vous connaissez bien Flaminia? Arlequin. - Oui, c'est mon intime. Le Seigneur. - Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle; elle est la fille d'un de ses officiers; et je me suis imaginé de lui faire sa fortune en la mariant à un petit-cousin que j'ai à la campagne, que je gouverne, et qui est riche. Dites-le au Prince, mon dessein me conciliera ses bonnes grùces. Arlequin. - Oui, mais ce n'est pas là le chemin des miennes; car je n'aime point qu'on épouse mes amies, moi, et vous n'imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin. Le Seigneur. - Je croyais... Arlequin. - Ne croyez plus. Le Seigneur. - Je renonce à mon projet. Arlequin. - N'y manquez pas; je vous promets mon intercession, sans que le petit-cousin s'en mÃÂȘle. Le Seigneur. - Je vous ai beaucoup d'obligation; j'attends l'effet de vos promesses adieu, Monsieur Arlequin. Arlequin. - Je suis votre serviteur. Diantre, je suis en crédit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire à Flaminia du cousin. ScÚne VIII Arlequin, Flaminia arrive. Flaminia. - Mon cher, je vous amÚne Silvia; elle me suit. Arlequin. - Mon amie, vous deviez bien venir m'avertir plus tÎt, nous l'aurions attendue en causant ensemble. Silvia arrive. ScÚne IX Arlequin, Flaminia, Silvia Silvia. - Bonjour, Arlequin. Ah! que je viens d'essayer un bel habit! Si vous me voyiez, en vérité, vous me trouveriez jolie; demandez à Flaminia. Ah! ah! si je portais ces habits-là , les femmes d'ici seraient bien attrapées, elles ne diraient pas que j'ai l'air gauche. Oh! que les ouvriÚres d'ici sont habiles! Arlequin. - Ah, m'amour, elles ne sont pas si habiles que vous ÃÂȘtes bien faite. Silvia. - Si je suis bien faite, Arlequin, vous n'ÃÂȘtes pas moins honnÃÂȘte. Flaminia. - Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents à présent. Silvia. - Eh dame, puisqu'on ne nous gÃÂȘne plus, j'aime autant ÃÂȘtre ici qu'ailleurs; qu'est-ce que cela fait d'ÃÂȘtre là ou là ? On s'aime partout. Arlequin. - Comment, nous gÃÂȘner! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu'ils disent de moi. Silvia, d'un air content. - J'attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m'avoir pas trouvée belle. Flaminia. - Si quelqu'un vous fùche dorénavant, vous n'avez qu'à m'en avertir. Arlequin. - Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous étions frÚres et soeurs. Il dit cela à Flaminia. Aussi, de notre part, c'est queussi queumi. Silvia. - Devinez, Arlequin, qui j'ai encore rencontré ici? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tourné; je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon coeur aussi. Arlequin, d'un air négligent. - A la bonne heure, je suis de tous bons accords. Silvia. - AprÚs tout, quel mal y a-t-il qu'il me trouve à son gré? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux qui ne se soucient pas de nous, n'est-il pas vrai? Flaminia. - Sans doute. Arlequin, gaiement. - Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons partie carrée. Flaminia. - Arlequin, vous me donnez là une marque d'amitié que je n'oublierai point. Arlequin. - Ah ça, puisque nous voilà ensemble, allons faire collation, cela amuse. Silvia. - Allez, allez, Arlequin; à cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n'est pas la peine de nous Îter notre liberté à nous-mÃÂȘmes; ne vous gÃÂȘnez point. Arlequin fait signe à Flaminia de venir. Flaminia, sur son geste, dit. - Je m'en vais avec vous; aussi bien voilà quelqu'un qui entre et qui tiendra compagnie à Silvia. ScÚne X Lisette entre avec quelques femmes pour témoins de ce qu'elle va faire, et qui restent derriÚre. Silvia. Lisette fait de grandes révérences. Silvia, d'un air un peu piqué. - Ne faites point tant de révérences, Madame, cela m'exemptera de vous en faire; je m'y prends de si mauvaise grùce, à votre fantaisie! Lisette, d'un ton triste. - On ne vous trouve que trop de mérite. Silvia. - Cela se passera. Ce n'est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez; il me fùche assez d'ÃÂȘtre si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle. Lisette. - Ah, quelle situation! Silvia. - Vous soupirez à cause d'une petite villageoise, vous ÃÂȘtes bien de loisir; et oÃÂč avez-vous mis votre langue de tantÎt, Madame? Est-ce que vous n'avez plus de caquet quand il faut bien dire? Lisette. - Je ne puis me résoudre à parler. Silvia. - Gardez donc le silence; car quand vous vous lamenteriez jusqu'à demain, mon visage n'empirera pas beau ou laid, il restera comme il est. Qu'est-ce que vous me voulez? Est-ce que vous ne m'avez pas assez querellée? Eh bien, achevez, prenez-en votre suffisance. Lisette. - Epargnez-moi, Mademoiselle; l'emportement que j'ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l'embarras le Prince m'oblige à venir vous faire une réparation, et je vous prie de la recevoir sans me railler. Silvia. - Voilà qui est fini, je ne me moquerai plus de vous; je sais bien que l'humilité n'accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant je plains votre peine, et je vous pardonne. De quoi aussi vous avisiez-vous de me mépriser? Lisette. - J'avais cru m'apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi, et je ne croyais pas en ÃÂȘtre indigne mais je vois bien que ce n'est pas toujours aux agréments qu'on se rend. Silvia, d'un ton vif. - Vous verrez que c'est à la laideur et à la mauvaise façon, à cause qu'on se rend à moi. Comme ces jalouses ont l'esprit tourné! Lisette. - Eh bien oui, je suis jalouse, il est vrai; mais puisque vous n'aimez pas le Prince, aidez-moi à le remettre dans les dispositions oÃÂč j'ai cru qu'il était pour moi il est sûr que je ne lui déplaisais pas, et je le guérirai de l'inclination qu'il a pour vous, si vous me laissez faire. Silvia, d'un air piqué. - Croyez-moi, vous ne le guérirez de rien; mon avis est que cela vous passe. Lisette. - Cependant cela me paraÃt possible; car enfin je ne suis ni si maladroite, ni si désagréable. Silvia. - Tenez, tenez, parlons d'autre chose; vos bonnes qualités m'ennuient. Lisette. - Vous me répondez d'une étrange maniÚre! Quoi qu'il en soit, avant qu'il soit quelques jours, nous verrons si j'ai si peu de pouvoir. Silvia, vivement. - Oui, nous verrons des balivernes. Pardi, je parlerai au Prince; il n'a pas encore osé me parler, lui, à cause que je suis trop fùchée mais je lui ferai dire qu'il s'enhardisse, seulement pour voir. Lisette. - Adieu, Mademoiselle, chacune de nous fera ce qu'elle pourra. J'ai satisfait à ce qu'on exigeait de moi à votre égard, et je vous prie d'oublier tout ce qui s'est passé entre nous. Silvia, brusquement. - Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous ÃÂȘtes au monde. ScÚne XI Silvia, Flaminia arrive. Flaminia. - Qu'avez-vous, Silvia? Vous ÃÂȘtes bien émue! Silvia. - J'ai, que je suis en colÚre; cette impertinente femme de tantÎt est venue pour me demander pardon, et sans faire semblant de rien, voyez la méchanceté, elle m'a encore fùchée, m'a dit que c'était à ma laideur qu'on se rendait, qu'elle était plus agréable, plus adroite que moi, qu'elle ferait bien passer l'amour du Prince; qu'elle allait travailler pour cela; que je verrais, pati, pata; que sais-je, moi, tout ce qu'elle mis en avant contre mon visage! Est-ce que je n'ai pas raison d'ÃÂȘtre piquée? Flaminia, d'un air vif et d'intérÃÂȘt. - Ecoutez, si vous ne faites taire tous ces gens-là , il faut vous cacher pour toute votre vie. Silvia. - Je ne manque pas de bonne volonté; mais c'est Arlequin qui m'embarrasse. Flaminia. - Eh! je vous entends; voilà un amour aussi mal placé, qui se rencontre là aussi mal à propos qu'on le puisse. Silvia. - Oh! j'ai toujours eu du guignon dans les rencontres. Flaminia. - Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et méprisée, pensez-vous que cela le réjouisse? Silvia. - Il ne m'aimera pas tant, voulez-vous dire? Flaminia. - Il y a tout à craindre. Silvia. - Vous me faites rÃÂȘver à une chose, ne trouvez-vous pas qu'il est un peu négligent depuis que nous sommes ici, Arlequin? il m'a quittée tantÎt pour aller goûter; voilà une belle excuse! Flaminia. - Je l'ai remarqué comme vous; mais ne me trahissez pas au moins; nous nous parlons de fille à fille dites-moi, aprÚs tout, l'aimez-vous tant, ce garçon? Silvia, d'un air indifférent. - Mais vraiment oui, je l'aime, il le faut bien. Flaminia. - Voulez-vous que je vous dise? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goût, de l'esprit, l'air fin et distingué; lui il a l'air pesant, les maniÚres grossiÚres; cela ne cadre point, et je ne comprends pas comment vous l'avez aimé; je vous dirai mÃÂȘme que cela vous fait tort. Silvia. - Mettez-vous à ma place. C'était le garçon le plus passable de nos cantons, il demeurait dans mon village, il était mon voisin, il est assez facétieux, je suis de bonne humeur, il me faisait quelquefois rire, il me suivait partout, il m'aimait, j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l'ai aimé aussi, faute de mieux mais j'ai toujours bien vu qu'il était enclin au vin et à la gourmandise. Flaminia. - Voilà de jolies vertus, surtout dans l'amant de l'aimable et tendre Silvia! Mais à quoi vous déterminez-vous donc? Silvia. - Je ne puis que dire; il me passe tant de oui et de non par la tÃÂȘte, que je ne sais auquel entendre. D'un cÎté, Arlequin est un petit négligent qui ne songe ici qu'à manger; d'un autre cÎté, si on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu'on m'aura dit Va-t'en, tu n'es pas assez jolie. D'un autre cÎté, ce monsieur que j'ai retrouvé ici... Flaminia. - Quoi? Silvia. - Je vous le dis en secret; je ne sais ce qu'il m'a fait depuis que je l'ai revu; mais il m'a toujours paru si doux, il m'a dit des choses si tendres, m'a conté son amour d'un air si poli, si humble, que j'en ai une véritable pitié, et cette pitié-là m'empÃÂȘche encore d'ÃÂȘtre la maÃtresse de moi. Flaminia. - L'aimez-vous? Silvia. - Je ne crois pas; car je dois aimer Arlequin. Flaminia. - C'est un homme aimable. Silvia. - Je le sens bien. Flaminia. - Si vous négligiez de vous venger pour l'épouser, je vous le pardonnerais, voilà la vérité. Silvia. - Si Arlequin se mariait à une autre fille que moi, à la bonne heure; je serais en droit de lui dire Tu m'as quittée, je te quitte, je prends ma revanche mais il n'y a rien à faire; qui est-ce qui voudrait d'Arlequin ici, rude et bourru comme il est? Flaminia. - Il n'y a pas presse, entre nous pour moi, j'ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs; Arlequin est grossier, je ne l'aime point, mais je ne le hais pas; et dans les sentiments oÃÂč je suis, s'il voulait, je vous en débarrasserais volontiers pour vous faire plaisir. Silvia. - Mais mon plaisir, oÃÂč est-il? il n'est ni là , ni là ; je le cherche. Flaminia. - Vous verrez le Prince aujourd'hui. Voici ce cavalier qui vous plaÃt, tùchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantÎt. ScÚne XII Silvia, Le Prince, qui entre. Silvia. - Vous venez vous allez encore me dire que vous m'aimez, pour me mettre davantage en peine. Le Prince. - Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s'était bien acquittée de son devoir. Quant à moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous déplairai moi-mÃÂȘme, vous n'avez qu'à m'ordonner de me taire et de me retirer; je me tairai, j'irai oÃÂč vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, résolu de vous obéir en tout. Silvia. - Ne voilà -t-il pas? ne l'ai-je pas bien dit? Comment voulez-vous que je vous renvoie? Vous vous tairez, s'il me plaÃt; vous vous en irez, s'il me plaÃt; vous n'oserez pas vous plaindre, vous m'obéirez en tout. C'est bien là le moyen de faire que je vous commande quelque chose! Le Prince. - Mais que puis-je mieux que de vous rendre maÃtresse de mon sort? Silvia. - Qu'est-ce que cela avance? Vous rendrai-je malheureux? en aurai-je le courage? Si je vous dis Allez-vous en, vous croirez que je vous hais; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous; et toutes ces croyances-là ne seront pas vraies; elles vous affligeront; en serai-je plus à mon aise aprÚs? Le Prince. - Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia? Silvia. - Oh! ce que je veux! j'attends qu'on me le dise; j'en suis encore plus ignorante que vous; voilà Arlequin qui m'aime, voilà le Prince qui demande mon coeur, voilà vous qui mériteriez de l'avoir, voilà ces femmes qui m'injurient, et que je voudrais punir, voilà que j'aurai un affront, si je n'épouse pas le Prince Arlequin m'inquiÚte, vous me donnez du souci, vous m'aimez trop, je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d'avoir tout ce tracas-là dans la tÃÂȘte. Le Prince. - Vos discours me pénÚtrent, Silvia, vous ÃÂȘtes trop touchée de ma douleur; ma tendresse, toute grande qu'elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m'aimer. Silvia. - Je pourrais bien vous aimer, cela ne serait pas difficile, si je voulais. Le Prince. - Souffrez donc que je m'afflige, et ne m'empÃÂȘchez pas de vous regretter toujours. Silvia, comme impatiente. - Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre; il semble que vous le fassiez exprÚs. Y a-t-il de la raison à cela? Pardi, j'aurais moins de mal à vous aimer tout à fait qu'à ÃÂȘtre comme je suis; pour moi, je laisserai tout là ; voilà ce que vous gagnerez. Le Prince. - Je ne veux donc plus vous ÃÂȘtre à charge; vous souhaitez que je vous quitte et je ne dois pas résister aux volontés d'une personne si chÚre. Adieu, Silvia. Silvia, vivement. - Adieu, Silvia! Je vous querellerais volontiers; oÃÂč allez-vous? Restez-là , c'est ma volonté; je la sais mieux que vous, peut-ÃÂȘtre. Le Prince. - J'ai cru vous obliger. Silvia. - Quel train que tout cela! Que faire d'Arlequin? Encore si c'était vous qui fût le Prince! Le Prince, d'un air ému. - Eh quand je le serais? Silvia. - Cela serait différent, parce que je dirais à Arlequin que vous prétendriez ÃÂȘtre le maÃtre, ce serait mon excuse mais il n'y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-là . Le Prince, à part les premiers mots. - Qu'elle est aimable! il est temps de dire qui je suis. Silvia. - Qu'avez-vous? est-ce que je vous fùche? Ce n'est pas à cause de la principauté que je voudrais que vous fussiez prince, c'est seulement à cause de vous tout seul; et si vous l'étiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour; voilà ma raison. Mais non, aprÚs tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maÃtre; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me résoudre à ÃÂȘtre une infidÚle, voilà qui est fini. Le Prince, à part les premiers mots. - Différons encore de l'instruire. Silvia, conservez-moi seulement les bontés que vous avez pour moi le Prince vous a fait préparer un spectacle, permettez que je vous y accompagne, et que je profite de toutes les occasions d'ÃÂȘtre avec vous. AprÚs la fÃÂȘte, vous verrez le Prince, et je suis chargé de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre coeur ne vous dit rien pour lui. Silvia. - Oh! il ne me dira pas un mot, c'est tout comme si j'étais partie; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez; eh, que sait-on ce qui peut arriver? peut-ÃÂȘtre que vous m'aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu'Arlequin ne vienne. Acte III ScÚne premiÚre Le Prince, Flaminia Flaminia. - Oui, seigneur, vous avez fort bien fait de ne pas vous découvrir tantÎt, malgré tout ce que Silvia vous a dit de tendre; ce retardement ne gùte rien, et lui laisse le temps de se confirmer dans le penchant qu'elle a pour vous. Grùces au ciel, vous voilà presque arrivé oÃÂč vous le souhaitiez. Le Prince. - Ah! Flaminia, qu'elle est aimable! Flaminia. - Elle l'est infiniment. Le Prince. - Je ne connais rien comme elle parmi les gens du monde. Quand une maÃtresse, à force d'amour, nous dit clairement Je vous aime, cela fait assurément un grand plaisir. Eh bien, Flaminia, ce plaisir-là , imaginez-vous qu'il n'est que fadeur, qu'il n'est qu'ennui, en comparaison du plaisir que m'ont donné les discours de Silvia, qui ne m'a pourtant point dit Je vous aime. Flaminia. - Mais, seigneur, oserais-je vous prier de m'en répéter quelque chose? Le Prince. - Cela est impossible je suis ravi, je suis enchanté, je ne peux pas vous répéter cela autrement. Flaminia. - Je présume beaucoup du rapport singulier que vous m'en faites. Le Prince. - Si vous saviez combien, dit-elle, elle est affligée de ne pouvoir m'aimer, parce que cela me rend malheureux et qu'elle doit ÃÂȘtre fidÚle à Arlequin... J'ai vu le moment oÃÂč elle allait me dire Ne m'aimez plus, je vous prie, parce que vous seriez cause que je vous aimerais aussi. Flaminia. - Bon, cela vaut mieux qu'un aveu. Le Prince. - Non, je le dis encore, il n'y a que l'amour de Silvia qui soit véritablement de l'amour; les autres femmes qui aiment ont l'esprit cultivé, elles ont une certaine éducation, un certain usage, et tout cela chez elles falsifie la nature; ici c'est le coeur tout pur qui me parle; comme ses sentiments viennent, il les montre; sa naïveté en fait tout l'art, et sa pudeur toute la décence. Vous m'avouerez que cela est charmant. Tout ce qui la retient à présent, c'est qu'elle se fait un scrupule de m'aimer sans l'aveu d'Arlequin. Ainsi, Flaminia, hùtez-vous; sera-t-il bientÎt gagné, Arlequin? Vous savez que je ne dois ni ne veux le traiter avec violence. Que dit-il? Flaminia. - A vous dire le vrai, seigneur, je le crois tout à fait amoureux de moi; mais il n'en sait rien; comme il ne m'appelle encore que sa chÚre amie, il vit sur la bonne foi de ce nom qu'il me donne, et prend toujours de l'amour à bon compte. Le Prince. - Fort bien. Flaminia. - Oh! dans la premiÚre conversation, je l'instruirai de l'état de ses petites affaires avec moi, et ce penchant qui est incognito chez lui, et que je lui ferai sentir par un autre stratagÚme, la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus, tout cela, je pense, va vous tirer d'inquiétude, et terminer mes travaux dont je sortirai, seigneur, victorieuse et vaincue. Le Prince. - Comment donc? Flaminia. - C'est une petite bagatelle qui ne mérite pas de vous ÃÂȘtre dite; c'est que j'ai pris du goût pour Arlequin, seulement pour me désennuyer dans le cours de notre intrigue. Mais retirons-nous, et rejoignez Silvia; il ne faut pas qu'Arlequin vous voie encore, et je le vois qui vient. Ils se retirent tous deux. ScÚne II Trivelin, Arlequin entre d'un air un peu sombre. Trivelin, aprÚs quelque temps. - Eh bien, que voulez-vous que je fasse de l'écritoire et du papier que vous m'avez fait prendre? Arlequin. - Donnez-vous patience, mon domestique. Trivelin. - Tant qu'il vous plaira. Arlequin. - Dites-moi, qui est-ce qui me nourrit ici? Trivelin. - C'est le Prince. Arlequin. - Par la sambille! la bonne chÚre que je fais me donne des scrupules. Trivelin. - D'oÃÂč vient donc? Arlequin. - Mardi, j'ai peur d'ÃÂȘtre en pension sans le savoir. Trivelin, riant. - Ha, ha, ha, ha. Arlequin. - De quoi riez-vous, grand benÃÂȘt? Trivelin. - Je ris de votre idée, qui est plaisante. Allez, allez, seigneur Arlequin, mangez en toute sûreté de conscience, et buvez de mÃÂȘme. Arlequin. - Dame, je prends mes repas dans la bonne foi; il me serait bien rude de me voir un jour apporter le mémoire de ma dépense; mais je vous crois. Dites-moi, à présent, comment s'appelle celui qui rend compte au Prince de ses affaires? Trivelin. - Son secrétaire d'Etat, voulez-vous dire? Arlequin. - Oui; j'ai dessein de lui faire un écrit pour le prier d'avertir le Prince que je m'ennuie, et lui demander quand il veut finir avec nous; car mon pÚre est tout seul. Trivelin. - Eh bien? Arlequin. - Si on veut me garder, il faut lui envoyer une carriole afin qu'il vienne. Trivelin. - Vous n'avez qu'à parler, la carriole partira sur-le-champ. Arlequin. - Il faut, aprÚs cela, qu'on nous marie Silvia et moi, et qu'on m'ouvre la porte de la maison; car j'ai accoutumé de trotter partout, et d'avoir la clef des champs, moi. Ensuite nous tiendrons ici ménage avec l'amie Flaminia, qui ne veut pas nous quitter à cause de son affection pour nous; et si le Prince a toujours bonne envie de nous régaler, ce que je mangerai me profitera davantage. Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, il n'est pas besoin de mÃÂȘler Flaminia là -dedans. Arlequin. - Cela me plaÃt, à moi. Trivelin, d'un air mécontent. - Hum! Arlequin, le contrefaisant. - Hum! Le mauvais valet! Allons vite, tirez votre plume, et griffonnez-moi mon écriture. Trivelin, se mettant en état. - Dictez. Arlequin. - Monsieur. Trivelin. - Halte-là , dites Monseigneur. Arlequin. - Mettez les deux, afin qu'il choisisse. Trivelin. - Fort bien. Arlequin. - Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Trivelin. - Doucement. Vous devez dire Votre Grandeur saura. Arlequin. - Votre Grandeur saura. C'est donc un géant, ce secrétaire d'Etat? Trivelin. - Non, mais n'importe. Arlequin. - Quel diantre de galimatias! Qui jamais a entendu dire qu'on s'adresse à la taille d'un homme quand on a affaire à lui? Trivelin, écrivant. - Je mettrai comme il vous plaira. Vous saurez que je m'appelle Arlequin. AprÚs? Arlequin. - Que j'ai une maÃtresse qui s'appelle Silvia, bourgeoise de mon village et fille d'honneur. Trivelin, écrivant. - Courage! Arlequin. - Avec une bonne amie que j'ai faite depuis peu, qui ne saurait se passer de nous, ni nous d'elle ainsi, aussitÎt la présente reçue... Trivelin, s'arrÃÂȘtant comme affligé. - Flaminia ne saurait se passer de vous? Ahi! la plume me tombe des mains. Arlequin. - Oh, oh! que signifie donc cette impertinente pùmoison-là ? Trivelin. - Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle. Arlequin, tirant sa latte. - Cela est fùcheux, mon mignon; mais en attendant qu'elle en soit informée, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle. Trivelin. - Des remerciements à coups de bùton! je ne suis pas friand de ces compliments-là . Eh que vous importe que je l'aime? Vous n'avez que de l'amitié pour elle, et l'amitié ne rend point jaloux. Arlequin. - Vous vous trompez, mon amitié fait tout comme l'amour, en voilà des preuves. Il le bat. Trivelin s'enfuit en disant. - Oh! diable soit de l'amitié! ScÚne III Flaminia arrive, Trivelin sort. Flaminia, à Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Qu'avez-vous, Arlequin? Arlequin. - Bonjour, ma mie; c'est ce faquin qui dit qu'il vous aime depuis deux ans. Flaminia. - Cela se peut bien. Arlequin. - Et vous, ma mie, que dites-vous de cela? Que c'est tant pis pour lui. Arlequin. - Tout de bon? Flaminia. - Sans doute mais est-ce que vous seriez fùché que l'on m'aimùt? Arlequin. - Hélas! vous ÃÂȘtes votre maÃtresse mais si vous aviez un amant, vous l'aimeriez peut-ÃÂȘtre; cela gùterait la bonne amitié que vous me portez, et vous m'en feriez ma part plus petite Oh! de cette part-là , je n'en voudrais rien perdre. Flaminia, d'un air doux. - Arlequin, savez-vous bien que vous ne ménagez pas mon coeur? Arlequin. - Moi! eh, quel mal lui fais-je donc? Flaminia. - Si vous continuez de me parler toujours de mÃÂȘme, je ne saura plus bientÎt de quelle espÚce seront mes sentiments pour vous en vérité je n'ose m'examiner là -dessus, j'ai peur de trouver plus que je ne veux. Arlequin. - C'est bien fait, n'examinez jamais, Flaminia, cela sera ce que cela pourra; au reste, croyez-moi, ne prenez point d'amant j'ai une maÃtresse, je la garde; si je n'en avais point, je n'en chercherais pas. Qu'en ferais-je avec vous? elle m'ennuierait. Flaminia. - Elle vous ennuierait! Le moyen, aprÚs tout ce que vous dites, de rester votre amie? Arlequin. - Eh! que serez-vous donc? Flaminia. - Ne me le demandez pas, je n'en veux rien savoir; ce qui est de sûr, c'est que dans le monde je n'aime rien plus que vous. Vous n'en pouvez pas dire autant; Silvia va devant moi, comme de raison. Arlequin. - Chut vous allez de compagnie ensemble. Flaminia. - Je vais vous l'envoyer si je la trouve, Silvia; en serez-vous bien aise? Arlequin. - Comme vous voudrez mais il ne faut pas l'envoyer, il faut venir toutes deux. Flaminia. - Je ne pourrai pas; car le Prince m'a mandée, et je vais voir ce qu'il me veut. Adieu, Arlequin, je serai bientÎt de retour. En sortant, elle sourit à celui qui entre. ScÚne IV Arlequin, Le Seigneur du deuxiÚme acte entre avec des lettres de noblesse. Arlequin, le voyant. - Voilà mon homme de tantÎt; ma foi, Monsieur le médisant, car je ne sais point votre autre nom, je n'ai rien dit de vous au Prince, par la raison que je ne l'ai point vu. Le Seigneur. - Je vous suis obligé de votre bonne volonté, seigneur Arlequin mais je suis sorti d'embarras et rentré dans les bonnes grùces du Prince, sur l'assurance que je lui ai donnée que vous lui parleriez pour moi j'espÚre qu'à votre tour vous me tiendrez parole. Arlequin. - Oh! quoique je paraisse un innocent, je suis homme d'honneur. Le Seigneur. - De grùce, ne vous ressouvenez plus de rien, et réconciliez-vous avec moi, en faveur du présent que je vous apporte de la part du Prince; c'est de tous les présents le plus grand qu'on puisse vous faire. Arlequin. - Est-ce Silvia que vous m'apportez? Le Seigneur. - Non, le présent dont il s'agit est dans ma poche; ce sont des lettres de noblesse dont le Prince vous gratifie comme parent de Silvia, car on dit que vous l'ÃÂȘtes un peu. Arlequin. - Pas un brin, remportez cela, car si je le prenais, ce serait friponner la gratification. Le Seigneur. - Acceptez toujours, qu'importe? Vous ferez plaisir au Prince; refuseriez-vous ce qui fait l'ambition de tous les gens de coeur? Arlequin. - J'ai pourtant bon coeur aussi; pour de l'ambition, j'en ai bien entendu parler, mais je ne l'ai jamais vue, et j'en ai peut-ÃÂȘtre sans le savoir. Le Seigneur. - Si vous n'en avez pas, cela vous en donnera. Arlequin. - Qu'est-ce que c'est donc? Le Seigneur, à part les premiers mots. - En voilà bien d'un autre! L'ambition, c'est un noble orgueil de s'élever. Arlequin. - Un orgueil qui est noble! donnez-vous comme cela de jolis noms à toutes les sottises, vous autres? Le Seigneur. - Vous ne comprenez pas; cet orgueil ne signifie là qu'un désir de gloire. Arlequin. - Par ma foi, sa signification ne vaut pas mieux que lui, c'est bonnet blanc, et blanc bonnet. Le Seigneur. - Prenez, vous dis-je ne serez-vous pas bien aise d'ÃÂȘtre gentilhomme? Arlequin. - Eh! je n'en serais ni bien aise ni fùché; c'est suivant la fantaisie qu'on a. Le Seigneur. - Vous y trouverez de l'avantage, vous en serez plus respecté et plus craint de vos voisins. Arlequin. - J'ai opinion que cela les empÃÂȘcherait de m'aimer de bon coeur; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage; je ne saurais faire tant de choses à la fois. Le Seigneur. - Vous m'étonnez. Arlequin. - Voilà comme je suis bùti; d'ailleurs voyez-vous, je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal à personne mais quand je voudrais nuire, je n'en ai pas le pouvoir. Eh bien, si j'avais ce pouvoir, si j'étais noble, diable emporte si je voudrais gager d'ÃÂȘtre toujours brave homme je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n'épargne pas les coups de bùton à cause qu'on n'oserait lui rendre. Le Seigneur. - Et si on vous donnait ces coups de bùton, ne souhaiteriez-vous pas ÃÂȘtre en état de les rendre? Arlequin. - Pour cela, je voudrais payer cette dette-là sur-le-champ. Le Seigneur. - Oh! comme les hommes sont quelquefois méchants, mettez-vous en état de faire du mal, seulement afin qu'on n'ose pas vous en faire, et pour cet effet prenez vos lettres de noblesse. Arlequin prend les lettres. - TÃÂȘtubleu, vous avez raison, je ne suis qu'une bÃÂȘte allons, me voilà noble, je garde le parchemin, je ne crains plus que les rats, qui pourraient bien gruger ma noblesse; mais j'y mettrai bon ordre. Je vous remercie, et le Prince aussi; car il est bien obligeant dans le fond. Le Seigneur. - Je suis charmé de vous voir content; adieu. Arlequin. - Je suis votre serviteur. Quand le Seigneur a fait dix ou douze pas, Arlequin le rappelle. Monsieur! Monsieur! Le Seigneur. - Que me voulez-vous? Arlequin. - Ma noblesse m'oblige-t-elle à rien? car il faut faire son devoir dans une charge. Le Seigneur. - Elle oblige à ÃÂȘtre honnÃÂȘte homme. Arlequin, trÚs sérieusement. - Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi? Le Seigneur. - N'y songez plus, un gentilhomme doit ÃÂȘtre généreux. Arlequin. - Généreux et honnÃÂȘte homme! Vertuchoux, ces devoirs-là sont bons! je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s'en acquitte pas, est-on encore gentilhomme? Le Seigneur. - Nullement. Arlequin. - Diantre! il y a donc bien des nobles qui payent la taille? Le Seigneur. - Je n'en sais pas le nombre. Arlequin. - Est-ce là tout? N'y a-t-il plus d'autre devoir? Le Seigneur. - Non; cependant, vous qui, suivant toute apparence, serez favori du Prince, vous aurez un devoir de plus ce sera de mériter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possibles. A l'égard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l'honneur plus que la vie, et vous serez dans l'ordre. Arlequin. - Tout doucement ces derniÚres obligations-là ne me plaisent pas tant que les autres. PremiÚrement, il est bon d'expliquer ce que c'est que cet honneur qu'on doit aimer plus que la vie. Malapeste, quel honneur! Le Seigneur. - Vous approuverez ce que cela veut dire; c'est qu'il faut se venger d'une injure, ou périr plutÎt que de la souffrir. Arlequin. - Tout ce que vous m'avez dit n'est donc qu'un coq-à -l'ùne; car si je suis obligé d'ÃÂȘtre généreux, il faut que je pardonne aux gens; si je suis obligé d'ÃÂȘtre méchant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre? Le Seigneur. - Vous serez généreux et bon, quand on ne vous insultera pas. Arlequin. - Je vous entends, il m'est défendu d'ÃÂȘtre meilleur que les autres; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur? Par la mardi! la méchanceté n'est pas rare; ce n'était pas la peine de la recommander tant. Voilà une vilaine invention! Tenez, accommodons-nous plutÎt; quand on me dira une grosse injure, j'en répondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise à ce prix-là ? dites-moi votre dernier mot. Le Seigneur. - Une injure répondue à une injure ne suffit point; cela ne peut se laver, s'effacer que par le sang de votre ennemi ou le vÎtre. Arlequin. - Que la tache y reste; vous parlez du sang comme si c'était de l'eau de la riviÚre. Je vous rends votre paquet de noblesse, mon honneur n'est pas fait pour ÃÂȘtre noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour. Le Seigneur. - Vous n'y songez pas. Arlequin. - Sans compliment, reprenez votre affaire. Le Seigneur. - Gardez-la toujours, vous vous ajusterez avec le Prince, on n'y regardera pas de si prÚs avec vous. Arlequin, les reprenant. - Il faudra donc qu'il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi. Le Seigneur. - A la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre serviteur. Arlequin. - Et moi le vÎtre. ScÚne V Le Prince arrive, Arlequin Arlequin, le voyant. - Qui diantre vient encore me rendre visite? Ah! c'est celui-là qui est cause qu'on m'a pris Silvia! Vous voilà donc, Monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maÃtresse des gens est belle; ce qui fait qu'on m'a escamoté la mienne. Le Prince. - Point d'injure, Arlequin. Arlequin. - Etes-vous gentilhomme, vous? Le Prince. - Assurément. Arlequin. - Mardi, vous ÃÂȘtes bienheureux; sans cela je vous dirais de bon coeur ce que vous méritez mais votre honneur voudrait peut-ÃÂȘtre faire son devoir, et aprÚs cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi. Le Prince. - Calmez-vous, je vous prie, Arlequin, le Prince m'a donné ordre de vous entretenir. Arlequin. - Parlez, il vous est libre mais je n'ai pas ordre de vous écouter, moi. Le Prince. - Eh bien, prends un esprit plus doux, connais-moi, puisqu'il le faut. C'est ton prince lui-mÃÂȘme qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l'as cru jusqu'ici aussi bien que Silvia. Arlequin. - Votre foi? Le Prince. - Tu dois m'en croire. Arlequin, humblement. - Excusez, Monseigneur, c'est donc moi qui suis un sot d'avoir été un impertinent avec vous? Le Prince. - Je te pardonne volontiers. Arlequin, tristement. - Puisque vous n'avez pas de rancune contre moi, ne permettez que j'en aie contre vous; je ne suis pas digne d'ÃÂȘtre fùché contre un prince, je suis trop petit pour cela si vous m'affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c'est tout; cela doit faire compassion à votre puissance, vous ne voudriez pas avoir une principauté pour le contentement de vous tout seul. Le Prince. - Tu te plains donc bien de moi, Arlequin? Arlequin. - Que voulez-vous, Monseigneur, j'ai une fille qui m'aime; vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant vous m'Îtez la mienne. Prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard; vous qui ÃÂȘtes riche de plus de mille écus, vous vous jetez sur ma pauvreté et vous m'arrachez mon liard; cela n'est-il pas bien triste? Le Prince, à part. - Il a raison, et ses plaintes me touchent. Arlequin. - Je sais bien que vous ÃÂȘtes un bon prince, tout le monde le dit dans le pays, il n'y aura que moi qui n'aurai pas le plaisir de le dire comme les autres. Le Prince. - Je te prive de Silvia, il est vrai mais demande-moi ce que tu voudras, je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j'aime. Arlequin. - Ne parlons point de ce marché-là , vous gagneriez trop sur moi; disons en conscience si un autre que vous me l'avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre? Eh bien, personne ne me l'a prise que vous; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde. Le Prince. - Que lui répondre? Arlequin. - Allons, Monseigneur, dites-vous comme cela Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme parce que j'ai le pouvoir de le garder? N'est-ce pas à moi à ÃÂȘtre son protecteur, puisque je suis son maÃtre? S'en ira-t-il sans avoir justice? n'en aurais-je pas du regret? Qui est-ce qui fera mon office de prince, si je ne le fais pas? J'ordonne donc que je lui rendrai Silvia. Le Prince. - Ne changeras-tu jamais de langage? Regarde comme j'en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer, et garder Silvia sans t'écouter; cependant, malgré l'inclination que j'ai pour elle, malgré ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m'intéresse à ta douleur, je cherche à la calmer par mes faveurs, je descends jusqu'à te prier de me céder Silvia de bonne volonté; tout le monde t'y exhorte, tout le monde te blùme, et te donne un exemple de l'ardeur qu'on a de me plaire, tu es le seul qui résiste; tu dis que je suis ton prince marque-le-moi donc par un peu de docilité. Arlequin, toujours triste. - Eh! Monseigneur, ne vous fiez pas à ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant; et puis vous avez beau ÃÂȘtre bon, vous avez beau ÃÂȘtre brave homme, c'est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit; sans ces gens-là , vous ne me chercheriez point chicane, vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je vous représente mon bon droit allez, vous ÃÂȘtes mon prince, et je vous aime bien; mais je suis votre sujet, et cela mérite quelque chose. Le Prince. - Va, tu me désespÚres. Arlequin. - Que je suis à plaindre! Le Prince. - Faudra-t-il donc que je renonce à Silvia? Le moyen d'en ÃÂȘtre jamais aimé, si tu ne veux pas m'aider? Arlequin, je t'ai causé du chagrin, mais celui que tu me laisses est plus cruel que le tien. Arlequin. - Prenez quelque consolation, Monseigneur, promenez-vous, voyagez quelque part, votre douleur se passera dans les chemins. Le Prince. - Non, mon enfant, j'espérais quelque chose de ton coeur pour moi, je t'aurais eu plus d'obligation que je n'en aurai jamais à personne mais tu me fais tout le mal qu'on peut me faire; va, n'importe, mes bienfaits t'étaient réservés, et ta dureté n'empÃÂȘchera pas que tu n'en jouisses. Arlequin. - Ahi! qu'on a de mal dans la vie! Le Prince. - Il est vrai que j'ai tort à ton égard; je me reproche l'action que j'ai faite, c'est une injustice mais tu n'en es que trop vengé. Arlequin. - Il faut que je m'en aille, vous ÃÂȘtes trop fùché d'avoir tort, j'aurais peur de vous donner raison. Le Prince. - Non, il est juste que tu sois content; tu souhaites que je te rende justice; sois heureux aux dépens de tout mon repos. Arlequin. - Vous avez tant de charité pour moi, n'en aurais-je donc pas pour vous? Le Prince, triste. - Ne t'embarrasse pas de moi. Arlequin. - Que j'ai de souci! le voilà désolé. Le Prince, en caressant Arlequin. - Je te sais bon gré de la sensibilité oÃÂč je te vois. Adieu, Arlequin, je t'estime malgré tes refus. Arlequin laisse faire un ou deux pas au Prince. - Monseigneur! Le Prince. - Que me veux-tu? me demandes-tu quelque grùce? Arlequin. - Non, je ne suis qu'en peine de savoir si je vous accorderai celle que vous voulez. Le Prince. - Il faut avouer que tu as le coeur excellent! Arlequin. - Et vous aussi, voilà ce qui m'Îte le courage hélas! que les bonnes gens sont faibles! Le Prince. - J'admire tes sentiments. Arlequin. - Je le crois bien; je ne vous promets pourtant rien, il y a trop d'embarras dans ma volonté mais à tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori? Le Prince. - Et qui le serait donc? Arlequin. - C'est qu'on m'a dit que vous aviez coutume d'ÃÂȘtre flatté; moi, j'ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-là ne s'accorde pas avec une mauvaise; jamais votre amitié ne sera assez forte pour endurer la mienne. Le Prince. - Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me réponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu'une chose à te dire, Arlequin souviens-toi que je t'aime; c'est tout ce que je te recommande. Arlequin. - Flaminia sera-t-elle sa maÃtresse? Le Prince. - Ah ne me parle point de Flaminia; tu n'étais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle. Il s'en va. Arlequin. - Point du tout; c'est la meilleure fille du monde, vous ne devez point lui vouloir de mal. ScÚne VI Arlequin, seul. Arlequin. - Apparemment que mon coquin de valet aura médit de ma bonne amie; par la mardi, il faut que j'aille voir oÃÂč elle est. Mais moi, que ferai-je à cette heure? Est-ce que je quitterai Silvia là ? cela se pourra-t-il? y aura-t-il moyen? ma foi non, non assurément. J'ai un peu fait le nigaud avec le Prince, parce que je suis tendre à la peine d'autrui; mais le Prince est tendre aussi lui, et il ne dira mot. ScÚne VII Flaminia arrive d'un air triste; Arlequin Arlequin. - Bonjour, Flaminia, j'allais vous chercher. Flaminia, en soupirant. - Adieu, Arlequin. Arlequin. - Qu'est-ce que cela veut dire, adieu? Flaminia. - Trivelin nous a trahis; le Prince a su l'intelligence qui est entre nous; il vient de m'ordonner de sortir d'ici, et m'a défendu de vous voir jamais. Malgré cela, je n'ai pu m'empÃÂȘcher de venir vous parler encore une fois; ensuite j'irai oÃÂč je pourrai pour éviter sa colÚre. Arlequin, étonné et déconcerté. - Ah me voilà un joli garçon à présent! Flaminia. - Je suis au désespoir, moi! me voir séparée pour jamais d'avec vous, de tout ce que j'avais de plus cher au monde! Le temps me presse, je suis forcée de vous quitter mais avant que de partir, il faut que je vous ouvre mon coeur. Arlequin, en reprenant son haleine. - Ahi, qu'est-ce, ma mie? qu'a-t-il, ce cher coeur? Flaminia. - Ce n'est point de l'amitié que j'avais pour vous, Arlequin, je m'étais trompée. Arlequin, d'un ton essoufflé - C'est donc de l'amour? Flaminia. - Et du plus tendre. Adieu. Arlequin, la retenant. - Attendez... Je me suis peut-ÃÂȘtre trompé, moi aussi, sur mon compte. Flaminia. - Comment, vous vous seriez mépris? vous m'aimeriez, et nous ne nous verrons plus? Arlequin, ne m'en dites pas davantage, je m'enfuis. Elle fait un ou deux pas. Arlequin. - Restez. Flaminia. - Laissez-moi aller, que ferons-nous? Arlequin. - Parlons raison. Flaminia. - Que vous dirai-je? Arlequin. - C'est que mon amitié est aussi loin que la vÎtre; elle est partie voilà que je vous aime, cela est décidé, et je n'y comprends rien. Ouf! Flaminia. - Quelle aventure! Arlequin. - Je ne suis point marié, par bonheur. Flaminia. - Il est vrai. Arlequin. - Silvia se mariera avec le Prince, et il sera content. Flaminia. - Je n'en doute point. Arlequin. - Ensuite, puisque notre coeur s'est mécompté et que nous nous aimons par mégarde, nous prendrons patience et nous nous accommoderons à l'avenant. Flaminia, d'un ton doux. - J'entends bien, vous voulez dire que nous nous marierons ensemble. Arlequin. - Vraiment oui; est-ce ma faute, à moi? Pourquoi ne m'avertissiez-vous pas que vous m'attraperiez et que vous seriez ma maÃtresse? Flaminia. - M'avez-vous avertie que vous deviendriez mon amant? Arlequin. - Morbleu! le devinais-je? Flaminia. - Vous étiez assez aimable pour le deviner. Arlequin. - Ne nous reprochons rien; s'il ne tient qu'à ÃÂȘtre aimable, vous avez plus de tort que moi. Flaminia. - Epousez-moi, j'y consens mais il n'y a point de temps à perdre, et je crains qu'on ne vienne m'ordonner de sortir. Arlequin, en soupirant. - Ah! je pars pour parler au Prince; ne dites pas à Silvia que je vous aime, elle croirait que je suis dans mon tort, et vous savez que je suis innocent; je ne ferai semblant de rien avec elle, je lui dirai que c'est pour sa fortune que je la laisse là . Flaminia. - Fort bien; j'allais vous le conseiller. Arlequin. - Attendez, et donnez-moi votre main que je la baise... AprÚs avoir baisé sa main. Qui est-ce qui aurait cru que j'y prendrais tant de plaisir? Cela me confond. ScÚne VIII Flaminia, Silvia Flaminia. - En vérité, le Prince a raison; ces petites personnes-là font l'amour d'une maniÚre à ne pouvoir y résister. Voici l'autre. A quoi rÃÂȘvez-vous, belle Silvia? Silvia. - Je rÃÂȘve à moi, et je n'y entends rien. Flaminia. - Que trouvez-vous donc en vous de si incompréhensible? Silvia. - Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s'est passé. Flaminia. - Vous n'ÃÂȘtes guÚre vindicative. Silvia. - J'aimais Arlequin, n'est-ce pas? Flaminia. - Il me le semblait. Silvia. - Eh bien, je crois que je ne l'aime plus. Flaminia. - Ce n'est pas un si grand malheur. Silvia. - Quand ce serait un malheur, qu'y ferais-je? Lorsque je l'ai aimé, c'était un amour qui m'était venu; à cette heure que je ne l'aime plus, c'est un amour qui s'en est allé; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de mÃÂȘme, je ne crois pas ÃÂȘtre blùmable. Flaminia, les premiers mots à part. - Rions un moment. Je le pense à peu prÚs de mÃÂȘme. Silvia, vivement. - Qu'appelez-vous à peu prÚs? Il faut le penser tout à fait comme moi, parce que cela est voilà de mes gens qui disent tantÎt oui, tantÎt non. Flaminia. - Sur quoi vous emportez-vous donc? Silvia. - Je m'emporte à propos; je vous consulte bonnement, et vous allez me répondre des à peu prÚs qui me chicanent. Flaminia. - Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n'ÃÂȘtes que louable? Mais n'est-ce pas cet officier que vous aimez? Silvia. - Eh, qui donc? Pourtant je n'y consens pas encore, à l'aimer mais à la fin il faudra bien y venir; car dire toujours non à un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu'on lui fait, dame, cela lasse; il vaut mieux ne lui en plus faire. Flaminia. - Oh! vous allez le charmer; il mourra de joie. Silvia. - Il mourrait de tristesse, et c'est encore pis. Flaminia. - Il n'y a pas de comparaison. Silvia. - Je l'attends; nous avons été plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour ÃÂȘtre avec moi quand le Prince me parlera. Cependant j'ai peur qu'Arlequin ne s'afflige trop, qu'en dites-vous? Mais ne me rendez pas scrupuleuse. Flaminia. - Ne vous inquiétez pas, on trouvera aisément moyen de l'apaiser. Silvia, avec un petit air d'inquiétude. - De l'apaiser! Diantre, il est donc bien facile de m'oublier, à ce compte? Est-ce qu'il a fait quelque maÃtresse ici? Flaminia. - Lui, vous oublier! J'aurais donc perdu l'esprit si je vous le disais; vous serez trop heureuse s'il ne se désespÚre pas. Silvia. - Vous avez bien affaire de me dire cela; vous ÃÂȘtes cause que je redeviens incertaine, avec votre désespoir. Flaminia. - Et s'il ne vous aime plus, que diriez-vous? Silvia. - S'il ne m'aime plus, vous n'avez qu'à garder votre nouvelle. Flaminia. - Eh bien, il vous aime encore, et vous en ÃÂȘtes fùchée; que vous faut-il donc? Silvia. - Hom! vous qui riez, je voudrais bien vous voir à ma place. Flaminia. - Votre amant vous cherche; croyez-moi, finissez avec lui sans vous inquiéter du reste. ScÚne IX Silvia, Le Prince Le Prince. - Eh quoi! Silvia, vous ne me regardez pas? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde; j'ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun. Bon, importun! je parlais de lui tout à l'heure. Le Prince. - Vous parliez de moi? et qu'en disiez-vous, belle Silvia? Silvia. - Oh je disais bien des choses; je disais que vous ne saviez pas encore ce que je pensais. Le Prince. - Je sais que vous ÃÂȘtes résolue à me refuser votre coeur, et c'est là savoir ce que vous pensez. Silvia. - Hom, vous n'ÃÂȘtes pas si savant que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites-moi, vous ÃÂȘtes un honnÃÂȘte homme, et je suis sûre que vous me direz la vérité vous savez comme je suis avec Arlequin; à présent, prenez que j'aie envie de vous aimer si je contentais mon envie, ferais-je bien? ferais-je mal? Là , conseillez-moi dans la bonne foi. Le Prince. - Comme on n'est pas le maÃtre de son coeur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire; voilà mon sentiment. Silvia. - Me parlez-vous en ami? Le Prince. - Oui, Silvia, en homme sincÚre. Silvia. - C'est mon avis aussi; j'ai décidé de mÃÂȘme, et je crois que nous avons raison tous deux; ainsi je vous aimerai, s'il me plaÃt, sans qu'il y ait le petit mot à dire. Le Prince. - Je n'y gagne rien, car il ne vous plaÃt point. Silvia. - Ne vous mÃÂȘlez point de deviner, car je n'ai point de foi à vous. Mais enfin ce prince, puisqu'il faut que je le voie, quand viendra-t-il? S'il veut, je l'en quitte. Le Prince. - Il ne viendra que trop tÎt pour moi; lorsque vous le connaÃtrez, vous ne voudrez peut-ÃÂȘtre plus de moi. Silvia. - Courage, vous voilà dans la crainte à cette heure; je crois qu'il a juré de n'avoir jamais un moment de bon temps. Le Prince. - Je vous avoue que j'ai peur. Silvia. - Quel homme! il faut bien que je lui remette l'esprit. Ne tremblez plus, je n'aimerai jamais le Prince, je vous en fais un serment par... Le Prince. - ArrÃÂȘtez, Silvia, n'achevez pas votre serment, je vous en conjure. Silvia. - Vous m'empÃÂȘchez de jurer cela est joli! j'en suis bien aise. Le Prince. - Voulez-vous que je vous laisse jurer contre moi? Silvia. - Contre vous! est-ce que vous ÃÂȘtes le Prince? Le Prince. - Oui, Silvia; je vous ai jusqu'ici caché mon rang, pour essayer de ne devoir votre tendresse qu'à la mienne je ne voulais rien perdre du plaisir qu'elle pouvait me faire. A présent que vous me connaissez, vous ÃÂȘtes libre d'accepter ma main et mon coeur, ou de refuser l'un et l'autre. Parlez, Silvia. Silvia. - Ah, mon cher Prince! j'allais faire un beau serment; si vous avez cherché le plaisir d'ÃÂȘtre aimé de moi, vous avez bien trouvé ce que vous cherchiez; vous savez que je dis la vérité, voilà ce qui m'en plaÃt. Le Prince. - Notre union est donc assurée. ScÚne X et derniÚre Arlequin, Flaminia, Silvia, Le Prince Arlequin. - J'ai tout entendu, Silvia. Silvia. - Eh bien, Arlequin, je n'aurai donc pas la peine de vous le dire; consolez-vous comme vous pourrez de vous-mÃÂȘme; le Prince vous parlera, j'ai le coeur tout entrepris voyez, accommodez-vous, il n'y a plus de raison à moi, c'est la vérité. Qu'est-ce que vous me diriez? que je vous quitte. Qu'est-ce que je vous répondrais? que je le sais bien. Prenez que vous l'avez dit, prenez que j'ai répondu, laissez-moi aprÚs, et voilà qui sera fini. Le Prince. - Flaminia, c'est à vous que je remets Arlequin; je l'estime et je vais le combler de biens. Toi, Arlequin, accepte de ma main Flaminia pour épouse, et sois pour jamais assuré de la bienveillance de ton prince. Belle Silvia, souffrez que des fÃÂȘtes qui vous sont préparées annoncent ma joie à des sujets dont vous allez ÃÂȘtre la souveraine. Arlequin. - A présent, je me moque du tour que notre amitié nous a joué; patience, tantÎt nous lui en jouerons d'un autre. Le Prince travesti Acteurs Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la premiÚre fois le 5 février 1724 par les comédiens italiens Acteurs La Princesse de Barcelone. Le Prince de Léon, sous le nom de Lélio. Frédéric, ministre de la Princesse. Arlequin, valet de Lélio. Lisette, maÃtresse d'Arlequin. Le Roi de Castille, sous le nom d'ambassadeur. Un garde de la Princesse. Femmes de la Princesse. La scÚne est à Barcelone. Acte premier ScÚne premiÚre La Princesse et sa suite, Hortense La scÚne représente une salle oÃÂč la Princesse entre rÃÂȘveuse, accompagnée de quelques femmes qui s'arrÃÂȘtent au milieu du théùtre. La Princesse, se retournant vers ses femmes. - Hortense ne vient point, qu'on aille lui dire encore que je l'attends avec impatience. Hortense entre. Je vous demandais, Hortense. Hortense. - Vous me paraissez bien agitée, Madame. La Princesse, à ses femmes. - Laissez-nous. ScÚne II La Princesse, Hortense La Princesse. - Ma chÚre Hortense, depuis un an que vous ÃÂȘtes absente, il m'est arrivé une grande aventure. Hortense. - Hier au soir en arrivant, quand j'eus l'honneur de vous revoir, vous me parûtes aussi tranquille que vous l'étiez avant mon départ. La Princesse. - Cela est bien différent, et je vous parus hier ce que je n'étais pas; mais nous avions des témoins, et d'ailleurs vous aviez besoin de repos. Hortense. - Que vous est-il donc arrivé, Madame? Car je compte que mon absence n'aura rien diminué des bontés et de la confiance que vous aviez pour moi. La Princesse. - Non, sans doute. Le sang nous unit; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chÚre; mais j'ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses. Hortense. - Moi, Madame, les condamner! Eh n'est-ce pas un défaut que de n'avoir point de faiblesse? Que ferions-nous d'une personne parfaite? A quoi nous serait-elle bonne? Entendrait-elle quelque chose à nous, à notre coeur, à ses petits besoins? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements? Croyez-moi Madame; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitié raison et moitié folie, pour lier commerce; avec cela vous nous ressemblerez un peu; car pour nous ressembler tout à fait, il ne faudrait presque que de la folie; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiétude? La Princesse. - J'aime, voilà ma peine. Hortense. - Que ne dites-vous J'aime, voilà mon plaisir? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites. La Princesse. - Non, je vous assure; elle m'embarrasse beaucoup. Hortense. - Mais vous ÃÂȘtes aimée, sans doute? La Princesse. - Je crois voir qu'on n'est pas ingrat. Hortense. - Comment, vous croyez voir! Celui qui vous aime met-il son amour en énigme? Oh! Madame, il faut que l'amour parle bien clairement et qu'il répÚte toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez. La Princesse. - Je rÚgne; celui dont il s'agit ne pense pas sans doute qu'il lui soit permis de s'expliquer autrement que par ses respects. Hortense. - Eh bien! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample? Car qu'est-ce que c'est que du respect? L'amour est bien enveloppé là -dedans. Sans lui dire précisément Expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l'on veut? La Princesse. - Je n'ose, Hortense, un reste de fierté me retient. Hortense. - Il faudra pourtant bien que ce reste-là s'en aille avec le reste, si vous voulez vous éclaircir. Mais quelle est la personne en question? La Princesse. - Vous avez entendu parler de Lélio? Hortense. - Oui, comme d'un illustre étranger qui, ayant rencontré notre armée, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et à qui nous dûmes le gain de la derniÚre bataille. La Princesse. - Celui qui commandait l'armée l'engagea par mon ordre à venir ici; depuis qu'il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m'ont pas été moins avantageux que sa valeur; c'est d'ailleurs l'ùme la plus généreuse... Hortense. - Est-il jeune? La Princesse. - Il est dans la fleur de son ùge. Hortense. - De bonne mine? La Princesse. - Il me le paraÃt. Hortense. - Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, cet homme-là vous a donné son coeur; vous lui avez rendu le vÎtre en revanche, c'est coeur pour coeur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait là un fort bon marché. Comptons; dans cet homme-là vous avez d'abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un général d'armée, ensuite un mari, s'il le faut, et le tout pour vous; voilà donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame; ce calcul-là mérite attention. La Princesse. - Vous ÃÂȘtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j'épouse, savez-vous qu'il n'est, à ce qu'il dit, qu'un simple gentilhomme, et qu'il me faut un prince? Il est vrai que dans nos Etats le privilÚge des princesses qui rÚgnent est d'épouser qui elles veulent; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilÚges. Hortense. - Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mérite de l'ÃÂȘtre, c'est la mÃÂȘme chose; un peu d'attention, s'il vous plaÃt. Jeune, aimable, vaillant, généreux et sage, Madame, avec cela, fût-il né dans une chaumiÚre, sa naissance est royale, et voilà mon Prince; je vous défie d'en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sérieusement; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maÃtres; donnez à vos sujets un souverain vertueux; ils se consoleront avec sa vertu du défaut de sa naissance. La Princesse. - Vous avez raison, et vous m'encouragez; mais, ma chÚre Hortense, il vient d'arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maÃtre; aurais-je bonne grùce de refuser un prince pour n'épouser qu'un particulier? Hortense. - Si vous aurez bonne grùce? Eh! qui en empÃÂȘchera? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grùce? La Princesse. - Eh bien! Hortense, je vous en croirai; mais j'attends un service de vous. Je ne saurais me résoudre à montrer clairement mes dispositions à Lélio; souffrez que je vous charge de ce soin-là , et acquittez-vous-en adroitement dÚs que vous le verrez. Hortense. - Avec plaisir, Madame; car j'aime à faire de bonnes actions. A la charge que, quand vous aurez épousé cet honnÃÂȘte homme-là , il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-mÃÂȘme, et qui dira précisément "Ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple; la Princesse craignait de n'avoir pas bonne grùce en épousant Lélio; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eût peut-ÃÂȘtre privé la république de cette longue suite de bons princes qui ressemblÚrent à leur pÚre." Voilà ce qu'il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aïeule d'heureuse mémoire. La Princesse. - Quel fonds de gaieté!... Mais, ma chÚre Hortense, vous parlez de vos descendants; vous n'avez été qu'un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissé d'enfants, et toute jeune que vous ÃÂȘtes, vous ne voulez pas vous remarier; oÃÂč prendrez-vous votre postérité? Hortense. - Cela est vrai, je n'y songeais pas, et voilà tout d'un coup ma postérité anéantie... Mais trouvez-moi quelqu'un qui ait à peu prÚs le mérite de Lélio, et le goût du mariage me reviendra peut-ÃÂȘtre; car je l'ai tout à fait perdu, et je n'ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m'épousùt, il n'y avait amour ancien ni moderne qui pût figurer auprÚs du sien. Les autres amants auprÚs de lui rampaient comme de mauvaises copies d'un excellent original, c'était une chose admirable, c'était une passion formée de tout ce qu'on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, délicatesses, douce impatience, et le tout ensemble; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d'oeil un peu froid; m'adorant aujourd'hui, m'idolùtrant demain; plus qu'idolùtre ensuite, se livrant à des hommages toujours nouveaux; enfin, si l'on avait partagé sa passion entre un million de coeurs, la part de chacun d'eux aurait été fort raisonnable. J'étais enchantée. Deux siÚcles, si nous les passions ensemble, n'épuiseraient pas cette tendresse-là , disais-je en moi-mÃÂȘme; en voilà pour plus que je n'en userai. Je ne craignais qu'une chose, c'est qu'il ne mourût de tant d'amour avant que d'arriver au jour de notre union. Quand nous fûmes mariés, j'eus peur qu'il n'expirùt de joie. Hélas! Madame, il ne mourut ni avant ni aprÚs, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente; le second elle devint plus calme, à l'aide d'une de mes femmes qu'il trouva jolie; le troisiÚme elle baissa à vue d'oeil, et le quatriÚme il n'y en avait plus. Ah! c'était un triste personnage aprÚs cela que le mien. La Princesse. - J'avoue que cela est affligeant. Hortense. - Affligeant, Madame, affligeant! Imaginez-vous ce que c'est que d'ÃÂȘtre humiliée, rebutée, abandonnée, et vous aurez quelque légÚre idée de tout ce qui compose la douleur d'une jeune femme alors. Etre aimée d'un homme autant que je l'étais, c'est faire son bonheur et ses délices; c'est ÃÂȘtre l'objet de toutes ses complaisances, c'est régner sur lui, disposer de son ùme; c'est voir sa vie consacrée à vos désirs, à vos caprices, c'est passer la vÎtre dans la flatteuse conviction de vos charmes; c'est voir sans cesse qu'on est aimable ah! que cela est doux à voir! le charmant point de vue pour une femme! En vérité, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien! Madame, cet homme dont vous étiez l'idole, concevez qu'il ne vous aime plus; et mettez-vous vis-à -vis de lui; la jolie figure que vous y ferez! Quel opprobre! Lui parlez-vous, toutes ses réponses sont des monosyllabes, oui, non; car le dégoût est laconique. L'approchez-vous, il fuit; vous plaignez-vous, il querelle; quelle vie! quelle chute! quelle fin tragique! Cela fait frémir l'amour-propre. Voilà pourtant mes aventures; et si je me rembarquais, j'ai du malheur, je ferais encore naufrage, à moins que de trouver un autre Lélio. La Princesse. - Vous ne tiendrez pas votre colÚre, et je chercherai de quoi vous réconcilier avec les hommes. Hortense. - Cela est inutile; je ne sache qu'un homme dans le monde qui pût me convertir là -dessus, homme que je ne connais point, que je n'ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon chùteau pour retourner dans la province dont mon mari était gouverneur, quand ma chaise fut attaquée par des voleurs qui avaient déjà fait plier le peu de gens que j'avais avec moi. L'homme dont je vous parle, accompagné de trois autres, vint à mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu'il contraignit à prendre la fuite. J'étais presque évanouie; il vint à moi, s'empressa à me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j'aie encore vu. Si je n'avais pas été mariée, je ne sais ce que mon coeur serait devenu, je ne sais pas trop mÃÂȘme ce qu'il devint alors; mais il ne s'agissait plus de cela, je priai mon libérateur de se retirer. Il insista à me suivre prÚs de deux jours; à la fin je lui marquai que cela m'embarrassait; j'ajoutai que j'allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre; mais sans le regarder il s'éloigna trÚs vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois aprÚs, et je ne sais par quelle fatalité l'homme que j'ai vu m'est toujours resté dans l'esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais; ainsi mon coeur est en sûreté. Mais qui est-ce qui vient à nous? La Princesse. - C'est un homme à Lélio. Hortense. - Il me vient une idée pour vous; ne saurait-il pas qui est son maÃtre? La Princesse. - Il n'y a pas d'apparence; car Lélio perdit ses gens à la derniÚre bataille, et il n'a que de nouveaux domestiques. Hortense. - N'importe, faisons-lui toujours quelque question. ScÚne III La Princesse, Hortense, Arlequin Arlequin arrive d'un air désoeuvré en regardant de tous cÎtés. Il voit la Princesse et Hortense, et veut s'en aller. La Princesse. - Que cherches-tu, Arlequin? ton maÃtre est-il dans le palais? Arlequin. - Madame, je supplie Votre Principauté de pardonner l'impertinence de mon étourderie; si j'avais su que votre présence eût été ici, je n'aurais pas été assez nigaud pour y venir apporter ma personne. La Princesse. - Tu n'as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maÃtre? Arlequin. - Tout juste, vous l'avez deviné, Madame. Depuis qu'il vous a parlé tantÎt, je l'ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous déplaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m'enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir; il y a ici un si grand tas de chambres, que j'y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l'argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drÎleries, de colifichets! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n'avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu'on n'ose pas le regarder; cela fait peur à un pauvre homme comme moi. Que vous ÃÂȘtes riches, vous autres Princes! et moi, qu'est-ce que je suis en comparaison de cela? Mais n'est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille? Hortense rit. Voilà votre camarade qui rit; j'aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame; je salue Votre Grandeur. La Princesse. - ArrÃÂȘte, arrÃÂȘte... Hortense. - Tu n'as point dit de sottise; au contraire, tu me parais de bonne humeur. Arlequin. - Pardi! je ris toujours; que voulez-vous? je n'ai rien à perdre. Vous vous amusez à ÃÂȘtre riches, vous autres, et moi je m'amuse à ÃÂȘtre gaillard; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde. Hortense. - Ta condition est-elle bonne? Es-tu bien avec Lélio? Arlequin. - Fort bien nous vivons ensemble de bonne amitié; je n'aime pas le bruit, ni lui non plus; je suis drÎle, et cela l'amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m'habille bien honnÃÂȘtement et de belle étoffe, comme vous voyez; me donne par-ci par-là quelques petits profits, sans ceux qu'il veut bien que je prenne, et qu'il ne sait pas; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie. La Princesse, à part. - Il est aussi babillard que joyeux. Arlequin. - Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame? Hortense. - Non, je n'en sache point de meilleure que celle de ton maÃtre; car on dit qu'il est grand seigneur. Arlequin. - Il a l'air d'un garçon de famille. Hortense. - Tu me réponds comme si tu ne savais pas qui il est. Arlequin. - Non, je n'en sais rien, de bonne vérité. Je l'ai rencontré comme il sortait d'une bataille; je lui fis un petit plaisir; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait été tué; je lui répondis Tant pis. Il me dit Tu me plais, veux-tu venir avec moi? Je lui dis Tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait; il prit encore d'autre monde; et puis le voilà qui part pour venir ici, et puis moi je pars de mÃÂȘme, et puis nous voilà en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable; car parlant par respect, j'ai été prÚs d'un mois sans pouvoir m'asseoir. Ah! les mauvaises mazettes! La Princesse, en riant. - Tu es un historien bien exact. Arlequin. - Oh! quand je compte quelque chose, je n'oublie rien; bref, tant y a que nous arrivùmes ici, mon maÃtre et moi. La Grandeur de Madame l'a trouvé brave homme, elle l'a favorisé de sa faveur; car on l'appelle favori; il n'en est pas plus impertinent qu'il l'était pour cela, ni moi non plus. Il est courtisé, et moi aussi; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santé, et me demande mon amitié; moi, je la donne à tout hasard, cela ne me coûte rien, ils en feront ce qu'ils pourront, ils n'en feront pas grand-chose. C'est un drÎle de métier que d'avoir un maÃtre ici qui a fait fortune; tous les courtisans veulent ÃÂȘtre les serviteurs de son valet. La Princesse. - Nous n'en apprendrons rien; allons-nous-en. Adieu, Arlequin. Arlequin. - Ah! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d'avoir cet adieu-là ... Quand elles sont parties. Cette Princesse est une bonne femme; elle n'a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilité. Bon! voilà mon maÃtre. ScÚne IV Lélio, Arlequin Lélio. - Qu'est-ce que tu fais ici? Arlequin. - J'y fais connaissance avec la Princesse, et j'y reçois ses compliments. Lélio. - Que veux-tu dire avec ta connaissance et tes compliments? Est-ce que tu l'as vue, la Princesse? OÃÂč est-elle? Arlequin. - Nous venons de nous quitter. Lélio. - Explique-toi donc; que t'a-t-elle dit? Arlequin. - Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s'appelaient votre pÚre et votre mÚre, de quel métier ils étaient, s'ils vivaient de leurs rentes ou de celles d'autrui. Moi, je lui ai dit Que le diable emporte celui qui les connaÃt! je ne sais pas quelle mine ils ont, s'ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs mais que vous aviez l'air d'un enfant d'honnÃÂȘtes gens. AprÚs cela elle m'a dit Je vous salue. Et moi je lui ai dit Vous me faites trop de grùces. Et puis c'est tout. Lélio, à part. - Quel galimatias! Tout ce que j'en puis comprendre, c'est que la Princesse s'est informée de lui s'il me connaissait. Enfin tu lui as donc dit que tu ne savais pas qui je suis? Arlequin. - Oui; cependant je voudrais bien le savoir; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l'un, pour attraper l'autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnÃÂȘte garçon, moi. Lélio, en riant. - Va, va, ne t'embarrasse pas, Arlequin; tu as bon maÃtre, je t'en assure. Arlequin. - Vous me payez bien, je n'ai pas besoin d'autre caution; et au cas que vous soyez quelque bohémien, pardi! au moins vous ÃÂȘtes un bohémien de bon compte. Lélio. - En voilà assez, ne sors point du respect que tu me dois. Arlequin. - Tenez, d'un autre cÎté, je m'imagine quelquefois que vous ÃÂȘtes quelque grand seigneur; car j'ai entendu dire qu'il y a eu des princes qui ont couru la prétantaine pour s'ébaudir, et peut-ÃÂȘtre que c'est un vertigo qui vous a pris aussi. Lélio, à part. - Ce benÃÂȘt-là se serait-il aperçu de ce que je suis... Et par oÃÂč juges-tu que je pourrais ÃÂȘtre un prince? Voilà une plaisante idée! Est-ce par le nombre des équipages que j'avais quand je t'ai pris? par ma magnificence? Arlequin. - Bon! belles bagatelles! tout le monde a de cela; mais, par la mardi! personne n'a si bon coeur que vous, et il m'est avis que c'est là la marque d'un prince. Lélio. - On peut avoir le coeur bon sans ÃÂȘtre prince, et pour l'avoir tel, un prince a plus à travailler qu'un autre; mais comme tu es attaché à moi, je veux bien te confier que je suis un homme de condition qui me divertis à voyager inconnu pour étudier les hommes, et voir ce qu'ils sont dans tous les Etats. Je suis jeune, c'est une étude qui me sera nécessaire un jour; voilà mon secret, mon enfant. Arlequin. - Ma foi! cette étude-là ne vous apprendra que misÚre; ce n'était pas la peine de courir la poste pour aller étudier toute cette racaille. Qu'est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes? Vous n'apprendrez rien que des pauvretés. Lélio. - C'est qu'ils ne me tromperont plus. Arlequin. - Cela vous gùtera. Lélio. - D'oÃÂč vient? Arlequin. - Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-là . En voyant tant de canailles, par dépit canaille vous deviendrez. Lélio, à part les premiers mots. - Il ne raisonne pas mal. Adieu, te voilà instruit, garde-moi le secret; je vais retrouver la Princesse. Arlequin. - De quel cÎté tournerai-je pour retrouver notre cuisine? Lélio. - Ne sais-tu pas ton chemin? Tu n'as qu'à traverser cette galerie-là . ScÚne V Lélio, seul. Lélio. - La Princesse cherche à me connaÃtre, et me confirme dans mes soupçons; les services que je lui ai rendu ont disposé son coeur à me vouloir du bien, et mes respects empressés l'ont persuadée que je l'aimais sans oser le dire. Depuis que j'ai quitté les Etats de mon pÚre, et que je voyage sous ce déguisement pour hùter l'expérience dont j'aurai besoin si je rÚgne un jour, je n'ai fait nulle part un séjour si long qu'ici; à quoi donc aboutira-t-il? Mon pÚre souhaite que je me marie, et me laisse le choix d'une épouse. Ne dois-je pas m'en tenir à cette Princesse? Elle est aimable; et si je lui plais, rien n'est plus flatteur pour moi que son inclination, car elle ne me connaÃt pas. N'en cherchons donc point d'autre qu'elle; déclarons-lui qui je suis, enlevons-la au prince de Castille, qui envoie la demander. Elle ne m'est pas indifférente; mais que je l'aimerais sans le souvenir inutile que je garde encore de cette belle personne que je sauvai des mains des voleurs! ScÚne VI Lélio, Hortense, à qui un garde dit en montrant Lélio. [Un Garde.] - Le voilà , Madame. Lélio, surpris. - Je connais cette dame-là . Hortense, étonnée. - Que vois-je? Lélio, s'approchant. - Me reconnaissez-vous, Madame? Hortense. - Je crois que oui, Monsieur. Lélio. - Me fuirez-vous encore? Hortense. - Il le faudra peut-ÃÂȘtre bien. Lélio. - Eh pourquoi donc le faudra-t-il? Vous déplais-je tant, que vous ne puissiez au moins supporter ma vue? Hortense. - Monsieur, la conversation commence d'une maniÚre qui m'embarrasse; je ne sais que vous répondre; je ne saurais vous dire que vous me plaisez. Lélio. - Non, Madame; je ne l'exige point non plus; ce bonheur-là n'est pas fait pour moi, et je ne mérite sans doute que votre indifférence. Hortense. - Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l'ÃÂȘtes trop, mais de quoi s'agit-il? Je vous estime, je vous ai une grande obligation; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons; vous n'avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse; que pourriez-vous me vouloir encore? Lélio. - Vous demander la seule consolation de vous ouvrir mon coeur. Hortense. - Oh! je vous consolerais mal; je n'ai point de talents pour ÃÂȘtre confidente. Lélio. - Vous, confidente, Madame! Ah! vous ne voulez pas m'entendre. Hortense. - Non, je suis naturelle; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empÃÂȘche point, cela est sans conséquence. Lélio. - Eh quoi! Madame, le chagrin que j'eus en vous quittant, il y a sept ou huit mois, ne vous a point appris mes sentiments? Hortense. - Le chagrin que vous eûtes en me quittant? et à propos de quoi? Qu'est-ce que c'était que votre tristesse? Rappelez-m'en le sujet, voyons, car je ne m'en souviens plus. Lélio. - Que ne m'en coûta-t-il pas pour vous quitter, vous que j'aurais voulu ne quitter jamais, et dont il faudra pourtant que je me sépare? Hortense. - Quoi! c'est là ce que vous entendiez? En vérité, je suis confuse de vous avoir demandé cette explication-là , je vous prie de croire que j'étais dans la meilleure foi du monde. Lélio. - Je vois bien que vous ne voudrez jamais en apprendre davantage. Hortense, le regardant de cÎté. - Vous ne m'avez donc point oubliée? Lélio. - Non, Madame, je ne l'ai jamais pu; et puisque je vous revois, je ne le pourrai jamais... Mais quelle était mon erreur quand je vous quittai! Je crus recevoir de vous un regard dont la douceur me pénétra; mais je vois bien que je me suis trompé. Hortense. - Je me souviens de ce regard-là , par exemple. Lélio. - Et que pensiez-vous, Madame, en me gardant ainsi? Hortense. - Je pensais apparemment que je vous devais la vie. Lélio. - c'était donc une pure reconnaissance? Hortense. - J'aurais de la peine à vous rendre compte de cela; j'étais pénétrée du service que vous m'aviez rendu, de votre générosité; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l'étais peut-ÃÂȘtre moi-mÃÂȘme; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gÃÂȘner; il y a des moments oÃÂč des regards signifient ce qu'ils peuvent, on ne répond de rien, on ne sait point trop ce qu'on y met; il y entre trop de choses, et peut-ÃÂȘtre de tout. Tout ce que je sais, c'est que je me serais bien passée de savoir votre secret. Lélio. - Eh que vous importe de le savoir, puisque j'en souffrirai tout seul? Hortense. - Tout seul! Îtez-moi donc mon coeur, Îtez-moi ma reconnaissance, Îtez-vous vous-mÃÂȘme... Que vous dirai-je? je me méfie de tout. Lélio. - Il est vrai que votre pitié m'est bien due; j'ai plus d'un chagrin; vous ne m'aimerez jamais, et vous m'avez dit que vous étiez mariée. Hortense. - Hé bien, je suis veuve; perdez du moins la moitié de vos chagrins; à l'égard de celui de n'ÃÂȘtre point aimé... Lélio. - Achevez, Madame à l'égard de celui-là ?... Hortense. - Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnée... Mais supposons que je vous aime, n'y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l'aimez, qui vous aime peut-ÃÂȘtre elle-mÃÂȘme, qui est la maÃtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi? A quoi donc mon amour aboutirait-il? Lélio. - Il n'aboutira à rien, dÚs lors qu'il n'est qu'une supposition. Hortense. - J'avais oublié que je le supposais. Lélio. - Ne deviendra-t-il jamais réel? Hortense, s'en allant. - Je ne vous dirai plus rien; vous m'avez demandé la consolation de m'ouvrir votre coeur, et vous me trompez; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilà assez; laissez-moi garder le mien, si je l'ai encore. Elle part. ScÚne VII Lélio, un moment seul. Lélio. - Voici un coup de hasard qui change mes desseins; il ne s'agit plus maintenant d'épouser la Princesse; tùchons de m'assurer parfaitement du coeur de la personne que j'aime, et s'il est vrai qu'il soit sensible pour moi. ScÚne VIII Lélio, Hortense Hortense, revient. - J'oubliais à vous informer d'une chose la Princesse vous aime, vous pouvez aspirer à tout; je vous l'apprends de sa part, il en arrivera ce qu'il pourra. Adieu. Lélio, l'arrÃÂȘtant avec un air et un ton de surprise. - Eh! de grùce, Madame, arrÃÂȘtez-vous un instant. Quoi! la Princesse elle-mÃÂȘme vous aurait chargée de me dire... Hortense. - Voilà de grands transports; mais je n'ai pas charge de les rapporter; j'ai dit ce que j'avais à vous dire, vous m'avez entendue; je n'ai pas le temps de le répéter, et je n'ai rien à savoir de vous. Elle s'en va; Lélio, piqué, l'arrÃÂȘte. Lélio. - Et moi, Madame, ma réponse à cela est que je vous adore, et je vais de ce pas la porter à la Princesse. Hortense, l'arrÃÂȘtant. - Y songez-vous? Si elle sait que vous m'aimez, vous ne pourrez plus me le dire, je vous en avertis. Lélio. - Cette réflexion m'arrÃÂȘte; mais il est cruel de se voir soupçonné de joie, quand on n'a que du trouble. Hortense, d'un air de dépit. - Oh fort cruel! Vous avez raison de vous fùcher! La vivacité qui vient de me prendre vous fait beaucoup de tort! Il doit vous rester de violents chagrins! Lélio, lui baisant la main. - Il ne me reste que des sentiments de tendresse qui ne finiront qu'avec ma vie. Hortense. - Que voulez-vous que je fasse de ces sentiments-là ? Lélio. - Que vous les honoriez d'un peu de retour. Hortense. - Je ne veux point, car je n'oserais. Lélio. - Je réponds de tout; nous prendrons nos mesures, et je suis d'un rang... Hortense. - Votre rang est d'ÃÂȘtre un homme aimable et vertueux, et c'est là le plus beau rang du monde; mais je vous dis encore une fois que cela est résolu; je ne vous aimerai point, je n'en conviendrai jamais. Qui? moi, vous aimer... vous accorder mon amour pour vous empÃÂȘcher de régner, pour causer la perte de votre liberté, peut-ÃÂȘtre pis! mon coeur vous ferait là de beaux présents! Non, Lélio, n'en parlons plus, donnez-vous tout entier à la Princesse, je vous le pardonne; cachez votre tendresse pour moi, ne me demandez plus la mienne, vous vous exposeriez à l'obtenir, je ne veux point vous l'accorder, je vous aime trop pour vous perdre, je ne peux pas vous mieux dire. Adieu, je crois que quelqu'un vient. Lélio l'arrÃÂȘte. - J'obéirai, je me conduirai comme vous voudrez; je ne vous demande plus qu'une grùce; c'est de vouloir bien, quand l'occasion s'en présentera, que j'aie encore une conversation avec vous. Hortense. - Prenez-y garde; une conversation en amÚnera une autre, et cela ne finira point, je le sens bien. Lélio. - Ne me refusez pas. Hortense. - N'abusez point de l'envie que j'ai d'y consentir. Lélio. - Je vous en conjure. Hortense, en s'en allant. - Soit; perdez-vous donc, puisque vous le voulez. ScÚne IX Lélio, seul. Lélio. - Je suis au comble de la joie; j'ai retrouvé ce que j'aimais, j'ai touché le seul coeur qui pouvait rendre le mien heureux; il ne s'agit plus que de convenir avec cette aimable personne de la maniÚre dont je m'y prendrai pour m'assurer sa main. ScÚne X Frédéric, Lélio Frédéric. - Puis-je avoir l'honneur de vous dire un mot? Lélio. - Volontiers, Monsieur. Frédéric. - Je me flatte d'ÃÂȘtre de vos amis. Lélio. - Vous me faites honneur. Frédéric. - Sur ce pied-là , je prendrai la liberté de vous prier d'une chose. Vous savez que le premier secrétaire d'Etat de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j'aspire à sa place; dans le rang oÃÂč je suis; je n'ai plus qu'un pas à faire pour la remplir; naturellement elle me paraÃt due; il y a vingt-cinq ans que je sers l'Etat en qualité de conseiller de la Princesse; je sais combien elle vous estime et défÚre à vos avis, je vous prie de faire en sorte qu'elle pense à moi; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait à la cour en quels termes je parle de vous. Lélio, le regardant d'un air aisé. - Vous y dites donc beaucoup de bien de moi? Frédéric. - Assurément. Lélio. - Ayez la bonté de me regarder un peu fixement en me disant cela. Frédéric. - Je vous le répÚte encore. D'oÃÂč vient que vous me tenez ce discours? Lélio, aprÚs l'avoir examiné. - Oui, vous soutenez cela à merveille; l'admirable homme de cour que vous ÃÂȘtes! Frédéric. - Je ne vous comprends pas. Lélio. - Je vais m'expliquer mieux. C'est que le service que vous me demandez ne vaut pas qu'un honnÃÂȘte homme, pour l'obtenir, s'abaisse jusqu'à trahir ses sentiments. Frédéric. - Jusqu'à trahir mes sentiments! Et par oÃÂč jugez-vous que l'amitié dont je vous parle ne soit pas vraie? Lélio. - Vous me haïssez, vous dis-je, je le sais, et ne vous en veux aucun mal; il n'y a que l'artifice dont vous vous servez que je condamne. Frédéric. - Je vois bien que quelqu'un de mes ennemis vous aura indisposé contre moi. Lélio. - C'est de la Princesse elle-mÃÂȘme que je tiens ce que je vous dis; et quoiqu'elle ne m'en ait fait aucun mystÚre, vous ne le sauriez pas sans vos compliments. J'ignore si vous avez craint la confiance dont elle m'honore; mais depuis que je suis ici, vous n'avez rien oublié pour lui donner de moi des idées désavantageuses, et vous tremblez tous les jours, dites-vous, que je ne sois un espion gagé de quelque puissance, ou quelque aventurier qui s'enfuira au premier jour avec de grandes sommes, si on le met en état d'en prendre. Oh! si vous appelez cela de l'amitié, vous en avez beaucoup pour moi; mais vous aurez de la peine à faire passer votre définition. Frédéric, d'un ton sérieux. - Puisque vous ÃÂȘtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zÚle pour l'Etat m'a fait tenir ces discours-là , et que je craignais qu'on ne se repentÃt de vous avancer trop; je vous ai cru suspect et dangereux; voilà la vérité. Lélio. - Parbleu! vous me charmez de me parler ainsi! Vous ne vouliez me perdre que parce que vous me soupçonniez d'ÃÂȘtre dangereux pour l'Etat? Vous ÃÂȘtes louable, Monsieur, et votre zÚle est digne de récompense; il me servira d'exemple. Oui, je le trouve si beau que je veux l'imiter, moi qui dois tant à la Princesse. Vous avez craint qu'on ne m'avançùt, parce que vous me croyez un espion; et moi je craindrais qu'on ne vous fÃt ministre, parce que je ne crois pas que l'Etat y gagnùt; ainsi je ne parlerai point pour vous... Ne m'en louez-vous pas aussi? Frédéric. - Vous ÃÂȘtes fùché. Lélio. - Non, en homme d'honneur, je ne suis pas fait pour me venger de vous. Frédéric. - Rapprochons-nous. Vous ÃÂȘtes jeune, la Princesse vous estime, et j'ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intérÃÂȘts, et devenez mon gendre. Lélio. - Vous n'y pensez pas, mon cher Monsieur. Ce mariage-là serait une conspiration contre l'Etat, il faudrait travailler à vous faire ministre. Frédéric. - Vous refusez l'offre que je vous fais! Lélio. - Un espion devenir votre gendre! Votre fille devenir la femme d'un aventurier! Ah! je vous demande grùce pour elle; j'ai pitié de la victime que vous voulez sacrifier à votre ambition; c'est trop aimer la fortune. Frédéric. - Je crois offrir ma fille à un homme d'honneur; et d'ailleurs vous m'accusez d'un plaisant crime, d'aimer la fortune! Qui est-ce qui n'aimerait pas à gouverner? Lélio. - Celui qui en serait digne. Frédéric. - Celui qui en serait digne? Lélio. - Oui, et c'est l'homme qui aurait plus de vertu que d'ambition et d'avarice. Oh cet homme-là n'y verrait que de la peine. Frédéric. - Vous avez bien de la fierté. Lélio. - Point du tout, ce n'est que du zÚle. Frédéric. - Ne vous flattez pas tant; on peut tomber de plus haut que vous n'ÃÂȘtes, et la Princesse verra clair un jour. Lélio. - Ah vous voilà dans votre figure naturelle, je vous vois le visage à présent; il n'est pas joli, mais cela vaut toujours mieux que le masque que vous portiez tout à l'heure. ScÚne XI Lélio, Frédéric, La Princesse La Princesse. - Je vous cherchais, Lélio. Vous ÃÂȘtes de ces personnes que les souverains doivent s'attacher; il ne tiendra pas à moi que vous ne vous fixiez ici, et j'espÚre que vous accepterez l'emploi de mon premier secrétaire d'Etat, que je vous offre. Lélio. - Vos bontés sont infinies, Madame; mais mon métier est la guerre. La Princesse. - Vous faites mieux qu'un autre tout ce que vous voulez faire; et quand votre présence sera nécessaire à l'armée, vous choisirez pour exercer vos fonctions ici ceux que vous en jugerez les plus capables ce que vous ferez n'est pas sans exemple dans cet Etat. Lélio. - Madame, vous avez d'habiles gens ici, d'anciens serviteurs, à qui cet emploi convient mieux qu'à moi. La Princesse. - La supériorité de mérite doit l'emporter en pareil cas sur l'ancienneté de services; et d'ailleurs Frédéric est le seul que cette fonction pouvait regarder, si vous n'y étiez pas; mais il m'est affectionné, et je suis sûre qu'il se soumet de bon coeur au choix qui m'a paru le meilleur. Frédéric, soyez ami de Lélio; je vous le recommande. Frédéric fait une profonde révérence; la Princesse continue. C'est aujourd'hui le jour de ma naissance, et ma cour, suivant l'usage me donne aujourd'hui une fÃÂȘte que je vais voir. Lélio, donnez-moi la main pour m'y conduire; vous y verra-t-on, Frédéric? Frédéric. - Madame, les fÃÂȘtes ne me conviennent plus. ScÚne XII Frédéric, seul. Frédéric. - Si je ne viens à bout de perdre cet homme-là , ma chute est sûre... Un homme sans nom, sans parents, sans patrie, car on ne sait d'oÃÂč il vient, m'arrache le ministÚre, le fruit de trente années de travail!... Quel coup de malheur! je ne puis digérer une aussi bizarre aventure. Et je n'en saurais douter, c'est l'amour qui a nommé ce ministre-là oui, la Princesse a du penchant pour lui... Ne pourrait-on savoir l'histoire de sa vie errante, et prendre ensuite quelques mesures avec l'ambassadeur du roi de Castille, dont j'ai la confiance? Voici le valet de cet aventurier; tùchons à quelque prix que ce soit de le mettre dans mes intérÃÂȘts, il pourra m'ÃÂȘtre utile. ScÚne XIII Frédéric, Arlequin Il entre en comptant de l'argent dans son chapeau. Frédéric. - Bonjour, Arlequin. Es-tu bien riche? Arlequin. - Chut! Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept sols. J'en avais trente. Comptez, vous, Monseigneur le conseiller; n'est-ce pas trois sols que je perds? Frédéric. - Cela est juste. Arlequin. - Hé bien, que le diable emporte le jeu et les fripons avec! Frédéric. - Quoi! tu jures pour trois sols de perte! Oh je veux te rendre la joie. Tiens, voilà une pistole. Arlequin. - Le brave conseiller que vous ÃÂȘtes! Il saute. Hi! hi! Vous méritez bien une cabriole. Frédéric. - Te voilà de meilleure humeur. Arlequin. - Quand j'ai dit que le diable emporte les fripons; je ne vous comptais pas, au moins. Frédéric. - J'en suis persuadé. Arlequin, recomptant son argent. - Mais il me manque toujours trois sols. Frédéric. - Non, car il y a bien des trois sols dans une pistole. Arlequin. - Il y a bien des trois sols dans une pistole! mais cela ne fait rien aux trois sols qui manquent dans mon chapeau. Frédéric. - Je vois bien qu'il t'en faut encore une autre. Arlequin. - Ho ho deux cabrioles. Frédéric. - Aimes-tu l'argent? Arlequin. - Beaucoup. Frédéric. - Tu serais donc bien aise de faire une petite fortune? Arlequin. - Quand elle serait grosse, je la prendrais en patience. Frédéric. - Ecoute; j'ai bien peur que la faveur de ton maÃtre ne soit pas longue; elle est un grand coup de hasard. Arlequin. - C'est comme s'il avait gagné aux cartes. Frédéric. - Le connais-tu? Arlequin. - Non, je crois que c'est quelque enfant trouvé. Frédéric. - Je te conseillerais de t'attacher à quelqu'un de stable; à moi, par exemple. Arlequin. - Ah! vous avez l'air d'un bon homme; mais vous ÃÂȘtes trop vieux. Frédéric. - Comment, trop vieux! Arlequin. - Oui, vous mourrez bientÎt, et vous me laisseriez orphelin de votre amitié. Frédéric. - J'espÚre que tu ne seras pas bon prophÚte; mais je puis te faire beaucoup de bien en trÚs peu de temps. Arlequin. - Tenez, vous avez raison; mais on sait bien ce qu'on quitte, et l'on ne sait pas ce que l'on prend. Je n'ai point d'esprit; mais de la prudence, j'en ai que c'est une merveille; et voilà comme je dis Un homme qui se trouve bien assis, qu'a-t-il besoin de se mettre debout? J'ai bon pain, bon vin, bonne fricassée et bon visage, cent écus par an, et les étrennes au bout; cela n'est-il pas magnifique? Frédéric. - Tu me cites là de beaux avantages! Je ne prétends pas que tu t'attaches à moi pour ÃÂȘtre mon domestique; je veux te donner des emplois qui t'enrichiront, et par-dessus le marché te marier avec une jolie fille qui a du bien. Arlequin. - Oh! dame! ma prudence dit que vous avez raison; je suis debout, et vous me faites asseoir; cela vaut mieux. Frédéric. - Il n'y a point de comparaison. Arlequin. - Pardi! vous me traitez comme votre enfant; il n'y a pas à tortiller à cela. Du bien, des emplois et une jolie fille! voilà une pleine boutique de vivres, d'argent et de friandises; par la sanguenne, vous m'aimez beaucoup, pourtant! Frédéric. - Oui, ta physionomie me plaÃt, je te trouve un bon garçon. Arlequin. - Oh! pour cela, je suis drÎle comme un coffre; laissez faire, nous rirons comme des fous ensemble; mais allons faire venir ce bien, ces emplois, et cette jolie fille, car j'ai hùte d'ÃÂȘtre riche et bien aise. Frédéric. - Ils te sont assurés, te dis-je; mais il faut que tu me rendes un petit service; puisque tu te donnes à moi, tu n'en dois pas faire de difficulté. Arlequin. - Je vous regarde comme mon pÚre. Frédéric. - Je ne veux de toi qu'une bagatelle. Tu es chez le seigneur Lélio; je serais curieux de savoir qui il est. Je souhaiterais donc que tu y restasses encore trois semaines ou un mois, pour me rapporter tout ce que tu lui entendras dire en particulier, et tout ce que tu lui verras faire. Il peut arriver que, dans des moments, un homme chez lui dise de certaines choses et en fasse d'autres qui le décÚlent, et dont on peut tirer des conjectures. Observe tout soigneusement; et en attendant que je te récompense entiÚrement voilà par avance de l'argent que je te donne encore. Arlequin. - Avancez-moi encore la fille; nous la rabattrons sur le reste. Frédéric. - On ne paie un service qu'aprÚs qu'il est rendu, mon enfant; c'est la coutume. Arlequin. - Coutume de vilain que cela! Frédéric. - Tu n'attendras que trois semaines. Arlequin. - J'aime mieux vous faire mon billet comme quoi j'aurai reçu cette fille à compte; je ne plaiderai pas contre mon écrit. Frédéric. - Tu me serviras de meilleur courage en l'attendant. Acquitte-toi d'abord de ce que je te dis; pourquoi hésites-tu? Arlequin. - Tout franc, c'est que la commission me chiffonne. Frédéric. - Quoi tu mets mon argent dans ta poche, et tu refuses de me servir! Arlequin. - Ne parlons point de votre argent, il est fort bon, je n'ai rien à lui dire; mais, tenez, j'ai opinion que vous voulez me donner un office de fripon; car qu'est-ce que vous voulez faire des paroles du seigneur Lélio, mon maÃtre, là ? Frédéric. - C'est une simple curiosité qui me prend. Arlequin. - Hom... il y a de la malice là -dessous; vous avez l'air d'un sournois; je m'en vais gager dix sols contre vous, que vous ne valez rien. Frédéric. - Que te mets-tu donc dans l'esprit? Tu n'y songes pas, Arlequin. Arlequin, d'un ton triste. - Allez, vous ne devriez pas tenter un pauvre garçon, qui n'a pas plus d'honneur qu'il lui en faut, et qui aime les filles. J'ai bien de la peine à m'empÃÂȘcher d'ÃÂȘtre un coquin; faut-il que l'honneur me ruine, qu'il m'Îte mon bien, mes emplois et une jolie fille? Par la mardi, vous ÃÂȘtes bien méchant, d'avoir été trouver l'invention de cette fille. Frédéric, à part. - Ce butor-là m'inquiÚte avec ses réflexions. Encore une fois, es-tu fou d'ÃÂȘtre si longtemps à prendre ton parti? D'oÃÂč vient ton scrupule? De quoi s'agit-il? de me donner quelques instructions innocentes sur le chapitre d'un homme inconnu, qui demain tombera peut-ÃÂȘtre, et qui te laissera sur le pavé. Songes-tu bien que je t'offre la fortune, et que tu la perds? Arlequin. - Je songe que cette commission-là sent le tricot tout pur; et par bonheur que ce tricot fortifie mon pauvre honneur, qui a pensé barguigner. Tenez, votre jolie fille, ce n'est qu'une guenon; vos emplois, de la marchandise de chien; voilà mon dernier mot, et je m'en vais tout droit trouver la Princesse et mon maÃtre; peut-ÃÂȘtre récompenseront-ils le dommage que je souffre pour l'amour de ma bonne conscience. Frédéric. - Comment! tu vas trouver la Princesse et ton maÃtre! Et d'oÃÂč vient? Arlequin. - Pour leur compter mon désastre, et toute votre marchandise. Frédéric. - Misérable! as-tu donc résolu de me perdre, de me déshonorer? Arlequin. - Bon, quand on n'a point d'honneur, est-ce qu'il faut avoir de la réputation? Frédéric. - Si tu parles, malheureux que tu es, je prendrai de toi une vengeance terrible. Ta vie me répondra de ce que tu feras; m'entends-tu bien? Arlequin, se moquant. - Brrrr! ma vie n'a jamais servi de caution; je boirai encore bouteille trente ans aprÚs votre trépassement. Vous ÃÂȘtes vieux comme le pÚre à trétous, et moi je m'appelle le cadet Arlequin. Adieu. Frédéric, outré. - ArrÃÂȘte, Arlequin; tu me mets au désespoir, tu ne sais pas la conséquence de ce que tu vas faire, mon enfant, tu me fais trembler; c'est toi-mÃÂȘme que je te conjure d'épargner, en te priant de sauver mon honneur; encore une fois; arrÃÂȘte, la situation d'esprit oÃÂč tu me mets ne me punit que trop de mon imprudence. Arlequin, comme transporté. - Comment! cela est épouvantable. Je passe mon chemin sans penser à mal, et puis vous venez à l'encontre de moi pour m'offrir des filles, et puis vous me donnez une pistole pour trois sols est-ce que cela se fait? Moi, je prends cela, parce que je suis honnÃÂȘte, et puis vous me fourbez encore avec je ne sais combien d'autres pistoles que j'ai dans ma poche, et que je ferai venir en témoignage contre vous, comme quoi vous avez mitonné le coeur d'un innocent, qui a eu sa conscience et la crainte du bùton devant les yeux, et qui sans cela aurait trahi son bon maÃtre, qui est le plus brave et le plus gentil garçon, le meilleur corps qu'on puisse trouver dans tous les corps du monde, et le factotum de la Princesse; cela se peut-il souffrir? Frédéric. - Doucement, Arlequin; quelqu'un peut venir; j'ai tort mais finissons; j'achÚterai ton silence de tout ce que tu voudras; parle, que me demandes-tu? Arlequin. - Je ne vous ferai pas bon marché, prenez-y garde. Frédéric. - Dis ce que tu veux; tes longueurs me tuent. Arlequin, réfléchissant. - Pourtant, ce que c'est que d'ÃÂȘtre honnÃÂȘte homme! Je n'ai que cela pour tout potage, moi. Voyez comme je me carre avec vous! Allons, présentez-moi votre requÃÂȘte, appelez-moi un peu Monseigneur, pour voir comment cela fait; je suis Frédéric à cette heure, et vous, vous ÃÂȘtes Arlequin. Frédéric, à part. - Je ne sais oÃÂč j'en suis. Quand je nierais le fait, c'est un homme simple qu'on n'en croira que trop sur une infinité d'autres présomptions, et la quantité d'argent que je lui ai donné prouve encore contre moi. A Arlequin. Finissons, mon enfant, que te faut-il? Arlequin. - Oh tout bellement; pendant que je suis Frédéric, je veux profiter un petit brin de ma seigneurie. Quand j'étais Arlequin, vous faisiez le gros dos avec moi; à cette heure que c'est vous qui l'ÃÂȘtes, je veux prendre ma revanche. Frédéric soupire. - Ah je suis perdu! Arlequin, à part. - Il me fait pitié. Allons, consolez-vous; je suis las de faire le glorieux, cela est trop sot; il n'y a que vous autres qui puissiez vous accoutumer à cela. Ajustons-nous. Frédéric. - Tu n'as qu'à dire. Arlequin. - Avez-vous encore de cet argent jaune? J'aime cette couleur-là ; elle dure plus longtemps qu'une autre. Frédéric. - Voilà tout ce qui m'en reste. Arlequin. - Bon; ces pistoles-là , c'est pour votre pénitence de m'avoir donné les autres pistoles. Venons au reste de la boutique, parlons des emplois. Frédéric. - Mais, ces emplois, tu ne peux les exercer qu'en quittant ton maÃtre. Arlequin. - J'aurai un commis; et pour l'argent qu'il m'en coûtera, vous me donnerez une bonne pension de cent écus par an. Frédéric. - Soit, tu seras content; mais me promets-tu de te taire? Arlequin. - Touchez là ; c'est marché fait. Frédéric. - Tu ne te repentiras pas de m'avoir tenu parole. Adieu, Arlequin, je m'en vais tranquille. Arlequin, le rappelant. - St st st st st... Frédéric, revenant. - Que me veux-tu? Arlequin. - Et à propos, nous oublions cette jolie fille. Frédéric. - Tu dis que c'est une guenon. Arlequin. - Oh j'aime assez les guenons. Frédéric. - Eh bien! je tùcherai de te la faire avoir. Arlequin. - Et moi, je tùcherai de me taire. Frédéric. - Puisqu'il te la faut absolument, reviens me trouver tantÎt; tu la verras. A part. Peut-ÃÂȘtre me le débauchera-t-elle mieux que je n'ai su faire. Arlequin. - Je veux avoir son coeur sans tricherie. Frédéric. - Sans doute; sortons d'ici. Arlequin. - Dans un quart d'heure je suis à vous. Tenez-moi la fille prÃÂȘte. Acte II ScÚne premiÚre Lisette, Arlequin Arlequin. - Mon bijou, j'ai fait une offense envers vos grùces, et je suis d'avis de vous en demander pardon, pendant que j'en ai la repentance. Lisette. - Quoi! un si joli garçon que vous est-il capable d'offenser quelqu'un? Arlequin. - Un aussi joli garçon que moi! Oh! cela me confond; je ne mérite pas le pain que je mange. Lisette. - Pourquoi donc? Qu'avez-vous fait? Arlequin. - J'ai fait une insolence; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m'en accuse à genoux, ou bien sur mes deux jambes? dites-moi sans façon; faites-moi bien de la honte, ne m'épargnez pas. Lisette. - Je ne veux ni vous battre ni vous voir à genoux; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit. Arlequin, s'agenouillant. - M'amie, vous n'ÃÂȘtes point assez rude, mais je sais mon devoir. Lisette. - Levez-vous donc, mon cher; je vous ai déjà pardonné. Arlequin. - Ecoutez-moi; j'ai dit, en parlant de votre inimitable personne, j'ai dit... le reste est si gros qu'il m'étrangle. Lisette. - Vous avez dit?... Arlequin. - J'ai dit que vous n'étiez qu'une guenon. Lisette, fùchée. - Pourquoi donc m'aimez-vous, si vous me trouvez telle? Arlequin, pleurant. - Je confesse que j'en ai menti. Lisette. - Je me croyais plus supportable; voilà la vérité. Arlequin. - Ne vous ai-je pas dit que j'étais un misérable? Mais, m'amour, je n'avais pas encore vu votre gentil minois... ois... ois... ois... Lisette. - Comment! vous ne me connaissiez pas dans ce temps-là ? Vous ne m'aviez jamais vue? Arlequin. - Pas seulement le bout de votre nez. Lisette. - Eh! mon cher Arlequin, je ne suis plus fùchée. Ne me trouvez-vous pas de votre goût à présent? Arlequin. - Vous ÃÂȘtes délicieuse. Lisette. - Eh bien! vous ne m'avez pas insultée; et, quand cela serait, y a-t-il de meilleure réparation que l'amour que vous avez pour moi? Allez, mon ami, ne songez plus à cela. Arlequin. - Quand je vous regarde, je me trouve si sot! Lisette. - Tant mieux, je suis bien aise que vous m'aimiez; car vous me plaisez beaucoup, vous. Arlequin, charmé. - Oh! oh! oh! vous me faites mourir d'aise. Lisette. - Mais, est-il bien vrai que vous m'aimiez? Arlequin. - Tenez, je vous aime... Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime?... Cela est si gros, que je n'en sais pas le compte. Lisette. - Vous voulez m'épouser? Arlequin. - Oh! je ne badine point; je vous recherche honnÃÂȘtement, par-devant notaire. Lisette. - Vous ÃÂȘtes tout à moi? Arlequin. - Comme un quarteron d'épingles que vous auriez acheté chez le marchand. Lisette. - Vous avez envie que je sois heureuse? Arlequin. - Je voudrais pouvoir vous entretenir fainéante toute votre vie manger, boire et dormir, voilà l'ouvrage que je vous souhaite. Lisette. - Eh bien! mon ami, il faut que je vous avoue une chose; j'ai fait tirer mon horoscope il n'y a pas plus de huit jours. Arlequin. - Oh! oh! Lisette. - Vous passùtes dans ce moment-là , et on me dit Voyez-vous ce joli brunet qui passe? il s'appelle Arlequin. Arlequin. - Tout juste. Lisette. - Il vous aimera. Arlequin. - Ah! l'habile homme! Lisette. - Le seigneur Frédéric lui proposera de le servir contre un inconnu; il refusera d'abord de le faire, parce qu'il s'imaginera que cela ne serait pas bien; mais vous obtiendrez de lui ce qu'il aura refusé au seigneur Frédéric; et de là , s'ensuivra pour vous deux une grosse fortune, dont vous jouirez mariés ensemble. Voilà ce qu'on m'a prédit. Vous m'aimez déjà , vous voulez m'épouser; la prédiction est bien avancée; à l'égard de la proposition du seigneur Frédéric, je ne sais ce que c'est; mais vous savez bien ce qu'il vous a dit; quant à moi, il m'a seulement recommandé de vous aimer, et je suis en bon train de cela, comme vous voyez. Arlequin, étonné. - Cela est admirable! je vous aime, cela est vrai; je veux vous épouser, cela est encore vrai, et véritablement le seigneur Frédéric m'a proposé d'ÃÂȘtre un fripon; je n'ai pas voulu l'ÃÂȘtre, et pourtant vous verrez qu'il faudra que j'en passe par là ; car quand une chose est prédite, elle ne manque pas d'arriver. Lisette. - Prenez garde on ne m'a pas prédit que le seigneur Frédéric vous proposerait une friponnerie; on m'a seulement prédit que vous croiriez que c'en serait une. Arlequin. - Je l'ai cru, et apparemment je me suis trompé. Lisette. - Cela va tout seul. Arlequin. - Je suis un grand nigaud; mais, au bout du compte, cela avait la mine d'une friponnerie, comme j'ai la mine d'Arlequin; je suis fùché d'avoir vilipendé ce bon seigneur Frédéric; je lui ai fait donner tout son argent; par bonheur je ne suis pas obligé à restitution; je ne devinais pas qu'il y avait une prédiction qui me donnait le tort. Lisette. - Sans doute. Arlequin. - Avec cela, cette prédiction doit avoir prédit que je lui viderais sa bourse. Lisette. - Oh! gardez ce que vous avez reçu. Arlequin. - Cet argent-là m'était dû comme une lettre de change; si j'allais le rendre, cela gùterait l'horoscope, et il ne faut pas aller à l'encontre d'un astrologue. Lisette. - Vous avez raison. Il ne s'agit plus à présent que d'obéir à ce qui est prédit, en faisant ce que souhaite le seigneur Frédéric, afin de gagner pour nous cette grosse fortune qui nous est promise. Arlequin. - Gagnons, ma mie, gagnons, cela est juste, Arlequin est à vous, tournez-le, virez-le à votre fantaisie, je ne m'embrasse plus de lui, la prédiction m'a transporté à vous, elle sait bien ce qu'elle fait, il ne m'appartient pas de contredire à son ordonnance, je vous aime, je vous épouserai, je tromperai Monsieur Lélio, et je m'en gausse, le vent me pousse, il faut que j'aille, il me pousse à baiser votre menotte, il faut que je la baise. Lisette, riant. - L'astrologue n'a pas parlé de cet article-là . Arlequin. - Il l'aura peut-ÃÂȘtre oublié. Lisette. - Apparemment; mais allons trouver le seigneur Frédéric, pour vous réconcilier avec lui. Arlequin. - Voilà mon maÃtre; je dois ÃÂȘtre encore trois semaines avec lui pour guetter ce qu'il fera, et je vais voir s'il n'a pas besoin de moi. Allez, mes amours, allez m'attendre chez le seigneur Frédéric. Lisette. - Ne tardez pas. ScÚne II Lélio, Arlequin Lélio arrive rÃÂȘveur, sans voir Arlequin qui se retire à quartier. Lélio s'arrÃÂȘte sur le bord du théùtre en rÃÂȘvant. Arlequin, à part. - Il ne me voit pas. Voyons sa pensée. Lélio. - Me voilà dans un embarras dont je ne sais comment me tirer. Arlequin, à part. - Il est embarrassé. Lélio. - Je tremble que la Princesse, pendant la fÃÂȘte, n'ait surpris mes regards sur la personne que j'aime. Arlequin, à part. - Il tremble à cause de la Princesse... tubleu!... ce frisson-là est une affaire d'Etat... vertuchoux! Lélio. - Si la Princesse vient à soupçonner mon penchant pour son amie, sa jalousie me la dérobera, et peut-ÃÂȘtre fera-t-elle pis. Arlequin, à part. - Oh! oh!... la dérobera... Il traite la Princesse de friponne. Par la sambille! Monsieur le conseiller fera bien ses orges de ces bribes-là que je ramasse, et je vois bien que cela me vaudra pignon sur rue. Lélio. - J'aurais besoin d'une entrevue. Arlequin, à part. - Qu'est-ce que c'est qu'une entrevue? Je crois qu'il parle latin... Le pauvre homme! il me fait pitié pourtant; car peut-ÃÂȘtre qu'il en mourra; mais l'horoscope le veut. Cependant si j'avais un peu sa permission... Voyons, je vais lui parler. Il retourne dans le fond du théùtre et de là il accourt comme s'il arrivait, et dit Ah! mon cher maÃtre! Lélio. - Que me veux-tu? Arlequin. - Je viens vous demander ma petite fortune. Lélio. - Qu'est-ce que c'est que cette fortune? Arlequin. - C'est que le seigneur Frédéric m'a promis tout plein mes poches d'argent, si je lui contais un peu ce que vous ÃÂȘtes, et tout ce que je sais de vous; il m'a bien recommandé le secret, et je suis obligé de le garder en conscience; ce que j'en dis, ce n'est que par maniÚre de parler. Voulez-vous que je lui rapporte toutes les babioles qu'il demande? Vous savez que je suis pauvre; l'argent qui m'en viendra, je le mettrai en rente ou je le prÃÂȘterai à usure. Lélio. - Que Frédéric est lùche! Mon enfant, je pardonne à ta simplicité le compliment que tu me fais. Tu as de l'honneur à ta maniÚre, et je ne vois nul inconvénient pour moi à te laisser profiter de la bassesse de Frédéric. Oui, reçois son argent; je veux bien que tu lui rapportes ce que je t'ai dit que j'étais, et ce que tu sais. Arlequin. - Votre foi? Lélio. - Fais; j'y consens. Arlequin. - Ne vous gÃÂȘnez point, parlez-moi sans façon; je vous laisse la liberté; rien de force. Lélio. - Va ton chemin, et n'oublie pas surtout de lui marquer le souverain mépris que j'ai pour lui. Arlequin. - Je ferai votre commission. Lélio. - J'aperçois la Princesse. Adieu, Arlequin, va gagner ton argent. ScÚne III Arlequin, seul. Arlequin. - Quand on a un peu d'esprit, on accommode tout. Un butor aurait été chagriner son maÃtre sans lui en demander honnÃÂȘtement le privilÚge. A cette heure, si je lui cause du chagrin, ce sera de bonne amitié, au moins... Mais voilà cette Princesse avec sa camarade. ScÚne IV La Princesse, Hortense, Arlequin La Princesse, à Arlequin. - Il me semble avoir vu de loin ton maÃtre avec toi. Arlequin. - Il vous a semblé la vérité, Madame; et quand cela ne serait pas, je ne suis pas là pour vous dédire. La Princesse. - Va le chercher, et dis-lui que j'ai à lui parler. Arlequin. - J'y cours, Madame. Il va et revient. Si je ne le trouve pas, qu'est-ce que je lui dirai? La Princesse. - Il ne peut pas encore ÃÂȘtre loin, tu le trouveras sans doute. Arlequin, à part. - Bon, je vais tout d'un coup chercher le seigneur Frédéric. ScÚne V La Princesse, Hortense La Princesse. - Ma chÚre Hortense, apparemment que ma rÃÂȘverie est contagieuse; car vous devenez rÃÂȘveuse aussi bien que moi. Hortense. - Que voulez-vous, Madame? Je vous vois rÃÂȘver, et cela me donne un air pensif; je vous copie de figure. La Princesse. - Vous copiez si bien, qu'on s'y méprendrait. Quant à moi, je ne suis point tranquille; le rapport que vous me faites de Lélio ne me satisfait pas. Un homme à qui vous avez fait apercevoir que je l'aime, un homme à qui j'ai cru voir du penchant pour moi, devrait, à votre discours, donner malgré lui quelques marques de joie, et vous ne me parlez que de son profond respect; cela est bien froid. Hortense. - Mais, Madame, ordinairement le respect n'est ni chaud ni froid; je ne lui ai pas dit crûment La Princesse vous aime; il ne m'a pas répondu crûment J'en suis charmé; il ne lui a pas pris des transports; mais il m'a paru pénétré d'un profond respect. J'en reviens toujours à ce respect, et je le trouve en sa place. La Princesse. - Vous ÃÂȘtes femme d'esprit; lui avez vous senti quelque surprise agréable? Hortense. - De la surprise? Oui, il en a montré; à l'égard de savoir si elle était agréable ou non, quand un homme sent du plaisir, et qu'il ne le dit point, il en aurait un jour entier sans qu'on le devinùt; mais enfin, pour moi, je suis fort contente de lui. La Princesse, souriant d'un air forcé. - Vous ÃÂȘtes fort contente de lui, Hortense; N'y aurait-il rien d'équivoque là -dessous? Qu'est-ce que cela signifie? Hortense. - Ce que signifie je suis contente de lui? Cela veut dire... En vérité, Madame, cela veut dire que je suis contente de lui; on ne saurait expliquer cela qu'en le répétant. Comment feriez-vous pour dire autrement? Je suis satisfaite de ce qu'il m'a répondu sur votre chapitre; l'aimez-vous mieux de cette façon-là ? La Princesse. - Cela est plus clair. Hortense. - C'est pourtant la mÃÂȘme chose. La Princesse. - Ne vous fùchez point; je suis dans une situation d'esprit qui mérite un peu d'indulgence. Il me vient des idées fùcheuses, déraisonnables. Je crains tout, je soupçonne tout; je crois que j'ai été jalouse de vous, oui de vous-mÃÂȘme, qui ÃÂȘtes la meilleure de mes amies, qui méritez ma confiance, et qui l'avez. Vous ÃÂȘtes aimable, Lélio l'est aussi; vous vous ÃÂȘtes vu tous deux; vous m'avez fait un rapport de lui qui n'a pas rempli mes espérances; je me suis égarée là -dessus; j'ai vu mille chimÚres; vous étiez déjà ma rivale. Qu'est-ce que c'est que l'amour, ma chÚre Hortense! OÃÂč est l'estime que j'ai pour vous, la justice que je dois vous rendre? Me reconnaissez-vous? Ne sont-ce pas là les faiblesses d'un enfant que je rapporte? Hortense. - Oui; mais les faiblesses d'un enfant de votre ùge sont dangereuses, et je voudrais bien n'avoir rien à démÃÂȘler avec elles. La Princesse. - Ecoutez; je n'ai pas tant de tort; tantÎt pendant que nous étions à cette fÃÂȘte, Lélio n'a presque regardé que vous, vous le savez bien. Hortense. - Moi, Madame? La Princesse. - Hé bien, vous n'en convenez pas; cela est mal entendu, par exemple; il semblerait qu'il y a du mystÚre; n'ai-je pas remarqué que les regards de Lélio vous embarrassaient, et que vous n'osiez pas le regarder, par considération pour moi sans doute?... Vous ne me répondez pas? Hortense. - C'est que je vous vois en train de remarquer, et si je réponds, j'ai peur que vous ne remarquiez encore quelque chose dans ma réponse; cependant je n'y gagne rien, car vous faites une remarque sur mon silence. Je ne sais plus comment me conduire; si je me tais, c'est du mystÚre; si je parle, autre mystÚre; enfin je suis mystÚre depuis les pieds jusqu'à la tÃÂȘte. En vérité, je n'ose pas me remuer; j'ai peur que vous n'y trouviez un équivoque. Quel étrange amour que le vÎtre, Madame! Je n'en ai jamais vu de cette humeur-là . La Princesse. - Encore une fois, je me condamne; mais vous n'ÃÂȘtes pas mon amie pour rien; vous ÃÂȘtes obligée de me supporter; j'ai de l'amour, en un mot, voilà mon excuse. Hortense. - Mais, Madame, c'est plus mon amour que le vÎtre; de la maniÚre dont vous le prenez, il me fatigue plus que vous; ne pourriez-vous me dispenser de votre confidence? Je me trouve une passion sur les bras qui ne m'appartient pas; peut-on de fardeau plus ingrat? La Princesse, d'un air sérieux. - Hortense, je vous croyais plus d'attachement pour moi; et je ne sais que penser, aprÚs tout, du dégoût que vous témoignez. Quand je répare mes soupçons à votre égard par l'aveu franc que je vous en fais, mon amour vous déplaÃt trop; je n'y comprends rien; on dirait presque que vous en avez peur. Hortense. - Ah la désagréable situation! Que je suis malheureuse de ne pouvoir ouvrir ni fermer la bouche en sûreté! Que faudra-t-il donc que je devienne? Les remarques me suivent, je n'y saurais tenir; vous me désespérez, je vous tourmente, toujours je vous fùcherai en parlant, toujours je vous fùcherai en ne disant mot je ne saurais donc me corriger; voilà une querelle fondée pour l'éternité; le moyen de vivre ensemble, j'aimerais mieux mourir. Vous me trouvez rÃÂȘveuse; aprÚs cela il faut que je m'explique. Lélio m'a regardée, vous ne savez que penser, vous ne me comprenez pas, vous m'estimez, vous me croyez fourbe; haine, amitié, soupçon, confiance, le calme, l'orage, vous mettez tout ensemble, je m'y perds, la tÃÂȘte me tourne, je ne sais oÃÂč je suis; je quitte la partie, je me sauve, je m'en retourne; dussiez-vous prendre encore mon voyage pour une finesse. La Princesse, la caressant. - Non, ma chÚre Hortense, vous ne me quitterez point; je ne veux point vous perdre, je veux vous aimer, je veux que vous m'aimiez; j'abjure toutes mes faiblesses; vous ÃÂȘtes mon amie, je suis la vÎtre, et cela durera toujours. Hortense. - Madame, cet amour-là nous brouillera ensemble, vous le verrez; laissez-moi partir; comptez que je le fais pour le mieux. La Princesse. - Non, ma chÚre; je vais faire arrÃÂȘter tous vos équipages, vous ne vous servirez que des miens; et, pour plus de sûreté, à toutes les portes de la ville vous trouverez des gardes qui ne vous laisseront passer qu'avec moi. Nous irons quelquefois nous promener ensemble; voilà tous les voyages que vous ferez; point de mutinerie; je n'en rabattrai rien. A l'égard de Lélio, vous continuerez de le voir avec moi ou sans moi, quand votre amie vous en priera. Hortense. - Moi, voir Lélio, Madame! Et si Lélio me regarde? il a des yeux. Et si je le regarde? j'en ai aussi. Ou bien si je ne le regarde pas? car tout est égal avec vous. Que voulez-vous que je fasse dans la compagnie d'un homme avec qui toute fonction de mes deux yeux est interdite? les fermerai-je? les détournerai-je? Voilà tout ce qu'on en peut faire, et rien de tout cela ne vous convient. D'ailleurs, s'il a toujours ce profond respect qui n'est pas de votre goût, vous vous en prendrez à moi, vous me direz encore Cela est bien froid; comme si je n'avais qu'à lui dire Monsieur, soyez plus tendre. Ainsi son respect, ses yeux et les miens, voilà trois choses que vous ne me passerez jamais. Je ne sais si, pour vous accommoder, il me suffirait d'ÃÂȘtre aveugle, sourde et muette; je ne serais peut-ÃÂȘtre pas encore à l'abri de votre chicane. La Princesse. - Toute cette vivacité-là ne me fait point de peur; je vous connais vous ÃÂȘtes bonne, mais impatiente; et quelque jour, vous et moi, nous rirons de ce qui nous arrive aujourd'hui. Hortense. - Souffrez que je m'éloigne pendant que vous aimez. Au lieu de rire de mon séjour, nous rirons de mon absence; n'est-ce pas la mÃÂȘme chose? La Princesse. - Ne m'en parlez plus, vous m'affligez. Voici Lélio, qu'apparemment Arlequin aura averti de ma part; prenez de grùce, un air moins triste; je n'ai qu'un mot à lui dire; aprÚs l'instruction que vous lui avez donnée, nous jugerons bientÎt de ses sentiments, par la maniÚre dont il se comportera dans la suite. Le don de ma main lui fait un beau rang; mais il peut avoir le coeur pris. ScÚne VI Lélio, Hortense, La Princesse Lélio. - Je me rends à vos ordres, Madame. Arlequin m'a dit que vous souhaitiez me parler. La Princesse. - Je vous attendais, Lélio; vous savez quelle est la commission de l'ambassadeur du roi de Castille, qu'on est convenu d'en délibérer aujourd'hui. Frédéric s'y trouvera; mais c'est à vous seul à décider. Il s'agit de ma main que le roi de Castille demande; vous pouvez l'accorder ou la refuser. Je ne vous dirai point quelles seraient mes intentions là -dessus; je m'en tiens à souhaiter que vous les deviniez. J'ai quelques ordres à donner; je vous laisse un moment avec Hortense, à peine vous connaissez-vous encore, elle est mon amie, et je suis bien aise que l'estime que j'ai pour vous ait son aveu. Elle sort. ScÚne VII Lélio, Hortense Lélio. - Enfin, Madame, il est temps que vous décidiez de mon sort, il n'y a point de moments à perdre. Vous venez d'entendre la Princesse; elle veut que je prononce sur le mariage qu'on lui propose. Si je refuse de le conclure, c'est entrer dans ses vues, et lui dire que je l'aime; si je le conclus, c'est lui donner des preuves d'une indifférence dont elle cherchera les raisons. La conjoncture est pressante; que résolvez-vous en ma faveur? Il faut que je me dérobe d'ici incessamment; mais vous, Madame, y resterez-vous? Je puis vous offrir un asile oÃÂč vous ne craindrez personne. Oserai-je espérer que vous consentiez aux mesures promptes et nécessaires?... Hortense. - Non, Monsieur, n'espérez rien, je vous prie; ne parlons plus de votre coeur, et laissez le mien en repos; vous le troublez, je ne sais ce qu'il est devenu; je n'entends parler que d'amour à droite et à gauche, il m'environne; il m'obsÚde, et le vÎtre, au bout du compte, est celui qui me presse le plus. Lélio. - Quoi! Madame, c'en est donc fait, mon amour vous fatigue, et vous me rebutez? Hortense. - Si vous cherchez à m'attendrir, je vous avertis que je vous quitte; je n'aime point qu'on exerce mon courage. Lélio. - Ah! Madame, il ne vous en faut pas beaucoup pour résister à ma douleur. Hortense. - Eh! Monsieur, je ne sais point ce qu'il m'en faut, et ne trouve point à propos de le savoir. Laissez-moi me gouverner, chacun se sent; brisons là -dessus. Lélio. - Il n'est que trop vrai que vous pouvez m'écouter sans aucun risque. Hortense. - Il n'est que trop vrai! Oh! je suis plus difficile en vérités que vous; et ce qui est trop vrai pour vous ne l'est pas assez pour moi. Je crois que j'irais loin avec vos sûretés, surtout avec un garant comme vous! En vérité, Monsieur, vous n'y songez pas il n'est que trop vrai! Si cela était si vrai, j'en saurais quelque chose; car vous me forcez, à vous dire plus que je ne veux, et je ne vous le pardonnerai pas. Lélio. - Si vous sentez quelque heureuse disposition pour moi, qu'ai-je fait depuis tantÎt qui puisse mériter que vous la combattiez? Hortense. - Ce que vous avez fait? Pourquoi me rencontrez-vous ici? Qu'y venez-vous chercher? Vous ÃÂȘtes arrivé à la cour; vous avez plu à la Princesse, elle vous aime; vous dépendez d'elle, j'en dépends de mÃÂȘme; elle est jalouse de moi voilà ce que vous avez fait, Monsieur, et il n'y a point de remÚde à cela, puisque je n'en trouve point. Lélio, étonné. - La Princesse est jalouse de vous? Hortense. - Oui, trÚs jalouse peut-ÃÂȘtre actuellement sommes-nous observés l'un et l'autre; et aprÚs cela vous venez me parler de votre passion, vous voulez que je vous aime; vous le voulez, et je tremble de ce qui en peut arriver car enfin on se lasse. J'ai beau vous dire que cela ne se peut pas, que mon coeur vous serait inutile; vous ne m'écoutez point, vous vous plaisez à me pousser à bout. Eh! Lélio, qu'est-ce que c'est que votre amour? Vous ne me ménagez point; aime-t-on les gens quand on les persécute, quand ils sont plus à plaindre que nous, quand ils ont leurs chagrins et les nÎtres, quand ils ne nous font un peu de mal que pour éviter de nous en faire davantage? Je refuse de vous aimer qu'est-ce que j'y gagne? Vous imaginez-vous que j'y prends plaisir? Non, Lélio, non; le plaisir n'est pas grand. Vous ÃÂȘtes un ingrat; vous devriez me remercier de mes refus, vous ne les méritez pas. Dites-moi, qu'est-ce qui m'empÃÂȘche de vous aimer? cela est-il si difficile? n'ai-je pas le coeur libre? n'ÃÂȘtes-vous pas aimable? ne m'aimez-vous pas assez? que vous manque-t-il? vous n'ÃÂȘtes pas raisonnable. Je vous refuse mon coeur avec le péril qu'il y a de l'avoir; mon amour vous perdrait. Voilà pourquoi vous ne l'aurez point; voilà d'oÃÂč me vient ce courage que vous me reprochez. Et vous vous plaignez de moi, et vous me demandez encore que je vous aime, expliquez-vous donc, que me demandez-vous? Que vous faut-il? Qu'appelez-vous aimer? Je n'y comprends rien. Lélio, vivement. - C'est votre main qui manque à mon bonheur. Hortense, tendrement. - Ma main!... Ah! je ne périrais pas seule, et le don que je vous en ferais me coûterait mon époux; et je ne veux pas mourir, en perdant un homme comme vous. Non, si je faisais jamais votre bonheur, je voudrais qu'il durùt longtemps. Lélio, animé. - Mon coeur ne peut suffire à toute ma tendresse. Madame, prÃÂȘtez-moi, de grùce, un moment d'attention, je vais vous instruire. Hortense. - ArrÃÂȘtez, Lélio; j'envisage un malheur qui me fait frémir; je ne sache rien de si cruel que votre obstination; il me semble que tout ce que vous me dites m'entretient de votre mort. Je vous avais prié de laisser mon coeur en repos, vous n'en faites rien; voilà qui est fini; poursuivez, je ne vous crains plus. Je me suis d'abord contentée de vous dire que je ne pouvais pas vous aimer, cela ne vous a pas épouvanté; mais je sais des façons de parler plus positives, plus intelligibles, et qui assurément vous guériront de toute espérance. Voici donc, à la lettre, ce que je pense, et ce que je penserai toujours c'est que je ne vous aime point, et que je ne vous aimerai jamais. Ce discours est net, je le crois sans réplique; il ne reste plus de question à faire. Je ne sortirai point de là ; je ne vous aime point, vous ne me plaisez point. Si je savais une maniÚre de m'expliquer plus dure, je m'en servirais pour vous punir de la douleur que je souffre à vous en faire. Je ne pense pas qu'à présent vous ayez envie de parler de votre amour; ainsi changeons de sujet. Lélio. - Oui, Madame, je vois bien que votre résolution est prise. La seule espérance d'ÃÂȘtre uni pour jamais avec vous m'arrÃÂȘtait encore ici; je m'étais flatté, je l'avoue; mais c'est bien peu de chose que l'intérÃÂȘt que l'on prend à un homme à qui l'on peut parler comme vous le faites. Quand je vous apprendrais qui je suis, cela ne servirait de rien; vos refus n'en seraient que plus affligeants. Adieu, Madame; il n'y a plus de séjour ici pour moi; je pars dans l'instant, et je ne vous oublierai jamais. Il s'éloigne. Hortense, pendant qu'il s'en va. - Oh! je ne sais plus oÃÂč j'en suis; je n'avais pas prévu ce coup-là . Elle l'appelle. Lélio! Lélio, revenant. - Que me voulez-vous, Madame? Hortense. - Je n'en sais rien; vous ÃÂȘtes au désespoir, vous m'y mettez, je ne sais encore que cela. Lélio. - Vous me haïrez si je ne vous quitte. Hortense. - Je ne vous hais plus quand vous me quittez. Lélio. - Daignez donc consulter votre coeur. Hortense. - Vous voyez bien les conseils qu'il me donne; vous partez, je vous rappelle; je vous rappellerai, si je vous renvoie; mon coeur ne finira rien. Lélio. - Eh! Madame, ne me renvoyez plus; nous échapperons aisément à tous les malheurs que vous craignez; laissez-moi vous expliquer mes mesures, et vous dire que ma naissance... Hortense, vivement. - Non, je me retrouve enfin, je ne veux plus rien entendre. Echapper à nos malheurs! Ne s'agit-il pas de sortir d'ici? le pourrons-nous? n'a-t-on pas les yeux sur nous? ne serez-vous pas arrÃÂȘté? Adieu; je vous dois la vie; je ne vous devrai rien, si vous ne sauvez la vÎtre. Vous dites que vous m'aimez; non, je n'en crois rien, si vous ne partez. Partez donc, ou soyez mon ennemi mortel; partez, ma tendresse vous l'ordonne; ou restez ici l'homme du monde le plus haï de moi, et le plus haïssable que je connaisse. Elle s'en va comme en colÚre. Lélio, d'un ton de dépit. - Je partirai donc, puisque vous le voulez; mais vous prétendez me sauver la vie, et vous n'y réussirez pas. Hortense, se retournant de loin. - Vous me rappelez donc à votre tour? Lélio. - J'aime autant mourir que de ne vous plus voir. Hortense. - Ah! voyons donc les mesures que vous voulez prendre. Lélio, transporté de joie. - Quel bonheur! je ne saurais retenir mes transports. Hortense, nonchalamment. - Vous m'aimez beaucoup, je le sais bien; passons votre reconnaissance, nous dirons cela une autre fois. Venons aux mesures... Lélio. - Que n'ai-je, au lieu d'une couronne qui m'attend, l'empire de la terre à vous offrir? Hortense, avec une surprise modeste. - Vous ÃÂȘtes né prince? Mais vous n'avez qu'à me garder votre coeur, vous ne me donnerez rien qui le vaille; achevons. Lélio. - J'attends demain incognito un courrier du roi de Léon, mon pÚre. Hortense. - ArrÃÂȘtez, Prince; Frédéric vient, l'Ambassadeur le suit sans doute. Vous m'informerez tantÎt de vos résolutions. Lélio. - Je crains encore vos inquiétudes. Hortense. - Et moi, je ne crains plus rien; je me sens l'imprudence la plus tranquille du monde; vous me l'avez donnée, je m'en trouve bien; c'est à vous à me la garantir, faites comme vous pourrez. Lélio. - Tout ira bien, Madame; je ne conclurai rien avec l'Ambassadeur pour gagner du temps; je vous reverrai tantÎt. ScÚne VIII L'Ambassadeur, Lélio, Frédéric Frédéric, à part à l'Ambassadeur. - Vous sentirez, j'en suis sûr, jusqu'oÃÂč va l'audace de ses espérances. L'Ambassadeur, à Lélio. - Vous savez, Monsieur, ce qui m'amÚne ici, et votre habileté me répond du succÚs de ma commission. Il s'agit d'un mariage entre votre Princesse et le roi de Castille, mon maÃtre. Tout invite à le conclure; jamais union ne fut peut-ÃÂȘtre plus nécessaire. Vous n'ignorez pas les justes droits que les rois de Castille prétendent avoir sur une partie de cet Etat, par les alliances... Lélio. - Laissons là ces droits historiques, Monsieur; je sais ce que c'est; et quand on voudra, la Princesse en produira de mÃÂȘme valeur sur les Etats du roi votre maÃtre. Nous n'avons qu'à relire aussi les alliances passées, vous verrez qu'il y aura quelqu'une de vos provinces qui nous appartiendra. Frédéric. - Effectivement vos droits ne sont pas fondés, et il n'est pas besoin d'en appuyer le mariage dont il s'agit. L'Ambassadeur. - Laissons-les donc pour le présent, j'y consens; mais la trop grande proximité des deux Etats entretient depuis vingt ans des guerres qui ne finissent que pour des instants, et qui recommenceront bientÎt entre deux nations voisines, et dont les intérÃÂȘts se croiseront toujours. Vos peuples sont fatigués; mille occasions vous ont prouvé que vos ressources sont inégales aux nÎtres. La paix que nous venons de faire avec vous, vous la devez à des circonstances qui ne se rencontreront pas toujours. Si la Castille n'avait été occupée ailleurs, les choses auraient bien changé de face. Lélio. - Point du tout; il en aurait été de cette guerre comme de toutes les autres. Depuis tant de siÚcles que cet Etat se défend contre le vÎtre, oÃÂč sont vos progrÚs? Je n'en vois point qui puissent justifier cette grande inégalité de forces dont vous parlez. L'Ambassadeur. - Vous ne vous ÃÂȘtes soutenus que par des secours étrangers. Lélio. - Ces mÃÂȘmes secours dans bien des occasions vous ont aussi rendu de grands services; et voilà comment subsistent les Etats la politique de l'un arrÃÂȘte l'ambition de l'autre. Frédéric. - Retranchons-nous sur des choses plus effectives, sur la tranquillité durable que ce mariage assurerait aux deux peuples qui ne seraient plus qu'un, et qui n'auraient plus qu'un mÃÂȘme maÃtre. Lélio. - Fort bien; mais nos peuples n'ont-ils pas leurs lois particuliÚres? Etes-vous sûr, Monsieur, qu'ils voudront bien passer sous une domination étrangÚre, et peut-ÃÂȘtre se soumettre aux coutumes d'une nation qui leur est antipathique? L'Ambassadeur. - Désobéiront-ils à leur souveraine? Lélio. - Ils lui désobéiront par amour pour elle. Frédéric. - En ce cas-là , il ne sera pas difficile de les réduire. Lélio. - Y pensez-vous, Monsieur? S'il faut les opprimer pour les rendre tranquilles, comme vous l'entendez, ce n'est pas de leur souveraine que doit leur venir un pareil repos; il n'appartient qu'à la fureur d'un ennemi de leur faire un présent si funeste. Frédéric, à part, à l'Ambassadeur. - Vous voyez des preuves de ce que je vous ai dit. L'Ambassadeur, à Lélio. - Votre avis est donc de rejeter le mariage que je propose? Lélio. - Je ne le rejette point; mais il mérite réflexion. Il faut examiner mûrement les choses; aprÚs quoi, je conseillerai à la Princesse ce que je jugerai de mieux pour sa gloire et pour le bien de ses peuples; le seigneur Frédéric dira ses raisons, et moi les miennes. Frédéric. - On décidera sur les vÎtres. L'Ambassadeur, à Lélio. Me permettez-vous de vous parler à coeur ouvert? Lélio. - Vous ÃÂȘtes le maÃtre. L'Ambassadeur. - Vous ÃÂȘtes ici dans une belle situation, et vous craignez d'en sortir, si la Princesse se marie; mais le Roi mon maÃtre est assez grand seigneur pour vous dédommager, et j'en réponds pour lui. Lélio, froidement. - Ah! de grùce, ne citez point ici le Roi votre maÃtre; soupçonnez-moi tant que vous voudrez de manquer de droiture, mais ne l'associez point à vos soupçons. Quand nous faisons parler les princes, Monsieur, que ce soit toujours d'une maniÚre noble et digne d'eux; c'est un respect que nous leur devons, et vous me faites rougir pour le roi de Castille. L'Ambassadeur. - ArrÃÂȘtons là . Une discussion là -dessus nous mÚnerait trop loin; il ne me reste qu'un mot à vous dire; et ce n'est plus le roi de Castille, c'est moi qui vous parle à présent. On m'a averti que je vous trouverais contraire au mariage dont il s'agit, tout convenable, tout nécessaire qu'il est, si jamais la Princesse veut épouser un prince. On a prévu les difficultés que vous faites, et l'on prétend que vous avez vos raisons pour les faire, raisons si hardies que je n'ai pu les croire, et qui sont fondées, dit-on, sur la confiance dont la Princesse vous honore. Lélio. - Vous m'allez encore parler à coeur ouvert, Monsieur, et si vous m'en croyez, vous n'en ferez rien; la franchise ne vous réussit pas; le Roi votre maÃtre s'en est mal trouvé tout à l'heure, et vous m'inquiétez pour la Princesse. L'Ambassadeur. - Ne craignez rien; loin de manquer moi-mÃÂȘme à ce que je lui dois, je ne veux que l'apprendre à ceux qui l'oublient. Lélio. - Voyons; j'en sais tant là -dessus, que je suis en état de corriger vos leçons mÃÂȘmes. Que dit-on de moi? L'Ambassadeur. - Des choses hors de toute vraisemblance. Frédéric. - Ne les expliquez point; je crois savoir ce que c'est; on me les a dites aussi, et j'en ai ri comme d'une chimÚre. Lélio, regardant Frédéric. - N'importe; je serai bien aise de voir jusqu'oÃÂč va la lùche inimitié de ceux dont je blesse ici les yeux, que vous connaissez comme moi, et à qui j'aurais fait bien du mal si j'avais voulu, mais qui ne valent pas la peine qu'un honnÃÂȘte homme se venge. Revenons. L'Ambassadeur. - Non, le seigneur Frédéric a raison; n'expliquons rien; ce sont des illusions. Un homme d'esprit comme vous, dont la fortune est déjà si prodigieuse, et qui la mérite, ne saurait avoir des sentiments aussi périlleux que ceux qu'on vous attribue. La Princesse n'est sans doute que l'objet de vos respects; mais le bruit qui court sur votre compte vous expose, et pour le détruire, je vous conseillerais de porter la Princesse à un mariage avantageux à l'Etat. Lélio. - Je vous suis trÚs obligé de vos conseils, Monsieur; mais j'ai regret à la peine que vous prenez de m'en donner. Jusqu'ici les Ambassadeurs n'ont jamais été les précepteurs des ministres chez qui ils vont, et je n'ose renverser l'ordre. Quand je verrai votre nouvelle méthode bien établie, je vous promets de la suivre. L'Ambassadeur. - Je n'ai pas tout dit. Le roi de Castille a pris de l'inclination pour la Princesse sur un portrait qu'il en a vu; c'est en amant que ce jeune prince souhaite un mariage que la raison, l'égalité d'ùge et la politique doivent presser de part et d'autre. S'il ne s'achÚve pas, si vous en détournez la Princesse par des motifs qu'elle ne sait pas, faites du moins qu'à son tour ce prince ignore les secrÚtes raisons qui s'opposent en vous à ce qu'il souhaite; la vengeance des princes peut porter loin; souvenez-vous-en. Lélio. - Encore une fois, je ne rejette point votre proposition, nous l'examinerons plus à loisir; mais si les raisons secrÚtes que vous voulez dire étaient réelles, Monsieur, je ne laisserais pas que d'embarrasser le ressentiment de votre prince. Il serait plus difficile de se venger de moi que vous ne pensez. L'Ambassadeur, outré. - De vous? Lélio, froidement. - Oui, de moi. L'Ambassadeur. - Doucement; vous ne savez pas à qui vous parlez. Lélio. - Je sais qui je suis, en voilà assez. L'Ambassadeur. - Laissez là ce que vous ÃÂȘtes, et soyez sûr que vous me devez respect. Lélio. - Soit; et moi je n'ai, si vous le voulez, que mon coeur pour tout avantage; mais les égards que l'on doit à la seule vertu sont aussi légitimes que les respects que l'on doit aux princes; et fussiez-vous le roi de Castille mÃÂȘme, si vous ÃÂȘtes généreux, vous ne sauriez penser autrement. Je ne vous ai point manqué de respect, supposé que je vous en doive; mais les sentiments que je vous montre depuis que je vous parle méritaient de votre part plus d'attention que vous ne leur en avez donné. Cependant je continuerai à vous respecter, puisque vous dites qu'il le faut, sans pourtant en examiner moins si le mariage dont il s'agit est vraiment convenable. Il sort fiÚrement. ScÚne IX Frédéric, L'Ambassadeur Frédéric. - La maniÚre dont vous venez de lui parler me fait présumer bien des choses; peut-ÃÂȘtre sous le titre d'Ambassadeur nous cachez-vous... L'Ambassadeur. - Non, Monsieur, il n'y a rien à présumer; c'est un ton que j'ai cru pouvoir prendre avec un aventurier que le sort a élevé. Frédéric. - Eh bien! que dites-vous de cet homme-là ? L'Ambassadeur. - Je dis que je l'estime. Frédéric. - Cependant, si nous ne le renversons, vous ne pouvez réussir; ne joindrez-vous pas vos efforts aux nÎtres? L'Ambassadeur. - J'y consens, à condition que nous ne tenterons rien qui soit indigne de nous; je veux le combattre généreusement, comme il le mérite. Frédéric. - Toutes actions sont généreuses, quand elles tendent au bien général. L'Ambassadeur. - Ne vous en fiez pas à vous vous haïssez Lélio, et la haine entend mal à faire des maximes d'honneur. Je tùcherai de voir aujourd'hui la Princesse. Je vous quitte, j'ai quelques dépÃÂȘches à faire, nous nous reverrons tantÎt. ScÚne X Frédéric, Arlequin, arrivant tout essoufflé. Frédéric, à part. - Monsieur l'Ambassadeur me paraÃt bien scrupuleux! Mais voici Arlequin qui accourt à moi. Arlequin. - Par la mardi! Monsieur le conseiller, il y a longtemps que je galope aprÚs vous; vous ÃÂȘtes plus difficile à trouver qu'une botte de foin dans une aiguille. Frédéric. - Je ne me suis pourtant pas écarté; as-tu quelque chose à me dire? Arlequin. - Attendez, je crois que j'ai laissé ma respiration par les chemins; ouf... Frédéric. - Reprends haleine. Arlequin. - Oh dame, cela ne se prend pas avec la main. Ohi! ohi! Je vous ai été chercher au palais, dans les salles, dans les cuisines; je trottais par-ci, je trottais par-là , je trottais partout; et y allons vite, et boute et gare. N'avez-vous pas vu le seigneur Frédéric? Hé non, mon ami! OÃÂč diable est-il donc? que la peste l'étouffe! Et puis je cours encore, patati, patata; je jure, je rencontre un porteur d'eau, je renverse son eau N'avez-vous pas vu le seigneur Frédéric? Attends, attends, je vais te donner du seigneur Frédéric par les oreilles. Moi, je m'enfuis. Par la sambleu, morbleu, ne serait-il pas au cabaret? J'y rentre, je trouve du vin, je bois chopine, je m'apaise, et puis je reviens; et puis vous voilà . Frédéric. - AchÚve; sais-tu quelque chose? Tu me donnes bien de l'impatience. Arlequin. - Cent mille écus ne seraient pas dignes de me payer ma peine; pourtant j'en rabattrai beaucoup. Frédéric. - Je n'ai point d'argent sur moi, mais je t'en promets au sortir d'ici. Arlequin. - Pourquoi est-ce que vous laissez votre bourse à la maison? Si j'avais su cela, je ne vous aurais pas trouvé; car, pendant que j'y suis, il faut que je vous tienne. Frédéric. - Tu n'y perdras rien; parle, que sais-tu? Arlequin. - De bonnes choses, c'est du nanan. Frédéric. - Voyons. Arlequin. - Cet argent promis m'envoie des scrupules; si vous pouviez me donner des gages; ce petit diamant qui est à votre doigt, par exemple? quand cela promet de l'argent, cela tient parole. Frédéric. - Prends; le voilà pour garant de la mienne; ne me fais plus languir. Arlequin. - Vous ÃÂȘtes honnÃÂȘte homme, et votre bague aussi. Or donc, tantÎt, Monsieur Lélio, qui vous méprise que c'est une bénédiction, il parlait à lui tout seul... Frédéric. - Bon! Arlequin. - Oui, bon!... Voilà la Princesse qui vient. Dirai-je tout devant elle? Frédéric, aprÚs avoir rÃÂȘvé. - Tu m'en fais venir l'idée. Oui; mais ne dis rien de tes engagements avec moi. Je vais parler le premier; conforme-toi à ce que tu m'entendras dire. ScÚne XI La Princesse, Hortense, Frédéric, Arlequin La Princesse. - Eh bien! Frédéric, qu'a-t-on conclu avec l'Ambassadeur? Frédéric. - Madame, Monsieur Lélio penche à croire que sa proposition est recevable. La Princesse. - Lui, son sentiment est que j'épouse le roi de Castille? Frédéric. - Il n'a demandé que le temps d'examiner un peu la chose. La Princesse. - Je n'aurais pas cru qu'il dût penser comme vous le dites. Arlequin, derriÚre elle. - Il en pense, ma foi, bien d'autres! La Princesse. - Ah! te voilà ? A Frédéric. Que faites-vous de son valet ici? Frédéric. - Quand vous ÃÂȘtes arrivée, Madame, il venait, disait-il, me déclarer quelque chose qui vous concerne, et que le zÚle qu'il a pour vous l'oblige de découvrir. Monsieur Lélio y est mÃÂȘlé; mais je n'ai pas eu encore le temps de savoir ce que c'est. La Princesse. - Sachons-le; de quoi s'agit-il? Arlequin. - C'est que, voyez-vous, Madame, il n'y a mardi point de chanson à cela, je suis bon serviteur de Votre Principauté. Hortense. - Eh quoi Madame, pouvez-vous prÃÂȘter l'oreille aux discours de pareilles gens? La Princesse. - On s'amuse de tout. Continue. Arlequin. - Je n'entends ni à dia ni à huau, quand on ne vous rend pas la révérence qui vous appartient. La Princesse. - A merveille. Mais viens au fait sans compliment. Arlequin. - Oh! dame, quand on vous parle, à vous autres, ce n'est pas le tout que d'Îter son chapeau, il faut bien mettre en avant quelque petite faribole au bout. A cette heure voilà mon histoire. Vous saurez donc, avec votre permission, que tantÎt j'écoutais Monsieur Lélio, qui faisait la conversation des fous, car il parlait tout seul. Il était devant moi, et moi derriÚre. Or, ne vous déplaise, il ne savait pas que j'étais là ; il se virait, je me virais; c'était une farce. Tout d'un coup il ne s'est plus viré, et puis s'est mis à dire comme cela Ouf je suis diablement embarrassé. Moi j'ai deviné qu'il avait de l'embarras. Quand il a eu dit cela, il n'a rien dit davantage, il s'est promené; ensuite il y a pris un grand frisson. Hortense. - En vérité, Madame, vous m'étonnez. La Princesse. - Que veux-tu dire un frisson? Arlequin. - Oui, il a dit Je tremble. Et ce n'était pas pour des prunes, le gaillard! Car, a-t-il repris, j'ai lorgné ma gentille maÃtresse pendant cette belle fÃÂȘte; et si cette Princesse, qui est plus fine qu'un merle, a vu trotter ma prunelle, mon affaire va mal, j'en dis du mirlirot. Là -dessus autre promenade, ensuite autre conversation. Par la ventre-bleu! a-t-il dit, j'ai du guignon je suis amoureux de cette gracieuse personne, et si la Princesse vient à le savoir, et y allons donc, nous verrons beau train, je serai un joli mignon; elle sera capable de me friponner ma mie. Jour de Dieu! ai-je dit en moi-mÃÂȘme, friponner, c'est le fait des larrons, et non pas d'une Princesse qui est fidÚle comme l'or. Vertuchoux! qu'est-ce que c'est que tout ce tripotage-là ? toutes ces paroles-là ont mauvaise mine; mon patron songe à la malice, et il faut avertir cette pauvre Princesse à qui on en ferait passer quinze pour quatorze. Je suis donc venu comme un honnÃÂȘte garçon, et voilà que je vous découvre le pot aux roses peut-ÃÂȘtre que je ne vous dis pas les mots, mais je vous dis la signification du discours, et le tout gratis, si cela vous plaÃt. Hortense, à part. - Quelle aventure! Frédéric, à la Princesse. - Madame, vous m'avez dit quelquefois que je présumais mal de Lélio; voyez l'abus qu'il fait de votre estime. La Princesse. - Taisez-vous; je n'ai que faire de vos réflexions. A Arlequin. Pour toi, je vais t'apprendre à trahir ton maÃtre, à te mÃÂȘler de choses que tu ne devais pas entendre et à me compromettre dans l'impertinente répétition que tu en fais; une étroite prison me répondra de ton silence. Arlequin, se mettant à genoux. - Ah! ma bonne dame, ayez pitié de moi; arrachez-moi la langue, et laissez-moi la clef des champs. Miséricorde, ma reine! je ne suis qu'un butor, et c'est ce misérable conseiller de malheur qui m'a brouillé avec votre charitable personne. La princesse. - Comment cela? Frédéric. - Madame, c'est un valet qui vous parle, et qui cherche à se sauver; je ne sais ce qu'il veut dire. Hortense. - Laissez, laissez-le parler, Monsieur. Arlequin, à Frédéric. - Allez, je vous ai bien dit que vous ne valiez rien, et vous ne m'avez pas voulu croire. Je ne suis qu'un chétif valet, et si pourtant, je voulais ÃÂȘtre homme de bien; et lui, qui est riche et grand seigneur, il n'a jamais eu le coeur d'ÃÂȘtre honnÃÂȘte homme. Frédéric. - Il va vous en imposer, Madame. La Princesse. - Taisez-vous, vous dis-je; je veux qu'il parle. Arlequin. - Tenez, Madame, voilà comme cela est venu. Il m'a trouvé comme j'allais tout droit devant moi... Veux-tu me faire un plaisir? m'a-t-il dit. - Hélas! de toute mon ùme, car je suis bon et serviable de mon naturel. - Tiens, voilà une pistole. - Grand merci. - En voilà encore une autre. - Donnez, mon brave homme. - Prends encore cette poignée de pistoles. - Et oui-da, mon bon Monsieur. - Veux-tu me rapporter ce que tu entendras dire à ton maÃtre? - Et pourquoi cela? - Pour rien, par curiosité. - Oh! non, mon compÚre, non. - Mais je te donnerai tant de bonnes drogues; je te ferai ci, je te ferai cela; je sais une fille qui est jolie, qui est dans ses meubles; je la tiens dans ma manche; je te la garde. - Oh! oh! montrez-la pour voir. - Je l'ai laissée au logis; mais, suis-moi, tu l'auras. - Non, non, brocanteur, non. - Quoi! tu ne veux pas d'une jolie fille?... A la vérité, Madame, cette fille-là me trottait dans l'ùme; il me semblait que je la voyais, qu'elle était blanche, potelée. Quelle satisfaction! Je trouvais cela bien friand. Je bataillais, je bataillais comme un César; vous m'auriez mangé de plaisir en voyant mon courage; à la fin je suis chu. Il me doit encore une pension de cent écus par an, et j'ai déjà reçu la fillette, que je ne puis pas vous montrer, parce qu'elle n'est pas là ; sans compter une prophétie qui a parlé, à ce qu'ils disent, de mon argent, de ma fortune et de ma friponnerie. La Princesse. - Comment s'appelle-t-elle, cette fille? Arlequin. - Lisette. Ah! Madame, si vous voyiez sa face, vous seriez ravie; avec cette créature-là , il faut que l'honneur d'un homme plie bagage, il n'y a pas moyen. Frédéric. - Un misérable comme celui-là peut-il imaginer tant d'impostures? Arlequin. - Tenez, Madame, voilà encore sa bague qu'il m'a mise en gage pour de l'argent qu'il me doit donner tantÎt. Regardez mon innocence. Vous qui ÃÂȘtes une princesse, si on vous donnait tant d'argent, de pensions, de bagues, et un joli garçon, est-ce que vous y pourriez tenir? Mettez la main sur la conscience. Je n'ai rien inventé; j'ai dit ce que Monsieur Lélio a dit. Hortense, à part. - Juste ciel! La Princesse, à Frédéric en s'en allant. - Je verrai ce que je dois faire de vous, Frédéric; mais vous ÃÂȘtes le plus indigne et le plus lùche de tous les hommes. Arlequin. - Hélas! délivre-moi de la prison. La Princesse. - Laisse-moi. Hortense, déconcertée. - Voulez-vous que je vous suive, Madame? La Princesse. - Non, Madame, restez, je suis bien aise d'ÃÂȘtre seule; mais ne vous écartez point. ScÚne XII Frédéric, Hortense, Arlequin Arlequin. - Me voilà bien accommodé! je suis un bel oiseau! j'aurai bon air en cage! Et puis aprÚs cela fiez-vous aux prophéties! prenez des pensions, et aimez les filles! Pauvre Arlequin! adieu la joie; je n'userai plus de souliers, on va m'enfermer dans un étui, à cause de ce Sarrasin-là en montrant Frédéric. Frédéric. - Que je suis malheureux, Madame! Vous n'avez jamais paru me vouloir du mal; dans la situation oÃÂč m'a mis un zÚle imprudent pour les intérÃÂȘts de la Princesse, puis-je espérer de vous une grùce? Hortense, outrée. - Oui-da, Monsieur, faut-il demander qu'on vous Îte la vie, pour vous délivrer du malheur d'ÃÂȘtre détesté de tous les hommes? Voilà , je pense, tout le service qu'on peut vous rendre, et vous pouvez compter sur moi. ScÚne XIII Lélio, arrive, Hortense, Frédéric, Arlequin Frédéric. - Que vous ai-je fait, Madame Arlequin, voyant Lélio. - Ah! mon maÃtre bien-aimé, venez que je vous baise les pieds, je ne suis pas digne de vous baiser les mains. Vous savez bien le privilÚge que vous m'avez donné tantÎt; eh bien ce privilÚge est ma perdition pour deux ou trois petites miettes de paroles que j'ai lùchées de vous à la Princesse, elle veut que je garde la chambre; et j'allais faire mes fiançailles. Lélio. - Que signifient les paroles qu'il a dites, Madame? Je m'aperçois qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire dans le palais; les gardes m'ont reçu avec une froideur qui m'a surpris; qu'est-il arrivé? Hortense. - Votre valet, payé par Frédéric, a rapporté à la Princesse ce qu'il vous a entendu dire dans un moment oÃÂč vous vous croyiez seul. Lélio. - Eh qu'a-t-il rapporté? Hortense. - Que vous aimiez certaine dame; que vous aviez peur que la Princesse ne vous l'eût vu regarder pendant la fÃÂȘte, et ne vous l'Îtùt, si elle savait que vous l'aimiez. Lélio. - Et cette dame, l'a-t-on nommée? Hortense. - Non; mais apparemment on la connaÃt bien; et voilà l'obligation que vous avez à Frédéric, dont les présents ont corrompu votre valet. Arlequin. - Oui, c'est fort bien dit; il m'a corrompu; j'avais le coeur plus net qu'une perle; j'étais tout à fait gentil; mais depuis que je l'ai fréquenté, je vaux moins d'écus que je ne valais de mailles. Frédéric, se retirant de son abstraction. - Oui, Monsieur, je vous l'avouerai encore une fois, j'ai cru bien servir l'Etat et la Princesse en tùchant d'arrÃÂȘter votre fortune; suivez ma conduite, elle me justifie. Je vous ai prié de travailler à me faire premier ministre, il est vrai; mais quel pouvait ÃÂȘtre mon dessein? Suis-je dans un ùge à souhaiter un emploi si fatigant? Non, Monsieur; trente années d'exercice m'ont rassasié d'emplois et d'honneurs, il ne me faut que du repos; mais je voulais m'assurer de vos idées, et voir si vous aspiriez vous-mÃÂȘme au rang que je feignais de souhaiter. J'allais dans ce cas parler à la Princesse, et la détourner, autant que j'aurais pu, de remettre tant de pouvoir entre des mains dangereuses et tout à fait inconnues. Pour achever de vous pénétrer, je vous ai offert ma fille; vous l'avez refusée; je l'avais prévu, et j'ai tremblé du projet dont je vous ai soupçonné sur ce refus, et du succÚs que pouvait avoir ce projet mÃÂȘme. Car enfin, vous avez la faveur de la Princesse, vous ÃÂȘtes jeune et aimable, tranchons le mot, vous pouvez lui plaire, et jeter dans son coeur de quoi lui faire oublier ses véritables intérÃÂȘts et les nÎtres, qui étaient qu'elle épousùt le roi de Castille. Voilà ce que j'appréhendais, et la raison de tous les efforts que j'ai fait contre vous. Vous m'avez cru jaloux de vous, quand je n'étais inquiet que pour le bien public. Je ne vous le reproche pas les vues jalouses et ambitieuses ne sont que trop ordinaires à mes pareils; et ne me connaissant pas, il vous était permis de me confondre avec eux, de méconnaÃtre un zÚle assez rare, et qui d'ailleurs se montrait par des actions équivoques. Quoi qu'il en soit, tout louable qu'il est, ce zÚle, je me vois prÚs d'en ÃÂȘtre la victime. J'ai combattu vos desseins, parce qu'ils m'ont paru dangereux. Peut-ÃÂȘtre ÃÂȘtes-vous digne qu'ils réussissent, et la maniÚre dont vous en userez avec moi dans l'état oÃÂč je suis, l'usage que vous ferez de votre crédit auprÚs de la Princesse, enfin la destinée que j'éprouverai, décidera de l'opinion que je dois avoir de vous. Si je péris aprÚs d'aussi louables intentions que les miennes, je ne me serai point trompé sur votre compte; je périrai du moins avec la consolation d'avoir été l'ennemi d'un homme qui, en effet, n'était pas vertueux. Si je ne péris pas, au contraire, mon estime, ma reconnaissance et mes satisfactions vous attendent. Arlequin. - Il n'y aura donc que moi qui resterai un fripon, faute de savoir faire une harangue. Lélio, à Frédéric. - Je vous sauverai si je puis, Frédéric; vous me faites du tort; mais l'honnÃÂȘte homme n'est pas méchant, et je ne saurais refuser ma pitié aux opprobres dont vous couvre votre caractÚre. Frédéric. - Votre pitié!... Adieu, Lélio; peut-ÃÂȘtre à votre tour aurez-vous besoin de la mienne. Il s'en va. Lélio, à Arlequin. - Va m'attendre. Arlequin sort en pleurant. ScÚne XIV Lélio, Hortense Lélio. - Vous l'avez prévu, Madame, mon amour vous met dans le péril, et je n'ose presque vous regarder. Hortense. - Quoi! l'on va peut-ÃÂȘtre me séparer d'avec vous, et vous ne voulez pas me regarder, ni voir combien je vous aime! Montrez-moi du moins combien vous m'aimez, je veux vous voir. Lélio, lui baisant la main. - Je vous adore. Hortense. - J'en dirai autant que vous, si vous le voulez; cela ne tient à rien; je ne vous verrai plus, je ne me gÃÂȘne point, je dis tout. Lélio. - Quel bonheur! mais qu'il est traversé; cependant, Madame, ne vous alarmez point, je vais déclarer qui je suis à la Princesse, et lui avouer... Hortense. - Lui dire qui vous ÃÂȘtes!... Je vous le défends; c'est une ùme violente, elle vous aime, elle se flattait que vous l'aimiez, elle vous aurait épousé, tout inconnu que vous lui ÃÂȘtes; elle verrait à présent que vous lui convenez. Vous ÃÂȘtes dans son palais sans secours, vous m'avez donné votre coeur, tout cela serait affreux pour elle; vous péririez, j'en suis sûre; elle est déjà jalouse, elle deviendrait furieuse, elle en perdrait l'esprit; elle aurait raison de le perdre, je le perdrais comme elle, et toute la terre le perdrait. Je sens cela; mon amour le dit; fiez-vous à lui, il vous connaÃt bien. Se voir enlever un homme comme vous! vous ne savez pas ce que c'est; j'en frémis, n'en parlons plus. Laissez-vous gouverner; réglons-nous sur les événements, je le veux. Peut-ÃÂȘtre allez-vous ÃÂȘtre arrÃÂȘté; ne restons point ici, retirons-nous; je suis mourante de frayeur pour vous; mon cher Prince, que vous m'avez donné d'amour! N'importe, je vous le pardonne, sauvez-vous, je vous en promets encore davantage. Adieu; ne restons point à présent ensemble, peut-ÃÂȘtre nous verrons-nous libres. Lélio. - Je vous obéis; mais si l'on s'en prend à vous, vous devez me laisser faire. Acte III ScÚne premiÚre Hortense, seule. Hortense. - La Princesse m'envoie chercher que je crains la conversation que nous aurons ensemble! Que me veut-elle? aurait-elle encore découvert quelque chose? Il a fallu me servir d'Arlequin, qui m'a paru fidÚle. On n'a permis qu'à lui de voir Lélio. M'aurait-il trahi? l'aurait-on surpris? Voici quelqu'un, retirons-nous, c'est peut-ÃÂȘtre la Princesse, et je ne veux pas qu'elle me voie dans ce moment-ci. ScÚne II Arlequin, Lisette Lisette. - Il semble que vous vous défiez de moi, Arlequin; vous ne m'apprenez rien de ce qui vous regarde. La Princesse vous a tantÎt envoyé chercher; est-elle encore fùchée contre nous? Qu'a-t-elle dit? Arlequin. - D'abord, elle ne m'a rien dit, elle m'a regardé d'un air suffisant; moi, la peur m'a pris; je me tenais comme cela tout dans un tas; ensuite elle m'a dit approche. J'ai donc avancé un pied, et puis un autre pied, et puis un troisiÚme pied, et de pied en pied je me suis trouvé vers elle, mon chapeau sur mes deux mains. Lisette. - AprÚs?... Arlequin. - AprÚs, nous sommes entrés en conversation; elle m'a dit veux-tu que je te pardonne ce que tu as fait? Tout comme il vous plaira, ai-je dit, je n'ai rien à vous commander, ma bonne dame. Elle a répondu Va-t'en dire à Hortense que ton maÃtre, à qui on t'a permis de parler, t'a donné en secret ce billet pour elle. Tu me rapporteras sa réponse. Madame, dormez en repos, et tenez-vous gaillarde; vous voyez le premier homme du monde pour donner une bourde, vous ne la donneriez pas mieux que moi; car je mens à faire plaisir, foi de garçon d'honneur. Lisette. - Vous avez pris le billet? Arlequin. - Oui, bien proprement. Lisette. - Et vous l'avez porté à Hortense? Arlequin. - Oui, mais la prudence m'a pris, et j'ai fait une réflexion; j'ai dit Par la mardi, c'est que cette Princesse avec Hortense veut éprouver si je serai encore un coquin. Lisette. - Hé bien, à quoi vous a conduit cette réflexion-là ? Avez-vous dit à Hortense que ce billet venait de la Princesse, et non pas de Monsieur Lélio? Arlequin. - Vous l'avez deviné, ma mie. Lisette. - Et vous croyez qu'Hortense est de concert avec la Princesse, et qu'elle lui rendra compte de votre sincérité? Arlequin. - Eh quoi donc? elle ne l'a pas dit; mais plus fin que moi n'est pas bÃÂȘte. Lisette. - Qu'a-t-elle répondu à votre message? Arlequin. - Oh, elle a voulu m'enjÎler, en me disant que j'étais un honnÃÂȘte garçon; ensuite elle a fait semblant de griffonner un papier pour Monsieur Lélio. Lisette. - Qu'elle vous a recommandé de lui rendre? Arlequin. - Oui; mais il n'aura pas besoin de lunettes pour le lire; c'est encore une attrape qu'on me fait. Lisette. - Et qu'en ferez-vous donc? Arlequin. - Je n'en sais rien; mon honneur est dans l'embarras là -dessus. Lisette. - Il faut absolument le remettre à la Princesse, Arlequin, n'y manquez pas; son intention n'était pas que vous avouassiez que ce billet venait d'elle; par bonheur que votre aveu n'a servi qu'à persuader à Hortense qu'elle pouvait se fier à vous; peut-ÃÂȘtre mÃÂȘme ne vous aurait-elle pas donné un billet pour Lélio sans cela; votre imprudence a réussi; mais encore une fois, remettez la réponse à la Princesse, elle ne vous pardonnera qu'à ce prix. Arlequin. - Votre foi? Lisette. - J'entends du bruit, c'est peut-ÃÂȘtre elle qui vient pour vous le demander. Adieu; vous me direz ce qui en sera arrivé. ScÚne III Arlequin, La Princesse Arlequin, seul un moment. - TantÎt on voulait m'emprisonner pour une fourberie; et à cette heure, pour une fourberie, on me pardonne. Quel galimatias que l'honneur de ce pays-ci! La Princesse. - As-tu vu Hortense? Arlequin. - Oui, Madame, je lui ai menti, suivant votre ordonnance. La Princesse. - A-t-elle fait réponse? Arlequin. - Notre tromperie va à merveille; j'ai un billet doux pour Monsieur Lélio. La Princesse. - Juste ciel! donne vite et retire-toi. Arlequin, aprÚs avoir fouillé dans toutes ses poches, les vide, et en tire toutes sortes de brimborions. - Ah! le maudit tailleur, qui m'a fait des poches percées! Vous verrez que la lettre aura passé par ce trou-là . Attendez, attendez, j'oubliais une poche; la voilà . Non; peut-ÃÂȘtre que je l'aurai oubliée à l'office, oÃÂč j'ai été pour me rafraÃchir. La Princesse. - Va la chercher, et me l'apporte sur-le-champ... Arlequin s'en va... Elle continue. ScÚne IV La Princesse La Princesse. - Indigne amie, tu lui fais réponse, et me voici convaincue de ta trahison, tu ne l'aurais jamais avoué sans ce malheureux stratagÚme, qui ne m'instruit que trop; allons, poursuivons mon projet, privons l'ingrat de ses honneurs, qu'il ait la douleur de voir son ennemi en sa place, promettons ma main au roi de Castille, et punissons aprÚs les deux perfides de la honte dont ils me couvrent. La voici; contraignons-nous, en attendant le billet qui doit la convaincre. ScÚne V La Princesse, Hortense Hortense. - Je me rends à vos ordres, Madame, on m'a dit que vous vouliez me parler. La Princesse. - Vous jugez bien que, dans l'état oÃÂč je suis, j'ai besoin de consolation, Hortense; et ce n'est qu'à vous seule à qui je puis ouvrir mon coeur. Hortense. - Hélas! Madame, j'ose vous assurer que vos chagrins sont les miens. La Princesse, à part. - Je le sais bien, perfide... Je vous ai confié mon secret comme à la seule amie que j'aie au monde; Lélio ne m'aime point, vous le savez. Hortense. - On aurait de la peine à se l'imaginer; et à votre place, je voudrais encore m'éclaircir. Il entre peut-ÃÂȘtre dans son coeur plus de timidité que d'indifférence. La Princesse. - De la timidité, Madame! Votre amitié pour moi vous fournit des motifs de consolation bien faibles, ou vous ÃÂȘtes bien distraite! Hortense. - On ne peut ÃÂȘtre plus attentive que je le suis, Madame. La Princesse. - Vous oubliez pourtant les obligations que je vous ai; lui, n'oser me dire qu'il m'aime! eh! ne l'avez-vous pas informé de ma part des sentiments que j'avais pour lui? Hortense. - J'y pensais tout à l'heure, Madame; mais je crains de l'en avoir mal informé. Je parlais pour une princesse; la matiÚre était délicate, je vous aurai peut-ÃÂȘtre un peu trop ménagée, je me serai expliquée d'une maniÚre obscure, Lélio ne m'aura pas entendue et ce sera ma faute. La Princesse. - Je crains, à mon tour, que votre ménagement pour moi n'ait été plus loin que vous ne dites; peut-ÃÂȘtre ne l'avez-vous pas entretenu de mes sentiments; peut-ÃÂȘtre l'avez-vous trouvé prévenu pour une autre; et vous, qui prenez à mon coeur un intérÃÂȘt si tendre, si généreux, vous m'avez fait un mystÚre de tout ce qui s'est passé; c'est une discrétion prudente, dont je vous crois trÚs capable. Hortense. - Je lui ai dit que vous l'aimiez, Madame, soyez-en persuadée. La Princesse. - Vous lui avez dit que je l'aimais, et il ne vous a pas entendue, dites-vous? Ce n'est pourtant pas s'expliquer d'une maniÚre énigmatique; je suis outrée, je suis trahie, méprisée, et par qui, Hortense? Hortense. - Madame, je puis vous ÃÂȘtre importune en ce moment-ci; je me retirerai, si vous voulez. La Princesse. - C'est moi qui vous suis à charge; notre conversation vous fatigue, je le sens bien; mais cependant restez, vous me devez un peu de complaisance. Hortense. - Hélas! Madame, si vous lisiez dans mon coeur, vous verriez combien vous m'inquiétez. La Princesse, à part. - Ah! je n'en doute pas... Arlequin ne vient point... Calmez cependant vos inquiétudes sur mon compte; ma situation est triste, à la vérité; j'ai été le jouet de l'ingratitude et de la perfidie; mais j'ai pris mon parti. Il ne me reste plus qu'à découvrir ma rivale, et cela va ÃÂȘtre fait; vous auriez pu me la faire connaÃtre, sans doute; mais vous la trouvez trop coupable, et vous avez raison. Hortense. - Votre rivale! mais en avez-vous une, ma chÚre Princesse? Ne serait-ce pas moi que vous soupçonneriez encore? parlez-moi franchement, c'est moi, vos soupçons continuent. Lélio, disiez-vous tantÎt, m'a regardée pendant la fÃÂȘte, Arlequin en dit autant, vous me condamnez là -dessus, vous n'envisagez que moi voilà comment l'amour juge. Mais mettez-vous l'esprit en repos; souffrez que je me retire, comme je le voulais. Je suis prÃÂȘte à partir tout à l'heure, indiquez-moi l'endroit oÃÂč vous voulez que j'aille, Îtez-moi la liberté, s'il est nécessaire, rendez-la ensuite à Lélio, faites-lui un accueil obligeant, rejetez sa détention sur quelques faux avis; montrez-lui dÚs aujourd'hui plus d'estime, plus d'amitié que jamais, et de cette amitié qui le frappe, qui l'avertisse de vous étudier; et dans trois jours, dans vingt-quatre heures, peut-ÃÂȘtre saurez-vous à quoi vous en tenir avec lui. Vous voyez comment je m'y prends avec vous; voilà , de mon cÎté, tout ce que je puis faire. Je vous offre tout ce qui dépend de moi pour vous calmer, bien mortifiée de n'en pouvoir faire davantage. La Princesse. - Non, Madame, la vérité mÃÂȘme ne peut s'expliquer d'une maniÚre plus naïve. Et que serait-ce donc que votre coeur, si vous étiez coupable aprÚs cela? Calmez-vous, j'attends des preuves incontestables de votre innocence. A l'égard de Lélio, je donne la place à Frédéric, qui n'a péché, j'en suis sûre, que par excÚs de zÚle. Je l'ai envoyé chercher, et je veux le charger du soin de mettre Lélio en lieu oÃÂč il ne pourra me nuire; il m'échapperait s'il était libre, et me rendrait la fable de toute la terre. Hortense. - Ah! voilà d'étranges résolutions, Madame. La Princesse. - Elles sont judicieuses. ScÚne VI La Princesse, Hortense, Arlequin Arlequin. - Madame, c'est là le billet que Madame Hortense m'a donné... la voilà pour le dire elle-mÃÂȘme. Hortense. - Oh ciel! La Princesse. - Va-t'en. Il s'en va. Hortense. - Souvenez-vous que vous ÃÂȘtes généreuse. La Princesse lit. - Arlequin est le seul par qui je puisse vous avertir de ce que j'ai à vous dire, tout dangereux qu'il est peut-ÃÂȘtre de s'y fier; il vient de me donner une preuve de fidélité, sur laquelle je crois pouvoir hasarder ce billet pour vous, dans le péril oÃÂč vous ÃÂȘtes. Demandez à parler à la Princesse, plaignez-vous avec douleur de votre situation, calmez son coeur, et n'oubliez rien de ce qui pourra lui faire espérer qu'elle touchera le vÎtre... Devenez libre, si vous voulez que je vive; fuyez aprÚs, et laissez à mon amour le soin d'assurer mon bonheur et le vÎtre. La Princesse. - Je ne sais oÃÂč j'en suis. Hortense. - C'est lui qui m'a sauvé la vie. La Princesse. - Et c'est vous qui m'arrachez la mienne. Adieu; je vais me résoudre à ce que je dois faire. Hortense. - ArrÃÂȘtez un moment, Madame, je suis moins coupable que vous ne pensez... Elle fuit... elle ne m'écoute point; cher Prince, qu'allez-vous devenir... je me meurs, c'est moi, c'est mon amour qui vous perd! Mon amour! ah! juste ciel! mon sort sera-t-il de vous faire périr? Cherchons-lui partout du secours. Voici Frédéric; essayons de le gagner lui-mÃÂȘme. ScÚne VII Frédéric, Hortense Hortense. - Seigneur, je vous demande un moment d'entretien. Frédéric. - J'ai ordre d'aller trouver la Princesse, Madame. Hortense. - Je le sais, et je n'ai qu'un mot à vous dire. Je vous apprends que vous allez remplir la place de Lélio. Frédéric. - Je l'ignorais; mais si la Princesse le veut, il faudra bien obéir. Hortense. - Vous haïssez Lélio, il ne mérite plus votre haine, il est à plaindre aujourd'hui. Frédéric. - J'en suis fùché, mais son malheur ne me surprend point; il devait mÃÂȘme lui arriver plus tÎt sa conduite était si hardie... Hortense. - Moins que vous ne croyez, Seigneur; c'est un homme estimable, plein d'honneur. Frédéric. - A l'égard de l'honneur, je n'y touche pas; j'attends toujours à la derniÚre extrémité pour décider contre les gens là -dessus. Hortense. - Vous ne le connaissez pas, soyez persuadé qu'il n'avait nulle intention de vous nuire. Frédéric. - J'aurais besoin pour cet article-là d'un peu plus de crédulité que je n'en ai, Madame. Hortense. - Laissons donc cela, Seigneur; mais me croyez-vous sincÚre? Frédéric. - Oui, Madame, trÚs sincÚre, c'est un titre que je ne pourrais vous disputer sans injustice; tantÎt, quand je vous ai demandé votre protection, vous m'avez donné des preuves de franchise qui ne souffrent pas un mot de réplique. Hortense. - Je vous regardais alors comme l'auteur d'une intrigue qui m'était fùcheuse; mais achevons. La Princesse a des desseins contre Lélio, dont elle doit vous charger; détournez-la de ces desseins; obtenez d'elle que Lélio sorte dÚs à présent de ses Etats; vous n'obligerez point un ingrat. Ce service que vous lui rendrez, que vous me rendrez à moi-mÃÂȘme, le fruit n'en sera pas borné pour vous au seul plaisir d'avoir fait une bonne action, je vous en garantis des récompenses au-dessus de ce que vous pourriez vous imaginer, et telles enfin que je n'ose vous le dire. Frédéric. - Des récompenses, Madame! Quand j'aurais l'ùme intéressée, que pourrais-je attendre de Lélio? Mais, grùces au ciel, je n'envie ni ses biens ni ses emplois; ses emplois, j'en accepterai l'embarras, s'il le faut, par dévouement aux intérÃÂȘts de la Princesse. A l'égard de ses biens, l'acquisition en a été trop rapide et trop aisée à faire; je n'en voudrais pas, quand il ne tiendrait qu'à moi de m'en saisir; je rougirais de les mÃÂȘler avec les miens; c'est à l'Etat à qui ils appartiennent, et c'est à l'Etat à les reprendre. Hortense. - Ha Seigneur! Que l'Etat s'en saisisse, de ces biens dont vous parlez, si on les lui trouve. Frédéric. - Si on les lui trouve? C'est fort bien dit, Madame; car les aventuriers prennent leurs mesures; il est vrai que, lorsqu'on les tient, on peut les engager à révéler leur secret. Hortense. - Si vous saviez de qui vous parlez, vous changeriez bien de langage; je n'ose en dire plus, je jetterais peut-ÃÂȘtre Lélio dans un nouveau péril. Quoi qu'il en soit, les avantages que vous trouveriez à le servir n'ont point de rapport à sa fortune présente; ceux dont je vous entretiens sont d'une autre sorte, et bien supérieurs. Je vous le répÚte vous ne ferez jamais rien qui puisse vous en apporter de si grands, je vous en donne ma parole; croyez-moi, vous m'en remercierez. Frédéric. - Madame, modérez l'intérÃÂȘt que vous prenez à lui; supprimez des promesses dont vous ne remarquez pas l'excÚs, et qui se décréditent d'elles-mÃÂȘmes. La Princesse a fait arrÃÂȘter Lélio, et elle ne pouvait se déterminer à rien de plus sage. Si, avant que d'en venir là , elle m'avait demandé mon avis, ce qu'elle a fait, j'aurais cru, je vous jure, ÃÂȘtre obligé en conscience de lui conseiller de le faire; cela posé, vous voyez quel est mon devoir dans cette occasion-ci, Madame, la conséquence est aisée à tirer. Hortense. - TrÚs aisée, seigneur Frédéric; vous avez raison; dÚs que vous me renvoyez à votre conscience, tout est dit; je sais quelle espÚce de devoirs sa délicatesse peut vous dicter. Frédéric. - Sur ce pied-là , Madame, loin de conseiller à la Princesse de laisser échapper un homme aussi dangereux que Lélio, et qui pourrait le devenir encore, vous approuverez que je lui montre la nécessité qu'il y a de m'en laisser disposer d'une maniÚre qui sera douce pour Lélio, et qui pourtant remédiera à tout. Hortense. - Qui remédiera à tout!... A part. Le scélérat! Je serais curieuse, seigneur Frédéric, de savoir par quelles voies vous rendriez Lélio suspect; voyons, de grùce, jusqu'oÃÂč l'industrie de votre iniquité pourrait tromper la Princesse sur un homme aussi ennemi du mal que vous l'ÃÂȘtes du bien; car voilà son portrait et le vÎtre. Frédéric. - Vous vous emportez sans sujet, Madame; encore une fois, cachez vos chagrins sur le sort de cet inconnu; ils vous feraient tort, et je ne voudrais pas que la Princesse en fût informée. Vous ÃÂȘtes du sang de nos souverains; Lélio travaillait à se rendre maÃtre de l'Etat; son malheur vous consterne tout cela amÚnerait des réflexions qui pourraient vous embarrasser. Hortense. - Allez, Frédéric, je ne vous demande plus rien; vous ÃÂȘtes trop méchant pour ÃÂȘtre à craindre; votre méchanceté vous met hors d'état de nuire à d'autres qu'à vous-mÃÂȘme; à l'égard de Lélio, sa destinée, non plus que la mienne, ne relÚvera jamais de la lùcheté de vos pareils. Frédéric. - Madame, je crois que vous voudrez bien me dispenser d'en écouter davantage; je puis me passer de vous entendre achever mon éloge. Voici Monsieur l'Ambassadeur, et vous me permettrez de le joindre. ScÚne VIII L'Ambassadeur, Hortense, Frédéric Hortense. - Il me fera raison de vos refus. Seigneur, daignez m'accorder une grùce; je vous la demande avec la confiance que l'Ambassadeur d'un roi si vanté me paraÃt mériter. La Princesse est irritée contre Lélio; elle a dessein de le mettre entre les mains du plus grand ennemi qu'il ait ici, c'est Frédéric. Je réponds cependant de son innocence. Vous en dirai-je encore plus, Seigneur? Lélio m'est cher, c'est aveu que je donne au péril oÃÂč il est; le temps vous prouvera que j'ai pu le faire. Sauvez Lélio, Seigneur, engagez la Princesse à vous le confier; vous serez charmé de l'avoir servi, quand vous le connaÃtrez, et le roi de Castille mÃÂȘme vous saura gré du service que vous lui rendrez. Frédéric. - DÚs que Lélio est désagréable à la Princesse, et qu'elle l'a jugé coupable, Monsieur l'Ambassadeur n'ira point lui faire une priÚre qui lui déplairait. L'Ambassadeur. - J'ai meilleure opinion de la Princesse; elle ne désapprouvera pas une action qui d'elle-mÃÂȘme est louable. Oui, Madame, la confiance que vous avez en moi me fait honneur, je ferai tous mes efforts pour la rendre heureuse. Hortense. - Je vois la Princesse qui arrive, et je me retire, sûre de vos bontés. ScÚne IX La Princesse, Frédéric, L'Ambassadeur La Princesse. - Qu'on dise à Hortense de venir, et qu'on amÚne Lélio. L'Ambassadeur. - Madame, puis-je espérer que vous voudrez bien obliger le roi de Castille? Ce prince, en me chargeant des intérÃÂȘts de son coeur auprÚs de vous, m'a recommandé encore d'ÃÂȘtre secourable à tout le monde; c'est donc en son nom que je vous prie de pardonner à Lélio les sujets de colÚre que vous pouvez avoir contre lui. Quoiqu'il ait mis quelque obstacle aux désirs de mon maÃtre, il faut que je lui rende justice; il m'a paru trÚs estimable, et je saisis avec plaisir l'occasion qui s'offre de lui ÃÂȘtre utile. Frédéric. - Rien de plus beau que ce que fait Monsieur l'Ambassadeur pour Lélio, Madame; mais je m'expose encore à vous dire qu'il y a du risque à le rendre libre. L'Ambassadeur. - Je le crois incapable de rien de criminel. La Princesse. - Laissez-nous, Frédéric. Frédéric. - Souhaitez-vous que je revienne, Madame? La Princesse. - Il n'est pas nécessaire. ScÚne X L'Ambassadeur, La Princesse La Princesse. - La priÚre que vous me faites aurait suffi, Monsieur, pour m'engager à rendre la liberté à Lélio, quand mÃÂȘme je n'y aurais pas été déterminée; mais votre recommandation doit hùter mes résolutions, et je ne l'envoie chercher que pour vous satisfaire. ScÚne XI Lélio, Hortense entrent. La Princesse. - Lélio, je croyais avoir à me plaindre de vous; mais je suis détrompée. Pour vous faire oublier le chagrin que je vous ai donné, vous aimez Hortense, elle vous aime, et je vous unis ensemble. Pour vous, Monsieur, qui m'avez prié si généreusement de pardonner à Lélio, vous pouvez informer le Roi votre maÃtre que je suis prÃÂȘte à recevoir sa main et à lui donner la mienne. J'ai grande idée d'un prince qui sait se choisir des ministres aussi estimables que vous l'ÃÂȘtes, et son coeur... L'Ambassadeur. - Madame, il ne me siérait pas d'en entendre davantage; c'est le roi de Castille lui-mÃÂȘme qui reçoit le bonheur dont vous le comblez. La Princesse. - Vous, Seigneur! Ma main est bien due à un prince qui la demande d'une maniÚre si galante et si peu attendue. Lélio. - Pour moi, Madame, il ne me reste plus qu'à vous jurer une reconnaissance éternelle. Vous trouverez dans le prince de Léon tout le zÚle qu'il eut pour vous en qualité de ministre; je me flatte qu'à son tour le roi de Castille voudra bien accepter mes remerciements. Le Roi de Castille. - Prince, votre rang ne me surprend point il répond aux sentiments que vous m'avez montrés. La Princesse, à Hortense. - Allons, Madame, de si grands événements méritent bien qu'on se hùte de les terminer. Arlequin. - Pourtant, sans moi, il y aurait eu encore du tapage. Lélio. - Suis-moi, j'aurai soin de toi. La Fausse Suivante ou le fourbe puni Acteurs Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens le 8 juillet 1724 Acteurs La Comtesse. Lélio. Le Chevalier. Trivelin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de Lélio. Frontin, autre valet du Chevalier. Paysans et paysannes. Danseurs et danseuses. La scÚne est devant le chùteau de la Comtesse. Acte premier ScÚne premiÚre Frontin, Trivelin Frontin. - Je pense que voilà le seigneur Trivelin; c'est lui-mÃÂȘme. Eh! comment te portes-tu, mon cher ami? Trivelin. - A merveille, mon cher Frontin, à merveille. Je n'ai rien perdu des vrais biens que tu me connaissais, santé admirable et grand appétit. Mais toi, que fais-tu à présent? Je t'ai vu dans un petit négoce qui t'allait bientÎt rendre citoyen de Paris; l'as-tu quitté? Frontin. - Je suis culbuté, mon enfant; mais toi-mÃÂȘme, comment la fortune t'a-t-elle traité depuis que je ne t'ai vu? Trivelin. - Comme tu sais qu'elle traite tous les gens de mérite. Frontin. - Cela veut dire trÚs mal? Trivelin. - Oui. Je lui ai pourtant une obligation c'est qu'elle m'a mis dans l'habitude de me passer d'elle. Je ne sens plus ses disgrùces, je n'envie point ses faveurs, et cela me suffit; un homme raisonnable n'en doit pas demander davantage. Je ne suis pas heureux, mais je ne me soucie pas de l'ÃÂȘtre. Voilà ma façon de penser. Frontin. - Diantre! je t'ai toujours connu pour un garçon d'esprit et d'une intrigue admirable; mais je n'aurais jamais soupçonné que tu deviendrais philosophe. Malepeste! que tu es avancé! Tu méprises déjà les biens de ce monde! Trivelin. - Doucement, mon ami, doucement, ton admiration me fait rougir, j'ai peur de ne la pas mériter. Le mépris que je crois avoir pour les biens n'est peut-ÃÂȘtre qu'un beau verbiage; et, à te parler confidemment, je ne conseillerais encore à personne de laisser les siens à la discrétion de ma philosophie. J'en prendrais, Frontin, je le sens bien; j'en prendrais, à la honte de mes réflexions. Le coeur de l'homme est un grand fripon! Frontin. - Hélas! je ne saurais nier cette vérité-là , sans blesser ma conscience. Trivelin. - Je ne la dirais pas à tout le monde; mais je sais bien que je ne parle pas à un profane. Frontin. - Eh! dis-moi, mon ami qu'est-ce que c'est que ce paquet-là que tu portes? Trivelin. - C'est le triste bagage de ton serviteur; ce paquet enferme toutes mes possessions. Frontin. - On ne peut pas les accuser d'occuper trop de terrain. Trivelin. - Depuis quinze ans que je roule dans le monde, tu sais combien je me suis tourmenté, combien j'ai fait d'efforts pour arriver à un état fixe. J'avais entendu dire que les scrupules nuisaient à la fortune; je fis trÃÂȘve avec les miens, pour n'avoir rien à me reprocher. Etait-il question d'avoir de l'honneur? j'en avais. Fallait-il ÃÂȘtre fourbe? j'en soupirais, mais j'allais mon train. Je me suis vu quelquefois à mon aise; mais le moyen d'y rester avec le jeu, le vin et les femmes? Comment se mettre à l'abri de ces fléaux-là ? Frontin. - Cela est vrai. Trivelin. - Que te dirai-je enfin? TantÎt maÃtre, tantÎt valet; toujours prudent, toujours industrieux, ami des fripons par intérÃÂȘt, ami des honnÃÂȘtes gens par goût; traité poliment sous une figure, menacé d'étriviÚres sous une autre; changeant à propos de métier, d'habit, de caractÚre, de moeurs; risquant beaucoup, réussissant peu; libertin dans le fond, réglé dans la forme; démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j'ai tùté de tout; je dois partout; mes créanciers sont de deux espÚces les uns ne savent pas que je leur dois; les autres le savent et le sauront longtemps. J'ai logé partout, sur le pavé; chez l'aubergiste, au cabaret, chez le bourgeois, chez l'homme de qualité, chez moi, chez la justice, qui m'a souvent recueilli dans mes malheurs; mais ses appartements sont trop tristes, et je n'y faisais que des retraites; enfin, mon ami, aprÚs quinze ans de soins, de travaux et de peines, ce malheureux paquet est tout ce qui me reste; voilà ce que le monde m'a laissé, l'ingrat! aprÚs ce que j'ai fait pour lui! tous ses présents ne valent pas une pistole! Frontin. - Ne t'afflige point, mon ami. L'article de ton récit qui m'a paru le plus désagréable, ce sont les retraites chez la justice; mais ne parlons plus de cela. Tu arrives à propos; j'ai un parti à te proposer. Cependant qu'as-tu fait depuis deux ans que je ne t'ai vu, et d'oÃÂč sors-tu à présent? Trivelin. - Primo, depuis que je ne t'ai vu, je me suis jeté dans le service. Frontin. - Je t'entends, tu t'es fait soldat; ne serais-tu pas déserteur par hasard? Trivelin. - Non, mon habit d'ordonnance était une livrée. Frontin. - Fort bien. Trivelin. - Avant que de me réduire tout à fait à cet état humiliant, je commençai par vendre ma garde-robe. Frontin. - Toi, une garde-robe? Trivelin. - Oui, c'étaient trois ou quatre habits que j'avais trouvés convenables à ma taille chez les fripiers, et qui m'avaient servi à figurer en honnÃÂȘte homme. Je crus devoir m'en défaire, pour perdre de vue tout ce qui pouvait me rappeler ma grandeur passée. Quand on renonce à la vanité, il n'en faut pas faire à deux fois; qu'est-ce que c'est que se ménager des ressources? Point de quartier, je vendis tout; ce n'est pas assez, j'allai tout boire. Frontin. - Fort bien. Trivelin. - Oui, mon ami; j'eus le courage de faire deux ou trois débauches salutaires, qui me vidÚrent ma bourse, et me garantirent ma persévérance dans la condition que j'allais embrasser; de sorte que j'avais le plaisir de penser, en m'enivrant, que c'était la raison qui me versait à boire. Quel nectar! Ensuite, un beau matin, je me trouvai sans un sol. Comme j'avais besoin d'un prompt secours, et qu'il n'y avait point de temps à perdre, un de mes amis que je rencontrai me proposa de me mener chez un honnÃÂȘte particulier qui était marié, et qui passait sa vie à étudier des langues mortes; cela me convenait assez, car j'ai de l'étude je restai donc chez lui. Là , je n'entendis parler que de sciences, et je remarquai que mon maÃtre était épris de passion pour certains quidams, qu'il appelait des anciens, et qu'il avait une souveraine antipathie pour d'autres, qu'il appelait des modernes; je me fis expliquer tout cela. Frontin. - Et qu'est-ce que c'est que les anciens et les modernes? Trivelin. - Des anciens..., attends, il y en a un dont je sais le nom, et qui est le capitaine de la bande; c'est comme qui te dirait un HomÚre. Connais-tu cela? Frontin. - Non. Trivelin. - C'est dommage; car c'était un homme qui parlait bien grec. Frontin. - Il n'était donc pas Français cet homme-là ? Trivelin. - Oh! que non; je pense qu'il était de Québec, quelque part dans cette Egypte, et qu'il vivait du temps du déluge. Nous avons encore de lui le fort belles satires; et mon maÃtre l'aimait beaucoup, lui et tous les honnÃÂȘtes gens de son temps, comme Virgile, Néron, Plutarque, Ulysse et DiogÚne. Frontin. - Je n'ai jamais entendu parler de cette race-là , mais voilà de vilains noms. Trivelin. - De vilains noms! c'est que tu n'y es pas accoutumé. Sais-tu bien qu'il y a plus d'esprit dans ces noms-là que dans le royaume de France? Frontin. - Je le crois. Et que veulent dire les modernes? Trivelin. - Tu m'écartes de mon sujet; mais n'importe. Les modernes, c'est comme qui dirait... toi, par exemple. Frontin. - Oh! oh! je suis un moderne, moi!. Trivelin. - Oui, vraiment, tu es un moderne, et des plus modernes; il n'y a que l'enfant qui vient de naÃtre qui l'est plus que toi, car il ne fait que d'arriver. Frontin. - Et pourquoi ton maÃtre nous haïssait-il? Trivelin. - Parce qu'il voulait qu'on eût quatre mille ans sur la tÃÂȘte pour valoir quelque chose. Oh! moi, pour gagner son amitié, je me mis à admirer tout ce qui me paraissait ancien; j'aimais les vieux meubles, je louais les vieilles modes, les vieilles espÚces, les médailles, les lunettes; je me coiffais chez les crieuses de vieux chapeaux; je n'avais commerce qu'avec des vieillards il était charmé de mes inclinations; j'avais la clef de la cave, oÃÂč logeait un certain vin vieux qu'il appelait son vin grec; il m'en donnait quelquefois, et j'en détournais aussi quelques bouteilles, par amour louable pour tout ce qui était vieux. Non que je négligeasse le vin nouveau; je n'en demandais point d'autre à sa femme, qui vraiment estimait bien autrement les modernes que les anciens, et, par complaisance pour son goût, j'en emplissais aussi quelques bouteilles, sans lui en faire ma cour. Frontin. - A merveille! Trivelin. - Qui n'aurait pas cru que cette conduite aurait dû me concilier ces deux esprits? Point du tout; ils s'aperçurent du ménagement judicieux que j'avais pour chacun d'eux; ils m'en firent un crime. Le mari crut les anciens insultés par la quantité de vin nouveau que j'avais bu; il m'en fit mauvaise mine. La femme me chicana sur le vin vieux; j'eus beau m'excuser, les gens de partis n'entendent point raison; il fallut les quitter, pour avoir voulu me partager entre les anciens et les modernes. Avais-je tort? Frontin. - Non; tu avais observé toutes les rÚgles de la prudence humaine. Mais je ne puis en écouter davantage. Je dois aller coucher ce soir à Paris, oÃÂč l'on m'envoie, et je cherchais quelqu'un qui tÃnt ma place auprÚs de mon maÃtre pendant mon absence; veux-tu que je te présente? Trivelin. - Oui-da. Et qu'est-ce que c'est que ton maÃtre? Fait-il bonne chÚre? Car, dans l'état oÃÂč je suis, j'ai besoin d'une bonne cuisine. Frontin. - Tu seras content; tu serviras la meilleure fille... Trivelin. - Pourquoi donc l'appelles-tu ton maÃtre? Frontin. - Ah, foin de moi, je ne sais ce que je dis, je rÃÂȘve à autre chose. Trivelin. - Tu me trompes, Frontin. Frontin. - Ma foi, oui, Trivelin. C'est une fille habillée en homme dont il s'agit. Je voulais te le cacher; mais la vérité m'est échappée, et je me suis blousé comme un sot. Sois discret, je te prie. Trivelin. - Je le suis dÚs le berceau. C'est donc une intrigue que vous conduisez tous deux ici, cette fille-là et toi? Frontin. - Oui. A part. Cachons-lui son rang... Mais la voilà qui vient; retire-toi à l'écart, afin que je lui parle. Trivelin se retire et s'éloigne. ScÚne II Le Chevalier, Frontin Le Chevalier. - Eh bien, m'avez-vous trouvé un domestique? Frontin. - Oui, Mademoiselle; j'ai rencontré... Le Chevalier. - Vous m'impatientez avec votre Demoiselle; ne sauriez-vous m'appeler Monsieur? Frontin. - Je vous demande pardon, Mademoiselle... je veux dire Monsieur. J'ai trouvé un de mes amis, qui est fort brave garçon; il sort actuellement de chez un bourgeois de campagne qui vient de mourir, et il est là qui attend que je l'appelle pour offrir ses respects. Le Chevalier. - Vous n'avez peut-ÃÂȘtre pas eu l'imprudence de lui dire qui j'étais? Frontin. - Ah! Monsieur, mettez-vous l'esprit en repos je sais garder un secret bas, pourvu qu'il ne m'échappe pas... Souhaitez-vous que mon ami s'approche? Le Chevalier. - Je le veux bien; mais partez sur-le-champ pour Paris. Frontin. - Je n'attends que vos dépÃÂȘches. Le Chevalier. - Je ne trouve point à propos de vous en donner, vous pourriez les perdre. Ma soeur, à qui je les adresserais pourrait les égarer aussi; et il n'est pas besoin, que mon aventure soit sue de tout le monde. Voici votre commission, écoutez-moi Vous direz à ma soeur qu'elle ne soit point en peine de moi; qu'à la derniÚre partie de bal oÃÂč mes amies m'amenÚrent dans le déguisement oÃÂč me voilà , le hasard me fit connaÃtre le gentilhomme que je n'avais jamais vu, qu'on disait ÃÂȘtre encore en province, et qui est ce Lélio avec qui, par lettres, le mari de ma soeur a presque arrÃÂȘté mon mariage; que, surprise de le trouver à Paris sans que nous le sussions, et le voyant avec une dame, je résolus sur-le-champ de profiter de mon déguisement pour me mettre au fait de l'état de son coeur et de son caractÚre; qu'enfin nous liùmes amitié ensemble aussi promptement que des cavaliers peuvent le faire, et qu'il m'engagea à le suivre le lendemain à une partie de campagne chez la dame avec qui il était, et qu'un de ses parents accompagnait; que nous y sommes actuellement, que j'ai déjà découvert des choses qui méritent que je les suive avant que de me déterminer à épouser Lélio; que je n'aurai jamais d'intérÃÂȘt plus sérieux. Partez; ne perdez point de temps. Faites venir ce domestique que vous avez arrÃÂȘté; dans un instant j'irai voir si vous ÃÂȘtes parti. ScÚne III Le Chevalier, seul. Le Chevalier. - Je regarde le moment oÃÂč j'ai connu Lélio, comme une faveur du ciel dont je veux profiter, puisque je suis ma maÃtresse, et que je ne dépends plus de personne. L'aventure oÃÂč je me suis mise ne surprendra point ma soeur; elle sait la singularité de mes sentiments. J'ai du bien; il s'agit de le donner avec ma main et mon coeur; ce sont de grands présents, et je veux savoir à qui je les donne. ScÚne IV Le Chevalier, Trivelin, Frontin Frontin, au Chevalier. - Le voilà , Monsieur. Bas à Trivelin. Garde-moi le secret. Trivelin. - Je te le rendrai mot pour mot, comme tu me l'as donné, quand tu voudras. ScÚne V Le Chevalier, Trivelin Le Chevalier. - Approchez; comment vous appelez-vous? Trivelin. - Comme vous voudrez, Monsieur; Bourguignon, Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m'est indifférent le nom sous lequel j'aurais l'honneur de vous servir sera toujours le plus beau nom du monde. Le Chevalier. - Sans compliment, quel est le tien, à toi? Trivelin. - Je vous avoue que je ferais quelque difficulté de le dire, parce que dans ma famille je suis le premier du nom qui n'ait pas disposé de la couleur de son habit, mais peut-on porter rien de plus galant que vos couleurs? Il me tarde d'en ÃÂȘtre chamarré sur toutes les coutures. Le Chevalier, à part. - Qu'est-ce que c'est que ce langage-là ? Il m'inquiÚte. Trivelin. - Cependant, Monsieur, j'aurai l'honneur de vous dire que je m'appelle Trivelin. C'est un nom que j'ai reçu de pÚre en fils trÚs correctement, et dans la derniÚre fidélité; et de tous les Trivelins qui furent jamais, votre serviteur en ce moment s'estime le plus heureux de tous. Le Chevalier. - Laissez là vos politesses. Un maÃtre ne demande à son valet que l'attention dans ce à quoi il l'emploie. Trivelin. - Son valet! le terme est dur; il frappe mes oreilles d'un son disgracieux; ne purgera-t-on jamais le discours de tous ces noms odieux? Le Chevalier. - La délicatesse est singuliÚre! De grùce, ajustons-nous; convenons d'une formule plus douce. Le Chevalier, à part. - Il se moque de moi. Vous riez, je pense? Trivelin. - C'est la joie que j'ai d'ÃÂȘtre à vous qui l'emporte sur la petite mortification que je viens d'essuyer. Le Chevalier. - Je vous avertis, moi, que je vous renvoie, et que vous ne m'ÃÂȘtes bon à rien. Trivelin. - Je ne vous suis bon à rien! Ah! ce que vous dites là ne peut pas ÃÂȘtre sérieux. Le Chevalier, à part. - Cet homme-là est un extravagant. A Trivelin. Retirez-vous. Trivelin. - Non, vous m'avez piqué; je ne vous quitterai point, que vous ne soyez convenu avec moi que je vous suis bon à quelque chose. Le Chevalier. - Retirez-vous, vous dis-je. Trivelin. - OÃÂč vous attendrai-je? Le Chevalier. - Nulle part. Trivelin. - Ne badinons point; le temps se passe, et nous ne décidons rien. Le Chevalier. - Savez-vous bien, mon ami, que vous risquez beaucoup? Trivelin. - Je n'ai pourtant qu'un écu à perdre. Le Chevalier. - Ce coquin-là m'embarrasse. Il fait comme s'il en allait. Il faut que je m'en aille. A Trivelin. Tu me suis?. Trivelin. - Vraiment oui, je soutiens mon caractÚre ne vous ai-je pas dit que j'étais opiniùtre? Le Chevalier. -Insolent! Trivelin. - Cruel! Le Chevalier. - Comment, cruel! Trivelin. - Oui, cruel; c'est un reproche tendre que je vous fais. Continuez, vous n'y ÃÂȘtes pas; j'en viendrai jusqu'aux soupirs; vos rigueurs me l'annoncent. Le Chevalier. - Je ne sais plus que penser de tout ce qu'il me dit. Trivelin. - Ah! ah! ah! vous rÃÂȘvez, mon cavalier, vous délibérez; votre ton baisse, vous devenez traitable, et nous nous accommoderons, je le vois bien. La passion que j'ai de vous servir est sans quartier; premiÚrement cela est dans mon sang, je ne saurais me corriger. Le Chevalier, mettant la main sur la garde de son épée. Il me prend envie de te traiter comme tu le mérites. Trivelin, - Fi! ne gesticulez point de cette maniÚre-là ; ce geste-là n'est point de votre compétence; laissez là cette arme qui vous est étrangÚre votre oeil est plus redoutable que ce fer inutile qui vous pend au cÎté. Le Chevalier. - Ah! je suis trahie! Trivelin. - Masque, venons au fait; je vous connais. Le Chevalier. - Toi? Trivelin. - Oui; Frontin vous connaissait pour nous deux. Le Chevalier. - Le coquin! Et t'a-t-il dit qui j'étais? Trivelin. - Il m'a dit que vous étiez une fille, et voilà tout; et moi je l'ai cru; car je ne chicane sur la qualité de personne. Le Chevalier. - Puisqu'il m'a trahie, il vaut autant que je t'instruise du reste. Trivelin. - Voyons; pourquoi ÃÂȘtes-vous dans cet équipage-là ? Le Chevalier. - Ce n'est point pour faire du mal. Trivelin. - Je le crois bien; si c'était pour cela, vous ne déguiseriez pas votre sexe; ce serait perdre vos commodités. Le Chevalier, à part. - Il faut le tromper. A Trivelin. Je t'avoue que j'avais envie de te cacher la vérité, parce que mon déguisement regarde une dame de condition, ma maÃtresse, qui a des vues sur un Monsieur Lélio, que tu verras, et qu'elle voudrait détacher d'une inclination qu'il a pour une, comtesse à qui appartient ce chùteau. Trivelin. - Eh! quelle espÚce de commission vous donne-t-elle auprÚs de ce Lélio? L'emploi me paraÃt gaillard, soubrette de mon ùme. Le Chevalier. - Point du tout. Ma charge, sous cet habit-ci, est d'attaquer le coeur de la Comtesse; je puis passer, comme tu vois, pour un assez joli cavalier, et j'ai déjà vu les yeux de la Comtesse s'arrÃÂȘter plus d'une fois sur moi; si elle vient à m'aimer, je la ferai rompre avec Lélio; il reviendra à Paris, on lui proposera ma maÃtresse qui y est; elle est aimable, il la connaÃt, et les noces seront bientÎt faites. Trivelin. - Parlons à présent à rez-de-chaussée as-tu le coeur libre? Le Chevalier. - Oui Trivelin. - Et moi aussi. Ainsi, de compte arrÃÂȘté; cela fait deux coeurs libres, n'est-ce pas? Le Chevalier. - Sans doute. Trivelin. - Ergo, je conclus que nos deux coeurs soient désormais camarades. Le Chevalier. - Bon. Trivelin. - Et je conclus encore, toujours aussi judicieusement, que, deux amis devant s'obliger en tout ce qu'ils peuvent, tu m'avances deux mois de récompense sur l'exacte discrétion que je promets d'avoir. Je ne parle point du service domestique que je te rendrai; sur cet article, c'est à l'amour à me payer mes gages. Le Chevalier, lui donnant de l'argent. - Tiens, voilà déjà six louis d'or d'avance pour ta discrétion, et en voilà déjà trois pour tes services. Trivelin, d'un air indifférent. - J'ai assez de coeur pour refuser ces trois derniers louis-là ; mais donne; la main qui me les présente étourdit ma générosité. Le Chevalier. - Voici Monsieur Lélio; retire-toi, et va-t'en m'attendre à la porte de ce chùteau oÃÂč nous logeons. Trivelin. - Souviens-toi, ma friponne, à ton tour, que je suis ton valet sur la scÚne, et ton amant dans les coulisses. Tu me donneras des ordres en public, et des sentiments dans le tÃÂȘte-à -tÃÂȘte. Il se retire en arriÚre, quand Lélio entre avec Arlequin. Les valets se rencontrant se saluent. ScÚne VI Lélio, Le Chevalier, Arlequin, Trivelin, derriÚre leurs maÃtres. Lélio vient d'un air rÃÂȘveur. Le Chevalier. - Le voilà plongé dans une grande rÃÂȘverie. Arlequin, à Trivelin derriÚre eux. - Vous m'avez l'air d'un bon vivant. Trivelin. - Mon air ne vous ment pas d'un mot, et vous ÃÂȘtes fort bon physionomiste. Lélio, se retournant vers Arlequin, et apercevant le Chevalier. - Arlequin!... Ah! Chevalier, je vous cherchais. Le Chevalier. - Qu'avez-vous, Lélio? Je vous vois enveloppé dans une distraction qui m'inquiÚte. Lélio. - Je vous dirai ce que c'est. A Arlequin. Arlequin, n'oublie pas d'avertir les musiciens de se rendre ici tantÎt. Arlequin. - Oui, Monsieur. A Trivelin. Allons boire, pour faire aller notre amitié plus vite. Trivelin. - Allons, la recette est bonne; j'aime assez votre maniÚre de hùter le coeur. ScÚne VII Lélio, Le Chevalier Le Chevalier. - Eh bien! mon cher, de quoi s'agit-il? Qu'avez-vous? Puis-je vous ÃÂȘtre utile à quelque chose? Lélio. - TrÚs utile. Le Chevalier. - Parlez. Lélio. - Etes-vous mon ami? Le Chevalier. - Vous méritez que je vous dise non, puisque vous me faites cette question-là . Lélio. - Ne te fùche point, Chevalier; ta vivacité m'oblige; mais passe-moi cette question-là , j'en ai encore une à te faire. Le Chevalier. - Voyons. Lélio. - Es-tu scrupuleux? Le Chevalier. - Je le suis raisonnablement. Lélio. - Voilà ce qu'il me faut; tu n'as pas un honneur mal entendu sur une infinité de bagatelles qui arrÃÂȘtent les sots? Le Chevalier, à part. - Fi! voilà un vilain début. Lélio. - Par exemple, un amant qui dupe sa maÃtresse pour se débarrasser d'elle en est-il moins honnÃÂȘte homme à ton gré? Le Chevalier. - Quoi! il ne s'agit que de tromper une femme? Lélio. - Non, vraiment. Le Chevalier. - De lui faire une perfidie? Lélio. - Rien que cela. Le Chevalier. - Je croyais pour le moins que tu voulais mettre le feu à une ville. Eh! comment donc! trahir une femme, c'est avoir une action glorieuse par-devers soi! Lélio, gai. - Oh! parbleu, puisque tu le prends sur ce ton-là , je te dirai que je n'ai rien à me reprocher; et, sans vanité, tu vois un homme couvert de gloire. Le Chevalier, étonné et comme charmé. - Toi, mon ami? Ah! je te prie, donne-moi le plaisir de te regarder à mon aise; laisse-moi contempler un homme chargé de crimes si honorables. Ah! petit traÃtre, vous ÃÂȘtes bien heureux d'avoir de si brillantes indignités sur votre compte. Lélio, riant. - Tu me charmes de penser ainsi; viens que je t'embrasse. Ma foi; à ton tour, tu m'as tout l'air d'avoir été l'écueil de bien des coeurs. Fripon, combien de réputations as-tu blessé à mort dans ta vie? Combien as-tu désespéré d'Arianes? Dis. Le Chevalier. - Hélas! Tu te trompes; je ne connais point d'aventures plus communes que les miennes; j'ai toujours eu le malheur de ne trouver que des femmes trÚs sages. Lélio. - Tu n'as trouvé que des femmes trÚs sages? OÃÂč diantre t'es-tu donc fourré? Tu as fait là des découvertes bien singuliÚres! AprÚs cela, qu'est-ce que ces femmes-là gagnent à ÃÂȘtre si sages? Il n'en est ni plus ni moins. Sommes-nous heureux, nous le disons; ne le sommes-nous pas, nous mentons; cela revient au mÃÂȘme pour elles. Quant à moi, j'ai toujours dit plus de vérités que de mensonges. Le Chevalier. - Tu traites ces matiÚres-là avec une légÚreté qui m'enchante. Lélio. - Revenons à mes affaires. Quelque jour je te dirai de mes espiÚgleries qui te feront rire. Tu es un cadet de maison, et, par conséquent, tu n'es pas extrÃÂȘmement riche. Le Chevalier. - C'est raisonner juste. Lélio. - Tu es beau et bien fait; devine à quel dessein je t'ai engagé à nous suivre avec tous tes agréments? c'est pour te prier de vouloir bien faire ta fortune. Le Chevalier. - J'exauce ta priÚre. A présent, dis-moi la fortune que je vais faire. Lélio. - Il s'agit de te faire aimer de la Comtesse, et d'arriver à la conquÃÂȘte de sa main par celle de son coeur. Le Chevalier. - Tu badines ne sais-je pas que tu l'aimes, la Comtesse? Lélio - Non; je l'aimais ces jours passés, mais j'ai trouvé à propos de ne plus l'aimer. Le Chevalier. - Quoi! lorsque tu as pris de l'amour, et que tu n'en veux plus, il s'en retourne comme cela sans plus de façon? Tu lui dis Va-t'en, et il s'en va? Mais, mon ami, tu as un coeur impayable. Lélio. - En fait d'amour, j'en fais assez ce que je veux. J'aimais la Comtesse, parce qu'elle est aimable; je devais l'épouser, parce qu'elle est riche, et que je n'avais rien de mieux à faire; mais derniÚrement, pendant que j'étais à ma terre, on m'a proposé en mariage une demoiselle de Paris, que je ne connais point, et qui me donne douze mille livres de rente; la Comtesse n'en a que six. J'ai donc calculé que six valaient moins que douze. Oh! l'amour que j'avais pour elle pouvait-il honnÃÂȘtement tenir bon contre un calcul si raisonnable? Cela aurait été ridicule. Six doivent reculer devant douze; n'est-il pas vrai? Tu ne me réponds rien! Le Chevalier. - Eh! que diantre veux-tu que je réponde à une rÚgle d'arithmétique? Il n'y a qu'à savoir compter pour voir que tu as raison. Lélio. - C'est cela mÃÂȘme. Le Chevalier. - Mais qu'est-ce qui t'embarrasse là -dedans? Faut-il tant de cérémonie pour quitter la Comtesse? Il s'agit d'ÃÂȘtre infidÚle, d'aller la trouver, de lui porter ton calcul, de lui dire Madame, comptez vous-mÃÂȘme, voyez si je me trompe. Voilà tout. Peut-ÃÂȘtre qu'elle pleurera, qu'elle maudira l'arithmétique, qu'elle te traitera d'indigne, de perfide cela pourrait arrÃÂȘter un poltron; mais un brave homme comme toi, au-dessus des bagatelles de l'honneur, ce bruit-là l'amuse; il écoute, s'excuse négligemment, et se retire en faisant une révérence trÚs profonde, en cavalier poli, qui sait avec quel respect il doit recevoir, en pareil cas, les titres de fourbe et d'ingrat. Lélio. - Oh! parbleu! de ces titres-là , j'en suis fourni, et je sais faire la révérence. Madame la Comtesse aurait déjà reçu la mienne, s'il ne tenait plus qu'à cette politesse-là ; mais il y a une petite épine qui m'arrÃÂȘte c'est que, pour achever l'achat que j'ai fait d'une nouvelle terre il y a quelque temps, Madame la Comtesse m'a prÃÂȘté dix mille écus, dont elle a mon billet. Le Chevalier. - Ah! tu as raison, c'est une autre affaire. Je ne sache point de révérence qui puisse acquitter ce billet-là ; le titre de débiteur est bien sérieux, vois-tu! celui d'infidÚle n'expose qu'à des reproches, l'autre à des assignations; cela est différent, et je n'ai point de recette pour ton mal. Lélio. - Patience! Madame la Comtesse croit qu'elle va m'épouser; elle n'attend plus que l'arrivée de son frÚre; et, outre la somme de dix mille écus dont elle a mon billet, nous avons encore fait, antérieurement à cela, un dédit entre elle et moi de la mÃÂȘme somme. Si c'est moi qui romps avec elle, je lui devrai le billet et le dédit, et je voudrais bien ne payer ni l'un ni l'autre; m'entends-tu? Le Chevalier, à part. - Ah! l'honnÃÂȘte homme! Haut. Oui, je commence à te comprendre. Voici ce que c'est si je donne de l'amour à la Comtesse, tu crois qu'elle aimera mieux payer le dédit, en te rendant ton billet de dix mille écus, que de t'épouser; de façon que tu gagneras dix mille écus avec elle; n'est-ce pas cela? Lélio. - Tu entres on ne peut pas mieux dans mes idées. Le Chevalier. - Elles sont trÚs ingénieuses, trÚs lucratives, et dignes de couronner ce que tu appelles tes espiÚgleries. En effet, l'honneur que tu as fait à la Comtesse, en soupirant pour elle, vaut dix mille écus comme un sou. Lélio. - Elle n'en donnerait pas cela, si je m'en fiais à son estimation. Le Chevalier. - Mais crois-tu que je puisse surprendre le coeur de la Comtesse? Lélio. - Je n'en doute pas. Le Chevalier, à part. - Je n'ai pas lieu d'en douter non plus. Lélio. - Je me suis aperçu qu'elle aime ta compagnie; elle te loue souvent, te trouve de l'esprit; il n'y a qu'à suivre cela. Le Chevalier. Je n'ai. pas une grande vocation pour ce mariage-là . Lélio. - Pourquoi? Le Chevalier. - Par mille raisons... parce que je ne pourrai jamais avoir de l'amour pour la Comtesse; si elle ne voulait que de l'amitié, je serais à son service; mais n'importe. Lélio. - Eh! qui est-ce qui te prie d'avoir de l'amour pour elle? Est-il besoin d'aimer sa femme? Si tu ne l'aimes pas, tant pis pour elle; ce sont ses affaires et non pas les tiennes. Le Chevalier. - Bon! mais je croyais qu'il fallait aimer sa femme, fondé sur ce qu'on vivait mal avec elle quand on ne l'aimait pas. Lélio. - Eh! tant mieux quand on vit mal avec elle; cela vous dispense de la voir, c'est autant de gagné. Le Chevalier. - Voilà qui est fait; me voilà prÃÂȘt à exécuter ce que tu souhaites. Si j'épouse la Comtesse, j'irai me fortifier avec le brave Lélio dans le dédain qu'on doit à son épouse. Lélio. - Je t'en donnerai un vigoureux exemple, je t'en assure; crois-tu, par exemple, que j'aimerai la demoiselle de Paris, moi? Une quinzaine de jours tout au plus; aprÚs quoi, je crois que j'en serai bien las. Le Chevalier. - Eh! donne-lui le mois tout entier à cette pauvre femme, à cause de ses douze mille livres de rente. Lélio. - Tant que le coeur m'en dira. Le Chevalier. - T'a-t-on dit qu'elle fût jolie? Lélio. - On m'écrit qu'elle est belle; mais, de l'humeur dont je suis, cela ne l'avance pas de beaucoup. Si elle n'est pas laide, elle le deviendra, puisqu'elle sera ma femme; cela ne peut pas lui manquer. Le Chevalier. - Mais, dis-moi, une femme se dépite quelquefois. Lélio. - En ce cas-là , j'ai une terre écartée qui est le plus beau désert du monde, oÃÂč Madame irait calmer son esprit de vengeance. Le Chevalier. - Oh! dÚs que tu as un désert, à la bonne heure; voilà son affaire. Diantre! l'ùme se tranquillise beaucoup dans une solitude on y jouit d'une certaine mélancolie, d'une douce tristesse, d'un repos de toutes les couleurs; elle n'aura qu'à choisir. Lélio. - Elle sera la maÃtresse. Le Chevalier. - L'heureux tempérament! Mais j'aperçois la Comtesse. Je te recommande une chose feins toujours de l'aimer. Si tu te montrais inconstant, cela intéresserait sa vanité; elle courrait aprÚs toi, et me laisserait là . Lélio dit. - Je me gouvernerai bien; je vais au-devant d'elle. Il va au-devant de la Comtesse qui ne paraÃt pas encore, et pendant qu'il y va. ScÚne VIII Le Chevalier Le Chevalier dit. - Si j'avais épousé le seigneur Lélio, je serais tombée en de bonnes mains! Donner douze mille livres de rente pour acheter le séjour d'un désert! Oh! vous ÃÂȘtes trop cher, Monsieur Lélio, et j'aurai mieux que cela au mÃÂȘme prix. Mais puisque. je suis en train, continuons pour me divertir et punir ce fourbe-là , et pour en débarrasser la Comtesse. ScÚne IX La Comtesse, Lélio, Le Chevalier Lélio, à la Comtesse, en entrant. - J'attendais nos musiciens, Madame, et je cours les presser moi-mÃÂȘme. Je vous laisse avec le Chevalier, il veut nous quitter; son séjour ici l'embarrasse; je crois qu'il vous craint; cela est de bon sens, et je ne m'en inquiÚte point je vous connais; mais il est mon ami; notre amitié doit durer plus d'un jour, et il faut bien qu'il se fasse au danger de vous voir; je vous prie de le rendre plus raisonnable. Je reviens dans l'instant. ScÚne X La Comtesse, Le Chevalier La Comtesse. - Quoi! Chevalier, vous prenez de pareils prétextes pour nous quitter? Si vous nous disiez les véritables raisons qui pressent votre retour à Paris, on ne vous retiendrait peut-ÃÂȘtre pas. Le Chevalier. - Mes véritables raisons, Comtesse? Ma foi, Lélio vous les a dites. La Comtesse. - Comment! que vous vous défiez de votre coeur auprÚs de moi? Le Chevalier. - Moi, m'en défier! je m'y prendrais un peu tard; est-ce que vous m'en avez donné le temps? Non, Madame, le mal est fait; il ne s'agit plus que d'en arrÃÂȘter le progrÚs. La Comtesse, riant. - En vérité, Chevalier, vous ÃÂȘtes bien à plaindre, et je ne savais pas que j'étais si dangereuse. Le Chevalier. - Oh! que si; je ne vous dis rien là dont tous les jours votre miroir ne vous accuse d'ÃÂȘtre capable; il doit vous avoir dit que vous aviez des yeux qui violeraient l'hospitalité avec moi, si vous m'ameniez ici. La Comtesse. - Mon miroir ne me flatte pas, Chevalier. Le Chevalier. - Parbleu! je l'en défie; il ne vous prÃÂȘtera jamais rien. La nature y a mis bon ordre, et c'est elle qui vous a flattée. La Comtesse. - Je ne vois point que ce soit avec tant d'excÚs. Le Chevalier. Comtesse, vous m'obligeriez beaucoup de me donner votre façon de voir; car, avec la mienne, il n'y a pas moyen de vous rendre justice. La Comtesse, riant. - Vous ÃÂȘtes bien galant. Le Chevalier. - Ah! je suis mieux que cela; ce ne serait là qu'une bagatelle. La Comtesse. - Cependant ne vous gÃÂȘnez point, Chevalier quelque inclination, sans doute, vous rappelle à Paris, et vous vous ennuieriez, avec nous. Le Chevalier. - Non, je n'ai point d'inclination à Paris, si vous n'y venez pas. Il lui prend la main. A l'égard de l'ennui; si vous saviez l'art de m'en donner auprÚs de vous, ne me l'épargnez pas, Comtesse; c'est un vrai présent que vous me ferez; ce sera mÃÂȘme une bonté; mais cela vous passe, et vous ne donnez que de l'amour; voilà tout ce que vous savez faire. La Comtesse. - Je le fais assez mal. ScÚne XI La Comtesse, Le Chevalier, Lélio, etc. Lélio. - Nous ne pouvons avoir notre divertissement que tantÎt, Madame; mais en revanche, voici une noce de village, dont tous les acteurs viennent pour vous divertir. Au Chevalier. Ton valet et le mien sont à la tÃÂȘte, et mÚnent le branle. Divertissement Le Chanteur Chantons tous l'agriable emplette Que Lucas a fait de Colette. Qu'il est heureux, ce garçon-là ! J'aimerais bien le mariage,... Sans un petit défaut qu'il a Par lui la fille la plus sage, Zeste, vous vient entre les bras. Et boute, et gare, allons courage Rien n'est si biau que le tracas Des fins premiers jours du ménage. Mais, morgué! ça ne dure pas; Le coeur vous faille, et c'est dommage. Un Paysan Que dis-tu, gente Mathurine, De cette noce que tu vois? T'agace-t-elle un peu pour moi? Il me semble voir à ta mine Que tu sens un je ne sais quoi. L'ami Lucas et la cousine Riront tant qu'ils pourront tous deux, En se gaussant des médiseux; Dis la vérité, Mathurine, Ne ferais-tu pas bien comme eux? Mathurine Voyez le biau discours à faire, De demander en pareil cas Que fais-tu? que ne fais-tu pas? Eh! Colin sans tant de mystÚre, Marions-nous; tu le sauras. A présent si j'étais sincÚre, Je vais souvent dans le vallon, Tu m'y suivrais, malin garçon On n'y trouve point de notaire, Mais on y trouve du gazon. On danse. Branle Qu'on se dise tout ce qu'on voudra, Tout ci, tout ça, Je veux tùter du mariage. En arrive ce qui pourra, Tout ci, tout ça; Par la sangué! j'ons bon courage. Ce courage, dit-on, s'en va, Tout ci, tout ça; Morguenne! il nous faut voir cela. Ma Claudine un jour me conta Tout ci, tout ça, Que sa mÚre en courroux contre elle Lui défendait qu'elle m'aimùt, Tout ci, tout ça; Mais aussitÎt, me dit la belle Entrons dans ce bocage-là , Tout ci, tout ça; Nous verrons ce qu'il en sera. Quand elle y fut, elle chanta Tout ci, tout ça Berger, dis-moi que ton coeur m'aime; Et le mien aussi te dira Tout ci, tout ça, Combien son amour est extrÃÂȘme. AprÚs, elle me regarda, Tout ci, tout ça, D'un doux regard qui m'acheva. Mon coeur, à son tour, lui chanta, Tout ci, tout ça, Une chanson qui fut si tendre, Que cent fois elle soupira, Tout ci, tout ça, Du plaisir qu'elle eut de m'entendre; Ma chanson tant recommença, Tout ci, tout ça, Tant qu'enfin la voix me manqua. Acte II ScÚne premiÚre Trivelin, seul. Trivelin. - Me voici comme de moitié dans une intrigue assez douce et d'un assez bon rapport, car il m'en revient déjà de l'argent et une maÃtresse; ce beau commencement-là promet encore une plus belle fin. Or, moi qui suis un habile homme, est-il naturel que je reste ici les bras croisés? ne ferai-je rien qui hùte le succÚs du projet de ma chÚre suivante? Si je disais au seigneur Lélio que le coeur de la Comtesse commence à capituler pour le Chevalier, il se dépiterait plus vite, et partirait pour Paris oÃÂč on l'attend. Je lui ai déjà témoigné que je souhaiterais avoir l'honneur de lui parler; mais le voilà qui s'entretient avec la Comtesse; attendons qu'il ait fait avec elle. ScÚne II Lélio, La Comtesse Ils entrent tous deux comme continuant de se parler. La Comtesse. - Non, Monsieur, je ne vous comprends point. Vous liez amitié avec le Chevalier, vous me l'amenez; et vous voulez ensuite que je lui fasse mauvaise mine! Qu'est-ce que c'est que cette idée-là ? Vous m'avez dit vous-mÃÂȘme que c'était un homme aimable, amusant et effectivement j'ai jugé que vous aviez raison. Lélio, répétant un mot. - Effectivement! Cela est donc bien effectif? eh bien! je ne sais que vous dire; mais voilà un effectivement qui ne devrait pas se trouver là , par exemple. La Comtesse. - Par malheur, il s'y trouve. Lélio. - Vous me raillez, Madame. La Comtesse. - Voulez- vous que je respecte votre antipathie pour effectivement? Est-ce qu'il n'est pas bon français? L'a-t-on proscrit de la langue? Lélio. - Non, Madame; mais il marque que vous ÃÂȘtes un peu trop persuadée du mérite du Chevalier. La Comtesse. - Il marque cela? Oh il a tort, et le procÚs que vous lui faites est raisonnable, mais vous m'avouerez qu'il n'y a pas de mal à sentir suffisamment le mérite d'un homme, quand le mérite est réel; et c'est comme j'en use avec le Chevalier. Lélio. - Tenez, sentir est encore une expression qui ne vaut pas mieux; sentir est trop; c'est connaÃtre qu'il faudrait dire. La Comtesse. - Je suis d'avis de ne dire plus mot, et d'attendre que vous m'ayez donné la liste des termes sans reproches que je dois employer, je crois que c'est le plus court; il n'y a que ce moyen-là qui puisse me mettre en état de m'entretenir avec vous. Lélio. - Eh! Madame, faites grùce à mon amour. La Comtesse. - Supportez donc mon ignorance; je ne savais pas la différence qu'il y avait entre connaÃtre et sentir. Lélio. - Sentir, Madame, c'est le style du coeur, et ce n'est pas dans ce style-là que vous devez parler du Chevalier. La Comtesse. - Ecoutez; le vÎtre ne m'amuse point; il est froid, il me glace; et, si vous voulez mÃÂȘme, il me rebute. Lélio, à part. - Bon! je retirerai mon billet. La Comtesse. - Quittons-nous, croyez-moi; je parle mal, vous ne me répondez pas mieux; cela ne fait pas une conversation amusante. Lélio. - Allez-vous, rejoindre le Chevalier? La Comtesse. - Lélio, pour prix des leçons que vous venez de me donner, je vous avertis, moi, qu'il y a des moments oÃÂč vous feriez bien de ne pas vous montrer; entendez-vous? Lélio. - Vous me trouvez donc bien insupportable? La Comtesse. - Epargnez-vous ma réponse; vous auriez à vous plaindre de la valeur de mes termes, je le sens bien. Lélio. - Et moi, je sens que vous vous retenez; vous me diriez de bon coeur que vous me haïssez. La Comtesse. - Non; mais je vous le dirai bientÎt, si cela continue, et cela continuera sans doute. Lélio. - Il semble que vous le souhaitez. La Comtesse. - Hum! vous ne feriez pas languir mes souhaits. Lélio, d'un air fùché et vif. - Vous me désolez, Madame. La Comtesse. - Je me retiens, Monsieur; je me retiens. Elle veut s'en aller. Lélio. - ArrÃÂȘtez, Comtesse; vous m'avez fait l'honneur d'accorder quelque retour à ma tendresse. La Comtesse. - Ah! le beau détail oÃÂč vous entrez là ! Lélio. - Le dédit mÃÂȘme qui est entre nous... La Comtesse, fùchée. - Eh bien! ce dédit vous chagrine? il n'y a qu'à le rompre. Que ne me disiez-vous cela sur-le-champ? Il y a une heure que vous biaisez pour arriver là . Lélio. - Le rompre! J'aimerais mieux mourir; ne m'assure-t-il pas votre main? La Comtesse. - Et qu'est-ce que c'est que ma main sans mon coeur? Lélio. - J'espÚre avoir l'un et l'autre. La Comtesse. - Pourquoi me déplaisez-vous donc? Lélio. - En quoi ai-je pu vous déplaire? Vous auriez de la peine à le dire vous-mÃÂȘme. La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes jaloux, premiÚrement. Lélio. - Eh! morbleu! Madame, quand on aime... La Comtesse. - Ah! quel emportement! Lélio. - Peut-on s'empÃÂȘcher d'ÃÂȘtre jaloux? Autrefois vous me reprochiez que je ne l'étais pas assez; vous me trouviez trop tranquille; me voici inquiet, et je vous déplais. La Comtesse. - Achevez, Monsieur, concluez que je suis une capricieuse; voilà ce que vous voulez dire, je vous entends bien. Le compliment que vous me faites est digne de l'entretien dont vous me régalez depuis une heure; et aprÚs cela vous me demanderez en quoi vous me déplaisez! Ah! l'étrange caractÚre! Lélio. - Mais je ne vous appelle pas capricieuse, Madame; je dis seulement que vous vouliez que je fusse jaloux; aujourd'hui je le suis; pourquoi le trouvez-vous mauvais? La Comtesse. - Eh bien! vous direz encore que vous ne m'appelez pas fantasque! Lélio. - De grùce, répondez. La Comtesse. - Non, Monsieur, on n'a jamais dit à une femme ce que vous me dites là ; et je n'ai vu que vous dans la vie qui m'ayez trouvé si ridicule. Lélio, regardant autour de lui. - Je chercherais volontiers à qui vous parlez, Madame; car ce discours-là ne peut pas s'adresser à moi. La Comtesse. - Fort bien! me voilà devenue visionnaire à présent; continuez, Monsieur, continuez; vous ne voulez pas rompre le dédit; cependant c'est moi qui ne veux plus; n'est-il pas vrai? Lélio. - Que d'industrie pour vous, sauver d'une question fort simple, à laquelle vous ne pouvez répondre! La Comtesse. - Oh! je n'y saurais tenir; capricieuse, ridicule, visionnaire et de mauvaise foi! le portrait est flatteur! Je ne vous connaissais pas, Monsieur Lélio, je ne vous connaissais pas; vous m'avez trompée. Je vous passerais de la jalousie; je ne parle pas de la vÎtre, elle n'est pas supportable; c'est une jalousie terrible, odieuse, qui vient du fond du tempérament, du vice de votre esprit. Ce n'est pas délicatesse chez vous; c'est mauvaise humeur naturelle, c'est précisément caractÚre. Oh! ce n'est pas là la jalousie que je vous demandais; je voulais une inquiétude douce, qui a sa source dans un coeur timide et bien touché, et qui n'est qu'une louable méfiance de soi-mÃÂȘme; avec cette jalousie-là , Monsieur, on ne dit point d'invectives aux personnes que l'on aime; on ne les trouve ni ridicules, ni fourbes, ni fantasques; on craint seulement de n'ÃÂȘtre pas toujours aimé, parce qu'on ne croit pas ÃÂȘtre digne de l'ÃÂȘtre. Mais cela vous passe; ces sentiments-là ne sont pas du ressort d'une ùme comme la vÎtre. Chez vous, c'est des emportements, des fureurs, ou pur artifice; vous soupçonnez injurieusement; vous manquez d'estime; de respect, de soumission; vous vous appuyez sur un dédit; vous fondez vos droits sur des raisons de contrainte. Un dédit, Monsieur Lélio! Des soupçons! Et vous appelez cela de l'amour! C'est un amour à faire peur. Adieu. Lélio. - Encore un mot. Vous ÃÂȘtes en colÚre, mais vous reviendrez, car vous m'estimez dans le fond. La Comtesse. - Soit; j'en estime tant d'autres! Je ne regarde pas cela comme un grand mérite d'ÃÂȘtre estimable; on n'est que ce qu'on doit ÃÂȘtre. Lélio. - Pour nous accommoder, accordez-moi une grùce. Vous m'ÃÂȘtes chÚre; le Chevalier vous aime; ayez pour lui un peu plus de froideur; insinuez-lui qu'il nous laisse, qu'il s'en retourne à Paris. La Comtesse. - Lui insinuer qu'il nous laisse, c'est-à -dire lui glisser tout doucement une impertinence qui me fera tout doucement passer dans son esprit pour une femme qui ne sait pas vivre! Non, Monsieur; vous m'en dispenserez, s'il vous plaÃt. Toute la subtilité possible n'empÃÂȘchera pas un compliment d'ÃÂȘtre ridicule, quand il l'est, vous me le prouvez par le vÎtre; c'est un avis que je vous insinue tout doucement, pour vous donner un petit essai de ce que vous appelez maniÚre insinuante. Elle se retire. ScÚne III Lélio, Trivelin Lélio, un moment seul et en riant. - Allons, allons, cela va trÚs rondement; j'épouserai les douze mille livres de rente. Mais voilà le valet du Chevalier. A Trivelin. Il m'a paru tantÎt que tu avais quelque chose à me dire? Trivelin. - Oui, Monsieur; pardonnez à la liberté que je prends. L'équipage oÃÂč je suis ne prévient pas en ma faveur; cependant, tel que vous me voyez, il y a là dedans le coeur d'un honnÃÂȘte homme, avec une extrÃÂȘme inclination pour les honnÃÂȘtes gens. Lélio. -Je le crois. Trivelin. - Moi-mÃÂȘme, et je le dis avec un souvenir modeste, moi-mÃÂȘme autrefois, j'ai été du nombre de ces honnÃÂȘtes gens; mais vous savez, Monsieur, à combien d'accidents nous sommes sujets dans la vie. Le sort m'a joué; il en a joué bien d'autres; l'histoire est remplie du récit de ses mauvais tours princes, héros, il a tout malmené, et je me console de mes malheurs avec de tels confrÚres. Lélio - Tu m'obligerais de retrancher tes réflexions et de venir au fait. Trivelin. - Les infortunés sont un peu babillards, Monsieur; ils s'attendrissent aisément sur leurs aventures. Mais je. coupe court; ce petit préambule me servira, s'il vous plaÃt, à m'attirer un peu d'estime, et donnera du poids à ce que je vais vous dire. Lélio. - Soit. Trivelin. - Vous savez que je fais la fonction de domestique auprÚs de Monsieur le Chevalier. Lélio - Oui. Trivelin. - Je ne demeurerai pas longtemps avec lui, Monsieur; son caractÚre donne trop de scandale au mien. Lélio. - Eh, que lui trouves-tu de mauvais? Trivelin. - Que vous ÃÂȘtes différent de lui! A peine vous ai-je vu, vous ai-je entendu parler, que j'ai dit en moi-mÃÂȘme Ah quelle ùme franche! que de netteté dans ce coeur-là ! Lélio. - Tu vas encore t'amuser à mon éloge, et tu ne finiras point. Trivelin. - Monsieur, la vertu vaut bien une petite parenthÚse en sa faveur. Lélio. - Venons donc au reste à présent. Trivelin. - De grùce, souffrez qu'auparavant nous convenions d'un petit article. Lélio. - Parle. Trivelin. - Je suis fier, mais je suis pauvre, qualités, comme vous jugez bien, trÚs difficiles à accorder. l'une avec l'autre, et qui pourtant ont la rage de se trouver presque toujours ensemble; voilà ce qui me passe. Lélio. - Poursuis; à quoi nous mÚnent ta fierté et ta pauvreté? Trivelin - Elles nous mÚnent à un combat qui se passe entre elles; la fierté se défend d'abord à merveille, mais son ennemie est bien pressante; bientÎt la fierté plie, recule, fuit, et laisse le champ de bataille à la pauvreté, qui ne rougit de rien, et qui sollicite en ce moment votre libéralité Lélio. - Je t'entends; tu me demandes quelque argent pour récompense de l'avis que tu vas me donner. Trivelin. - Vous y ÃÂȘtes; les ùmes généreuses ont cela de bon, qu'elles devinent ce qu'il vous faut et vous épargnent la honte d'expliquer vos besoins; que cela est beau! Lélio. - Je consens à ce que tu demandes, à une condition à mon tour c'est que le secret que tu m'apprendras vaudra la peine d'ÃÂȘtre payé; et je serai de bonne foi là -dessus. Dis à présent. Trivelin. - Pourquoi faut-il que la rareté de l'argent ait ruiné la générosité de vos pareils? Quelle misÚre! mais n'importe; votre équité me rendra ce que votre économie me retranche, et je commence Vous croyez le Chevalier votre intime et fidÚle ami, n'est-ce pas? Lélio. - Oui, sans doute. Trivelin. - Erreur. Lélio. - En quoi donc? Trivelin. - Vous croyez que la Comtesse vous aime toujours? Lélio. - J'en suis persuadé. Trivelin. - Erreur, trois fois erreur! Lélio. - Comment? Trivelin. - Oui, Monsieur; vous n'avez ni ami ni maÃtresse. Quel brigandage dans ce monde! la Comtesse ne vous aime plus, le Chevalier vous a escamoté son coeur il l'aime, il en est aimé, c'est un fait; je le sais, je l'ai vu, je vous en avertis; faites-en votre profit et le mien. Lélio. - Eh! dis-moi, as-tu remarqué quelque chose qui te rende sûr de cela? Trivelin. - Monsieur, on peut se fier à mes observations. Tenez, je n'ai qu'à regarder une femme entre deux yeux, je vous dirai ce qu'elle sent et ce qu'elle sentira, le tout à une virgule prÚs. Tout ce qui se passe dans son coeur s'écrit sur son visage, et j'ai tant étudié cette écriture-là , que je la lis tout aussi couramment que la mienne. Par exemple, tantÎt, pendant que vous vous amusiez dans le jardin à cueillir des fleurs pour la Comtesse, je raccommodais prÚs d'elle une palissade, et je voyais le Chevalier, sautillant, rire et folùtrer avec elle. Que vous ÃÂȘtes badin! lui disait-elle, en souriant négligemment à ses enjouements. Tout autre que moi n'aurait rien remarqué dans ce sourire-là ; c'était un chiffre. Savez-vous ce qu'il signifiait? Que vous m'amusez agréablement, Chevalier! Que vous ÃÂȘtes aimable dans vos façons! Ne sentez-vous pas que vous me plaisez? Lélio. - Cela est bon; mais rapporte-moi quelque chose que je puisse expliquer, moi, qui ne suis pas si savant que toi Trivelin. - En voici qui ne demande nulle condition. Le Chevalier continuait, lui volait quelques baisers, dont on se fùchait, et qu'on n'esquivait pas. Laissez-moi donc, disait-elle avec un visage indolent, qui ne faisait rien pour se tirer d'affaires, qui avait la paresse de rester exposé à l'injure; mais, en vérité, vous n'y songez pas, ajoutait-elle ensuite. Et moi, tout en raccommodant ma palissade, j'expliquais ce vous n'y songez pas, et ce laissez-moi donc; et je voyais que cela voulait dire Courage, Chevalier, encore un baiser sur le mÃÂȘme ton; surprenez-moi toujours, afin de sauver les bienséances; je ne dois consentir à rien; mais si vous ÃÂȘtes adroit, je n'y saurais que faire; ce ne sera pas ma faute. Lélio. - Oui-da; c'est quelque chose que des baisers. Trivelin. - Voici le plus touchant. Ah! la belle main! s'écria-t-il ensuite; souffrez que je l'admire. Il n'est pas nécessaire. De grùce. Je ne veux point... Ce nonobstant, la main est prise, admirée, caressée; cela va *tout de suite... ArrÃÂȘtez-vous... Point de nouvelles. Un coup d'éventail par là -dessus, coup galant qui signifie Ne lùchez point; l'éventail est saisi; nouvelles pirateries sur la main qu'on tient; l'autre vient à son secours; autant de pris encore par l'ennemi Mais je ne vous comprends point; finissez donc. Vous en parlez bien à votre aise, Madame. Alors la Comtesse de s'embarrasser, le Chevalier de la regarder tendrement; elle de rougir; lui de s'animer; elle de se fùcher sans colÚre; lui de se jeter à ses genoux sans repentance; elle de pousser honteusement un demi-soupir; lui de riposter effrontément par un tout entier; et puis vient du silence; et puis des regards qui sont bien tendres; et puis d'autres qui n'osent pas l'ÃÂȘtre; et puis... Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous le voyez bien, Madame. Levez-vous donc. Me pardonnez-vous? Ah je ne sais. Le procÚs en était là quand vous ÃÂȘtes venu, mais je crois maintenant les parties d'accord Qu'en dites-vous? Lélio. - Je dis que ta découverte commence à prendre forme. Trivelin. - Commence à prendre forme! Et jusqu'oÃÂč prétendez-vous donc que je la conduise pour vous persuader? Je désespÚre de la pousser jamais plus loin; j'ai vu l'amour naissant; quand il sera grand garçon, j'aurai beau l'attendre auprÚs de la palissade, au diable s'il y vient badiner; or, il grandira, au moins, s'il n'est déjà grandi; car il m'a paru aller bon train, le gaillard. Lélio. - Fort bon train, ma foi. Trivelin. - Que dites-vous de la Comtesse? Ne l'auriez-vous pas épousé sans moi? Si vous aviez vu de quel air elle abandonnait sa main blanche au Chevalier!... Lélio. - En vérité, te paraissait-il qu'elle y prit goût? Trivelin. - Oui, Monsieur. A part. On dirait qu'il y en prend aussi, lui. A Lélio. Eh bien, trouvez-vous que mon avis mérite salaire? Lélio. - Sans difficulté. Tu es un coquin. Trivelin. - Sans difficulté, tu es un coquin voilà un prélude de reconnaissance bien bizarre. Lélio. - Le Chevalier te donnerait cent coups de bùton, si je lui disais que tu le trahis. Oh ces coups de bùton que tu mérites, ma bonté te les épargne; je ne dirai mot. Adieu; tu dois ÃÂȘtre content; te voilà payé. Il s'en va. ScÚne IV Trivelin Trivelin. - Je n'avais jamais vu de monnaie frappée à ce coin-là . Adieu, Monsieur, je suis votre serviteur; que le ciel veuille vous combler des faveurs que je mérite! De toutes les grimaces que m'a fait la fortune, voilà certes la plus comique; me payer en exemption de coups de bùton! c'est ce qu'on appelle faire argent de tout. Je n'y comprends rien je lui dis que sa maÃtresse le plante là ; il me demande si elle y prend goût. Est-ce que notre faux Chevalier m'en ferait accroire? Et seraient-ils tous deux meilleurs amis que je ne pense? ScÚne V Arlequin, Trivelin Trivelin, à part. - Interrogeons un peu Arlequin là -dessus. Haut. Ah! te voilà ! oÃÂč vas-tu? Arlequin. - Voir s'il y a des lettres pour mon maÃtre. Trivelin. - Tu me parais occupé; à quoi est-ce que tu rÃÂȘves? Arlequin. - A des louis d'or. Trivelin. - Diantre! tes réflexions sont de riche étoffe. Arlequin. - Et je te cherchais aussi pour te parler. Trivelin. - Et que veux-tu de moi? Arlequin. - T'entretenir de louis d'or. Trivelin. - Encore des louis d'or! Mais tu as une mine d'or dans ta tÃÂȘte. Arlequin. - Dis-moi, mon ami, oÃÂč as-tu pris toutes ces pistoles que je t'ai vu tantÎt tirer de ta poche pour la bouteille de vin que nous avons bu au cabaret du bourg? Je voudrais bien savoir le secret que tu as pour en faire. Trivelin. - Mon ami, je ne pourrais guÚre te donner le secret d'en faire; je n'ai jamais possédé que le secret de le dépenser. Arlequin. - Oh! j'ai aussi un secret qui est bon pour cela, moi; je l'ai appris au cabaret en perfection. Trivelin. - Oui-da, on fait son affaire avec du vin, quoique lentement; mais en y joignant une pincée d'inclination pour le beau sexe, on réussit bien autrement. Arlequin. - Ah le beau sexe, on ne trouve point de cet ingrédient-là ici. Trivelin. - Tu n'y demeureras pas toujours. Mais de grùce, instruis-moi d'une chose à ton tour ton maÃtre et Monsieur le Chevalier s'aiment-ils beaucoup? Arlequin. - Oui. Trivelin. - Fi! Se témoignent-ils de grands empressements? Se font-ils beaucoup d'amitiés? Arlequin. - Ils se disent Comment te portes-tu? A ton service. Et moi aussi. J'en suis bien aise... AprÚs cela ils dÃnent et soupent ensemble; et puis Bonsoir; je te souhaite une bonne nuit, et puis ils se couchent, et puis ils dorment, et puis le jour vient. Est-ce que tu veux qu'ils se disent des injures? Trivelin. - Non, mon ami; c'est que j'avais quelque petite raison de te demander cela, par rapport à quelque aventure qui m'est arrivée ici. Arlequin. - Toi? Trivelin. - Oui, j'ai touché le coeur d'une aimable personne, et l'amitié de nos maÃtres prolongera notre séjour ici. Arlequin. - Et oÃÂč est-ce que cette rare personne-là habite avec son coeur? Trivelin. - Ici, te dis-je. Malpeste, c'est une affaire qui m'est de conséquence. Arlequin. - Quel plaisir! Elle est jeune? Trivelin. - Je lui crois dix-neuf à vingt ans. Arlequin. - Ah! le tendron! Elle est jolie? Trivelin. - Jolie! quelle maigre épithÚte! Vous lui manquez de respect; sachez qu'elle est charmante, adorable, digne de moi. Arlequin, touché. - Ah! m'amour! friandise de mon ùme! Trivelin. - Et c'est de sa main mignonne que je tiens ces louis d'or dont tu parles, et que le don qu'elle m'en a fait me rend si précieux. Arlequin, à ce mot, laisse aller ses bras. - Je n'en puis plus. Trivelin, à part. - Il me divertit; je veux le pousser jusqu'à l'évanouissement. Ce n'est pas le tout, mon ami ses discours ont charmé mon coeur; de la maniÚre dont elle m'a peint, j'avais honte de me trouver si aimable. M'aimerez-vous? me disait-elle; puis-je compter sur votre coeur? Arlequin, transporté. - Oui, ma reine. Trivelin. - A qui parles-tu? Arlequin. - A elle; j'ai cru qu'elle m'interrogeait. Trivelin, riant. - Ah! ah! ah! Pendant qu'elle me parlait, ingénieuse à me prouver sa tendresse, elle fouillait dans sa poche pour en tirer cet or qui fait mes délices. Prenez, m'a-t-elle dit en me le glissant dans la. main; et comme poliment j'ouvrais ma main avec lenteur prenez donc, s'est-elle écriée, ce n'est là qu'un échantillon du coffre-fort que je vous destine; alors je me suis rendu; car un échantillon ne se refuse point. Arlequin jette sa batte et sa ceinture à terre, et se jetant à genoux, il dit. - Ah! mon ami, je tombe à tes pieds pour te supplier, en toute humilité, de me montrer seulement la face royale de cette incomparable fille, qui donne un coeur et des louis d'or du Pérou avec; peut-ÃÂȘtre me fera-t-elle aussi présent de quelque échantillon; je ne veux que la voir, l'admirer, et puis mourir content. Trivelin. - Cela ne se peut pas, mon enfant; il ne faut pas régler tes espérances sur mes aventures; vois-tu bien, entre le baudet et le cheval d'Espagne, il y a quelque différence. Arlequin. - Hélas! je te regarde comme le premier cheval du monde. Trivelin. - Tu abuses de mes comparaisons; je te permets de m'estimer, Arlequin, mais ne me loue jamais. Arlequin. - Montre-moi donc cette fille... Trivelin. - Cela ne se peut pas; mais je t'aime, et tu te sentiras de ma bonne fortune dÚs aujourd'hui je te fonde une bouteille de Bourgogne pour autant de jours que nous serons ici. Arlequin, demi-pleurant. - Une bouteille par jour, cela fait trente bouteilles par mois; pour me consoler dans ma douleur, donne-moi en argent la fondation du premier mois. Trivelin. - Mon fils, je suis bien aise d'assister à chaque paiement. Arlequin, en s'en allant et pleurant. - Je ne verrai donc point ma reine? OÃÂč ÃÂȘtes-vous donc, petit louis d'or de mon ùme? Hélas! je m'en vais vous chercher partout Hi! hi! hi! hi!... Et puis d'un ton net. Veux-tu aller boire le premier mois de fondation? Trivelin. - Voilà mon maÃtre, je ne saurais; mais va m'attendre. Arlequin s'en va en recommençant Hi! hi! hi! hi! ScÚne VI Le Chevalier, Trivelin Trivelin, un moment seul. - Je lui ai renversé l'esprit; ah! ah! ah! ah! le pauvre garçon! Il n'est pas digne d'ÃÂȘtre associé à notre intrigue. Le Chevalier vient, et Trivelin dit Ah! vous voilà , Chevalier sans pareil. Eh bien! notre affaire va-t-elle bien? Le Chevalier, comme en colÚre. - Fort bien, Mons Trivelin; mais je vous cherchais pour vous dire que vous ne valez rien. Trivelin. - C'est bien peu de chose que rien et vous me cherchiez tout exprÚs pour me dire cela? Le Chevalier. - En un mot, tu es un coquin. Trivelin. - Vous voilà dans l'erreur de tout le monde. Le Chevalier. - Un fourbe, de qui je me vengerai. Trivelin. - Mes vertus ont cela de malheureux, qu'elles n'ont jamais été connues de personne. Le Chevalier. - Je voudrais bien savoir de quoi vous vous mÃÂȘlez, d'aller dire à Monsieur Lélio que j'aime la Comtesse? Trivelin. - Comment! il vous a rapporté ce que je lui ai dit? Le Chevalier. - Sans doute. Trivelin. - Vous me faites plaisir de m'en avertir; pour payer mon avis, il avait promis de se taire; il a parlé, la dette subsiste. Le Chevalier. - Fort bien! c'était donc pour tirer de l'argent de lui, Monsieur le faquin? Trivelin. - Monsieur le faquin! retranchez ces petits agréments-là de votre discours; ce sont des fleurs de rhétorique qui m'entÃÂȘtent; je voulais avoir de l'argent, cela est vrai. Le Chevalier. - Eh! ne t'en avais-je pas donné? Trivelin. - Ne l'avais-je pas pris de bonne grùce? De quoi vous plaignez-vous? Votre argent est-il insociable? Ne pouvait-il pas s'accommoder avec celui de Monsieur Lélio? Le Chevalier. - Prends-y garde; si tu retombes encore dans la moindre impertinence, j'ai une maÃtresse qui aura soin de toi, je t'en assure. Trivelin. - ArrÃÂȘtez; ma discrétion s'affaiblit, je l'avoue; je la sens infirme; il sera bon de la rétablir par un baiser ou deux. Le Chevalier. - Non. Trivelin. - Convertissons donc cela en autre chose. Le Chevalier. - Je ne saurais. Trivelin. - Vous ne m'entendez point; je ne puis me résoudre à vous dire le mot de l'énigme. Le Chevalier tire sa montre. Ah! ah! tu la devineras; tu n'y es plus; le mot n'est pas une montre; la montre en approche pourtant, à cause du métal. Le Chevalier. - Eh! je vous entends à merveille; qu'à cela ne tienne. Trivelin. - J'aime pourtant mieux un baiser. Le Chevalier. - Tiens; mais observe ta conduite. Trivelin. - Ah! friponne, tu triches ma flamme; tu t'esquives, mais avec tant de grùce, qu'il faut me rendre. ScÚne VII Le Chevalier, Trivelin, Arlequin Arlequin, qui vient, a écouté la fin de la scÚne par derriÚre. Dans le temps que le Chevalier donne de l'argent à Trivelin, d'une main il prend l'argent, et de l'autre il embrasse le Chevalier. Arlequin. - Ah! je la tiens! ah! m'amour, je me meurs! cher petit lingot d'or, je n'en puis plus. Ah! Trivelin! je suis heureux! Trivelin. - Et moi volé. Le Chevalier. - Je suis au désespoir; mon secret est découvert. Arlequin. - Laissez-moi vous contempler, cassette de mon ùme qu'elle est jolie! Mignarde, mon coeur s'en va, je me trouve mal. Vite un échantillon pour me remettre; ah! ah! ah! ah! Le Chevalier, à Trivelin. - Débarrasse-moi de lui; que veut-il dire avec son échantillon? Trivelin. - Bon! bon! c'est de l'argent qu'il demande. Le Chevalier. - S'il ne tient qu'à cela pour venir à bout du dessein que je poursuis, emmÚne-le, et engage-le au secret, voilà de quoi le faire taire. A Arlequin. Mon cher Arlequin, ne me découvre point; je te promets des échantillons tant que tu voudras. Trivelin va t'en donner; suis-le, et ne dis mot; tu n'aurais rien si tu parlais. Arlequin. - Malepeste! je serai sage. M'aimerez-vous, petit homme? Le Chevalier. - sans doute. Trivelin. - Allons, mon fils, tu te souviens bien de la bouteille de fondation; allons la boire. Arlequin, sans bouger. - Allons. Trivelin.. - Viens donc. Au Chevalier. Allez votre chemin, et ne vous embarrassez de rien. Arlequin, en s'en allant. - Ah! La belle trouvaille! la belle trouvaille! ScÚne VIII La Comtesse, Le Chevalier Le Chevalier, seul un moment. - A tout hasard, continuons ce que j'ai commencé. Je prends trop de plaisir à mon projet pour l'abandonner; dût-il m'en coûter encore vingt pistoles, le veux tùcher d'en venir à bout. Voici La Comtesse; je la crois dans de bonnes dispositions pour moi; achevons de la déterminer. Vous me paraissez bien triste, Madame; qu'avez-vous? La Comtesse, à part. - Eprouvons ce qu'il pense. Au Chevalier. Je viens vous faire un compliment qui me déplaÃt; mais je ne saurais m'en dispenser. Le Chevalier. - Ahi, notre conversation débute mal, Madame. La Comtesse. - Vous avez pu remarquer que je vous voyais ici avec plaisir; et s'il ne tenait qu'à moi, j'en aurais encore beaucoup à vous y voir. Le Chevalier. - J'entends; je vous épargne le reste, et je vais coucher à Paris. La Comtesse. - Ne vous en prenez pas à moi, je vous le demande en grùce. Le Chevalier. - Je n'examine rien; vous ordonnez, j'obéis. La Comtesse. - Ne dites point que j'ordonne. Le Chevalier. - Eh! Madame, je ne vaux pas la peine que vous vous excusiez, et vous ÃÂȘtes trop bonne. La Comtesse. - Non, vous dis-je; et si vous voulez rester, en vérité vous ÃÂȘtes le maÃtre. Le Chevalier. - Vous ne risquez rien à me donner carte blanche; je sais le respect que je dois à vos véritables intentions. La Comtesse. - Mais, Chevalier, il ne faut pas respecter des chimÚres. Le Chevalier. - Il n'y a rien de plus poli que ce discours-là . La Comtesse. - il n'y a rien de plus désagréable que votre obstination à me croire polie; car il faudra, malgré moi, que je la sois. Je suis d'un sexe un peu fier. Je vous dis de rester, je ne saurais aller plus loin; aidez-vous. Le Chevalier, à part. - Sa fierté se meurt, je veux l'achever. Haut. Adieu, Madame; je craindrais de prendre le change, je suis tenté de demeurer, et je fuis le danger de mal interpréter vos honnÃÂȘtetés. Adieu; vous renvoyez mon coeur dans un terrible état. La Comtesse. - Vit-on jamais un pareil esprit, avec son coeur qui n'a pas le sens commun? Le Chevalier, se retournant. - Du moins, Madame, attendez que je sois parti, pour marquer un dégoût à mon égard. La Comtesse. - Allez, Monsieur; je ne saurais attendre; allez à Paris chercher des femmes qui s'expliquent plus précisément que moi, qui vous prient de rester en termes formels, qui ne rougissent de rien. Pour moi, je me ménage, je sais ce que je me dois; et vous partirez, puisque vous avez la fureur de prendre tout de travers. Le Chevalier. - Vous ferai-je plaisir de rester? La Comtesse. - Peut-on mettre une femme entre le oui et le non? Quelle brusque alternative! Y a-t-il rien de plus haïssable qu'un homme qui ne saurait deviner? Mais allez-vous-en, je suis lasse de tout faire. Le Chevalier, faisant semblant de s'en aller. - Je devine donc; je me sauve. La Comtesse. - Il devine, dit-il; il devine, et s'en va; la belle pénétration! Je ne sais pourquoi cet homme m'a plu. Lélio n'a qu'à le suivre, je le congédie; je ne veux plus de ces importuns-là chez moi. Ah! que je hais les hommes à présent! Qu'ils sont insupportables! J'y renonce de bon coeur. Le Chevalier, comme revenant sur ses pas. - Je ne songeais pas, Madame, que je vais dans un pays oÃÂč je puis vous rendre quelque service; n'avez-vous rien à m'y commander? La Comtesse. - Oui-da; oubliez que je souhaitais que vous restassiez ici; voilà tout. Le Chevalier. - Voilà une commission qui m'en donne une autre, c'est celle de rester, et je m'en tiens à la derniÚre. La Comtesse. - Comment! vous comprenez cela? Quel prodige! En vérité, il n'y a pas moyen de s'étourdir sur les bontés qu'on a pour vous; il faut se résoudre à les sentir, ou vous laisser là . Le Chevalier. - Je vous aime, et ne présume rien en ma faveur. La Comtesse. - Je n'entends pas que vous présumiez rien non plus. Le Chevalier. - Il est donc inutile de me retenir, Madame. La Comtesse. - Inutile! Comme il prend tout! mais il faut bien observer ce qu'on vous dit. Le Chevalier. - Mais aussi, que ne vous expliquez-vous franchement? Je pars, vous me retenez; je crois que c'est pour quelque chose qui en vaudra la peine, point du tout; c'est pour me dire Je n'entends pas que vous présumiez rien non plus. N'est-ce pas là quelque chose de bien tentant? Et moi, Madame, je n'entends point vivre comme cela; je ne saurais, je vous aime trop. La Comtesse. - Vous avez là un amour bien mutin, il est bien pressé. Le Chevalier. - Ce n'est pas ma faute, il est comme vous me l'avez donné. La Comtesse. - Voyons donc; que voulez-vous? Le Chevalier. - Vous plaire. La Comtesse. - Hé bien, il faut espérer que cela viendra. Le Chevalier. - Moi! me jeter dans l'espérance! Oh! que non; je ne donne point dans un pays perdu, je ne saurais oÃÂč je marche. La Comtesse. - Marchez, marchez; on ne vous égarera pas. Le Chevalier. - Donnez-moi votre coeur pour compagnon de voyage, et je m'embarque. La Comtesse. - Hum! nous n'irons peut-ÃÂȘtre pas loin ensemble. Le Chevalier. - Hé par oÃÂč devinez-vous cela? La Comtesse. - C'est que le vous crois volage. Le Chevalier. - Vous m'avez fait peur; j'ai cru votre soupçon plus grave; mais pour volage, s'il n'y a que cela qui vous retienne, partons; quand vous me connaÃtrez mieux, vous ne me reprocherez pas ce défaut-là . La Comtesse. - Parlons raisonnablement vous pourrez me plaire, je n'en disconviens pas; mais est-il naturel que vous plaisiez tout d'un coup? Le Chevalier. - Non; mais si vous vous réglez avec moi sur ce qui est naturel, je ne tiens rien; je ne saurais obtenir votre coeur que gratis. Si j'attends que je l'aie gagné, nous n'aurons jamais fait; je connais ce que vous valez et ce que je vaux. La Comtesse. - Fiez-vous à moi; je suis généreuse, je vous ferai peut-ÃÂȘtre grùce. Le Chevalier. - Rayez le peut-ÃÂȘtre; ce que vous dites en sera plus doux. La Comtesse. - Laissons-le; il ne peut ÃÂȘtre là que par bienséance. Le Chevalier. - Le voilà un peu mieux placé, par exemple. La Comtesse. - C'est que j'ai voulu vous raccommoder avec lui. Le Chevalier. - Venons au fait; m'aimerez-vous? La Comtesse. - Mais, au bout du compte, m'aimez-vous, vous-mÃÂȘme? Le Chevalier. - Oui, Madame; j'ai fait ce grand effort-là . La Comtesse. - Il y a si peu de temps que vous me connaissez, que je ne laisse pas que d'en ÃÂȘtre surprise. Le Chevalier. - Vous, surprise! Il fait jour, le soleil nous luit; cela ne vous surprend-il pas aussi? Car je ne sais que répondre à de pareils discours, moi. Eh! Madame, faut-il vous voir plus d'un moment pour apprendre à vous adorer? La Comtesse. - Je vous crois, ne vous fùchez point; ne me chicanez pas davantage. Le Chevalier. - Oui, Comtesse, je vous aime; et de tous les hommes qui peuvent aimer, il n'y en a pas un dont l'amour soit si pur, si raisonnable, je vous en fais serment sur cette belle main, qui veut bien se livrer à mes caresses; regardez-moi, Madame; tournez vos beaux yeux sur moi, ne me volez point le doux embarras que j'y fais naÃtre. Ha quels regards! Qu'ils sont charmants! Qui est-ce qui aurait jamais dit qu'ils, tomberaient sur moi? La Comtesse. - En voilà assez; rendez-moi ma main; elle n'a que faire là ; vous parlerez bien sans elle. Le Chevalier. - Vous me l'avez laissé prendre, laissez-moi la garder. La Comtesse. - Courage; j'attends que vous ayez fini. Le Chevalier. - Je ne finirai jamais. La Comtesse. - Vous me faites oublier ce que j'avais à vous dire je suis venue tout exprÚs, et vous m'amusez toujours. Revenons; vous m'aimez, voilà qui va fort bien, mais comment ferons-nous? Lélio est jaloux de vous. Le Chevalier. - Moi, je le suis de lui; nous voilà quittes. [La Comtesse.] - Il a peur que vous ne m'aimiez. Le Chevalier. - C'est un nigaud d'en avoir peur; il devrait en ÃÂȘtre sûr. La Comtesse. - Il craint que je ne vous aime. Le Chevalier. - Hé pourquoi ne m'aimeriez-vous pas? Je le trouve plaisant. Il fallait lui dire que vous m'aimiez, pour le guérir de sa crainte. La Comtesse. - Mais, Chevalier, il faut le penser pour le dire. Le Chevalier. - Comment! ne m'avez-vous pas dit tout à l'heure que vous me ferez grùce? La Comtesse. - Je vous ai dit Peut-ÃÂȘtre. Le Chevalier. - Ne savais-je pas bien que le maudit peut-ÃÂȘtre me jouerait un mauvais tour? Hé que faites-vous donc de mieux, si vous ne m'aimez pas? Est-ce encore Lélio qui triomphe? La Comtesse. - Lélio commence bien à me déplaire. Le Chevalier. - Qu'il achÚve donc, et nous laisse en repos. La Comtesse. - C'est le caractÚre le plus singulier. Le Chevalier. - L'homme le plus ennuyant. La Comtesse. - Et brusque avec cela, toujours inquiet. Je ne sais quel parti prendre avec lui. Le Chevalier. - Le parti de la raison. La Comtesse. - La raison ne plaide plus pour lui, non plus que mon coeur. Le Chevalier. - Il faut qu'il perde son procÚs. La Comtesse. - Me le conseillez-vous? Je crois qu'effectivement il en faut venir là . Le Chevalier. - Oui; mais de votre coeur, qu'en ferez-vous aprÚs? La Comtesse. - De quoi vous mÃÂȘlez-vous? Le Chevalier. - Parbleu! de mes affaires. La Comtesse. - Vous le saurez trop tÎt. Le Chevalier. - Morbleu! La Comtesse. - Qu'avez-vous? Le Chevalier. - C'est que vous avez des longueurs qui me désespÚrent. La Comtesse. - Mais vous ÃÂȘtes bien impatient, Chevalier! Personne n'est comme vous. Le Chevalier. - Ma foi! Madame, on est ce que l'on peut quand on vous aime. La Comtesse. - Attendez; je veux vous connaÃtre mieux. Le Chevalier. - Je suis vif, et je vous adore, me voilà tout entier; mais trouvons un expédient qui vous mette à votre aise si je vous déplais, dites-moi de partir, et je pars, il n'en sera plus parlé; si je puis espérer quelque chose, ne me dites rien, je vous dispense de me répondre; votre silence fera ma joie, et il ne vous en coûtera pas une syllabe. Vous ne sauriez prononcer à moins de frais. La Comtesse. - Ah! Le Chevalier. - Je suis content. La Comtesse. - J'étais pourtant venue pour vous dire de nous quitter; Lélio m'en avait prié. Le Chevalier. - Laissons là Lélio; sa cause ne vaut rien. ScÚne IX Le Chevalier, La Comtesse, Lélio Lélio arrive en faisant au Chevalier des signes de joie. Lélio. - Tout beau, Monsieur Le Chevalier, tout beau; laissons là Lélio, dites-vous! Vous le méprisez bien! Ah! grùces au ciel et à la bonté de Madame, il n'en sera rien, s'il vous plaÃt. Lélio, qui vaut mieux que vous, restera, et vous vous en irez. Comment, morbleu! que dites-vous de lui, Madame? Ne suis-je pas entre les mains d'un ami bien scrupuleux? Son procédé n'est-il pas édifiant? Le Chevalier. - Eh! Que trouvez-vous de si étrange à mon procédé, Monsieur? Quand je suis devenu votre ami, ai-je fait voeu de rompre avec la beauté, les grùces et tout ce qu'il y a de plus aimable dans le monde? Non, parbleu! Votre amitié est belle et bonne, mais je m'en passerai mieux que d'amour pour Madame. Vous trouvez un rival; eh bien! prenez patience. En ÃÂȘtes-vous étonné, si Madame n'a pas la complaisance de s'enfermer pour vous; vos étonnements ont tout l'air d'ÃÂȘtre fréquents, et il faudra bien que vous vous y accoutumiez. Lélio. - Je n'ai rien à vous répondre; Madame aura soin de me venger de vos louables entreprises. A La Comtesse. Voulez-vous bien que je vous donne la main, Madame? car je ne vous crois pas extrÃÂȘmement amusée des discours de Monsieur. La Comtesse, sérieuse et se retirant. - OÃÂč voulez-vous que j'aille? Nous pouvons nous promener ensemble; je ne me plains pas du Chevalier s'il m'aime, je ne saurais me fùcher de la maniÚre dont il le dit, et je n'aurais tout au plus à lui reprocher que la médiocrité de son goût. Le Chevalier. - Ah! j'aurai plus de partisans de mon goût que vous n'en aurez de vos reproches, Madame. Lélio, en colÚre. - Cela va le mieux du monde, et je joue ici un fort aimable personnage! Je ne sais quelles sont vos vues, Madame; mais... La Comtesse. - Ah! je n'aime pas les emportés; je vous reverrai quand vous serez plus calme. Elle sort. ScÚne X Le Chevalier, Lélio Lélio regarde aller La Comtesse. Quand elle ne paraÃt plus, il se met à éclater de rire. - Ah! ah! ah! ah! voilà une femme bien dupe! Qu'en dis-tu? ai-je bonne grùce à faire le jaloux? La Comtesse reparaÃt seulement pour voir ce qui se passe. Lélio dit bas Elle revient pour nous observer. Haut. Nous verrons ce qu'il en sera, Chevalier; nous verrons. Le Chevalier, bas. - Ah! l'excellent fourbe! Haut. Adieu, Lélio! Vous le prendrez sur le ton qu'il vous plaira; je vous en donne ma parole. Adieu. Ils s'en vont chacun de leur coté. Acte III ScÚne premiÚre Lélio, Arlequin Arlequin entre pleurant. - Hi! hi! hi! hi! Lélio. - Dis-moi donc pourquoi tu pleures; je veux le savoir absolument. Arlequin, plus fort. - Hi! hi! hi! hi! Lélio. - Mais quel est le sujet de ton affliction? Arlequin. - Ah! Monsieur, voilà qui est fini; je ne serai plus gaillard. Lélio. - Pourquoi? Arlequin. - Faute d'avoir envie de rire. Lélio. - Et d'oÃÂč vient que tu n'as plus envie de rire, imbécile? Arlequin. - A cause de ma tristesse. Lélio. - Je te demande ce qui te rend triste. Arlequin. - C'est un grand chagrin, Monsieur. Lélio. - Il ne rira plus parce qu'il est triste, et il est triste à cause d'un grand chagrin. Te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Sais-tu bien que je me fùcherai à la fin? Arlequin. - Hélas! je vous dis la vérité. Il soupire. Lélio. - Tu me la dis si sottement, que je n'y comprends rien; t'a-t-on fait du mal? Arlequin. - Beaucoup de mal. Lélio. - Est-ce qu'on t'a battu? Arlequin. - Pû! bien pis que tout, cela, ma foi. Lélio. - Bien pis que tout cela? Arlequin. - Oui; quand un pauvre homme perd de l'or, il faut qu'il meure; et je mourrai aussi, je n'y manquerai pas. Lélio. - Que veut dire de l'or? Arlequin. - De l'or du Pérou; voilà comme on dit qu'il s'appelle. Lélio. - Est-ce que tu en avais? Arlequin. - Eh! vraiment oui; voilà mon affaire. Je n'en ai plus, je pleure; quand j'en avais, j'étais bien aise. Lélio. - Qui est-ce qui te l'avait donné, cet or? Arlequin. - C'est Monsieur le Chevalier qui m'avait fait présent de cet échantillon-là . Lélio. - De quel échantillon? ArleqÃÂčin. - Eh! je vous le dis. Lélio. - Quelle patience il faut avoir avec ce nigaud-là ! Sachons pourtant ce que c'est. Arlequin, fais trÃÂȘve à tes larmes. Si tu te plains de quelqu'un, j'y mettrai ordre; mais éclaircis-moi la chose. Tu me parles d'un or du Pérou, aprÚs cela d'un échantillon je ne t'entends point; réponds-moi précisément; le Chevalier t'a-t-il donné de l'or? Arlequin. - Pas à moi; mais il l'avait donné devant moi à Trivelin pour me le rendre en main propre; mais cette main propre n'en a point tùté; le fripon a tout gardé dans la sienne, qui n'était pas plus propre que la mienne. Lélio. - Cet or était-il en quantité? Combien de louis y avait-il? Arlequin. - Peut-ÃÂȘtre quarante ou cinquante; je ne les ai pas comptés. Lélio. - Quarante ou cinquante! Et pourquoi le Chevalier te faisait-il ce présent-là ? Arlequin. - Parce que je lui avais demandé un échantillon. Lélio. - Encore ton échantillon! Arlequin. - Eh! vraiment oui; Monsieur le Chevalier en avait aussi donné à Trivelin. Lélio. - Je ne saurais débrouiller ce qu'il veut dire; il y a cependant quelque chose là -dedans qui peut me regarder. Réponds-moi avais-tu rendu au Chevalier quelque service qui l'engageùt à te récompenser. Arlequin. - Non; mais j'étais jaloux de ce qu'il aimait Trivelin, de ce qu'il avait charmé son coeur et mis de l'or dans sa bourse; et moi, je voulais aussi avoir le coeur charmé et la bourse pleine. Lélio. - Quel étrange galimatias me fais-tu là ? Arlequin. - Il n'y a pourtant rien de plus vrai que tout cela. Lélio. - Quel rapport y a-t-il entre le coeur de Trivelin et le Chevalier? Le Chevalier a-t-il de si grands charmes? Tu parles de lui comme d'une femme. Arlequin. - Tant y a qu'il est ravissant, et qu'il fera aussi rafle de votre coeur, quand vous le connaÃtrez. Allez, pour voir, lui dire Je vous connais et je garderai le secret. Vous verrez si ce n'est pas un échantillon qui vous viendra sur-le-champ, et vous me direz si je suis fou. Lélio. - Je n'y comprends rien. Mais qui est-il, le Chevalier? Arlequin. - Voilà justement le secret qui fait avoir un présent, quand on le garde. Lélio. - Je prétends que tu me le dises, moi. Arlequin. - Vous me ruineriez, Monsieur, il ne me donnerait plus rien, ce charmant petit semblant d'homme, et je l'aime trop pour le fùcher. Lélio. - Ce petit semblant d'homme! Que veut-il dire? et que signifie son transport? En quoi le trouves-tu donc plus charmant qu'un autre? Arlequin. - Ah! Monsieur, on ne voit point d'hommes comme lui; il n'y en a point dans le monde; c'est folie que d'en chercher; mais sa mascarade empÃÂȘche de voir cela. Lélio. - Sa mascarade! Ce qu'il me dit là me fait naÃtre une pensée que toutes mes réflexions fortifient; le Chevalier a de certains traits, un certain minois... Mais voici Trivelin; je veux le forcer à me dire la vérité, s'il la sait; j'en tirerai meilleure raison que de ce butor-là . A Arlequin. Va-t'en; je tùcherai de te faire ravoir ton argent. Arlequin part en lui baisant la main et se plaignant ScÚne II Lélio, Trivelin Trivelin entre en rÃÂȘvant, et, voyant Lélio, il dit. - Voici ma mauvaise paye; la physionomie de cet homme-là m'est devenue fùcheuse; promenons-nous d'un autre cÎté. Lélio l'appelle. - Trivelin, je voudrais bien te parler. Trivelin. - A moi, Monsieur? Ne pourriez-vous pas remettre cela? J'ai actuellement un mal de tÃÂȘte qui ne me permet de conversation avec personne. Lélio. - Bon, bon! c'est bien à toi à prendre garde à un petit mal de tÃÂȘte, approche. Trivelin. - Je n'ai, ma foi, rien de nouveau à vous apprendre, au moins. Lélio va à lui, et le prenant par le bras. - Viens donc. Trivelin. - Eh bien, de quoi s'agit-il? Vous reprocheriez-vous la récompense que vous m'avez donnée tantÎt? Je n'ai jamais vu de bienfait dans ce goût-là ; voulez-vous rayer ce petit trait-là de votre vie? tenez, ce n'est qu'une vétille, mais les vétilles gùtent tout. Lélio. - Ecoute, ton verbiage me déplaÃt. Trivelin. - Je vous disais bien que je n'étais pas en état de paraÃtre en compagnie. Lélio. - Et je veux que tu répondes positivement à ce que je te demanderai; je réglerai mon procédé sur le tien. Trivelin. - Le vÎtre sera donc court; car le mien sera bref. Je n'ai vaillant qu'une réplique, qui est que je ne sais rien; vous voyez bien que je ne vous ruinerai pas en interrogations. Lélio. - Si tu me dis la vérité, tu n'en seras pas fùché. Trivelin. - Sauriez-vous encore quelques coups de bùton à m'épargner? Lélio, fiÚrement. - Finissons. Trivelin, s'en allant. - J'obéis. Lélio. - OÃÂč vas-tu? Trivelin. - Pour finir une conversation, il n'y a rien de mieux que de la laisser là ; c'est le plus court, ce me semble. Lélio. - Tu m'impatientes, et je commence à me fùcher; tiens-toi là ; écoute, et me réponds. Trivelin, à part. - A qui en a ce diable d'homme-là ? Lélio. - Je crois que tu jures entre tes dents? Trivelin. - Cela m'arrive quelquefois par distraction. Lélio. - Crois-moi, traitons avec douceur ensemble, Trivelin, je t'en prie. Trivelin. - Oui-da, comme il convient à d'honnÃÂȘtes gens. Lélio. - Y a-t-il longtemps que tu connais le Chevalier? Trivelin. - Non, c'est une nouvelle connaissance; la vÎtre et la mienne sont de la mÃÂȘme date. Lélio. - Sais-tu qui il est? Trivelin. - Il se dit cadet d'un aÃné gentilhomme; mais les titres, de cet aÃné, je ne les ai point vus; si je les vois jamais, je vous en promets copie. Lélio. - Parle-moi à coeur ouvert. Trivelin. - Je vous la promets, vous dis-je, je vous en donne ma parole; il n'y a point de sûreté de cette force-là nulle part. Lélio. - Tu me caches la vérité; le nom de Chevalier qu'il porte n'est qu'un faux nom. Trivelin. - Serait-il l'aÃné de sa famille? Je l'ai cru réduit à une légitime; voyez ce que c'est! Lélio. - Tu bats la campagne; ce Chevalier mal nommé, avoue-moi que tu l'aimes. Trivelin. - Eh! je l'aime par la rÚgle générale qu'il faut aimer tout le monde; voilà ce qui le tire d'affaire auprÚs de moi. Lélio. - Tu t'y ranges avec plaisir, à cette rÚgle-là . Trivelin. - Ma foi, Monsieur, vous vous trompez, rien ne me coûte tant que mes devoirs; plein de courage pour les vertus inutiles, je suis d'une tiédeur pour les nécessaires qui passe l'imagination; qu'est-ce que c'est que nous! N'ÃÂȘtes-vous pas comme moi, Monsieur? Lélio, avec dépit. - Fourbe! tu as de l'amour pour ce faux Chevalier. Trivelin. - Doucement, Monsieur; diantre! ceci est sérieux. Lélio. - Tu sais quel est son sexe. Trivelin. - Expliquons-nous. De sexes, je n'en connais que deux l'un qui se dit raisonnable, l'autre qui nous prouve que cela n'est pas vrai; duquel des deux le Chevalier est-il? Lélio, le prenant par le bouton. - Puisque tu m'y forces, ne perds rien de ce que je vais te dire. Je te ferai périr sous le bùton si tu me joues davantage; m'entends-tu? Trivelin. - Vous ÃÂȘtes clair. Lé Ne m'irrite point; j'ai dans cette affaire-ci un intérÃÂȘt de la derniÚre conséquence; il y va de ma fortune; et tu parleras, ou je te tue. Trivelin. - Vous me tuerez si je ne parle? Hélas! Monsieur, si les babillards ne mouraient point, je serais éternel, ou personne ne le serait. Lélio. - Parle donc. Trivelin. - Donnez-moi un sujet; quelque petit qu'il soit, je m'en contente, et j'entre en matiÚre. Lélio, tirant son épée. - Ah! tu ne veux pas! Voici qui te rendra plus docile. Trivelin, faisant l'effrayé. - Fi donc! Savez-vous bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d'honnÃÂȘte homme? Lélio, le regardant. - Coquin que tu es! Trivelin. - C'est mon habit qui est un coquin; pour moi, je suis un brave homme, mais avec cet équipage-là , on a de la probité en pure perte; cela ne fait ni honneur ni profit. Lélio, remettant son épée. - Va, je tùcherai de me passer de l'aveu que je te demandais; mais je te retrouverai, et tu me répondras de ce qui m'arrivera de fùcheux. Trivelin. - En quelque endroit que nous nous rencontrions, Monsieur, je sais Îter mon chapeau de bonne grùce, je vous en garantis la preuve, et vous serez content de moi. Lélio, en colÚre. - Retire-toi. Trivelin, s'en allant. - Il y a une heure que je vous l'ai proposé. ScÚne III Le Chevalier, Lélio, rÃÂȘveur. Le Chevalier. - Eh bien! mon ami, la Comtesse écrit actuellement des lettres pour Paris; elle descendra bientÎt, et veut se promener avec moi, m'a-t-elle dit. Sur cela, je viens t'avertir de ne nous pas interrompre quand nous serons ensemble, et d'aller bouder d'un autre cÎté, comme il appartient à un jaloux. Dans cette conversation-ci, je vais mettre la derniÚre main à notre grand oeuvre, et achever de la résoudre. Mais je voudrais que toutes tes espérances fussent remplies, et j'ai songé à une chose le dédit que tu as d'elle est-il bon? Il y a des dédits mal conçus et qui ne servent de rien; montre-moi le tien, je m'y connais, en cas qu'il y manquùt quelque chose, on pourrait prendre des mesures. Lélio, à part. - Tùchons de le démasquer si mes soupçons sont justes. Le Chevalier. - Réponds-moi donc; à qui en as-tu? Lélio. - Je n'ai point le dédit sur moi; mais parlons d'autre chose. Le Chevalier. - Qu'y a-t-il de nouveau? Songes-tu encore à me faire épouser quelque autre femme avec la Comtesse? Lélio. - Non; je pense à quelque chose de plus sérieux; je veux me couper la gorge. Le Chevalier. - Diantre! quand tu te mÃÂȘles du sérieux, tu le traites à fond; et que t'a fait ta gorge pour la couper? Lélio. - Point de plaisanterie. Le Chevalier, à part. - Arlequin aurait-il parlé! A Lélio. Si ta résolution tient, tu me feras ton légataire, peut-ÃÂȘtre? Lélio. - Vous serez de la partie dont je parle. Le Chevalier. - Moi! je n'ai rien à reprocher à ma gorge, et sans vanité je suis content d'elle. Lélio. - Et moi, je ne suis point content de vous, et c'est avec vous que je veux m'égorger. Le Chevalier. - Avec moi? Lélio. - Vous mÃÂȘme. Le Chevalier, riant et le poussant de la main. - Ah! ah! ah! ah! Va te mettre au lit et te faire saigner, tu es malade. Lélio. - Suivez-moi. Le Chevalier, lui tùtant le pouls. - Voilà un pouls qui dénote un transport au cerveau; il faut que tu aies reçu un coup de soleil. Lélio. - Point tant de raisons; suivez-moi, vous dis-je. Le Chevalier. - Encore un coup, va te coucher, mon ami. Lélio. - Je vous regarde comme un lùche si vous ne marchez. Le Chevalier, avec pitié. - Pauvre homme! aprÚs ce que tu me dis là , tu es du moins heureux de n'avoir plus le bon sens. Lélio. - Oui, vous ÃÂȘtes aussi poltron qu'une femme. Le Chevalier, à part. - Tenons ferme. A Lélio. Lélio, je vous crois malade; tant pis pour vous si vous ne l'ÃÂȘtes pas. Lélio, avec dédain - Je vous dis que vous manquez de coeur, et qu'une quenouille siérait mieux à votre cÎté qu'une épée. Le Chevalier. - Avec une quenouille, mes pareils vous battraient encore. Lélio. - Oui, dans une ruelle. Le Chevalier. - Partout. Mais ma tÃÂȘte s'échauffe; vérifions un peu votre état. Regardez-moi entre deux yeux; je crains encore que ce ne soit un accÚs de fiÚvre, voyons. Lélio le regarde. Oui, vous avez quelque chose de fou dans le regard, et j'ai pu m'y tromper. Allons, allons; mais que je sache du moins en vertu de quoi je vais vous rendre sage. Lélio. - Nous passons dans ce petit bois, je vous le dirai là . Le Chevalier. - Hùtons-nous donc. A part. S'il me voit résolue, il sera peut-ÃÂȘtre poltron. Ils marchent tous deux, quand ils sont tout prÚs de sortir du théùtre Lélio se retourne, regarde le Chevalier, et dit. - Vous me suivez donc? Le Chevalier. - Qu'appelez-vous, je vous suis? qu'est-ce que cette réflexion-là . Est-ce qu'il vous plairait à présent de prendre le transport au cerveau pour excuse? Oh! il n'est-plus temps; raisonnable ou fou; malade ou sain, marchez; je veux filer ma quenouille. Je vous arracherais, morbleu, d'entre les mains des médecins, voyez-vous! Poursuivons. Lélio le regarde avec attention. - C'est donc tout de bon? Le Chevalier. - Ne nous amusons point, vous dis-je, vous devriez ÃÂȘtre expédié. Lélio, revenant au théùtre - Doucement, mon ami; expliquons-nous à présent. Le Chevalier, lui serrant la main. - Je vous regarde comme un lùche si vous hésitez davantage. Lélio, à part. - Je me suis, ma foi, trompé; c'est un cavalier, et des plus résolus. Le Chevalier, mutin. - Vous ÃÂȘtes plus poltron qu'une femme. Lélio. - Parbleu! Chevalier, je t'en ai cru une; voilà la vérité. De quoi t'avises-tu aussi d'avoir un visage à toilette? Il n'y a point de femme à qui ce visage-là n'allùt comme un charme; tu es masqué en coquette. Le Chevalier. - Masque vous-mÃÂȘme; vite au bois! Lélio. - Non; je ne voulais faire qu'une épreuve. Tu as chargé Trivelin de donner de l'argent à Arlequin, je ne sais pourquoi. Le Chevalier, sérieusement. - Parce qu'étant seul il m'avait entendu dire quelque chose de notre projet, qu'il pouvait rapporter à la Comtesse; voilà pourquoi, Monsieur. Lélio. - Je ne devinais pas. Arlequin m'a tenu aussi des discours qui signifiaient que tu étais fille; ta beauté me l'a fait d'abord soupçonner; mais je me rends. Tu es beau, et encore plus brave; embrassons-nous et reprenons notre intrigue. Le Chevalier. - Quand un homme comme moi est en train, il a de la peine à s'arrÃÂȘter. Lélio. - Tu as encore cela de commun avec la femme. Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je ne suis curieux de tuer personne; je vous passe votre méprise; mais elle vaut bien une excuse. Lélio. - Je suis ton serviteur, Chevalier, et je te prie d'oublier mon incartade. Le Chevalier. - Je l'oublie, et suis ravi que notre réconciliation m'épargne une affaire épineuse, et sans doute un homicide. Notre duel était positif; et si j'en fais jamais un, il n'aura rien à démÃÂȘler avec les ordonnances. Lélio. - Ce ne sera pas avec moi, je t'en assure. Le Chevalier. - Non, je te le promets. Lélio, lui donnant la main. - Touche là ; je t'en garantis autant. Arlequin arrive et se trouve là . ScÚne IV Le Chevalier, Lélio, Arlequin Arlequin. - Je vous demande pardon si je vous suis importun, Monsieur le Chevalier; mais ce larron de Trivelin ne veut pas me rendre l'argent que vous lui avez donné pour moi. J'ai pourtant été bien discret. Vous m'avez ordonné de ne pas dire que vous étiez fille; demandez à Monsieur Lélio si je lui en ai dit un mot; il n'en sait rien, et je ne lui apprendrai jamais. Le Chevalier, étonné - Peste soit du faquin! je n'y saurais plus tenir Arlequin, tristement. - Comment, faquin! C'est donc comme cela que vous m'aimez? A Lélio. Tenez, Monsieur, écoutez mes raisons; je suis venu tantÎt, que Trivelin lui disait Que tu es charmante, ma poule! Baise-moi. Non. Donne-moi donc de l'argent. Ensuite il a avancé la main pour prendre cet argent; mais la mienne était là , et il est tombé dedans. Quand le Chevalier a vu que j'étais là Mon fils, m'a-t-il dit, n'apprends pas au monde que je suis une fillette. Non, mamour; mais donnez-moi votre coeur. Prends, a-t-elle repris. Ensuite elle a dit à Trivelin de me donner de l'or. Nous avons été boire ensemble, le cabaret en est témoin et je reviens exprÚs pour avoir l'or et le coeur; et voilà qu'on m'appelle un faquin! Le Chevalier rÃÂȘve. Lélio. - Va-t'en, laisse-nous, et ne dis mot à personne. Arlequin sorts. - Ayez donc soin de mon bien. Hé, hé, hé ScÚne V Le Chevalier, Lélio Lélio. - Eh bien, Monsieur le duelliste, qui se battra sans blesser les ordonnances, je vous crois, mais qu'avez-vous à répondre? Le Chevalier. - Rien; il ne ment pas d'un mot. Lélio. - Vous voilà bien déconcertée, ma mie. Le Chevalier. - Moi, déconcertée! pas un petit brin, grùces au ciel; je suis une femme, et je soutiendrai mon caractÚre. Lélio. - Ah, ha! il s'agit de savoir à qui vous en voulez ici. Le Chevalier. - Avouez que j'ai du guignon. J'avais bien conduit tout cela; rendez-moi justice; je vous ai fait peur avec mon minois de coquette; c'est le plus plaisant. Lélio. - Venons au fait; j'ai eu l'imprudence de vous ouvrir mon coeur. Le Chevalier. - Qu'importe? je n'ai rien vu dedans qui me fasse envie. Lélio. - Vous savez mes projets. Le Chevalier. - Qui n'avaient pas besoin d'un confident comme moi; n'est-il pas vrai? Lélio. - Je l'avoue. Le Chevalier. - Ils sont pourtant beaux! J'aime surtout cet ermitage et cette laideur immanquable dont vous gratifierez votre épouse quinze jours aprÚs votre mariage; il n'y a rien de tel. Lélio. - Votre mémoire est fidÚle; mais passons. Qui ÃÂȘtes-vous? Le Chevalier. - Je suis fille, assez jolie, comme vous voyez, et dont les agréments seront de quelque durée, si je trouve un mari qui me sauve le désert et le terme des quinze jours; voilà ce que je suis, et, par-dessus le marché, presque aussi méchante que vous. Lélio. - Oh! pour celui-là , je vous le cÚde. Le Chevalier. - Vous avez tort; vous méconnaissez vos forces. Lélio. - Qu'ÃÂȘtes-vous venue faire ici? Le Chevalier. - Tirer votre portrait, afin de le porter à certaine dame qui l'attend pour savoir ce qu'elle fera de l'original. Lélio. - Belle mission! Le Chevalier. - Pas trop laide. Par cette mission-là , c'est une tendre brebis qui échappe au loup, et douze mille livres de rente de sauvées, qui prendront parti ailleurs; petites, bagatelles qui valaient bien la peine d'un déguisement. Lélio, intrigué. - Qu'est-ce que c'est que tout cela signifie? Le Chevalier. - Je m'explique la brebis, c'est ma maÃtresse; les douze mille livres de rente, c'est son bien, qui produit ce calcul si raisonnable de tantÎt; et le loup qui eût dévoré tout cela, c'est vous, Monsieur. Lélio. - Ah! je suis perdu. Le Chevalier. - Non; vous manquez votre proie; voilà tout; il est vrai qu'elle était assez bonne; mais aussi pourquoi ÃÂȘtes-vous loup? Ce n'est pas ma faute. On a su que vous étiez à Paris incognito; on s'est défié de votre conduite. Là -dessus on vous suit, on sait que vous ÃÂȘtes au bal; j'ai de l'esprit et de la malice, on m'y envoie; on m'équipe comme vous me voyez, pour me mettre à portée de vous connaÃtre; j'arrive, je fais ma charge, je deviens votre ami, je vous connais, je trouve que vous ne valez rien; j'en rendrai compte; il n'y a pas un mot à redire. Lélio. - Vous ÃÂȘtes donc la femme de chambre de la demoiselle en question? Le Chevalier. - Et votre trÚs humble servante. Lélio. - Il faut avouer que je suis bien malheureux! Le Chevalier. - Et moi bien adroite! Mais, dites-moi, vous repentez-vous du mal que vous vouliez faire, ou de celui que vous n'avez pas fait? Lélio. - Laissons cela. Pourquoi votre malice m'a-t-elle encore Îté le coeur de la Comtesse? Pourquoi consentir à jouer auprÚs d'elle le personnage que vous y faites? Le Chevalier. - Pour d'excellentes raisons. Vous cherchiez à gagner dix mille écus avec elle, n'est-ce pas? Pour cet effet, vous réclamiez mon industrie; et quand j'aurais conduit l'affaire prÚs de sa fin, avant de terminer je comptais de vous rançonner un peu, et d'avoir ma part au pillage; ou bien de tirer finement le dédit d'entre vos mains, sous prétexte de le voir, pour vous le revendre une centaine de pistoles payées comptant, ou en billets payables au porteur, sans quoi j'aurais menacé de vous perdre auprÚs des douze mille livres de rente, et de réduire votre calcul à zéro. Oh mon projet était fort bien entendu; moi payée, crac, je décampais avec mon petit gain, et le portrait qui m'aurait encore valu quelque petit revenant-bon auprÚs de ma maÃtresse; tout cela joint à mes petites économies, tant sur mon voyage que sur mes gages, je devenais, avec mes agréments, un petit parti d'assez bonne défaite sauf le loup. J'ai manqué mon coup, j'en suis bien fùchée; cependant vous me faites pitié, vous. Lélio. - Ah! si tu voulais... Le Chevalier. - Vous vient-il quelque idée? Cherchez. Lélio. - Tu gagnerais encore plus que tu n'espérais. Le Chevalier. - Tenez, je ne fais point l'hypocrite ici; je ne suis pas, non plus que vous, à un tour de fourberie prÚs. Je vous ouvre aussi mon coeur; je ne crains pas de scandaliser le vÎtre, et nous ne nous soucierons pas de nous estimer; ce n'est pas la peine entre gens de notre caractÚre; pour conclusion, faites ma fortune, et je dirai que vous ÃÂȘtes un honnÃÂȘte homme; mais convenons de prix pour l'honneur que je vous fournirai; il vous en faut beaucoup. Lélio. - Eh! demande-moi ce qu'il te plaira, je te l'accorde. Le Chevalier. - Motus au moins! gardez-moi un secret éternel. Je veux deux mille écus, je n'en rabattrai pas un sou; moyennant quoi, je vous laisse ma maÃtresse, et j'achÚve avec la Comtesse. Si nous nous accommodons, dÚs ce soir j'écris une lettre à Paris, que vous dicterez vous-mÃÂȘme; vous vous y ferez tout aussi beau qu'il vous plaira, je vous mettrai à mÃÂȘme. Quand le mariage sera fait, devenez ce que vous pourrez, je serai nantie, et vous aussi; les autres prendront patience. Lélio. - Je te donne les deux mille écus, avec mon amitié. Le Chevalier. - Oh! pour cette nippe-là , je vous la troquerai contre cinquante pistoles, si vous voulez. Lélio. - Contre cent, ma chÚre fille. Le Chevalier. - C'est encore mieux; j'avoue mÃÂȘme qu'elle ne les vaut pas. Lélio. - Allons, ce soir nous écrirons. Le Chevalier. - Oui. Mais mon argent, quand me le donnerez-vous? Lélio, tirant une bague. - Voici une bague pour les cent pistoles du troc, d'abord. Le Chevalier. - Bon! Venons aux deux mille écus. Lélio. - Je te ferai mon billet tantÎt. Le Chevalier. - Oui, tantÎt! Madame la Comtesse va venir, et je ne veux point finir avec elle que je n'aie toutes mes sûretés. Mettez-moi le dédit en main; je vous le rendrai tantÎt pour votre billet. Lélio, le tirant. - Tiens, le voilà . Le Chevalier. - Ne me trahissez jamais. Lélio. - Tu es folle. Le Chevalier. - Voici la Comtesse. Quand j'aurai été quelque temps avec elle, revenez en colÚre la presser de décider hautement entre vous et moi; et allez-vous-en, de peur qu'elle ne nous voie ensemble. Lélio sort. ScÚne VI La Comtesse, Le Chevalier Le Chevalier. - J'allais vous trouver, Comtesse. La Comtesse. - Vous m'avez inquiétée, Chevalier. J'ai vu de loin, Lélio vous parler; c'est un homme emporté; n'ayez point d'affaire avec lui, je vous prie. Le Chevalier. - Ma foi, c'est un original. Savez-vous qu'il se vante de vous obliger à me donner mon congé? La Comtesse. - Lui? S'il se vantait d'avoir le sien, cela serait plus raisonnable. Le Chevalier. - Je lui ai promis qu'il l'aurait, et vous dégagerez ma parole. Il est encore de bonne heure; il peut gagner Paris, et y arriver au soleil couchant; expédions-le, ma chÚre ùme. La Comtesse. - Vous n'ÃÂȘtes qu'un étourdi, Chevalier; vous n'avez pas de raison. Le Chevalier. - De la raison! que voulez-vous que j'en fasse avec de l'amour? Il va trop son train pour elle. Est-ce qu'il vous en reste encore de la raison, Comtesse? Me feriez-vous ce chagrin-là ? Vous ne m'aimeriez guÚre. La Comtesse. - Vous voilà dans vos petites folies; Vous savez qu'elles sont aimables, et c'est ce qui vous rassure; il est vrai que vous m'amusez. Quelle différence de vous à Lélio, dans le fond! Le Chevalier. - Oh! vous ne voyez rien. Mais revenons à Lélio; je vous disais de le renvoyer aujourd'hui; l'amour vous y condamne; il parle, il faut obéir. La Comtesse. Eh bien je me révolte; qu'en arrivera-t-il? Le Chevalier. - Non; vous n'oseriez, La Comtesse - Je n'oserais! Mais voyez avec quelle hardiesse il me dit cela! Le Chevalier. - Non, vous dis-je; je suis sûr de mon fait; car vous m'aimez votre coeur est à moi. J'en ferai ce que je voudrai, comme vous ferez du mien ce qu'il vous plaira; c'est la rÚgle, et vous l'observerez, c'est moi qui vous le dis. La Comtesse. - Il faut avouer que voilà un fripon bien sûr de ce qu'il vaut. Je l'aime! mon coeur est à lui! il nous dit cela avec une aisance admirable; on ne peut pas ÃÂȘtre plus persuadé qu'il est. Le Chevalier. - Je n'ai pas le moindre petit doute; c'est une confiance que vous m'avez donnée; et j'en use sans façon, comme vous voyez, et je conclus toujours que Lélio partira. La Comtesse. - Et vous n'y. songez pas. Dire à un homme qu'il s'en aille! Le Chevalier. - Me refuser son congé à moi qui le demande, comme s'il ne m'était pas dû! La Comtesse. - Badin! Le Chevalier. - TiÚde amante! La Comtesse. - Petit tyran Le Chevalier. - Coeur révolté, vous rendrez-vous? La Comtesse. - Je ne saurais, mon cher Chevalier; j'ai quelques raisons pour en agir plus honnÃÂȘtement avec lui. Le Chevalier. - Des raisons, Madame, des raisons! et qu'est-ce que c'est que cela? La Comtesse. - Ne vous alarmez point; c'est que je lui ai prÃÂȘté de l'argent. Le Chevalier. - Eh bien! vous en aurait-il fait une reconnaissance qu'on n'ose produire en justice? La Comtesse. - Point du tout; j'en ai son billet. Le Chevalier. Joignez-y un sergent; vous voilà payée. La Comtesse. - Il est vrai; mais... Le Chevalier. - Hé, hé, voilà un mais qui a l'air honteux. La Comtesse. - Que voulez-vous donc que je vous dise? Pour m'assurer cet argent-là , j'ai consenti que nous fissions lui et moi un dédit de la somme. Le Chevalier. - Un dédit, Madame! Ha c'est un vrai transport d'amour que ce dédit-là , c'est une faveur. Il me pénÚtre, il me trouble, je ne suis pas le maÃtre. La Comtesse. - Ce misérable dédit! pourquoi faut-il que je l'aie fait? Voilà ce que c'est que ma facilité pour un homme haïssable, que j'ai toujours deviné que je haïrais; j'ai toujours eu certaine antipathie pour lui, et je n'ai jamais eu l'esprit d'y prendre garde. Le Chevalier. - Ah! Madame, il s'est bien accommodé de cette antipathie-là ; il en a fait un amour bien tendre! Tenez, Madame, il me semble que je le vois à vos genoux, que vous l'écoutez avec un plaisir, qu'il vous jure de vous adorer toujours, que vous le payez du mÃÂȘme serment, que sa bouche cherche la vÎtre, et que la vÎtre se laisse trouver; car voilà ce qui arrive; enfin je vous vois soupirer; je vois vos yeux s'arrÃÂȘter sur lui, tantÎt vifs, tantÎt languissants, toujours pénétrés d'amour, et d'un amour qui croÃt toujours. Et moi je me meurs; ces objets-là me tuent; comment ferai-je pour le perdre de vue? Cruel dédit, te verrai-je toujours? Qu'il va me coûter de chagrins! Et qu'il me fait dire de folies! La Comtesse. - Courage, Monsieur; rendez-nous tous deux la victime de vos chimÚres; que je suis malheureuse d'avoir parlé de ce maudit dédit! Pourquoi faut-il que je vous aie cru raisonnable? Pourquoi vous ai-je vu? Est-ce que je mérite tout ce que vous me dites? Pouvez-vous vous plaindre de moi? Ne vous aimé-je pas assez? Lélio doit-il vous chagriner? L'ai-je aimé autant que je vous aime? OÃÂč est l'homme plus chéri que vous l'ÃÂȘtes? plus sûr, plus digne de l'ÃÂȘtre toujours? Et rien ne vous persuade; et vous vous chagrinez; vous n'entendez rien; vous me désolez. Que voulez-vous que nous devenions? Comment vivre avec cela, dites-moi donc? Le Chevalier. - Le succÚs de mes impertinences me surprend. C'en est fait, Comtesse; votre douleur me rend mon repos et ma joie. Combien de choses tendres ne venez-vous pas de me dire! Cela est inconcevable; je suis charmé. Reprenons notre humeur gaie; allons, oublions tout ce qui s'est passé. La Comtesse. - Mais pourquoi est-ce que je vous aime tant? Qu'avez-vous fait pour cela? Le Chevalier. - Hélas! moins que rien; tout vient de votre bonté. La Comtesse. - C'est que vous ÃÂȘtes plus aimable qu'un autre, apparemment. Le Chevalier. - Pour tout ce qui n'est pas comme vous, je le serais peut ÃÂȘtre assez; mais je ne suis rien pour ce qui vous ressemble. Non, je ne pourrai jamais payer votre amour; en vérité, je n'en suis pas digne. La Comtesse. - Comment donc faut-il ÃÂȘtre fait pour le mériter? Le Chevalier. Oh! voilà ce que je ne vous dirai pas. La Comtesse. - Aimez-moi toujours, et je suis contente. Le Chevalier. - Pourrez-vous soutenir un goût si sobre? La Comtesse. - Ne m'affligez plus et tout ira bien. Le Chevalier. - Je vous le promets; mais, que Lélio s'en aille. La Comtesse. - J'aurais. souhaité qu'il prÃt son parti de lui-mÃÂȘme, à cause du dédit; ce serait dix mille écus que je vous sauverais, Chevalier; car enfin, c'est votre bien que je ménage. Le Chevalier. - Périssent tous les biens du monde, et qu'il parte; rompez avec lui la premiÚre, voilà mon bien. La Comtesse. - Faites-y réflexion. Le Chevalier. - Vous hésitez encore, vous avez peine à me le sacrifier! Est-ce là comme on aime? Oh! qu'il vous manque encore de choses pour ne laisser rien à souhaiter à un homme comme moi. La Comtesse. - Eh bien! il ne me manquera plus rien, consolez-vous. Le Chevalier. - Il vous manquera toujours pour moi. La Comtesse. - Non; je me rends; je renverrai Lélio, et vous dicterez son congé. Le Chevalier. - Lui direz-vous qu'il se retire sans cérémonie? La Comtesse. - Oui. Le Chevalier. - Non, ma chÚre Comtesse, vous ne le renverrez pas. Il me suffit que vous y consentiez; votre amour est à toute épreuve, et je dispense votre politesse d'aller plus loin; c'en serait trop; c'est à moi à avoir soin de vous, quand vous vous oubliez pour moi. La Comtesse. - Je vous aime; cela veut tout dire. Le Chevalier. - M'aimer, cela n'est pas assez, Comtesse; distinguez-moi un peu de Lélio; à qui vous l'avez dit peut-ÃÂȘtre aussi. La Comtesse. - Que voulez-vous donc que je vous dise? Le Chevalier. - Un je vous adore; aussi bien il vous échappera demain; avancez-le-moi d'un jour; contentez ma petite fantaisie, dites. La Comtesse. - Je veux mourir, s'il ne me donne envie de le dire. Vous devriez ÃÂȘtre honteux d'exiger cela, au moins. Le Chevalier. - Quand vous me l'aurez dit, je vous en demanderai pardon. La Comtesse. - Je crois qu'il me persuadera. Le Chevalier. - Allons, mon cher amour, régalez ma tendresse de ce petit trait-là ; vous ne risquez rien avec moi; laissez sortir ce mot-là de votre belle bouche; voulez-vous que je lui donne un baiser pour l'encourager? La Comtesse. - Ah çà ! laissez-moi; ne serez-vous jamais content? Je ne vous plaindrai rien quand il en sera temps. Le Chevalier. - Vous ÃÂȘtes attendrie, profitez de l'instant; je ne veux qu'un mot; voulez-vous que je vous aide? dites comme moi Chevalier, je vous adore. La Comtesse. - Chevalier, je vous adore. Il me fait faire tout ce qu'il veut. Le Chevalier à part. - Mon sexe n'est pas mal faible. Haut. Ah! que j'ai de plaisir, mon cher, amour! Encore une fois. La Comtesse. - Soit; mais ne me demandez plus rien aprÚs. Le Chevalier. - Hé que craignez-vous que je vous demande? La Comtesse. - Que sais-je, moi? Vous ne finissez point. Taisez-vous Le Chevalier. - J'obéis; je suis de bonne composition, et j'ai pour vous un respect que je ne saurais violer. La Comtesse. - Je vous épouse; en est-ce assez? Le Chevalier. - Bien plus qu'il ne me faut, si vous me rendez justice. La Comtesse. - Je suis prÃÂȘte à vous jurer une fidélité éternelle, et je perds les dix mille écus de bon coeur. Le Chevalier. - Non, vous ne les perdrez point, si vous faites ce que je vais vous dire. Lélio viendra certainement vous presser d'opter entre lui et moi; ne manquez pas de lui dire que vous consentez à l'épouser. Je veux que vous le connaissiez à fond; laissez-moi vous conduire, et sauvons le dédit; vous verrez ce que c'est que cet homme-là . Le voici, je n'ai pas le temps de m'expliquer davantage. La Comtesse. - J'agirai comme vous le souhaitez. ScÚne VII Lélio, La. Comtesse, Le Chevalier Lélio. - Permettez, Madame, que j'interrompe pour un moment votre entretien avec Monsieur. Je ne viens point me plaindre, et je n'ai qu'un mot à vous dire. J'aurais cependant un assez beau sujet de parler, et l'indifférence avec laquelle vous vivez avec moi, depuis que Monsieur, qui ne me vaut pas... Le Chevalier. - Il a raison. Lélio. - Finissons. Mes reproches sont raisonnables; mais je vous déplais; je me suis promis de me taire; et je me tais, quoi qu'il m'en coûte. Que ne pourrais-je pas vous dire? Pourquoi me trouvez-vous haïssable? Pourquoi me fuyez-vous? Que vous ai-je fait? Je suis au désespoir. Le Chevalier. - Ah, ah, ah, ah, ah. Lélio. - Vous riez, Monsieur le Chevalier; mais vous prenez mal votre temps, et je prendrai le mien pour vous répondre. Le Chevalier. - Ne te fùche point, Lélio. Tu n'avais qu'un mot à dire, qu'un petit mot; et en voilà plus de cent de bon compte et rien ne s'avance; cela me réjouit. La Comtesse. - Remettez-vous, Lélio, et dites-moi tranquillement ce que vous voulez. Lélio. - Vous prier de m'apprendre qui de nous deux il vous plaÃt de conserver, de Monsieur ou de moi. Prononcez, Madame; mon coeur ne peut plus souffrir d'incertitude. La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes vif, Lélio; mais la cause de votre vivacité est pardonnable, et je vous veux plus de bien que vous ne pensez. Chevalier, nous avons jusqu'ici plaisanté ensemble, il est temps que cela finisse; vous m'avez parlé de votre amour, je serais fùchée qu'il fut sérieux; je dois ma main à Lélio, et je suis prÃÂȘte, à recevoir la sienne. Vous plaindrez-vous encore? Lélio. - Non, Madame, vos réflexions sont à mon avantage; et si j'osais... La Comtesse. - Je vous dispense de me remercier, Lélio; je suis sûre de la joie que je vous donne. A part.. Sa contenance est plaisante. Un valet. - Voilà une lettre qu'on vient d'apporter de la poste, Madame. La Comtesse. - Donnez. Voulez-vous bien que je me retire un moment pour la lire? C'est de mon frÚre. ScÚne VIII Lélio, Le Chevalier Lélio. - Que diantre signifie cela? elle me prend au mot; que dites-vous de ce qui se passe là ? Le Chevalier. - Ce que j'en dis? rien; je crois que je rÃÂȘve, et je tùche de me réveiller. Lélio. - Me voilà en belle posture, avec sa main qu'elle m'offre, que je lui demande avec fracas, et dont je ne me soucie point. Mais ne me trompez-vous point? Le Chevalier. - Ah, que dites-vous là ! je vous sers loyalement, ou je ne suis pas soubrette. Ce que nous voyons là peut venir d'une chose pendant que nous nous parlions, elle me soupçonnait d'avoir quelque inclination à Paris; je me suis contenté de lui répondre galamment là -dessus; elle a tout d'un coup pris son sérieux; vous ÃÂȘtes entré sur le champ; et ce qu'elle en fait n'est sans doute qu'un reste de dépit, qui va se passer; car elle m'aime. Lélio. - Me voilà fort embarrassé. Le Chevalier. - Si elle continue à vous offrir sa main, tout le remÚde que j'y trouve, c'est de lui dire que vous l'épouserez, quoique vous ne l'aimiez plus. Tournez-lui cette impertinence-là d'une maniÚre polie; ajoutez que, si elle ne veut pas le dédit sera son affaire. Lélio. - Il y a bien du bizarre dans ce que tu me proposes là . Le Chevalier. - Du bizarre! Depuis quand ÃÂȘtes-vous si délicat? Est-ce que vous reculez pour un mauvais procédé de plus qui vous sauve dix mille écus? Je ne vous aime plus, Madame, cependant je veux vous épouser; ne le voulez-vous pas? payer le dédit; donnez-moi votre main ou de l'argent. Voilà tout. ScÚne IX Lélio, la Comtesse, Le Chevalier La Comtesse. - Lélio, mon frÚre ne viendra pas si tÎt. Ainsi, il n'est plus question de l'attendre, et nous finirons quand vous voudrez. Le Chevalier, bas à Lélio. - Courage; encore une impertinence, et puis c'est tout. Lélio. - Ma foi, Madame, oserais-je vous parler franchement? Je ne trouve plus mon coeur dans sa situation ordinaire. La Comtesse. - Comment donc! expliquez-vous; ne m'aimez-vous plus? Lélio. - Je ne dis pas cela tout à fait; mais mes inquiétudes ont un peu rebuté mon coeur. La Comtesse. - Et que signifie donc ce grand étalage de transports que vous venez de me faire? Qu'est devenu votre désespoir? N'était-ce qu'une passion de théùtre? Il semblait que vous alliez mourir, si je n'y avais mis ordre. Expliquez-vous, Madame; je n'en puis plus, je souffre... Lélio. - Ma foi, Madame, c'est que je croyais que je ne risquerais rien, et que vous me refuseriez. La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes un excellent comédien; et le dédit, qu'en ferons-nous, Monsieur? Lélio. - Nous le tiendrons, Madame; j'aurai l'honneur de vous épouser. La Comtesse. - Quoi donc! vous m'épouserez, et vous ne m'aimez plus! Lélio. - Cela n'y fait de rien, Madame; cela ne doit pas vous arrÃÂȘter. La Comtesse. - Allez, je vous méprise, et ne veux point de vous. Lélio. - Et le dédit, Madame, vous voulez donc bien l'acquitter? La Comtesse. - Qu'entends-je, Lélio? OÃÂč est la probité? Le Chevalier. - Monsieur ne pourra guÚre vous en dire des nouvelles; je ne crois pas qu'elle soit de sa connaissance. Mais il n'est pas juste qu'un misérable dédit vous brouille ensemble; tenez, ne vous gÃÂȘnez plus ni l'un ni l'autre; le voilà rompu. Ha, ha, ha. Lélio. - Ah, fourbe! Le Chevalier. - Ha, ha, ha, consolez-vous, Lélio; il vous reste une demoiselle de douze mille livres de rente; ha, ha! On vous a écrit qu'elle était belle; on vous a trompé, car la voilà ; mon visage est l'original du sien. La Comtesse. Ah juste ciel! Le Chevalier. - Ma métamorphose n'est pas du goût de vos tendres sentiments, ma chÚre Comtesse. Je vous aurais mené assez loin, si j'avais pu vous tenir compagnie; voilà bien de l'amour de perdu; mais, en revanche, voilà une bonne somme de sauvée; je vous conterai le joli petit tour qu'on voulait vous jouer. La Comtesse. - Je n'en connais point de plus triste que celui que vous me jouez vous-mÃÂȘme. Le Chevalier. - Consolez-vous vous perdez d'aimables espérances, je ne vous les avais données que pour votre bien. Regardez le chagrin qui vous arrive comme une petite punition de votre inconstance; vous avez quitté Lélio moins par raison que par légÚreté, et cela mérite un peu de correction. A votre égard, seigneur Lélio, voici votre bague. Vous me l'avez donnée de bon coeur, et j'en dispose en faveur de Trivelin et d'Arlequin. Tenez, mes enfants, vendez cela, et partagez-en l'argent. Trivelin et Arlequin. - Grand merci! Trivelin. - Voici les musiciens qui viennent vous donner la fÃÂȘte qu'ils ont promise. Le Chevalier. - Voyez-la, puisque vous ÃÂȘtes ici. Vous partirez aprÚs; ce sera toujours autant de pris. Divertissement Cet amour dont nos coeurs se laissent enflammer, Ce charme si touchant, ce doux plaisir d'aimer Est le plus grand des biens que le ciel nous dispense. Livrons-nous donc sans résistance A l'objet qui vient nous charmer. Au milieu des transports dont il remplit notre ùme, Jurons-lui mille fois une éternelle flamme. Mais n'inspire-t-il plus ces aimables transports? Trahissons aussitÎt nos serments sans remords. Ce n'est plus à l'objet qui cesse de nous plaire Que doivent s'adresser les serments qu'on a faits, C'est à l'Amour qu'on les fit faire, C'est lui qu'on a juré de ne quitter jamais. Premier couplet. Jurer d'aimer toute sa vie, N'est pas un rigoureux tourment. Savez-vous ce qu'il signifie? Ce n'est ni Philis, ni Silvie, Que l'on doit aimer constamment; C'est l'objet qui nous fait envie. DeuxiÚme couplet. Amants, si votre caractÚre, Tel qu'il est, se montrait à nous, Quel parti prendre, et comment faire? Le célibat est bien austÚre; Faudrait-il se passer d'époux? Mais il nous est trop nécessaire. TroisiÚme couplet. Mesdames, vous allez conclure Que tous les hommes sont maudits; Mais doucement et point d'injure; Quand nous ferons votre peinture, Elle est, je vous en avertis, Cent fois plus drÎle, je vous jure. Le Dénouement imprévu Acteurs Comédie en un acte, en prose, Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens français le 2 décembre 1724 Acteurs Monsieur Argante. Mademoiselle Argante, fille de Monsieur Argante. Dorante, amant de Mademoiselle Argante. Eraste, amant de Mademoiselle Argante. MaÃtre Pierre, fermier de Monsieur Argante. Lisette, suivante de Mademoiselle Argante. Crispin, valet d'Eraste. Un domestique de Monsieur Argante. ScÚne premiÚre Dorante, MaÃtre Pierre Dorante, d'un air désolé. - Je suis au désespoir, mon pauvre maÃtre Pierre je ne sais que devenir. MaÃtre Pierre. - Eh! marguenne, arrÃÂȘtez-vous donc! Voute lamentation me corrompt toute ma balle humeur. Dorante. - Que veux-tu? J'aime Mademoiselle Argante plus qu'on n'a jamais aimé je me vois à la veille de la perdre, et tu ne veux pas que je m'afflige? MaÃtre Pierre. - En sait bian qu'il faut parfois s'affliger; mais faut y aller pus bellement que ça; car moi, j'aime itou Lisette, voyez-vous! en-dit que stila qui veut épouser Mademoiselle Argante a un valet; si le maÃtre épouse notre demoiselle; il l'emmÚnera à son chùtiau; Lisette suivra la velà emballée pour le voyage, et c'est autant de pardu pour moi que ce ballot-là ; ce guiable de valet en fera son proufit. Je vois tout ça fixiblement clair stanpendant, je me tians l'esprit farme, je bataille contre le chagrin; je me dis que tout ça n'est rian, que ça n'arrivera pas; mais, morgué! quand je vous entends geindre, ça me gùte le courage. Je me dis Piarre, tu ne prends point de souci, mon ami, et c'est que tu t'enjÎles; si tu faisais bian, tu en prenrais j'en prends donc. Tenez; tout en parlant de chouse et d'autre, velà -t-il pas qu'il me prend envie de pleurer! et c'est vous qui en ÃÂȘtes cause. Dorante. - Hélas! mon enfant, rien n'est plus sûr que notre malheur l'époux qu'on destine à Mademoiselle Argante doit arriver aujourd'hui, et c'en est fait; Monsieur Argante, pour marier sa fille, ne voudra pas seulement attendre qu'il soit de retour à Paris. MaÃtre Pierre. - C'en est donc fait? queu piquié que, noute vie, Monsieur Dorante! Mais pourquoi est-ce que Monsieur Argante, noute maÃtre; ne veut pas vous bailler sa fille? Vous avez une bonne métairie ici; vous ÃÂȘtes un joli garçon, une bonne pùte d'homme, d'une belle et bonne profession; vous plaidez pour le monde. Il est bian vrai quou n'ÃÂȘtes pas chanceux, vous pardez vos causes; mais que faire à ça? Un autre les gagne; tant pis pour ceti-ci, tant mieux pour ceti-là ; tant pis et tant mieux font aller le monde à cause de ça faut-il refuser sa fille aux gens? Est-ce que le futur est plus riche que vous? Dorante. - Non mais il est gentilhomme, et je ne le suis pas. MaÃtre Pierre. - Pargué, je vous trouve pourtant fort gentil, moi. Dorante. - Tu, ne m'entends point je veux dire qu'il n'y a point de noblesse dans ma famille. MaÃtre Pierre. - Eh bien! boutez-y-en; ça est-il si char pour s'en faire faute? Dorante. - Ce n'est point cela; il faut ÃÂȘtre d'un sang noble. MaÃtre Pierre. - D'un sang noble? Queu guiable d'invention d'avoir fait comme ça du sang de deux façons, pendant qu'il viant du mÃÂȘme ruissiau! Dorante. - Laissons cet article-là ; j'ai besoin de toi. Je n'oserais voir Mademoiselle Argante aussi souvent que je le voudrais, et tu me feras plaisir de la prier, de ma part, de consentir à l'expédient que je lui ai donné. MaÃtre Pierre. - Oh! vartigué, laissez-moi faire; je parlerons au pÚre itou il n'a qu'à venir, avec son sang noble, comme je vous le rembarrerai! Je nous traitons tous deux sans çarimonie; je sis son farmier, et en cette qualité, j'ons le parvilÚge de l'assister de mes avis; je sis accoutumé à ça il me conte ses affaires, je le gouvarne, je le réprimande il est bavard et tÃÂȘtu; moi je suis roide et prudent; je li dis il faut que ça soit, le bon sens le veut; là -dessus il se démÚne, je hoche la tÃÂȘte, il se fùche, je m'emporte, il me repart, je li repars Tais-toi! Non, morgué! Morgué, si! Morgué, non! et pis il jure; et pis je li rends; ça li établit une bonne opinion de mon çarviau, qui l'empÃÂȘche d'aller à l'encontre de mes volontés et il a raison de m'obéir; car en vérité, je sis fort judicieux de mon naturel, sans que ça paraisse ainsi je varrons ce qu'il en sera. Dorante. - Si tu me rends service là dedans, maÃtre Pierre, et que Mademoiselle Argante n'épouse pas l'homme en question, je te promets d'honneur cinquante pistoles en te mariant avec Lisette. MaÃtre Pierre. - Monsieur Dorante, vous avez du sang noble, c'est moi qui vous le dis; ça se connaÃt aux pistoles que vous me pourmettez, et ça se prouvera tout à fait quand je les recevrons. Dorante. - La preuve t'en est sûre; mais n'oublie pas de presser Mademoiselle Argante sur ce que je t'ai dit. MaÃtre Pierre. - Tatiguienne! dormez en repos et n'en pardez pas un coup de dent si alle bronchait, je li revaudrais. Sa bonne femme de mÚre, alle est défunte, et cette fille-ci qu'alle a eu, alle est par conséquent la fille de Monsieur Argante, n'est-ce pas? Dorante. - Sans doute. MaÃtre Pierre. - Sans doute. Je le veux bian itou, je n'empÃÂȘche rian, je sis de tout bon accord; mais si je voulions souffler une petite bredouille dans l'oreille du papa, il varrait bien que Mademoiselle Argante est la fille de sa mÚre; Mais velà . tout. Dorante. - Cela n'aboutit à rien; songe seulement à ce que je te promets. MaÃtre Pierre, - Oui, le songerons toujours à cinquante pistoles; mais touchez-moi un petit mot de l'expédient quou dites. Dorante. - Il est bizarre, je l'avoue; mais c'est l'unique ressource qui nous reste. Je voudrais donc que, pour dégoûter le futur, elle affectùt une sorte de maladie, un dérangement, comme qui dirait des vapeurs. MaÃtre Pierre. - Dites à la franquette quou voudriais qu'alle fÃt la folle. Velà bien de quoi! Ca ne coûte rian aux femmes par bonheur alles ont un esprit d'un merveilleux acabit pour ça, et Mademoiselle Argante nous fournira de la folie tant que j'en voudrons; son çarviau la met à mÃÂȘme. Mais velà son pÚre Îtez-vous de par ici; tantÎt je vous rendrons réponse. ScÚne II Monsieur Argante, MaÃtre Pierre Monsieur Argante. - Avec qui étais-tu là ? MaÃtre Pierre. - Eh voire, j'étais avec queuqu'un. Monsieur Argante. - Eh! qui est-il ce quelqu'un? MaÃtre Pierre. - Aga donc! Il faut bian que ce soit une parsonne. Monsieur Argante. - Mais je veux savoir qui c'était, car je me doute que c'est Dorante. MaÃtre Pierre. - Oh bian! cette doutance-là , prenez que c'est une çartitude, vous n'y pardrez rian., Monsieur Argante. - Que vient-il faire ici? MaÃtre Pierre. - M'y voir. Monsieur Argante. - Je lui ai pourtant dit qu'il me ferait plaisir de ne plus venir chez moi. MaÃtre Pierre. - Et si ce n'est pas son envie de vous faire plaisir, est-ce que les volontés ne sont pas libres? Monsieur Argante. - Non, elles ne le sont pas; car je lui défendrai d'y venir davantage. MaÃtre Pierre. - Bon, je li défendrai! Il vous dira qu'il ne dépend de parsonne. Monsieur Argante. - Mais vous dépendez de moi, vous autres, et je vous défends de le voir et de lui parler. MaÃtre Pierre. - Quand je serons aveugles et muets, je ferons voute commission, Monsieur Argante. Monsieur Argante. - Il faut toujours que tu raisonnes. MaÃtre Pierre. - Que voulez-vous? J'ons une langue, et je m'en sars; tant que je l'aurai, je m'en sarvirai; vous me chicanez avec la voute, peut-ÃÂȘtre que je vous lantarne avec la mienne. Monsieur Argante. - Ah! je vous chicane! c'est-à -dire, maÃtre Pierre, que vous n'ÃÂȘtes pas content de ce que j'ai congédié Dorante? MaÃtre Pierre. - Je n'approuve rian que de bon, moi. Monsieur Argante. - Je vous dis! il faudra que je dispose de ma fille à sa fantaisie! MaÃtre Pierre. - Acoutez, peut-ÃÂȘtre que la raison le voudrait; mais voute avis est bian pus raisonnable que le sian. Monsieur Argante. - Comment donc! est-ce que je ne la marie pas à un honnÃÂȘte, homme? MaÃtre Pierre. - Bon! le velà bian avancé d'ÃÂȘtre honnÃÂȘte homme! Il n'y a que les couquins qui ne sont pas honnÃÂȘtes gens. Monsieur Argante. - Tais-toi, je ne suis pas raisonnable de t'écouter; laisse-moi en repos, et va-t'en dire aux musiciens que j'ai fait venir de Paris qu'ils se tiennent prÃÂȘts pour ce soir. MaÃtre Pierre. - Qu'est-ce quou en voulez faire, de leur musicle? Monsieur Argante. - Ce qu'il me plaÃt. MaÃtre Pierre. - Est-ce quou voulez danser la bourrée avec ces violoneux? Ca n'est pas parmis à un maÃtre de maison. Monsieur Argante. - Ah! tu m'impatientes. MaÃtre Pierre. - Parguenne, et vous itou tenez, j'use trop mon esprit aprÚs vous. Par la mardi! voute farme, et tous les animaux qui en dépendont, me baillont moins de peine à gouvarner que vous tout seul; par ainsi, prenez un autre farmier je varrons un peu ce qu'il en sera, quand vous ne serez pus à ma charge. Monsieur Argante. - Fort bien! me quitter tout d'un coup dans l'embarras oÃÂč je suis, et le jour mÃÂȘme que je marie ma fille; vous prenez bien votre temps, aprÚs toutes les bontés que j'ai eues pour vous! MaÃtre Pierre. - Voirement, des bontés! Si je comptions ensemble, vous m'en deveriez pus de deux douzaines mais gardez-les, et grand bian vous fasse. Monsieur Argante. - Mais enfin, pourquoi me quitter? MaÃtre Pierre. - C'est que mes bonnes qualités sont entarrées avec vous; c'est qu'ou voulez marier voute fille à voute tÃÂȘte, en lieu de la marier à la mienne; et drÚs qu'ou ne voulez pas me complaire en ça, drÚs que ma raison ne vous sart de rian, et qu'ou prétendez ÃÂȘtre le maÃtre par-dessus moi qui sis prudent, drÚs qu'ou allez toujours voute chemin maugré que je vous retienne par la bride, je pards mon temps cheux vous. Monsieur Argante. - Me retenir par la bride! belle façon de s'exprimer! MaÃtre Pierre. - C'est une petite simulitude qui viant fort à propos. Monsieur Argante. - C'est ma fille qui vous fait parler, je le vois bien; mais il n'en sera pourtant que ce que j'ai résolu; elle épousera aujourd'hui celui que j'attends. Je lui fais un grand tort, en vérité, de lui donner un homme pour le moins aussi riche que ce fainéant de Dorante, et qui avec cela est gentilhomme! MaÃtre Pierre. - Ah! nous y velà donc, à la gentilhommerie! Eh fi, noute Monsieur! ça est vilain à voute ùge de bailler comme ça dans la bagatelle; en vous amuse comme un enfant avec un joujou. Jamais je n'endurerai ça; voyez-vous, Monsieur Dorante est amoureux de voute fille, alle est amoureuse de li; il faut qu'ils voyont le bout de ça. Hier encore, sous le barciau de noute jardin je les entendais. A part. Sarvons-li d'une bourde. Haut. Ma mie, ce li disait-il, voute pÚre veut donc vous bailler un autre homme que moi? Eh! vraiment oui! ce faisait-elle. Eh! que dites-vous de ça? ce faisait-il. Eh! qu'en pourrais-je dire? ce faisait-elle. Mais si vous m'aimez bian, vous lui dirais quou ne le voulez pas. Hélas! mon grand ami, je lui ai tant dit! Mais bref, à la parfin que ferez-vous? Eh! je n'en sais rian. J'en mourrai, ce dit-il. Et moi itou, ce dit-elle... Quoi, je mourrons donc? Voute pÚre est bian tarrible... Que voulez-vous? comme on me l'a baillé, je l'ai prins... Monsieur Argante, en colÚre et s'en allant. - L'impertinente, avec son amant! et toi encore plus impertinent de me rapporter de pareils discours; mais mon gendre va venir, et nous verrons qui sera le maÃtre. ScÚne III Mademoiselle Argante, Lisette, MaÃtre Pierre Mademoiselle Argante. - Il me semble que mon pÚre sort fùché d'avec toi. De quoi parliez-vous? MaÃtre Pierre. - De voute noce avec le fils de ce gentilhomme. Lisette. - Eh bien? MaÃtre Pierre. - Eh bian! je ne sais qui l'a enhardi; mais il n'est pas si timide que de coutume avec moi il m'a bravement injurié et baillé le sobriquet d'impartinent, et m'a enchargé de dire à Mademoiselle Argante qu'alle est une sotte; et pisque la velà , je li fais ma commission. Lisette, à Mademoiselle Argante. - Là -dessus, à quoi vous déterminez-vous? Mademoiselle Argante. - Je ne sais; mais je suis au désespoir de me voir en danger d'épouser un homme que je n'ai jamais vu; et seulement parce qu'il est le fils de l'ami de mon pÚre. MaÃtre Pierre. - Tenez, tenez, il n'y a point de détarmination à ça. J'avons arrÃÂȘté, Monsieur Dorante et moi, ce qu'ou devez faire, et velà cen que c'est. Il faut qu'ou deveniais folle; ça est conclu entre nous; il n'y a pus à dire non faut parachever. Allons, avancez-nous, en attendant, queuque petit échantillon d'extravagance ont voir comment ça fait en dit que les vapeurs sont bonnes pour ça, montrez-m'en une. Mademoiselle Argante. - Oh! laisse-moi, je n'ai point envie de rire. Lisette. - Va, ne t'embarrasse pas; nous autres femmes, pour faire les folles avons-nous besoin d'étudier notre rÎle? MaÃtre Pierre. - Non; je savons bian vos facultés; mais n'amporte, il s'agit d'avoir l'esprit pus torné que de coutume. Lisette, sarmonne-la un peu là -dessus, et songe toujours à noute amiquié ça ne fait que croÃtre et embellir cheux moi, quand je te regarde. Lisette. - Je t'en fais mes compliments. MaÃtre Pierre. - Adieu; noute maÃtre est sourti, je pense. Je vas revenir, si je puis, avec Monsieur Dorante. ScÚne IV Mademoiselle Argante, Lisette Lisette. - Cà , faites vos réflexions. Consentez-vous à ce qu'on vous propose? Mademoiselle Argante. - Je ne saurais m'y résoudre. Jouer un rÎle de folle! Cela est bien laid. Lisette. - Eh, mort de ma vie! trouvez-moi quelqu'un qui ne joue pas ce rÎle-là dans le monde? Qu'est-ce que c'est que la société entre nous autres honnÃÂȘtes gens, s'il vous plaÃt? N'est-ce pas une assemblée de fous paisibles qui rient de se voir faire, et qui pourtant s'accordent? Eh bien! mettez-vous pour quelques instants de la coterie des fous revÃÂȘches, et nous dirons nous autres la tÃÂȘte lui a tourné. Mademoiselle Argante. - Tu as beau dire; cela me répugne. Lisette. - Je crois qu'effectivement vous avez raison. Il vaut mieux que vous épousiez ce jeune rustre que nous attendons. Que de repos vous allez avoir à la campagne! Plus de toilette, plus de miroir, plus de boÃte à mouches; cela ne rapporte rien. Ce n'est pas comme à Paris, oÃÂč il faut tous les matins recommencer son visage, et le travailler sur nouveaux frais. C'est un embarras que tout cela; et on ne l'a pas à la campagne il n'y a là que de bons gros coeurs, qui sont francs, sans façon, et de bon appétit. La maniÚre les prendre est trÚs aisée; une face large, massive, en fait l'affaire; et en moins d'un an vous aurez toutes ces mignardises convenables. Mademoiselle Argante. - Voilà de fort jolies mignardises! Lisette. - J'oubliais le meilleur. Vous aurez parfois des galants houbereaux qui viendront vous rendre hommage, qui boiront du vin pur à votre santé; mais avec des contorsions!... Vous irez vous promener avec eux, la petite canne à la main, le manteau troussé de peur des crottes ils vous aideront à sauter le fossé, vous diront que vous ÃÂȘtes adroite, remplie de charmes et d'esprit, avec tout plein d'équivoques spirituelles, qui brocheront sur le tout. Qu'en dites-vous? Prenez votre parti, sinon je recommence, et je vous nomme tous les animaux de votre ferme, jusqu'à votre mari. Mademoiselle Argante. - Ah! le vilain homme! Lisette. - Allons, vite, choisissez de quel genre de folie vous voulez le dégoûter; il va venir, comme vous savez, et vous aimez Dorante, sans doute? Mademoiselle Argante. - Mais oui, je l'aime; car je ne connais que lui depuis quatre ans. Lisette. - Mais oui, je l'aime! Qu'est-ce que c'est qu'un amour qui commence par mais, et qui finit par car? Mademoiselle Argante. - Je m'explique comme je sens. Il y a si longtemps que nous nous voyons; c'est toujours la mÃÂȘme personne, les mÃÂȘmes sentiments cela ne pique pas beaucoup; mais au bout du compte, c'est un bon garçon; je l'aime quelquefois plus, quelquefois moins, quelquefois point du tout; c'est suivant quand il y a longtemps que je ne l'ai vu, je le trouve bien aimable; quand je le vois tous les jours, il m'ennuie un peu, mais cela se passe, et je m'y accoutume s'il y avait un peu plus de mouvement dans mon coeur, cela ne gùterait rien pourtant. Lisette. - Mais n'y a-t-il pas un peu d'inconstance là -dedans? Mademoiselle Argante. - Peut-ÃÂȘtre bien; mais on ne met rien dans son coeur, on y prend ce qu'on y trouve. Lisette. - Chemin faisant je rencontre de certains visages qui me remuent, et celui de Pierrot ne me remue point; n'ÃÂȘtes-vous pas comme moi. Mademoiselle Argante. - Voilà oÃÂč j'en suis. Il y a des physionomies qui font que Dorante me devient si insipide! Et malheureusement, dans ce moment-là , il a la fureur de m'aimer plus qu'à l'ordinaire moi, je voudrais qu'il ne me dÃt rien; mais les hommes savent-ils se gouverner avec nous? Ils sont si maladroits! Ils viennent quelquefois vous accabler d'un tas de sentiments langoureux qui ne font que vous affadir le coeur; on n'oserait leur dire Allez-vous-en, laissez-moi en repos, vous vous perdez. Ce serait mÃÂȘme une charité de leur dire cela; mais point, il faut les écouter, n'en pouvoir plus, étouffer, mourir d'ennui et de satiété pour eux; le beau profit qu'ils font là ! Qu'est-ce que c'est qu'un homme toujours tendre, toujours disant Je vous adore; toujours vous regardant avec passion; toujours exigeant que vous le regardiez de mÃÂȘme? Le moyen de soutenir cela? Peut-on sans cesse dire Je vous aime? On en a quelquefois envie, et on le dit; aprÚs cela l'envie se passe, il faut attendre qu'elle revienne. Lisette. - Mais enfin, épouserez-vous le campagnard? Mademoiselle Argante. - Non, je ne saurais souffrir la campagne, et j'aime mieux Dorante, qui ne quittera jamais Paris. AprÚs tout, il ne m'ennuie pas toujours, et je serais fùchée de le perdre. Lisette. - Je vois Pierrot qui revient bien intrigué. ScÚne V Mademoiselle Argante, Lisette, MaÃtre Pierre Lisette. - OÃÂč est Dorante? MaÃtre Pierre. - Hélas! il est en chemin pour venir ici; et moi, Mademoiselle Argante, je vians pour vous dire que ce garçon-là n'a pas encore trois jours à vivre. Mademoiselle Argante. - Comment donc? MaÃtre Pierre. - Oui, et s'il m'en veut croire, il fera son testament drÚs ce soir; car s'il allait trapasser sans le dire au tabellion, j'aimerais autant qu'il ne mourÃt pas ce ne serait pas la peine, et ça me fùcherait trop; en lieu que, s'il me laissait queuque chouse, ça ferait que je me lamenterais plus agriablement sur li. Lisette. - Dis donc ce qui lui est arrivé. Mademoiselle Argante. - Est-il malade, empoisonné, blessé? Parle. MaÃtre Pierre. - Attendez que je reprenne vigueur; car moi qui veux hériter de li, je sis si découragé, si déconfit, que je sis d'avis itou de coucher mes darniÚres volontés sur de l'écriture, afin de laisser mes nippes à Lisette. Lisette. - Allons, allons, nigaud, avec ton testament et tes nippes il n'y a rien que je haïsse tant que des derniÚres volontés. Mademoiselle Argante. - Eh! ne l'interromps pas. J'attends qu'il nous dise l'état oÃÂč est Dorante. MaÃtre Pierre. - Ah! le pauvre homme! la diÚte le pardra. Lisette. - Eh! depuis quand fait-il diÚte? MaÃtre Pierre. - De ce matin. Lisette. - Peste du benÃÂȘt! MaÃtre Pierre. - Tenez, le velà . Voyez queu mine il a! Comme il est, blafard! ScÚne VI Mademoiselle Argante, Dorante, Lisette, MaÃtre Pierre Dorante, d'un air affligé. - Je suis au désespoir, Madame; votre fermier m'a fait un récit qui m'a fait trembler. Il dit que vous refusez de me conserver votre main, et que vous ne voulez pas en venir à la seule ressource qui nous reste. Mademoiselle Argante. - Eh bien! remettez-vous, j'extravaguerai; la comédie va commencer; ÃÂȘtes-vous content? MaÃtre Pierre. - Alle extravaguera, Monsieur Dorante, alle extravaguera. Queu plaisir! Je varrons la comédie; alle fera le Poulichinelle, queu contentement! Je rirons comme des fous. Il faut extravaguer tretous au moins. Dorante. - Vous me rendez la vie, Madame; mais de grùce l'amour seul a-t-il part à ce que vous allez faire? Mademoiselle Argante. - Eh! ne savez-vous pas bien que je vous aime, quoique j'oublie quelquefois de vous le dire? Dorante. - Eh! pourquoi l'oubliez-vous? Mademoiselle Argante. - C'est que cela est fini; je n'y songe plus. Lisette. - Eh! oui, cela va sans dire retirons-nous; je crois que votre pÚre est revenu, vous pouvez l'attendre mais il n'est pas à propos qu'il nous voie, nous autres. Dorante. - Adieu, Madame; songez que mon bonheur dépend de vous. Mademoiselle Argante. - J'y penserai, j'y penserai; allez-vous-en. Seule. Nous verrons un peu ce que dira mon pÚre, quand il me verra folle. Je crois qu'il va faire de belles exclamations! Heureusement, sur le sujet dont il s'agit, il m'a déjà vue dans quelques écarts, et je crois que la chose ira bien; car il s'agit d'une malice, et je suis femme c'est de quoi réussir. Le voilà , prenons une contenance qui prépare les voies. ScÚne VII Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, battant la mesure de son pied Monsieur Argante. - Que faites-vous là , Mademoiselle? Mademoiselle Argante. - Rien. Monsieur Argante. - Rien? belle occupation! Mademoiselle Argante. - Je vous défie pourtant de critiquer rien. Monsieur Argante. - Quelle étourdie! comme vous voilà faite! Mademoiselle Argante. Faite au tour, à ce qu'on dit. Monsieur Argante. - Hé! je crois que vous plaisantez? Mademoiselle Argante. - Non, je suis de mauvaise humeur; car je n'ai pu jouer du clavecin ce matin. Monsieur Argante. - Laissez là votre clavecin; mon gendre arrive, et vous ne devez pas le recevoir dans un ajustement aussi négligé. Mademoiselle Argante. - Ah! laissez-moi faire; le négligé va au coeur... Si j'étais ajustée, on ne verrait que ma parure; dans mon négligé, on ne verra que moi, et on n'y perdra rien. Monsieur Argante. - Oh! oh! que signifie donc ce discours-là ? Mademoiselle Argante. - Vous haussez les épaules, vous ne me croyez pas je vous convaincrai, papa. Monsieur Argante. - Je n'y comprends rien. Ma fille? Mademoiselle Argante. - Me voilà , mon pÚre. Monsieur Argante. - Avez-vous dessein de me jouer? Mademoiselle Argante. - Qu'avez-vous donc? Vous m'appelez, je vous réponds; vous vous fùchez, je vous laisse faire. De quoi s'agit-il? expliquez-vous. Je suis là , vous me voyez, je vous entends, que vous plaÃt-il? Monsieur Argante. - En vérité, sais-tu bien que si on t'écoutait, on te prendrait pour une folle? Mademoiselle Argante. - Eh! eh! eh!... Monsieur Argante. - Eh! Eh! il n'est pas question, d'en rire, cela est vrai. Mademoiselle Argante. - J'en pleurerai, si vous le jugez à propos. Je croyais qu'il en fallait rire, je suis dans la bonne foi. Monsieur Argante. - Non il faut m'écouter. Mademoiselle Argante le salue. - C'est bien de l'honneur à moi, mon pÚre. Monsieur Argante. - Qu'on a de peine avec les enfants! Mademoiselle Argante. - Eh! vous ne vous vantez de rien; mais je crois que vous n'en avez pas mal donné à mon grand-pÚre vous étiez bien sémillant. Monsieur Argante. - Taisez-vous, petite fille. Mademoiselle Argante. - Les petites filles n'obéissent point, mon pÚre; et puisque j'en suis une, je ferai ma charge, et me gouvernerai, s'il vous plaÃt, suivant l'épithÚte que vous me donnez. Monsieur Argante. - La patience m'échappera... Mademoiselle Argante. - Calmez-vous, je me tais voilà l'agrément qu'il y a d'avoir affaire à une personne raisonnable! Monsieur Argante. - Je ne sais oÃÂč j'en suis, ni oÃÂč elle prend tant d'impertinences quoi qu'il en soit, finissons; je n'ai qu'un mot à vous dire préparez-vous à recevoir celui qui vient ici vous épouser. Mademoiselle Argante. - Ce discours-là me fait ressouvenir d'une chanson qui dit Préparons-nous, à la fÃÂȘte nouvelle. Monsieur Argante, étonné longtemps. - J'attends que vous ayez achevé votre chanson. Mademoiselle Argante. - Oh! voilà qui est fait; ce n'était qu'une citation que je voulais faire. Monsieur Argante - Vous sortez du respect que vous me devez, ma fille. Mademoiselle Argante. - Serait-il possible! moi, sortir du respect! il me semble qu'en effet je dis des choses extraordinaires; je crois que je viens de chanter. Remettez moi, mon pÚre; - oÃÂč en étions-nous? Je me retrouve vous m'avez proposé, il y a quelques jours, un mariage qui m'a bouleversé la tÃÂȘte à force d'y penser tout rompu qu'il est, je n'en saurais revenir, et il faut que j'en pleure. Monsieur Argante. - Oh! oh! cela serait-il de bonne foi, ma fille? D'oÃÂč vient tant de répugnance pour un mariage qui t'est avantageux? Mademoiselle Argante. - Eh! me le proposeriez-vous s'il n'était pas avantageux? Monsieur Argante. - Je fais le tout pour ton bien. Mademoiselle Argante, pleurant. - Et cependant je vous paie d'ingratitude. Monsieur Argante. - Va, je te le pardonne; c'est un petit travers qui t'a pris. Mademoiselle Argante. - Continuez, allez votre train, mon pÚre; continuez, n'écoutez pas mes dégoûts, tenez ferme, point de quartier, courage; dites je veux; grondez; menacez, punissez ne m'abandonnez pas dans l'état oÃÂč je suis je vous charge de tout ce qui m'arrivera. Monsieur Argante, attendri. - Va, mon enfant, je suis content de tes dispositions, et tu peux t'en fier à moi; je te donne à un homme avec qui tu seras heureuse; et la campagne, au bout du compte, a ses charmes aussi bien que la ville. Mademoiselle Argante. - Par ma foi, vous avez raison. Monsieur Argante. - Par ma foi? de quel terme te sers-tu là ? je ne te l'ai jamais entendu dire, et je serais fùché que tu t'en servisses devant mon gendre futur. Mademoiselle Argante. - Ma foi, je l'ai cru bon, parce que c'est votre mot favori. Monsieur Argante. - Il ne sied point dans la bouche d'une fille. Mademoiselle Argante. - Je ne le dirai plus; mais revenons; contez-moi un peu ce que c'est que votre gendre n'est-ce pas cet homme des champs? Monsieur Argante - Encore! Est-il question d'un autre? Mademoiselle Argante. - Je m'imagine qu'il accourt à nous comme un satyre. Monsieur Argante. - Oh! je n'y saurais tenir. Vous ÃÂȘtes une impertinente; il vous épousera, je le veux, et vous obéirez. Mademoiselle Argante. - Doucement, mon pÚre; discutons froidement les choses. Vous aimez la raison, j'en ai de la plus rare. Monsieur Argante. - Je vous montrerai que je suis votre pÚre. Mademoiselle Argante. - Je n'en ai jamais douté; je vous dispense de la preuve, tranquillisez-vous. Vous me direz peut-ÃÂȘtre que je n'ai que vingt ans, et que vous en avez soixante. Soit, vous ÃÂȘtes plus vieux que moi; je ne chicane point là -dessus; j'aurai votre ùge un jour; car nous vieillissons tous dans notre famille. Ecoutez-moi, je me sers d'une supposition. Je suis Monsieur Argante; et vous ÃÂȘtes ma fille. Vous ÃÂȘtes jeune, étourdie, vive, charmante, comme moi. Et moi, je suis grave, sérieux, triste et sombre comme vous. Monsieur Argante. - OÃÂč suis-je? et qu'est-ce que c'est que cela? Mademoiselle Argante. - Je vous ai donné des maÃtres de clavecin, vous avez un gosier de rossignol, vous dansez comme à l'Opéra, vous avez du goût, de la délicatesse; moi du souci et de l'avarice; vous lisez des romans, des historiettes et des contes de fées; moi des édits, des registres et des mémoires. Qu'arrive-t-il? Un vilain faune, un ours mal léché sort de sa taniÚre, se présente à moi, et vous demande en mariage. Vous croyez que je vais lui crier va-t'en. Point du tout. Je caresse la créature maussade. Je lui fais des compliments, et je lui accorde ma fille. L'accord fait, je viens vous trouver et nous avons là -dessus une conversation ensemble assez curieuse. La voici. Je vous dis Ma fille? Que vous plaÃt-il, mon pÚre? me répondez-vous car vous ÃÂȘtes civile et bien élevée. Je vous marie, ma fille. A qui donc, mon pÚre? A un honnÃÂȘte magot, un habitant des forÃÂȘts. Un magot, mon pÚre! Je n'en veux point. Me prenez-vous pour une guenuche? Je chante, j'ai des appas, et je n'aurais qu'un magot, qu'un sauvage! Eh! fi donc! Mais il est gentilhomme. Eh bien! qu'on lui coupe le cou. Ma fille, je veux que vous le preniez. Mon pÚre, je ne suis point de cet avis-là . Oh! oh! friponne! ne suis-je pas le maÃtre?.... A cette épithÚte de friponne, vous prenez votre sérieux; vous vous armez de fermeté, et vous me dites Vous ÃÂȘtes le maÃtre, distinguo pour les choses raisonnables, oui; pour celles qui ne le sont pas, non. On ne force point les coeurs. Loi établie. Vous voulez forcer le mien; vous transgressez la loi. J'ai de la vertu, je la veux garder. Si j'épousais votre magot, que deviendrait-elle? Je n'en sais rien. Monsieur Argante. - Vous mériteriez que je vous misse dans un couvent. Je pénÚtre vos desseins à présent, fille ingrate; et vous vous imaginez que je serai la dupe de vos artifices? Mais si tantÎt j'ai lieu de me plaindre de votre conduite, vous vous en repentirez toute votre vie. Voilà ma réponse retirez-vous. Mademoiselle Argante, le saluant. - Donnez-moi le temps de vous faire la révérence, comme vous me l'auriez faite, si vous aviez été à ma place. Monsieur Argante. - Marchez, vous dis-je. ScÚne VIII Monsieur Argante, Crispin, Un Domestique Le Domestique. - Monsieur, il y a là -bas un valet qui demande à parler aprÚs vous. Monsieur Argante. - Qu'il entre. Crispin paraÃt. - Monsieur, je viens de dix lieues d'ici, vous dire que je suis votre serviteur. Monsieur Argante. - Cela n'en valait pas la peine. Crispin. - Oh! je vous fais excuse! Vous d'un cÎté, et Mademoiselle votre fille d'un autre, vous méritez fort bien vos dix lieues; ce n'est que chacun cinq. Monsieur Argante. - Qu'appelez-vous ma fille? Quelle part a-t-elle à cela? Crispin. - Ventrebleu! quelle part, Monsieur! sa part est meilleure que la vÎtre, car nous venons pour l'épouser. Monsieur Argante. - Pour l'épouser! Crispin. - Oui. Le seigneur Eraste, mon maÃtre, l'épousera pour femme, et moi pour maÃtresse. Monsieur Argante. - Ah, ah! tu appartiens à Eraste? Tu es apparemment le garçon plaisant dont il m'a parlé? Crispin. - J'ai l'honneur d'ÃÂȘtre son associé. C'est lui qui ordonne, c'est moi qui exécute. Monsieur Argante. - Je t'entends. Eh! oÃÂč est-il donc? Est-ce qu'il n'est pas venu? Crispin. - Oh! que si, Monsieur; mais par galanterie il a jugé propos de se faire précéder par une espÚce d'ambassade il m'a donné mÃÂȘme quelques petits intérÃÂȘts à traiter avec vous. Monsieur Argante. - De quoi s'agit-il donc? Crispin. - N'y a-t-il personne qui nous écoute? Monsieur Argante. - Tu le vois bien. Crispin. - C'est que... N'y a-t-il point de femmes dans la chambre prochaine? Monsieur Argante - Quand il y en aurait, peuvent-elles nous entendre? Crispin. - Vertuchou, Monsieur! vous ne savez pas ce que c'est que l'oreille d'une femme. Cette oreille-là , voyez-vous, d'une demi-lieue entend ce qu'on dit, et d'un quart de lieue ce qu'on va dire. Monsieur Argante. - Oh bien! je n'ai ici que des femmes sourdes. Parle. Crispin. - Oh! la surdité lÚve tout scrupule; et cela étant, je vous dirai sans façon que Monsieur Eraste va venir; mais qu'il vous prie de ne point dire à sa future que c'est lui, parce qu'il se fait un petit ragoût de la voir sous le nom seulement d'un ami dudit Monsieur Eraste; ainsi ce n'est point lui qui va venir, et c'est pourtant lui; mais lui sous la figure d'un autre que lui ce que je dis là n'est-il pas obscur? Monsieur Argante. - Pas mal; mais je te comprends, et je veux bien lui donner cette satisfaction-là qu'il vienne. Crispin. - Je crois que le voilà ; c'est lui-mÃÂȘme. A présent je vais chercher mes ballots et les siens; mais de grùce, avant que de partir, souffrez, Monsieur, que je vous recommande mon coeur; il est sans condition, daignez lui en trouver une. Monsieur Argante. - Va, va, nous verrons. ScÚne IX Monsieur Argante, Eraste, MaÃtre Pierre, Lisette Monsieur Argante. - Je vous attendais ici avec impatience, mon cher enfant. Eraste. - Je m'y rends avec un grand plaisir, Monsieur. Crispin vous aura dit sans doute ce que je souhaite que vous m'accordiez? Monsieur Argante. - Oui, je le sais, et j'y consens; mais pourquoi cette façon? Eraste. - Monsieur, tout le monde me dit que Mademoiselle Argante est charmante et tout le monde apparemment ne se trompe pas; ainsi quand je demande à la voir sous cet habit-ci, ce n'est pas pour vérifier si ce que l'on m'a dit est vrai; mais peut-ÃÂȘtre, en m'épousant, ne fait-elle que vous obéir; cela m'inquiÚte; et je ne viens sous un autre nom l'assurer de mes respects, que pour tùcher d'entrevoir ce qu'elle pense de notre mariage. Monsieur Argante. - Hé bien! je vais la chercher. Eraste. - Eh! de grùce, n'y allez point; je ne pourrais m'empÃÂȘcher de soupçonner que vous l'auriez avertie. J'ai trouvé là -bà s des ouvriers qui demandent à vous parler; si vous vouliez bien vous y rendre pour quelque temps. Monsieur Argante. - Mais... Eraste. - Je vous en supplie. Monsieur Argante, à part. - Je ne saurais croire que ma fille ose m'offenser jusqu'à certain point. A Eraste. Je me rends. Eraste. - Il me suffira que vous disiez à un domestique qu'un de mes amis; qui m'a précédé, souhaiterait avoir l'honneur de lui parler. Monsieur Argante. - Holà ! Pierrot, Lisette! MaÃtre Pierre et Lisette paraissent tous deux. MaÃtre Pierre. - Qu'est-ce quou nous voulez donc? Monsieur Argante. - Que quelqu'un de vous deux aille dire à ma fille, que voici un des amis d'Eraste, et qu'elle descende. MaÃtre Pierre - Ca ne se peut pas, alle a mal à son estomac et à sa tÃÂȘte. Lisette. - Oui, Monsieur; elle repose. Eraste. - Je vous assure que je n'ai qu'un mot à lui dire. MaÃtre Pierre, à part. - Hélas! comme il est douçoureux. Monsieur Argante. - Je viens de la quitter, et je veux qu'elle descende. Allez-y, Lisette. A maÃtre Pierre. Et toi, va-t'en. A Eraste. Je vous laisse pour vous satisfaire. Il sort. Eraste. - Je vous ai une véritable obligation. Seul. Ce commencement me paraÃt triste. J'ai bien peur que Mademoiselle Argante ne se donne pas de bon coeur. ScÚne X Eraste, MaÃtre Pierre MaÃtre Pierre, revenant et regardant, à part. - Le sieur Argante n'y est plus. Haut. Avec votre parmission, Monsieur l'ami de Monsieur le futur, en attendant que noute Demoiselle se requinque, agriez ma convarsation pour vous aider à passer un petit bout de temps. Eraste. - Oui-da, tu me parais amusant. MaÃtre Pierre. - Je ne sons pas tout à fait bÃÂȘte; le monde prend parfois de mes petits avis, et s'en trouve bian. Eraste. - Je n'en doute pas! MaÃtre Pierre, riant. - Tenez, vous avez une philosomie de bonne apparence j'esteme qu'ou ÃÂȘtes un bon compÚre; velà ma pensée, parmettez la libarté. Eraste. - Tu me fais plaisir. MaÃtre Pierre. - De queu vacation ÃÂȘtes-vous avec cet habit noir? Est-ce praticien ou médecin? Tùtez-vous le pouls ou bian la bourse? DépÃÂȘchez-vous le corps ou les bians? Eraste. - Je guéris du mal qu'on n'a pas. MaÃtre Pierre. - Vous ÃÂȘtes donc médecin? Tant mieux pour vous, tant pis pour les autres; et moi je sis le farmier d'ici, et ce n'est tant pis pour parsonne. Eraste. - Comment! mais tu as de l'esprit. Tu dis qu'on te consulte. Parbleu, dans l'occasion je te consulterais volontiers aussi. MaÃtre Pierre. - Consultez-moi, pour voir, sur Monsieur Eraste. Eraste. - Que veux-tu que je dise? Il épouse la fille de Monsieur Argante. MaÃtre Pierre. - Acoutez ÃÂȘtes-vous bian son ami à cet épouseux de fille? Eraste. - Mais je ne suis pas toujours fort content de lui dans le fond, et souvent il m'ennuie. MaÃtre Pierre. - Fi! c'est de la malice à lui. Eraste. - J'ai idée qu'on ne l'épousera pas d'un trop bon coeur ici, et c'est bien fait. MaÃtre Pierre. - Tout franc, je ne voulons point de ce butor-là ; laissez venir le nigaud je li gardons des rats. Eraste. - Qu'appelles-tu des rats? MaÃtre Pierre. - C'est que la fille de cians a eu l'avisement de devenir ratiÚre alle a mis par exprÚs son esprit sens dessus dessous, sens devant darriÚre, à celle fin, quand il la varra, qu'il s'en retorne avec son sac et ses quilles. Eraste. - C'est-à -dire qu'elle feindra d'ÃÂȘtre folle? MaÃtre Pierre. - Velà cen que c'est et si, maugré la folie, il la prend pour femme, n'y aura pus de rats; mais ce qu'an mettra en lieu et place, les vaura bian. Eraste. - Sans difficulté. MaÃtre Pierre. - Stapendant la fille est sage; mais quand on a bouté son amiquié ailleurs, et qu'en a un mari en avarsion, sage tant qu'ou vourez, il faut que sagesse dégarpisse; et pis aprÚs, toute voute médecine ne garira pas Monsieur Eraste du mal qui li sera fait, le paure niais! Mais adieu; veci voute ratiÚre qui viant; ça va bian vous divartir. ScÚne XI Mademoiselle Argante, Eraste Eraste, à part. - Ah! l'aimable personne! pourquoi l'ai-je vue, puisque je la dois perdre? Mademoiselle Argante, à part, en entrant. - Voilà un joli homme! Si Eraste lui ressemblait, je ne ferais pas la folle. Eraste, à part. - Feignons d'ignorer ses dispositions. A Mademoiselle Argante. Mademoiselle, Eraste m'a chargé d'une commission dont je ne saurais que le louer. Vous savez qu'on vous a destinés l'un à l'autre mais il ne veut jouir du bonheur qu'on lui assure, qu'autant que votre coeur y souscrira c'est un respect que le sien vous doit, et que vous méritez plus que personne daignez donc, Madame, me confier ce que vous pensez là -dessus; afin qu'il se conforme à vos volontés. Mademoiselle Argante. - Ce que je pense, Monsieur, ce que je pense! Eraste. - Oui, Madame. Mademoiselle Argante. - Je n'en sais rien, je vous jure; et malheureusement j'ai résolu de n'y penser que dans deux ans, parce que je veux me reposer. Dites-lui qu'il ait la bonté d'attendre dans deux ans je lui rendrai réponse, s'il ne m'arrive pas d'accident. Eraste. - Vous lui donnez un terme bien long. Mademoiselle Argante. - Hélas! je me trompais, c'est dans quatre ans que je voulais dire. Qu'il ne s'impatiente pas, au moins; car je lui veux du bien, pourvu qu'il se tienne tranquille s'il était pressé, je lui en donnerais pour un siÚcle. Qu'il me ménage, et qu'il soit docile, entendez-vous, Monsieur? Ne manquez pas aussi de l'assurer de mon estime. Sait-il aimer? a-t-il des sentiments, de la figure? est-il grand, est-il petit? On dit qu'il est chasseur; mais sait-il l'histoire? Il verrait que la chasse est dangereuse. Actéon y périt pour avoir troublé le repos de Diane Hélas! si l'on troublait le mien, je ne saurais que mourir. Mais à propos d'Eraste, me ferez-vous son portrait? J'en suis curieuse. Eraste, triste et soupirant. - Ce n'est pas la peine, Madame, il me ressemble trait pour trait. Mademoiselle Argante, le regardant. - Il vous ressemble! Bon cela, Monsieur. Eraste. - Ma commission est faite, Madame; je sais vos sentiments, dispensez-vous du désordre d'esprit que vous affectez; un coeur comme le vÎtre doit ÃÂȘtre libre, et mon ami sera au désespoir de l'extrémité oÃÂč la crainte d'ÃÂȘtre à lui vous a réduite. On ne saurait désapprouver le parti que vous avez pris l'autorité d'un pÚre ne vous a laissé que cette ressource, et tout est permis pour se sauver du danger oÃÂč vous étiez mais c'en est fait; livrez-vous au penchant qui vous est cher, et pardonnez à mon ami les frayeurs qu'il vous a données; je vais l'en punir en lui disant ce qu'il perd. Il veut s'en aller. Mademoiselle Argante, à part. - Oh, oh! c'est assurément là Eraste. Elle le rappelle. Monsieur? Eraste. - Avez-vous quelque chose à m'ordonner, Madame? Mademoiselle Argante. - Vous m'embarrassez. N'avez-vous que cela à me dire? Voyez; je vous écouterai volontiers, je n'ai plus de peur, vous m'avez rassurée. Eraste. - Il me semble que je n'ai plus rien à dire aprÚs ce que je viens d'entendre. Mademoiselle Argante. - Je ne devais dire ce que je pense sur Eraste que dans un certain temps; et si vous voulez, j'abrégerai le terme. Eraste. - Vous le haïssez trop. Mademoiselle Argante. - Mais pourquoi en ÃÂȘtes-vous si fùché? Eraste. - C'est que je prends part à ce qui le regarde. Mademoiselle Argante. - Est-il vrai qu'il vous ressemble? Eraste. - Il n'est que trop vrai. Mademoiselle Argante. - Consolez-vous donc. Eraste. - Eh! d'oÃÂč vient me consolerais-je, Madame? Daignez m'expliquer ce discours. Mademoiselle Argante. - Comment vous l'expliquer?... Dites à Eraste que je l'attends, si vous n'avez pas besoin de sortir pour cela. Eraste. - Il n'est pas bien loin. Mademoiselle Argante. - Je le crois de mÃÂȘme. Eraste. - Que d'amour il aura pour vous, Madame, s'il ose se flatter d'ÃÂȘtre bien reçu! Mademoiselle Argante. - Ne tardez pas plus longtemps à voir ce qu'il en sera. Eraste. - Puis-je espérer que vous me ferez grùce? Mademoiselle Argante. - J'en ai peut-ÃÂȘtre trop dit mais vous serez mon époux. Que ne vous ai-je connu plus tÎt? Eraste. - Avec quel chagrin ne m'en retournais-je pas! Mademoiselle Argante. - Est-il possible que je vous aie haï? A quoi songiez-vous de ne pas vous montrer? Eraste. - Au milieu de mon bonheur il me reste une inquiétude. Mademoiselle Argante. - Dites ce que c'est, et vous ne l'aurez plus. Eraste. - Vous vous gardiez, dit-on, pour un autre que moi. Mademoiselle Argante. - Vous demeurez à la campagne, et je ne l'aimais pas avant que je vous eusse connu; il y a quatre ans que je connais Dorante; l'habitude de le voir me l'avait rendu plus supportable que les autres hommes; il me convenait, il aspirait à m'épouser, et dans tout ce que j'ai fait, je me gardais moins à lui, que je ne me sauvais du malheur imaginaire d'ÃÂȘtre à vous voilà tout, ÃÂȘtes-vous content? Eraste, à genoux. - Je vous adore; et puisque vous haïssez la campagne, je ne saurais plus la souffrir. ScÚne XII Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, Eraste, MaÃtre Pierre Monsieur Argante, à maÃtre Pierre. - Oh, oh! ils sont, ce me semble, d'assez bonne intelligence. MaÃtre Pierre. - Qu'est-ce que c'est donc que tout ça? Ils se disont des douceurs. Monsieur Argante. - Eh bien! ma fille, connais-tu Monsieur? Mademoiselle Argante. - Oui, mon pÚre. Monsieur Argante. - Et tu es contente? Mademoiselle Argante. - Oui, mon pÚre. Monsieur Argante. - J'en suis charmé. Ne songeons donc plus qu'à nous réjouir; et que, pour marquer notre joie, nos musiciens viennent ici commencer la fÃÂȘte. MaÃtre Pierre. - Voilà qui va fort ben. Ou ÃÂȘtes contente. Voute pÚre, voute amant, tout ça est content; mais de tous ces biaux contentements-là , moi et Monsieur Dorante, je n'y avons ni part ni portion. Monsieur Argante. - Laisse là Dorante. Mademoiselle Argante. - Si vous vouliez bien lui parler, mon pÚre; on lui doit un peu d'égard, et cela me tirerait d'embarras avec lui. MaÃtre Pierre. - Il m'avait pourmis cinquante pistoles, si vous deveniez sa femme baillez-m'en tant seulement soixante, et je li ferai vos excuses. Je ne vous surfais pas. Eraste. - Je te les donne de bon coeur, moi. MaÃtre Pierre. - C'est marché fait chantez et dansez à votre aise, à cette heure, je n'y mets pus d'empÃÂȘchement. L'Ile des esclaves Acteurs Comédie en un acte et en prose Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens le 5 mars 1725 Acteurs Cléanthis. Des habitants de l'Ãle. La scÚne est dans l'Ãle des Esclaves. ScÚne premiÚre Le théùtre représente une mer et des rochers d'un cÎté, et de l'autre quelques arbres et des maisons. Iphicrate s'avance tristement sur le théùtre avec Arlequin Iphicrate, aprÚs avoir soupiré. - Arlequin! Arlequin, avec une bouteille de vin qu'il a à sa ceinture. - Mon patron! Iphicrate. - Que deviendrons-nous dans cette Ãle? Arlequin. - Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim; voilà mon sentiment et notre histoire. Iphicrate. - Nous sommes seuls échappés du naufrage; tous nos camarades ont péri, et j'envie maintenant leur sort. Arlequin. - Hélas! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la mÃÂȘme commodité. Iphicrate. - Dis-moi quand notre vaisseau s'est brisé contre le rocher, quelques-uns des nÎtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe; il est vrai que les vagues l'ont enveloppée je ne sais ce qu'elle est devenue; mais peut-ÃÂȘtre auront-ils eu le bonheur d'aborder en quelque endroit de l'Ãle, et je suis d'avis que nous les cherchions. Arlequin. - Cherchons, il n'y a pas de mal à cela; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d'eau-de-vie j'ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j'en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste. Iphicrate. - Eh! ne perdons point de temps; suis-moi ne négligeons rien pour nous tirer d'ici. Si je ne me sauve, je suis perdu; je ne reverrai jamais AthÚnes, car nous sommes dans l'Ãle des Esclaves. Arlequin. - Oh! oh! qu'est-ce que c'est que cette race-là ? Iphicrate. - Ce sont des esclaves de la GrÚce révoltés contre leurs maÃtres, et qui depuis cent ans sont venus s'établir dans une Ãle, et je crois que c'est ici tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maÃtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage. Arlequin. - Eh! chaque pays a sa coutume; ils tuent les maÃtres, à la bonne heure; je l'ai entendu dire aussi, mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi. Iphicrate. - Cela est vrai. Arlequin. - Eh! encore vit-on. Iphicrate. - Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-ÃÂȘtre la vie Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me plaindre? Arlequin, prenant sa bouteille pour boire. - Ah! je vous plains de tout mon coeur, cela est juste. Iphicrate. - Suis-moi donc. Arlequin siffle. - Hu, hu, hu. Iphicrate. - Comment donc! que veux-tu dire? Arlequin, distrait, chante. - Tala ta lara. Iphicrate. - Parle donc, as-tu perdu l'esprit? à quoi penses-tu? Arlequin, - riant. - Ah, ah, ah, Monsieur Iphicrate, la drÎle d'aventure! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m'empÃÂȘcher d'en rire. Iphicrate, à part les premiers mots. - Le coquin abuse de ma situation; j'ai mal fait de lui dire oÃÂč nous sommes. Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos; marchons de ce cÎté. Arlequin. - J'ai les jambes si engourdies. Iphicrate. - Avançons, je t'en prie. Arlequin. - Je t'en prie, je t'en prie; comme vous ÃÂȘtes civil et poli; c'est l'air du pays qui fait cela. Iphicrate. - Allons, hùtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la cÎte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-ÃÂȘtre avec une partie de nos gens; et en ce cas-là , nous nous rembarquerons avec eux. Arlequin, en badinant. - Badin, comme vous tournez cela! Il chante L'embarquement est divin Quand on vogue, vogue, vogue, L'embarquement est divin, Quand on vogue avec Catin. Iphicrate, retenant sa colÚre. - Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin. Arlequin. - Mon cher patron, vos compliments me charment; vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe. Iphicrate. - Eh! ne sais-tu pas que je t'aime? Arlequin. - Oui; mais les marques de votre amitié tombent toujours sur mes épaules, et cela est mal placé. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bénisse! s'ils sont morts, en voilà pour longtemps; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge. Iphicrate, un peu ému. - Mais j'ai besoin d'eux, moi. Arlequin, indifféremment. - Oh! cela se peut bien, chacun a ses affaires que je ne vous dérange pas! Iphicrate. - Esclave insolent! Arlequin, riant. - Ah! ah! vous parlez la langue d'AthÚnes; mauvais jargon que je n'entends plus. Iphicrate. - Méconnais-tu ton maÃtre, et n'es-tu plus mon esclave? Arlequin, se reculant d'un air sérieux. Je l'ai été, je le confesse à ta honte; mais va, je te le pardonne; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'AthÚnes j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste, parce que tu étais le plus fort. Eh bien! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi; on va te faire esclave à ton tour; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-là ; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends là . Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable; tu sauras mieux ce qu'il est de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la mÃÂȘme leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maÃtres. Il s'éloigne. Iphicrate, au désespoir, courant aprÚs lui l'épée à la main. - Juste ciel! peut-on ÃÂȘtre plus malheureux et plus outragé que je le suis? Misérable! tu ne mérites pas de vivre. Arlequin. - Doucement, tes forces sont bien diminuées, car je ne t'obéis plus, prends-y garde. ScÚne II Trivelin, avec cinq ou six insulaires, arrive conduisant une Dame et la suivante, et ils accourent à Iphicrate qu'ils voient l'épée à la main. Trivelin, faisant saisir et désarmer Iphicrate par ses gens. - ArrÃÂȘtez, que voulez-vous faire? Iphicrate. - Punir l'insolence de mon esclave. Trivelin. - Votre esclave? vous vous trompez, et l'on vous apprendra à corriger vos termes. Il prend l'épée d'Iphicrate et la donne à Arlequin. Prenez cette épée, mon camarade, elle est à vous. Arlequin. - Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous ÃÂȘtes! Trivelin. - Comment vous appelez-vous? Arlequin. - Est-ce mon nom que vous demandez? Trivelin. - Oui vraiment. Arlequin. - Je n'en ai point, mon camarade. Trivelin. - Quoi donc, vous n'en avez pas? Arlequin. - Non, mon camarade; je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnés; il m'appelle quelquefois Arlequin, quelquefois Hé. Trivelin. - Hé! le terme est sans façon; je reconnais ces Messieurs à de pareilles licences. Et lui, comment s'appelle-t-il? Arlequin. - Oh, diantre! il s'appelle par un nom, lui; c'est le seigneur Iphicrate. Trivelin. - Eh bien! changez de nom à présent; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien Hé. Arlequin, sautant de joie, à son maÃtre. - Oh! Oh! que nous allons rire, seigneur Hé! Trivelin, à Arlequin. - Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité, que pour le corriger de son orgueil. Arlequin. - Oui, oui, corrigeons, corrigeons! Iphicrate, regardant Arlequin. - Maraud! Arlequin. - Parlez donc, mon bon ami, voilà encore une licence qui lui prend; cela est-il du jeu? Trivelin, à Arlequin. - Dans ce moment-ci, il peut vous dire tout ce qu'il voudra. A Iphicrate. Arlequin, votre aventure vous afflige, et vous ÃÂȘtes outré contre Iphicrate et contre nous. Ne vous gÃÂȘnez point, soulagez-vous par l'emportement le plus vif; traitez-le de misérable, et nous aussi; tout vous est permis à présent; mais ce moment-ci passé, n'oubliez pas que vous ÃÂȘtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous ÃÂȘtes auprÚs de lui ce qu'il était auprÚs de vous ce sont là nos lois, et ma charge dans la république est de les faire observer en ce canton-ci. Arlequin. - Ah! la belle charge! Iphicrate. - Moi, l'esclave de ce misérable! Trivelin. - Il a bien été le vÎtre. Arlequin. - Hélas! il n'a qu'à ÃÂȘtre bien obéissant, j'aurai mille bontés pour lui. Iphicrate. - Vous me donnez la liberté de lui dire ce qu'il me plaira; ce n'est pas assez qu'on m'accorde encore un bùton. Arlequin. - Camarade, il demande à parler à mon dos, et je le mets sous la protection de la république, au moins. Trivelin. - Ne craignez rien. Cléanthis, à Trivelin. - Monsieur, je suis esclave aussi, moi, et du mÃÂȘme vaisseau; ne m'oubliez pas, s'il vous plaÃt. Trivelin. - Non, ma belle enfant; j'ai bien connu votre condition à votre habit, et j'allais vous parler de ce qui vous regarde, quand je l'ai vu l'épée à la main. Laissez-moi achever ce que j'avais à dire. Arlequin! Arlequin, croyant qu'on l'appelle. - Eh!.... A propos, je m'appelle Iphicrate. Trivelin, continuant. - Tùchez de vous calmer; vous savez qui nous sommes, sans doute? Arlequin. - Oh! morbleu! d'aimables gens. Cléanthis. - Et raisonnables. Trivelin. - Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pÚres, irrités de la cruauté de leurs maÃtres, quittÚrent la GrÚce et vinrent s'établir ici, dans le ressentiment des outrages qu'ils avaient reçus de leurs patrons, la premiÚre loi qu'ils y firent fut d'Îter la vie à tous les maÃtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur Ãle, et conséquemment de rendre la liberté à tous les esclaves la vengeance avait dicté cette loi; vingt ans aprÚs, la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos coeurs que nous voulons détruire; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu'on y éprouve; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l'avoir été. Votre esclavage, ou plutÎt votre cours d'humanité, dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maÃtres sont contents de vos progrÚs; et si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont là nos lois à cet égard; mettez à profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici, il vous remet en nos mains, durs, injustes et superbes; vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous guérir; vous ÃÂȘtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c'est-à -dire humains, raisonnables et généreux pour toute votre vie. Arlequin. - Et le tout gratis, sans purgation ni saignée. Peut-on de la santé à meilleur compte? Trivelin. - Au reste, ne cherchez point à vous sauver de ces lieux, vous le tenteriez sans succÚs, et vous feriez votre fortune plus mauvaise commencez votre nouveau régime de vie par la patience. Arlequin. - DÚs que c'est pour son bien, qu'y a-t-il à dire? Trivelin, aux esclaves. - Quant à vous, mes enfants, qui devenez libres et citoyens, Iphicrate habitera cette case avec le nouvel Arlequin, et cette belle fille demeurera dans l'autre; vous aurez soin de changer d'habit ensemble, c'est l'ordre. A Arlequin. Passez maintenant dans une maison qui est à cÎté, oÃÂč l'on vous donnera à manger si vous en avez besoin. Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours à vous réjouir du changement de votre état; aprÚs quoi l'on vous donnera, comme à tout le monde, une occupation convenable. Allez, je vous attends ici. Aux insulaires. Qu'on les conduise. Aux femmes. Et vous autres, restez. Arlequin, en s'en allant, fait de grandes révérences à Cléanthis. ScÚne III Trivelin, Cléanthis; esclave, Euphrosine, sa maÃtresse. Trivelin. - Ah ça! ma compatriote, car je regarde désormais notre Ãle comme votre patrie, dites-moi aussi votre nom. Cléanthis, saluant. - Je m'appelle Cléanthis, et elle, Euphrosine. Trivelin. - Cléanthis? passe pour cela. Cléanthis. - J'ai aussi des surnoms; vous plaÃt-il de les savoir? Trivelin. - Oui-da. Et quels sont-ils? Cléanthis. - J'en ai une liste Sotte, Ridicule, BÃÂȘte, Butorde, Imbécile, et caetera. Euphrosine, en soupirant. - Impertinente que vous ÃÂȘtes! Cléanthis. - Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais. Trivelin. - Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans votre pays, Euphrosine, on a bientÎt dit des injures à ceux à qui l'on en peut dire impunément. Euphrosine. - Hélas! que voulez-vous que je lui réponde, dans l'étrange aventure oÃÂč je me trouve? Cléanthis. - Oh! dame, il n'est plus si aisé de me répondre. Autrefois il n'y avait rien de si commode; on n'avait affaire qu'à de pauvres gens fallait-il tant de cérémonies? Faites cela, je le veux; taisez-vous, sotte! Voilà qui était fini. Mais à présent il faut parler raison; c'est un langage étranger pour Madame; elle l'apprendra avec le temps; il faut se donner patience je ferai de mon mieux pour l'avancer. Trivelin, à Cléanthis. - Modérez-vous, Euphrosine. A Euphrosine. Et vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à votre douleur. Je ne puis changer nos lois, ni vous en affranchir je vous ai montré combien elles étaient louables et salutaires pour vous. Cléanthis. - Hum! Elle me trompera bien si elle amende. Trivelin. - Mais comme vous ÃÂȘtes d'un sexe naturellement assez faible, et que par là vous avez dû céder plus facilement qu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et de dureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils, tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier Euphrosine de peser avec bonté les torts que vous avez avec elle, afin de les peser avec justice. Cléanthis. - Oh! tenez, tout cela est trop savant pour moi, je n'y comprends rien; j'irai le grand chemin, je pÚserai comme elle pesait; ce qui viendra; nous le prendrons. Trivelin. - Doucement, point de vengeance. Cléanthis. - Mais, notre bon ami, au bout du compte, vous parlez de son sexe; elle a le défaut d'ÃÂȘtre faible, je lui en offre autant; je n'ai pas la vertu d'ÃÂȘtre forte. S'il faut que j'excuse toutes ses mauvaises maniÚres à mon égard, il faudra donc qu'elle excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle; car je suis femme autant qu'elle, moi. Voyons, qui est-ce qui décidera? Ne suis-je pas la maÃtresse une fois? Eh bien, qu'elle commence toujours par excuser ma rancune; et puis, moi, je lui pardonnerai, quand je pourrai, ce qu'elle m'a fait qu'elle attende! Euphrosine, à Trivelin. - Quels discours! Faut-il que vous m'exposiez à les entendre? Cléanthis. - Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos oeuvres. Trivelin. - Allons, Euphrosine, modérez-vous. Cléanthis. - Que voulez-vous que je vous dise? quand on a de la colÚre, il n'y a rien de tel pour la passer, que de la contenter un peu, voyez-vous; quand je l'aurai querellée à mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte; mais il me faut cela. Trivelin, à part, à Euphrosine. - Il faut que ceci ait son cours; mais consolez-vous, cela finira plus tÎt que vous ne pensez. A Cléanthis. J'espÚre, Euphrosine, que vous perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant à l'examen de son caractÚre il est nécessaire que vous m'en donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons. Cléanthis. - Oh que cela est bien inventé! Allons, me voilà prÃÂȘte; interrogez-moi, je suis dans mon fort. Euphrosine, doucement. - Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire. Trivelin. - Hélas! ma chÚre Dame, cela n'est fait que pour vous; il faut que vous soyez présente. Cléanthis. - Restez, restez; un peu de honte est bientÎt passée. Trivelin. - Vaine minaudiÚre et coquette, voilà d'abord à peu prÚs sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il? Cléanthis. - Vaine minaudiÚre et coquette, si cela la regarde? Eh voilà ma chÚre maÃtresse; cela lui ressemble comme son visage. Euphrosine. - N'en voilà -t-il pas assez, Monsieur? Trivelin. - Ah! je vous félicite du petit embarras que cela vous donne; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir mais ce ne sont encore là que les grands traits; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons? Cléanthis. - En quoi? partout, à toute heure, en tous lieux; je vous ai dit de m'interroger; mais par oÃÂč commencer? je n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espÚces, que cela me brouille. Madame se tait, Madame parle; elle regarde, elle est triste, elle est gaie silence, discours, regards, tristesse et joie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente; c'est vanité muette, contente ou fùchée; c'est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse; c'est Madame, toujours vaine ou coquette, l'un aprÚs l'autre, ou tous les deux à la fois voilà ce que c'est, voilà par oÃÂč je débute, rien que cela. Euphrosine. - Je n'y saurais tenir. Trivelin. - Attendez donc, ce n'est qu'un début. Cléanthis. - Madame se lÚve; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendu belle, se sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux? vite sur les armes; la journée sera glorieuse. Qu'on m'habille! Madame verra du monde aujourd'hui; elle ira aux spectacles, aux promenades, aux assemblées; son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en état, il n'y a rien à craindre. Trivelin, à Euphrosine. - Elle développe assez bien cela. Cléanthis. - Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé? Ah qu'on m'apporte un miroir; comme me voilà faite! que je suis mal bùtie! Cependant on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit; des yeux battus, un teint fatigué; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là , nous n'aurons que du négligé, Madame ne verra personne aujourd'hui, pas mÃÂȘme le jour, si elle peut; du moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant il vient compagnie, on entre que va-t-on penser du visage de Madame? on croira qu'elle enlaidit donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies? Non, il y a remÚde à tout vous allez voir. Comment vous portez-vous, Madame? TrÚs mal, Madame; j'ai perdu le sommeil; il y a huit jours que je n'ai fermé l'oeil; je n'ose pas me montrer, je fais peur. Et cela veut dire Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, au moins; ne me regardez pas, remettez à me voir; ne me jugez pas aujourd'hui; attendez que j'aie dormi. J'entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maÃtres d'une pénétration!... Oh! ce sont de pauvres gens pour nous. Trivelin, à Euphrosine. - Courage, Madame; profitez de cette peinture-là , car elle me paraÃt fidÚle. Euphrosine. - Je ne sais oÃÂč j'en suis. Cléanthis. - Vous en ÃÂȘtes aux deux tiers; et j'achÚverai, pourvu que cela ne vous ennuie pas. Trivelin. - Achevez, achevez; Madame soutiendra bien le reste. Cléanthis. - Vous souvenez-vous d'un soir oÃÂč vous étiez avec ce cavalier si bien fait? j'étais dans la chambre; vous vous entreteniez bas; mais j'ai l'oreille fine vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien; vous parliez d'une femme qu'il voyait souvent. Cette femme-là est aimable, disiez-vous; elle a les yeux petits, mais trÚs doux; et là -dessus vous ouvriez les vÎtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tÃÂȘte, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussÃtes pourtant, le cavalier s'y prit; il vous offrit son coeur. A moi? lui dÃtes-vous. Oui, Madame, à vous-mÃÂȘme, à tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. Continuez, folùtre, continuez, dites-vous, en Îtant vos gants sous prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous avez la main belle; il la vit; il la prit, il la baisa; cela anima sa déclaration; et c'était là les gants que vous demandiez. Eh bien! y suis-je? Trivelin, à Euphrosine. - En vérité, elle a raison. Cléanthis. - Ecoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis Oh! pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas! J'essayai en pareille occasion de dire que Madame était une femme trÚs raisonnable oh! je n'eus rien, cela ne prit point; et c'était bien fait, car je la flattais. Euphrosine. - Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force; je ne puis en souffrir davantage. Trivelin. - En voila donc assez pour à présent. Cléanthis. - J'allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut; crac! la vapeur arrive. Trivelin. - Cela suffit, Euphrosine; promenez-vous un moment à quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose à lui dire; elle ira vous rejoindre ensuite. Cléanthis, s'en allant. - Recommandez-lui d'ÃÂȘtre docile au moins. Adieu, notre bon ami; je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-là ; on dirait qu'une femme qui le met ne se soucie pas de paraÃtre, mais à d'autre! on s'y ramasse dans un corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle; on y dit aux gens Regardez mes grùces, elles sont à moi, celles-là ; et d'un autre cÎté on veut leur dire aussi Voyez comme je m'habille, quelle simplicité! il n'y a point de coquetterie dans mon fait. Trivelin. - Mais je vous ai prié de nous laisser. Cléanthis. - Je sors, et tantÎt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant; car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser; car c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là . Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à cÎté, et qu'on ne connaÃt pas. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre auberge. ScÚne IV Trivelin, Euphrosine Trivelin. - Cette scÚne-ci vous a un peu fatiguée; mais cela ne vous nuira pas. Euphrosine. - Vous ÃÂȘtes des barbares. Trivelin. - Nous sommes d'honnÃÂȘtes gens qui vous instruisons; voilà tout. Il vous reste encore à satisfaire à une petite formalité. Euphrosine. - Encore des formalités! Trivelin. - Celle-ci est moins que rien; je dois faire rapport de tout ce que je viens d'entendre, et de tout ce que vous m'allez répondre. Convenez-vous de tous les sentiments coquets, de toutes les singeries d'amour-propre qu'elle vient de vous attribuer? Euphrosine. - Moi, j'en conviendrais! Quoi! de pareilles faussetés sont-elles croyables? Trivelin. - Oh! trÚs croyables, prenez-y garde. Si vous en convenez, cela contribuera à rendre votre condition meilleure; je ne vous en dis pas davantage... On espérera que, vous étant reconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui font qu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon coeur d'une infinité d'attentions plus louables. Si au contraire vous ne convenez pas de ce qu'elle a dit, on vous regardera comme incorrigible, et cela reculera votre délivrance. Voyez, consultez-vous. Euphrosine. - Ma délivrance! Eh! puis-je l'espérer? Trivelin. - Oui, je vous la garantis aux conditions que je vous dis. Euphrosine. - BientÎt? Trivelin. - Sans doute. Euphrosine. - Monsieur, faites donc comme si j'étais convenue de tout. Trivelin. - Quoi! vous me conseillez de mentir! Euphrosine. - En vérité, voilà d'étranges conditions! cela révolte! Trivelin. - Elles humilient un peu, mais cela est fort bon. Déterminez-vous; une liberté trÚs prochaine est le prix de la vérité. Allons, ne ressemblez-vous pas au portrait qu'on a fait? Euphrosine. - Mais... Trivelin. - Quoi? Euphrosine. - Il y a du vrai, par-ci, par-là . Trivelin. - Par-ci, par-là , n'est point votre compte; avouez-vous tous les faits? En a-t-elle trop dit? n'a-t-elle dit que ce qu'il faut? Hùtez-vous, j'ai autre chose à faire. Euphrosine. - Vous faut-il une réponse si exacte? Trivelin. - Eh oui, Madame, et le tout pour votre bien. Euphrosine. - Eh bien... Trivelin. - AprÚs? Euphrosine. - Je suis jeune... Trivelin. - Je ne vous demande pas votre ùge. Euphrosine. - On est d'un certain rang, on aime à plaire. Trivelin. - Et c'est ce qui fait que le portrait vous ressemble. Euphrosine. - Je crois qu'oui. Trivelin. - Eh! voilà ce qu'il nous fallait. Vous trouvez aussi le portrait un peu risible, n'est-ce pas? Euphrosine. - Il faut bien l'avouer. Trivelin.. - A merveille! Je suis content, ma chÚre dame. Allez rejoindre Cléanthis; je lui rends déjà son véritable nom; pour vous donner encore des gages de ma parole. Ne vous impatientez point; montrez un peu de docilité, et le moment espéré arrivera. Euphrosine. - Je m'en fie à vous. ScÚne V Arlequin, Iphicrate, qui ont changé d'habits, Trivelin Arlequin. - Tirlan, tirlan, tirlantaine! tirlanton! Gai, camarade! le vin de la république est merveilleux. J'en ai bu bravement ma pinte, car je suis si altéré depuis que je suis maÃtre, que tantÎt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel conserve la vigne, le vigneron, la vendange et les caves de notre admirable république! Trivelin. - Bon! réjouissez-vous, mon camarade. Etes-vous content d'Arlequin? Arlequin. - Oui, c'est un bon enfant; j'en ferai quelque chose. Il soupire parfois, et je lui ai défendu cela, sous peine de désobéissance, et je lui ordonne de la joie. Il prend son maÃtre par la main et danse. Tala rara la la... Trivelin. - Vous me réjouissez moi-mÃÂȘme. Arlequin. - Oh! quand je suis gai, je suis de bonne humeur. Trivelin. - Fort bien. Je suis charmé de vous voir satisfait d'Arlequin. Vous n'aviez pas beaucoup à vous plaindre de lui dans son pays apparemment? Arlequin. - Eh! là -bas? Je lui voulais souvent un mal de diable; car il était quelquefois insupportable; mais à cette heure que je suis heureux, tout est payé; je lui ai donné quittance. Trivelin. - Je vous aime de ce caractÚre, et vous me touchez. C'est-à -dire que vous jouirez modestement de votre bonne fortune, et que vous ne lui ferez point de peine? Arlequin. - De la peine! Ah! le pauvre homme! Peut-ÃÂȘtre que je serai un petit brin insolent, à cause que je suis le maÃtre voilà tout. Trivelin. - A cause que je suis le maÃtre; vous avez raison. Arlequin. - Oui, car quand on est le maÃtre, on y va tout rondement, sans façon, et si peu de façon mÚne quelquefois un honnÃÂȘte homme à des impertinences. Trivelin. - Oh! n'importe; je vois bien que vous n'ÃÂȘtes point méchant. Arlequin. - Hélas! je ne suis que mutin. Trivelin, à Iphicrate. - Ne vous épouvantez point de ce que je vais dire. A Arlequin. Instruisez-moi d'une chose. Comment se gouvernait-il là -bas, avait-il quelque défaut d'humeur, de caractÚre? Arlequin, riant. - Ah! mon camarade, vous avez de la malice; vous demandez la comédie. Trivelin. - Ce caractÚre-là est donc bien plaisant? Arlequin. - Ma foi, c'est une farce. Trivelin. - N'importe, nous en rirons. Arlequin, à Iphicrate. - Arlequin, me promets-tu d'en rire aussi? Iphicrate, bas. - Veux-tu achever de me désespérer? que vas-tu lui dire? Arlequin. - Laisse-moi faire; quand je t'aurai offensé, je te demanderai pardon aprÚs. Trivelin. - Il ne s'agit que d'une bagatelle; j'en ai demandé autant à la jeune fille que vous avez vue, sur le chapitre de sa maÃtresse. Arlequin. - Eh bien, tout ce qu'elle vous a dit, c'était des folies qui faisaient pitié, des misÚres, gageons? Trivelin. - Cela est encore vrai. Arlequin. - Eh bien, je vous en offre autant; ce pauvre jeune garçon en fournira pas davantage; extravagance et misÚre, voilà son paquet; n'est-ce pas là de belles guenilles pour les étaler? Etourdi par nature! étourdi par singerie, parce que les femmes les aiment comme cela, un dissipe-tout; vilain quand il faut ÃÂȘtre libéral, libéral quand il faut ÃÂȘtre vilain; bon emprunteur, mauvais payeur; honteux d'ÃÂȘtre sage, glorieux d'ÃÂȘtre fou; un petit brin moqueur des bonnes gens un petit brin hùbleur; avec tout plein de maÃtresses il ne connaÃt pas; voilà mon homme. Est-ce la peine d'en tirer le portrait? A Iphicrate. Non, je n'en ferai rien, mon ami, ne crains rien. Trivelin. - Cette ébauche me suffit. A Iphicrate. Vous n'avez plus maintenant qu'à certifier pour véritable ce qu'il vient de dire. Iphicrate. - Moi? Trivelin. - Vous-mÃÂȘme; la dame de tantÎt en a fait autant; elle vous dira ce qui l'y a déterminée. Croyez-moi, il y va du plus grand bien que vous puissiez souhaiter. Iphicrate. - Du plus grand bien? Si cela est, il y a là quelque chose qui pourrait assez me convenir d'une certaine façon. Arlequin. - Prends tout; c'est un habit fait sur ta taille. Trivelin. - Il me faut tout, ou rien. Iphicrate. - Voulez-vous que je m'avoue un ridicule? Qu'importe, quand on l'a été? Trivelin. - N'avez-vous que cela à me dire? Iphicrate. - Va donc pour la moitié, pour me tirer d'affaire. Trivelin. - Va du tout. Iphicrate. - Soit. Arlequin rit de toute sa force. Trivelin. - Vous avez fort bien fait, vous n'y perdrez rien. Adieu, vous saurez bientÎt de mes nouvelles. ScÚne VI Cléanthis, Iphicrate, Arlequin, Euphrosine. Cléanthis. - Seigneur Iphicrate, peut-on vous demander de quoi vous riez? Arlequin. - Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu'il était un ridicule. Cléanthis. - Cela me surprend, car il a la mine d'un homme raisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propre aveu, regardez ma suivante. Arlequin, la regardant. - Malepeste! quand ce visage-là fait le fripon, c'est bien son métier. Mais parlons d'autres choses, ma belle damoiselle, qu'est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards? Cléanthis. - Eh! mais la belle conversation. Arlequin. - Je crains que cela ne vous fasse bùiller, j'en bùille déjà . Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage. Cléanthis. - Eh bien, faites. Soupirez pour moi; poursuivez mon coeur, prenez-le si vous pouvez, je ne vous en empÃÂȘche pas; c'est à vous à faire vos diligences; me voilà , je vous attends; mais traitons l'amour à la grande maniÚre, puisque nous sommes devenus maÃtres; allons-y poliment, et comme le grand monde. Arlequin. - Oui-da; nous n'en irons que meilleur train. Cléanthis. - Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des siÚges pour prendre l'air assis, et pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir; il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir. Arlequin. - Votre volonté vaut une ordonnance. A Iphicrate. Arlequin, vite des siÚges pour moi, et des fauteuils pour Madame. Iphicrate. - Peux-tu m'employer à cela? Arlequin. - La république le veut. Cléanthis. - Tenez, tenez, promenons-nous plutÎt de cette maniÚre-là , et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnÃÂȘtes gens à cette heure, il faut songer à cela; il n'est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement; n'épargnez ni compliments ni révérences. Arlequin. - Et vous, n'épargnez point les mines. Courage! quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens? Cléanthis. - Sans difficulté; pouvons-nous ÃÂȘtre sans eux? c'est notre suite; qu'ils s'éloignent seulement. Arlequin, à Iphicrate. - Qu'on se retire à dix pas. Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine. Arlequin, se promenant sur le théùtre avec Cléanthis. - Remarquez-vous, Madame, le clarté du jour? Cléanthis. - Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre. Arlequin. - Un jour tendre? Je ressemble donc au jour, Madame. Cléanthis. Comment, vous lui ressemblez? Arlequin. - Eh palsambleu! le moyen de n'ÃÂȘtre pas tendre, quand on se trouve tÃÂȘte à tÃÂȘte avec vos grùces? A ce mot il saute de joie. Oh! oh! oh! oh! Cléanthis. - Qu'avez-vous donc, vous défigurez notre conversation? Arlequin. - Oh! ce n'est rien; c'est que je m'applaudis. Cléanthis. - Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. Continuant. Je savais bien que mes grùces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous ÃÂȘtes galant, vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments. Arlequin. - Et moi, je vous remercie de vos dispenses. Cléanthis. - Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien; dites, Monsieur, dites; heureusement on n'en croira rien. Vous ÃÂȘtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas. Arlequin, l'arrÃÂȘtant par le bras, et se mettant à genoux. - Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux? Cléanthis. - Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaire; levez-vous. Quelle vivacité! Faut-il vous dire qu'on vous aime? Ne peut-on en ÃÂȘtre quitte à moins? Cela est étrange! Arlequin, riant à genoux. - Ah! ah! ah! que cela va bien! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages. Cléanthis. - Oh! vous riez, vous gùtez tout. Arlequin. - Ah! ah! par ma foi, vous ÃÂȘtes bien aimable et moi aussi. Savez-vous bien ce que je pense? Cléanthis. - Quoi? Arlequin. - PremiÚrement, vous ne m'aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde. Cléanthis. - Pas encore, mais il ne s'en fallait plus que d'un mot, quand vous m'avez interrompue. Et vous, m'aimez-vous? Arlequin. - J'y allais aussi, quand il m'est venu une pensée. Comment trouvez-vous mon Arlequin? Cléanthis. - Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma suivante? Arlequin. - Qu'elle est friponne! Cléanthis. - J'entrevois votre pensée. Arlequin. - Voilà ce que c'est, tombez amoureuse d'Arlequin, et moi de votre suivante. Nous sommes assez forts pour soutenir cela. Cléanthis. - Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraient mieux faire que de nous aimer, dans le fond. Arlequin. - Ils n'ont jamais rien aimé de si raisonnable, et nous sommes d'excellents partis pour eux. Cléanthis. - Soit. Inspirez à Arlequin de s'attacher à moi; faites-lui sentit l'avantage qu'il y trouvera dans la situation oÃÂč il est; qu'il m'épouse, il sortira tout d'un coup d'esclavage; cela est bien aisé, au bout du compte. Je n'étais ces jours passés qu'une esclave; mais enfin me voilà dame et maÃtresse d'aussi bon jeu qu'une autre; je la suis par hasard; n'est-ce pas le hasard qui fait tout? Qu'y a-t-il à dire à cela? J'ai mÃÂȘme un visage de condition; tout le monde me l'a dit. Arlequin. - Pardi! je vous prendrais bien, moi, si je n'aimais pas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui aussi de l'amour pour ma petite personne, qui, comme vous voyez, n'est pas désagréable. Cléanthis. - Vous allez ÃÂȘtre content; je vais appeler Cléanthis, je n'ai qu'un mot à lui dire éloignez-vous un instant et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour moi; car il faut qu'il commence; mon sexe, la bienséance et ma dignité le veulent. Arlequin. - Oh! ils le veulent, si vous voulez; car dans le grand monde on n'est pas si façonnier; et sans faire semblant de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair à l'aventure pour lui donner courage, à cause que vous ÃÂȘtes plus que lui; c'est l'ordre. Cléanthis. - C'est assez bien raisonner. Effectivement, dans le cas oÃÂč je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m'assujettir à de certaines formalités qui ne me regardent plus; je comprends cela à merveille; mais parlez-lui toujours, je vais dire un mot à Cléanthis; tirez-vous à quartier pour un moment. Arlequin. - Vantez mon mérite; prÃÂȘtez-m'en un peu, à charge de revanche... Çléanthis - Laissez-moi faire. Elle appelle Euphrosine. Cléanthis! ScÚne VII Cléanthis et Euphrosine, qui vient doucement. Cléanthis. - Approchez, et accoutumez-vous à aller plus vite, car je ne saurais attendre. Euphrosine. - De quoi s'agit-il? Cléanthis. - Venez-çà , écoutez-moi. Un honnÃÂȘte homme vient de me témoigner qu'il vous aime; c'est Iphicrate. Euphrosine. - Lequel? Cléanthis. - Lequel? Y en a-t-il deux ici? c'est celui qui vient de me quitter. Euphrosine. - Eh que veut-il que je fasse de son amour? Cléanthis. - Eh qu'avez-vous fait de l'amour de ceux qui vous aimaient? vous voilà bien étourdie! est-ce le mot d'amour qui vous effarouche? Vous le connaissez tant cet amour! vous n'avez jusqu'ici regardé les gens que pour leur en donner; vos beaux yeux n'ont fait que cela; dédaignent-ils la conquÃÂȘte du seigneur Iphicrate? Il ne vous fera pas de révérences penchées; vous ne lui trouverez point de contenance ridicule, d'airs évaporés ce n'est point une tÃÂȘte légÚre, un petit badin, un petit perfide, un joli volage, un aimable indiscret; ce n'est point tout cela; ces grùces-là lui manquent à la vérité; ce n'est qu'un homme franc, qu'un homme simple dans ses maniÚres, qui n'a pas l'esprit de se donner des airs; qui vous dira qu'il vous aime, seulement parce que cela sera vrai; enfin ce n'est qu'un bon coeur, voilà tout; et cela est fùcheux, cela ne pique point. Mais vous avez l'esprit raisonnable; je vous destine à lui, il fera votre fortune ici, et vous aurez la bonté d'estimer son amour, et vous y serez sensible, entendez-vous? Vous vous conformerez à mes intentions, je l'espÚre; imaginez-vous mÃÂȘme que je le veux. Euphrosine. - OÃÂč suis-je! et quand cela finira-t-il? Elle rÃÂȘve. ScÚne VIII Arlequin, Euphrosine Arlequin arrive en saluant Cléanthis qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche. Euphrosine. - Que me voulez-vous? Arlequin, riant. - Eh! eh! eh! ne vous a-t-on pas parlé de moi? Euphrosine. - Laissez-moi, je vous prie. Arlequin. - Eh! là , là , regardez-moi dans l'oeil pour deviner ma pensée. Euphrosine. - Eh! pensez ce qu'il vous plaira. Arlequin. - M'entendez-vous un peu? Euphrosine. - Non. Arlequin. - C'est que je n'ai encore rien dit. Euphrosine, impatiente. - Ahi! Arlequin. - Ne mentez point; on vous a communiqué les sentiments de mon ùme; rien n'est plus obligeant pour vous. Euphrosine. - Quel état! Arlequin. - Vous me trouvez un peu nigaud, n'est-il pas vrai? Mais cela se passera; c'est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire. Euphrosine. - Vous? Arlequin. - Eh pardi! oui; qu'est-ce qu'on peut faire de mieux? Vous ÃÂȘtes si belle! il faut bien vous donner son coeur, aussi bien vous le prendriez de vous-mÃÂȘme. Euphrosine. - Voici le comble de mon infortune. Arlequin, lui regardant les mains. - Quelles mains ravissantes! les jolis petits doigts! que je serais heureux avec cela! mon petit coeur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d'ÃÂȘtre tendre aussi, oh! je deviendrais fou tout à fait. Euphrosine. - Tu ne l'es déjà que trop. Arlequin. - Je ne le serai jamais tant que vous en ÃÂȘtes digne. Euphrosine. - Je ne suis digne que de pitié, mon enfant. Arlequin. - Bon, bon! à qui est-ce que vous contez cela? vous ÃÂȘtes digne de toutes les dignités imaginables; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus; mais me voilà , moi, et un empereur n'y est pas; et un rien qu'on voit vaut mieux que quelque chose qu'on ne voit pas. Qu'en dites-vous? Euphrosine. - Arlequin, il me semble que tu n'as point le coeur mauvais. Arlequin. - Oh! il ne s'en fait plus de cette pùte-là ; je suis un mouton. Euphrosine. - Respecte donc le malheur que j'éprouve. Arlequin. - Hélas! je me mettrais à genoux devant lui. Euphrosine. - Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément. Vois l'extrémité oÃÂč je suis réduite; et si tu n'as point d'égard au rang que je tenais dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins que mes disgrùces, que mon esclavage, que ma douleur t'attendrissent. Tu peux ici m'outrager autant que tu le voudras; je suis sans asile et sans défense; je n'ai que mon désespoir pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne mÃÂȘme, Arlequin; voilà l'état oÃÂč je suis; ne le trouves-tu pas assez misérable? Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant? Je n'ai pas la force de t'en dire davantage je ne t'ai jamais fait de mal; n'ajoute rien à celui que je souffre. Arlequin, abattu et les bras abaissés, et comme immobile. - J'ai perdu la parole. ScÚne IX Iphicrate, Arlequin Iphicrate. - Cléanthis m'a dit que tu voulais t'entretenir avec moi; que me veux-tu? as-tu encore quelques nouvelles insultes à me faire? Arlequin. - Autre personnage qui va me demander encore ma compassion. Je n'ai rien à te dire, mon ami, sinon que je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle Euphrosine; voilà tout. A qui diantre en as-tu? Iphicrate. - Peux-tu me le demander, Arlequin? Arlequin. - Eh! pardi, oui, je le peux, puisque je le fais. Iphicrate. - On m'avait promis que mon esclavage finirait bientÎt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe; je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientÎt ce malheureux maÃtre qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il a souffertes de toi. Arlequin. - Ah! il ne nous manquait plus que cela, et nos amours auront bonne mine. Ecoute, je te défends de mourir par malice; par maladie, passe, je te le permets. Iphicrate. - Les dieux te puniront, Arlequin. Arlequin. - Eh! de quoi veux-tu qu'ils me punissent? d'avoir eu du mal toute ma vie? Iphicrate. - De ton audace et de tes mépris envers ton maÃtre; rien ne m'a été si sensible, je l'avoue. Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon pÚre; le tien y est encore; il t'avait recommandé ton devoir en partant; moi-mÃÂȘme je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour m'accompagner dans mon voyage; je croyais que tu m'aimais, et cela m'attachait à toi. Arlequin, pleurant. - Eh! qui est-ce qui te dit que je ne t'aime plus? Iphicrate. - Tu m'aimes, et tu me fais mille injures? Arlequin. - Parce que je me moque un petit brin de toi, cela empÃÂȘche-t-il que je ne t'aime? Tu disais bien que tu m'aimais, toi, quand tu me faisais battre; est-ce que les étriviÚres sont plus honnÃÂȘtes que les moqueries? Iphicrate. - Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter sans trop de sujet. Arlequin. - C'est la vérité. Iphicrate. - Mais par combien de bontés n'ai-je pas réparé cela! Arlequin. - Cela n'est pas de ma connaissance. Iphicrate. - D'ailleurs, ne fallait-il-pas te corriger de tes défauts? Arlequin. - J'ai plus pùti des tiens que des miens; mes plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave. Iphicrate. - Va, tu n'es qu'un ingrat; au lieu de me secourir ici, de partager mon affliction, de montrer à tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eût engagés peut-ÃÂȘtre à renoncer à leur coutume ou à m'en affranchir, et qui m'eût pénétré moi-mÃÂȘme de la plus vive reconnaissance! Arlequin. - Tu as raison, mon ami; tu me remontres bien mon devoir ici pour toi; mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans AthÚnes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien va, je dois avoir le coeur meilleur que toi; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitié puisque tu le dis, je te le pardonne; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur à mes camarades; je les prierai de te renvoyer, et s'ils ne le veulent pas, je te garderai comme mon ami; car je ne te ressemble pas, moi; je n'aurais point le courage d'ÃÂȘtre heureux à tes dépens. Iphicrate, s'approchant d'Arlequin. - Mon cher Arlequin, fasse le ciel, aprÚs ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'ÃÂȘtre ton maÃtre. Arlequin. - Ne dites donc point comme cela, mon cher patron si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-ÃÂȘtre pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute. Iphicrate, l'embrassant. - Ta générosité me couvre de confusion. Arlequin. - Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien faire! AprÚs quoi, il déshabille son maÃtre. Iphicrate. - Que fais-tu, mon cher ami? Arlequin. - Rendez-moi mon habit, et reprenez le vÎtre; je ne suis pas digne de le porter. Iphicrate. - Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras. ScÚne X Cléanthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin Cléanthis, en entrant avec Euphrosine qui pleure. - Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gémir. Et plus prÚs d'Arlequin. Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate? Pourquoi avez-vous repris votre habit? Arlequin, tendrement. - C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi. Il embrasse les genoux de son maÃtre. Cléanthis. - Expliquez-moi donc ce que je vois; il semble que vous lui demandiez pardon? Arlequin. - C'est pour me chùtier de mes insolences. Cléanthis. - Mais enfin, notre projet? Arlequin. - Mais enfin, je veux ÃÂȘtre un homme de bien; n'est-ce pas là un beau projet? Je me repens de mes sottises, lui des siennes; repentez-vous des vÎtres, Madame Euphrosine se repentira aussi; et vive l'honneur aprÚs! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons. Euphrosine. - Ah! ma chÚre Cléanthis, quel exemple pour vous! Iphicrate. - Dites plutÎt quel exemple pour nous, Madame, vous m'en voyez pénétré. Cléanthis. - Ah! vraiment, nous y voilà , avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, qui nous regardent comme des vers de terre, et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnÃÂȘtes gens qu'eux. Fi! que cela est vilain, de n'avoir eu pour tout mérite que de l'or, de l'argent et des dignités! C'était bien la peine de faire tant les glorieux! OÃÂč en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions pas d'autre mérite que cela pour vous? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là , que faut-il ÃÂȘtre, s'il vous plaÃt? Riche? non; noble? non; grand seigneur? point du tout. Vous étiez tout cela; en valiez-vous mieux? Et que faut-il donc? Ah! nous y voici. Il faut avoir le coeur bon, de la vertu et de la raison; voilà ce qu'il faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autres. Entendez-vous, Messieurs les honnÃÂȘtes gens du monde? Voilà avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez, et qui vous passent Et à qui les demandez-vous? A de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous ÃÂȘtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grùce! Allez, vous devriez rougir de honte. Arlequin. - Allons, ma mie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien; car quand on se repent, on est bon; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine; elle vous pardonne; voici qu'elle pleure; la rancune s'en va, et votre affaire est faite. Cléanthis. - Il est vrai que je pleure, ce n'est pas le bon coeur qui me manque. Euphrosine, tristement. - Ma chÚre Cléanthis, j'ai abusé de l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue. Cléanthis. - Hélas! comment en aviez-vous le courage? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout; faites comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour vous; je ne veux pas avoir à me reprocher la mÃÂȘme chose, je vous rends la liberté; et s'il y avait un vaisseau, je partirais tout à l'heure avec vous voilà tout le mal que je vous veux; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute. Arlequin, pleurant. - Ah! la brave fille! ah! le charitable naturel! Iphicrate. - Etes-vous contente, Madame? Euphrosine, avec attendrissement. - Viens que je t'embrasse, ma chÚre Cléanthis. Arlequin, à Cléanthis. - Mettez-vous à genoux pour ÃÂȘtre encore meilleure qu'elle. Euphrosine. - La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les dieux m'ont donné, si nous retournons à AthÚnes. ScÚne XI Trivelin et les acteurs précédents. Trivelin. - Que vois-je? vous pleurez, mes enfants, vous vous embrassez! Arlequin. - Ah! vous ne voyez rien, nous sommes admirables; nous sommes des rois et des reines. En fin finale, la paix est conclue, la vertu a arrangé tout cela; il ne nous faut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller et si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnÃÂȘtes gens que nous. Trivelin. - Et vous, Cléanthis, ÃÂȘtes-vous du mÃÂȘme sentiment? Cléanthis, baisant la main de sa maÃtresse. - Je n'ai que faire de vous en dire davantage, vous voyez ce qu'il en est. Arlequin, prenant aussi la main de son maÃtre pour la baiser. - Voilà aussi mon dernier mot, qui vaut bien des paroles. Trivelin. - Vous me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers enfants; c'est là ce que j'attendais. Si cela n'était pas arrivé, nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons puni leurs duretés. Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vous vois attendris; je n'ai rien à ajouter aux leçons que vous donne cette aventure. Vous avez été leurs maÃtres, et vous en avez mal agi; ils sont devenus les vÎtres, et ils vous pardonnent; faites vos réflexions là -dessus. La différence des conditions n'est qu'une épreuve que les dieux font sur nous je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux jours, et vous reverrez AthÚnes. Que la joie à présent, et que les plaisirs succÚdent aux chagrins que vous avez sentis, et célÚbrent le jour de votre vie le plus profitable. L'Héritier de village Acteurs de la comédie Comédie en un acte, en prose, Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens italiens le 19 août 1725 Acteurs de la comédie Madame Damis. Le Chevalier. Blaise, paysan. Claudine, femme de Blaise. Colin, fils de Blaise. Arlequin, valet de Blaise. Griffet, clerc de procureur. La scÚne est dans un village. ScÚne premiÚre Blaise, Claudine, Arlequin Blaise entre, suivi d'Arlequin en guÃÂȘtres et portant un paquet. Claudine entre d'un autre cÎté. Claudine. - Eh je pense que velà Blaise! Blaise. - Eh oui, note femme; c'est li-mÃÂȘme en parsonne. Claudine. - Voirement! noute homme, vous prenez bian de la peine de revenir; queu libertinage! ÃÂȘtre quatre jours à Paris, demandez-moi à quoi faire! Blaise. - Eh! à voir mourir mon frÚre, et je n'y allais que pour ça. Claudine. - Eh bian! que ne finit-il donc, sans nous coûter tant d'allées et de venues? Toujours il meurt, et jamais ça n'est fait voilà deux ou trois fois qu'il lantarne. Blaise. - Oh bian! il ne lantarnera plus. Il pleure. Le pauvre homme a pris sa secousse. Claudine. - Hélas! il est donc trépassé ce coup-ci? Blaise. - Oh il est encore pis que ça. Claudine. - Comment, pis? Blaise. - Il est entarré. Claudine. - Eh! il n'y a rian de nouveau à ça; ce sera queussi, queumi. Il faut considérer qu'il était bian vieux qu'il avait beaucoup travaillé, bian épargné, bian chipoté sa pauvre vie. Blaise. - T'as raison, femme; il aimait trop l'usure et l'avarice; il se plaignait trop le vivre, et j'ons opinion que cela l'a tué. Claudine. - Bref! enfin le velà défunt. Parlons des vivants. T'es son unique hériquier; qu'as-tu trouvé? Blaise, riant. - Eh, eh, eh! baille-moi cinq sols de monnaie, je n'ons que de grosses piÚces. Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh; dis donc, Nicaise, avec tes cinq sols de monnaie! qu'est-ce que t'en veux faire? Blaise. - Eh eh eh; baille-moi cinq sols de monnaie, te dis-je. Claudine. - Pourquoi donc, NicodÚme? Blaise. - Pour ce garçon qui apporte mon paquet depis la voiture jusqu'à cheux nous, pendant que je marchais tout bellement et à mon aise. Claudine. - T'es venu dans la voiture? Blaise. - Oui, parce que cela est plus commode. Claudine. - T'as baillé un écu? Blaise. - Oh! bian noblement. Combien faut-il? ai-je fait. Un écu, ce m'a-t-on fait. Tenez, le velà , prenez. Tout comme ça. Claudine. - Et tu dépenses cinq sols en porteux de paquets? Blaise. - Oui, par maniÚre de récréation. Arlequin. - Est-ce pour moi les cinq sols, Monsieur Blaise? Blaise. - Oui, mon ami. Arlequin. - Cinq sols! un héritier, cinq sols! un homme de votre étoffe! et oÃÂč est la grandeur d'ùme? Blaise. - Oh! qu'à ça ne tienne, il n'y a qu'à dire. Allons, femme, boute un sol de plus, comme s'il en pleuvait. Arlequin prend et fait la révérence. Claudine. - Ah! mon homme est devenu fou. Blaise, à part. - Morgué, queu plaisir! alle enrage, alle ne sait pas le tu autem. Haut. Femme, cent mille francs! Claudine. - Queu coq-à -l'ùne! velà cent mille francs avec cinq sols à cette heure! Arlequin. - C'est que Monsieur Blaise m'a dit, par les chemins, qu'il avait hérité d'autant de son frÚre le mercier. Claudine. - Eh que dites-vous? Le défunt a laissé cent mille francs, maÃtre Blaise? es-tu dans ton bon sens, ça est-il vrai? Blaise. - Oui, Madame, ça est çartain. Claudine, joyeuse. - Ca est çartain? mais ne rÃÂȘves-tu pas? n'as-tu pas le çarviau renvarsé? Blaise. - Doucement, soyons civils envers nos parsonnes. Claudine. - Mais les as-tu vus? Blaise. - Je leur ons quasiment parlé; j'ons été chez le maltÎtier qui les avait de mon frÚre, et qui les fait aller et venir pour notre profit, et je les ons laissés là car, par le moyen de son tricotage, ils rapportont encore d'autres écus; et ces autres écus, qui venont de la manigance, engendront d'autres petits magots d'argent qu'il boutra avec le grand magot, qui, par ce moyen, devianra ancore pus grand; et j'apportons le papier comme quoi ce monciau du petit et du grand m'appartiant, et comme quoi il me fera délivrance, à ma volonté, du principal et de la rente de tout ça, dont il a été parlé dans le papier qui en rend témoignage en la présence de mon procureur, qui m'assistait pour agencer l'affaire. Claudine. - Ah mon homme, tu me ravis l'ùme ça m'attendrit. Ce pauvre biau-frÚre! je le pleurons de bon coeur. Blaise. - Hélas! je l'ons tant pleuré d'abord, que j'en ons prins ma suffisance. Claudine. - Cent mille francs, sans compter le tricotage! mais oÃÂč boutrons-je tout ça? Arlequin, contrefaisant leur langage. - Voilà déjà six sols que vous boutez dans ma poche, et j'attends que vous les boutiez. Blaise. - Boute, boute donc, femme. Claudine. - Oh! cela est juste; tenez, mon bel ami, faites itou manigancer cela par un maltÎtier. Arlequin. - Aussi ferai-je; je le manigancerai au cabaret. Je vous rends grùces, Madame. Blaise. - Madame! vois-tu comme il te porte respect! Claudine. - Ca est bien agriable. Arlequin. - N'avez-vous plus rien à m'ordonner, Monsieur? Blaise. - Monsieur! ce garçon-là sait vivre avec les gens de notre sorte. J'aurons besoin de laquais, retenons d'abord ceti-là ; je bariolerons nos casaques de la couleur de son habit. Claudine. - Prenons, retenons, bariolons, c'est fort bian fait, mon poulet. Blaise. - Voulez-vous me sarvir, mon ami, et avez-vous sarvi de gros seigneurs? Arlequin. - Bon, il y a huit ans que je suis à la cour. Blaise. - A la cour! velà bian note affaire je li baillerons ma fille pour apprentie, il la fera courtisane. Arlequin, à part. - Ils sont encore plus bÃÂȘtes que moi, profitons-en. Tout haut. Oh! laissez-moi faire, Monsieur; je suis admirable pour élever une fille; je sais lire et écrire dans le latin, dans le français, je chante gros comme un orgue, je fais des compliments; d'ailleurs, je verse à boire comme un robinet de fontaine, j'ai des perfections charmantes. J'allais à mon village voir ma soeur; mais si vous me prenez, je lui ferai mes excuses par lettre. Blaise. - Je vous prends, velà qui est fait. Je sis votre maÃtre, et ous ÃÂȘtes mon sarviteur. Arlequin. - Serviteur trÚs humble, trÚs obéissant et trÚs gaillard Arlequin; c'est le nom du personnage. Claudine. - Le nom est drÎle. Parlons des gages à présent. Combian voulez-vous gagner? Arlequin. - Oh peu de choses, une bagatelle; cent écus pour avoir des épingles. Claudine. - Diantre! ous en voulez donc lever une boutique? Blaise. - Eh morgué! souvians-toi de la nichée des cent mille francs; n'avons-je pas des écus qui nous font des petits? c'est comme un colombier; çà , allons, mon ami, c'est marché fait; tenez, velà noute maison, allez-vous-en dire à nos enfants de venir. Si vous ne les trouvez pas, vous irez les charcher là oÃÂč ils sont, stapendant que je convarserons moi et noute femme. Arlequin. - Conversez, Monsieur; j'obéis, et j'y cours. ScÚne II Blaise, Claudine Blaise. - Ah çà , Claudine, j'ons passé dix ans à Paris, moi. Je connaissons le monde, je vais te l'apprendre. Nous velà riches, faut prendre garde à ça. Claudine. - C'est bian dit, mon homme, faut jouir. Blaise. - Ce n'est pas le tout que de jouir, femme faut avoir de belles maniÚres. Claudine. - Certainement, et il n'y a d'abord qu'à m'habiller de brocard, acheter des jouyaux et un collier de parles tu feras pour toi à l'avenant. Blaise. - Le brocard, les parles et les jouyaux ne font rian à mon dire, t'en auras à bauge, j'aurons itou du d'or sur mon habit. J'avons déjà acheté un castor avec un casaquin de friperie, que je boutrons en attendant que j'ayons tout mon équipage à forfait. Je dis tant seulement que c'est le marchand et le tailleur qui baillont tout cela; mais c'est l'honneur, la fiarté et l'esprit qui baillont le reste. Claudine. - De l'honneur! j'en avons à revendre d'abord. Blaise. - Ca se peut bian; stapendant de cette marchandise-là , il ne s'en vend point, mais il s'en pard biaucoup. Claudine. - Oh bian donc, je n'en vendrai ni n'en pardrai. Blaise. - Ca suffit; mais je ne parle point de cet honneur de conscience, et ceti-là , tu te contenteras de l'avoir en secret dans l'ùme; là , t'en auras biaucoup sans en montrer tant. Claudine. - Comment, sans en montrer tant! je ne montrerai pas mon honneur! Blaise. - Eh morgué, tu ne m'entends point c'est que je veux dire qu'il ne faut faire semblant de rian, qu'il faut se conduire à l'aise, avoir une vartu négligente, se parmettre un maintien commode, qui ne soit point malhonnÃÂȘte, qui ne soit point honnÃÂȘte non plus, de ça qui va comme il peut; entendre tout, repartir à tout, badiner de tout. Claudine. - Savoir queu badinage on me fera. Blaise. - Tians, par exemple, prends que je ne sois pas ton homme, et que t'es la femme d'un autre; je te connais, je vians à toi, et je batifole dans le discours; je te dis que t'es agriable, que je veux ÃÂȘtre ton amoureux, que je te conseille de m'aimer, que c'est le plaisir, que c'est la mode Madame par-ci, Madame par-là ; ou ÃÂȘtes trop belle; qu'est-ce qu'ou en voulez faire? prenez avis, vos yeux me tracassent, je vous le dis; qu'en sera-t-il? qu'en fera-t-on? Et pis des petits mots charmants, des pointes d'esprit, de la malice dans l'oeil, des singeries de visage, des transportements; et pis Madame, il n'y a, morgué, pas moyen de durer! boutez ordre à ça. Et pis je m'avance, et pis je plante mes yeux sur ta face, je te prends une main, queuquefois deux, je te sarre, je m'agenouille; que repars-tu à ça? Claudine. - Ce que je repars, Blaise? mais vraiment, je te repousse dans l'estomac, d'abord. Blaise. - Bon. Claudine. - Puis aprÚs, je vais à reculons. Blaise. - Courage. Claudine. - Ensuite je devians rouge, et je te dis pour qui tu me prends; je t'appelle un impartinant, un vaurian Ne m'attaque jamais, ce fais-je, en te montrant les poings, ne vians pas envars moi, car je ne sis pas aisiée, vois-tu bian; n'y a rien à faire ici pour toi, va-t'en, tu n'es qu'un bélÃtre. Blaise. - Nous velà tout juste; velà comme ça se pratique dans noute village; cet honneur-là qui est tout d'une piÚce, est fait pour les champs; mais à la ville, ça ne vaut pas le diable, tu passerais pour un je ne sais qui. Claudine. - Le drÎle de trafic! mais pourtant je sis mariée que dirai-je en réponse? Blaise. - Oh je vais te bailler le régime de tout ça. Quian, quand quelqu'un te dira Je vous aime bian, Madame, Il rit, ha ha ha! velà comme tu feras, ou bian, joliment Ca vous plaÃt à dire. Il te repartira Je ne raille point. Tu repartiras Eh bian! tope, aimez-moi. S'il te prenait les mains, tu l'appelleras badin; s'il te les baise eh bian! soit; il n'y a rian de gùté; ce n'est que des mains, au bout du compte! s'il t'attrape queuque baiser sur le chignon, voire sur la face, il n'y aura point de mal à ça; attrape qui peut, c'est autant de pris, ça ne te regarde point; ça viant jusqu'à toi, mais ça te passe; qu'il te lorgne tant qu'il voudra, ça aide à passer le temps; car, comme je te dis, la vartu du biau monde n'est point hargneuse; c'est une vartu douce que la politesse a bouté à se faire à tout; alle est folichonne, alle a le mot pour rire, sans façon, point considérante; alle ne donne rian, mais ce qu'on li vole, alle ne court pas aprÚs. Velà l'arrangement de tout ça, velà ton devoir de Madame, quand tu le seras. Claudine. - Et drÚs que c'est la mode pour ÃÂȘtre honnÃÂȘte, je varrons; cette vartu-là n'est pas plus difficile que la nÎtre. Mais mon homme, que dira-t-il? Blaise. - Moi? rian. Je te varrions un régiment de galants à l'entour de toi, que je sis obligé de passer mon chemin, c'est mon savoir-vivre que ça, li aura trop de froidure entre nous. Claudine. - Blaise, cette froidure me chiffonne; ça ne vaut rian en ménage; je sis d'avis que je nous aimions bian au contraire. Blaise. - Nous aimer, femme! morgué! il faut bian s'en garder; vraiment, ça jetterait un biau coton dans le monde! Claudine. - Hélas! Blaise, comme tu fais! et qui est-ce qui m'aimera donc moi? Blaise. - Pargué! ce ne sera pas moi, je ne sis pas si sot ni si ridicule. Claudine. - Mais quand je ne serons que tous deux, est-ce que tu me haïras? Blaise. - Oh! non; je pense qu'il n'y a pas d'obligation à ça; stapendant je nous en informerons pour ÃÂȘtre pus sûrs; mais il y a une autre bagatelle qui est encore pour le bon air; c'est que j'aurons une maÃtresse qui sera queuque chiffon de femme, qui sera bian laide et bian sotte, qui ne m'aimera point, que je n'aimerai point non pus; qui me fera des niches, mais qui me coûtera biaucoup, et qui ne vaura guÚre, et c'est là le plaisir. Claudine. - Et moi, combian me coûtera un galant? car c'est mon devoir d'honnÃÂȘte madame d'en avoir un itou, n'est-ce pas? Blaise. - T'en auras trente, et non pas un. Claudine. - Oui, trente à l'entour de moi, à cause de ma vartu commode; mais ne me faut-il pas un galant à demeure? Blaise. - T'as raison, femme; je pense itou que c'est de la belle maniÚre, ça se pratique; mais ce chapitre-là ne me reviant pas. Claudine. - Mon homme, si je n'ons pas un amoureux, ça nous fera tort, mon ami. Blaise. - Je le vois bian, mais, morgué! je n'avons pas l'esprit assez farme pour te parmettre ça, je ne sommes pas encore assez naturisé gros monsieur; tian, passe-toi de galant, je me passerai d'amoureuse. Claudine. - Faut espérer que le bon exemple t'enhardira. Blaise. - Ca se peut bian, mais tout le reste est bon, et je m'y tians; mais nos enfants ne venont point; c'est que noute laquais les charche, je m'en vais voir ça. Velà noute Dame et son cousin le Chevalier qui se promÚnent; je vais quitter la farme de sa cousine; s'ils t'accostent, tians ton rang, fais-toi rendre la révérence qui t'appartient, je vais revenir. Si le fiscal à qui je devais de l'argent arrive, dis-li qu'il me parle. ScÚne III Claudine, Le Chevalier, Madame Damis Claudine, à part. - Promenons-nous itou, pour voir ce qu'ils me diront. Le Chevalier. - Je suis de votre goût, Madame; j'aime Paris, c'est le salut du galant homme; mais il fait cher vivre à l'auberge. Madame Damis. - Feu Monsieur Damis ne m'a laissé qu'un bien assez en désordre; j'ai besoin de beaucoup d'économie, et le séjour de Paris me ruinerait; mais je ne le regrette pas beaucoup, car je ne le connais guÚre. Ah! vous voilà ; Claudine, votre mari est-il revenu, a-t-il fait nos commissions? Claudine. - Avec votre parmission, à qui parlez-vous donc, Madame? Madame Damis. - A qui je parle? à vous, ma mie. Claudine. - Oh bian! il n'y a ici ni maÃtre ni maÃtresse. Madame Damis. - Comment me répondez-vous? Que dites-vous de ce discours, Chevalier? Le Chevalier, riant. - Qu'il est rustique, et qu'il sent le terroir. Eh eh eh... Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh, comme il ricane! Le Chevalier. - Cousine, pensez-vous qu'elle me raille? Madame Damis. - Vous n'en pouvez pas douter. Le Chevalier. - Eh donc je conclus qu'elle est folle. Claudine. - Tenez, je vous parle à tous deux, car vous ne savez pas ce que vous dites, vous ne savez pas le tu autem. Boutez-vous à votre devoir, honorez ma parsonne, traitez-moi de Madame, demandez-moi comment se porte ma santé, mettez au bout queuque coup de chapiau, et pis vous varrais. Allons, commencez. Le Chevalier. - Ce genre de folie est divertissant. Voulez-vous que je la complimente? Madame Damis. - Vous n'y songez pas, Chevalier, c'est une impertinente qui perd le respect, et vous devriez la faire taire. Le Chevalier. - Moi, la faire taire? arrÃÂȘtez la langue d'une femme? un bataillon, encore passe! Claudine. - Ah ah ah par ma fiqué! ça est trop drÎle. Madame Son mari me fera raison de son insolence. Claudine. - Bon, mon mari! est-ce que je nous soucions l'un de l'autre? J'avons le bel air, nous, de ne nous voir quasiment pas. Vous qui n'avez jamais quitté votre chùtiau, cela vous passe, aussi bian que la vartu folichonne. Le Chevalier. - Cette vertu folichonne m'enchante, son extravagance pétille d'invention. Va, ma poule, va; sandis! je t'aime mieux folle que raisonnable. Claudine. - Oh! ceti là vaut trop; ils font envars moi ce que j'ons fait envers mon homme, ils me croyont le çarviau parclus; ne leur disons rian; velà Blaise qui viant. ScÚne IV Blaise, Colette, Colin, Arlequin, et les acteurs précédents. Madame Damis. - Voilà son mari. MaÃtre Blaise, expliquez-nous un peu le procédé de votre femme. A-t-elle perdu l'esprit? elle ne me répond que des impertinences. Blaise, aprÚs les avoir tous regardés. - Parsonne ne salue. A Claudine. Leur as-tu dit l'héritage du biau-frÚre? Claudine. - Non, mais j'ai bian tenu mon rang. Madame Damis. - Mais, Blaise, faites donc réflexion que je vous parle. Blaise. - Prenez un brin de patience, Madame, comportez-vous doucement. Le Chevalier, d'un air sérieux. - J'examine Blaise; sa femme est folle, je le crois à l'unisson. Blaise, à Arlequin. - Noute laquais, dites à ces enfants qu'ils se carrint. Arlequin. - Carrez-vous, enfants. Colin, riant. - Oh! oh! oh! Madame Damis. - En vérité, voilà l'aventure la plus singuliÚre que je connaisse. Blaise. - Ah çà , vous dites comme ça, Madame, que Madame vous a dit des impartinences. Pour réponse à ça, je vous dirai d'abord que ça se peut bian; mais je ne m'en embarrasse point; car je n'y prends ni n'y mets; je ne nous mÃÂȘlons point du tracas de Madame. C'est peut-ÃÂȘtre que le respect vous a manqué. En fin finale, accommodez-vous, Mesdames. Le Chevalier. - Eh bien! cousine, le vertigo n'est-il pas double? Voyons les enfants; je les crois uniformes. Qu'en dites-vous, petite folle? Arlequin. - Parlez ferme. Colette. - Allez-y voir; vous n'avez rien à me commander. Le Chevalier, à Colin. - A vous la balle, mon fils; ne dérogez-vous point? Arlequin. - Courage! Colin. - Laissez-moi en repos, malappris. Le Chevalier. - Partout le mÃÂȘme timbre! A Arlequin. Et toi, bélÃtre? Arlequin, contrefaisant le Gascon. - Je chante de mÃÂȘme; c'est moi qui suis le précepteur de la famille. Blaise, à part. - Les velà bian ébaubis; je m'en vais ranger tout ça. Madame Damis, acoutez-moi; tout ceci vous renvarse la çarvelle, c'est pis qu'une égnime pour vous et voute cousin. Oh bian! de cette égnime en veci la clef et la sarrure. J'avions un frÚre, n'est-ce pas? Le Chevalier. - Nouvelle vision. Eh bien ce frÚre? Blaise. - Il est parti. Le Chevalier. - Dans quelle voiture? Blaise. - Dans la voiture de l'autre monde. Le Chevalier. - Eh bien bon voyage; mais changez-nous de vertigo, celui-ci est triste. Blaise. - La fin en est plus drÎle. C'est que, ne vous en déplaise, j'en avons hérité de cent mille francs, sans compter les broutilles; et voilà la preuve de mon dire, signé Rapin. Colin, riant. - Oh oh oh je serons Chevalier itou, moi. Colette. - J'allons porter le taffetas. Claudine. - Et an nous portera la queue. Arlequin. - Pour moi, je ne veux que la clef de la cave. Le Chevalier, aprÚs avoir lu, à Madame Damis. - Sandis! le galant homme dit vrai, cousine; je connais ce Rapin et sa signature; voilà cent mille francs, c'est comme s'il en tenait le coffre; je les honore beaucoup, et cela change la thÚse. Madame Damis. - Cent mille francs! Le Chevalier. - Il ne s'en faut pas d'un sou. A Blaise. Monsieur, je suis votre serviteur, je vous fais réparation; vous ÃÂȘtes sage, judicieux et respectable. Quant à Messieurs vos enfants, je les aime; le joli cavalier! la charmante damoiselle! que d'éducation! que de grùces et de gentillesses! Claudine et Blaise. - Ah! vous nous flattez par trop. Blaise. - Cela vous plaÃt à dire, et à nous de l'entendre. Allons, enfants, tirez le pied, faites voute révérence avec un petit compliment de rencontre. Colette, faisant la révérence. - Monsieur, vos grùces l'emportont sur les nÎtres, et j'avons encore plus de reconnaissance que de mérite. Le Chevalier salue. Arlequin. - Et vous, Colin? Colin, saluant. - Monsieur, je sis de l'opinion de ma soeur; ce qu'elle a dit, je le dis. Arlequin. - Colin fait bis. Le Chevalier. - On ne peut de répétitions plus spirituelles, vous m'enchantez, je n'en ai point assez dit cent mille francs, capdebious! vous vous moquez, vous ÃÂȘtes trop modestes, et si vous me fùchez, je vous compare aux astres tous tant que vous ÃÂȘtes. Blaise. - Femme, entends-tu? les astres! Le Chevalier. - Quant à Madame, je la supplie seulement de me recevoir au nombre de ses amis, tout dangereux qu'il est d'obtenir cette grùce; car je n'en fais point le fin, elle possÚde un embonpoint, une majesté, un massif d'agréments, qu'il est difficile de voir innocemment. Mais baste, il m'arrivera ce qu'il pourra, je suis accoutumé au feu; mais je lui demande à son tour une grùce. Me l'accorderez-vous, belle personne? Il lui prend la main qu'il fait semblant de vouloir baiser. Claudine. - Allons, vous n'ÃÂȘtes qu'un badin. Le Chevalier. - Ne me refusez pas, je vous prie. Claudine. - Eh bian! baisez; ce n'est que des mains au bout du compte. Le Chevalier, la menant vers Madame Damis. - Raccommodez-vous avec la cousine. Allons, Madame Damis, avancez; j'ai mesuré le terrain à vous le reste. Tout bas ce qui suit. Ne résistez point, j'ai mon dessein; lùchez-lui le titre de Madame. Claudine, présentant la main à Madame Damis. - Boutez dedans, Madame, boutez; je ne sis point fùchée. Madame Damis. - Ni moi non plus, Madame Claudine; je suis ravie de votre fortune, et je vous accorde mon amitié. Claudine. - Je vous gratifions de la mÃÂȘme, et je vous désirons bonne chance. Le Chevalier. - Mettez une accolade brochant sur le tout, je vous prie. Bon! voilà qui est bien; halte là maintenant; je requiers la permission de dire un mot à l'oreille de la cousine. Blaise. - Je vous parmettons de le dire tout haut. Arlequin. - Et moi itou; mais, Monsieur le Chevalier, oÃÂč est mon compliment à moi, qui suis le docteur de la maison? Le Chevalier. - Le docteur a raison, je l'oubliais. Eh bien! va, je te trouve bouffon; vante-toi de ma bienveillance, je t'en honore, et ta fortune est faite. Arlequin. - Grand merci de la gasconnade. Le Chevalier tire à part Madame Damis pour lui dire ce qui suit. - Cousine, sentez-vous mon projet? Cette canaille a cent mille francs; vous ÃÂȘtes veuve, je suis garçon; voici un fils, voilà une fille; vous n'ÃÂȘtes pas riche, mes finances sont modestes les légitimes de la Garonne, vous les connaissez; proposons d'épouser. Ce sont des villageois mais qu'est-ce que cela fait? Regardons le tout comme une intrigue pastorale; le mariage sera la fin d'une églogue. Il est vrai que vous ÃÂȘtes noble; moi, je le suis depuis le premier homme; mais les premiers hommes étaient pasteurs; prenez donc le pastoureau, et moi la pastourelle. Ils ont cinquante mille francs chacun, cousine, cela fait de belles houlettes. En voulez-vous votre part? Eh donc! Colin est jeune, et sa jeunesse ne vous messiéra pas. Madame Damis. - Chevalier, l'idée me paraÃt assez sensée; mais la démarche est humiliante. Le Chevalier. - Cousine, savez-vous souvent de quoi vit l'orgueil de la noblesse? de ces petites hontes qui vous arrÃÂȘtent. La belle gloire, c'est la raison, cadédis; ainsi j'achÚve. A Blaise et à sa femme. Monsieur et Madame Blaise, si ces aimables enfants voulaient se promener un petit tour à l'écart, je vous ouvrirais une pensée qui me paraÃt piquante. Blaise. - Holà ! précepteur, boutez de la marge entre nous; convarsez à dix pas. Les enfants se retirent aprÚs avoir salué la compagnie qui les salue aussi. ScÚne V Le Chevalier, Madame Damis, Blaise, Claudine Le Chevalier. - Revenons à nos moutons; vous savez qui je suis, vous me connaissez depuis longtemps. Blaise. - Oh qu'oui! vous ne teniez pas trop de compte de nous dans ce temps-là . Le Chevalier. - Oh! des sottises, j'en ai fait dans ma vie tant et plus; oublions celle-là . Vous savez donc qui je suis le cousin Damis avait épousé la cousine. J'ai l'honneur d'ÃÂȘtre gentilhomme, estimé, personne n'en doute; je suis dans les troupes, je ferai mon chemin, sandis! et rapidement, cela s'ensuit. Je n'ai qu'un aÃné, le baron de Lydas, un seigneur languissant, un casanier incommodé du poumon; il faut qu'il meure, et point de lignée; j'aurai son bien, cela est net. D'un autre cÎté, voilà Madame Damis, veuve de qualité, jeune et charmante; ses facultés, vous les savez; bonne seigneurie, grand chùteau, ancien comme le temps, un peu délabré, mais on le maçonne. Or, elle vient de jeter sur Monsieur Colin un regard, que si le défunt en avait vu la friponnerie, je lui en donnais pour dix ans de tremblement de coeur; ce regard, vous l'entendez, camarade? Blaise. - Oh dame! noute fils, c'est une petite face aussi bien troussée qu'il y en ait. Le Chevalier. - Vous y ÃÂȘtes, et la cousine rougit. Madame Damis. - En vérité, Chevalier, vous ÃÂȘtes un indiscret. Blaise. - Oh! il n'y pas de mal à ça, Madame, ça est grandement naturel. Claudine. - Oh! pour ça, faut avouer que Colin est biau; n'en dit partout qu'il me ressemble. Madame Damis. - Beaucoup. Le Chevalier. - Je le garantis beau, je vous soutiens plus belle. Blaise. - Oui, oui, Madame est prou gentille, mais je ne voyons rian de ça, moi, car ce n'est que ma femme; poursuivez. Le Chevalier. - Je vous disais donc que Madame a regardé Monsieur Colin, qu'elle le parcourait en le regardant, et semblait dire Que n'ÃÂȘtes-vous à moi, le petit homme; que vous seriez bien mon fait! Là -dessus je me suis mis à regarder Mademoiselle Colette; la demoiselle en mÃÂȘme temps a tourné les yeux dessus moi; tourner les yeux dessus quelqu'un, rien n'est plus simple, ce semble; cependant du tournement d'yeux dont je parle, de la beauté dont ils étaient, de ses charmes et de sa douceur, de l'émotion que j'ai sentie, ne m'en demandez point de nouvelles, voyez-vous, l'expression me manque, je n'y comprends rien. Est-ce votre fille, est-ce l'Amour qui m'a regardé? je n'en sais rien; ce sera ce que l'on voudra; je parle d'un prodige, je l'ai vu, j'en ai fait l'épreuve, et n'en réchapperai point. Voilà toute la connaissance que j'en ai. Blaise. - Par la jarnigué! ça est merveilleux; mais voyez donc cette petite masque! Claudine. - Ah! Monsieur Blaise, elle a deux pruniaux bian malins. Blaise. - Que faire à ça? ce sont les mians tout brandis. Madame Damis. - De beaux yeux sont un grand avantage. Le Chevalier. - Oui, pour qui les porte, j'en conviens; mais qui les voit en paie la façon, et je me serais bien passé que Monsieur Blaise eût donné copie des siens à sa fille. Blaise. - Pardi tenez, j'avons quasi regret d'avoir comme ça baillé note mine à nos enfants, pisque ça vous tracasse. Le Chevalier. - Homme d'honneur, ce que vous dites est touchant; mais il est un moyen. Claudine. - Lequeul? Le Chevalier. - Le titre de votre gendre me sortirait d'embarras, par exemple; et moyennant le nom de bru, la cousine guérirait. Je vous ai dit le mal, je vous montre le remÚde. Blaise. - Madame, ÃÂȘtes-vous d'avis que nous les guarissions? Le Chevalier. - Belle-mÚre, ne bronchez pas; je me retiens pour votre fille. Ne rebutez pas les descendants que je vous offre, prenez place dans l'histoire. Claudine, à part. - Queu plaisir! Oh bian je nous accordons à tout, pourveu que Madame n'aille pas dire que ce mariage n'est pas de niviau avec elle. Blaise. - Oh, morguenne! tout va de plain-pied ici, il n'y a ni à monter ni à descendre, voyez-vous. Le Chevalier. - Cousine, répondez; faites voir la modestie de vos sentiments. Madame Damis. - Puisque vous avez découvert ce que je pensais, je n'en ferai plus de mystÚre; je souscris à tout ce que vous ferez, on sera content de mes maniÚres. Je suis née simple et sans fierté, et votre fils m'a plu; voilà la vérité. Le Chevalier. - Repartez, beau-pÚre. Blaise. - Touchez là , mon gendre; allons, ma bru, ça vaut fait; j'achÚterons de la noblesse, alle sera toute neuve, alle en durera pus longtemps, et soutianra la vÎtre qui est un peu usée. Pour ce qui est d'en cas d'à présent, allez prendre un doigt de collation. Madame Claudine, menez-les boire cheux nous, et dites à noute laquais qu'il arrive pour me parler; je l'attends ici. Faites itou avartir les violoneux, car je veux de la joie. Le Chevalier donne la main aux dames, aprÚs avoir salué Blaise. ScÚne VI Blaise se promÚne en se carrant Blaise. - Parlons un peu seul; car à cette heure que je sis du biau monde, faut avoir de grandes réflexions à cause de mes grandes affaires. Allons, rÃÂȘvons donc, tout en nous promenant. Il rÃÂȘve. Un pÚre de famille a bian du souci, et c'est une mauvaise graine que des enfants. DrÚs que ça est grand, ça veut tùter de la noce. Stapendant on a un rang qui brille, des équipages qui clochont toujours, des laquais qui grugeont tout, et sans ce tintamarre-là , on ne saurait vivre. Les petites gens sont bianheureux. Mais il y a une bonne coutume; an emprunte aux marchands et an ne les paie point; ça soutient un ménage. Stapendant il m'est avis que je faisons un métier de fous, nous autres honnÃÂȘtes gens... Mais velà noute fiscal qui viant; je li devons de l'argent; mais il n'y a rian à faire, je savons mon devoir. ScÚne VII Le Fiscal, Blaise Le Fiscal. - Bonjour, maÃtre Blaise. Blaise. - Serviteur, noute fiscal. Mais appelez-moi Monsieur Blaise; ça m'appartiant. Le Fiscal, riant. - Ah! ah! ah! j'entends; votre fortune a haussé vos qualités. Soit, Monsieur Blaise, je me réjouis de votre aventure; vos enfants viennent de me l'apprendre; je vous en fais compliment, et je vous prie en mÃÂȘme temps de me donner les cinquante francs que vous me devez depuis un mois. Blaise. - Ca est vrai, je reconnais la dette; mais je ne saurais la payer, ça me serait reproché. Le Fiscal. - Comment! vous ne sauriez me payer? Pourquoi? Blaise. - Parce que ça n'est pas daigne d'une parsonne de ma compétence; ça me tournerait à confusion. Le Fiscal. - Qu'appelez-vous confusion? Ne vous ai-je pas donné mon argent? Blaise. - Eh bian oui, je ne vais pas à l'encontre; vous me l'avez baillé, je l'ons reçu, je vous le dois; je vous ai baillé mon écrit, vous n'avez qu'à le garder; venez de jour à autre me demander votre dû, je ne l'empÃÂȘche point; je vous remettrons, et pis vous revianrez, et pis je vous remettrons, et par ainsi de remise en remise le temps se passera honnÃÂȘtement; velà comme ça se fait. Le Fiscal. - Mais est-ce que vous vous moquez de moi? Blaise. - Mais, morgué! boutez-vous à ma place. Voulez-vous que je me parde de réputation pour cinquante chétifs francs? ça vaut-il la peine de passer pour un je ne sais qui en payant? Pargué ancore faut-il acouter la raison. Si ça se pouvait sans tourner au préjudice de mon état, je le ferions de bon coeur; j'ons de l'argent, tenez, en velà . Il m'est bian parmis d'en bailler en emprunt, ça se pratique; mais en paiement, ça ne se peut pas. Le Fiscal, à part. - Oh oh, voici mon affaire. Il vous est permis d'en prÃÂȘter, dites-vous? Blaise. - Oh tout à fait parmis. Le Fiscal. - Effectivement le privilÚge est noble, et d'ailleurs il vous convient mieux qu'à un autre; car j'ai toujours remarqué que vous ÃÂȘtes naturellement généreux. Blaise, riant et se rengorgeant. - Eh eh, oui, pas mal, vous tornez bian ça. Faut nous cajoler, nous autres gros monsieurs; j'avons en effet de grands mérites, et des mérites bian commodes; car ça ne nous coûte rian; an nous les baille, et pis je les avons sans les montrer; velà toute la çarimonie. Le Fiscal. - Je prévois que vous aurez beaucoup de ces vertus-là , Monsieur Blaise. Blaise, lui donnant un petit coup sur l'épaule. - Ca est vrai, Monsieur le fiscal, ça est vrai. Mais, morgué! vous me plaisez. Le Fiscal. - Bien de l'honneur à moi. Blaise. - Je ne dis pas que non. Le Fiscal. - Je ne vous parlerai plus de ce que vous me devez. Blaise. - Si fait da, je voulons que vous nous en parliez; faut-il pas que je vous amusions? Le Fiscal. - Comme vous voudrez; je satisferai là -dessus à la dignité de votre nouvelle condition; et vous me paierez quand il vous plaira. Blaise. - Chiquet à chiquet, dans quelques dizaines d'années. Le Fiscal. - Bon bon, dans cent ans; laissons cela. Mais vous avez l'ùme belle, et j'ai une grùce à vous demander, laquelle est de vouloir bien me prÃÂȘter cinquante francs. Blaise. - Tenez, fiscal, je sis ravi de vous sarvir; prenez. Le Fiscal. - Je suis honnÃÂȘte homme; voici votre billet que je déchire, me voilà payé. Blaise. - Vous velà payé, fiscal? jarnigué! ça est bian malhonnÃÂȘte à vous. Morgué! ce n'est pas comme ça qu'on triche l'honneur des gens de ma sorte; c'est un affront. Le Fiscal, riant. - Ah, ah, ah, l'original homme, avec ses mérites qui ne lui coûteront rien! ScÚne VIII Blaise, Arlequin, et ses enfants Blaise. - Par la sanguienne! il m'a vilainement attrapé là ; mais je li revaudrai. Arlequin. - Monsieur, que vous plaÃt-il de moi? Blaise. - Il me plaÃt que vous bailliez une petite leçon de bonne maniÚre à nos enfants dressez-les un petit brin selon leur qualité, à celle fin qu'ils puissent tantÎt batifoler à la grandeur, suivant les balivarnes du biau monde; vous ferez bian ça? Arlequin. - Eh qu'oui! j'ai sifflé plus de vingt linottes en ma vie, et vos enfants auront bien autant de mémoire. Colin. - Papa, je n'irons donc pas trouver la compagnie? Arlequin. - Dites Monsieur, et non papa. Colin. - Monsieur! est-ce que ce n'est pas mon pÚre? Blaise. - N'importe, petit garçon, faites ce qu'on vous dit. Colette. - Et moi, papa... dis-je, Monsieur..., irons-je?... Blaise. - Ecoutez tous deux ce qu'il vous dira auparavant, et pis venez, quand vous saurez la politesse; car je vous marie tous deux, voyez-vous! Colin. - Oh oh velà qui est bon; j'aime le mariage, moi; et je serai l'homme de qui? Blaise. - De Madame Damis. Colin, en se frottant les mains. - Tatigué! que j'allons rire! Arlequin. - Ce transport est bon, je l'approuve; mais le geste n'en vaut rien, je le casse. Colette, à Arlequin. - Et moi, mon bon Monsieur, qui est-ce qui me prend? Blaise. - Monsieur le Chevalier. Colette. - Eh bian tant mieux, je serai ChevaliÚre. Blaise. - Je vais toujours devant. Commencez la leçon et faites vite. Arlequin. - Allons, étudions. ScÚne IX Arlequin, [Colin], Colette Arlequin. - Laissez-moi me recueillir un moment. A part. Qu'est-ce que je leur dirai? je n'en sais rien, car pour du beau monde, je n'en ai vu que dans les rues, en passant; voilà tout le monde que je sais. N'importe, je me souviens d'avoir vu faire l'amour, j'entendis quelques paroles, en voilà assez. Tout haut. Ah çà , approchez. Comme ainsi soit qu'il n'est rien de si beau que les similitudes, commençons doctement par là . Prenez, Monsieur Colin, que vous ÃÂȘtes l'amant de Mademoiselle Colette; parlez-lui d'amour, et elle vous répondra; voyons. Colin saute de joie. - Parlez-donc, Mademoiselle, vous velà donc? Colette. - Oui, Monsieur, me voilà ! De quoi s'agit-il? Colin. - Il s'agit, Mademoiselle, qu'il y a bian des nouvelles. Colette. - Et queulles, Monsieur? Colin. - C'est que la biauté de votre parsonne... car il ne faut pas tant de priambule; et c'est ce qui fait d'abord que je vous veux pour femme. Qu'est-ce qu'ou dites à ça? Colette. - Je dis qu'il en arrivera ce qu'il pourra; mais que voute discours me hausse la couleur, parce que je n'avons pas la coutume d'entendre prononcer les choses que vous mettez en avant. Arlequin. - Ah! cela va couci-couci. Colin. - Ca est vrai, Mademoiselle; mais vous serez pus accoutumée à la seconde fois qu'à la premiÚre, et de fois en fois vous vous y accoutumerez tout à fait. A Arlequin. Fais-je bien? Arlequin. - J'aperçois quelque chose de rustique dans les derniÚres lignes de votre compliment. Colette. - Mais oui; il m'est avis qu'il a d'abord galopé de l'amour au mariage. Colin. - C'est que je suis hùtif; mais j'irai le pas. Je ne dirai pas que vous serez ma femme; mais ça n'empÃÂȘchera pas que je ne sois votre homme. Colette. - Eh bian! le vlà encore embarbouillé dans les épousailles. Colin. - Morgué! c'est que cette noce est friande, et mon esprit va toujours trottant enver elle. Arlequin. - Vous avez le goût d'une épaisseur!... Colin. - Bon, bon! laissons tout cela; tenez je m'en vas, je n'aime pas à ÃÂȘtre à l'école; je parlerai à l'aventure; laissez venir Madame Damis; pisqu'alle est veuve, alle me fera mieux ma leçon que vous. Adieu, mijaurée; je vous salue, noute magister. ScÚne X Arlequin, Colette Arlequin, à part. - Velà une éducation qui m'a coûté bien de la peine; achevons la vÎtre, Mademoiselle. PremiÚrement, je crois qu'il a raison, quand il vous appelle une mijaurée. Colette. - Eh pardi! il n'y a qu'à dire, je serai pus hardie; car je me retians à cette heure-ci. Tenez, ce n'était que mon frÚre qui m'en contait, dame! ça n'affriole pas. Mais, Monsieur le Chevalier, c'est une autre histoire; sa mine me plaÃt; vous varrez, vous varrez comme ça me démÚne le coeur. Voulez-vous que je lui dise que je l'aime? ça me fera biaucoup de plaisir. Arlequin. - Prrrr... comme elle y va! tout le sang de la famille court la poste; patience, mon écoliÚre; je vous disais donc quelque chose..., oÃÂč en étions-nous? Colette. - A l'endroit oÃÂč j'étais une mijaurée. Arlequin. - Tout juste, et je concluais... mais je ne conclus plus rien; j'ajouterai seulement ce qui s'ensuit. Quand les révérences seront faites, vous aurez une certaine modestie, qui sera relevée d'une certaine coquetterie... Colette. - Je boutrai une pincée de chaque sorte, n'est-ce pas? Arlequin. - Fort bien. Vous serez... timide. Colette. - Hélas! pourquoi? Arlequin. - Timide et galante. Colette. - Ah! j'entends, je boutrai de ça qui ne dit rian et qui n'en pense pas moins. Arlequin, à part. - L'aimable enfant! elle entend ce que je lui dis; et moi, je n'y comprends rien. Tout haut. Le Chevalier continuera; d'abord il ne sera que poli; petit à petit il deviendra tendre. Colette. - Et moi qui le varrai venir, je m'avancerai à l'avenant. Arlequin. - Elle veut toujours avancer. Colette. - Je lui baillerai bonne espérance, et je pardrai mon coeur à proportion que j'aurai le sian. Arlequin. - Ma foi, vous y ÃÂȘtes. Colette. - Oh! laissez-moi faire; je saurai bien petit à petit manquer de courage, et pis en manquer encore davantage, et pis enfin n'en avoir pus. Arlequin. - Il n'y a plus d'enfants! Mademoiselle, vous dira-t-il en vous abordant, vous voyez le plus humble des vÎtres. Colette. - Et moi, je vous remarcie de votre humilité, ce li ferai-je. Arlequin. - Que vous ÃÂȘtes aimable! qu'on a de plaisir à vous contempler! ajoutera-t-il, en penchant la tÃÂȘte. Qu'il serait heureux de vous plaire, et qu'un coeur qui vous adore goûterait d'admirables félicités! Ah! ma chÚre Demoiselle, quel tas de charmes! que d'appas! que d'agréments! votre personne en fourmille, ils ne savent oÃÂč se mettre... Souriez mignardement là -dessus. Colette sourit. Ah, ma déesse! puis-je espérer que vous aurez pour agréable la tendresse de votre amant?... Regardez-moi honteusement, du coin de l'oeil, à présent. Colette, l'imitant. - Comme ça? Arlequin. - Bon! Ah! qu'est-ce que c'est que cela? vous me lorgnez d'une maniÚre qui me transporte. Est-ce que vous m'aimeriez? Répondez. Je ne veux qu'un pauvre peit mot. Soupirez à présent. Colette. - Bian fort? Arlequin. - Non, d'un soupir étouffé. Colette. - Ah! Arlequin. - Oh! aprÚs ce soupir-là il deviendra fou, il ne dira plus que des extravagances; quand vous verrez cela, vous vous rendrez, vous lui direz je vous aime. Colette. - Tenez, tenez, le velà qui viant; je parie qu'il va me faire repasser ma leçon. Dame! je sais oÃÂč il faut me rendre, à cette heure. Arlequin. - Adieu donc; je vous mets la bride sur le cou. A part. Ouf! je crois que mon coeur a cru que je parlais sérieusement. ScÚne XI Le Chevalier, Colette, Arlequin Le Chevalier, à Arlequin. - Mon ami, tu fais ici la pluie et le beau temps; fais durer le dernier, je t'en prie; je suis né reconnaissant. Arlequin. - Mettez-vous en chemin; je vous promets le plus beau temps du monde. Il se retire. ScÚne XII Le Chevalier, Colette Le Chevalier. - J'ai quitté la compagnie, je n'ai pu, Mademoiselle, résister à l'envie de vous voir. J'ai perdu mon coeur, une charmante personne me l'a pris, cela m'inquiÚte, et je viens lui demander ce qu'elle en veut faire. N'ÃÂȘtes-vous pas la recéleuse? Donnez-m'en des nouvelles, je vous prie. Colette, à part. - Oh pisqu'il a perdu son coeur, nous ne bataillerons pas longtemps. Haut. Monsieur, pour ce qui est de votre coeur, je ne l'avons pas vu; si vous me disiez la parsonne qui l'a prins, on varrait ça. Le Chevalier. - Vous ne la connaissez donc pas? Colette, faisant la révérence. - Non, Monsieur; je n'avons pas cet honneur-là . Le Chevalier. - Vous ne la connaissez pas? Eh! cadédis, je vous prends sur le fait; vous portez les yeux de celle qui m'a fait le vol. Colette, à part. - Je le vois venir le malicieux. Haut. Monsieur, c'est pourtant mes yeux que je porte, je n'empruntons ceux-là de parsonne. Le Chevalier. - Parlez, ne vous voyez-vous jamais dans le cristal de vos fontaines? Colette. - Oh! si fait, queuquefois en passant. Le Chevalier. - Patience, eh qu'y voyez-vous? Colette. - Eh mais, je m'y vois. Le Chevalier. - Eh donc, voilà ma friponne. Colette, à part. - Hélas! il sera bientÎt mon fripon itou. Le Chevalier. - Que répondez-vous à ce que je dis? Colette. - Dame! ce qui est fait est fait. Votre coeur est venu à moi, je ne li dirai pas de s'en aller; et on ne rend pas cela de la main à la main. Le Chevalier. - Me le rendre! quand vous avez tiré dessus, quand vous l'avez incendié, qu'il se portait bien, et que vous l'avez fait malade! Non, ma toute belle, je ne veux point d'un incurable. Colette. - Queu pitié que tout ça! comment ferai-je donc? Le Chevalier. - Ne vous effrayez point; sans crier au meurtre, je trouve un expédient; vous m'avez maltraité le coeur, faites les frais de sa guérison; j'attendrai, je suis accommodant, le vÎtre me servira de nantissement, je m'en contente. Colette. - Oui-da! vous ÃÂȘtes bian fin! si vous l'aviez une fois, vous le garderiez peut-ÃÂȘtre. Le Chevalier. - Je vous le garderais! vous sentez donc cela, mignonne? une légion de coeurs, si je vous les donnais, ne paierait pas cette expression affectueuse; mais achevez; vous ÃÂȘtes naive, développez-vous sans façon, dites le vrai; vous m'aimez? Colette. - Oh! ça se peut bian; mais il n'est pas encore temps de le dire. Le Chevalier. - Je me mettrais à genoux devant ces paroles, je les savoure, elles fondent comme le miel; mais donc quand sera-t-il temps de tout dire? Colette. - Allez, allez toujours; je vous garde ça, quand je vous verrai dans le transport. Le Chevalier. - Faites donc vite, car il me prend. Colette. - Oh! je ne le veux pas lors, retournons oÃÂč nous étions. Vous me demandez mon coeur; mais il est tout neuf; et le vÎtre a peut-ÃÂȘtre sarvi. Le Chevalier. - Le mien, pouponne, savez-vous ce qu'on en dit dans le monde, le nom qu'on lui donne? on l'appelle l'indomptable. Colette. - Il a donc pardu son nom maintenant? Le Chevalier. - Il ne lui en reste pas une syllabe, vos beaux yeux l'ont dépouillé de tout; je le renonce, et je plaide à présent pour en avoir un autre. Colette. - Et moi, qui ne sais pas plaider, vous varrez que je pardrai cette cause-là . Le Chevalier la regarde. - Gageons, ma poule, que l'affaire est faite. Colette, à part. - Je crois que voici l'endroit de le regarder tendrement. Elle le regarde. Le Chevalier. - Je vous entends, mon ùme, ce regard-là décide; je triomphe, je suis vainqueur; mais faites doucement, la victoire m'étourdit, je m'égare, la tÃÂȘte me tourne; ménagez-moi, je vous prie. Colette, à part. - Velà qui est fait, il est fou, ça doit me gagner, faut que je parle. Le Chevalier. - Le papa vous donne à moi; signez, paraphez la donation, dites que je vous plais. Colette. - Oh! pour ça, oui, vous me plaisez; n'y a que faire de patarafe à ça. Le Chevalier. - Vous me ravissez sans me surprendre; mais voici Madame Damis et le beau-frÚre; nos affaires sont faites; ils viennent convenir des leurs. Retirons-nous. Colette sort. ScÚne XIII Madame Damis, Colin, Le Chevalier Le Chevalier. - Jusqu'au revoir. Monsieur Colin, vous aime-t-on? Colin. - Je sommes ici pour voir ça. Le Chevalier. - Achevez donc. ScÚne XIV Madame Damis, Colin Colin, à part. - Tùchons de bian dire. Haut. Madame, il est vrai que l'honneur de voir voute biauté est une chose si admirable, que par rapport à noute mariage, dont ce que j'en dis n'est pas que j'en parle car mon amitié dont je ne dis mot; mais..., morgué tenez, je m'embarbouille dans mon compliment, parlons à la franquette; il n'y a que les mots qui faisont les paroles. J'allons ÃÂȘtre mariés ensemble, ça me réjouit; ça vous rend-il gaillarde? Madame Damis, riant. - Il parle un assez mauvais langage, mais il est amusant. Colin. - Il est vrai que je ne savons pas l'ostographe; mais morgué! je sommes tout à fait drÎle; quand je ris, c'est de bon coeur; quand je chante, c'est pis qu'un marle, et de chansons j'en savons plein un boissiau; c'est toujours moi qui mÚne le branle, et pis je saute comme un cabri; et boute et t'en auras, toujours le pied en l'air; n'y a que moi qui tiant, hors Mathuraine, da, qui est aussi une sauteuse, haute comme une parche. La connaissez-vous? c'est une bonne criature, et moi aussi; tenez, je prends le temps comme il viant, et l'argent pour ce qu'il vaut. Parlons de vous. Je sis riche, ous ÃÂȘtes belle, je vous aime bian, tout ça rime ensemble; comment me trouvez-vous? Madame Damis. - Il ne vous manque qu'un peu d'éducation, Colin. Colin. - Morgué! l'appétit ne me manque pas, toujours; c'est le principal; et pis cette éducation, à quoi ça sart-il? Est-ce qu'on en aime mieux? Je gage que non. Marions-nous; vous en varrez la preuve. Velà parler, ça. Madame Damis. - Je crois que vous m'aimerez; mais écoutez, Colin; il faudra vous conformer un peu à ce que je vous dirai; j'ai de l'éducation, moi, et je vous mettrai au fait de bien des choses. Colin. - Bian entendu; mais avec la parmission de votre éducation, dites-moi, suis-je pas aimable? Madame Damis. - Assez. Colin. - Assez! c'est comme qui dirait beaucoup; mais c'est que la confusion vous rend le coeur chiche; baillez-moi votre main que je la baise; ça vous mettra pus en train. Il lui baise la main. Madame Damis. - Doucement, Colin, vous passez les bornes de la bienséance. Colin. - Dame! je vas mon train, moi, sans prendre garde aux bornes; mais morgué! dites-moi de la douceur. Madame Damis. - Ca ne se doit pas. Colin. - Eh bian! ça se prÃÂȘte; et je sis bon pour vous rendre. Madame Damis. - En vérité, l'Amour est un grand maÃtre! il a déjà rendu ses simplicités agréables. Colin. - Bon! velà une belle bagatelle voirement vous en varrez bian d'autres. ScÚne XV Madame Damis, Colin, Claudine, Blaise, Arlequin, Le Chevalier, Colette, Griffet On entend les violons. Le Chevalier, aprÚs avoir donné la main à Claudine. - Eh bien mes amis, ÃÂȘtes-vous tous d'accord? Colin. - Alle me trouve gaillard, et alle dit qu'alle est bian contente; mais velà des violoneux. Blaise. - Oui, c'est une petite politesse que je faisons à ma bru, comme un reste de collation. Le Chevalier. - Et le contrat? Sandis! c'est le repos de l'amour honnÃÂȘte; oÃÂč se tient le notaire? Blaise. - Il va venir; divartissons-nous en l'attendant; allons, violons, courage. La fÃÂȘte se fait, et dans le milieu de la fÃÂȘte, on apporte une lettre à Blaise qui dit Eh velà le clerc de noute procureux! Qu'est-ce, Monsieur Griffet? qu'y a-t-il de nouviau? Griffet. - Lisez, Monsieur. Blaise. - Tenez, mon gendre, dites-moi l'écriture. Le Chevalier. - J'ai cru devoir vous avertir que Monsieur Rapin fit hier banqueroute, et que l'état dans lequel il laisse ses affaires fait juger qu'il passe en pays étranger; il doit à plusieurs personnes, et ne laisse pas un sol; j'ai pris toutes les mesures convenables en pareil cas, j'y suis intéressé moi-mÃÂȘme; mais je ne vois nulle espérance. Mandez-moi cependant ce que vous voulez que je fasse; j'attends votre réponse, et suis... Le Chevalier, pliant la lettre, dit à Blaise. - Blaise, mon ami, il ne me reste plus qu'à vous répéter ce que le procureur a mis au bas de sa missive en lui rendant la lettre et suis... Car les articles de notre contrat sont passés en pays étranger; actuellement ils courent la poste. Adieu, Colette, je vous quitte avec douleur. Colette. - Velà donc cet homme qui me voulait bailler tout un régiment de coeurs! Le Chevalier. - Le régiment, le banqueroutier le réforme, il emporte la caisse. Arlequin. - Ma foi! ce n'est pas grand dommage; mauvaise milice que tout cela, qui ne vaut pas le pain d'amunition. Le Chevalier. - Je t'entends, faquin. Madame Damis. - Allons, Monsieur le Chevalier, donnez-moi la main; retirons-nous, car il se fait tard. Arlequin. - Bonsoir, la cousine; adieu, le cousin; mes compliments à vos aïeux, à cause du bon sens qu'ils vous ont laissé. Colin. - Pardi! c'est une accordée de pardue; tu me quittes, je te quitte, et vive la joie! Dansons, papa. Arlequin. - Sieur Blaise, vous m'avez pris sur le pied de cent écus par an; il y a un jour que je suis ici; calculons, payez et je pars. Blaise. - Femme, à quoi penses-tu? Claudine. - Je pense que velà bian des équipages de chus, et des casaques de reste. Blaise. - Et moi, je pense qu'il y a encore du vin dans le pot et que j'allons le boire. Allons, enfants, marchez. A Arlequin. Venez boire itou, vous; bon voyage aprÚs, et pis, adieu le biau monde. L'Ile de la raison ou les petits hommes Préface Comédie en trois actes et en prose Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens français le jeudi II septembre 1727 Préface J'ai eu tort de donner cette comédie-ci au théùtre. Elle n'était pas bonne à ÃÂȘtre représentée, et le public lui a fait justice en la condamnant. Point d'intrigue, peu d'action, peu d'intérÃÂȘt; ce sujet, tel que je l'avais conçu, n'était point susceptible de tout cela il était d'ailleurs trop singulier; et c'est sa singularité qui m'a trompé elle amusait mon imagination. J'allais vite en faisant la piÚce, parce que je la faisais aisément. Quand elle a été faite, ceux à qui je l'ai lue, ceux qui l'ont lue eux-mÃÂȘmes, tous gens d'esprit, ne finissaient point de la louer. Le beau, l'agréable, tout s'y trouvait, disaient-ils; jamais, peut-ÃÂȘtre, lecture de piÚce n'a tant fait rire. Je ne me fiais pourtant point à cela l'ouvrage m'avait trop peu coûté pour l'estimer tant; j'en connaissais tous les défauts que je viens de dire; et dans le détail, je voyais bien des choses qui auraient pu ÃÂȘtre mieux; mais telles qu'elles étaient, je les trouvais bien. Et, quand la représentation aurait rabattu la moitié du plaisir qu'elles faisaient dans la lecture, ç'aurait toujours été un grand succÚs. Mais tout cela a changé sur le théùtre. Ces Petits Hommes, qui devenaient fictivement grands, n'ont point pris. Les yeux ne se sont point plu à cela, et dÚs lors on a senti que cela se répétait toujours. Le dégoût est venu, et voilà la piÚce perdue. Si on n'avait fait que la lire, peut-ÃÂȘtre en aurait-on pensé autrement et par un simple motif de curiosité, je voudrais trouver quelqu'un qui n'en eût point entendu parler, et qui m'en dÃt son sentiment aprÚs l'avoir lue elle serait pourtant autrement qu'elle n'est, si je n'avais point songé à la faire jouer. Je l'ai fait imprimer le lendemain de la représentation, parce que mes amis, plus fùchés que moi de sa chute, me l'ont conseillé d'une maniÚre si pressante, que je crois qu'un refus les aurait choqués ç'aurait été mépriser leur avis que de le rejeter. Au reste, je n'en ai rien retranché, pas mÃÂȘme les endroits que l'on a blùmés dans le rÎle du paysan, parce que je ne les savais pas; et à présent que je les sais, j'avouerai franchement que je ne sens point ce qu'ils ont de mauvais en eux-mÃÂȘmes. Je comprends seulement que le dégoût qu'on a eu pour le reste les a gùtés, sans compter qu'ils étaient dans la bouche d'un acteur dont le jeu, naturellement fin et délié, ne s'ajustait peut-ÃÂȘtre point à ce qu'ils ont de rustique. Quelques personnes ont cru que, dans mon Prologue, j'attaquais la comédie du Français à Londres. Je me contente de dire que je n'y ai point pensé, et que cela n'est point de mon caractÚre. La maniÚre dont j'ai jusqu'ici traité les matiÚres du bel esprit est bien éloignée de ces petites bassesses-là ; ainsi ce n'est pas un reproche dont je me disculpe, c'est une injure dont je me plains. Acteurs du prologue Acteurs du prologue Le Marquis. Le Chevalier. La Comtesse. Le Conseiller. L'Acteur. La scÚne est dans les foyers de la Comédie-Française. Prologue ScÚne premiÚre Le Marquis, Le Chevalier Le Marquis, tenant le Chevalier par la main. - Parbleu, Chevalier, je suis charmé de te trouver ici, nous causerons ensemble, en attendant que la comédie commence. Le Chevalier. - De tout mon coeur, Marquis. Le Marquis. - La piÚce que nous allons voir est sans doute tirée de Gulliver? Le Chevalier. - Je l'ignore. Sur quoi le présumes-tu? Le Marquis. - Parbleu, cela s'appelle les Petits Hommes; et apparemment que ce sont les petits hommes du livre anglais. Le Chevalier. - Mais, il ne faut avoir vu qu'un nain pour avoir l'idée des petits hommes, sans le secours de son livre. Le Marquis, avec précipitation. - Quoi! sérieusement, tu crois qu'il n'y est pas question de Gulliver? Le Chevalier. - Eh! que nous importe? Le Marquis. - Ce qu'il m'importe? C'est que, s'il ne s'en agissait pas, je m'en irais tout à l'heure. Le Chevalier, riant. - Ecoute. Il est trÚs douteux qu'il s'en agisse; et franchement, à ta place, je ne voudrais point du tout m'exposer à ce doute-là je ne m'y fierais pas, car cela est trÚs désagréable, et je partirais sur-le-champ. Le Marquis. - Tu plaisantes. Tu le prends sur un ton de railleur. Mais en un mot, l'auteur, sur cette idée-là , m'a accoutumé à des choses pensées, instructives; et si on ne l'a pas suivi, nous n'aurons rien de tout cela. Le Chevalier, raillant. - Peut-ÃÂȘtre bien, d'autant plus qu'en général et toute comédie à part, nous autres Français, nous ne pensons pas; nous n'avons pas ce talent-là . Le Marquis. - Eh! mais nous pensons, si tu le veux. Le Chevalier. - Tu ne le veux donc pas trop, toi? Le Marquis. - Ma foi, crois-moi, ce n'est pas là notre fort pour de l'esprit, nous en avons à ne savoir qu'en faire; nous en mettons partout, mais de jugement, de réflexion, de flegme, de sagesse, en un mot, de cela montrant son front, n'en parlons pas, mon cher Chevalier; glissons là -dessus on ne nous en donne guÚre; et entre nous, on n'a pas tout le tort. Le Chevalier, riant. - Eh, eh, eh! je t'admire, mon cher Marquis, avec l'air mortifié dont tu parais finir ta période mais tu ne m'effrayes point; tu n'es qu'un hypocrite; et je sais bien que ce n'est que par vanité que tu soupires sur nous. Le Marquis. - Ah! par vanité celui-là est impayable. Le Chevalier. - Oui, vanité pure. Comment donc! Malpeste! il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n'en avons point. N'est-ce pas là la réflexion que tu veux qu'on fasse? Je le gage sur ta conscience. Le Marquis, riant. Ah, ah, ah! parbleu, Chevalier, ta pensée est pourtant plaisante. Sais-tu bien que j'ai envie de dire qu'elle est vraie? Le Chevalier. - TrÚs vraie; et par-dessus le marché, c'est qu'il n'y a rien de si raisonnable que l'aveu que tu en fais. Je t'accuse d'ÃÂȘtre vain, tu en conviens; tu badines de ta propre vanité il n'y a peut-ÃÂȘtre que le Français au monde capable de cela. Le Marquis. - Ma foi, cela ne me coûte rien, et tu as raison; un étranger se fùcherait et je vois bien que nous sommes naturellement philosophes. Le Chevalier. - Ainsi, si nous n'avons rien de sensé dans cette piÚce-ci, ce ne sera pas à l'esprit de la nation qu'il faudra s'en prendre. Le Marquis. - Ce sera au seul Français qui l'aura fait. Le Chevalier. - Ah! nous voilà d'accord; et pour achever de te prouver notre raison, va-t'en, par exemple; chez une autre nation lui exposer ses ridicules, et y donner hautement la préférence à la tienne elle ne sera pas assez forte pour soutenir cela, on te jettera par les fenÃÂȘtres. Ici tu verras tout un peuple rire, battre des mains, applaudir à un spectacle oÃÂč on se moque de lui, en le mettant bien au-dessous d'une autre nation qu'on lui compare. L'étranger qu'on y loue n'y rit pas de si bon coeur que lui, et cela est charmant. Le Marquis. - Effectivement cela nous fait honneur, c'est que notre orgueil entend raillerie. Le Chevalier. - Il est moins neuf que celui des autres. Dans de certains pays sont-ils savants? leur science les charge; ils ne s'y font jamais, ils en sont tout entrepris. Sont-ils sages? c'est avec une austérité qui rebute de leur sagesse. Sont-ils fous, ce qu'on appelle étourdis et badins? leur badinage n'est pas de commerce; il y a quelque chose de rude, de violent, d'étranger à la véritable joie; leur raison est sans complaisance, il lui manque cette douceur que nous avons, et qui invite ceux qui ne sont pas raisonnables à le devenir chez eux, tout est sérieux, tout y est grave, tout y est pris à la lettre on dirait qu'il n'y a pas encore assez longtemps qu'ils sont ensemble; les autres hommes ne sont pas encore leurs frÚres, ils les regardent comme d'autres créatures. Voient-ils d'autres moeurs que les leurs? cela les fùche. Et nous, tout cela nous amuse, tout est bien venu parmi nous; nous sommes les originaires de tous pays chez nous le fou y divertit le sage, le sage y corrige le fou sans le rebuter. Il n'y a rien ici d'important, rien de grave que ce qui mérite de l'ÃÂȘtre. Nous sommes les hommes du monde qui avons le plus compté avec l'humanité. L'étranger nous dit-il nos défauts? nous en convenons, nous l'aidons à les trouver, nous lui en apprenons qu'il ne sait pas; nous nous critiquons mÃÂȘme par galanterie pour lui, ou par égard à sa faiblesse. Parle-t-il des talents? son pays en a plus que le nÎtre; il rebute nos livres, et nous admirons les siens. Manque-t-il ici aux égards qu'il nous doit? nous l'en accablons, en l'excusant. Nous ne sommes plus chez nos quand il y est; il faut presque échapper à ses yeux, quand nous sommes chez lui. Toute notre indulgence, tous nos éloges, toutes nos admirations, toute notre justice, est pour l'étranger; enfin notre amour-propre n'en veut qu'à notre nation; celui de tous les étrangers n'en veut qu'à nous, et le nÎtre ne favorise qu'eux. Le Marquis. - Viens, bon citoyen, viens que je t'embrasse. Morbleu! le titre excepté, je serais fùché à cette heure que dans la comédie que nous allons voir, on eût pris l'idée de Gulliver; je partirais si cela était. Mais en voilà assez. Saluons la Comtesse, qui arrive avec tous ses agréments. ScÚne II Le Marquis, Le Chevalier, La Comtesse, Le Conseiller La Comtesse. - Ah! vous voilà , Marquis! Bonjour, Chevalier; ÃÂȘtes-vous venu avec des dames? Le Marquis. - Non, Madame, et nous n'avons fait que nous rencontrer tous deux. La Comtesse. - J'ai préféré la comédie à la promenade oÃÂč l'on voulait m'emmener et Monsieur a bien voulu me tenir compagnie. Je suis curieuse de toutes les nouveautés comment appelle-t-on celle qu'on va jouer? Le Chevalier. - Les Petits Hommes, Madame. La Comtesse. - Les Petits Hommes! Ah, le vilain titre! Qu'est-ce que c'est que des petits hommes? Que peut-on faire de cela? Le Marquis. - Toutes les dames disent que cela ne promet rien. La Comtesse. - Assurément, le titre est rebutant; qu'en dites-vous, Monsieur le Conseiller? Le Conseiller. - Les Petits Hommes, Madame! Eh! oui-da! Pourquoi non? Je trouve cela plaisant. Ce sera peut-ÃÂȘtre comme dans Gulliver; ils y sont si jolis! Il y a là un grand homme qui les met dans sa poche ou sur le bout du doigt, et qui en porte cinquante ou soixante sur lui; cela me réjouirait fort. Le Marquis, riant. - Il sera difficile de vous donner ce plaisir-là . Mais voilà un acteur qui passe; demandons-lui de quoi il s'agit. ScÚne III Tous les acteurs La Comtesse, à l'acteur. - Monsieur! Monsieur! Voulez-vous bien nous dire ce que c'est que vos Petits Hommes? OÃÂč les avez-vous pris? L'Acteur. - Dans la fiction, Madame. Le Conseiller. - Je me suis bien douté qu'ils n'étaient pas réellement petits. L'Acteur. - Cela ne se pouvait pas, Monsieur, à moins que d'aller dans l'Ãle oÃÂč on les trouve. Le Chevalier. - Ah, ce n'est pas la peine les nÎtres sont fort bons pour figurer en petit la taille n'y fera rien pour moi. Le Marquis. - Parbleu! tous les jours on voit des nains qui ont six pieds de haut. Et d'ailleurs, ne suppose-t-on pas sur le théùtre qu'un homme ou une femme deviennent invisibles par le moyen d'une ceinture? L'Acteur. - Et ici on suppose, pour quelque temps seulement, qu'il y a des hommes plus petits que d'autres. La Comtesse. - Mais comment fonder cela? Le Marquis. - Vous deviez changer votre titre à cause des dames. L'Acteur. - Nous ne voulions point vous tromper; nous vous disons ce que c'est, et vous ÃÂȘtes venus sur l'affiche qui vous promet des petits hommes; d'ailleurs, nous avons mis aussi l'Ile de la Raison. La Comtesse. - L'Ile de la Raison! Hum! ce n'est pas là le séjour de la joie. L'Acteur. - Madame, vous allez voir de quoi il s'agit. Si cette comédie peut vous faire quelque plaisir, ce serait vous l'Îter que de vous en faire le détail nous vous prions seulement de vouloir bien vous y prÃÂȘter. On va commencer dans un moment. Le Marquis. - Allons donc prendre nos places. Pour moi, je verrai vos hommes tout aussi petits qu'il vous plaira. Acteurs de la comédie Le Gouverneur. ParmenÚs, fils du Gouverneur. Floris, fille du Gouverneur. Blectrue, conseiller du Gouverneur. Un Insulaire. Une Insulaire. Mégiste, domestique insulaire. Suite du Gouverneur. Le Courtisan. La Comtesse, soeur du Courtisan. Fontignac, Gascon, secrétaire du Courtisan. Spinette, suivante de la Comtesse. Le PoÚte. Le Philosophe. Le Médecin. Le paysan Blaise. La scÚne est dans l'Ãle de la Raison. Acte premier ScÚne premiÚre Un Insulaire, les huit Européens L'Insulaire. - Tenez, petites créatures, mettez-vous là en attendant que le gouverneur vienne vous voir vous n'ÃÂȘtes plus à moi; je vous ai donné à lui, adieu; je vous reverrai encore, avant de m'en retourner chez moi. ScÚne II Les huit Européens, consternés. Blaise. - Morgué, que nous velà jolis garçons! Le PoÚte. - Que signifie tout cela? quel sort que le nÎtre! La Comtesse. - Mais, Messieurs, depuis six mois que nous avons été pris par cet insulaire qui vient de nous mettre ici, que vous est-il arrivé? car il nous avait séparés, quoique nous fussions dans la mÃÂȘme maison. Vous a-t-il regardé comme des créatures raisonnables, comme des hommes? Tous, soupirant. - Ah! La Comtesse. - J'entends cette réponse-là . Blaise. - Quant à ce qui est de moi, noute geoulier, sa femme et ses enfants, ils me regardiont tous ni plus ni moins comme un animal. Ils m'appeliont noute ami quatre pattes; ils preniont mes mains pour des pattes de devant, et mes pieds pour celles de darriÚre. Fontignac, gascon. - Ils ont essayé dé mé nourrir dé graine. La Comtesse. - Ils ne me prenaient point non plus pour une fille. Blaise. - Ah! c'est la faute de la rareté. Fontignac. - Oui-da, lé douté là -dessus est pardonnavle. Le Courtisan. - Pour moi, j'ai été entre les mains de deux insulaires qui voulaient d'abord m'apprendre à parler comme on le fait aux perroquets. Fontignac. - Ils ont commencé aussi par mé siffler, moi. Blaise. - Vous a-t-on à tretous appris la langue du pays? Tous. - Oui. Blaise. - Bon tout le monde a donc épelé ici? Mais morgué! n'avons-je plus rian à nous dire? Là , tùtez-vous, camarades; tùtez-vous itou, Mademoiselle. La Comtesse. - Quoi? Blaise. - N'y a-t-il rian à redire aprÚs vous? N'y a-t-il rian de changé à voute affaire? Le Philosophe. - Pourquoi nous dites-vous cela? Blaise. - Avant que j'abordissions ici, comment étais-je fait? N'étais-je pas gros comme un tonniau, et droit comme une parche? Spinette. - Vous avez raison. Blaise. - Eh bian! n'y a plus ni tonniau ni parche; tout ça a pris congé de ma parsonne. Le Médecin. - C'est-à -dire? Blaise. - C'est-à -dire que moi qu'on appelait le grand Blaise, moi qui vous parle, il n'y a pus de nouvelles de moi je ne savons pas ce que je sis devenu; je ne trouve pus dans mon pourpoint qu'un petit reste de moi, qu'un petit criquet qui ne tiant pas plus de place qu'un éparlan. Tous. - Eh! Blaise. - Je me sens d'un rapetissement, d'une corpusculence si chiche, je sis si diminué, si chu, que je prenrais de bon coeur une lantarne pour me charcher. Je vois bian que vous ÃÂȘtes aplatis itou; mais me voyez-vous comme je vous vois, vous autres? Fontignac. - Tu l'as dit, paubre éperlan. Et dé moi, que t'en semble? Blaise. - Vous? ou ÃÂȘtes de la taille d'un goujon. Fontignac. - Mé boilà . Le Courtisan. - Et moi, Fontignac, suis-je aussi petit qu'il me paraÃt que je le suis devenu? Fontignac. - Monsieur, bous ÃÂȘtes mon maÃtré, hommé de cour et grand seigneur; bous mé démandez cé qué bous ÃÂȘtes; mais jé né bous bois pas; mettez-bous dans un microscope. Le Philosophe. - Je ne saurais croire que notre petitesse soit réelle il faut que l'air de ce pays-ci ait fait une révolution dans nos organes, et qu'il soit arrivé quelque accident à notre rétine, en vertu duquel nous nous croyons petits. Le Courtisan. - La mort vaudrait mieux que l'état oÃÂč nous sommes. Blaise. - Ah! ma foi, ma parsonne est bian diminuée; mais j'aime encore mieux le petit morciau qui m'en reste, que de n'en avoir rian du tout mais tenez, velà apparemment le gouverneux d'ici qui nous lorgne avec une leunette. ScÚne III Le Gouverneur, son fils, sa fille, Blectrue, l'Insulaire, Mégiste, suite du Gouverneur, les huit Européens L'Insulaire. - Les voilà , Seigneur. Le Gouverneur, de loin, avec une lunette d'approche. - Vous me montrez là quelque chose de bien extraordinaire il n'y a assurément rien de pareil dans le monde. Quelle petitesse! et cependant ces petits animaux ont parfaitement la figure d'homme, et mÃÂȘme à peu prÚs nos gestes et notre façon de regarder. En vérité, puisque vous me les donnez, je les accepte avec plaisir. Approchons. ParmenÚs, se saisissant de la Comtesse. - Mon pÚre, je me charge de cette petite femelle-ci, car je la crois telle. Floris, prenant le courtisan. - En voilà un que je serais bien aise d'avoir aussi je crois que c'est un petit mùle. Le Courtisan. - Madame, n'abusez point de l'état oÃÂč je suis. Floris. - Ah! mon pÚre, je crois qu'il me répond; mais il n'a qu'un petit filet de voix. L'Insulaire. - Vraiment, ils parlent; ils ont des pensées, et je leur ai fait apprendre notre langue. Floris. - Que cela va me divertir! Ah! mon petit mignon, que vous ÃÂȘtes aimable! ParmenÚs. - Et ma petite femelle, me dira-t-elle quelque chose? La Comtesse. - Vous me paraissez généreux, Seigneur; secourez-moi, indiquez-moi, si vous le pouvez, de quoi reprendre ma figure naturelle. ParmenÚs. - Ma soeur, ma femelle vaut bien votre mùle. Floris. - Oh! j'aime mieux mon mùle que tout le reste; mais ne mordent-ils pas, au moins? Blaise, riant. - Ah, ah, ah, ah!... Floris. En voilà un qui rit de ce que je dis. Blaise. - Morgué! je ne ris pourtant que du bout des dents. Le Gouverneur. - Et les autres? Le Philosophe. - Les autres sont indignés du peu d'égard qu'on a ici pour des créatures raisonnables. Fontignac, avec feu. - Sire, réprésentez-bous lé mieux fait dé botré royaume. Boilà ce que jé suis, sans mé soucier qui mé gùte la taille. Blaise. - Vartigué! Monsieu le Gouverneux, ou bian Monsieu le Roi, je ne savons lequel c'est; et vous, Mademoiselle sa fille, et Monsieur son garçon, il n'y a qu'un mot qui sarve. Venez me voir avaler ma pitance, vous varrez s'il y a d'homme qui débride mieux; je ne sis pas pus haut que chopaine, mais morgué! dans cette chopaine vous y varrez tenir pinte. Le Gouverneur. - Il me semble qu'ils se fùchent allons, qu'on les remette en cage, et qu'on leur donne à manger; cela les adoucira peut-ÃÂȘtre. Le Courtisan, à Floris, en lui baisant la main. - Aimable dame, ne m'abandonnez pas dans mon malheur. Floris. - Eh! voyez donc, mon pÚre, comme il me baise la main! Non, mon petit rat; vous serez à moi, et j'aurai soin de vous. En vérité, il me fait pitié! Le Philosophe, soupirant. - Ah! Blaise. - Jarnicoton, queu train! ScÚne IV Les Insulaires Le Gouverneur. - Voilà , par exemple, de ces choses qui passent toute vraisemblance! Nos histoires n'ont-elles jamais parlé de ces animaux-là ? Blectrue. - Seigneur, je me rappelle un fait; c'est que j'ai lĂƒÂŒ dans les registres de l'Etat, qu'il y a prÚs de deux cents ans qu'on en prit de semblables à ceux-là ; ils sont dépeints de mÃÂȘme. On crut que c'étaient des animaux, et cependant c'étaient des hommes car il est dit qu'ils devinrent aussi grands que nous, et qu'on voyait croÃtre leur taille à vue d'oeil, à mesure qu'ils goûtaient notre raison et nos idées. Le Gouverneur. - Que me dites-vous là ? qu'ils goûtaient notre raison et nos idées? Etait-ce à cause qu'ils étaient petits de raison que les dieux voulaient qu'ils parussent petits de corps? Blectrue. - Peut-ÃÂȘtre bien. Le Gouverneur. - Leur petitesse n'était donc que l'effet d'un charme, ou bien qu'une punition des égarements et de la dégradation de leur ùme? Blectrue. - Je le croirais volontiers. ParmenÚs. - D'autant plus qu'ils parlent, qu'ils répondent et qu'ils marchent comme nous. Le Gouverneur. - A l'égard de marcher, nous avons des singes qui en font autant. Il est vrai qu'ils parlent et qu'ils répondent à ce qu'on leur dit mais nous ne savons pas jusqu'oÃÂč l'instinct des animaux peut aller. Floris. - S'ils devenaient grands, ce que je ne crois pas, mon petit mùle serait charmant. Ce sont les plus jolis petits traits du monde; rien de si fin que sa petite taille. ParmenÚs. - Vous n'avez pas remarqué les grùces de ma femelle. Le Gouverneur. - Quoi qu'il en soit, n'ayons rien à nous reprocher. Si leur petitesse n'est qu'un charme, essayons de le dissiper, en les rendant raisonnables c'est toujours faire une bonne action que de tenter d'en faire une. Blectrue, c'est à vous à qui je les confie. Je vous charge du soin de les éclairer; n'y perdez point de temps; interrogez-les; voyez ce qu'ils sont et ce qu'ils faisaient; tùchez de rétablir leur ùme dans sa dignité, de retrouver quelques traces de sa grandeur. Si cela ne réussit pas, nous aurons du moins fait notre devoir; et si ce ne sont que des animaux, qu'on les garde à cause de leur figure semblable à la nÎtre. En les voyant faits comme nous, nous en sentirons encore mieux le prix de la raison, puisqu'elle seule fait la différence de la bÃÂȘte à l'homme. Floris. - Et nous reprendrons nos petites marionnettes, s'il n'y a point d'espérances qu'elles changent. Blectrue. - Seigneur, dÚs ce moment je vais travailler à l'emploi que vous me donnez. ScÚne V Blectrue, Mégiste Blectrue. - Mégiste, je vous prie de dire qu'on me les amÚne ici. ScÚne VI Blectrue, seul. Blectrue. - Hélas! je n'ai pas grande espérance, ils se querellent, ils se fùchent mÃÂȘme les uns contre les autres. On dit qu'il y en a deux tantÎt qui ont voulu se battre; et cela ne ressemble point à l'homme. ScÚne VII Blectrue, Mégiste, suite, les huit Européens Blectrue. - Jolies petites marmottes, écoutez-moi; nous soupçonnons que vous ÃÂȘtes des hommes. Blaise. - Voyez! la belle nouvelle qu'il nous apprend là ! Fontignac. - Allez, Monsieur, passez à la certitude; jé bous la garantis. Blectrue. - Soit. Le Philosophe. - En doutant que nous soyons des hommes, vous nous faites douter si vous en ÃÂȘtes. Blectrue. - Point de colÚre, vous y ÃÂȘtes sujet ce sont des mouvements de quadrupÚdes que je n'aime point à vous voir. Le Philosophe. - Nous, quadrupÚdes! La Comtesse. - Quelle humiliation! Fontignac. - Sandis! fortune espiÚgle, tu mé houspilles rudément. Blaise. - Par la sangué! vous qui parlez, savez-vous bian que si vous ÃÂȘtes noute prouchain, que c'est tout le bout du monde? Spinette. - Maudit pays! Blectrue. - Doucement, petits singes; apaisez-vous, je ne demande qu'à sortir d'erreur; et le parti que je vais prendre pour cela, c'est de vous entretenir chacun en particulier, et je vais vous laisser un moment ensemble pour vous y déterminer calmez-vous, nous ne vous voulons que du bien; si vous ÃÂȘtes des hommes, tùchez de devenir raisonnables on dit que c'est pour vous le moyen de devenir grands. ScÚne VIII Les huit Européens Fontignac. - Qué beut donc dire cé vouffon, avec son débénez raisonnavle? Peut-on débénir cé qué l'on est? S'il né fallait qué dé la raison pour ÃÂȘtre grand dé taillé, jé passérais le chÃÂȘné en hautur. Blaise. - Bon, bon! vous prenez bian voute temps pour des gasconnades! pensons à noute affaire. Le PoÚte. - Pour moi, je crois que c'est un pays de magie, oÃÂč notre naufrage nous a fait aborder. Le Philosophe. - Un pays de magie! idée poétique que cela, Monsieur le PoÚte, car vous m'avez dit que vous l'étiez. Le PoÚte. - Ma foi, Monsieur de la philosophie, car vous m'avez dit que vous l'aimiez, une idée de poÚte vaut bien une vision de philosophe. Blaise. - Morgué! si je ne m'y mets, velà de la fourmi qui se va battre paix donc là , grenaille. Fontignac. - Eh! Messieurs, un peu dé concordé dans l'état présent dé nos affaires. Blaise. - Jarnigué, acoutez-moi; il me viant en pensement queuque chose de bon sur les paroles de ceti-là qui nous a boutés ici. Les gens de ce pays l'appelont l'Ãle de la Raison, n'est-ce pas? Il faut donc que les habitants s'appelaint les Raisonnables; car en France il n'y a que des Français, en Allemagne des Allemands, et à Passy des gens de Passy, et pas un Raisonnable parmi ça ce n'est que des Français, des Allemands, et des gens de Passy. Les Raisonnables, ils sont dans l'Ãle de la Raison; cela va tout seul. Le Philosophe. - Eh finis, mon ami, finis, tu nous ennuies. Blaise. - Eh bian! ou avez le temps de vous ennuyer; patience. Je dis donc que j'ai entendu dire par le seigneur de noute village, qui était un songe-creux, que ceux-là qui n'étiont pas raisonnables, deveniont bian petits en la présence de ceux-là qui étiont raisonnables. Je ne voyions goutte à son idée en ce temps-là mais morgué! en véci la véréfication dans ce pays. Je ne sommes que des Français, des Gascons, ou autre chose; je nous trouvons avec des Raisonnables, et velà ce qui nous rapetisse la taille. Le PoÚte. - Comme si les Français n'étaient pas raisonnables. Blaise. - Eh morgué, non ils ne sont que des Français; ils ne pourront pas ÃÂȘtre nés natifs de deux pays. Fontignac. - Cadédis, pour moi, jé troubé l'imagination essellente; il faut qué cet hommé soit dé race gasconne, en berité; et j'adopte sa pensée sauf lé respect qué jé dois à tous, jé prendrai seulément la liberté dé purger son discours dé la broussaillé qui s'y troube. Jé dis donc qué plus jé bous régarde, et plus jé mé fortifie dans l'idée dé cé rustré; notré pétitessé, sandis, n'est pas uniformé; rémarquez, Messieurs, qu'ellé va par échélons. Blaise. - Toujours en dévalant, toujours de pis en pis. Le Philosophe. - Eh laissons de pareilles chimÚres. Blaise. - Eh morgué, laissez-li bailler du large à ma pensée. Fontignac. - Jé bous parlais d'échélons eh pourquoi ces échélons, cadédis? Blaise. - C'est peut-ÃÂȘtre parce qu'il y en a de plus fous les uns que les autres. Fontignac. - Cet hommé dit d'or; jé pense qué c'est lé dégré dé folie qui régle la chose; et qu'ainsi ne soit, regardez cé paysan, cé n'est qu'un rustre. Blaise. - Eh! là , là , n'appuyez pas si farme. Fontignac. - Et cépendant cé rustre, il est lé plus grand dé nous tous. Blaise. - Oui, je sis le pus sage de la bande. Fontignac. - Non pas lé plus sage, mais lé moins frappé dé folie, et jé né m'en étonné pas; lé champ dé vataillé dé l'extrabagancé, boyez-bous, c'est lé grand monde, et cé paysan né lé connaÃt pas, la folie né l'attrapé qué dé loin; et boilà cé qui lui rend ici la taillé un peu plus longue. Blaise. - La foulie vous blesse tout à fait, vous autres; alle ne fait que m'égratigner, moi stapendant, voyez que j'ai bon air avec mes égratignures! Fontignac. - En suivant lé dégré, j'arribe aprÚs lui, moi, plus pétit qué lui, mais plus grand qué les autres. Jé né m'en étonne pas non plus; dans lé monde, jé né suis qué suvalterne, et jé n'ai jamais eu lé moyen d'ÃÂȘtre aussi fou qué les autres. Blaise. - Oh! à voir voute taille, ou avez eu des moyans de reste. Fontignac. - Je continue ma ronde, et Spinette mé suit. Blaise. - En effet, la chambriÚre n'est pas si petiote que la maÃtresse, faut bian qu'alle ne soit pas si folle. Fontignac. - Ellé né vient pourtant qu'aprÚs nous, et c'est qué la raison des femmes est toujours un peu plus dévilé qué la nÎtre. Spinette. - A quelque impertinence prÚs, tout cela me paraÃtrait assez naturel. Le Philosophe. - Et moi, je le trouve pitoyable. Blaise. - Morgué! tenez, philosophe, vous qui parlez, voute taille est la plus malingre de toutes. Fontignac. - Oui, c'est la plus inapercévable, cellé qui rampe lé plus, et la raison en est bonne! Monsieur lé philosophe nous a dit dans lé vaisseau, qu'il avait quitté la France, dé peur dé loger à la Vastille. Blaise. - Vous n'ÃÂȘtes pas chanceux en aubarges. Fontignac. - Et qu'actuellement il s'enfuyait pour un petit livre dé science, dé petits mots hardis, dé petits sentiments; et franchement tant dé pétitesses pourraient bien nous aboir produit lé petit hommé à qui jé parle. Venons à Monsieur le poÚte. Blaise. - Il est, morgué bian écrasé. Le PoÚte. - Je n'ai pourtant rien à reprocher à ma raison. Fontignac. - Des gens dé botre métier, cependant, lé bon sens n'en est pas célÚbre; n'avez-vous pas dit qué bous étiez en voyage pour une épigramme? Le PoÚte. - Cela est vrai. Je l'avais fait contre un homme puissant qui m'aimait assez, et qui s'est scandalisé mal à propos d'un pur jeu d'esprit. Blaise. - Pauvre faiseux de vars, il y a comme ça des gens de mauvaise himeur qui n'aimont pas qu'on les vilipende. Fontignac, à la Comtesse. - A vous lé dé, Madame. La Comtesse. - Taisez-vous, vos raisonnements ne me plaisent pas. Blaise. - Il n'y a qu'à la voir pour juger du paquet. Et noute médecin? Fontignac. - Jé l'oubliais, dé la profession dont il est, sa critique est touté faite. Le Médecin. - Bon! vous nous faites là de beaux contes! Fontignac, parlant du Courtisan. - Jé n'interrogé pas Monsieur, dé qui jé suis lé sécrétaire dépuis dix ans, et qué lé hasard a fait naÃtre en France; quoiqué dé famille espagnolé; il allait vice-roi dans les Indes avec Madamé sa soeur, et Spinette, cette agréablé fille de qui jé suis tombé épris dans lé voyage. Le Courtisan. - Je ne crois pas, Monsieur de Fontignac, que vous m'ayez vu faire de folies. Fontignac. - Monsieur, lé respect mé fermé la bouche, et jé bous renvoie à votré taille. Blaise. - En effet, faut que vous ayez de maÃtres vartigos dans voute tÃÂȘte. Fontignac. - Paix, silencé; voilà notre homme qui revient. ScÚne IX Blectrue, un domestique, les huit Européens Blectrue. - Allons, mes petits amis, lequel de vous veut lier le premier conversation avec moi? Le PoÚte. - C'est moi, je serai bien aise de savoir ce dont il s'agit. Blaise. - Morgué! je voulais venir, moi; je vianrai donc aprÚs. Blectrue. - Allons, soit, qu'on ramÚne les autres. Le Philosophe. - Et moi, je ne veux plus paraÃtre; je suis las de toutes ces façons. Blectrue. - J'ai toujours remarqué que ce petit animal-là a plus de férocité que les autres; qu'on le mette à part, de peur qu'il ne les gùte. ScÚne X Blectrue, Le PoÚte Blectrue. - Allons, causons ensemble; j'ai bonne opinion de vous, puisque vous avez déjà eu l'instinct d'apprendre notre langue. Le PoÚte. - Seigneur Blectrue, laissons là l'instinct, il n'est fait que pour les bÃÂȘtes; il est vrai que nous sommes petits. Blectrue. - Oh! extrÃÂȘmement. Le PoÚte. - Ou du moins vous nous croyez tels, et nous aussi; mais cette petitesse réelle ou fausse ne nous est venue que depuis que nous avons mis le pied sur vos terres. Blectrue. - En ÃÂȘtes-vous bien sûr? A part. Cela ressemblerait à l'article dont il est fait mention dans nos registres. Le PoÚte. - Je vous dis la vérité. Blectrue, l'embrassant. - Petit bonhomme, veuille le ciel que vous ne vous trompiez pas, et que ce soit mon semblable que j'embrasse dans une créature pourtant si méconnaissable! Vous me pénétrez de compassion pour vous. Quoi! vous seriez un homme? Le PoÚte. - Hélas! oui. Blectrue. - Eh! qui vous a donc mis dans l'état oÃÂč vous ÃÂȘtes? Le PoÚte. - Je n'en sais ma foi rien. Blectrue. - Ne serait-ce pas que vous seriez déchu de la grandeur d'une créature raisonnable? Ne porteriez-vous pas la peine de vos égarements? Le PoÚte. - Mais, seigneur Blectrue, je ne les connais pas; ne serait-ce pas plutÎt un coup de magie? Blectrue. - Je n'y connais point d'autre magie que vos faiblesses. Le PoÚte. - Croyez-vous, mon cher ami? Blectrue. - N'en doutez point, mon cher j'ai des raisons pour vous dire cela, et je me sens saisi de joie, puisque vous commencez à le soupçonner vous-mÃÂȘme. Je crois vous reconnaÃtre à travers le déguisement humiliant oÃÂč vous ÃÂȘtes oui, la petitesse de votre corps n'est qu'une figure de la petitesse de votre ùme. Le PoÚte. - Eh bien! seigneur Blectrue, charitable insulaire, conduisez-moi, je me remets entre vos mains; voyez ce qu'il faut que je fasse. Hélas! je sais que l'homme est bien peu de chose. Blectrue. - C'est le disciple des dieux, quand il est raisonnable; c'est le compagnon des bÃÂȘtes quand il ne l'est point. Le PoÚte. - Cependant, quand j'y songe, oÃÂč sont mes folies? Blectrue. - Ah! vous retombez en arriÚre. Le PoÚte. - Je ne saurais me voir définir le compagnon des bÃÂȘtes. Blectrue. - Je ne dis pas encore que ma définition vous convienne; mais voyons que faisiez-vous dans le pays dont vous ÃÂȘtes? Le PoÚte. - Vous n'avez point dans votre langue de mot pour définir ce que j'étais. Blectrue. - Tant pis. Vous étiez donc quelque chose de bien étrange? Le PoÚte. - Non, quelque chose de trÚs honorable; j'étais homme d'esprit et bon poÚte. Blectrue. - PoÚte! est-ce comme qui dirait marchand? Le PoÚte. - Non, des vers ne sont pas une marchandise, et on ne peut pas appeler un poÚte un marchand de vers. Tenez, je m'amusais dans mon pays à des ouvrages d'esprit, dont le but était, tantÎt de faire rire, tantÎt de faire pleurer les autres. Blectrue. - Des ouvrages qui font pleurer! cela est bien bizarre. Le PoÚte. - On appelle cela des tragédies, que l'on récite en dialogues, oÃÂč il y a des héros si tendres, qui ont tour à tour des transports de vertu et de passion si merveilleux; de nobles coupables qui ont une fierté si étonnante, dont les crimes ont quelque chose de si grand, et les reproches qu'ils s'en font sont si magnanimes; des hommes enfin qui ont de si respectables faiblesses, qui se tuent quelquefois d'une maniÚre si admirable et si auguste, qu'on ne saurait les voir sans en avoir l'ùme émue, et pleurer de plaisir. Vous ne me répondez rien? Blectrue, surpris, l'examine sérieusement. - Voilà qui est fini, je n'espÚre plus rien; votre espÚce me devient plus problématique que jamais. Quel pot pourri de crimes admirables, de vertus coupables et de faiblesses augustes! il faut que leur raison ne soit qu'un coq-à -l'ùne. Continuez. Le PoÚte. - Et puis, il y a des comédies oÃÂč je représentais les vices et les ridicules des hommes. Blectrue. - Ah! je leur pardonne de pleurer là . Le PoÚte. - Point du tout; cela les faisait rire. Blectrue. - Hem? Le PoÚte. - Je vous dis qu'ils riaient. Blectrue. - Pleurer oÃÂč l'on doit rire, et rire oÃÂč l'on doit pleurer! les monstrueuses créatures! Le PoÚte, à part. - Ce qu'il dit là est assez plaisant. Blectrue. - Et pourquoi faisiez-vous ces ouvrages? Le PoÚte. - Pour ÃÂȘtre loué, et admiré mÃÂȘme, si vous voulez. Blectrue. - Vous aimiez donc bien la louange? Le PoÚte. - Eh mais, c'est une chose trÚs gracieuse. Blectrue. - J'aurais cru qu'on ne la méritait plus quand on l'aimait tant. Le PoÚte. - Ce que vous dites là peut se penser. Blectrue. - Eh! quand on vous admirait, et que vous croyiez en ÃÂȘtre digne, alliez-vous dire aux autres Je suis un homme admirable? Le PoÚte. - Non, vraiment; cela ne se dit point j'aurais été ridicule. Blectrue. - Ah! j'entends. Vous cachiez que vous étiez un ridicule, et vous ne l'étiez qu'incognito. Le PoÚte. - Attendez donc, expliquons-nous; comment l'entendez-vous? je n'aurais donc été qu'un sot, à votre compte? Blectrue. - Un sot admiré; dans l'éclaircissement, voilà tout ce qu'on y trouve. Le PoÚte, étonné. - Il semblerait qu'il dit vrai. Blectrue. - N'ÃÂȘtes-vous pas de mon sentiment? voyez-vous cela comme moi? Le PoÚte. - Oui, assez; et en mÃÂȘme temps je sens un mouvement intérieur que je ne puis expliquer. Blectrue. - Je crois voir aussi quelque changement à votre taille. Courage, petit homme, ouvrez les yeux. Le PoÚte. - Souffrez que je me retire; je veux réfléchir tout seul sur moi-mÃÂȘme il y a effectivement quelque chose d'extraordinaire qui se passe en moi. Blectrue. - Allez, mon fils, allez; faites de sérieuses réflexions sur vous; tùchez de vous mettre au fait de toute votre sottise. Ce n'est pas là tout, sans doute, et nous nous reverrons, s'il le faut. ScÚne XI Blectrue Blectrue. - Je suis charmé, mes espérances renaissent, il faut voir les autres. Y a-t-il quelqu'un? ScÚne XII Blectrue, Mégiste Blectrue. - Faites-moi voir la plus grande de ces petites créatures. Mégiste. - Vous savez qu'on les a toutes mises chacune dans une cage. AmÚnerai-je celle que vous demandez dans la sienne? Blectrue. - Eh bien! amenez-la comme elle est. ScÚne XIII Blectrue seul Blectrue. - Je veux voir pourquoi elle n'est pas si petite que les autres; cela pourra encore m'apprendre quelque chose sur leur espÚce. Quelle joie de les voir semblables à nous! ScÚne XIV Blectrue, Mégiste, Suite, Blaise, en cage. Blaise. - Parlez donc, noute ami Blectrue eh! morgué, est-ce qu'on nous prend pour des oisiaux? avons-je de la pleume pour nous tenir en cage? Je sis là comme une volaille qu'on va mener vendre à la vallée. Mettez-moi donc plutÎt dindon de basse-cour. Blectrue. - Ne tient-il qu'à vous ouvrir votre cage pour vous rendre content? tenez, la voilà ouverte. Blaise. - Ah! pargué, faut que vous radotiez, vous autres, pour nous enfarmer. Allons, de quoi s'agit-il? Blectrue. - Vous n'ÃÂȘtes, dit-on, devenus petits qu'en entrant dans notre Ãle. Cela est-il vrai? Blaise. - Tenez, velà l'histoire de noute taille. DÚs le premier pas ici, je me suis aparçu dévaler jusqu'à la ceinture; et pis, en faisant l'autre pas, je n'allais pus qu'à ma jambe; et pis je me sis trouvé à la cheville du pied. Blectrue. - Sur ce pied-là , il faut que vous sachiez une chose. Blaise. - Deux, si vous voulez. Blectrue. - Il y a deux siÚcles qu'on prit ici de petites créatures comme vous autres. Blaise. - Voulez-vous gager que je sommes dans leur cage? Blectrue. - On les traita comme vous; car ils n'étaient pas plus grands; mais ensuite ils devinrent tout aussi grands que nous. Blaise. - Eh! morgué, depuis six mois j'épions pour en avoir autant apprenez-moi le secret qu'il faut pour ça. Pargué, si jamais voute chemin s'adonne jusqu'à Passy, vous varrez un brave homme; je trinquerons d'importance. Dites-moi ce qu'il faut faire. Blectrue. - Mon petit mignon, je vous l'ai déjà dit, rien que devenir raisonnable. Blaise. - Quoi! cette marmaille guarit par là ? Blectrue. - Oui. Apparemment qu'elle ne l'était pas; et sans doute vous ÃÂȘtes de mÃÂȘme? Blaise. - Eh! palsangué, velà donc mon compte de tantÎt avec les échelons du Gascon; velà ce que c'est; ous avez raison, je ne sis pas raisonnable. Blectrue. - Que cet aveu-là me fait plaisir! Mon petit ami, vous ÃÂȘtes dans le bon chemin. Poursuivez. Blaise. - Non, morgué! je n'ons point de raison, c'est ma pensée. Je ne sis qu'un nigaud, qu'un butor, et je le soutianrons dans le carrefour, à son de trompe, afin d'en ÃÂȘtre pus confus; car, morgué! ça est honteux. Blectrue. - Fort bien. Vous pensez à merveille. Ne vous lassez point. Blaise. - Oui, ça va fort bian. Mais parlez donc cette taille ne pousse point. Blectrue. - Prenez garde; l'aveu que vous faites de manquer de raison n'est peut-ÃÂȘtre pas comme il faut peut-ÃÂȘtre ne le faites-vous que dans la seule vue de rattraper votre figure? Blaise. - Eh! vrament non. Blectrue. - Ce n'est pas assez. Ce ne doit pas ÃÂȘtre là votre objet. Blaise. - Pargué! il en vaut pourtant bian la peine. Blectrue. - Eh! mon cher enfant, ne souhaitez la raison que pour la raison mÃÂȘme. Réfléchissez sur vos folies pour en guérir; soyez-en honteux de bonne foi c'est de quoi il s'agit apparemment. Blaise. - Morgué! me velà bian embarrassé. Si je savions écrire, je vous griffonnerions un petit mémoire de mes fredaines; ça serait pus tÎt fait. Encore ma raison et mon impartinence sont si embarrassées l'une dans l'autre, que tout ça fait un ballot oÃÂč je ne connais pus rian. Traitons ça par demande et par réponse. Blectrue. - Je ne saurais; car je n'ai presque point l'idée de ce que vous ÃÂȘtes. Mais repassez cela vous-mÃÂȘme, et excitez-vous à aimer la raison. Blaise. - Ah! jarnigué, c'est une balle chose, si alle n'était pas si difficile! Blectrue. - Voyez la douceur et la tranquillité qui rÚgnent parmi nous; n'en ÃÂȘtes-vous pas touché? Blaise. - Ça est vrai; vous m'y faites penser. Vous avez des faces d'une bonté, des physolomies si innocentes, des coeurs si gaillards... Blectrue. - C'est l'effet de la raison. Blaise. - C'est l'effet de la raison? Faut qu'alle soit d'un grand rapport! Ça me ravit d'amiquié pour alle. Allons, mon ami, je ne vous quitte pus. Me velà honteux, me velà enchanté, me velà comme il faut. Baillez-moi cette raison, et gardez ma taille. Oui, mon ami, un homme de six pieds ne vaut pas une marionnette raisonnable; c'est mon darnier mot et ma darniÚre parole. Eh! tenez, tout en vous contant ça, velà que je sis en transport. Ah! morgué, regardez-moi bian! Iorgnez-moi; je crois que je hausse. Je ne sis pus à la cheville de voute pied, j'attrape voute jarretiÚre. Blectrue. - Oh! Ciel! quel prodige! ceci est sensible. Blaise. - Ah! Garnigoi, velà que ça reste là . Blectrue. - Courage. Vous n'aimez pas plus tÎt la raison, que vous en ÃÂȘtes récompensé. Blaise, étonné et hors d'haleine. - Ça est vrai; j'en sis tout stupéfait mais faut bian que je ne l'aime pas encore autant qu'alle en est daigne; ou bian, c'est que je ne mérite pas qu'alle achÚve ma délivrance. Acoutez-moi. Je vous dirai que je suis premiÚrement un ivrogne parsonne n'a siroté d'aussi bon appétit que moi. J'ons si souvent pardu la raison, que je m'étonne qu'alle puisse me retrouver alle-mÃÂȘme. Blectrue. - Ah! que j'ai de joie! Ce sont des hommes, voilà qui est fini. Achevez, mon cher semblable, achevez; encore une secousse. Blaise. - Hélas! j'avons un tas de fautes qui est trop grand pour en venir à bout mais, quant à ce qui est de cette ivrognerie, j'ons toujours fricassé tout mon argent pour elle et pis, mon ami, quand je vendions nos denrées, combian de chalands n'ons-je pas fourbé, sans parmettre aux gens de me fourber itou! ça est bian malin! Blectrue. - A merveille. Blaise. - Et le compÚre Mathurin, que n'ons-je pas fait pour mettre sa femme à mal? Par bonheur qu'alle a toujours été rudùniÚre envars moi; ce qui fait que je l'en remarcie mais, dans la raison, pourquoi vouloir se ragoûter de l'honneur d'un compÚre, quand on ne voudrait pas qu'il eût appétit du nÎtre? Blectrue. - Comme il change à vue d'oeil! Blaise. - Hélas! oui, ma taille s'avance; et c'est bian de la grùce que la raison me fait; car je sis un pauvre homme. Tenez, mon ami; j'avais un quarquier de vaigne avec un quarquier de pré; je vivions sans ennui avec ma sarpe et mon labourage; le capitaine Duflot viant là -dessus, qui me dit comme ça Blaise, veux-tu me sarvir dans mon vaissiau? Veux-tu venir gagner de l'argent? Ne velà -t-il pas mes oreilles qui se dressont à ce mot d'argent, comme les oreilles d'une bourrique? Velà -t-il pas que je quitte, sauf votre respect, bétail, amis, parents? Ne vas-je pas m'enfarmer dans cette baraque de planches? Et pis le temps se fùche, velà un orage, l'iau gùte nos vivres; il n'y a pus ni pùte ni faraine. Eh! qu'est-ce que c'est que ça? En pleure, en crie, en jure, en meurt de faim; la baraque enfonce; les poissons mangeont Monsieur Duflot, qui les aurait bian mangé li-mÃÂȘme. Je nous sauvons une demi-douzaine. Je repetissons en arrivant. Velà tout l'argent que me vaut mon équipée. Mais morgué j'ons fait connaissance avec cette raison, et j'aime mieux ça que toute la boutique d'un orfÚvre. Tenez, tenez, ami Blectrue, considérez; velà encore une crue qui me prend on dirait d'un agioteux, je devians grand tout d'un coup; me velà comme j'étais! Blectrue, l'embrassant. - Vous ne sauriez croire avec quelle joie je vois votre changement. Blaise. - Vartigué! que je vas me moquer de mes camarades! que je vas ÃÂȘtre glorieux! que je vas me carrer!... Blectrue. - Ah! que dites-vous là , mon cher? Quel sentiment de bÃÂȘte! Vous redevenez petit. Blaise. - Eh! morgué, ça est vrai; me velà rechuté, je raccourcis. A moi! à moi! Je me repens. Je demande pardon. Je fais voeu d'ÃÂȘtre humble. Jamais pus de vanité, jamais... Ah... ah, ah, ah... Je retorne! Blectrue. - N'y revenez plus. Blaise. - Le bon secret que l'humilité pour ÃÂȘtre grand! Qui est-ce qui dirait ça? Que je vous embrasse, camarade. Mon pÚre m'a fait, et vous m'avez refait. Blectrue. - Ménagez-vous donc bien désormais. Blaise. - Oh! morgué, de l'humilité, vous dis-je. Comme cette gloire mange la taille! Oh! je n'en dépenserai pus en suffisance. Blectrue. - Il me tarde d'aller porter cette bonne nouvelle-là au roi. Blaise. - Mais dites-moi, j'ons piquié de mes pauvres camarades; je prends de la charité pour eux. Ils valont mieux que moi je sis le pire de tous; faut les secourir; et tantÎt, si vous voulez, je leur ferai entendre raison. DrÚs qu'ils me varront, ma présence les sarmonnera; faut qu'ils devenient souples, et qu'ils restient tous parclus d'étonnement. Blectrue. - Vous raisonnez fort juste. Blaise. - Vrament grand marci à vous. Blectrue. - Vous vaudrez mieux qu'un autre pour les instruire; vous sortez du mÃÂȘme monde, et vous aurez des lumiÚres que je n'ai point. Blaise. - Oh! que vous n'avez point! ça vous plaÃt à dire. C'est vous qui ÃÂȘtes le soleil, et je ne sis pas tant seulement la leune auprÚs de vous, moi mais je ferons de mon mieux, à moins qu'ils me rebutiont à cause de ma chétive condition. Blectrue. - Comment, chétive condition? Vous m'avez dit que vous étiez un laboureur. Blaise. - Et c'est à cause de ça. Blectrue. - Et ils vous mépriseraient! Oh! raison humaine, peut-on t'avoir abandonné jusque-là ! Eh bien! tirons parti de leur démence sur votre chapitre; qu'ils soient humiliés de vous voir plus raisonnable qu'eux, vous dont ils font si peu de cas. Blaise. - Et qui ne sais ni B, ni A. Morgué! faudrait se mettre à genoux pour écouter voute bon sens. Mais je pense que velà un de nos camarades qui viant. ScÚne XV Blectrue, Mégiste, Blaise, Fontignac Mégiste. - Seigneur Blectrue, en voilà un qui veut absolument vous parler. ScÚne XVI Blectrue, Blaise, Fontignac Fontignac. - Sandis! maÃtre Blaise, n'ai-jé pas la verlue! Etés-bous l'éperlan dé tantÎt? Blaise. - Oui, frÚre, velà le poulet qui viant de sortir de sa coquille. Blectrue. - Il ne tiendra qu'à vous qu'il vous en arrive autant, petit bonhomme. Fontignac. - Eh! cadédis, jé m'en meurs, et jé vénais en consultation là -dessus. Blectrue. - Tenez, il en sait le moyen, lui; et je vous laisse ensemble. ScÚne XVII Fontignac, Blaise Fontignac. - Allons, mon ami, jé rémets lé pétit goujon entré vos mains; jé vous en récommandé la métamorphose. Blaise. - Il n'y a rian de si aisé. Boutez de la raison là -dedans; et pis, zeste, tout le corps arrive. Fontignac. - Comment, dé la raison! TantÎt nous avons donc déviné juste! Blaise. - Oui, j'avions mis le nez dessus. Il n'y a qu'à ÃÂȘtre bian persuadé qu'ou ÃÂȘtes une bÃÂȘte, et déclarer en quoi. Fontignac. - Uné bÃÂȘté? Né pourrait-on changer l'épithéte? Ce n'est pas que j'y répugne. Blaise. - Nenni, morgué! c'est la plus balle pensée qu'ou aurez de voute vie. Fontignac. - Ecoutez-moi, galant homme; n'est-cé pas ses imperfétions qu'il faut réconnaÃtré? Blaise. - Fort bian. Fontignac. - Eh donc! la bÃÂȘtise n'est pas dé mon lot. Cé n'est pas là qué gÃt mon mal c'était lé vÎtre; chacun a lé sien. Jé né prétends pourtant pas mé ménager, car jé né m'estimé plus; mais dans la réflétion, jé mé trouvé moins imvécile qu'impertinent, moins sot qué fat. Blaise. - Bon, morgué! c'est ce que je voulons dire ça va grand train. Il baille appétit de s'accuser, ce garçon-là . Est-ce là tout? Fontignac. - Non, non mettez qué jé suis mentur. Blaise. - Sans doute, puisqu'ou ÃÂȘtes Gascon; mais est-ce par couteume ou par occasion? Fontignac. - Entré nous, tout mé sert d'occasion; ainsi comptez pour habitude. Blaise. - Qu'est-ce que c'est que ça? Un homme qui ment, c'est comme un homme qui a pardu la parole. Fontignac. - Comment ça sé fait-il? car jé suis mentur et vavillard en mÃÂȘme temps. Blaise. - N'importe, maugré qu'ou soyez bavard, mon dire est vrai; c'est que ceti-là qui ment ne dit jamais la parole qu'il faut, et c'est comme s'il ne sonnait mot. Fontignac. - Jé né hais pas cetté pensée; elle est fantasque. Blaise. - Revenons à vos misÚres. Retornez vos poches. Montrez-moi le fond du sac. Fontignac. - Jé mé réproché d'avoir été empoisonnur. Blaise, se reculant. - Oh! pour de ceti-là , il me faut du conseil; car faura peut-ÃÂȘtre vous étouffer pour vous guarir, voyez-vous! et je sis obligé d'en avartir les habitants. Fontignac. - Cé n'est point lé corps qué j'empoisonnais, jé faisais mieux. Blaise. - C'est peut-ÃÂȘtre les riviÚres? Fontignac. - Non pis qué tout céla. Blaise. - Eh! morgué, parlez vite. Fontignac. - C'est l'esprit des hommes qué jé corrompais; jé les rendais avugles; en un mot, j'étais un flattur. Blaise. - Ah! patience; car d'abord voute poison avait bian mauvaise meine; mais ça est épouvantable, et je sis tout escandalisé. Fontignac. - Jé mé détesté. Imaginez-vous qué du ridiculé dé mon maÃtré, il en a plus dé moitié dé ma façon. Blaise. - Faut bian soupirer de cette affaire-là . Fontignac. - J'en respiré à peine. Blaise. - Vous allez donc hausser. Fontignac. - Jé n'en douté pas à cé qué jé sens. Suivez-moi, jé veux qué lé prodigé éclaté aux yeux de Spinetté et dé mon maÃtré. N'attendons pas, courons; jé suis pressé. Blaise. - Allons vite, et faisons que tous nos camarades aient leur compte. Acte II ScÚne premiÚre Fontignac, Blaise, Spinette Ils entrent comme se caressant. Fontignac, à Blaise. - Viens donc, qué je t'embrasse encore, mon cher ami, mon intimé Blaise. Jé suis pressé d'une réconnaissance qui duréra tout autant qué moi en un mot; jé té dois ma raison et lé rétour dé ma figure. Spinette. - Pour moi, Fontignac, je ne te haïssais pas mais j'avoue qu'aujourd'hui mon coeur est bien disposé pour toi; je te dois autant que tu dois à Blaise. Fontignac. - Les biens mé pleuvent donc dé tous cÎtés. Blaise. - Pargué! j'ons bian de la satisfaction de tout ça j'ons guari Monsieu de Fontignac, et pis Monsieu de Fontignac vous a guarie; et par ainsi, de guarison en guarison, je me porte bian, il se porte bian, vous vous portez bian et velà trois malades qui sont devenus médecins; car vous ÃÂȘtes itou médeceine envars les autres, Mademoiselle Spinette. Spinette. - Hélas! je ne demande pas mieux que de leur rendre service. Fontignac. - Ah! jé lé crois; chez quiconque a dé la raison, lé prochain affligé n'a qué faire dé récommandation. Blaise. - Ça est admirable! Comme on deviant honnÃÂȘtes gens avec cette raison! Fontignac. - Jé mé sens une douceur, uné suavité dans l'ùmé. Blaise. - Et la mienne est si bian reposée! Spinette. - La raison est un si grand trésor. Blaise. - Morgué! ne le pardez pas, vous; ça est bian casuel entre les mains d'une fille. Spinette. - Je vous suis bien obligée de l'avertissement. Blaise. - Alle me charme, Monsieu de Fontignac; alle a de la modestie, alle est aussi raisonnable que nous autres hommes. Fontignac. - Jé m'estimérais bien fortuné dé l'ÃÂȘtre autant qu'elle. Blaise. - Encore? un Gascon de modeste! oh! queu convarsion! Allons, ou ÃÂȘtes purgé à fond. ScÚne II Mégiste, Fontignac, Blaise, Spinette, Le Médecin Mégiste. - Messieurs, voilà un de vos camarades qui m'a demandé en grùce de vous l'amener pour vous voir. Blaise. - Eh! oÃÂč est-il donc? Fontignac. - Jé né l'aperçois pas non plus. Le Médecin. - Me voilà . Blaise. - Ah! je voyais queuque chose qui se remuait là ; mais je ne savais pas ce que c'était. Je pense que c'est noute médecin? Le Médecin. - Lui-mÃÂȘme. Spinette. - Allons! mes amis, il faut tùcher de le tirer d'affaire. Le Médecin. - Eh! Mademoiselle, je ne demande pas mieux; car en vérité, c'est quelque chose de bien affreux que de rester comme je suis, moi qui ai du bien, qui suis riche et estimé dans mon pays. Fontignac. - Né comptez pas l'estimé dé ces fous. Le Médecin. - Mais faudra-t-il que je demeure éloigné de chez moi, pauvre, et sans avoir de quoi vivre? Blaise. - Taisez-vous donc, gourmand. Est-ce que la pitance vous manque ici? Le Médecin. - Non; mais mon bien, que deviendra-t-il? Blaise. - Queu pauvreté avec son bian! c'est comme un enfant qui crie aprÚs sa poupée. Tenez, un pourpoint, des vivres et de la raison, quand un homme a ça, le velà garni pour son été et pour son hivar; le voilà fourré comme un manchon. Vous varrez, vous varrez. Spinette. - Dites-lui ce qu'il faut qu'il fasse pour redevenir comme il était. Blaise. - Voulez-vous que ce soit moi qui le traite? Fontignac. - Sans douté; l'honnur vous appartient; vous ÃÂȘtes lé doyen dé tous. Blaise. - Eh! morgué, pus d'honneur, je n'en voulons pus tùter; et je sais bian que je ne sis qu'un pauvre réchappé des Petites-Maisons. Fontignac. - Rémettons donc cet estropié d'esprit entré les mains dé Madémoisellé Spinetté. Spinette. - Moi, Messieurs! c'est à moi à me taire oÃÂč vous ÃÂȘtes. Le Médecin. - Eh! mes amis, voilà des compliments bien longs pour un homme qui souffre. Blaise. - Oh dame, il faut que l'humilité marche entre nous; je nous mettons bas pour rester haut. Ça vous passe, mon mignon; et j'allons, pisque ma compagnée l'ordonne, vous apprenre à devenir grand garçon, et le tu autem de voute petitesse mais je vas ÃÂȘtre brutal, je vous en avartis; faut que j'assomme voute rapetissement avec des injures demandez putÎt aux camarades. Fontignac. - Oui, votre santé en dépend. Le Médecin. - Quoi! tout votre secret est de me dire des injures? Je n'en veux point. Blaise. - Oh bian! gardez donc vos quatre pattes. Spinette. - Mais essayez, petit homme, essayez. Le Médecin. - Des injures à un docteur de la Faculté! Blaise. - Il n'y a ni docteur ni doctraine; quand vous seriez apothicaire. Le Médecin. - Voyons donc ce que c'est. Fontignac. - Bon, jé vous félicité du parti qué vous prénez. Madémoisellé Spinetté, laissons faire maÃtre Blaisé, et l'écoutons. Blaise. - PremiÚrement, faut commencer par vous dire qu'on ÃÂȘtes un sot d'ÃÂȘtre médecin. Le Médecin. - Voilà un paysan bien hardi. Blaise. - Hardi! je ne sis pas entre vos mains. Dites-moi, sans vous fùcher, étiez-vous en ménage, aviez-vous femme là -bas? Le Médecin. - Non, je suis veuf; ma femme est morte à vingt-cinq ans d'une fluxion de poitrine. Blaise. - Maugré la doctraine de la Faculté? Le Médecin. - Il ne me fut pas possible de la réchapper. Blaise. - Avez-vous des enfants? Le Médecin. - Non. Blaise. - Ni en bien ni en mal? Le Médecin. - Non, vous dis-je. J'en avais trois; et ils sont morts de la petite vérole, il y a quatre ans. Blaise. - Peste soit du docteur! Eh! de quoi guarissiez-vous donc le monde? Le Médecin. - Vous avez beau dire, j'étais plus couru qu'un autre. Blaise. - C'est que c'était pour la darniÚre fois qu'on courait. Eh! ne dites-vous pas qu'ou ÃÂȘtes riche? Le Médecin. - Sans doute. Blaise. - Eh mais, morgué, pisque vous n'avez pas besoin de gagner voute vie en tuant le monde, ou avez donc tort d'ÃÂȘtre médecin. Encore est-ce, quand c'est la pauvreté qui oblige à tuer les gens; mais quand en est riche, ce n'est pas la peine; et je continue toujours à dire qu'ou ÃÂȘtes un sot, et que, si vous voulez grandir, faut laisser les gens mourir tout seuls. Le Médecin. - Mais enfin... Fontignac. - Cadédis, bous né tuez pas mieux qu'il raisonne. Spinette. - Assurément. Le Médecin, en colÚre. - Ah! je m'en vais. Ces animaux-là se moquent de moi. Spinette. - Il n'a pas laissé que d'ÃÂȘtre frappé, il y reviendra. ScÚne III Blectrue, Fontignac, Blaise, Spinette Fontignac. - Ah! voilà l'honnÃÂȘte homme dé qui nous sont vénus les prémiers rayons dé lumiÚre. Vénez, Monsieur Blectrue, approchez dé vos enfants, et récévez-les entre vos bras. Blaise. - Oh! je lui ai déjà rendu mes grùce. Blectrue. - Et moi, je les rends aux dieux de l'état oÃÂč vous ÃÂȘtes. Il ne s'agit plus que de vos camarades. Blaise. - Je venons d'en *rater un tout à l'heure; et les autres sont bian opiniùtres, surtout le courtisan et le philosophe. Spinette. - Pour moi, j'espÚre que je ferai entendre raison à ma maÃtresse, et que nous demeurerons tous ici; car on y est si bien! Blectrue. - Je me proposais de vous le persuader, mes enfants; dans votre pays vous retomberiez peut-ÃÂȘtre. Blaise. - Pargué! noute çarvelle serait biantÎt fondue. La raison dans le pays des folies, c'est comme une pelote de neige au soleil. Mais à propos de soleil, dites-moi, papa Blectrue tantÎt, en passant, j'ons rencontré une jeune poulette du pays, tout à fait gentille, ma foi, qui m'a pris la main, et qui m'a dit Vous velà donc grand! Ça vous va fort bian; je vous en fais mon compliment. Et pis, en disant ça, les yeux li trottaient sur moi, fallait voir; et pis Mon biau garçon, regardez-moi; parmettez que je vous aime. Ah! Mademoiselle, vous vous gaussez, ai-je repris; ce n'est pas moi qui baille les parvilÚges, c'est moi qui les demande. Et pis vous ÃÂȘtes venu, et j'en avons resté là . Qu'est-ce que ça signifie? Blectrue. - Cela signifie qu'elle vous aime et qu'elle vous en faisait la déclaration. Blaise. - Une déclaration d'amour à ma parsonne! et n'y a-t-il pas de mal à ça? Blectrue. - Nullement. Comment donc? c'est la loi du pays qui veut qu'on en use ainsi. Blaise. - Allons, allons, vous ÃÂȘtes un gausseux. Spinette. - Monsieur Blectrue aime à rire. Blectrue. - Non, certes, je parle sérieusement. Fontignac. - Mais dans lé fond, en France céla commence à s'établir. Blectrue. - Vous voudriez que les hommes attaquassent les femmes! Et la sagesse des femmes y résisterait-elle? Fontignac. - D'ordinaire effectivément ellé n'est pas robuste. Blaise. - Morgué ça est vrai, on ne voit partout que des sagesses à la renvarse. Blectrue. - Que deviendra la faiblesse si la force l'attaque? Blaise. - Adieu la *voiture! Blectrue. - Que deviendra l'amour, si c'est le sexe le moins fort que vous chargez du soin d'en surmonter les fougues? Quoi? vous mettrez la séduction du cÎté des hommes, et la nécessité de la vaincre du cÎté des femmes! Et si elles y succombent, qu'avez-vous à leur dire? C'est vous en ce cas qu'il faut déshonorer, et non pas elles. Quelles étranges lois que les vÎtres en fait d'amour! Allez mes enfants, ce n'est pas la raison, c'est le vice qui les a faites; il a bien entendu ses intérÃÂȘts. Dans un pays oÃÂč l'on a réglé que les femmes résisteraient aux hommes, on a voulu que la vertu n'y servÃt qu'à ragoûter les passions, et non pas à les soumettre. Blaise. - Morgué! les femmes n'ont qu'à venir, ma force les attend de pied farme. Alles varront si je ne voulons de la vartu que pour rire. Spinette. - Je vous avoue que j'aurai bien de la peine à m'accoutumer à vos usages, quoique sensés. Blectrue. - Tant pis, je vous regarde comme retombée. Spinette. - Hélas! Monsieur, actuellement j'en ai peur. Blaise. - Eh! morgué, faites donc vite. Venez à repentance; velà voute taille qui s'en va. Spinette. - Oui, je me rends; je ferai tout ce qu'on voudra; et pour preuve de mon obéissance, tenez, Fontignac, je vous prie de m'aimer, je vous en prie sérieusement. Fontignac. - Vous ÃÂȘtes bien pressante. Spinette. - Je sens que vous avez raison, Monsieur Blectrue; et je vous promets de me conformer à vos lois. Ce que je viens d'éprouver en ce moment me donne encore plus de respect pour elles. Allons, ma maÃtresse gémit; permettez que je travaille à la tirer d'affaire; je veux lui parler. Blaise. - Laissez-moi vous aider itou. Blectrue. - Je vais de ce pas dire qu'on vous l'amÚne. Fontignac. - Et moi, dé mon cÎté, jé vais combattré les vertigés dé mon maÃtre. ScÚne IV Blaise, Spinette Blaise. - Tatigué, Mademoiselle Spinette, qu'en dites-vous? Il y a de belles maxaimes en ce pays-ci! Cet amour qu'il faut qu'on nous fasse, à nous autres hommes, qu'il y a de prudence à ça! Spinette. - Tout me charme ici. Blaise. - Morgué! tenez, velà cette fille qui m'a tantÎt cajolé, qui viant à nous. ScÚne V Spinette, Blaise, une Insulaire L'Insulaire. - Ah! mon beau garçon, je vous retrouve; et vous, Mademoiselle, je suis bien ravie de vous voir comme vous ÃÂȘtes. Blaise. - J'en sis fort ravi aussi. Quant à l'égard du biau garçon, il n'y a point de ça ici. L'Insulaire. - Pour moi, vous me paraissez tel. Blaise, à Spinette. - Vous voyez bian qu'alle me conte la fleurette. Mais, Mademoiselle, parlez-moi, dans queulle intention est-ce que vous me dites que je sis biau? Je sis d'avis de savoir ça. Est-ce que je vous plais? L'Insulaire. - Assurément. Blaise. - Souvenez-vous bian que je n'y saurais que faire. A Spinette. Je sis bian sévÚre, est-ce pas? L'Insulaire. - Eh quoi! me trouvez-vous si désagréable? Blaise, à part. - Vous! non... Si fait, si fait. C'est que je rÃÂȘve. Morgué! queu dommage de rudoyer ça! Spinette. - MaÃtre Blaise, la conquÃÂȘte d'une si jolie fille mérite pourtant votre attention. Blaise. - Oh! mais il faut que ça vianne; ça n'est pas encore bian mûr, et je varrons pendant qu'à m'aimera; qu'alle aille son train. L'Insulaire. - Aimer toute seule est bien triste! Blaise. - Ma sagesse n'a pas encore résolu que ça soit divartissant. L'Insulaire. - Voici, je pense, quelqu'un de vos camarades qui vient; je me retire, sans rien attendre de votre coeur. Blaise. - Là , là , ma mie, vous revianrez. Ne vous découragez pas, entendez-vous? L'Insulaire. - Passe pour cela. Blaise. - Adieu, adieu. J'avons affaire. Vous gagnez trop de terrain, et j'en ai honte. Adieu. ScÚne VI La Comtesse, Spinette, Blaise La Comtesse. - Eh bien! que me veut-on? O ciel! que vois-je? par quel enchantement avez-vous repris votre figure naturelle? Je tombe dans un désespoir dont je ne suis plus la maÃtresse. Blaise. - Allons, ma petiote damoiselle, tout bellement, tout bellement. Il ne s'agit ici que d'un petit raccommodage de çarviau. Spinette. - Vous savez, Madame, que tantÎt Fontignac et ce paysan croyaient que nous n'étions petits que parce que nous manquions de raison; et ils croyaient juste cela s'est vérifié. La Comtesse. - Quelles chimÚres! est-ce que je suis folle? Blaise. - Eh oui! morgué, velà cen que c'est. La Comtesse. - Moi, j'ai perdu l'esprit! A quelle extrémité suis-je réduite! Blaise. - Par exemple, j'ons bian avoué que j'étais un ivrogne, moi. Spinette. - Ce n'est que par l'aveu de mes folies que j'ai rattrapé ma raison. Blaise. - Bon, bon, attrapé! Faut qu'alle oublie sa figure! Velà un biau chiffon pour tant courir aprÚs! qu'à pleure sa raison tornée, velà tout. Spinette. - Fontignac a eu autant de peine à me persuader que j'en ai aprÚs vous, ma chÚre maÃtresse; mais je me suis rendue. Blaise. - Pendant qu'un manant comme moi porte l'état d'une criature raisonnable, voulez-vous toujours garder voute état d'animal, une damoiselle de la cour? Spinette. - Ne lui parlez plus de cette malheureuse cour. La Comtesse. - Mes larmes m'empÃÂȘchent de parler. Blaise. - Velà qui est bel et bon; mais il n'y a que voute folie qui en varse voute raison n'en baille pas une goutte, et ça n'avance rian. Spinette. - Cela est vrai. Blaise. - Ne vous fùchez pas, ce n'est que par charité que je vous méprisons. La Comtesse, à Spinette. - Mais de grùce, apprenez-moi mes folies! Spinette. - Eh! Madame, un peu de réflexion. Ne savez-vous pas que vous ÃÂȘtes jeune, belle, et fille de condition? Citez-moi une tÃÂȘte de fille qui ait tenu contre ces trois qualités-là , citez-m'en une. Blaise. - Cette jeunesse, alle est une girouette. Cette qualité rend glorieuse. Spinette. - Et la beauté? Blaise. - Ça fait les femmes si sottes!... La Comtesse. - A votre compte, Spinette, je suis donc une étourdie, une sotte et une glorieuse? Spinette. - Madame, vous comptez si bien, que ce n'est pas la peine que je m'en mÃÂȘle. Blaise. - Ce n'est pas pour des preunes qu'ou ÃÂȘtes si petite. Vous voyez bian qu'on vous a baillé de la marchandise pour voute argent. La Comtesse. - De l'orgueil, de la sottise et de l'étourderie! Blaise. - Oui, ruminez, mùchez bian ça en vous-mÃÂȘme, à celle fin que ça vous sarve de médecaine. La Comtesse. - Enfin, Spinette, je veux croire que tout ceci est de bonne foi; mais je ne vois rien en moi qui ressemble à ce que vous dites. Blaise. - Morgué, pourtant je vous approchons la lantarne assez prÚs du nez. Parlons-li un peu de cette coquetterie. Dans ce vaissiau alle avait la maine d'en avoir une bonne tapée. Spinette. - Aidez-vous, Madame; songez, par exemple, à ce que c'est qu'une toilette. Blaise. - Attendez. Une toilette? n'est-ce pas une table qui est si bian dressée, avec tant de brimborions, oÃÂč il y a des flambiaux, de petits bahuts d'argent et une couvarture sur un miroir? Spinette. - C'est cela mÃÂȘme. Blaise. - Oh! la dame de cheux nous avait la pareille. Spinette. - Vous souvenez-vous, ma chÚre maÃtresse, de cette quantité d'outils pour votre visage qui était sur la vÎtre? Blaise. - Des outils pour son visage! Est-ce que sa mÚre ne li avait pas baillé un visage tout fait? Spinette. - Bon! est-ce que le visage d'une coquette est jamais fini? Tous les jours on y travaille il faut concerter les mines, ajuster les oeillades. N'est-il pas vrai qu'à votre miroir, un jour, un regard doux vous a coûté plus de trois heures à attraper? Encore n'en attrapùtes-vous que la moitié de ce que vous en vouliez; car, quoique ce fût un regard doux, il s'agissait aussi d'y mÃÂȘler quelque chose de fier il fallait qu'un quart de fierté y tempérùt trois quarts de douceur; cela n'est pas aisé. TantÎt le fier prenait trop sur le doux tantÎt le doux étouffait le fier. On n'a pas la balance à la main; je vous voyais faire, et je ne vous regardais que trop. N'allais-je pas répéter toutes vos contorsions? Il fallait me voir avec mes yeux chercher des doses de feu, de langueur, d'étourderie et de noblesse dans mes regards. J'en possédais plus d'un mille qui étaient autant de coups de pistolet, moi qui n'avais étudié que sous vous. Vous en aviez un qui était vif et mourant, qui a pensé me faire perdre l'esprit il faut qu'il m'ait coûté plus de six mois de ma vie, sans compter un torticolis que je me donnai pour le suivre. La Comtesse, soupirant. - Ah! Blaise. - Queu tas de balivarnes! Velà une tarrible condition que d'ÃÂȘtre les yeux d'une coquette! Spinette. - Et notre ajustement! et l'architecture de notre tÃÂȘte, surtout en France oÃÂč Madame a demeuré! et le choix des rubans! Mettrai-je celui-là ? non, il me rend le visage dur. Essayons de celui-ci; je crois qu'il me rembrunit. Voyons le jaune, il me pùlit; le blanc, il m'affadit le teint. Que mettra-t-on donc? Les couleurs sont si bornées, toutes variées qu'elles sont! La coquetterie reste dans la disette; elle n'a pas seulement son nécessaire avec elle. Cependant on essaye, on Îte, on remet, on change, on se fùche; les bras tombent de fatigue, il n'y a plus que la vanité qui les soutient. Enfin on achÚve voilà cette tÃÂȘte en état voilà les yeux armés. L'étourdi à qui tant de grùces sont destinées arrivera tantÎt. Est-ce qu'on l'aime? non. Mais toutes les femmes tirent dessus, et toutes le manquent. Ah! le beau coup, si on pouvait l'attraper! Blaise. - Mais de cette maniÚre-là , vous autres femmes dans le monde qui tirez sur les gens, je comprends qu'ou ÃÂȘtes comme des fusils. Spinette. - A peu prÚs, mon pauvre Blaise. La Comtesse. - Ah ciel! Blaise. - Elle se lamente. C'est la raison qui bataille avec la folie. Spinette. - Ne vous troublez point, Madame; c'est un coeur tout à vous qui vous parle. Malheureusement je n'ai point de mémoire, et je ne me ressouviens pas de la moitié de vos folies. Orgueil sur le chapitre de la naissance Qui sont-ils ces gens-là ? de quelle maison? et cette petite bourgeoise qui fait comparaison avec moi? Et puis cette bonté superbe avec laquelle on salue des inférieurs; cet air altier avec lequel on prend sa place; cette évaluation de ce que l'on est et de ce que les autres ne sont pas. Reconduira-t-on celle-ci? Ne fera-t-on que saluer celle-là ? Sans compter cette rancune contre tous les jolis visages que l'on va détruisant d'un ton nonchalant et distrait. Combien en avez-vous trouvé de boursouflés, parce qu'ils étaient gras? Vous n'accordiez que la peau sur les os à celui qui était maigre. Il y avait un nez sur celui-ci qui l'empÃÂȘchait d'ÃÂȘtre spirituel. Des yeux étaient-ils fiers? ils devenaient hagards. Etaient-ils doux? les voilà bÃÂȘtes. Etaient-ils vifs? les voilà fous. A vingt-cinq ans, on approchait de sa quarantaine. Une petite femme avait-elle des grùces? ah! la bamboche! Etait-elle grande et bien faite? ah! la géante! elle aurait pu se montrer à la foire. Ajoutez à cela cette finesse avec laquelle on prend le parti d'une femme sur des médisances que l'on augmente en les combattant, qu'on ne fait semblant d'arrÃÂȘter que pour les faire courir, et qu'on développe si bien, qu'on ne saurait plus les détruire. La Comtesse. - ArrÃÂȘte, Spinette, arrÃÂȘte, je te prie. Blaise. - Pargué! velà une histoire bian récriative et bian pitoyable en mÃÂȘme temps. Queu bouffon que ce grand monde! Queu drÎle de parfide! Faudrait, morgué! le montrer sur le Pont-Neuf, comme la curiosité. Je voudrais bien retenir ce pot-pourri-là . Toutes sortes d'acabits de rubans, du vart, du gris, du jaune, qui n'ont pas d'amiquié pour une face; une coquetterie qui n'a pas de quoi vivre avec des couleurs; des bras qui s'impatientont; et pis de la vanité qui leur dit Courage! et pis du doux dans un regard, qui se détrempe avec du fiar; et pis une balance pour peser cette marchandise qu'est-ce que c'est que tout ça? Spinette. - Achevez, maÃtre Blaise; cela vaut mieux que tout ce que j'ai dit. Blaise. - Pargué! je veux bian. Tenez, un tiers d'oeillade avec un autre quart; un visage qu'il faut remonter comme un horloge; un étourdi qui viant voir ce visage; des femmes qui vont à la chasse aprÚs cet étourdi, pour tirer dessus; et pis de la poudre et du plomb dans l'oeil; des naissances qui demandont la maison des gens; des bourgeoises de comparaison saugrenue des faces joufflues qui ont de la boursouflure, avec du gras; un arpent de taille qu'on baille à celle-ci pour un quarquier qu'on Îte à celle-là ; de l'esprit qui ne saurait compatir avec un nez, et de la médisance de bon coeur. Y en a-t-il encore? Car je veux tout avoir, pour lui montrer quand alle sera guarie; ça la fera rire. Spinette. - Madame, assurément ce portrait-là a de quoi rappeler la raison. La Comtesse, confuse. - Spinette, il me dessille les yeux; il faut se rendre j'ai vécu comme une folle. Soutiens-moi; je ne sais ce que je deviens. Blaise. - Ah! Spinette, m'amie, velà qui est fait, la marionnette est partie; velà le pus biau jet qui se fera jamais. Spinette. - Ah! ma chÚre maÃtresse, que je suis contente! La Comtesse. - Que je t'ai d'obligation, Blaise; et à toi aussi, Spinette! Blaise. - Morgué; que j'ons de joie! pus de petitesse; je l'ons tuée toute roide. La Comtesse. - Ah! mes enfants, ce qu'il y a de plus doux pour moi dans tout cela, c'est le jugement sain et raisonnable que je porte actuellement des choses. Que la raison est délicieuse! Spinette. - Je vous l'avais promis, et si vous m'en croyez, nous resterons ici. Il ne faut plus nous exposer; les rechutes, chez nous autres femmes, sont bien plus faciles que chez les hommes. Blaise. - Comment, une femme? alle est toujours à moitié tombée. Une femme marche toujours sur la glace. La Comtesse. - Ne craignez rien; j'ai retrouvé la raison ici; je n'en sortirai jamais. Que pourrais-je avoir qui la valût? Blaise. - Rian que des guenilles. PremiÚrement, il y a ici le fils du Gouvarneur, qui est un garçon bian torné. La Comtesse. - TrÚs aimable, et je l'ai remarqué. Spinette. - Il ne vous sera pas difficile d'en ÃÂȘtre aimée. Blaise. - Tenez, il viant ici avec sa soeur. ScÚne VII La Comtesse, Spinette, Blaise, ParmenÚs, Floris Floris. - Que vois-je? Ah! mon frÚre, la jolie personne! Blaise. - C'est pourtant cette bamboche de tantÎt. Spinette. - C'est ma maÃtresse, cette petite femelle que Monsieur avait retenue. ParmenÚs. - Quoi! vous, Madame? La Comtesse. - Oui, Seigneur, c'est moi-mÃÂȘme, sur qui la raison a repris son empire. Floris. - Et mon petit mùle? Blaise. - On travaille à li faire sa taille à ceti-là le Gascon est aprÚs, à ce qu'il nous a dit. . Floris, à la Comtesse. - Je voudrais bien qu'il eût le mÃÂȘme bonheur. Et vous, Madame, l'état oÃÂč vous étiez nous cachait une charmante figure. Je vous demande votre amitié. La Comtesse. - J'allais vous demander la vÎtre, Madame, avec un asile éternel en ce pays-ci. Floris. - Vous ne pouvez, ma chÚre amie, nous faire un plus grand plaisir; et si la modestie permettait à mon frÚre de s'expliquer là -dessus, je crois qu'il en marquerait autant de joie que moi. ParmenÚs. - Doucement, ma soeur. La Comtesse. - Non, Prince, votre joie peut paraÃtre; elle ne risquera point de déplaire. Blaise. - Eh! morgué, à propos, ce n'est pas comme ça qu'il faut répondre; c'est à li à tenir sa morgue, et non pas à vous. C'est les hommes qui font les pimbÃÂȘches, ici, et non pas les femmes. Amenez voute amour, il varra ce qu'il en fera. La Comtesse. - Comment? je ne l'entends pas. Spinette. - Madame, c'est que cela a changé de main. Dans notre pays on nous assiÚge; c'est nous qui assiégeons ici parce que la place en est mieux défendue. Blaise. - L'homme ici, c'est le garde-fou de la femme. La Comtesse. - La pratique de cet usage-là m'est bien neuve; mais j'y ai pensé plus d'une fois en ma vie, quand j'ai vu les hommes se vanter des faiblesses des femmes. Floris. - Ainsi, ma chÚre amie, si vous aimiez mon frÚre, ne faites point de façon de lui en parler. Spinette. - Oui, oui, cela est extrÃÂȘmement juste. La Comtesse. - Cela m'embarrasse un peu. Spinette. - Prenez garde, j'ai pensé retomber avec ces petites façons-là . La Comtesse. - Comme vous voudrez. Floris. - Mon frÚre, Madame est instruite de nos usages, et elle a un secret à vous confier. Souvenez-vous qu'elle est étrangÚre, et qu'elle mérite plus d'égards qu'une autre. Pour moi, qui ne veux savoir les secrets de personne, je vous laisse. Blaise. - Je sis discret itou, moi. Spinette. - Et moi aussi, et je sors. Blaise. - Allons voir si voute petit mùle de tantÎt est bian avancé. Floris, à la Comtesse. - Je le souhaite beaucoup. Adieu, chÚre belle-soeur. ScÚne VIII La Comtesse, ParmenÚs ParmenÚs. - Je suis charmé, Madame, des noms caressants que ma soeur vous donne, et de l'amitié qui commence si bien entre vous deux. La Comtesse. - Je n'ai rien vu de si aimable qu'elle, et... toute sa famille lui ressemble. ParmenÚs. - Nous vous sommes obligés de ce sentiment; mais vous avez, dit-on, un secret à me confier. La Comtesse soupire. - Hem! oui. ParmenÚs. - De quoi s'agit-il, Madame? Serait-ce quelque service que je pourrais vous rendre? Il n'y a personne ici qui ne s'empresse à vous ÃÂȘtre utile. La Comtesse. - Vous avez bien de la bonté. ParmenÚs. - Parlez hardiment, Madame. La Comtesse. - Les lois de mon pays sont bien différentes des vÎtres. ParmenÚs. - Sans doute que les nÎtres vous paraissent préférables? La Comtesse. - Je suis pénétrée de leur sagesse; mais... ParmenÚs. - Quoi! Madame? achevez. La Comtesse. - J'étais accoutumée aux miennes, et l'on perd difficilement de mauvaises habitudes. ParmenÚs. - DÚs que la raison les condamne, on ne saurait y renoncer trop tÎt. La Comtesse. - Cela est vrai, et personne ne m'engagerait plus vite à y renoncer que vous. ParmenÚs. - Voyons, puis-je vous y aider? Je me prÃÂȘte autant que je puis à cette difficulté qui vous reste encore. La Comtesse. - Vous la nommez bien; elle est vraiment difficulté. Mais, Prince, ne pensez-vous rien, vous-mÃÂȘme? ParmenÚs. - Nous autres hommes, ici, nous ne disons point ce que nous pensons. La Comtesse. - Faites pourtant réflexion que je suis étrangÚre, comme on vous l'a dit. Il y a des choses sur lesquelles je puis n'ÃÂȘtre pas encore bien affermie. ParmenÚs. - Eh! quelles sont-elles? Donnez-m'en seulement l'idée; aidez-moi à savoir ce que c'est. La Comtesse. - Si j'avais de l'inclination pour quelqu'un, par exemple? ParmenÚs. - Eh bien! cela n'est pas défendu l'amour est un sentiment naturel et nécessaire; il n'y a que les vivacités qu'il en faut régler. La Comtesse. - Mais cette inclination, on m'a dit qu'il faudrait que je l'avouasse à celui pour qui je l'aurais. ParmenÚs. - Nous ne vivons pas autrement ici; continuez, Madame. Avez-vous du penchant pour quelqu'un? La Comtesse. - Oui, Prince. ParmenÚs. - Il y a toute apparence qu'on n'y sera pas insensible. La Comtesse. - Me le promettez-vous? ParmenÚs. - On ne saurait répondre que de soi. La Comtesse. - Je le sais bien. ParmenÚs. - Et j'ignore pour qui votre penchant se déclare. La Comtesse. - Vous voyez bien que ce n'est pas pour un autre. Ah! ParmenÚs. - Cessez de rougir, Madame; vous m'aimez et je vous aime. Que la franchise de mon aveu dissipe la peine que vous a fait le vÎtre. La Comtesse. - Vous ÃÂȘtes aussi généreux qu'aimable. ParmenÚs. - Et vous, aussi aimée que vous ÃÂȘtes digne de l'ÃÂȘtre. Je vous réponds d'avance du plaisir que vous ferez à mon pÚre quand vous lui déclarerez vos sentiments. Rien ne lui sera plus précieux que l'état oÃÂč vous ÃÂȘtes, et que la durée de cet état par votre séjour ici. Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, Madame. Vous et les vÎtres, vous m'appelez Prince, et je me suis fait expliquer ce que ce mot-là signifie; ne vous en servez plus. Nous ne connaissons point ce titre-là ici; mon nom est ParmenÚs, et l'on ne m'en donne point d'autre. On a bien de la peine à détruire l'orgueil en le combattant. Que deviendrait-il, si on le flattait? Il serait la source de tous les maux. Surtout que le ciel en préserve ceux qui sont établis pour commander, eux qui doivent avoir plus de vertus que les autres, parce qu'il n'y a point de justice contre leurs défauts. ScÚne IX ParmenÚs, La Comtesse, Fontignac Fontignac. - Ah! Madame, je vous réconnais; mes yeux rétrouvent cé qu'il y avait dé plus charmant dans lé monde! Voilà la prémiéré fois dé ma vie qué j'ai vu la beauté et la raison ensemble. Permettez, Seigneur, qué j'emmÚne Madame; l'esprit dé son frÚre fait lé mutin, il régimbe; sa folie est ténace, et j'ai bésoin dé troupes auxiliaires. ParmenÚs. - Allez, Madame, n'épargnez rien pour le tirer d'affaire. Fontignac. - Il y aura dé la vésogne aprÚs lui; car c'est une cervelle dé courtisan. Acte III ScÚne premiÚre La Comtesse, Floris, Le Courtisan, Fontignac, Spinette, Blaise La Comtesse, au Courtisan. - Oui, mon frÚre, rendez-vous aux exemples qui vous frappent; vous nous voyez tous rétablis dans l'état oÃÂč nous étions; cela ne doit-il pas vous persuader? Moi qui vous parle, voyez ce que je suis aujourd'hui; reconnaissez-vous votre soeur à l'aveu franc qu'elle a fait de ses folies? M'auriez-vous cru capable de ce courage-là ? Pouvez-vous vous empÃÂȘcher de l'estimer, et ne me l'enviez-vous pas vous-mÃÂȘme? Blaise. - Eh! morgué, il n'y a qu'à ouvrir les yeux pour nous admirer, sans compter que velà Mademoiselle qui est la propre fille du Gouverneur et qui n'attend que la revenue de votre parsonne pour vous entretenir de vos beaux yeux ce qui vous sera bian agriable à entendre. Floris. - Oui, donnez-moi la joie de vous voir comme je m'imagine que vous serez. Sortez de cet état indigne de vous, oÃÂč vous ÃÂȘtes comme enseveli. Fontignac. - Si vous savez le plaisir qui vous attend dans le plus profond de vous-mÃÂȘme! Blaise. - Velà noute médecin de guari; il en embrasse tout le monde; il est si joyeux, qu'il a pensé étouffer un passant. Quand est-ce donc que vous nous étoufferez itou? Il n'y a pus que vous d'ostiné, avec ce faiseur de vars, qui est rechuté, et ce petit glorieux de phisolophe, qui est trop sot pour s'amender, et qui raisonne comme une cruche. La Comtesse. - Allons, mon frÚre, n'hésitez plus, je vous en conjure. Spinette. - Il en faut venir là , Monsieur. Il n'y a pas moyen de faire autrement. Le Courtisan. - Quelle situation! Blaise. - Que faire à ça? Quand je songe que voute soeur a bian pu endurer l'avanie que je li avons faite; la velà pour le dire. Demandez-li si je l'avons marchandée, et tout ce qu'alle a supporté dans son pauvre esprit, et les bÃÂȘtises dont je l'avons blùmée; demandez-li le houspillage. Floris. - Eh bien! nous en croirez-vous? Le Courtisan. - Ah! Madame, quel événement! je vous demande en grùce de vouloir bien me laisser un moment avec Fontignac. La Comtesse. - Oui, mon frÚre, nous allons vous quitter; mais, au nom de notre amitié, ne résistez plus. Fontignac, à Blaise, à part. - Blaise, né vous éloignez pas, pour mé prÃÂȘter main-forte si j'en ai bésoin. Blaise. - Non, je rÎderons à l'entour d'ici. ScÚne II Le Courtisan, Fontignac Le Courtisan. - Je t'avoue, Fontignac, que je me sens ébranlé. Fontignac. - Jé lé crois la raison et vous, dans lé fond, vous n'ÃÂȘtes vrouillés qué faute dé vous entendre. Le Courtisan. - Est-il vrai que ma soeur est convenue de toutes les folies dont elle parle? Fontignac. - L'histoiré rapporte qu'elle en a fait l'aveu d'une maniÚre exemplaire, en vérité. Le Courtisan. - Elle qui était si glorieuse, comment a-t-elle souffert cette confusion-là ? Fontignac. - On dit en effet qué son ùme d'abord était en travail. Grand nombre d'exclamations OÃÂč en suis-je? On rougissait. Il est venu des larmes, un peu dé découragément, dé pétites colÚres brochant sur le tout. La vanité défendait le logis; mais enfin la raison l'a serrée dé si prÚs, qu'elle l'a, comme on dit, jetée par les fenÃÂȘtres, et jé régarde déjà la vÎtre commé sautée. Le Courtisan. - Mais dis-moi de quoi tu veux que je convienne; car voilà mon embarras. Fontignac. - Jé vous fais excuse; vous ÃÂȘtes fourni; votre emvarras né peut vénir qué dé l'avondancé du sujet. Le Courtisan. - Moi, je ne me connais point de ces faiblesses, de ces extravagances dont on peut rougir; je ne m'en connais point. Fontignac. - Eh bien! jé vous mettrai en pays dé connaissance! Le Courtisan. - Vous plaisantez, sans doute, Fontignac? Fontignac. - Moi, plaisanter dans lé ministÚre qué j'exerce, quand il s'agit dé guérir un avugle! Vous n'y pensez pas. Le Courtisan. - OÃÂč est-il donc cet aveugle? Fontignac. - Monsieur, avrégeons; la vie est courte; parlons d'affaire. Le Courtisan. - Ah! tu m'inquiÚtes. Que vas-tu me dire? Je n'aime pas les critiques. Fontignac. - Jé vous prends sur lé fait. Actuellément vous préludez par une petitesse. Il en est dé vous commé dé ces vases trop pleins; on né peut les rémuer qu'ils né répandent. Le Courtisan. - Voudriez-vous bien me dire quelle est cette faiblesse par laquelle je prélude? Fontignac. - C'est la peur qué vous avez qué jé né vous épluche. N'avez-vous jamais vu d'enfant entre les bras dé sa nourrice? Connaissez-vous lé hochet dont elle agite les grelots pour réjouir lé poupon avecqué la chansonnette? Qué vous ressemvlez bien à cé poupon, vous autres grands seignurs! Régardez ceux qui vous approchent, ils ont tous lé hochet à la main; il faut qué lé grélot joue, et qué sa chansonnette marché. Vous mé régardez? Qué pensez-vous? Le Courtisan. - Que vous oubliez entiÚrement à qui vous parlez. Fontignac. - Eh! cadédis, quittez la bavette; il est bien temps qué vous soyez sévré. Le Courtisan. - Voilà un faquin que je ne reconnais pas. OÃÂč est donc le respect que tu me dois? Fontignac. - Lé respect qué vous démandez, voyez-vous, c'est lé sécouement du grélot; mais j'ai perdu lé hochet. Le Courtisan. - Misérable! Fontignac. - Plus dé quartier, sandis. Quand un homme a lé bras disloqué, né faut-il pas lé rémettre? Céla s'en va-t-il sans doulur? et né va-t-on pas son train? Cé n'est pas le bras à vous, c'est la tÃÂȘte qu'il faut vous rémettre! tÃÂȘte dé coutisan, cadédis, qué jé vous garantis aussi disloquée à sa façon, qu'aucun bras lé peut ÃÂȘtre. Vous criérez Mais jé vous aime, et jé vous avertis qué jé suis sourd. Le Courtisan. - Si j'en croyais ma colÚre... Fontignac. - Eh! cadédis, qu'en feriez-vous? Lé moucheron à présent vous combattrait à force égale. Le Courtisan. - Retirez-vous, insolent que vous ÃÂȘtes, retirez-vous. Fontignac. - Pour lé moins entamons lé sujet. Le Courtisan. - Laissez-moi, vous dis-je; mon plus grand malheur est de vous voir ici. ScÚne III Le Courtisan, Fontignac, Blaise Blaise. - Queu tintamarre est-ce que j'entends là ? En dirait d'un papillon qui bourdonne. Qu'avez-vous donc qui vous fùche? Le Courtisan. - C'est ce coquin que tu vois qui vient de me dire tout ce qu'il y a de plus injurieux au monde. Fontignac et Blaise se font des mines d'intelligence. Blaise. - Qui, li? Fontignac. - Hélas! maÃtré Blaise, vous savez lé dessein qué j'avais. Monsieur a cru qué jé l'avais piqué, quand jé né faisais encore qu'approcher ma lancetté pour lui tirer lé mauvais sang que vous lui connaissez. Blaise. - C'est qu'ou ÃÂȘtes un maladroit; il a bian fait de retirer le bras. Le Courtisan. - La vue de cet impudent-là m'indigne. Blaise. - Jarnigué! et moi itou. Il li appartient bian de fùcher un mignard comme ça, à cause qu'il n'est qu'un petit bout d'homme. Eh bian, qu'est-ce? Moyennant la raison, il devianra grand. Le Courtisan. - Eh! je t'assure que ce n'est pas la raison qui me manque. Blaise. - Eh! morgué, quand alle vous manquerait, j'en avons pour tous deux, moi; ne vous embarrassez pas. Le Courtisan. - Quoi qu'il en soit, je te suis obligé de vouloir bien prendre mon parti. Blaise. - Tenez, il m'est obligé, ce dit-il. Y a-t-il rian de si honnÃÂȘte? Il n'est déjà pus si glorieux comme dans ce vaissiau oÃÂč il ne me regardait pas. Morgué, ça me va au coeur allons, qu'en se mette à genoux tout à l'heure pour li demander pardon, et qu'an se baisse bian bas pour ÃÂȘtre à son niviau. Le Courtisan. - Qu'il ne m'approche pas. Blaise, à Fontignac. - Mais, malheureux; que li avez-vous donc dit, pour le rendre si rancunier? Fontignac. - Il né m'a pas donné lé temps, vous dis-je. Quand vous ÃÂȘtes vénu, jé né faisais que peloter; jé lé préparais. Blaise, au Courtisan. - Faut que j'accomode ça moi-mÃÂȘme; mais comme je ne savons pas voute vie, je le requiens tant seulement pour m'en bailler la copie. Vous le voulez bian? Je manierons ça tout doucettement, à celle fin que ça ne vous apporte guÚre de confusion. Allons, Monsieur de Fontignac, s'il y a des bÃÂȘtises dans son histoire, qu'en les raconte bian honnÃÂȘtement. OÃÂč en étiez-vous? Le Courtisan. - Je ne saurais souffrir qu'il parle davantage. Blaise. - Je ne prétends pas qu'il vous parle à vous, car il n'en est pas daigne; ce sera à moi qu'il parlera à l'écart. Fontignac. - J'allais tomber sur les emprunts dé Monsieur. Le Courtisan. - Et que t'importent mes emprunts, dis? Blaise, au Courtisan. - Ne faites donc semblant de rian. A Fontignac. Vous rapportez des emprunts qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'on rende? Fontignac. - Sans doute; mais il était trop généreux pour payer ses dettes. Blaise. - Tenez, cet étourdi qui reproche aux gens d'ÃÂȘtre généreux! Au Courtisan. Stapendant je n'entends pas bian cet acabit de générosité-là ; alle a la phisolomie un peu friponne. Le Courtisan. - Je ne sais ce qu'il veut dire. Fontignac. - Jé m'expliqué c'est qué Monsieur avait lé coeur grand. Blaise. - Le coeur grand! Est-ce que tout y tenait? le bian de son prochain et le sian? Fontignac. - Tout juste. Les grandes ùmes donnent tout, et né restituent rien, et la noblessé dé la sienne étouffait sa justice. Blaise, au Courtisan. - Eh! j'aimerais mieux que ce fût la justice qui eût étouffé la noblesse. Fontignac. - D'autant plus qué cetté noblesse est cause qué l'on rafle la tavlé dé ses créanciers pour entréténir la magnifience dé la sienne. Blaise, au Courtisan. - Qu'est-ce que c'est que cette avaleuse de magnificence? ça ressemble à un brochet dans un étang. Vous n'avez pas été si méchamment goulu que ça, peut-ÃÂȘtre? Le Courtisan, triste. - J'ai fait tout ce que j'ai pu pour éviter cet inconvénient-là . Blaise. - Hum! vous varrez qu'ou aurez grugé queuque poisson. Fontignac. - Là -bas si vous l'aviez vu caresser tout lé monde, et verbiager des compliments, promettré tout et né ténir rien! Le Courtisan. - J'entends tout ce qu'il dit. Blaise. - C'est qu'il parle trop haut. Il me chuchote qu'ou étiez un donneur de galbanum; mais il ne sait pas qu'ou l'entendez. Fontignac. - Qué dités-vous dé ces gens qui n'ont qué des mensonges sur lé visage? Blaise, au Courtisan. - Morgué! je vous en prie, ne portez plus comme ça des bourdes sur la face. Fontignac. - Des gens dont les yeux ont pris l'arrangement dé dire à tout lé monde Jé vous aime?... Blaise, au Courtisan. - Ca est-il vrai que vos yeux ont arrangé de vendre du noir? Fontignac. - Des gens enfin qui, tout en emvrassant lé suvalterne, né lé voient seulement pas. Cé sont des caresses machinales, des bras à ressort qui d'eux-mÃÂȘmes viennent à vous sans savoir cé qu'ils font. Blaise, au Courtisan. - Ahi! ça me fùche. Il dit qué vos bras ont un ressort avec lequeul ils embrassont les gens sans le faire exprÚs. Cassez-moi ce ressort-là ; en dirait d'un torne-broche quand il est monté. Fontignac. - Cé sont des paroles qui leur tombent dé la bouche; des ritournelles, dont cependant l'inférieur va sé vantant, et qui lui donnent lé plaisir d'en devenir plus sot qu'à l'ordinaire. Blaise. - Velà de sottes gens que ces sots-là ! Qu'en dites-vous? A-t-il raison? Le Courtisan. - Que veux-tu que je lui réponde, dÚs qu'il a perdu tout respect pour un homme de ma condition? Blaise. - Morgué, Monsieur de Fontignac, ne badinez pas sur la condition. Fontignac. - Jé né parle qué dé l'homme, et non pas du rang. Blaise. - Ah! ça est honnÃÂȘte, et vous devez ÃÂȘtre content de la diffarance; car velà , par exemple, un animal chargé de vivres et bian! les vivres sont bons, je serais bian fùché d'en médire; mais de ceti-là qui les porte, il n'y a pas de mal à dire que c'est un animal, n'est-ce pas? Fontignac. - Si Monsieur lé permettait, jé finirais par lé récit dé son amitié pour ses égaux. Blaise, au Courtisan. - De l'amiquié? oui-da, baillez-li cette libarté-là , ça vous ravigotera. Fontignac. - Un jour vous vous trouviez avec un dé ces Messieurs. Jé vous entendais vous entréfriponner tous deux. Rien dé plus affétueux qué vos témoignages d'affétion réciproque. Jé tùchai dé réténir vos paroles, et j'en traduisis un pétit lamveau. Sandis! lui disiez-vous, jé n'estime à la cour personne autant qué vous; jé m'en fais fort, jé lé dis partout, vous devez lé savoir; cadédis, j'aime l'honnur, et vous en avez. De ces discours en voici la traduction Maudit concurrent dé ma fortune, jé té connais, tu né vaux rien; tu mé perdrais si tu pouvais mé perdre, et tu penses qué j'en ferais dé mÃÂȘme. Tu n'as pas tort; mais né lé crois pas, s'il est possible. Laissé-toi duper à mes expressions. Jé mé travaille pour en trouver qui té persuadent, et jé mé montre persuadé des tiennes. Allons, tùche dé mé croire imvécile, afin dé lé dévenir à ton tour; donné-moi ta main, qué la mienne la serre. Ah! sandis, qué jé t'aime! Régarde mon visage et touté la tendressé dont jé lé frelate. Pense qué jé t'affétionne, afin dé né mé plus craindre. Dé grùce, maudit fourbe, un peu dé crédulité pour ma mascarade. Permets qué jé t'endorme, afin qué jé t'en égorge plus à mon aise. Blaise. - Tout ça ne voulait donc dire qu'un coup de coutiau? Ou avez donc le coeur bien traÃtreux, vous autres! Le Courtisan. - Aujourd'hui il dit du mal de moi; autrefois il faisait mon éloge. Fontignac. - Ah! lé fourbe qué j'étais! Monsieur, jé les ai pleuré ces éloges, jé les ai pleuré, lé coquin vous louait, et né vous en estimait pas davantagé. Blaise. - Ça est vrai, il m'a dit qu'il vous attrapait comme un innocent. Fontignac. - Jé vous berçais, vous dis-jé. Jé vous voyais affamé dé dupéries, vous en démandiez à tout le monde donnez-m'en. Jé vous en donnais, jé vous en gonflais, j'étais à mÃÂȘme la fiction mé fournissait mes matiÚres; c'était lé moyen dé n'en pas manquer. Le Courtisan. - Ah! que viens-je d'entendre? Fontignac, à Blaise. - Cet emvarras qui lé prend serait-il l'avant-coureur de la sagesse? Blaise. - Faut savoir ça. Au Courtisan. Voulez-vous à cette heure qu'il vous demande pardon? Etes-vous assez robuste pour ça? Le Courtisan. - Non, il n'est plus nécessaire. Je ne le trouve plus coupable Blaise. - Tout de bon? A Fontignac. Chut! ne dites mot; regardez aller sa taille, alle court la poste. Ahi! encore un chiquet; courage! Que ces courtisans ont de peine à s'amender! Bon! le velà à point velà le niviau. Il le mesure avec lui. Le Courtisan, qui a rÃÂȘvé, leur tend la main à tous deux. - Fontignac, et toi, mon ami Blaise, je vous remercie tous deux. Blaise. - Oh! oh! vous vous amendiez donc en tapinois? Morgué! vous revenez de loin! Fontignac. - Sandis; j'en suis tout extasié; il faut qué jé vous quitte, pour en porter la nouvelle à la fille du Gouvernur. Blaise, à Fontignac. - C'est bian dit, courez toujours. Au Courtisan. Alle vous aimera comme une folle. ScÚne IV Le Courtisan, Blaise, Blectrue, Le PoÚte, Le Philosophe Blectrue. - ArrÃÂȘte! arrÃÂȘte! Le Courtisan se saisit du Philosophe et Blaise du PoÚte. Blaise. - D'oÃÂč viant donc ce tapage-là ? Blectrue. - C'est une chose qui mérite une véritable compassion. Il faut que les dieux soient bien ennemis de ces deux petites créatures-là ; car ils ne veulent rien faire pour elles. Le Courtisan, au Philosophe. - Quoi! vous, Monsieur le philosophe, vous, plus incapable que nous de devenir raisonnable, pendant qu'un homme de cour, peut-ÃÂȘtre de tous les hommes le plus frappé d'illusion et de folie, retrouve la raison? Un philosophe plus égaré qu'un courtisan! Qu'est-ce que c'est donc qu'une science oÃÂč l'on puise plus de corruption que dans le commerce du plus grand monde? Le Philosophe. - Monsieur, je sais le cas qu'un courtisan en peut faire mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de cet impertinent-là qui a l'audace de faire des vers oÃÂč il me satirise. Blectrue. - Si vous appelez cela des vers, il en a fait contre nous tous en forme de requÃÂȘte, qu'il adressait au Gouverneur, en lui demandant sa liberté; et j'y étais moi-mÃÂȘme accommodé on ne peut pas mieux. Blaise. - Misérable petit faiseur de varmine! C'est un var qui en fait d'autres mais morgué! que vous avais-je fait pour nous mettre dans une requÃÂȘte qui nous blùme? Le PoÚte. - Moi, je ne vous veux pas de mal. Le Courtisan. - Pourquoi donc nous en faites-vous? Le PoÚte. - Point du tout; ce sont des idées qui viennent et qui sont plaisantes; il faut que cela sorte; cela se fait tout seul. Je n'ai fait que les écrire, et cela aurait diverti le Gouverneur, un peu à vos dépens, à la vérité; mais c'est ce qui en fait tout le sel; et à cause que j'ai mis quelque épithÚte un peu maligne contre le Philosophe, cela l'a mis en colÚre. Voulez-vous que je vous en dise quelques morceaux? Ils sont heureux. Le Philosophe. - PoÚte insolent! Le PoÚte, se débattant entre les mains du Courtisan. - Il faut que mon épigramme soit bonne, car il est bien piqué. Le Courtisan. - Faire des vers en cet état-là ! cela n'est pas concevable. Blaise. - Faut que ce soit un acabit d'esprit enragé. Le Courtisan. - Ils se battront, si on les lùche. Blectrue. - Vraiment je suis arrivé comme ils se battaient; j'ai voulu les prendre, et ils se sont enfui mais je vais les séparer et les remettre entre les mains de quelqu'un qui les gardera pour toujours. Tout ce qu'on peut faire d'eux, c'est de les nourrir, puisque ce sont des hommes, car il n'est pas permis de les étouffer. Donnez-moi-les, que je les confie à un autre. Le Philosophe. - Qu'est-ce que cela signifie? Nous enfermer? je ne le veux point. Blaise. - Tenez, ne velà -t-il pas un homme bian peigné pour dire je veux! Le Philosophe. - Ah! tu parles, toi, manant. Comment t'es-tu guéri? Blaise. - En devenant sage. Aux autres. Laissez-nous un peu dire. Le Philosophe. - Et qu'est-ce que c'est que cette sagesse? Blaise. - C'est de n'ÃÂȘtre pas fou. Le Philosophe. - Mais je ne suis pas fou, moi; et je ne guéris pourtant pas. Le PoÚte. - Ni ne guériras. Blaise, au poÚte. - Taisez-vous, petit sarpent. Au Philosophe. Vous dites que vous n'ÃÂȘtes pas fou, pauvre rÃÂȘveux qu'en savez-vous si vous ne l'ÃÂȘtes pas? Quand un homme est fou, en sait-il queuque chose? Blectrue. - Fort bien. Le Philosophe. - Fort mal; car ce manant est donc fou aussi. Blaise. - Eh! pourquoi ça? Le Philosophe. - C'est que tu ne crois pas l'ÃÂȘtre. Blaise. - Eh bian! morgué, me velà pris; il a si bian ravaudé ça que je n'y connais pus rian; j'ons peur qu'il ne me gùte. Le Courtisan. - Crois-moi, ne te joue point à lui. Ces gens-là sont dangereux. Blaise. - C'est pis que la peste. Emmenez ce marchand de çarvelle, et fourrez-moi ça aux Petites-Maisons ou bian aux Incurables. Le Philosophe. - Comment, on me fera violence? Blectrue. - Allons, suivez-moi tous deux. Le PoÚte. - Un poÚte aux Petites-Maisons! Blaise. - Eh! pargué, c'est vous mener cheux vous. Blectrue. - Plus de raisonnement, il faut qu'on vienne. Blaise. - Ça fait compassion. Au Courtisan, à part. Tenez-vous grave, car j'aparçois la damoiselle d'ici qui vous contemple. Souvenez-vous de voute gloire, et aimez-la bian fiarement. ScÚne V Floris, le Courtisan, Blaise Floris. - Enfin, le ciel a donc exaucé nos voeux. Le Courtisan. - Vous le voyez, Madame. Blaise. - Ah! c'était biau à voir! Floris. - Que vous ÃÂȘtes aimable de cette façon-là ! Le Courtisan. - Je suis raisonnable, et ce bien-là est sans prix; mais, aprÚs cela, rien ne me flatte tant, dans mon aventure, que le plaisir de pouvoir vous offrir mon coeur. Blaise. - Ah! nous y velà avec son coeur qui va bailler... Apprenez-li un peu son devoir de criauté. Le Courtisan. - De quoi ris-tu donc? Blaise. - De rian, de rian; vous en aurez avis. Dites, Madame; je m'arrÃÂȘte ici pour voir comment ça fera. Floris. - Vous m'offrez votre coeur, et c'est à moi à vous offrir le mien. Le Courtisan. - Je me rappelle en effet d'avoir entendu parler ma soeur dans ce sens-là . Mais en vérité, Madame, j'aurais bien honte de suivre vos lois là -dessus quand elles ont été faites, vous n'y étiez pas; si on vous avait vue, on les aurait changées. Blaise. - Tarare! on en aurait vu mille comme elle, que ça n'aurait rian fait. Guarissez de cette autre infirmité-là . Floris. - Je vous conjure, par toute la tendresse que je sens pour vous, de ne me plus tenir ce langage-là . Blaise. - Ça nous ravale trop je sommes ici la force, et velà la faiblesse. Floris. - Souvenez-vous que vous ÃÂȘtes un homme, et qu'il n'y aurait rien de si indécent qu'un abandon si subit à vos mouvements. Votre coeur ne doit point se donner; c'est bien assez qu'il se laisse surprendre. Je vous instruis contre moi; je vous apprends à me résister, mais en mÃÂȘme temps à mériter ma tendresse et mon estime. Ménagez-moi donc l'honneur de vous vaincre; que votre amour soit le prix du mien, et non pas un pur don de votre faiblesse n'avilissez point votre coeur par l'impatience qu'il aurait de se rendre; et pour vous achever l'idée de ce que vous devez ÃÂȘtre, n'oubliez pas qu'en nous aimant tous deux, vous devenez, s'il est possible, encore plus comptable de ma vertu que je ne la suis moi-mÃÂȘme. Blaise. - Pargué! vélà des lois qui connaissont bian la femme, car ils ne s'y fiont guÚre. Le Courtisan. - Il faut donc se rendre à ce qui vous plaÃt, Madame? Floris. - Oui, si vous voulez que je vous aime. Le Courtisan, avec transport. - Si je le veux, Madame? mon bonheur... Floris. - ArrÃÂȘtez, de grùce, je sens que je vous mépriserais. Blaise. - Tout bellement; tenez voute amour à deux mains vous allez comme une brouette. Floris. - Vous me forcerez à vous quitter. Le Courtisan. - J'en serais bien fùché. Blaise. - Que ne dites-vous que vous en serez bien aise? Le Courtisan. - Je ne saurais parler comme cela. Floris. - Vous ne sauriez donc vous vaincre? Adieu, je vous quitte; mon penchant ne serait plus raisonnable. Blaise. - Ne vélà -t-il pas encore une taille qui va dégringoler? Le Courtisan, à Floris qui s'en va. - Madame, écoutez-moi quoique vous vous en alliez, vous voyez bien que je ne vous arrÃÂȘte point; et assurément vous devez, ce me semble, ÃÂȘtre contente de mon indifférence. Quand mÃÂȘme vous vous en iriez tout à fait, j'aurais le courage de ne vous point rappeler. Floris. - Cette indifférence-là ne me rebute point; mais je ne veux point la fatiguer à présent, et je me retire. ScÚne VI Le Courtisan, Blaise Le Courtisan, soupirant. - Ah! Blaise. - Ne bougez pas; consarvez voute dignité humaine; aussi bian, je vous tians par le pourpoint. Le Courtisan. - Mais, mon cher Blaise, elle est pourtant partie. Blaise. - Qu'alle soit; alle a d'aussi bonnes jambes pour revenir que pour s'en aller. Le Courtisan. - Si tu savais combien je l'aime! Blaise. - Ah! je vous parmets de me conter ça à moi, et il n'y a pas de mal à l'aimer en cachette; ça est honnÃÂȘte; et mÃÂȘmement ils disont ici que pus en aime sans le dire, et pus ça est biau; car en souffre biaucoup, et c'est cette souffrance-là qui est daigne de nous, disont-ils. Cheux nous les femmes de bian ne font pas autre chose. N'avons-je pas une maÃtresse itou, moi? une jolie fille, qui me poursuit avec des civilités et de petits mots qui sont si friands? Mais, morgué, je me tians coi. Je vous la rabroue, faut voir! Alle n'aura la consolation de me gagner que tantÎt. Morgué! tenez, je l'aparçois qui viant à moi. Je vas tout à cette heure vous enseigner un bon exemple. Je sis pourtant affollé d'elle. Stapendant, regardez-moi mener ça. Voyez la suffisance de mon comportement. Boutez-vous là , sans mot dire. ScÚne VII Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire Fontignac, au Courtisan. - Permettez, Monsieur, qué jé parle à Blaise, et lui présente une réquÃÂȘte dont voici lé sujet. En montrant l'insulaire. Blaise. - Ah! ah! Monsieur de Fontignac, ou ÃÂȘtes un fin marle, vous voulez me prendre sans vart. Eh bian! le sujet de voute requÃÂȘte, à quoi prétend-il! Fontignac. - D'abord à votre coeur, ensuite à votre main. L'Insulaire. - Voilà ce que c'est. Blaise. - C'est coucher bien gros tout d'une fois. Voilà bian des affaires. Traite-t-on du coeur d'un homme comme de ceti-là d'une femme? faut bian d'autres çarimonies. Fontignac. - Jé mé suis pourtant fait fort dé votré consentement. L'Insulaire. - J'ai compté sur l'amitié que vous avez pour Fontignac. Blaise. - Oui; mais voute compte n'est pas le mian j'avons une autre arusmétique. Fontignac. - Né vous en défendez point. Il est temps qué votre modestie cÚde la victoire. Jé sais qu'ellé vous plaÃt, cetté tendre et charmante fille. Blaise. - Eh! mais, en vérité, taisez-vous donc, vous n'y songez pas. Il me viant des rougeurs que je ne sais oÃÂč les mettre. L'Insulaire. - Mon dessein n'est pas de vous faire de la peine et s'il est vrai que vous ne puissiez avoir du retour... Blaise. - Je ne dis pas ça. Fontignac. - Achévons donc. Qué tant dé mérite vous touche! Blaise, au Courtisan. - En avez-vous assez vu? Ca commence à me rendre las. Je vais signer la requÃÂȘte. Le Courtisan. - Finis. Fontignac. - L'ami Blaise, j'entends qué Monsieur vous encourage. Blaise, à l'Insulaire. - Morgué! il n'y a donc pus de répit; ou ÃÂȘtes bian pressée, ma mie? L'Insulaire. - N'est-ce pas assez disputer? Blaise. - Eh bian! ce coeur, pisque vous le voulez tant, ou avez bian fait de le prendré, car, jarnicoton! je ne vous l'aurais pas baillé. L'Insulaire. - Me voilà contente. Blaise, voyant Floris. - Tant mieux. Mais ne causons pus; velà une autre amoureuse qui viant. Au Courtisan. Préparez-li une bonne moue, et regardéz-moi-la par-dessus les épaules. ScÚne VIII Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire, Floris Floris. - Je reviens. Je n'étais sortie que pour vous éprouver, et vous n'avez que trop bien soutenu cette épreuve. Votre indifférence mÃÂȘme commence à m'alarmer. Le Courtisan la regarde sans rien dire. Blaise, à Floris. - Vous n'ÃÂȘtes pas encore si malade. Floris. - Faites-moi la grùce de me répondre. Le Courtisan. - J'aurais peur de finir vos alarmes, que je ne hais point. Blaise. - Ca est bon; ça tire honnÃÂȘtement à sa fin. Floris. - Mes alarmes que vous ne haïssez point? Expliquez-vous plus clairement. Le Courtisan la regarde sans répondre. Blaise. - Morgué! velà des yeux bian clairs! Floris. - Ils me disent que vous m'aimez. Blaise. - C'est qu'ils disent ce qu'ils savent. Fontignac. - Cé sont des échos. Floris. - Les en avouez-vous? Le Courtisan. - Vous le voyez bien. Blaise. - Ca est donc bùclé? Floris. - Oui, cela est fait en voilà assez; et je me charge du reste auprÚs de mon pÚre. Fontignac. - Vous n'irez pas lé chercher, car il entre. ScÚne IX Le Gouverneur, ParmenÚs, Floris, L'Insulaire, Le Courtisan, La Comtesse, Fontignac, Spinette, Le Paysan La Comtesse. - Oui, Seigneur, mettez le comble à vos bienfaits je vous ai mille obligations; joignez-y encore la grùce de m'accorder votre fils. Le Gouverneur. - Vous lui faites honneur, et je suis charmé que vous l'aimiez. La Comtesse. - Tendrement. Blaise. - En rirait bian dans noute pays de voir ça. Le Gouverneur. - Mais c'est pourtant à vous à décider, mon fils; aimez-vous Madame? ParmenÚs, honteusement. - Oui, mon pÚre. Floris. - J'ai besoin de la mÃÂȘme grùce, mon pÚre, et je vous demande AlvarÚs. Le Gouverneur. - Je consens à tout. En montrant Spinette. Et cette jolie fille? Blaise. - Je vas faire son compte. A Fontignac. Vous m'avez tantÎt présenté une requÃÂȘte, Fontignac; je vous la rends toute brandie pour noute amie Spinette. Que dites-vous à ça? Fontignac. - Jé rougis sous lé chapeau. Blaise. - Ça veut dire tope. OÃÂč est donc le notaire pour tous ces mariages, et pour écrire le contrat? Le Gouverneur. - Nous n'en avons point d'autre ici que la présence de ceux devant qui on se marie. Quand on a de la raison, toutes les conventions sont faites. Puissent les dieux vous combler de leurs faveurs! Quelqu'uns de vos camarades languissent encore dans leur malheur; je vous exhorte à ne rien oublier pour les en tirer. L'usage le plus digne qu'on puisse faire de son bonheur, c'est de s'en servir à l'avantage des autres. Que des fÃÂȘtes à présent annoncent la joie que nous avons de vous voir devenus raisonnables. Divertissement M. Legrand chante. Livrez-vous, jeunes coeurs, au dieu de la tendresse; Vous pouvez, sans faiblesse, Former d'amoureux sentiments. La Raison, dont les lois sont prudentes et sages, Ne vous défend pas d'ÃÂȘtre amants, Mais d'ÃÂȘtre amants volages. I. Menuet dansé par Mlles Jouvenot, La Motte et Labatte. Mlle Legrand chante. Quel plaisir de voir l'Amour, Dans cet heureux séjour, A la Raison faire sa cour! Que ses armes Ont pour nous de charmes! Tous nos désirs, Tous nos soupirs Sont des plaisirs. II. Menuet dansé par Mlles Jouvenot, La Motte et Legrand. Mlle Labatte chante. Jamais aucun regret ne vient troubler nos coeurs, Dans cette Ãle charmante, D'une flamme innocente Nous y ressentons les ardeurs, Et la Raison gouverne les faveurs Que l'Amour nous présente. Vaudeville I. Couplet par M. Dufresne. Toi qui fais l'important, Ta superbe apparence, Tes grands airs, ta dépense, Séduisent un peuple ignorant; Tu lui parais un colosse, un géant. Ici, ta grandeur cesse; On voit ta petitesse, Ton néant, ta bassesse; Tu n'es enfin, chez la Raison, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. II. Couplet par M. Du Mirail. Philosophe arrogant, Qui te moques sans cesse De l'humaine faiblesse, Tu t'applaudis d'en ÃÂȘtre exempt Dans l'univers tu te crois un géant. Par la moindre disgrùce, Ton courage se passe, Ta fermeté se lasse. Tu n'es plus, avec ta raison, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. III. Couplet par Mlle Jouvenot. Mortel indifférent, Qui sans cesse déclames Contre les douces flammes Que fait sentir le tendre enfant, AuprÚs de lui tu te crois un géant. Qu'un bel oeil se présente, Sa douceur séduisante Rend ta force impuissante. Tu n'es plus, contre Cupidon, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. IV. Couplet par Mlle Legrand. Qu'un nain soit opulent, Malgré son air grotesque Et sa taille burlesque, Grùce à Plutus, il paraÃt grand L'or et l'argent de lui font un géant, Mais sans leur assistance, La plus belle prestance Perd son crédit en France; Et l'on n'est, quand Plutus dit non, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. V. Couplet par Mlle Quinault. Que tu semblais ardent, Mari, quand tu pris femme! De l'excÚs de ta flamme Tu lui parlais à chaque instant Avant l'hymen, tu te croyais géant. Six mois de mariage De ce hardi langage T'ont fait perdre l'usage. Tu n'es plus, pauvre fanfaron, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. VI. Couplet par M. Quinault. Il n'y a pas longtemps Que j'avais la barlue. Ma foi, j'étais bian grue! Chez vous, Messieurs les courtisans, Je croyais voir les plus grands des géants. Aujourd'hui la leunette Que la raison me prÃÂȘte Rend ma visiÚre nette. Je vois dans toutes vos façons, Des petits garçons, Des embryons, Des myrmidons. VII. Couplet par Mlle Quinault, au parterre. Partisans du bon sens, Vous, dont l'heureux génie Fut formé par Thalie, Nous en croirons vos jugements. Chez vous, des nains ne sont point des géants. Si notre comédie Par vous est applaudie, Nous craindrons peu l'envie, Vous contraindrez, par vos leçons, Les petits garçons, Les embryons, Les myrmidons. La Seconde surprise de l'amour Adresse Comédie en trois actes, en prose Représentée pour la premiÚre fois par les comédiens français le 31 décembre 1727 A son Altesse sérénissime Madame la Duchesse du Maine Madame, Je ne m'attendais pas que mes ouvrages dussent jamais me procurer l'honneur infini d'en dédier un à Votre Altesse Sérénissime. Rien de tout ce que j'étais capable de faire ne m'aurait paru digne de cette fortune-là . Quelle proportion, aurais-je dit, de mes faibles talents et de ceux qu'il faudrait pour amuser la délicatesse d'esprit de cette Princesse! Je pense encore de mÃÂȘme; et cependant, aujourd'hui, vous me permettez de vous faire un hommage de la Surprise de l'amour. On a mÃÂȘme vu Votre Altesse Sérénissime s'y plaire, et en applaudir les représentations. Je ne saurais me refuser de le dire aux lecteurs, et je puis effectivement en tirer vanité; mais elle doit ÃÂȘtre modeste, et voici pourquoi les esprits aussi supérieurs que le vÎtre, Madame, n'exigent pas dans un ouvrage toute l'excellence qu'ils y pourraient souhaiter; puis indulgents que les demi-esprits, ce n'est pas au poids de tout leur goût qu'ils le pÚsent pour l'estimer. Ils composent, pour ainsi dire, avec un auteur; ils observent avec finesse ce qu'il est capable de faire, eu égard à ses forces; et s'il le fait, ils sont contents, parce qu'il a été aussi loin qu'il pouvait aller; et voilà positivement le cas oÃÂč se trouve la Surprise de l'amour. Madame, Votre Altesse Sérénissime a jugé qu'elle avait à peu prÚs le degré de bonté que je pouvais lui donner, et cela vous a suffi pour l'approuver, car autrement comment m'auriez-vous fait grùce? Ne sait-on pas dans le monde toute l'étendue de vos lumiÚres? Combien d'habiles auteurs ne doivent-ils pas la beauté de leurs ouvrages à la sûreté de votre critique! La finesse de votre goût n'a pas moins servi les lettres que votre protection a encouragé ceux qui les ont cultivées; et ce que je dis là , Madame, ce n'est ni l'auguste naissance de Votre Altesse Sérénissime, ni le rang qu'Elle tient qui me le dicte, c'est le public qui me l'apprend, et le public ne surfait point. Pour moi, il ne me reste là -dessus qu'une réflexion à faire; c'est qu'il est bien doux, quand on dédie un livre à une Princesse, et qu'on aime la vérité, de trouver en Elle autant de qualités réelles que la flatterie oserait en feindre. Je suis, avec un trÚs profond respect, Madame, de Votre Altesse Sérénissime, le trÚs humble et trÚs obéissant serviteur, DE MARIVAUX. Acteurs La Marquise, veuve. Le Chevalier. Le Comte. Lisette, suivante de la Marquise. Lubin, valet du Chevalier. Monsieur Hortensius, pédant. Acte premier ScÚne premiÚre La Marquise, Lisette La Marquise entre tristement sur la scÚne; Lisette la suit sans qu'elle le sache. La Marquise, s'arrÃÂȘtant et soupirant. - Ah! Lisette, derriÚre elle. - Ah! La Marquise. - Qu'est-ce que j'entends là ? Ah! c'est vous? Lisette. - Oui, Madame. La Marquise. - De quoi soupirez-vous? Lisette. - Moi? de rien vous soupirez, je prends cela pour une parole, et je vous réponds de mÃÂȘme. La Marquise. - Fort bien; mais qui est-ce qui vous a dit de me suivre? Lisette. - Qui me l'a dit, Madame? Vous m'appelez, je viens; vous marchez, je vous suis j'attends le reste. La Marquise. - Je vous ai appelée, moi? Lisette. - Oui, Madame. La Marquise. - Allez, vous rÃÂȘvez; retournez-vous-en, je n'ai pas besoin de vous. Lisette. - Retournez-vous-en! les personnes affligées ne doivent point rester seules, Madame. La Marquise. - Ce sont mes affaires; laissez-moi. Lisette. - Cela ne fait qu'augmenter leur tristesse. La Marquise. - Ma tristesse me plaÃt. Lisette. - Et c'est à ceux qui vous aiment à vous secourir dans cet état-là ; je ne veux pas vous laisser mourir de chagrin. La Marquise. - Ah! voyons donc oÃÂč cela ira. Lisette. - Pardi! il faut bien se servir de sa raison dans la vie, et ne pas quereller les gens qui sont attachés à nous. La Marquise. - Il est vrai que votre zÚle est fort bien entendu; pour m'empÃÂȘcher d'ÃÂȘtre triste, il me met en colÚre. Lisette. - Eh bien, cela distrait toujours un peu il vaut mieux quereller que soupirer. La Marquise. - Eh! laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie. Lisette. - Vous devez, dites-vous? Oh! vous ne payerez jamais cette dette-là ; vous ÃÂȘtes trop jeune, elle ne saurait ÃÂȘtre sérieuse. La Marquise. - Eh! ce que je dis là n'est que trop vrai il n'y a plus de consolation pour moi, il n'y en a plus; aprÚs deux ans de l'amour le plus tendre, épouser ce que l'on aime; ce qu'il y avait de plus aimable au monde, l'épouser, et le perdre un mois aprÚs! Lisette. - Un mois! c'est toujours autant de pris. Je connais une dame qui n'a gardé son mari que deux jours; c'est cela qui est piquant. La Marquise. - J'ai tout perdu, vous dis-je. Lisette. - Tout perdu! Vous me faites trembler est-ce que tous les hommes sont morts? La Marquise. - Eh! que m'importe qu'il reste des hommes? Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous là ? Que le ciel les conserve! ne méprisons jamais nos ressources. La Marquise. - Mes ressources! A moi, qui ne veux plus m'occuper que de ma douleur! moi, qui ne vis presque plus que par un effort de raison! Lisette. - Comment donc par un effort de raison? Voilà une pensée qui n'est pas de ce monde; mais vous ÃÂȘtes bien fraÃche pour une personne qui se fatigue tant. La Marquise. - Je vous prie, Lisette, point de plaisanterie; vous me divertissez quelquefois, mais je ne suis pas à présent en situation de vous écouter. Lisette. - Ah çà , Madame, sérieusement, je vous trouve le meilleur visage du monde; voyez ce que c'est quand vous aimiez la vie, peut-ÃÂȘtre que vous n'étiez pas si belle; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie; cela vous réussit on ne peut pas mieux. La Marquise. - Que vous ÃÂȘtes folle! je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Lisette. - N'auriez-vous pas dormi en rÃÂȘvant que vous ne dormiez point? car vous avez le teint bien reposé; mais vous ÃÂȘtes un peu trop négligée, et je suis d'avis de vous arranger un peu la tÃÂȘte. La Brie, qu'on apporte ici la toilette de Madame. La Marquise. - Qu'est-ce que tu vas faire? Je n'en veux point. Lisette. - Vous n'en voulez point! vous refusez le miroir, un miroir, Madame! Savez-vous bien que vous me faites peur? Cela serait sérieux, pour le coup, et nous allons voir cela il ne sera pas dit que vous serez charmante impunément; il faut que vous le voyiez, et que cela vous console, et qu'il vous plaise de vivre. On apporte la toilette. Elle prend un siÚge. Allons, Madame, mettez-vous là , que je vous ajuste tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir. La Marquise. - Oh! tu m'ennuies qu'ai-je besoin d'ÃÂȘtre mieux que je ne suis? Je ne veux voir personne. Lisette. - De grùce, un petit coup d'oeil sur la glace, un seul petit coup d'oeil; quand vous ne le donneriez que de cÎté, tùtez-en seulement. La Marquise. - Si tu voulais bien me laisser en repos. Lisette. - Quoi! votre amour-propre ne dit plus mot, et vous n'ÃÂȘtes pas à l'extrémité! cela n'est pas naturel, et vous trichez. Faut-il vous parler franchement? je vous disais que vous étiez plus belle qu'à l'ordinaire; mais la vérité est que vous ÃÂȘtes trÚs changée, et je voulais vous attendrir un peu pour un visage que vous abandonnez bien durement. La Marquise. - Il est vrai que je suis dans un terrible état. Lisette. - Il n'y a donc qu'à emporter la toilette? La Brie, remettez cela oÃÂč vous l'avez pris. La Marquise. - Je ne me pique plus ni d'agrément ni de beauté. Lisette. - Madame, la toilette s'en va, je vous en avertis. La Marquise. - Mais, Lisette, je suis donc bien épouvantable? Lisette. - ExtrÃÂȘmement changée. La Marquise. - Voyons donc, car il faut bien que je me débarrasse de toi. Lisette. - Ah! je respire, vous voilà sauvée allons, courage, Madame. On rapporte le miroir. La Marquise. - Donne le miroir; tu as raison, je suis bien abattue. Lisette, lui donnant le miroir. - Ne serait-ce pas un meurtre que de laisser dépérir ce teint-là , qui n'est que lys et que rose quand on en a soin? Rangez-moi ces cheveux qui sont épars, et qui vous cachent les yeux ah! les fripons, comme ils ont encore l'oeillade assassine; ils m'auraient déjà brûlé, si j'étais de leur compétence; ils ne demandent qu'à faire du mal. La Marquise, rendant le miroir. - Tu rÃÂȘves; on ne peut pas les avoir plus battus. Lisette. - Oui, battus. Ce sont de bons hypocrites que l'ennemi vienne, il verra beau jeu. Mais voici, je pense, un domestique de Monsieur le Chevalier. C'est ce valet de campagne si naïf, qui vous a tant diverti il y a quelques jours. La Marquise. - Que me veut son maÃtre? je ne vois personne. Lisette. - Il faut bien l'écouter. ScÚne II Lubin, La Marquise, Lisette Lubin. - Madame, pardonnez l'embarras... Lisette. - AbrÚge, abrÚge, il t'appartient bien d'embarrasser Madame! Lubin. - Il vous appartient bien de m'interrompre, ma mie; est-ce qu'il ne m'est pas libre d'ÃÂȘtre honnÃÂȘte? La Marquise. - Finis, de quoi s'agit-il? Lubin. - Il s'agit, Madame, que Monsieur le Chevalier m'a dit... ce que votre femme de chambre m'a fait oublier. Lisette. - Quel original! Lubin. - Cela est vrai; mais quand la colÚre me prend, ordinairement la mémoire me quitte. La Marquise. - Retourne donc savoir ce que tu me veux. Lubin. - Oh! ce n'est pas la peine, Madame, et je m'en ressouviens à cette heure; c'est que nous arrivùmes hier tous deux à Paris, Monsieur le Chevalier et moi, et que nous en partons demain pour n'y revenir jamais, ce qui fait que Monsieur le Chevalier vous mande; que vous ayez à trouver bon qu'il ne vous voie point cette aprÚs-dÃnée, et qu'il ne vous assure point de ses respects, sinon ce matin, si cela ne vous déplaisait pas, pour vous dire adieu, à cause de l'incommodité de ses embarras. Lisette. - Tout ce galimatias-là signifie que Monsieur le Chevalier souhaiterait vous voir à présent. La Marquise. - Sais-tu ce qu'il a à me dire? Car je suis dans l'affliction. Lubin, d'un ton triste, et à la fin pleurant. - Il a à vous dire que vous ayez la bonté de l'entretenir un quart d'heure; pour ce qui est d'affliction, ne vous embarrassez pas, Madame, il ne nuira pas à la vÎtre; au contraire, car il est encore plus triste que vous, et moi aussi; nous faisons compassion à tout le monde. Lisette. - Mais, en effet, je crois qu'il pleure. Lubin. - Oh! vous ne voyez rien, je pleure bien autrement quand je suis seul; mais je me retiens par honnÃÂȘteté. Lisette. - Tais-toi. La Marquise. - Dis à ton maÃtre qu'il peut venir, et que je l'attends; et vous, Lisette, quand Monsieur Hortensius sera revenu, qu'il vienne sur-le-champ me montrer les livres qu'il a dû m'acheter. Elle soupire en s'en allant. Ah! ScÚne III Lisette, Lubin Lisette. - La voilà qui soupire, et c'est toi qui en es cause, butor que tu es; nous avons bien affaire de tes pleurs. Lubin. - Ceux qui n'en veulent pas n'ont qu'à les laisser; ils ont fait plaisir à Madame, et Monsieur le Chevalier l'accommodera bien autrement, car il soupire encore bien mieux que moi. Lisette. - Qu'il s'en garde bien dis-lui de cacher sa douleur, je ne t'arrÃÂȘte que pour cela; ma maÃtresse n'en a déjà que trop, et je veux tùcher de l'en guérir entends-tu? Lubin. - Pardi! tu cries assez haut. Lisette. - Tu es bien brusque. Et de quoi pleurez-vous donc tous deux, peut-on le savoir? Lubin. - Ma foi, de rien moi, je pleure parce que je le veux bien, car si je voulais, je serais gaillard. Lisette. - Le plaisant garçon! Lubin. - Oui, mon maÃtre soupire parce qu'il a perdu une maÃtresse; et comme je suis le meilleur coeur du monde, moi, je me suis mis à faire comme lui pour l'amuser; de sorte que je vais toujours pleurant sans ÃÂȘtre fùché, seulement par compliment. Lisette rit. - Ah, ah, ah, ah! Lubin, en riant. - Eh, eh, eh! tu en ris, j'en ris quelquefois de mÃÂȘme, mais rarement, car cela me dérange; j'ai pourtant perdu aussi une maÃtresse, moi; mais comme je ne la verrai plus, je l'aime toujours sans en ÃÂȘtre plus triste. Il rit. Eh, eh, eh! Lisette. - Il me divertit. Adieu; fais ta commission, et ne manque pas d'avertir Monsieur le Chevalier de ce que je t'ai dit. Lubin, riant. - Adieu, adieu. Lisette. - Comment donc! tu me lorgnes, je pense? Lubin. - Oui-da, je te lorgne. Lisette. - Tu ne pourras plus te remettre à pleurer. Lubin. - Gageons que si... Veux-tu voir? Lisette. - Va-t'en; ton maÃtre t'attendra. Lubin. - Je ne l'en empÃÂȘche pas. Lisette. - Je n'ai que faire d'un homme qui part demain retire-toi. Lubin. - A propos, tu as raison, et ce n'est pas la peine d'en dire davantage. Adieu donc, la fille. Lisette. - Bonjour, l'ami. ScÚne IV Lisette, seule. Lisette. - Ce bouffon-là est amusant. Mais voici Monsieur Hortensius aussi chargé de livres qu'une bibliothÚque. Que cet homme-là m'ennuie avec sa doctrine ignorante! Quelle fantaisie a Madame, d'avoir pris ce personnage-là chez elle, pour la conduire dans ses lectures et amuser sa douleur! Que les femmes du monde ont de travers! ScÚne V Hortensius, Lisette Lisette. - Monsieur Hortensius, Madame m'a chargée de vous dire que vous alliez lui montrer les livres que vous avez achetés pour elle. Hortensius. - Je serai ponctuel à obéir, Mademoiselle Lisette; et Madame la Marquise ne pouvait charger de ses ordres personne qui me les rendÃt plus dignes de ma prompte obéissance. Lisette. - Ah! le joli tour de phrase! Comment! vous me saluez de la période la plus galante qui se puisse, et l'on sent bien qu'elle part d'un homme qui sait sa rhétorique. Hortensius. - La rhétorique que je sais là -dessus, Mademoiselle, ce sont vos beaux yeux qui me l'ont apprise. Lisette. - Mais ce que vous me dites là est merveilleux; je ne savais pas que mes beaux yeux enseignassent la rhétorique. Hortensius. - Ils ont mis mon coeur en état de soutenir thÚse, Mademoiselle; et pour essai de ma science, je vais, si vous l'avez pour agréable, vous donner un petit argument en forme. Lisette. - Un argument à moi! Je ne sais ce que c'est; je ne veux point tùter de cela adieu. Hortensius. - ArrÃÂȘtez, voyez mon petit syllogisme, je vous assure qu'il est concluant. Lisette. - Un syllogisme! Eh! que voulez-vous que je fasse de cela? Hortensius. - Ecoutez. On doit son coeur à ceux qui vous donnent le leur, je vous donne le mien ergo, vous me devez le vÎtre. Lisette. - Est-ce là tout? Oh! je sais la rhétorique aussi, moi. Tenez on ne doit son coeur qu'à ceux qui le prennent; assurément vous ne prenez pas le mien ergo, vous ne l'aurez pas. Bonjour. Hortensius, l'arrÃÂȘtant. - La raison répond... Lisette. - Oh! pour la raison, je ne m'en mÃÂȘle point, les filles de mon ùge n'ont point de commerce avec elle. Adieu, Monsieur Hortensius; que le ciel vous bénisse, vous, votre thÚse et votre syllogisme. Hortensius. - J'avais pourtant fait de petits vers latins sur vos beautés. Lisette. - Eh mais, Monsieur Hortensius, mes beautés n'entendent que le français. Hortensius. - On peut vous les traduire. Lisette. - Achevez donc, car j'ai hùte. Hortensius. - Je crois les avoir serrés dans un livre. Lisette, pendant qu'il cherche, Lisette voit venir la Marquise et dit. - Voilà Madame, laissons-le chercher son papier. Elle sort. Hortensius continue en feuilletant. - Je vous y donne le nom d'HélÚne, de la maniÚre du monde la plus poétique, et j'ai pris la liberté de m'appeler le Pùris de l'aventure les voilà , cela est galant. ScÚne VI La Marquise, Hortensius La Marquise. - Que voulez-vous dire, avec cette aventure oÃÂč vous vous appelez Pùris? à qui parliez-vous? Voyons ce papier. Hortensius. - Madame, c'est un trait de l'histoire des Grecs, dont Mademoiselle Lisette me demandait l'explication. La Marquise. - Elle est bien curieuse, et vous bien complaisant oÃÂč sont les livres que vous m'avez achetés, Monsieur? Hortensius. - Je les tiens, Madame, tous bien conditionnés, et d'un prix fort raisonnable; souhaitez-vous les voir? La Marquise. - Montrez. Un laquais vient. Voici Monsieur le Chevalier, Madame. La Marquise. - Faites entrer. Et à Hortensius. Portez-les chez moi, nous les verrons tantÎt. ScÚne VII La Marquise, Le Chevalier Le Chevalier. - Je vous demande pardon, Madame, d'une visite, sans doute, importune; surtout dans la situation oÃÂč je sais que vous ÃÂȘtes. La Marquise. - Ah! votre visite ne m'est point importune, je la reçois avec plaisir; puis-je vous rendre quelque service? De quoi s'agit-il? Vous me paraissez bien triste. Le Chevalier. - Vous voyez, Madame, un homme au désespoir, et qui va se confiner dans le fond de sa province, pour y finir une vie qui lui est à charge. La Marquise. - Que me dites-vous là ! Vous m'inquiétez; que vous est-il donc arrivé? Le Chevalier. - Le plus grand de tous les malheurs, le plus sensible, le plus irréparable; j'ai perdu Angélique, et je la perds pour jamais. La Marquise. - Comment donc! Est-ce qu'elle est morte? Le Chevalier. - C'est la mÃÂȘme chose pour moi. Vous savez oÃÂč elle s'était retirée depuis huit mois pour se soustraire au mariage oÃÂč son pÚre voulait la contraindre; nous espérions tous deux que sa retraite fléchirait le pÚre il a continué de la persécuter; et lasse; apparemment, de ses persécutions, accoutumée à notre absence, désespérant, sans doute, de me voir jamais à elle, elle a cédé, renoncé au monde, et s'est liée par des noeuds qu'elle ne peut plus rompre il y a deux mois que la chose est faite. Je la vis la veille, je lui parlai, je me désespérai, et ma désolation, mes priÚres, mon amour, tout m'a été inutile; j'ai été témoin de mon malheur; j'ai depuis toujours demeuré dans le lieu, il a fallu m'en arracher, je n'en arrivai qu'avant-hier. Je me meurs, je voudrais mourir, et je ne sais pas comment je vis encore. La Marquise. - En vérité, il semble dans le monde que les afflictions ne soient faites que pour les honnÃÂȘtes gens. Le Chevalier. - Je devrais retenir ma douleur, Madame, vous n'ÃÂȘtes que trop affligée vous-mÃÂȘme. La Marquise. - Non, Chevalier, ne vous gÃÂȘnez point; votre douleur fait votre éloge, je la regarde comme une vertu; j'aime à voir un coeur estimable car cela est si rare, hélas! Il n'y a plus de moeurs, plus de sentiment dans le monde; moi qui vous parle, on trouve étonnant que je pleure depuis six mois; vous passerez aussi pour un homme extraordinaire, il n'y aura que moi qui vous plaindrai véritablement, et vous ÃÂȘtes le seul qui rendra justice à mes pleurs; vous me ressemblez, vous ÃÂȘtes né sensible, je le vois bien. Le Chevalier. - Il est vrai, Madame, que mes chagrins ne m'empÃÂȘchent pas d'ÃÂȘtre touché des vÎtres. La Marquise. - J'en suis persuadée; mais venons au reste que me voulez-vous? Le Chevalier. - Je ne verrai plus Angélique; elle me l'a défendu, et je veux lui obéir. La Marquise. - Voilà comment pense un honnÃÂȘte homme, par exemple. Le Chevalier. - Voici une lettre que je ne saurais lui faire tenir, et qu'elle ne recevrait point de ma part; vous allez incessamment à votre campagne, qui est voisine du lieu oÃÂč elle est, faites-moi, je vous supplie, le plaisir de la lui donner vous-mÃÂȘme; la lire est la seule grùce que je lui demande; et si, à mon tour, Madame, je pouvais jamais vous obliger... La Marquise, l'interrompant. - Eh! qui est-ce qui en doute? DÚs que vous ÃÂȘtes capable d'une vraie tendresse, vous ÃÂȘtes né généreux, cela s'en va sans dire; je sais à présent votre caractÚre comme le mien; les bons coeurs se ressemblent, Chevalier mais la lettre n'est point cachetée. Le Chevalier. - Je ne sais ce que je fais dans le trouble oÃÂč je suis puisqu'elle ne l'est point, lisez-la, Madame, vous en jugerez mieux combien je suis à plaindre; nous causerons plus longtemps ensemble, et je sens que votre conversation me soulage. La Marquise. - Tenez, sans compliment, depuis six mois je n'ai eu de moment supportable que celui-ci; et la raison de cela, c'est qu'on aime à soupirer avec ceux qui vous entendent lisons la lettre. Elle lit. "J'avais dessein de vous revoir encore, Angélique; mais j'ai songé que je vous désobligerais, et je m'en abstiens aprÚs tout, qu'aurais-je été chercher? Je ne saurais le dire; tout ce que je sais, c'est que je vous ai perdue, que je voudrais vous parler pour redoubler la douleur de ma perte, pour m'en pénétrer jusqu'à mourir." Répétant les derniers mots, et s'interrompant. Pour m'en pénétrer jusqu'à mourir! Mais cela est étonnant ce que vous dites là , Chevalier, je l'ai pensé mot pour mot dans mon affliction; peut-on se rencontrer jusque-là ! En vérité, vous me donnez bien de l'estime pour vous! Achevons. Elle relit. "Mais c'est fait, et je ne vous écris que pour vous demander pardon de ce qui m'échappa contre vous à notre derniÚre entrevue; vous me quittiez pour jamais, Angélique, j'étais au désespoir; et dans ce moment-là , je vous aimais trop pour vous rendre justice; mes reproches vous coûtÚrent des larmes, je ne voulais pas les voir, je voulais que vous fussiez coupable, et que vous crussiez l'ÃÂȘtre; et j'avoue que j'offenserais la vertu mÃÂȘme. Adieu, Angélique, ma tendresse ne finira qu'avec ma vie, et je renonce à tout engagement; j'ai voulu que vous fussiez contente de mon coeur, afin que l'estime que vous aurez pour lui excuse la tendresse dont vous m'honorùtes." AprÚs avoir lu, et rendant la lettre. Allez, Chevalier, avec cette façon de sentir là , vous n'ÃÂȘtes point à plaindre; quelle lettre! Autrefois le Marquis m'en écrivit une à peu prÚs de mÃÂȘme, je croyais qu'il n'y avait que lui au monde qui en fût capable; vous étiez son ami, et je ne m'en étonne pas. Le Chevalier. - Vous savez combien son amitié m'était chÚre. La Marquise. - Il ne la donnait qu'à ceux qui la méritaient Le Chevalier. - Que cette amitié-là me serait d'un grand secours, s'il vivait encore! La Marquise, pleurant. - Sur ce pied-là , nous l'avons donc perdu tous deux. Le Chevalier. - Je crois que je ne lui survivrai pas longtemps. La Marquise. - Non, Chevalier, vivez pour me donner la satisfaction de voir son ami le regretter avec moi; à la place de son amitié, je vous donne la mienne. Le Chevalier. - Je vous la demande de tout mon coeur, elle sera ma ressource; je prendrai la liberté de vous écrire, vous voudrez bien me répondre, et c'est une espérance consolante que j'emporte en partant. La Marquise. - En vérité, Chevalier, je souhaiterais que vous restassiez; il n'y a qu'avec vous que ma douleur se verrait libre. Le Chevalier. - Si je restais, je romprais avec tout le monde, et ne voudrais voir que vous. La Marquise. - Mais effectivement, faites-vous bien de partir? Consultez-vous il me semble qu'il vous sera plus doux d'ÃÂȘtre moins éloigné d'Angélique. Le Chevalier. - Il est vrai que je pourrais vous en parler quelquefois. La Marquise. - Oui, je vous plaindrais, du moins, et vous me plaindriez aussi, cela rend la douleur plus supportable. Le Chevalier. - En vérité, je crois que vous avez raison. La Marquise. - Nous sommes voisins. Le Chevalier. - Nous demeurons comme dans la mÃÂȘme maison, puisque le mÃÂȘme jardin nous est commun. La Marquise. - Nous sommes affligés, nous pensons de mÃÂȘme. Le Chevalier. - L'amitié nous sera d'un grand secours. La Marquise. - Nous n'avons que cette ressource-là dans les afflictions, vous en conviendrez. Aimez-vous la lecture? Le Chevalier. - Beaucoup. La Marquise. - Cela vient encore fort bien; j'ai pris depuis quinze jours un homme à qui j'ai donné le soin de ma bibliothÚque; je n'ai pas la vanité de devenir savante, mais je suis bien aise de m'occuper il me lit tous les jours quelque chose, nos lectures sont sérieuses, raisonnables; il y met un ordre qui m'instruit en m'amusant voulez-vous ÃÂȘtre de la partie? Le Chevalier. - Voilà qui est fini, Madame; vous me déterminez; c'est un bonheur pour moi que de vous avoir vue; je me sens déjà plus tranquille. Allons, je ne partirai point; j'ai des livres aussi en assez grande quantité, celui qui a soin des vÎtres les mettra tout ensemble, et je vais appeler mon valet pour changer les ordres que je lui ai donnés. Que je vous ai d'obligation! peut-ÃÂȘtre que vous me sauvez la raison, mon désespoir se calme, vous avez dans l'esprit une douceur qui m'était nécessaire, et qui me gagne vous avez renoncé à l'amour et moi aussi; et votre amitié me tiendra lieu de tout, si vous ÃÂȘtes sensible à la mienne. La Marquise. - Sérieusement, je m'y crois presque obligée, pour vous dédommager de celle du Marquis allez, Chevalier, faites vite vos affaires; je vais, de mon cÎté, donner quelque ordre aussi; nous nous reverrons tantÎt. Et à part. En vérité, ce garçon-là a un fond de probité qui me charme. ScÚne VIII Le Chevalier, Lubin Le Chevalier, seul, un moment. - Voilà vraiment de ces esprits propres à consoler une personne affligée; que cette femme-là a de mérite! je ne la connaissais pas encore quelle solidité d'esprit! quelle bonté de coeur! C'est un caractÚre à peu prÚs comme celui d'Angélique, et ce sont des trésors que ces caractÚres-là ; oui, je la préfÚre à tous les amis du monde. Il appelle Lubin. Lubin! il me semble que je le vois dans le jardin. ScÚne IX Lubin, Le Chevalier Lubin répond derriÚre le théùtre. - Monsieur!... Et puis il arrive trÚs triste. Que vous plaÃt-il, Monsieur? Le Chevalier. - Qu'as-tu donc, avec cet air triste? Lubin. - Hélas! Monsieur, quand je suis à rien faire, je m'attriste à cause de votre maÃtresse, et un peu à cause de la mienne; je suis fùché de ce que nous partons; si nous restions, je serais fùché de mÃÂȘme. Le Chevalier. - Nous ne partons point, ainsi ne fais rien de ce que je t'avais ordonné pour notre départ. Lubin. - Nous ne partons point! Le Chevalier. - Non, j'ai changé d'avis. Lubin. - Mais, Monsieur, j'ai fait mon paquet. Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'à le défaire. Lubin. - J'ai dit adieu à tout le monde, je ne pourrai donc plus voir personne? Le Chevalier. - Eh! tais-toi; rends-moi mes lettres. Lubin. - Ce n'est pas la peine, je les porterai tantÎt. Le Chevalier. - Cela n'est plus nécessaire, puisque je reste ici. Lubin. - Je n'y comprends rien; c'est donc encore autant de perdu que ces lettres-là ? Mais, Monsieur, qui est-ce qui vous empÃÂȘche de partir, est-ce Madame la Marquise? Le Chevalier. - Oui. Lubin. - Et nous ne changeons point de maison? Le Chevalier. - Et pourquoi en changer? Lubin. - Ah! me voilà perdu. Le Chevalier. - Comment donc? Lubin. - Vos maisons se communiquent; de l'une on entre dans l'autre; je n'ai plus ma maÃtresse; Madame la Marquise a une femme de chambre toute agréable; de chez vous j'irai chez elle; crac, me voilà infidÚle tout de plain-pied, et cela m'afflige; pauvre Marton! faudra-t-il que je t'oublie? Le Chevalier. - Tu serais un bien mauvais coeur. Lubin. - Ah! pour cela, oui, cela sera bien vilain, mais cela ne manquera pas d'arriver car j'y sens déjà du plaisir, et cela me met au désespoir; encore si vous aviez la bonté de montrer l'exemple tenez, la voilà qui vient, Lisette. ScÚne X Lisette, Le Comte, Le Chevalier, Lubin Le Comte. - J'allais chez vous, Chevalier, et j'ai su de Lisette que vous étiez ici; elle m'a dit votre affliction, et je vous assure que j'y prends beaucoup de part; il faut tùcher de se dissiper. Le Chevalier. - Cela n'est pas aisé, Monsieur le Comte. Lubin, faisant un sanglot. - Eh! Le Chevalier. - Tais-toi. Le Comte. - Que lui est-il donc arrivé à ce pauvre garçon? Le Chevalier. - Il a, dit-il, du chagrin de ce que je ne pars point, comme je l'avais résolu. Lubin, riant. - Et pourtant je suis bien aise de rester, à cause de Lisette. Lisette. - Cela est galant mais, Monsieur le Chevalier, venons à ce qui nous amÚne, Monsieur le Comte et moi. J'étais sous le berceau pendant votre conversation avec Madame la Marquise, et j'en ai entendu une partie sans le vouloir; votre voyage est rompu, ma maÃtresse vous a conseillé de rester, vous ÃÂȘtes tous deux dans la tristesse, et la conformité de vos sentiments fera que vous vous verrez souvent. Je suis attachée à ma maÃtresse, plus que je ne saurais vous le dire, et je suis désolée de voir qu'elle ne veut pas se consoler, qu'elle soupire et pleure toujours; à la fin elle n'y résistera pas n'entretenez point sa douleur, tùchez mÃÂȘme de la tirer de sa mélancolie; voilà Monsieur le Comte qui l'aime, vous le connaissez, il est de vos amis, Madame la Marquise n'a point de répugnance à le voir; ce serait un mariage qui conviendrait, je tùche de le faire réussir; aidez-nous de votre cÎté, Monsieur le Chevalier, rendez ce service à votre ami, servez ma maÃtresse elle-mÃÂȘme. Le Chevalier. - Mais, Lisette, ne me dites-vous pas que Madame la Marquise voit le Comte sans répugnance? Le Comte. - Mais, sans répugnance, cela veut dire qu'elle me souffre; voilà tout. Lisette. - Et qu'elle reçoit vos visites. Le Chevalier. - Fort bien; mais s'aperçoit-elle que vous l'aimez? Le Comte. - Je crois que oui. Lisette. - De temps en temps, de mon cÎté, je glisse de petits mots, afin qu'elle y prenne garde. Le Chevalier. - Mais, vraiment, ces petits mots-là doivent faire un grand effet, et vous ÃÂȘtes entre de bonnes mains, Monsieur le Comte. Et que vous dit la Marquise? Vous répond-elle d'une façon qui promette quelque chose? Le Comte. - Jusqu'ici, elle me traite avec beaucoup de douceur. Le Chevalier. - Avec douceur! Sérieusement? Le Comte. - Il me le paraÃt. Le Chevalier, brusquement. - Mais sur ce pied-là , vous n'avez donc pas besoin de moi? Le Comte. - C'est conclure d'une maniÚre qui m'étonne. Le Chevalier. - Point du tout, je dis fort bien; on voit votre amour, on le souffre, on y fait accueil, apparemment qu'on s'y plaÃt, et je gùterais peut-ÃÂȘtre tout si je m'en mÃÂȘlais cela va tout seul. Lisette. - Je vous avoue que voilà un raisonnement auquel je n'entends rien. Le Comte. - J'en suis aussi surpris que vous. Le Chevalier. - Ma foi, Monsieur le Comte, je faisais tout pour le mieux; mais puisque vous le voulez, je parlerai, il en arrivera ce qu'il pourra vous le voulez, malgré mes bonnes raisons; je suis votre serviteur et votre ami. Le Comte. - Non, Monsieur, je vous suis bien obligé, et vous aurez la bonté de ne rien dire; j'irai mon chemin. Adieu, Lisette, ne m'oubliez pas; puisque Madame la Marquise a des affaires, je reviendrai une autre fois. ScÚne XI Le Chevalier, Lisette, Lubin Le Chevalier. - Faites entendre raison aux gens, voilà ce qui en arrive; assurément, cela est original, il me quitte aussi froidement que s'il quittait un rival. Lubin. - Eh bien, tout coup vaille, il ne faut jurer de rien dans la vie, cela dépend des fantaisies; fournissez-vous toujours, et vive les provisions! n'est-ce pas, Lisette? Lisette. - Oserais-je, Monsieur le Chevalier, vous parler à coeur ouvert? Le Chevalier. - Parlez. Lisette. - Mademoiselle Angélique est perdue pour vous. Le Chevalier. - Je ne le sais que trop. Lisette. - Madame la Marquise est riche, jeune et belle. Lubin. - Cela est friand. Le Chevalier. - AprÚs? Lisette. - Eh bien, Monsieur le Chevalier, tantÎt vous l'avez vue soupirer de ses afflictions, n'auriez-vous pas trouvé qu'elle a bonne grùce à soupirer? je crois que vous m'entendez? Lubin. - Courage, Monsieur. Le Chevalier. - Expliquez-vous; qu'est-ce que cela signifie? que j'ai de l'inclination pour elle? Lisette. - Pourquoi non? je le voudrais de tout mon coeur; dans l'état oÃÂč je vois ma maÃtresse, que m'importe par qui elle en sorte, pourvu qu'elle épouse un honnÃÂȘte homme? Lubin. - C'est ma foi bien dit, il faut ÃÂȘtre honnÃÂȘte homme pour l'épouser, il n'y a que les malhonnÃÂȘtes gens qui ne l'épouseront point. Le Chevalier, froidement. - Finissons, je vous prie, Lisette. Lisette. - Eh bien, Monsieur, sur ce pied-là , que n'allez-vous vous ensevelir dans quelque solitude oÃÂč l'on ne vous voie point? Si vous saviez combien aujourd'hui votre physionomie est bonne à porter dans un désert, vous aurez le plaisir de n'y trouver rien de si triste qu'elle. Tenez, Monsieur, l'ennui, la langueur, la désolation, le désespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilà le noir tableau que représente actuellement votre visage; et je soutiens que la vue en peut rendre malade, et qu'il y a conscience à la promener par le monde. Ce n'est pas là tout quand vous parlez aux gens, c'est du ton d'un homme qui va rendre les derniers soupirs; ce sont des paroles qui traÃnent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l'ùme, et dont je sens que la mienne est gelée; je n'en peux plus, et cela doit vous faire compassion. Je ne vous blùme pas; vous avez perdu votre maÃtresse, vous vous ÃÂȘtes voué aux langueurs, vous avez fait voeu d'en mourir; c'est fort bien fait, cela édifiera le monde on parlera de vous dans l'histoire, vous serez excellent à ÃÂȘtre cité, mais vous ne valez rien à ÃÂȘtre vu; ayez donc la bonté de nous édifier de plus loin. Le Chevalier. - Lisette, je pardonne au zÚle que vous avez pour votre maÃtresse; mais votre discours ne me plaÃt point. Lubin. - Il est incivil. Le Chevalier. - Mon voyage est rompu; on ne change pas à tout moment de résolution, et je ne partirai point; à l'égard de Monsieur le Comte, je parlerai en sa faveur à votre maÃtresse; et s'il est vrai, comme je le préjuge, qu'elle ait du penchant pour lui, ne vous inquiétez de rien, mes visites ne seront pas fréquentes, et ma tristesse ne gùtera rien ici. Lisette. - N'avez-vous que cela à me dire, Monsieur? Le Chevalier. - Que pourrais-je vous dire davantage? Lisette. - Adieu, Monsieur; je suis votre servante. ScÚne XII Lubin, Le Chevalier Le Chevalier, quelque temps sérieux. - Tout ce que j'entends là me rend la perte d'Angélique encore plus sensible. Lubin. - Ma foi, Angélique me coupe la gorge. Le Chevalier, comme en se promenant. - Je m'attendais à trouver quelque consolation dans la Marquise, sa généreuse résolution de ne plus aimer me la rendait respectable; et la voilà qui va se remarier; à la bonne heure je la distinguais, et ce n'est qu'une femme comme une autre. Lubin. - Mettez-vous à la place d'une veuve qui s'ennuie. Le Chevalier. - Ah! chÚre Angélique, s'il y a quelque chose au monde qui puisse me consoler, c'est de sentir combien vous ÃÂȘtes au-dessus de votre sexe, c'est de voir combien vous méritez mon amour. Lubin. - Ah! Marton, Marton! je t'oubliais d'un grand courage; mais mon maÃtre ne veut pas que j'achÚve; je m'en vais donc me remettre à te regretter comme auparavant, et que le ciel m'assiste!... Le Chevalier, se promenant. - Je me sens plus que jamais accablé de ma douleur. Lubin. - Lisette m'avait un peu ragaillardi. Le Chevalier. - Je vais m'enfermer chez moi; je ne verrai que tantÎt la Marquise, je n'ai plus que faire ici si elle se marie suis-je en état de voir des fÃÂȘtes? En vérité, la Marquise y songe-t-elle? Et qu'est devenue la mémoire de son mari? Lubin. - Ah! Monsieur, qu'est-ce que vous voulez qu'elle fasse d'une mémoire? Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je lui ai dit que je ferais apporter mes livres, et l'honnÃÂȘteté veut que je tienne parole. Va me chercher celui qui a soin des siens ne serait-ce pas lui qui entre? ScÚne XIII Hortensius, Lubin, Le Chevalier Hortensius. - Je n'ai pas l'honneur d'ÃÂȘtre connu de vous, Monsieur; je m'appelle Hortensius. Madame la Marquise, dont j'ai l'avantage de diriger les lectures, et à qui j'enseigne tour à tour les belles-lettres, la morale et la philosophie, sans préjudice des autres sciences que je pourrais lui enseigner encore, m'a fait entendre, Monsieur, le désir que vous avez de me montrer vos livres, lesquels témoigneront, sans doute, l'excellence et sûreté de votre bon goût; partant, Monsieur, que vous plaÃt-il qu'il en soit? Le Chevalier. - Lubin va vous mener à ma bibliothÚque, Monsieur, et vous pouvez en faire apporter les livres ici. Hortensius. - Soit fait comme vous le commandez. ScÚne XIV Lubin, Hortensius Hortensius. - Eh bien, mon garçon, je vous attends. Lubin. - Un petit moment d'audience, Monsieur le docteur Hortus. Hortensius. - Hortensius, Hortensius; ne défigurez point mon nom. Lubin. - Qu'il reste comme il est, je n'ai pas envie de lui gùter la taille. Hortensius, à part. - Je le crois; mais que voulez-vous? il faut gagner la bienveillance de tout le monde. Lubin. - Vous apprenez la morale et la philosophie à la Marquise? Hortensius. - Oui. Lubin. - A quoi cela sert-il, ces choses-là ?... Hortensius. - A purger l'ùme de toutes ses passions. Lubin. - Tant mieux; faites-moi prendre un doigt de cette médecine-là , contre ma mélancolie. Hortensius. - Est-ce que vous avez du chagrin? Lubin. - Tant, que j'en mourrais, sans le bon appétit qui me sauve. Hortensius. - Vous avez là un puissant antidote je vous dirai pourtant, mon ami, que le chagrin est toujours inutile, parce qu'il ne remédie à rien, et que la raison doit ÃÂȘtre notre rÚgle dans tous les états. Lubin. - Ne parlons point de raison, je la sais par coeur, celle-là ; purgez-moi plutÎt avec de la morale. Hortensius. - Je vous en dis, et de la meilleure. Lubin. - Elle ne vaut donc rien pour mon tempérament; servez-moi de la philosophie. Hortensius. - Ce serait à peu prÚs la mÃÂȘme chose. Lubin. - Voyons donc les belles-lettres. Hortensius. - Elles ne vous conviendraient pas mais quel est votre chagrin? Lubin. - C'est l'amour. Hortensius. - Oh! la philosophie ne veut pas qu'on prenne d'amour. Lubin. - Oui; mais quand il est pris, que veut-elle qu'on en fasse? Hortensius. - Qu'on y renonce, qu'on le laisse là . Lubin. - Qu'on le laisse là ? Et s'il ne s'y tient pas? car il court aprÚs vous. Hortensius. - Il faut fuir de toutes ses forces. Lubin. - Bon! quand on a de l'amour, est-ce qu'on a des jambes? la philosophie en fournit donc? Hortensius. - Elle nous donne d'excellents conseils. Lubin. - Des conseils? Ah! le triste équipage pour gagner pays! Hortensius. - Ecoutez, voulez-vous un remÚde infaillible? vous pleurez une maÃtresse, faites-en une autre. Lubin. - Eh! morbleu, que ne parlez-vous? voilà qui est bon, cela. Gageons que c'est avec cette morale-là que vous traitez la Marquise, qui va se marier avec Monsieur le Comte? Hortensius, étonné. - Elle va se marier, dites-vous? Lubin. - Assurément, et si nous avions voulu d'elle, nous l'aurions eu par préférence, car Lisette nous l'a offert. Hortensius. - Etes-vous bien sûr de ce que vous me dites? Lubin. - A telles enseignes, que Lisette nous a ensuite proposé de nous retirer, parce que nous sommes tristes, et que vous ÃÂȘtes un peu pédant, à ce qu'elle dit, et qu'il faut que la Marquise se tienne en joie. Hortensius, à part. - Bene, bene; je te rends grùce, Î Fortune! de m'avoir instruit de cela. Je me trouve bien ici, ce mariage m'en chasserait; mais je vais soulever un orage qu'on ne pourra vaincre. Lubin. - Que marmottez-vous là dans vos dents, Docteur? Hortensius. - Rien, allons toujours chercher les livres, car le temps presse. Acte II ScÚne premiÚre Lubin, Hortensius Lubin, chargé d'une manne de livres, et s'asseyant dessus. - Ah! je n'aurais jamais cru que la science fût si pesante. Hortensius. - Belle bagatelle! J'ai bien plus de livres que tout cela dans ma tÃÂȘte. Lubin. - Vous? Hortensius. - Moi-mÃÂȘme. Lubin. - Vous ÃÂȘtes donc le libraire et la boutique tout à la fois? Et qu'est-ce que vous faites de tout cela dans votre tÃÂȘte? Hortensius. - J'en nourris mon esprit. Lubin. - Il me semble que cette nourriture-là ne lui profite point; je l'ai trouvé maigre. Hortensius. - Vous ne vous y connaissez point; mais reposez-vous un moment, vous viendrez me trouver aprÚs dans la bibliothÚque, oÃÂč je vais faire de la place à ces livres. Lubin. - Allez, allez toujours devant. ScÚne II Lubin, Lisette Lubin, un moment seul, et assis. - Ah! pauvre Lubin! J'ai bien du tourment dans le coeur; je ne sais plus à présent si c'est Marton que j'aime ou si c'est Lisette je crois pourtant que c'est Lisette, à moins que ce ne soit Marton. Lisette arrive avec quelques laquais qui portent des siÚges. Lisette. - Apportez, apportez-en encore un ou deux, et mettez-les là . Lubin, assis. - Bonjour, m'amour. Lisette. - Que fais-tu donc ici? Lubin. - Je me repose sur un paquet de livres que je viens d'apporter pour nourrir l'esprit de Madame, car le Docteur le dit ainsi. Lisette. - La sotte nourriture! Quand verrai-je finir toutes ces folies-là ? Va, va, porte ton impertinent ballot. Lubin. - C'est de la morale et de la philosophie; ils disent que cela purge l'ùme; j'en ai pris une petite dose, mais cela ne m'a pas seulement fait éternuer. Lisette. - Je ne sais ce que tu viens me conter; laisse-moi en repos, va-t'en. Lubin. - Eh! pardi, ce n'est donc pas pour moi que tu faisais apporter des siÚges? Lisette. - Le butor! C'est pour Madame qui va venir ici. Lubin. - Voudrais-tu, en passant, prendre la peine de t'asseoir un moment, Mademoiselle? Je t'en prie, j'aurais quelque chose à te communiquer. Lisette. - Eh bien, que me veux-tu, Monsieur? Lubin. - Je te dirai, Lisette, que je viens de regarder ce qui se passe dans mon coeur, et je te confie que j'ai vu la figure de Marton qui en délogeait, et la tienne qui demandait à se nicher dedans; je lui ai dit que je t'en parlerais, elle attend veux-tu que je la laisse entrer? Lisette. - Non, Lubin, je te conseille de la renvoyer; car, dis-moi, que ferais-tu? A quoi cela aboutirait-il? A quoi nous servirait de nous aimer? Lubin. - Ah! on trouve toujours bien le débit de cela entre deux personnes. Lisette. - Non, te dis-je, ton maÃtre ne veut point s'attacher à ma maÃtresse, et ma fortune dépend de demeurer avec elle, comme la tienne dépend de rester avec le Chevalier. Lubin. - Cela est vrai, j'oubliais que j'avais une fortune qui est d'avis que je ne te regarde pas. Cependant, si tu me trouvais à ton gré, c'est dommage que tu n'aies pas la satisfaction de m'aimer à ton aise; c'est un hasard qui ne se trouve pas toujours. Serais-tu d'avis que j'en touchasse un petit mot à la Marquise? Elle a de l'amitié pour le Chevalier, le Chevalier en a pour elle; ils pourraient fort bien se faire l'amitié de s'épouser par amour, et notre affaire irait tout de suite. Lisette. - Tais-toi, voici Madame. Lubin. - Laisse-moi faire. ScÚne III La Marquise, Hortensius, Lisette, Lubin La Marquise. - Lisette, allez dire là -bas qu'on ne laisse entrer personne; je crois que voilà l'heure de notre lecture, il faudrait avertir le Chevalier. Ah! te voilà , Lubin; oÃÂč est ton maÃtre? Lubin. - Je crois, Madame, qu'il est allé soupirer chez lui. La Marquise. - Va lui dire que nous l'attendons. Lubin. - Oui, Madame; et j'aurai aussi pour moi une petite bagatelle à vous proposer, dont je prendrai la liberté de vous entretenir en toute humilité, comme cela se doit. La Marquise. - Eh! de quoi s'agit-il? Lubin. - Oh! presque de rien; nous parlerons de cela tantÎt, quand j'aurai fait votre commission. La Marquise. - Je te rendrai service, si je le puis. ScÚne IV Hortensius, La Marquise La Marquise, nonchalamment. - Eh bien, Monsieur, vous n'aimez donc pas les livres du Chevalier? Hortensius. - Non, Madame, le choix ne m'en paraÃt pas docte; dans dix tomes, pas la moindre citation de nos auteurs grecs ou latins, lesquels, quand on compose, doivent fournir tout le suc d'un ouvrage; en un mot, ce ne sont que des livres modernes, remplis de phrases spirituelles; ce n'est que de l'esprit, toujours de l'esprit, petitesse qui choque le sens commun. La Marquise, nonchalante. - Mais de l'esprit! est-ce que les anciens n'en avaient pas? Hortensius. - Ah! Madame, distinguo; ils en avaient d'une maniÚre... oh! d'une maniÚre que je trouve admirable. La Marquise. - Expliquez-moi cette maniÚre. Hortensius. - Je ne sais pas trop bien quelle image employer pour cet effet, car c'est par les images que les anciens peignaient les choses. Voici comme parle un auteur dont j'ai retenu les paroles. Représentez-vous, dit-il, une femme coquette primo, son habit est en pretintailles, au lieu de grùces, je lui vois des mouches; au lieu de visage, elle a des mines; elle n'agit point; elle gesticule; elle ne regarde point, elle lorgne; elle ne marche pas, elle voltige; elle ne plaÃt point, elle séduit; elle n'occupe point, elle amuse; on la croit belle, et moi je la tiens ridicule, et c'est à cette impertinente femme que ressemble l'esprit d'à présent, dit l'auteur. La Marquise. - J'entends bien. Hortensius. - L'esprit des anciens, au contraire, continue-t-il, ah! c'est une beauté si mùle, que pour démÃÂȘler qu'elle est belle, il faut se douter qu'elle l'est simple dans ses façons, on ne dirait pas qu'elle ait vu le monde; mais ayez seulement le courage de vouloir l'aimer, et vous parviendrez à la trouver charmante. La Marquise. - En voilà assez, je vous comprends nous sommes plus affectés, et les anciens plus grossiers. Hortensius. - Que le ciel m'en garde, Madame; jamais Hortensius... La Marquise. - Changeons de discours; que nous lirez-vous aujourd'hui? Hortensius. - Je m'étais proposé de vous lire un peu du Traité de la patience, chapitre premier, du Veuvage. La Marquise. - Oh! prenez autre chose; rien ne me donne moins de patience que les traités qui en parlent. Hortensius. - Ce que vous dites est probable. La Marquise. - J'aime assez l'Eloge de l'amitié, nous en lirons quelque chose. Hortensius. - Je vous supplierai de m'en dispenser, Madame; ce n'est pas la peine, pour le peu de temps que nous avons à rester ensemble, puisque vous vous mariez avec Monsieur le Comte. La Marquise. - Moi! Hortensius. - Oui, Madame, au moyen duquel mariage je deviens à présent un serviteur superflu, semblable à ces troupes qu'on entretient pendant la guerre, et que l'on casse à la paix je combattais vos passions, vous vous accommodez avec elles, et je me retire avant qu'on me réforme. La Marquise. - Vous tenez là de jolis discours; avec vos passions; il est vrai que vous ÃÂȘtes assez propre à leur faire peur, mais je n'ai que faire de vous pour les combattre. Des passions avec qui je m'accommode! En vérité, vous ÃÂȘtes burlesque. Et ce mariage, de qui le tenez-vous donc? Hortensius. - De Mademoiselle Lisette qui l'a dit à Lubin, lequel me l'a rapporté, avec cette apostille contre moi, qui est que ce mariage m'expulserait d'ici. La Marquise, étonnée. - Mais qu'est-ce que cela signifie? Le Chevalier croira que je suis folle, et je veux savoir ce qu'il a répondu ne me cachez rien, parlez. Hortensius. - Madame, je ne sais rien, là -dessus, que de trÚs vague. La Marquise. - Du vague, voilà qui est bien instructif; voyons donc ce vague. Hortensius. - Je pense donc que Lisette ne disait à Monsieur le Chevalier que vous épousiez Monsieur le Comte... La Marquise. - Abrégez les qualités. Hortensius. - Qu'afin de savoir si ledit Chevalier ne voudrait pas vous rechercher lui-mÃÂȘme et se substituer au lieu et place dudit Comte; et mÃÂȘme il appert par le récit dudit Lubin, que ladite Lisette vous a offert au sieur Chevalier. La Marquise. - Voilà , par exemple, de ces faits incroyables; c'est promener la main d'une femme, et dire aux gens la voulez-vous? Ah! ah! je m'imagine voir le Chevalier reculer de dix pas à la proposition, n'est-il pas vrai? Hortensius. - Je cherche sa réponse littérale. La Marquise. - Ne vous brouillez point, vous avez la mémoire fort nette, ordinairement. Hortensius. - L'histoire rapporte qu'il s'est d'abord écrié dans sa surprise, et qu'ensuite il a refusé la chose. La Marquise. - Oh! pour l'exclamation, il pouvait la retrancher, ce me semble, elle me paraÃt trÚs imprudente et trÚs impolie. J'en approuve l'esprit; s'il pensait autrement, je ne le verrais de ma vie; mais se récrier devant les domestiques, m'exposer à leur raillerie, ah! c'en est un peu trop; il n'y a point de situation qui dispense d'ÃÂȘtre honnÃÂȘte. Hortensius. - La remarque critique est judicieuse. La Marquise. - Oh! je vous assure que je mettrai ordre à cela. Comment donc! cela m'attaque directement, cela va presque au mépris. Oh! Monsieur le Chevalier, aimez votre Angélique tant que vous voudrez; mais que je n'en souffre pas, s'il vous plaÃt! Je ne veux point me marier; mais je ne veux pas qu'on me refuse. Hortensius. - Ce que vous dites est sans faute. A part. Ceci va bon train pour moi. A la Marquise. Mais, Madame, que deviendrai-je? Puis-je rester ici? N'ai-je rien à craindre? La Marquise. - Allez, Monsieur, je vous retiens pour cent ans vous n'avez ici ni Comte ni Chevalier à craindre; c'est moi qui vous en assure, et qui vous protÚge. Prenez votre livre, et lisons; je n'attends personne. Hortensius tire un livre. ScÚne V Lubin arrive; Hortensius, La Marquise Lubin. - Madame, Monsieur le Chevalier finit un embarras avec un homme; il va venir, et il dit qu'on l'attende. La Marquise. - Va, va, quand il viendra nous le prendrons. Lubin. - Si vous le permettiez à présent, Madame, j'aurais l'honneur de causer un moment avec vous. La Marquise. - Eh bien, que veux-tu? AchÚve. Lubin. - Oh! mais, je n'oserais, vous me paraissez en colÚre. La Marquise, à Hortensius. - Moi, de la colÚre? ai-je cet air-là , Monsieur? Hortensius. - La paix rÚgne sur votre visage. Lubin. - C'est donc que cette paix y rÚgne d'un air fùché? La Marquise. - Finis, finis. Lubin. - C'est que vous saurez, Madame, que Lisette trouve ma personne assez agréable; la sienne me revient assez, et ce serait un marché fait, si, par une bonté qui nous rendrait la vie, Madame, qui est à marier, voulait bien prendre un peu d'amour pour mon maÃtre qui a du mérite, et qui, dans cette occasion, se comporterait à l'avenant. La Marquise, à Hortensius. - Ah! ah! écoutons; voilà qui se rapporte assez à ce que vous m'avez dit. Lubin. - On parle aussi de Monsieur le Comte, et les comtes sont d'honnÃÂȘtes gens; je les considÚre beaucoup; mais, si j'étais femme, je ne voudrais que des chevaliers pour mon mari vive un cadet dans le ménage! La Marquise. - Sa vivacité me divertit tu as raison, Lubin; mais malheureusement, dit-on, ton maÃtre ne se soucie point de moi. Lubin. - Cela est vrai, il ne vous aime pas, et je lui en ai fait la réprimande avec Lisette; mais si vous commenciez, cela le mettrait en train. La Marquise, à Hortensius. - Eh bien, Monsieur, qu'en dites-vous? Sentez-vous là -dedans le personnage que je joue? La sottise du Chevalier me donne-t-elle un ridicule assez complet? Hortensius. - Vous l'avez prévu avec sagacité. Lubin. - Oh! je ne dispute pas qu'il n'ait fait une sottise, assurément; mais, dans l'occurrence, un honnÃÂȘte homme se reprend. La Marquise. - Tais-toi, en voilà assez. Lubin. - Hélas! Madame, je serais bien fùché de vous déplaire; je vous demande seulement d'y faire réflexion. ScÚne VI Lisette arrive; les acteurs précédents. Lisette. - Je viens de donner vos ordres, Madame on dira là -bas que vous n'y ÃÂȘtes pas, et un moment aprÚs... La Marquise. - Cela suffit; il s'agit d'autre chose à présent, approche. Et à Lubin. Et toi, reste ici, je te prie. Lisette. - Qu'est-ce que c'est donc que cette cérémonie? Lubin, à Lisette, bas. - Tu vas entendre parler de ma besogne. La Marquise. - Mon mariage avec le Comte, quand le terminerez-vous, Lisette? Lisette, regardant Lubin. - Tu es un étourdi. Lubin. - Ecoute, écoute. La Marquise. - Répondez-moi donc, quand le terminerez-vous? Hortensius rit. Lisette, le contrefaisant. - Eh, eh, eh! Pourquoi me demandez-vous cela, Madame? La Marquise. - C'est que j'apprends que vous me marierez avec Monsieur le Comte, au défaut du Chevalier, à qui vous m'avez proposée, et qui ne veut point de moi, malgré tout ce que vous avez pu lui dire avec son valet, qui vient m'exhorter à avoir de l'amour pour son maÃtre, dans l'espérance que cela le touchera. Lisette. - J'admire le tour que prennent les choses les plus louables, quand un benÃÂȘt les rapporte! Lubin. - Je crois qu'on parle de moi! La Marquise. - Vous admirez le tour que prennent les choses? Lisette. - Ah ça, Madame, n'allez-vous pas vous fùcher? N'allez-vous pas croire que j'ai tort? La Marquise. - Quoi! vous portez la hardiesse jusque-là , Lisette! Quoi! prier le Chevalier de me faire la grùce de m'aimer, et tout cela pour pouvoir épouser cet imbécile-là ? Lubin. - Attrape, attrape toujours. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que l'amour du Comte? Vous ÃÂȘtes donc la confidente des passions qu'on a pour moi, et que je ne connais point? Et qu'est-ce qui pourrait se l'imaginer? Je suis dans les pleurs, et l'on promet mon coeur et ma main à tout le monde, mÃÂȘme à ceux qui n'en veulent point; je suis rejetée, j'essuie des affronts, j'ai des amants qui espÚrent, et je ne sais rien de tout cela? Qu'une femme est à plaindre dans la situation oÃÂč je suis! Quelle perte j'ai fait! Et comment me traite-t-on! Lubin, à part. - Voilà notre ménage renversé. La Marquise, à Lisette. - Allez, je vous croyais plus de zÚle et plus de respect pour votre maÃtresse. Lisette. - Fort bien, Madame, vous parlez de zÚle, et je suis payée du mien; voilà ce que c'est que de s'attacher à ses maÃtres; la reconnaissance n'est point faite pour eux; si vous réussissez à les servir, ils en profitent; et quand vous ne réussissez pas, ils vous traitent comme des misérables. Lubin. - Comme des imbéciles. Hortensius, à Lisette. - Il est vrai qu'il vaudrait mieux que cela ne fût point advenu. La Marquise. - Eh! Monsieur, mon veuvage est éternel; en vérité, il n'y a point de femme au monde plus éloignée du mariage que moi, et j'ai perdu le seul homme qui pouvait me plaire; mais, malgré tout cela, il y a de certaines aventures désagréables pour une femme. Le Chevalier m'a refusée, par exemple; mon amour-propre ne lui en veut aucun mal; il n'y a là -dedans, comme je vous l'ai déjà dit, que le ton, que la maniÚre que je condamne car, quand il m'aimerait, cela lui serait inutile; mais enfin il m'a refusée, cela est constant, il peut se vanter de cela, il le fera peut-ÃÂȘtre; qu'en arrive-t-il? Cela jette un air de rebut sur une femme, les égards et l'attention qu'on a pour elle en diminuent, cela glace tous les esprits pour elle; je ne parle point des coeurs, car je n'en ai que faire mais on a besoin de considération dans la vie, elle dépend de l'opinion qu'on prend de vous; c'est l'opinion qui nous donne tout, qui nous Îte tout, au point qu'aprÚs tout ce qui m'arrive, si je voulais me remarier, je le suppose, à peine m'estimerait-on quelque chose, il ne serait plus flatteur de m'aimer; le Comte, s'il savait ce qui s'est passé, oui, le Comte, je suis persuadée qu'il ne voudrait plus de moi. Lubin, derriÚre. - Je ne serais pas si dégoûté. Lisette. - Et moi, Madame, je dis que le Chevalier est un hypocrite; car, si son refus est si sérieux, pourquoi n'a-t-il pas voulu servir Monsieur le Comte comme je l'en priais? Pourquoi m'a-t-il refusée durement, d'un air inquiet et piqué? La Marquise. - Qu'est-ce que c'est que d'un air piqué? Quoi? Que voulez-vous dire? Est-ce qu'il était jaloux? En voici d'une autre espÚce. Lisette. - Oui, Madame, je l'ai cru jaloux voilà ce que c'est; il en avait toute la mine. Monsieur s'informe comment le Comte est auprÚs de vous; comment vous le recevez; on lui dit que vous souffrez ses visites, que vous ne le recevez point mal. Point mal! dit-il avec dépit, ce n'est donc pas la peine que je m'en mÃÂȘle? Qui est-ce qui n'aurait pas cru là -dessus qu'il songeait à vous pour lui-mÃÂȘme? Voilà ce qui m'avait fait parler, moi eh! que sait-on ce qui se passe dans sa tÃÂȘte? peut-ÃÂȘtre qu'il vous aime. Lubin, derriÚre. - Il en est bien capable. La Marquise. - Me voilà déroutée, je ne sais plus comment régler ma conduite; car il y en a une à tenir là -dedans j'ignore laquelle, et cela m'inquiÚte. Hortensius. - Si vous me le permettez, Madame, je vous apprendrai un petit axiome qui vous sera, sur la chose, d'une merveilleuse instruction; c'est que le jaloux veut avoir ce qu'il aime or, étant manifeste que le Chevalier vous refuse... La Marquise. - Il me refuse! Vous avez des expressions bien grossiÚres; votre axiome ne sait ce qu'il dit; il n'est pas encore sûr qu'il me refuse. Lisette. - Il s'en faut bien; demandez au Comte ce qu'il pense. La Marquise. - Comment, est-ce que le Comte était présent? Lisette. - Il n'y était plus; je dis seulement qu'il croit que le Chevalier est son rival. La Marquise. - Ce n'est pas assez qu'il le croie, ce n'est pas assez, il faut que cela soit; il n'y a que cela qui puisse me venger de l'affront presque public que m'a fait sa réponse; il n'y a que cela; j'ai besoin, pour réparations, que son discours n'ait été qu'un dépit amoureux; dépendre d'un dépit amoureux! Cela n'est-il pas comique? Assurément ce n'est pas que je me soucie de ce qu'on appelle la gloire d'une femme, gloire sotte, ridicule, mais reçue, mais établie, qu'il faut soutenir, et qui nous pare; les hommes pensent comme cela, il faut penser comme les hommes, ou ne pas vivre avec eux. OÃÂč en suis-je donc, si le Chevalier n'est point jaloux? L'est-il? ne l'est-il point? on n'en sait rien. C'est un peut-ÃÂȘtre; mais cette gloire en souffre, toute sotte qu'elle est, et me voilà dans la triste nécessité d'ÃÂȘtre aimée d'un homme qui me déplaÃt; le moyen de tenir à cela? oh! je n'en demeurerai pas là , je n'en demeurerai pas là . Qu'en dites-vous, Monsieur? il faut que la chose s'éclaircisse absolument. Hortensius. - Le mépris serait suffisant, Madame. La Marquise. - Eh! non, Monsieur, vous me conseillez mal; vous ne savez parler que de livres. Lubin. - Il y aura du bùton pour moi dans cette affaire-là . Lisette, pleurant. - Pour moi, Madame, je ne sais pas oÃÂč vous prenez toutes vos alarmes, on dirait que j'ai renversé le monde entier. On n'a jamais aimé une maÃtresse autant que je vous aime; je m'avise de tout, et puis il se trouve que j'ai fait tous les maux imaginables. Je ne saurais durer comme cela; j'aime mieux me retirer, du moins je ne verrai point votre tristesse, et l'envie de vous en tirer ne me fera point faire d'impertinence. La Marquise. - Il ne s'agit pas de vos larmes; je suis compromise, et vous ne savez pas jusqu'oÃÂč cela va. Voilà le Chevalier qui vient, restez; j'ai intérÃÂȘt d'avoir des témoins. ScÚne VII Le Chevalier, les acteurs précédents. Le Chevalier. - Vous m'avez peut-ÃÂȘtre attendu, Madame, et je vous prie de m'excuser; j'étais en affaire. La Marquise. - Il n'y a pas grand mal, Monsieur le Chevalier; c'est une lecture retardée, voilà tout. Le Chevalier. - J'ai cru d'ailleurs que Monsieur le Comte vous tenait compagnie, et cela me tranquillisait. Lubin, derriÚre. - Ahi! ahi! je m'enfuis. La Marquise, examinant le Chevalier. - On m'a dit que vous l'aviez vu, le Comte? Le Chevalier. - Oui, Madame. La Marquise, le regardant toujours. - C'est un fort honnÃÂȘte homme. Le Chevalier. - Sans doute, et je le crois mÃÂȘme d'un esprit trÚs propre à consoler ceux qui ont du chagrin. La Marquise. - Il est fort de mes amis. Le Chevalier. - Il est des miens aussi. La Marquise. - Je ne savais pas que vous le connussiez beaucoup; il vient ici quelquefois, et c'est presque le seul des amis de feu Monsieur le Marquis que je voie encore; il m'a paru mériter cette distinction-là ; qu'en dites-vous? Le Chevalier. - Oui, Madame, vous avez raison, et je pense comme vous; il est digne d'ÃÂȘtre excepté. La Marquise, à Lisette, bas. - Trouvez-vous cet homme-là jaloux, Lisette? Le Chevalier, à part les premiers mots. - Monsieur le Comte et son mérite m'ennuient. A la Marquise. Madame, on a parlé d'une lecture, et si je croyais vous déranger je me retirerais. La Marquise. - Puisque la conversation vous ennuie, nous allons lire. Le Chevalier. - Vous me faites un étrange compliment. La Marquise. - Point du tout, et vous allez ÃÂȘtre content. A Lisette. Retirez-vous, Lisette, vous me déplaisez là . A Hortensius. Et vous, Monsieur, ne vous écartez point, on va vous rappeler. Au Chevalier. Pour vous, Chevalier, j'ai encore un mot à vous dire avant notre lecture; il s'agit d'un petit éclaircissement qui ne vous regarde point, qui ne touche que moi, et je vous demande en grùce de me répondre avec la derniÚre naïveté sur la question que je vais vous faire. Le Chevalier. - Voyons, Madame, je vous écoute. La Marquise. - Le Comte m'aime, je viens de le savoir, et je l'ignorais. Le Chevalier, ironiquement. - Vous l'ignorez? La Marquise. - Je dis la vérité, ne m'interrompez point. Le Chevalier. - Cette vérité-là est singuliÚre. La Marquise. - Je n'y saurais que faire, elle ne laisse pas que d'ÃÂȘtre; il est permis aux gens de mauvaise humeur de la trouver comme ils voudront. Le Chevalier. - Je vous demande pardon d'avoir dit ce que j'en pense continuons. La Marquise, impatiente. - Vous m'impatientez! Aviez-vous cet esprit-là avec Angélique? Elle aurait dû ne vous aimer guÚre. Le Chevalier. - Je n'en avais point d'autre, mais il était de son goût, et il a le malheur de n'ÃÂȘtre pas du vÎtre; cela fait une grande différence. La Marquise. - Vous l'écoutiez donc quand elle vous parlait; écoutez-moi aussi. Lisette vous a prié de me parler pour le Comte, vous ne l'avez point voulu. Le Chevalier. - Je n'avais garde; le Comte est un amant, vous m'aviez dit que vous ne les aimiez point; mais vous ÃÂȘtes la maÃtresse. La Marquise. - Non, je ne la suis point; peut-on, à votre avis, répondre à l'amour d'un homme qui ne vous plaÃt pas? Vous ÃÂȘtes bien particulier! Le Chevalier, riant. - Hé! Hé! Hé! j'admire la peine que vous prenez pour me cacher vos sentiments; vous craignez que je ne les critique, aprÚs ce que vous m'avez dit mais non, Madame, ne vous gÃÂȘnez point; je sais combien il vaut de compter avec le coeur humain, et je ne vois rien là que de fort ordinaire. La Marquise, en colÚre. - Non, je n'ai de ma vie eu tant d'envie de quereller quelqu'un. Adieu. Le Chevalier, la retenant. - Ah! Marquise, tout ceci n'est que conversation, et je serais au désespoir de vous chagriner; achevez, de grùce. La Marquise. - Je reviens. Vous ÃÂȘtes l'homme du monde le plus estimable, quand vous voulez; et je ne sais par quelle fatalité
Adieu adieu Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d'moi Adieu, adieu Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un as Je n'sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au PĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters
Adieu... Adieu ĐžŃ€ĐžĐłĐžĐœĐ°Đ»Đ”Đœ тДĐșст Adieu... adieu1Elle me chasse... qu'ai-je entendu ?Elle ne manque pas d'audaceJe suis balancĂ© tout comme un malotruEt je perds mon amour et ma place !Elle est cruelle mais son dĂ©dainMe donne une ardeur nouvelleOui, tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin refrainAdieu... adieu !Je pars sans dĂ©tourner les yeuxMais avant trois moisVous entendrez parler d' moiAdieu... adieu !Je prouverai sous d'autres cieuxEn Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un asJe n' sais pas trĂšs bien encoreSi je deviendrai chercheur d'orOu chasseur de phoques au pĂŽle NordChef de bande chez les gangstersOu pĂ©dicure chez RockefellerMais je s'rai bientĂŽt millionnaireAdieu... adieu !Ne vous en faites pas pour moiMessieurs, le petit LĂ©opoldNagera bientĂŽt dans le Pactole2De par le monde, dans tous les coinsIl est des brunes et des blondesQui seront trĂšs fiĂšres de m'avoir pour conjointJe ne m'en fais pas une secondeComme en Turquie font les PachasQuand ils ont des insomniesJe n'aurai qu'Ă  choisir dans le tasEt j'oublierai JosĂ©fa au refrain finalSi vous voulezDes nouvelles de mon moralVous en trouverezEn premiĂšre page dans votre journal ĐŽĐŸĐ±Đ°ĐČĐž ĐŸŃ€Đ”ĐČĐŸĐŽ ОщД тДĐșŃŃ‚ĐŸĐČĐ” ĐŸŃ‚ Toscani
Malgrémoi je ne peux détourner les yeux Je vois un couple heureux qui tourne tourne toujours En train de jouer la comédie de mon amour La jolie fille qui danse et qui sourit dans tes bras elle a beaucoup de chance et je ne lui en veux pas C'est toi qui as choisi mais je sais déjà qu'elle ne t'aimera jamais aussi fort que moi La jolie fille qui danse et qui sourit dans tes bras avec un

EmbauchĂ©s par un sous-traitant de l’association Coallia au sein du centre d’hĂ©bergement d'urgence de l’hĂŽtel Ibis de Bagnolet, 10 salariĂ©s sont en grĂšve. Ils demandent notamment des garanties en vue de leur rĂ©gularisation. Ils Ă©taient six Ă  manifester ce jeudi matin, devant l’hĂŽtel Ibis de Bagnolet Seine-Saint-Denis. Au total, sept travailleurs, rejoints depuis par trois autres salariĂ©s, sont en grĂšve depuis le 20 juillet. Parmi les 10 personnes concernĂ©es, l’un est français et neuf sont sans-papiers. "On demande notre rĂ©gularisation et le versement de nos salaires en totalitĂ©", affirme Allassane, un salariĂ© de 39 ans originaire de CĂŽte d’Ivoire. "Notre patron savait trĂšs bien qu’on Ă©tait en situation irrĂ©guliĂšre, il Ă©tait au courant", note-t-il. "Leur employeur a arrĂȘtĂ© de verser leurs salaires pendant cinq mois. Il y aussi les heures supplĂ©mentaires, les heures de nuit
 Ils ont travaillĂ© quasiment le double du minimum lĂ©gal de 35 heures", explique Kamel Brahmi, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la CGT 93. Tous ont Ă©tĂ© embauchĂ©s par Gaba Global Service International, une entreprise sous-traitante de Coallia. Depuis le premier confinement dĂ©but 2020 dans le contexte de l’épidĂ©mie de Covid-19, l’association s’est vu confier par l’Etat la mission de gĂ©rer un centre d’hĂ©bergement d’urgence pour les personnes vulnĂ©rables au sein de l’hĂŽtel Ibis, rĂ©quisitionnĂ© dans le cadre de la crise sanitaire. Mais depuis fĂ©vrier dernier, les bulletins de paie prennent du retard. "Cinq mois sans salaire
 Et la deuxiĂšme revendication, c’est que le donneur d’ordre reconnaisse leur statut de salariĂ©. Ils travaillent quasiment tous depuis l’ouverture du centre. On leur a vendu des postes centrĂ©s sur l’accueil, mais ils ont aussi fait de la distribution de repas et de la mĂ©diation. Ce sont des travailleurs sociaux", indique Kamel Brahmi. "Ils travaillent depuis deux ans auprĂšs d’un public en difficultĂ©, avec des centaines de sans-logis trĂšs prĂ©caires, qui parlent des langues diffĂ©rentes. Ça demande des compĂ©tences importantes pour gĂ©rer un tel site, avec du stress au quotidien", souligne le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la CGT 93. "Une partie des salaires a Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©e, le sous-traitant a fait un certain nombre de virements, mais on est loin du compte puisque ça ne reprĂ©sente qu’un tiers des sommes dues, poursuit-il. Ça va se rĂ©gler aux Prud’hommes. L’objectif maintenant, c’est que Coallia fournisse les documents nĂ©cessaires Ă  la rĂ©gularisation des travailleurs. Mali, GuinĂ©e, CĂŽte d’Ivoire
 Ils sont originaires d’Afrique de l’Ouest, avec des parcours de vie cabossĂ©s." "Coallia, ce n’est pas la petite Ă©picerie du coin, mais un chiffre d’affaires de 200 millions d'euros par an. Et ils vivent principalement d’argent public. Ils se sont engagĂ©s Ă  l’oral Ă  fournir des documents, on attend du concret. Ils ont un devoir de contrĂŽle sur le site, ils ont une responsabilitĂ©. Coallia ne peut pas dĂ©tourner les yeux", pointe Kamel Brahmi. Le mouvement de grĂšve a notamment reçu le soutien de Danielle Simonnet LFI, dĂ©putĂ©e Nupes de Paris, qui s’est rendue sur place mercredi. La CGT prĂ©voit par ailleurs un rassemblement lundi 8 aoĂ»t devant le siĂšge de Coallia, situĂ© dans le 12e arrondissement de Paris, "pour faire entendre les exigences" des salariĂ©s en grĂšve.

Adieu adieu, je pars sans détourner les yeux A chaque fois qu'un départ s'annonce, les paroles de l'opérette "l'auberge du Cheval Blanc" (une des préférées de ma mÚre) me reviennent ; mais
Ecrire un texte d’adieux ou dire au revoir avec un beau message original. Ces modĂšles de textes d’adieu sont des idĂ©es de messages, citations, de poĂšme et de sms d’adieux humoristiques amicaux ou tristes ainsi que des textos Ă  bientĂŽt pleins d’originalitĂ©. Carte pour dire adieu avec une belle citation d’adieux AprĂšs diffĂ©rents modĂšles de messages d’adieux originaux En fin d’article IdĂ©es de Sms À BientĂŽt Beau message d’adieu original Ă  un ami Mon Amie Mon Ami L’existence est faite de pages que l’on tourne. Chacune de ces pages est un chapitre du livre de l’histoire de notre vie. Parfois le destin, ou le hasard de la vie, fait que l’on doit quitter des personnes chĂšres. Des personnelles essentielles, des personnes qui nous ont beaucoup donnĂ©. Est ce jour si particulier semble ĂȘtre lĂ  
 Ce message d’au revoir est l’expression de mon Ă©motion profonde. Dieu Adieu Ă  une personne comme toi, c’est quitter une partie de moi mĂȘme. Je pleure sur le temps qui passe. Mais pleurer ne pourra effacer la beautĂ© d’une relation. Mes larmes sont des mots d’amour envoyĂ©s au ciel qui disent À BientĂŽt Je t’aime d’éternitĂ©. Alors sache, mon amie, que malgrĂ© la distance et ton absence, tu seras toujours prĂ©sente en mon coeur. Adieu Mon Amie Bien-AimĂ©e 
 À Dieu mon Ăąme-sƓur 
 Nous nous retrouverons Nos routes se recroiseront un jour 
 car nous marchons dans la mĂȘme direction
 Prends bien soin de toi Je ne t’oubliera pas 
 Ton ami qui t’aime d’amitiĂ© Beau message d’adieu triste Mon ami si cher Ă  mon coeur, En ce jour de dĂ©part, mon cƓur est habitĂ© par la tristesse et le chagrin. Mon coeur est parti en voyage au pays de la souffrance et de la solitude. Quitter une personne comme toi est comme faire le deuil d’une partie de moi-mĂȘme. C’est souffrir de la beautĂ© qui s’éteint et s’évanouit dans la nuit des amours sincĂšres. Te savoir loin de moi, loin de mon cƓur, est une Ă©preuve intime qui me bouleverse profondĂ©ment et fait couler mes pleurs. Il existe des amours et des amitiĂ©s qui ne devraient jamais s’éteindre. Pourtant, le destin, la destinĂ©e de tout un chacun, en dĂ©cide autrement. La vie nous enseigne chaque jour que rien n’est Ă©ternel. L’amitiĂ©, la tendresse, l’amour vrai s’envolent un jour au ciel des sentiments perdus. Alors montent les larmes Ă  mes yeux et une grande tristesse me dĂ©sarme
 Pourtant, en ce moment oĂč je t’écris ce message d’adieux tristes et profonds, je crois que la beautĂ© de notre relation ne s’effacera jamais. Ton dĂ©part, notre sĂ©paration imposĂ©e, n’est qu’une simple virgule dans le poĂšme de notre histoire Ă  deux. Alors mĂȘme s’il me faut te dire au revoir ou adieu, je sais qu’un jour nos coeurs si bons se retrouveront au paradis des amours Ă©ternels. Bon vent Ă  toi que j’aime! Que le plus beau te soit offert
 Que ton cƓur et ton Ăąme soient soulagĂ©s de toute douleur Adieu Je t’aime 
 Et Ă  bientĂŽt 
 Message d’adieu d’amour Lui dire Adieu aprĂšs une rupture affective ou Ă  bientĂŽt mon chĂ©ri avant un dĂ©part. mais aussi des mots pour reconquĂ©rir ou rĂ©cupĂ©rer son ex. Lui dire Je t’aime toujours ou lui signifier une rupture dĂ©finitive avec humour, tristesse ou colĂšre. Sms au revoir Ă  son amour Mon amour sincĂšre et prĂ©cieux, Quelques mots pleins d’affection afin de t’exprimer ma douleur d’avoir Ă  me sĂ©parer de toi quelques temps. Te savoir loin de moi est une Ă©preuve d’amour. Je t’aime tellement, j’ai besoin de te voir chaque jour
 Ton absence me plonge dans le chagrin. Tu es mon bĂ©bĂ©, mon plus beau refrain. A bientĂŽt Amour te ma vie
 Bisous amoureux
 Sms adieu romantique Mon amour sincĂšre et merveilleux Il parait que mĂȘme les plus belles choses ont une fin
 Il parait qu’il faut accepter son destin. Il paraĂźt qu’un amour ne peut vivre toujours. Pourtant moi qu’en j’aime une fois j’aime pour toujours. Pourtant, mon cƓur ne peut pas battre sans ton amour. Pourtant mon Ăąme perd sa flamme en ton absence. Pourtant je t’aime de sentiments d’éternité  Te dire adieu me plonge dans un chagrin d’amour. Je te dis Ă  Dieu car je garde la foi de te revoir un jour. Au revoir Je t’aime 
 Adieu mon amour 
 Je ne t’oublierai jamais 
 Je t’aime d’une amour Ă©ternel 
 Dire au revoir avec humour Des phrases drĂŽles Ă  envoyer par sms d’adieux pour dire au revoir avec humour. Sms adieu marrant Je ne vois qu’un moyen de te dĂ©barrasser de moi partir ! Alors adios amigos Message adieux humour pour divorce ou rupture La premiĂšre fois, je t’ai aimĂ© sans trop savoir pourquoi. Aujourd’hui, en tout cas, je sais pourquoi je te quitte 
 Surtout ne me retiens pas
. Je ne t’embrasse pas 
 IdĂ©e de sms de rupture amoureuse Ă  envoyer Ă  une fille ou un garçon Sms adieu pour une sĂ©paration amoureuse À un garçon ou Ă  un homme A t’écouter elles sont toutes folles de toi Alors comme je n’ai pas envie de faire de jalouses, je te quitte. Salut Ă  toi 
 Je me casse
 À une femme ou Ă  une fille A t’écouter ils sont tous fous de toi. Alors comme je n’ai pas envie de faire de jaloux, je te quitte. Salut Ă  toi 
 Je me tire
 Message humoristique pour dire adieu Ă  son chĂ©rie ou sa chĂ©rie Mon ex chĂ©rie Mon ex chĂ©ri Les histoires d’amour survivent aux fautes d’orthographe. Je viens d’en prendre conscience en relisant tes lettres d’amour. J’espĂšre que tu feras moins d’erreur dans ta nouvelle relation amoureuse. Adieu et Ă  jamais. Adieu et bonne chance Ă  un ex Des mots d’adieux qui te souhaitent le meilleur
 J’ai appris que tu avais une nouvelle relation amoureuse. J’espĂšre de tout cƓur que ce nouvel amour te permettra d’ĂȘtre heureux / ĂȘtre heureuse Moi, j’ai appris Ă  surmonter ma peine et mon chagrin. Surmonter une rupture affective rend plus fort / forte. Tourner la page d’une histoire d’amour permet de reconquĂ©rir son bonheur. Je te souhaite une bonne continuation dans la vie. Adieu et bonne chance Ă  toi dans ta nouvelle vie
 Une belle citation pour dire au revoir de façon originale et intelligente. Message d’adieu mĂ©chant avec humour noir Mon ex ami Mon ex amie L’erreur est humaine dit le proverbe ! Je viens de prendre conscience que je suis trĂšs humain car j’ai fait l’erreur d’ĂȘtre ton ami ami un jour. J’espĂšre que tu voudras bien me pardonner cette grande erreur qui, je te le promets, ne se reproduira plus jamais. A jamais
. Belles idĂ©es de message d’adieu professionnel Vous souhaitez faire vos adieux Ă  des collĂšgues de travail une Ă©quipe, une entreprise ou mĂȘme les membres d’une association? Ou au contraire vous ĂȘtes le professionnel qui quitte l’entreprise ou un Ă©tablissement public. Vous cherchez une idĂ©e de beau message de dĂ©part dĂ©part e retraite ou pour un nouvel emploi? Vous trouverez de façon certaine une idĂ©e de message d’au revoir professionnel dans notre liste de modĂšles de textes gratuits en lien avec le monde du travail idĂ©e de texte dĂ©part collĂšgue humour ou original Exemple de discours pour dire adieu Ă  ses collĂšgues Lettre d’au revoir Ă  ses collĂšgues de boulot ModĂšle de discours dĂ©part en retraite d’un collĂšgue ModĂšles de textes gratuits dĂ©part retraite Belles citations sur la retraite pour illustrer une carte Texte de voeux pour la retraite d’un ami ou d’une amie Annoncer son dĂ©part en retraite avec humour ModĂšle de beau texte d’invitation Ă  un pot de dĂ©part Trouver d’autres modĂšles de textes d’adieux professionnels originaux Message d’adieu avant de mourir Beaux Mots d’adieux et discours pour dire adieu avant de mourir oĂč de quitter des personnes chĂšres Ă  son cƓur. Un modĂšle de lettre d’adieu triste et joyeuses en mĂȘme temps. Un dernier adieux Ă  vous que j’aime Dans la vie il y a un temps pour tout un temps pour naĂźtre et un temps pour mourir Le temps de l’enfance et celui de la vieillesse.. Un temps pour aimer et celui pour partir. J’arrive au moment oĂč je dois vous dire au revoir. J’arrive au crĂ©puscule de beaux moments et Ă  l’aube d’autres moments qui vont s’offrir Ă  moi. Il n’est pas facile pour moi d’écrire un discours d’adieux. Un message d’adieu est un cri du cƓur qui dit Ă  celles ceux que l’on quitte que l’on ne les oubliera jamais. A l’heure du dĂ©part, laissez moi vous dire mes amis, ma famille que mon adieu n’est qu’un au revoir. Je crois que les gens qui s’aiment et qui s’apprĂ©cient humainement ne se quittent jamais vraiment. Ils gardent toujours au fond de leur cƓur un espace pour l’ĂȘtre parti trop tĂŽt. Je voudrais vous dire aussi que ce beau message d’adieu est joyeux. Point de tristesse dans mes ces mots d’adieu venu du coeur. Point de regrets ou de remords. Non ! Au contraire, la joie m’habite pleinement au moment de vous quitter. Je m’en vais le cƓur lĂ©ger et heureux d’avoir vĂ©cu une telle expĂ©rience de vie avec vous, mes amis ma famille, mes collĂšgues. Je garde en souvenirs le meilleur de nous-mĂȘmes. Adieu mes amis, Adieu ma famille
 Adieux Ă  vous tous que j’aime tellement. Je sais qu’un jour on se retrouvera. Des retrouvailles dans un ailleurs que certains appellent le Paradis, un mystĂšre
 Rien ne sĂ©pare vraiment celle et ceux qui s’aiment sincĂšrement ni la maladie, ni la mort. Je crois qu’une belle relation est Ă©ternelle. Un divorce, un accident ou la maladie aussi douloureux soient-ils n’effaceront jamais le bonheur de s’ĂȘtre aimĂ© un jour et d’avoir partagĂ© le meilleur de soi-mĂȘme. Cette belle lettre d’adieu vous rappelle combien je vous aime. Cet amour infini efface toute peine de mon cƓur. Ce sentiment gĂ©ant est une intense Ă©nergie pour aller de l’avant, pour continuer Ă  espĂ©rer en l’avenir terrestre ou cĂ©leste Que ce beau message d’adieu soulage vos cƓurs de toutes douleurs de me voir vous quitter ! Que ces quelques mots d’aurevoir sĂšchent vos larmes de tristesse ! Que ce beau discours d’adieu vous couvre de milles mercis venus du fin fond de mon cƓur ! Que cette belle priĂšre d’adieux soit une douceur qui vous accompagne dans votre deuil de notre relation qui continue autrement! Je vous aime intensĂ©ment ! Mon souvenir de vous est le plus grand des cadeaux du ciel. A bientĂŽt
 LĂ  oĂč Dieu rĂ©unira nos cƓurs
 Un dernier adieu ? Faire son deuil plus facilement avec ces beaux textes pour la mort d’un proche ou d’une personne cher Ă  votre cƓur. Message pour dire A bientĂŽt avec originalitĂ© Sms Ă  bientĂŽt mon ami Mon ami, Les moments passĂ©s avec toi sont toujours agrĂ©ables et ressourçants. Notre amitiĂ© me fait du bien! Au plaisir de te retrouver bientĂŽt 
 A bientĂŽt mon ami si sympathique et fidĂšle. En attendant de te retrouver je t’embrasse amicalement. Souhaiter un bon weekend Ă  un ami avec un message original Sms Ă  bientĂŽt mon amie Mon amie, Chaque moment passĂ© Ă  tes cĂŽtĂ©s est un voyage au pays de l’amitiĂ© vraie. Tu es une superbe copine ! Tu es ma meilleure amie ! Tu es la sƓur que j’ai choisie ! Mon Ăąme-soeur si gentille ! Au plaisir de te retrouver bientĂŽt belle amie 
 A bientĂŽt mon amie que j’aime Ă©normĂ©ment. Bisous pleins d’affection Souhaiter un bon samedi Ă  une amie avec tendresse

FunĂ©railles: la liturgie du dernier adieu. Le Notre PĂšre, viennent de s’achever, nous Ă©tions tournĂ©s vers le Seigneur pour oser le louer et reprendre humblement les mots qu’il nous a donnĂ©s, quand « nous ne savons pas prier comme il faut ». Sans se dĂ©tourner de Dieu, les cƓurs et les yeux reviennent vers le corps du dĂ©funt.

4 participantsAuteurMessageÉclair de Pluie♠ Administratrice Rainy ♠ Messages 561Date d'inscription 04/07/2011Localisation FranceSujet Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Jeu 30 AoĂ» - 1130 [comment je ressors trop les vieux titres !]Bon, alors voilĂ . Ca fait maintenant un peu plus d'un an que je suis sur le forum et j'ai passĂ© 10 voir 11 mois Ă  le rendre actif. Ca n'a pas beaucoup marchĂ© . . . Mais aujourd'hui j'en ai marre. Je quitte. Ca fait plusieurs jours que j'y pense sĂ©rieusement et depuis bien longtemps que j'ai eu des coups de blues parce que le forum Ă©tait inactif. Maintenant je n'en peux plus, j'ai dĂ©jĂ  beaucoup fait pour le forum. Trop compter que les rpgs chats ne m'inspirent plus autant qu'avant. . . Enfin, ça dĂ©pend des je n'en peux vraiment plus. Vous allez devoir faire sans continuation forum <3DerniĂšre Ă©dition par Éclair de Pluie le Mar 11 Sep - 2146, Ă©ditĂ© 1 fois Petit Éclair♠ Administratrice Choco ♠Messages 97Date d'inscription 25/06/2012Age 21Localisation En train de courir aprĂšs ma queueSujet Re Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Jeu 30 AoĂ» - 2154 Non, comment on va faire sans toi? Enfin.... c'est ton choix. Au revoir! Boule de Givre♠ Ex River ♠ Messages 22Date d'inscription 26/06/2012Age 22Sujet Re Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Ven 31 AoĂ» - 1334 Mais-euhhhhhhh. Qui va ĂȘtre mon mentor alors ? T-TT'façon je te vois quand mĂȘme sur TDLFR alors... XD C'est bĂȘte... mais bon. Adieu Rainy. Etoile de Lion♠ Administratrice Fire ♠ Messages 436Date d'inscription 26/06/2011Age 25Localisation sur la lune 3Sujet Re Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Sam 1 Sep - 2022 Alors tu vas partir? C'est ton choix je peux pas te retenir, et sache que je suis dĂ©solĂ©e de t'avoir laisser tout gĂ©rer un long moment / J'Ă©tais pas lĂ , mais tu tant es super bien sortis Merci pour tout ce que tu as fais pour le forum, je t'en suis extrĂ©mement reconaissance , tu es une admin en or , je pourrais jamais assez te je vais arrĂȘter avec mon discour d'adieu, en tout cas merci pour tout, tu vas nous manquez Passe de temps en temps quand mĂȘme Bisous adieu, ou Ă  la prochaine Éclair de Pluie♠ Administratrice Rainy ♠ Messages 561Date d'inscription 04/07/2011Localisation FranceSujet Re Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Dim 2 Sep - 2109 Owh, vous ĂȘtes choupis les chous Contenu sponsorisĂ©Sujet Re Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Permission de ce forumVous ne pouvez pas rĂ©pondre aux sujets dans ce forum
Paroles& musique : Bruno Romary (2015) Texte ci-dessousAlbum : Chansons pour Françoise H (2016) Sacem 2015PARTIR SANS DETOURNER LES YEUXPartir sans détourne
Ceux qui ne sont plus dorment au plus profond de notre cƓur mais leur absence continue d’ĂȘtre une abĂźme de douleur dans notre mĂ©moire ils sont partis sans que l’on puisse leur dire adieu, sans un “je t’aime” ou mĂȘme sans un “pardon”.Cette angoisse vitale rend le processus de deuil trĂšs mort devrait ĂȘtre comme un adieu sur le quai d’une gare, oĂč l’on pourrait disposer d’un intervalle de temps, oĂč avoir cette ultime conversation, oĂč offrir un long cĂąlin et laisser partir avec la confiance que tout va bien se rien de tout cela n’est qui nous ont laissĂ©s ne sont pas absents, ils subsistent dans chaque battement de notre cƓur, ils se reposent dans notre esprit et nous donnent de la force chaque jour alors que nous les honorons de nos sourires
Anne Morrow Lindberg, cĂ©lĂšbre Ă©crivaine et aviatrice du dĂ©but du XXĂšme siĂšcle expliquait dans sa biographie que la douleur n’est pas souffrance est quelque chose d’extrĂȘmement personnel que seule la personne qui la vit peut comprendre, dans le but de commencer, petit Ă  petit, un lent processus de reconstruction la mort ne connaĂźt pas les adieux et c’est quelque chose que nous devons accepter, tĂŽt ou tard. Nous vous invitons Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  qui sont partis sans demander la permission ou sans dire adieuOn dit souvent que le seul aspect “positif” des maladies en phase terminale est que, d’une certaine maniĂšre, elles permettent Ă  la personne d’accepter petit Ă  petit son Ă©tat et mĂȘme de prĂ©parer son processus d’ ce que l’on appelle aujourd’hui “bien mourir”. Cependant, mĂȘme si la famille est trĂšs bien prĂ©parĂ©e Ă  ce moment ou Ă  ce “dĂ©tachement”, elle vit ce dĂ©part de maniĂšre traumatisante qui sont partis sans demander la permission, ni dire adieu sont sans aucun doute les absences les plus difficiles Ă  accepter lors du processus de deuil qui passe par 5 Ă©tapes selon le modĂšle de gĂ©nĂ©ral, on se fond dans des sentiments d’incrĂ©dulitĂ© et de dĂ©ni, jusqu’à dĂ©river, dans le pire des cas, jusqu’à un Ă©tat de dĂ©sorganisation vitale marquĂ©e par la colĂšre chronique ou la mort inattendue d’un ĂȘtre cher gĂ©nĂšre plus qu’un impact Ă©motionnel perte laisse beaucoup de projets en suspens, de mots non dits, de regrets, d’excuses non formulĂ©es et d’un besoin dĂ©sespĂ©rĂ© de pouvoir dire adieu. Les rĂ©ponses Ă  tout cela resteront alors dans notre intĂ©rieur, et c’est ici que nous devrons nous rĂ©fugier pendant un moment dĂ©terminĂ© pour y trouver le calme, le soulagement et l’ affronter la perte d’un ĂȘtre cher quand nous n’avons pas pu dire au revoir ?Jim Morrison disait que nous avons tendance Ă  avoir plus peur de la douleur que de la mort, alors que c’est la mort qui, finalement, soulage la le cĂ©lĂšbre chanteur des Doors, oubliait quelque chose d’essentiel, car aprĂšs la mort, dĂ©bute un autre type de souffrance celle des proches, des amis, des conjoints
 La mort n’est jamais complĂštement rĂ©elle, jamais complĂštement authentique
 Car la seule maniĂšre de perdre une personne pour toujours, c’est par l’oubli, le vide du “non souvenir”.Il faut savoir quelque chose dĂšs le dĂ©but chaque personne va vivre son deuil d’une maniĂšre n’y a pas de moments ni de stratĂ©gies qui nous servent Ă  tous de la mĂȘme plus, cette douleur qui nous paralyse tant au dĂ©but, qui nous Ă©touffe et qui nous arrache jusqu’à l’ñme pendant les premiers jours, semaines ou mois, finit par s’ si nous pensons que c’est impossible
 nous Ă  dire adieu Ă  qui n’a pas eu son opportunitĂ©Ceux qui nous ont laissĂ© avec tant de vides, de questions sans rĂ©ponses, de mots non dits et sans cet adieu nĂ©cessaire, ne reviendront quelque chose que nous devons accepter, affronter et souvenir que cette personne nous aimait et que l’amour Ă©tait rĂ©ciproque, est quelque chose qui doit nous soulager. Évitez de concentrer vos pensĂ©es sur le jour de la mort, faites remonter le temps jusqu’aux moments de tendresse partagĂ©s, aux moments de bonheur. C’est ici que se trouvent les rĂ©ponses Ă  vos questions cette personne savait qu’elle Ă©tait aimĂ©e. Écrivez une lettre avec tout ce que vous auriez aimĂ© lui dire ou si vous prĂ©fĂ©rez, parlez-lui mentalement ou Ă  voix haute afin de faciliter le soulagement. Ensuite, visualisez un moment d’harmonie partagĂ©e avec cette personne, un moment de paix et de bonheur oĂč vous voyez cette personne sourire. Sentez-vous aimĂ©, sentez-vous rĂ©confortĂ©. Si vous le prĂ©fĂ©rez, vous pouvez rĂ©pĂ©ter cet exercice autant de jours que vous le voulez. Il est Ă©galement important de passer du temps avec d’autres proches et amis, qui, sans aucun doute, vous apporteront les rĂ©ponses dont vous avez besoin. Ils vous convaincront du fait que, mĂȘme si vous n’avez pas pu dire adieu, l’autre personne savait Ă  quel point vous l’aimiez. La blessure de la perte, de cette absence si douloureuse et inattendue, se guĂ©rira avec le si ce sont des vides qui ne s’oublient jamais, notre cerveau est quand mĂȘme “programmĂ©â€ pour surmonter l’adversitĂ© grĂące Ă  cet instinct quasiment innĂ© qui lui ordonne d’aller de l’ cela, il suffit de prendre soin de soi et de s’écouter comme quelqu’un qui recomposerait un morceau de porcelaine le rĂ©unifierons avec de bons souvenirs qui honorent l’ĂȘtre aimĂ© et avec cette matiĂšre dont sont faites les amours qui ne s’oublient jamais.
Monami, mon ami Adieu mon ami! Cette fois-ci on se reverra pas Cette fois-ci mĂȘme toi tu m'oublieras Mon ami, mon ami Adieu mon ami! Avec toi j'ai fais les cent pas Depuis que le temps passe Et malgrĂ© toutes ces annĂ©es Jamais je n'ai pris Le temps de te dire Qu'un jour tu allais m'manquer Je voulais te faire face Tu n'avais jamais changĂ© Tu Ă©tais le frĂšre Tu Ă©tais l'ami

Alibert-Adieu
 adieu! 1 Elle me chasse... qu'ai-je entendu ? Elle ne manque pas d'audace Je suis balancĂ© tout comme un malotru Et je perds mon amour et ma place ! Elle est cruelle mais son dĂ©dain La suite des paroles ci-dessous Me donne une ardeur nouvelle Oui, tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin Adieu... adieu ! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d' moi Adieu... adieu ! Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un as Je n' sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au pĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pĂ©dicure chez Rockefeller La suite des paroles ci-dessous Mais je s'rai bientĂŽt millionnaire Adieu... adieu ! Ne vous en faites pas pour moi Messieurs, le petit LĂ©opold Nagera bientĂŽt dans le Pactole 2 De par le monde, dans tous les coins Il est des brunes et des blondes Qui seront trĂšs fiĂšres de m'avoir pour conjoint Je ne m'en fais pas une seconde Comme en Turquie font les Pachas Quand ils ont des insomnies Je n'aurai qu'Ă  choisir dans le tas Et j'oublierai JosĂ©fa final Si vous voulez Des nouvelles de mon moral Vous en trouverez En premiĂšre page dans votre journal PathĂ© x 91038 Les internautes qui ont aimĂ© "Adieu... Adieu" aiment aussi

AdieuMaman, de Mohamed Nour Wana, poĂšte exilĂ© rencontrĂ© sur un campement de rue parisien. ADIEU MAMAN Pardonne moi maman. Pardonne moi d’ĂȘtre parti sans te prĂ©venir. Pardonne moi de t’avoir embarrassĂ©. Pardonne moi d’avoir Ă©tĂ© trop subtil et d’ĂȘtre parti comme un voleur, car je fuyais la terreur et c’est l’erreur qui m’a surpris. Aujourd’hui assise sur une natte,

Catherine II de Russie, Friedrich Melchior Grimm. Une correspondance privĂ©e, artistique et politique au siĂšcle des LumiĂšres. Tome I 1764-1778. Édition critique par SergueĂŻ Karp, 2016Igor KouznetsovSergueĂŻ KarpThis PaperA short summary of this paper29 Full PDFs related to this paperReadPDF Pack

Jen' sais pas trÚs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au pÎle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pédicure chez Rockefeller Mais je s'rai bientÎt millionnaire Adieu adieu ! Ne vous en faites pas pour moi Messieurs, le petit Léopold Nagera bientÎt dans le Pactole 2 De par le monde, dans tous les coins
alpha O artiste OpĂ©rettes titre Adieu, adieu Elle me chasse... qu’ai-je entendu? Elle ne manque pas d’audace J’ suis balancĂ© tout comme un malotru Et je perds mon amour et ma place! Elle est cruelle mais son dĂ©dain Me donne une ardeur nouvelle Oui, tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin {Refrain} Adieu, adieu! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d’ moi Adieu, adieu! Je prouverai sous d’autres cieux En Chine, au Texas, Que j’ai tout pour ĂȘtre un as Je n’ sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d’or Ou chasseur de phoques au pĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pĂ©dicure chez Rockefeller Mais je s’rai bientĂŽt millionnaire Adieu, adieu! N’ vous en faites pas pour moi Messieurs, le p’tit LĂ©opold Nagera bientĂŽt dans l’ Pactole De par le monde, dans tous les coins Il est des brunes et des blondes Qui s’ront trĂšs fiĂšres de m’avoir pour conjoint Je ne m’en fais pas une seconde Comme en Turquie font les Pachas Quand ils ont des insomnies Je n’aurai qu’à choisir dans l’ tas Et j’oublierai JosĂ©fa {au Refrain} Si vous voulez Des nouvelles de mon moral Vous en trouv’rez En premiĂšre page dans votre journal
FrQO.