Adieul'Ămile, je vais mourir. C'est dur de mourir au printemps, tu sais. Mais je pars aux fleurs la paix dans l'Ăąme. Car vu que t'es bon comme du pain blanc. Je sais que tu prendras soin de ma femme. Je veux qu'on rie, je veux qu'on danse. Je veux qu'on s'amuse comme des fous. Je veux qu'on rie, je veux qu'on danse.
Lyrics Quand nous aurons fermĂ© les yeux Ă tout jamais, Ă tout jamais Ă l'instant du dernier adieu J'en aurai encore du regret J'en aurai encore du Dernier journal Dernier croissant Matin banal Des passants Et c'est la fin du problĂšme Dernier soleil Dernier atout Dernier cafĂ© Dernier sou Adieu dois y aller Plus rien ni personne ne peut m'en empĂȘcher Un dernier adieu, plus de larmes, Ă jamais Mes sentiments, ma douleur et ma rage Un aller simple je sais que j'ai fautĂ© Plus rien Ă sauver Oui j'ai menti, oui je t'ai menti, oui j'ai menti baby Yeah, yeah Je te dis ça comme dernier adieu Je voulais avoir choisi le tien Et c est maintenant qu il en pleure, depuis ton dernier adieu Olvido, un nombre que no quisiera darte Amigo, el temor de esos dĂas de pointe, tu fais dernier adieu de loin Saute Ă pied joint dans le besoin BloquĂ© dans le coin, tu prends coup d'poing Vas y blinde le oinj, ton pull apĂŽtres Oh non je ne rentre pas ce soir Le soleil se couche pour la derniĂšre fois Un dernier adieu si j'y arrive Des nuages de larmes pour Ă©chapper Ă moi Elle hurle un dernier adieu Un dĂ©mon dans en ronde autour du feu Et tandis que l'orage Ă©clate La foule est Ă©carlate Des Ă©clairs traversent la nuit Ensemble nous avons connu, VĂ©cu des jours heureux, Le moment est venu De se faire un dernier adieu, Sans une larme qui coule, Sans dĂ©tourner les j'vais pas mieux DĂ©solĂ©, c't'Ă©tĂ© j'pars pas Vis l'moment comme dernier adieu J'me suis tellement dĂ©concentrĂ© J'fais des tours Ă fond, Ă quand la fin? massa, garo, Ciao Dernier adieu pour mes frĂšres Moi j'ai essayĂ© d'y croire J'ai pas cachĂ© le fer Je l'ai juste rangĂ© dans mon tiroir Le temps est cloudy La nuit je laisse filer des ombres Je laisse filer des ombres Jusqu'Ă la derniĂšre lueur Jusqu'au tout dernier adieu Vers un sommeil oublieux Elle est lĂ juste pour un instant Elle est lĂ pour voler du temps Casablanca Elle a encore au bord des yeux Les reflets du dernier adieu Larmes sur la page AprĂšs la douleur Le premier cri de rage Seulement silence Alors Ă©tudie mon visage Ce sera le dernier que vous Voyez de moi Adieu vos chaussons VoilĂ mon dernier tube Avant expiration Adieu public adieu De la scĂšne Ă la Seine J'suis malheureux Avant que mes mots s'dĂ©modent Pour marcher en baissant les yeux? Aurai-je un jour le moi du moine Au service du dernier Dieu? Femme, adieu, femme, adieu, Je t'aimais, DĂ©sormais marcher en baissant les yeux ? Aurai-je un jour le moi du moine Au service du dernier Dieu ? Femme, adieu, femme, adieu, Je t'aimais, DĂ©sormais cri, Le dernier, d'adieu Quand ils m'ont tirĂ© Avec plus d'adresse, Je me suis tirĂ© Sans laisser d'adresse Oui, Tarzan n'est plus Alors, mes cocos, Vous Un dernier baiser d'adieu Un baiser sans retour Jamais on ne se reverra Prends moi dans tes bras mon tendre amour Un baiser du bout des yeux Me je le jure Je ne rĂ©clame ni baiser d'adieu Ni dernier verre vertigineux PitiĂ©, pitiĂ© Je rentre chez moi, pauvre petite fille Au secours Ă moi, je le jure Je ne rĂ©clame ni baiser d'adieu Ni dernier verre vertigineux PitiĂ©, pitiĂ© Je rentre chez moi, pauvre petite fille Au secours Ă moi, C'Ă©taient mes derniers beaux matins C'Ă©taient mes derniĂšres vacances C'Ă©taient mes derniers jours d'Ă©tĂ© Adieu jolie balade, la plage touche Ă sa fin matin pluvieux Dans son lit, son tombeau Dernier souffle, un adieu Cette foutue mĂ©tĂ©o Tout est bien silencieux Sans ses petits AllĂŽ » Tout est lourd, au milieu Qu'on voit sur la photo Puis un matin pluvieux Dans son lit, son tombeau Dernier souffle, un adieu Cette foutue mĂ©tĂ©o Tout est bien We need you! Help build the largest human-edited lyrics collection on the web!
Mercipour tout, sincĂšrement. #44 Je garde en souvenirs le meilleur de nous-mĂȘmes et des moments partagĂ©s. Merci pour votre amitiĂ©, prenez soin de vous. #45 Si je dois te dire adieu pour lâinstant, je sais quâun jour on se retrouvera, car notre amitiĂ© peut survivre Ă tout.
Marivaux ThĂ©ĂÂątre complet. Tome premier Le PĂšre prudent et Ă©quitable Adresse A Monsieur Rogier Seigneur du Buisson, Conseiller du Roi, Lieutenant gĂ©nĂ©ral civil et de police en la sĂ©nĂ©chaussĂ©e et siĂšge prĂ©sidial de Limoges. Monsieur, Le hasard m'ayant fait tomber entre les mains cette petite piĂšce comique, je prends la libertĂ© de vous la prĂ©senter, dans l'espĂ©rance qu'elle pourra, pour quelques moments, vous dĂ©lasser des grands soins qui vous occupent, et qui font l'avantage du public. Je pourrais ici trouver matiĂšre Ă un Ă©loge sincĂšre et sans flatterie ; mais tant d'autres l'ont dĂ©jĂ fait et le font encore tous les jours qu'il est inutile de mĂÂȘler mes faibles expressions aux nobles et justes idĂ©es que tout le monde a de vous ; pour moi, conteny de vous admirer, je borne ma hardiesse Ă vous demander l'honneur de votre protection et de me dire, avec un trĂšs profond respect, Monsieur, Le trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur. M*** Acteurs DĂ©mocrite, pĂšre de Philine. Philine, fille de DĂ©mocrite. Toinette, servante de Philine. ClĂ©andre, amant de Philine. Crispin, valet de ClĂ©andre. Ariste, bourgeois campagnard. MaĂtre Jacques, paysan suivant Ariste. Le Chevalier. Le Financier. Frontin, fourbe employĂ© par Crispin. La scĂšne est sur une place publique, d'oĂÂč l'on aperçoit la maison de DĂ©mocrite. ScĂšne premiĂšre DĂ©mocrite, Philine, Toinette DĂ©mocrite Je veux ĂÂȘtre obĂ©i; votre jeune cervelle Pour l'utile, aujourd'hui, choisit la bagatelle. ClĂ©andre, ce mignon, Ă vos yeux est charmant Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc. Vous rechignez, je crois, petite crĂ©ature! Ces morveuses, Ă peine ont-elles pris figure Qu'elles sentent dĂ©jĂ ce que c'est que l'amour. Eh bien donc! vous serez mariĂ©e en ce jour! Il s'offre trois partis un homme de finance, Un jeune Chevalier, le plus noble de France, Et Ariste, qui doit arriver aujourd'hui. Je le souhaiterais, que vous fussiez Ă lui. Il a de trĂšs grands biens, il est prĂšs du village; Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre ĂÂąge Mais qu'importe aprĂšs tout? La jeune de Faubon En est-elle moins bien pour avoir un barbon? Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine; Avec son vieux Ă©poux sans cesse elle badine; Elle saute, elle rit, elle danse toujours. Ma fille, les voilĂ les plus charmants amours. Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme. Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux. Ma fille, en voilĂ trois; choisissez l'un d'entre eux, Je le veux bien encor; mais oubliez ClĂ©andre; C'est un colifichet qui voudrait nous surprendre, Dont les biens, embrouillĂ©s dans de trĂšs grands procĂšs, Peut-ĂÂȘtre ne viendront qu'aprĂšs votre dĂ©cĂšs. Philine Si mon coeur... DĂ©mocrite Taisez-vous, je veux qu'on m'obĂ©isse. Vous suivez sottement votre amoureux caprice; C'est faire votre bien que de vous rĂ©sister, Et je ne prĂ©tends point ici vous consulter. ScĂšne II Philine, Toinette Philine Dis-moi, que faire aprĂšs ce coup terrible? Tout autre que ClĂ©andre Ă mes yeux est horrible. Quel malheur! Toinette Il est vrai. Philine Dans un tel embarras, PlutĂÂŽt que de choisir, je prendrais le trĂ©pas. ScĂšne III Philine, Toinette, ClĂ©andre, Crispin ClĂ©andre N'avez-vous pu, Madame, adoucir votre pĂšre? A nous unir tous deux est-il toujours contraire? Philine Oui, ClĂ©andre. ClĂ©andre A quoi donc vous dĂ©terminez-vous? Philine A rien. ClĂ©andre Je l'avouerai, le compliment est doux. Vous m'aimez cependant; au pĂ©ril qui nous presse, Quand je tremble d'effroi, rien ne vous intĂ©resse. Nous sommes menacĂ©s du plus affreux malheur Sans alarme pourtant... Philine Doutez-vous que mon coeur, Cher ClĂ©andre, avec vous ne partage vos craintes? De nos communs chagrins je ressens les atteintes; Mais quel remĂšde, enfin, y pourrai-je apporter? Mon pĂšre me contraint, puis-je lui rĂ©sister? De trois maris offerts il faut que je choisisse, Et ce choix Ă mon coeur est un cruel supplice. Mais Ă quoi me rĂ©soudre en cette extrĂ©mitĂ©, Si de ces trois partis mon pĂšre est entĂÂȘtĂ©? Qu'exigez-vous de moi? ClĂ©andre A quoi bon vous le dire, Philine, si l'amour n'a pu vous en instruire? Il est des moyens sĂ»rs, et quand on aime bien... Philine ArrĂÂȘtez, je comprends, mais je n'en ferai rien. Si mon amour m'est cher, ma vertu m'est plus chĂšre. Non, n'attendez de moi rien qui lui soit contraire; De ces moyens si sĂ»rs ne me parlez jamais. ClĂ©andre Quoi! Philine Si vous m'en parlez, je vous fuis dĂ©sormais. ClĂ©andre Eh bien! fuyez, ingrate, et riez de ma perte. Votre injuste froideur est enfin dĂ©couverte. N'attendez point de moi de marques de douleur; On ne perd presque rien Ă perdre un mauvais coeur; Et ce serait montrer une faiblesse extrĂÂȘme, Par de lĂÂąches transports de prouver qu'on vous aime, Vous qui n'avez pour moi qu'insensibilitĂ©. Doit-on par des soupirs payer la cruautĂ©? C'en est fait, je vous laisse Ă votre indiffĂ©rence; Je vais mettre Ă vous fuir mon unique constance; Et si vous m'accablez d'un si cruel destin, Vous ne jouirez pas du moins de mon chagrin. Philine Je ne vous retiens pas, devenez infidĂšle; Donnez-moi tous les noms d'ingrate et de cruelle; Je ne regrette point un amant tel que vous, Puisque de ma vertu vous n'ĂÂȘtes point jaloux. ClĂ©andre Finissons lĂ -dessus; quand on est sans tendresse On peut faire aisĂ©ment des leçons de sagesse, Philine, et quand un coeur chĂ©rit comme le mien... Mais quoi! vous le vanter ne servirait de rien. Je vous ai mille fois montrĂ© toute mon ĂÂąme, Et vous n'ignorez pas combien elle eut de flamme; Mon crime est d'avoir eu le coeur trop enflammĂ©; Vous m'aimeriez encor, si j'avais moins aimĂ©. Mais, dussĂ©-je, Philine, ĂÂȘtre accablĂ© de haine, Je sens que je ne puis renoncer Ă ma chaĂne. Adieu, Philine, adieu; vous ĂÂȘtes sans pitiĂ©, Et je n'exciterais que votre inimitĂ©. Rien ne vous attendrit quel coeur! qu'il est barbare! Le mien dans les soupirs s'abandonne et s'Ă©gare. Ha! qu'il m'eĂ»t Ă©tĂ© doux de conserver mes feux! Plus content mille fois... Que je suis malheureux! Adieu, chĂšre Philine... Il s'en va et il revient. Avant que je vous quitte... De quelques feints regrets du moins plaignez ma fuite. Philine, s'en allant aussi et soupirant. Ah! ClĂ©andre l'arrĂÂȘte. Mais oĂÂč fuyez-vous? arrĂÂȘtez donc vos pas. Je suis prĂÂȘt d'obĂ©ir; et ne me fuyez pas. Toinette Votre pĂšre pourrait, Madame, vous surprendre; Vous savez qu'il n'est pas fort prudent de l'attendre; Finissez vos dĂ©bats, et calmez le chagrin... Crispin Oui, croyez-en, Madame, et Toinette et Crispin; Faites la paix tous deux. Toinette Quoi! toujours triste mine! Crispin Parbleu! qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous chagrine? Je suis de vos amis, ouvrez-moi votre coeur A raconter sa peine on sent de la douceur. Chassez de votre esprit toute triste pensĂ©e. Votre bourse, Monsieur, serait-elle Ă©puisĂ©e? C'est, il faut l'avouer, un destin bien fatal; Mais en revanche, aussi, c'est un destin banal. Nombre de gens, atteints de la mĂÂȘme faiblesse, Dans leur triste gousset logent la sĂ©cheresse Mais Crispin fut toujours un gĂ©nĂ©reux garçon; Je vous offre ma bourse, usez-en sans façon. Toinette Ah! que vous m'ennuyez! pour finir vos alarmes, C'est un fort bon moyen que de verser des larmes! Retournez au logis passer votre chagrin. Crispin Et retournons au nĂÂŽtre y prendre un doigt de vin. Toinette Que vous ĂÂȘtes enfants! Crispin Leur douloureux martyre, En les faisant pleurer, me fait crever de rire. Toinette Qu'un air triste et mourant vous sied bien Ă tous deux! Crispin Qu'il est beau de pleurer, quand on est amoureux! Toinette Eh bien! finissez-vous? toi, Crispin, tiens ton maĂtre. HĂ©las! que vous avez de peine Ă vous connaĂtre! Crispin Ils ne se disent mot, Toinette; sifflons-les. On siffle bien aussi messieurs les perroquets. ClĂ©andre Promettez-moi, Philine, une vive tendresse. Philine Je n'aurai pas de peine Ă tenir ma promesse. Crispin Quel aimable jargon! je me sens attendrir; Si vous continuez, je vais m'Ă©vanouir. Toinette HĂ©las! beau Cupidon! le douillet personnage! Mais, Madame, en un mot, cessez ce badinage. Votre pĂšre viendra. ClĂ©andre Non, il ne suffit pas D'avoir pour Ă prĂ©sent terminĂ© nos dĂ©bats. Voyons encore ici quel biais l'on pourrait prendre, Pour nous unir enfin, ce qu'on peut entreprendre. Philine, Ă Toinette. De mon pĂšre tu sais quelle est l'intention. Il m'offre trois partis Ariste, un vieux barbon; L'autre est un chevalier, l'autre homme de finance; Mais Ariste, ce vieux, aurait la prĂ©fĂ©rence Il a de trĂšs grands biens, et mon pĂšre aujourd'hui Pourrait le prĂ©fĂ©rer Ă tout autre parti. Il arrive en ce jour. Toinette Je le sais, mais que faire? Je ne vois rien ici qui ne vous soit contraire. Dans ta tĂÂȘte, Crispin, cherche, invente un moyen. Pour moi, je suis Ă bout, et je ne trouve rien. Remue un peu, Crispin, ton imaginative. Crispin En fait de tours d'esprit, la femelle est plus vive. Toinette Pour moi, je doute fort qu'on puisse rien trouver. Crispin, tout d'un coup en enthousiasme. Silence! par mes soins je prĂ©tends vous sauver. Toinette Dieux! quel enthousiasme! Crispin Halte lĂ ! mon gĂ©nie Va des fureurs du sort affranchir votre vie. Ne redoutez plus rien; je vais tarir vos pleurs, Et vous allez par moi voir finir vos malheurs. Oui, quoique le destin vous livre ici la guerre, Si Crispin est pour vous... Toinette Quel bruit pour ne rien faire! Crispin Osez-vous me troubler, dans l'Ă©tat oĂÂč je suis? Si ma main... Mais, plutĂÂŽt, rappelons nos esprits. J'enfante... Toinette Un avorton. Crispin Le dessein d'une intrigue. Toinette Eh! ne dirait-on pas qu'il mĂ©dite une ligue? Venons, venons au fait. Crispin Enfin je l'ai trouvĂ©. Toinette Ha! votre enthousiasme est enfin achevĂ©. Crispin, parlant Ă Philine. D'Ariste vous craignez la subite arrivĂ©e. Philine Peut-ĂÂȘtre qu'Ă ce vieux je me verrais livrĂ©e. Crispin, Ă ClĂ©andre. Vaines terreurs, chansons. Vous, vous ĂÂȘtes certain De ne pouvoir jamais lui donner votre main? ClĂ©andre Oui vraiment. Crispin Avec moi, tout ceci bagatelle. ClĂ©andre HĂ© que faire? Crispin Ah! parbleu, mĂ©nagez ma cervelle. Toinette BenĂÂȘt! Crispin Sans compliment c'est dans cette journĂ©e, Qu'Ariste doit venir pour tenter hymĂ©nĂ©e? Toinette Sans doute. Crispin Du voyage il perdra tous les frais. Je saurai de ces lieux l'Ă©loigner pour jamais. Quand il sera parti, je prendrai sa figure D'un campagnard grossier imitant la posture, J'irai trouver ce pĂšre, et vous verrez enfin Et quel trĂ©sor je suis, et ce que vaut Crispin. Toinette Mais enfin, lui parti, cet homme de finance, De La BoursiniĂšre, est rival d'importance. Crispin Nous pourvoirons Ă tout. Toinette Ce chevalier charmant?... Crispin Ce sont de nos cadets brouillĂ©s avec l'argent Chez les vieilles beautĂ©s est leur bureau d'adresse. Qu'il y cherche fortune. Toinette HĂ© oui, mais le temps presse. Ne t'amuse donc pas, Crispin; il faut pourvoir A chasser tous les trois, et mĂÂȘme dĂšs ce soir. Ariste Ă©tant parti, dis-nous par quelle adresse, Des deux autres messieurs... Crispin J'ai des tours de souplesse Dont l'effet sera sĂ»r... A propos, j'ai besoin De quelque habit de femme. ClĂ©andre HĂ© bien! j'en aurai soin Va, je t'en donnerai. Crispin Je connais certain drĂÂŽle, Que je dois employer, et qui jouera son rĂÂŽle. Se tournant vers ClĂ©andre et Philine, il dit Vous, ne paraissez pas; et vous, ne craignez rien Tout doit vous rĂ©ussir, cet oracle est certain. Je ne m'Ă©loigne pas. Avertis-moi, Toinette, Si l'un des trois arrive, afin que je l'arrĂÂȘte. ClĂ©andre Adieu, chĂšre Philine. Philine ScĂšne IV ClĂ©andre, Crispin ClĂ©andre Mais dis, Crispin, Pour tromper DĂ©mocrite es-tu bien assez fin? Crispin Reposez-vous sur moi, dormez en assurance, Et mĂ©ritez mes soins par votre confiance. De ce que j'entreprends je sors avec honneur, Ou j'en sors, pour le moins, toujours avec bonheur. ClĂ©andre Que tu me rends content! Si j'Ă©pouse Philine, Je te fonde, Crispin, une sĂ»re cuisine. Crispin Je savais autrefois quelques mots de latin Mais depuis qu'Ă vos pas m'attache le destin, De tous les temps, celui que garde ma mĂ©moire. C'est le futur, soit dit sans taxer votre gloire, Vous dites au futur Ca, tu seras payĂ©; Pour de prĂ©sent, caret vous l'avez oubliĂ©. ClĂ©andre Va, tu ne perdras rien; ne te mets point en peine. Crispin Quand vous vous marierez, j'aurai bien mon Ă©trenne. Sortons; mais quel serait ce grand original? Ma foi, ce pourrait bien ĂÂȘtre notre animal. Allez chez vous m'attendre. ScĂšne V Crispin, Ariste, MaĂtre Jacques, suivant Ariste. MaĂtre Jacques C'est lĂ , monsieur Ariste VelĂ bian la maison, je le sens Ă la piste; Mais l'homme que voici nous instruira de ça. Crispin, s'entortillant le nez dans son manteau. Que cherchez-vous, Messieurs? Ariste Ne serait-ce pas lĂ La maison d'un nommĂ© le Seigneur DĂ©mocrite? MaĂtre Jacques Je sons partis tous deux pour lui rendre visite. Crispin Oui, que demandez-vous? Ariste J'arrive ici pour lui. MaĂtre Jacques C'est que ce DĂ©mocrite avertit celui-ci Qu'il lui baillait sa fille, et ça m'a fait envie; Je venions assister Ă la çarimonie. Je devons Ă©pouser la fille de Jacquet, Et je venions un peu voir comment ça se fait. Crispin Est-ce Ariste? Ariste C'est moi. MaĂtre Jacques VelĂ sa portraiture, Tout comme l'a bĂÂąti notre mĂšre nature. Crispin Moi, je suis DĂ©mocrite. Ariste Ah! quel heureux hasard! DĂ©mocrite, pardon si j'arrive un peu tard. Crispin Vous vous moquez de moi. MaĂtre Jacques VelĂ donc le biau-pĂšre? Oh! bian, pisque c'est vous, souffrez donc sans mystĂšre Que je vous dĂ©gauchisse un petit compliment, En vous remarcissant de votre traitement. Crispin Vous me comblez d'honneur; je voudrais que ma fille PĂ»t, dans la suite, Ariste, unir notre famille. On nous a fait de vous un si sage rĂ©cit. Ariste Je ne mĂ©rite pas tout ce qu'on en a dit. MaĂtre Jacques PalsanguĂ©! qu'ils feront tous deux un beau carrage Je ne sais pas au vrai si la fille est bian sage; Mais, marguĂ©! je m'en doute. Crispin Il ne me sied pas bien De la louer moi-mĂÂȘme et d'en dire du bien. Vous en pourrez juger, elle est trĂšs vertueuse. MaĂtre Jacques Biau-pĂšre, dites-moi, n'est-elle pas rĂÂȘveuse? Crispin Monsieur sera content s'il devient son Ă©poux. Ariste C'est, je l'ose assurer, mon souhait le plus doux; Et quoique dans ces lieux j'aie fait ma retraite... MaĂtre Jacques, vite. C'est qu'en ville autrefois sa fortune Ă©tait faite. Il Ă©tait emplouyĂ© dans un trĂšs grand emploi; Mais on le rechercha de par Monsieur le Roi. Il avait un biau train; quelques farmiers venirent; Ah! les mĂ©chants bourriaux! les farmiers le forcirent A compter. Ils disiont que Monsieur avait pris Plus d'argent qu'il ne faut et qu'il n'Ă©tait permis; Enfin, tout ci, tout ça, ces gens, pour son salaire, Vouliont, ce disaient-ils, lui faire pardre terre. Ceti-ci prit la mouche; il leur plantit tout lĂ , Et de ci les valets, et les cheviaux de lĂ ; Et Monsieur, bien fĂÂąchĂ© d'une telle avanie, S'en venit dans les champs vivre en mĂ©lancoulie. Ariste Le fait est seulement que, lassĂ© du fracas, Le sĂ©jour du village a pour moi plus d'appas. MaĂtre Jacques, apercevant Toinette Ă une fenĂÂȘtre. Ah! le friand minois que je vois qui regarde! Toinette, Ă la fenĂÂȘtre. Eh! qui sont donc ces gens? MaĂtre Jacques L'agriable camarde! Biau-pĂšre, c'est l'enfant dont vous voulez parler? Crispin Il est vrai, c'est ma fille; et je vais l'appeler. Ma fille, descendez. Il fait signe Ă Toinette. MaĂtre Jacques MorguĂ©, qu'elle est gentille! ScĂšne VI Ariste, MaĂtre Jacques, Crispin, Toinette Crispin, allant au-devant de Toinette, et lui disant bas. Fais ton rĂÂŽle, entends-tu? je te nomme ma fille, Et cet homme est Ariste. Approchez-vous de nous, Ma fille, et saluez votre futur Ă©poux. MaĂtre Jacques JarniguĂ©, la friponne! elle aurait ma tendresse. Ariste Je serais trop heureux, Monsieur, je le confesse. Madame a des appas dont on est si charmĂ©, Qu'en la voyant d'abord on se sent enflammĂ©. Toinette Est-il vrai, trouvez-vous que je sois bien aimable? On ne voit, me dit-on, rien de plus agrĂ©able; En gros je suis parfaite, et charmante en dĂ©tail Mes yeux sont tout de feu, mes lĂšvres de corail, Le nez le plus friand, la taille la plus fine. Mais mon esprit encor vaut bien mieux que ma mine. Gageons que votre coeur ne tient pas d'un filet? Fripon, vous soupirez, avouez-le tout net. Il est tout interdit. Crispin Tu rĂ©ponds Ă merveilles; Courage sur ce ton. MaĂtre Jacques Ca ravit mes oreilles. Ariste Que veut dire ceci? veut-elle badiner? Cet air et ses discours ont droit de m'Ă©tonner. Toinette Je vois que le pauvre homme a perdu la parole S'il devenait muet, papa, je deviens folle. Parlez donc, cher amant, petit mari futur; Sied-il bien aux amants d'avoir le coeur si dur? Allez, petit ingrat, vous mĂ©ritez ma haine. Je ferai dĂ©sormais la fiĂšre et l'inhumaine. Ariste Je n'y comprends plus rien. Toinette Tourne vers moi les yeux, Et vois combien les miens sont tendres amoureux. Ha! que pour toi dĂ©jĂ j'ai conçu de tendresse! O trop heureux mortel de m'avoir pour maĂtresse! Ariste Dans quel Ă©garement... Toinette Vous ne me dites mot! Je vous croyais poli, mais vous n'ĂÂȘtes qu'un sot. Moi devenir sa femme! ha, ha, quelle figure! Marier un objet, chef-d'oeuvre de nature, Fi donc! avec un singe aussi vilain que lui! Ariste, bas. La guenon! Toinette Cher papa, non, j'en mourrais d'ennui. Je suis, vous le savez, sujette Ă la migraine; L'aspect de ce magot la rendrait quotidienne. Que je le hais dĂ©jĂ ! je ne le puis souffrir. S'il devient mon Ă©poux, ma vertu va finir; Je ne rĂ©ponds de rien. Ariste Quelle Ă©trange folie! Crispin Son humeur est contraire Ă la mĂ©lancolie. Ariste A l'autre! Crispin Expliquez-vous, ne vous plaĂt-elle pas? Ariste Sans son extravagance elle aurait des appas. Retirons-nous d'ici, laissons ces imbĂ©ciles Ils auraient de l'argent Ă courir dans les villes. Nous venons de bien loin pour ne voir que des fous. MaĂtre Jacques Adieu, biautĂ© quinteuse; adieu donc, sans courroux. La peste les Ă©touffe. Crispin Mon humeur est mutine Point de bruit, s'il vous plaĂt, ou bien sur votre Ă©chine J'apostrophe un ergo qu'on nomme in barbara. MaĂtre Jacques Ah! morguĂ©, le biau nid que j'avions trouvĂ© lĂ ! ScĂšne VII Crispin, Toinette Crispin Il est congĂ©diĂ©. Toinette *GrĂÂąces Ă mon adresse. Crispin Je te trouve en effet digne de ma tendresse. Toinette Est-il vrai, sieur Crispin? ah! vous vous ravalez. Crispin Vous ne savez donc pas tout ce que vous valez? Toinette C'est trop se prodiguer. Crispin Je ne puis m'en dĂ©fendre Les grands hommes souvent se plaisent Ă descendre. Toinette DĂ©mocrite paraĂt adieu, songe au projet. Crispin Ne t'embarrasse pas va, je sais mon sujet. Je vais me dire Ariste, et trouver DĂ©mocrite, Et je saurai chasser les autres dans la suite. Mais prends garde, l'un d'eux pourrait bien arriver Je ne m'Ă©carte point, viens vite me trouver. Toinette Ils ne viendront qu'au soir rendre visite au pĂšre. Crispin Je pourrai donc les voir et terminer l'affaire. ScĂšne VIII DĂ©mocrite, Toinette DĂ©mocrite Toinette! Toinette Eh bien! Monsieur? DĂ©mocrite Puisque c'est aujourd'hui Qu'Ariste doit venir, ayez soin que pour lui L'on prĂ©pare un rĂ©gal ma fille est prĂ©venue... Toinette Je sais fort bien, Monsieur, qu'elle attend sa venue; Mais, pour ĂÂȘtre sa femme, il est un peu trop vieux. DĂ©mocrite Il a plus de raison. Toinette En sera-t-elle mieux? La raison, Ă son ĂÂąge, est, ma foi, bagatelle, Et la raison n'est pas le charme d'une belle. DĂ©mocrite Mais elle doit suffire. Toinette Oui, pour de vieux Ă©poux; Mais les jeunes, Monsieur, n'en sont pas si jaloux. Un peu moins de raison, plus de galanterie; Et voilĂ ce qui fait le plaisir de la vie. DĂ©mocrite C'en est fait, taisez-vous, je lui laisse le choix Qu'elle prenne celui qui lui plaira des trois. Toinette Mais... DĂ©mocrite Mais retirez-vous, et gardez le silence! Parbleu, c'est bien Ă vous Ă taxer ma prudence! ScĂšne IX DĂ©mocrite, seul. En effet, est-il rien de plus avantageux? Quoi! je prĂ©fĂ©rerais, pour je ne sais quels feux, Un jeune homme sans biens Ă trois partis sortables! Que faire, sans le bien, des figures aimables? S'il gagnait son procĂšs, cet amant si chĂ©ri, En ce cas, il pourrait devenir son mari Mais vider des procĂšs, c'est une mer Ă boire. ScĂšne X DĂ©mocrite, Le Chevalier de la MinardiniĂšre Le Chevalier C'est ici. DĂ©mocrite, ne voyant pas le Chevalier. C'est moi seul, enfin, que j'en veux croire. Le Chevalier Le seigneur DĂ©mocrite est-il pas logĂ© lĂ ? DĂ©mocrite Voulez-vous lui parler? Le Chevalier Oui, Monsieur. DĂ©mocrite Le voilĂ . Le Chevalier La rencontre est heureuse, et ma joie est extrĂÂȘme, En arrivant d'abord, de vous trouver vous-mĂÂȘme. Philine est le sujet qui m'amĂšne vers vous Mon bonheur sera grand si je suis son Ă©poux. Je suis le chevalier de la MinardiniĂšre. DĂ©mocrite Ah! je comprends, Monsieur, et la chose est fort claire; Je suis instruit de tout; j'espĂ©rais de vous voir, Comme on me l'avait dit, aujourd'hui sur le soir. Le Chevalier Puis-je croire, Monsieur, que votre aimable fille Voudra bien consentir d'unir notre famille? DĂ©mocrite Je suis persuadĂ© que vous lui plairez fort. Si vous ne lui plaisiez, elle aurait un grand tort; Mais comme vous avez pressĂ© votre visite, Et qu'on n'espĂ©rait pas que vous vinssiez si vite, Elle est chez un parent, mĂÂȘme assez loin d'ici. Si vous vouliez, Monsieur, revenir aujourd'hui, Vous vous verriez tous deux, et l'on prendrait mesure. Le Chevalier Vous pouvez ordonner, et c'est me faire injure Que de penser, Monsieur, que je plaignis mes pas, Et l'espoir qui me flatte a pour moi trop d'appas. Je reviens sur le soir. ScĂšne XI DĂ©mocrite, seul. Je fais avec prudence De ne l'avoir trompĂ© par aucune assurance. Il est bon de choisir; j'en dois voir encor deux, Et ma fille Ă son grĂ© choisira l'un d'entre eux. Ariste et l'autre ici doivent bientĂÂŽt se rendre, Et j'aurai dans ce jour l'un des trois pour mon gendre. Quelque mĂ©rite enfin qu'ait notre Chevalier, Il faut attendre Ariste et notre financier. L'heure approche, et bientĂÂŽt... ScĂšne XII DĂ©mocrite, Crispin, contrefaisant Ariste. Crispin Morbleu de DĂ©mocrite! Je pense qu'Ă mes yeux sa maison prend la fuite. Depuis longtemps ici que je la cherche en vain, J'aurais, je gage, bu dix chopines de vin. DĂ©mocrite Quel ivrogne! parlez, auriez-vous quelque affaire Avec lui? Crispin Babillard, vous plaĂt-il de vous taire? Vous interroge-t-on? DĂ©mocrite Mais c'est moi qui le suis. Crispin Ah! ah! je me reprends, si je me suis mĂ©pris. Comment vous portez-vous? Je me porte Ă merveille, Et je suis toujours frais, grĂÂące au jus de la treille. DĂ©mocrite Votre nom, s'il vous plaĂt? Crispin Et mon surnom aussi. Je suis Antoine Ariste, arrivĂ© d'aujourd'hui. ExprĂšs pour Ă©pouser votre fille, je pense Car le doute est fondĂ© dessus l'expĂ©rience. DĂ©mocrite Vous ĂÂȘtes goguenard; je suis pourtant charmĂ© De vous voir. Crispin Dites-moi, pourrai-je en ĂÂȘtre aimĂ©? Voyons-la. DĂ©mocrite Je le veux qu'on appelle ma fille. Crispin Je me promets de faire une grande famille; J'aime fort Ă peupler. ScĂšne XIII DĂ©mocrite, Crispin, Philine DĂ©mocrite La voilĂ . Crispin Je la vois. Mon humeur lui plaira, j'en juge Ă son minois. DĂ©mocrite Ma fille, c'est Ariste. Crispin Oh! oh! que de fontange! Il faut quitter cela, ma mignonne, mon ange. Philine Eh! pourquoi les quitter? DĂ©mocrite Quelles sont vos raisons? Crispin Oui, oui, parmi les boeufs, les vaches, les dindons, Il vous fera beau voir de rubans tout ornĂ©e! Dans huit jours vous serez couleur de cheminĂ©e. Tous mes biens sont ruraux, il faut beaucoup de soin TantĂÂŽt c'est au grenier, pour descendre du foin; Veiller sur les valets, leur prĂ©parer la soupe; Filer tantĂÂŽt du lin, et tantĂÂŽt de l'Ă©toupe; A faute de valets, souvent laver les plats, Eplucher la salade, et refaire les draps; Se lever avant jour, en jupe ou camisole; Pour Ă©veiller ses gens, crier comme une folle VoilĂ , ma chĂšre enfant, dĂ©sormais votre emploi, Et de ce que je veux faites-vous une loi. Philine Dieux! quel original! je n'en veux point, mon pĂšre! DĂ©mocrite Ce rustique bourgeois commence Ă me dĂ©plaire. Crispin Ses souliers, pour les champs, sont un peu trop mignons Dans une basse-cour, des sabots seront bons. Philine Des sabots! DĂ©mocrite Des sabots! Crispin Oui, des sabots, ma fille. Sachez qu'on en porta toujours dans ma famille; Et j'ai mĂÂȘme un cousin, Ă prĂ©sent financier, Qui jadis, sans reproche, Ă©tait un sabotier. Croyez-moi, vous serez mille fois plus charmante, Quand, au lieu de damas, habillĂ©e en servante, Et devenue enfin une grosse dondon, De ma maison des champs vous prendrez le timon. DĂ©mocrite Le prenne qui voudra mais je vous remercie. Non, je n'en vis jamais, de si sot, en ma vie. Adieu, sieur campagnard je vous donne un bonsoir. Pour ma fille, jamais n'espĂ©rez de l'avoir. Laissons-le. Crispin Dieu vous gard. Parbleu! qu'elle choisisse; Qu'elle prenne un garçon, Normand, Breton ou Suisse; Et que m'importe Ă moi! ScĂšne XIV Crispin, seul. Pour la subtilitĂ©, Je pense qu'ici-bas mon pareil n'est pas nĂ©. Que d'adresse, morbleu! De Paris jusqu'Ă Rome On ne trouverait pas un aussi galant homme. Oui, je suis, dans mon genre, un grand original; Les autres, aprĂšs moi, n'ont qu'un talent banal. En fait d'esprit, de ton, les anciens ont la gloire; Qu'ils viennent avec moi disputer la victoire. Un modĂšle pareil va tous les effacer. Il est vrai que de soi c'est un peu trop penser; Mais quoi! je ne mens pas, et je me rends justice; Un peu de vanitĂ© n'est pas un si grand vice. Ce n'est pourtant pas tout reste deux, et partant Il faut les Ă©carter; le cas est important. Ces deux autres messieurs n'ont point vu DĂ©mocrite; Aucun d'eux n'est venu pour lui rendre visite. Toinette m'en assure; elle veille au logis Si quelqu'un arrivait, elle en aurait avis. Je connais nos rivaux mĂÂȘme, par aventure, A tous les deux jadis je servis de Mercure. Je vais donc les trouver, et par de faux discours, Pour jamais dans leurs coeurs Ă©teindre leurs amours. J'ai dĂ©jĂ prudemment prĂ©venu certain drĂÂŽle, Qui d'un faux financier jouera fort bien le rĂÂŽle. Mais le voilĂ qui vient, notre vrai financier. Courage, il faut ici faire un tour du mĂ©tier. Il arrive Ă propos. ScĂšne XV Crispin, Le Financier Le Financier, arrivant sans voir Crispin. Oui, voilĂ sa demeure; Sans doute je pourrai le trouver Ă cette heure. Mais, est-ce toi, Crispin? Crispin C'est votre serviteur. Et quel hasard, Monsieur, ou plutĂÂŽt quel bonheur Fait qu'on vous trouve ici? Le Financier J'y fais un mariage. Crispin Vous mariez quelqu'un dans ce petit village? Le Financier Connais-tu DĂ©mocrite? Crispin HĂ©! je loge chez lui. Le Financier Quoi! tu loges chez lui? j'y viens moi-mĂÂȘme aussi. Crispin HĂ© qu'y faire? Le Financier J'y viens pour Ă©pouser sa fille. Crispin Quoi! vous vous alliez avec cette famille! Le Financier HĂ©, ne fais-je pas bien? Crispin Je suis de la maison, Et je ne puis parler. Le Financier Tu me donnes soupçon De grĂÂące, explique-toi. Crispin Je n'ose vous rien dire. Le Financier Quoi! tu me cacherais?... Crispin Je n'aime point Ă nuire. Le Financier Crispin, encore un coup... Crispin Ah! si l'on m'entendait, Je serais mort, Monsieur, et l'on m'assommerait. Le Financier Quoi! Crispin autrefois qui fut Ă mon service!... Crispin Enfin, vous voulez donc, Monsieur, que je pĂ©risse? Le Financier Ne t'embarrasse pas. Crispin Gardez donc le secret. Je suis perdu, Monsieur, si vous n'ĂÂȘtes discret. Je tremble. Le Financier Parle donc. Crispin Eh bien donc! cette fille, Son pĂšre et ses parents et toute la famille, Tombent d'un certain mal que je n'ose nommer. Le Financier Ha Crispin, quelle horreur! tu me fais frissonner. Je venais de ce pas rendre visite au pĂšre, Et peut-ĂÂȘtre, sans toi, j'eus terminĂ© l'affaire. A prĂ©sent, c'en est fait, je ne veux plus le voir, Je m'en retourne enfin Ă Paris dĂšs ce soir. Crispin Je m'enfuis, mais sur tout gardez bien le silence. Le Financier Tiens! Crispin Je n'exige pas, Monsieur, de rĂ©compense. Le Financier Tiens donc. Crispin Vous le voulez, il faut vous obĂ©ir. Adieu, Monsieur motus! ScĂšne XVI Le Financier, seul. Qu'allais-je devenir? J'aurais, sans son avis, fait un beau mariage! Elle m'eĂ»t apportĂ© belle dot en partage! Je serais bien fĂÂąchĂ© d'ĂÂȘtre Ă©poux Ă ce prix; Je ne suis point assez de ses appas Ă©pris. Retirons-nous... Pourtant un peu de biensĂ©ance, A vrai dire, n'est pas de si grande importance. DĂ©mocrite m'attend avant que de quitter, Il est bon de le voir et de me rĂ©tracter. ScĂšne XVII Le Financier, Toinette, DĂ©mocrite Le Financier frappe. Toinette, Ă la porte. Que voulez-vous, Monsieur? Le Financier Le seigneur DĂ©mocrite Est-il lĂ ? je venais pour lui rendre visite. Toinette DĂ©mocrite, Ă une fenĂÂȘtre. Qui frappe lĂ -bas? Ă qui donc en veut-on? Le Financier rĂ©pond. Le seigneur DĂ©mocrite est-il en sa maison? DĂ©mocrite J'y suis et je descends. Le Financier Vous vous trompiez, la belle. Toinette D'accord. Et Ă part. C'est bien en vain que j'ai fait sentinelle. Tout ceci va fort mal les desseins de Crispin, Autant qu'on peut juger, n'auront pas bonne fin. Je ne m'en mĂÂȘle plus. ScĂšne XVIII Le Financier, DĂ©mocrite Le Financier J'Ă©tais dans l'espĂ©rance De pouvoir avec vous contracter alliance. Un accident, Monsieur, m'oblige de partir J'ai cru de mon devoir de vous en avertir. DĂ©mocrite Vous ĂÂȘtes donc Monsieur de la BoursiniĂšre? Et quel malheur, Monsieur, quelle subite affaire Peut, en si peu de temps, causer votre dĂ©part? A cet Ă©loignement ma fille a-t-elle part? Le Financier Non, Monsieur. DĂ©mocrite Permettez pourtant que je soupçonne; Et dans l'Ă©tonnement qu'un tel dĂ©part me donne, J'entrevois que peut-ĂÂȘtre ici quelque jaloux Pourrait, en ce moment, vous Ă©loigner de nous. Vous ne rĂ©pondez rien, avouez-moi la chose; D'un changement si grand apprenez-moi la cause. J'y suis intĂ©ressĂ©; car si des envieux Vous avaient fait, Monsieur, des rapports odieux, Je ne vous retiens pas, mais daignez m'en instruire. Il faut vous dĂ©tromper. Le Financier Que pourrais-je vous dire? DĂ©mocrite Non, non, il n'est plus temps de vouloir le celer. Je vois trop ce que c'est, et vous pouvez parler. Le Financier N'avez-vous pas chez vous un valet que l'on nomme Crispin? DĂ©mocrite Moi? de ce nom je ne connais personne. Le Financier Le fourbe! il m'a trompĂ©. DĂ©mocrite Eh bien donc? ce Crispin? Le Financier Il s'est dit de chez vous. DĂ©mocrite Il ment, c'est un coquin. Le Financier Un mal affreux, dit-il, attaquait votre fille. Il en a dit autant de toute la famille. DĂ©mocrite D'un rapport si mauvais je ne puis me fĂÂącher. Le Financier Mais il faut le punir, et je vais le chercher. DĂ©mocrite Allez, je vous attends. Le Financier Au reste, je vous prie, Que je ne souffre point de cette calomnie. DĂ©mocrite J'ai le coeur mieux placĂ©. ScĂšne XIX DĂ©mocrite, Frontin arrive, contrefaisant le Financier. DĂ©mocrite, sans le voir. Quelle mĂ©chancetĂ©! Qui peut ĂÂȘtre l'auteur de cette faussetĂ©? Frontin, contrefaisant le Financier. Le rĂÂŽle que Crispin ici me donne Ă faire N'est pas des plus aisĂ©s, et veut bien du mystĂšre. DĂ©mocrite, sans le voir. Souvent, sans le savoir, on a des ennemis CachĂ©s sous le beau nom de nos meilleurs amis. Frontin Connaissez-vous ici le seigneur DĂ©mocrite? Je viens exprĂšs ici pour lui rendre visite. DĂ©mocrite C'est moi. Frontin J'en suis ravi ce que j'ai de crĂ©dit Est Ă votre service. DĂ©mocrite Eh! mais, dans quel esprit Me l'offrez-vous, Ă moi? votre nom, que je sache, M'est inconnu; qu'importe?... On dirait qu'il se fĂÂąche. Est-on Turc avec ceux que l'on ne connaĂt pas? Je ne suis pas de ceux qui font tant de fracas. Frontin En buvant tous les deux, nous saurons qui nous sommes. DĂ©mocrite, bas. Il est, je l'avouerai, de ridicules hommes. Frontin Je suis de vos amis, je vous dirai mon nom. DĂ©mocrite Il ne s'agit ici de nom ni de surnom. Frontin Vous ĂÂȘtes aujourd'hui d'une humeur chagrinante Mon amitiĂ© pourtant n'est pas indiffĂ©rente. DĂ©mocrite Finissons, s'il vous plaĂt. Frontin Je le veux. Dites-moi Comment va notre enfant? Elle est belle, ma foi; Je veux dĂšs aujourd'hui lui donner sĂ©rĂ©nade. DĂ©mocrite Qu'elle se porte bien, ou qu'elle soit malade, Que vous importe Ă vous? Frontin Je la connais fort bien; Elle est riche, papa mais vous n'en dites rien; Il ne tiendra qu'Ă vous de terminer l'affaire. DĂ©mocrite Je n'entends rien, Monsieur, Ă tout ce beau mystĂšre. Frontin Vous le dites. DĂ©mocrite J'en jure. Frontin Oh! point de jurement. Je ne vous en crois pas, mĂÂȘme Ă votre serment. DĂ©mocrite, entre nous, point tant de modestie. Venons au fait. DĂ©mocrite Monsieur, avez-vous fait partie De vous moquer de moi? Frontin Morbleu! point de dĂ©tours. Faites venir ici l'objet de mes amours. La friponne, je crois qu'elle en sera bien aise; Et vous l'ĂÂȘtes aussi, papa, ne vous dĂ©plaise. J'en suis ravi de mĂÂȘme, et nous serons tous trois. En mĂÂȘme temps, ici, plus contents que des rois. Savez-vous qui je suis? DĂ©mocrite Il ne m'importe guĂšre. Frontin Ah! si vous le saviez, vous diriez le contraire. DĂ©mocrite Moi! Frontin Je gage que si. Je suis, pour abrĂ©ger... DĂ©mocrite Je n'y prends nulle part, et ne veux point gager. Frontin C'est qu'il a peur de perdre. DĂ©mocrite Eh bien! soit je me lasse De ce galimatias; expliquez-vous de grĂÂące. Frontin Je suis le financier qui devait sur le soir, Pour ce que vous savez, vous parler et vous voir. DĂ©mocrite, Ă©tonnĂ©. Quelle est donc cette Ă©nigme? Frontin Un peu de patience; J'adoucirai bientĂÂŽt votre aigre rĂ©vĂ©rence. J'ai mille francs et plus de revenu par jour Dites, avec cela peut-on faire l'amour? Grand nombre de chevaux, de laquais, d'Ă©quipages. Quand je me marierai, ma femme aura des pages. Voyez-vous cet habit? il est beau, somptueux; Un autre avec cela ferait le glorieux Fi! c'est un guenillon que je porte en campagne Vous croiriez ma maison un pays de cocagne. Voulez-vous voir mon train? il est fort prĂšs d'ici. DĂ©mocrite Je m'y perds. Frontin Ma livrĂ©e est magnifique aussi. Papa, savez-vous bien qu'un excĂšs de tendresse Va rendre votre enfant de tant de biens maĂtresse? Vous avez, m'a-t-on dit, en rente, vingt mil francs. Partagez-nous-en dix, et nous serons contents. AprĂšs cela, mourez pour nous laisser le reste. Dites, en vĂ©ritĂ©, puis-je ĂÂȘtre plus modeste? DĂ©mocrite Non, je n'y connais rien; Monsieur le financier, Ou qui que vous soyez, il faudrait vous lier; Je ne puis dĂ©mĂÂȘler si c'est la fourberie, Ou si ce n'est enfin que pure frĂ©nĂ©sie Qui vous conduit ici mais n'y revenez plus. Frontin Adieu, je mangerai tout seul mes revenus. Vinssiez-vous Ă prĂ©sent prier pour votre fille, J'abandonne Ă jamais votre ingrate famille. Frontin sort en riant. ScĂšne XX DĂ©mocrite, seul. Je ne puis dĂ©brouiller tout ce galimatias, Et tout ceci me met dans un grand embarras. ScĂšne XXI DĂ©mocrite, Crispin, dĂ©guisĂ© en femme. Crispin N'est-ce pas vous, Monsieur, qu'on nomme DĂ©mocrite? DĂ©mocrite Crispin Vous ĂÂȘtes, dit-on, un homme de mĂ©rite; Et j'espĂšre, Monsieur, de votre probitĂ©, Que vous Ă©couterez mon infĂ©licitĂ© Mais puis-je dans ces lieux me dĂ©couvrir sans crainte? DĂ©mocrite Ne craignez rien. Crispin O ciel! sois touchĂ© de ma plainte! Vous me voyez, Monsieur, rĂ©duite au dĂ©sespoir, CausĂ© par un ingrat qui m'a su dĂ©cevoir. DĂ©mocrite Dans un malheur si grand, pourrais-je quelque chose? Crispin Oui, Monsieur, vous allez en apprendre la cause Mais la force me manque, et, dans un tel rĂ©cit, Mon coeur respire Ă peine, et ma douleur s'aigrit. DĂ©mocrite Calmez les mouvements dont votre ĂÂąme agitĂ©e... Crispin HĂ©las! par les sanglots ma voix est arrĂÂȘtĂ©e Mais enfin, il est temps d'avouer mon malheur. Daigne le juste ciel terminer ma douleur! J'aime depuis longtemps un Chevalier parjure, Qui sut de ses serments dĂ©guiser l'imposture, Le cruel! J'eus pitiĂ© de tous ses feints tourments. HĂ©las! de son bonheur je hĂÂątai les moments. Je l'Ă©pousai, Monsieur mais notre mariage, A l'insu des parents, se fit dans un village; Et croyant avoir mis ma conscience en repos, Je me livrai, Monsieur. Pour comble de tous maux, Il diffĂ©ra toujours de m'avouer pour femme. Je rĂ©pandis des pleurs pour attendrir son ĂÂąme. HĂ©las! Ă©pargnez-moi ce triste souvenir, Et ne remĂ©dions qu'aux maux de l'avenir. Cet ingrat chevalier Ă©pouse votre fille. DĂ©mocrite Quoi! c'est celui qui veut entrer dans ma famille? Crispin Lui-mĂÂȘme! vous voyez la noire trahison. DĂ©mocrite Cette action est noire. Crispin HĂ©las! c'est un fripon. Cet ingrat m'a sĂ©duite Ha Monsieur, quel dommage De tromper lĂÂąchement une fille Ă mon ĂÂąge! DĂ©mocrite Il vient bien Ă propos, nous pourrons lui parler. Crispin veut s'en aller. Non, non, je vais sortir. DĂ©mocrite Pourquoi vous en aller? Crispin Ah! c'est un furieux. DĂ©mocrite Tenez-vous donc derriĂšre; Il ne vous verra pas. Crispin J'ai peur. DĂ©mocrite Laissez-moi faire. ScĂšne XXII DĂ©mocrite, Le Chevalier et Crispin, qui, pendant cette scĂšne, fait tous les signes d'un homme qui veut s'en aller. Le Chevalier Quoique j'eus rĂ©solu de ne plus vous revoir Et que je dus partir de ces lieux dĂšs ce soir, J'ai cru devoir encor rĂ©tracter ma parole, RĂ©solu de ne point Ă©pouser une folle. Je suis fĂÂąchĂ©, Monsieur, de vous parler si franc; Mais vous mĂ©ritez bien un pareil compliment, Puisque vous me trompiez, sans un avis fidĂšle. Votre fille est fort riche, elle est jeune, elle est belle; Mais les frĂ©quents accĂšs qui troublent son esprit Ne sont pas de mon goĂ»t. DĂ©mocrite Eh! qui vous l'a donc dit Qu'elle eĂ»t de ces accĂšs? Le Chevalier J'ai promis de me taire. Celui de qui je tiens cet avis salutaire, Je le connais fort bien, et vous le connaissez. Cet homme est de chez vous, c'est vous en dire assez. DĂ©mocrite Cet homme a dĂ©jĂ fait une autre menterie C'est un nommĂ© Crispin, insigne en fourberie; Je n'en sais que le nom, il n'est point de chez moi. Mais vous, n'avez-vous point engagĂ© votre foi? Vous ĂÂȘtes interdit! que prĂ©tendiez-vous faire? Vous marier deux fois? Le Chevalier Quel est donc ce mystĂšre? DĂ©mocrite Vous devriez rougir d'une telle action C'est du ciel s'attirer la malĂ©diction. Et ne savez-vous pas que la polygamie Est ici cas pendable et qui coĂ»te la vie? Le Chevalier Moi, je suis mariĂ©! qui vous fait ce rapport? DĂ©mocrite Oui, voilĂ mon auteur, regardez si j'ai tort. Le Chevalier Eh bien? DĂ©mocrite C'est votre femme. Le Chevalier Ah! le plaisant visage, Le ragoĂ»tant objet que j'avais en partage! Mais je crois la connaĂtre. Ah parbleu! c'est Crispin, Lui-mĂÂȘme. DĂ©mocrite, Ă©tonnĂ©. Ce fripon, cet insigne coquin? Le Chevalier Malheureux, tu m'as dit que Philine Ă©tait folle, RĂ©ponds donc! Crispin Ah, Monsieur, j'ai perdu la parole. DĂ©mocrite ArrĂÂȘtons ce maraud. Crispin Oui, je suis un fripon Ayez pitiĂ© de moi. Le Chevalier Mille coups de bĂÂąton, Fourbe, vont te payer. ScĂšne XXIII Le Financier arrive; DĂ©mocrite, Crispin, Le Chevalier Le Financier Ma peine est inutile, Je crois que notre fourbe a regagnĂ© la ville, Je n'ai pu le trouver. DĂ©mocrite Regardez ce minois; Le reconnaissez-vous? Le Financier Eh! c'est Crispin, je crois. DĂ©mocrite C'est lui-mĂÂȘme. Le Financier Voleur! Crispin, en tremblant. Ah! je suis prĂÂȘt Ă rendre L'argent que j'ai reçu... vous me l'avez fait prendre. DĂ©mocrite, au financier. Qui m'aurait envoyĂ© tantĂÂŽt certain fripon? Il s'est dit financier, et prenait votre nom. Le Financier Le mien? DĂ©mocrite Oui, le coquin ne disait que sottises. Le Financier, Ă Crispin. N'Ă©tait-ce pas de toi qu'il les avait apprises? Crispin Vous l'avez dit, oui, j'ai fait tout le mal; Mais Ă mon crime, hĂ©las! mon regret est Ă©gal. Le Financier Ah! monsieur l'hypocrite! ScĂšne XXIV Le Chevalier , Le Financier, DĂ©mocrite, Crispin, Ariste, suivi de MaĂtre Jacques Ariste Il faut nous en instruire. MaĂtre Jacques ParguĂ©, ces biaux messieurs pourront bian nous le dire. Ariste DĂ©mocrite, Messieurs, est-il connu de vous? MaĂtre Jacques C'est que j'en savons un qui s'est moquĂ© de nous. VelĂ , Monsieur, Ariste. DĂ©mocrite, avec prĂ©cipitation. Ariste? MaĂtre Jacques Oui, lui-mĂÂȘme. DĂ©mocrite Mais cela ne se peut, ma surprise est extrĂÂȘme. Ariste C'est cependant mon nom. MaĂtre Jacques J'Ă©tions venus tantĂÂŽt Pour le voir mais j'avons trouvĂ© queuque maraud, Qui disait comme ça qu'il Ă©tait DĂ©mocrite. Mais le drĂÂŽle a bian mal payĂ© notre visite. Il avait avec lui queuque friponne itou, Qui tournait son esprit tout sens dessus dessous Alle faisait la folle, et se disait la fille De ce biau DĂ©mocrite; elle Ă©tait bian habile. Enfin ils ont tant fait, qu'Ariste que velĂ , Qui venait pour les voir, les a tous plantĂ©s lĂ . Or j'avons vu tantĂÂŽt passer ce mĂ©chant drĂÂŽle; J'ons tous deux en ce temps lĂÂąchĂ© quelque parole, Montrant ce DĂ©mocrite. "HĂ© bon! ce n'est pas li", A dit un paysan de ce village-ci. Dame! ça nous a fait sopçonner queuque chose. Monsieur, je sons trompĂ©, j'en avons une dose, Ai-je dit, moi. ParguĂ©! pour ĂÂȘtre plus certain, Je venons en tout ça savoir encor la fin. Ariste La chose est comme il dit. DĂ©mocrite C'est encor ton ouvrage, Dis, coquin? Crispin Il est vrai. MaĂtre Jacques Quel est donc ce visage? C'est notre homme! DĂ©mocrite, Ă Ariste. C'est lui, mais le fourbe a plus fait, Il m'a trompĂ© de mĂÂȘme, et vous a contrefait. Crispin HĂ©las! DĂ©mocrite Vous Ă©tiez trois qui demandiez ma fille; Et qui vouliez, Messieurs, entrer dans ma famille, Ma fille aimait dĂ©jĂ , elle avait fait son choix, Et refusait toujours d'Ă©pouser l'un des trois. Je vous mĂ©nageai tous, dans la douce espĂ©rance Avec un de vous trois d'entrer en alliance; J'ignore les raisons qui poussent ce coquin. Crispin Je vais tout avouer je m'appelle Crispin, Ecoutez-moi sans bruit, quatre mots font l'affaire. DĂ©mocrite frappe. Un laquais paraĂt qui fait venir Philine. Qu'on appelle ma fille. A tout ce beau mystĂšre A-t-elle quelque part? Crispin Vous allez le savoir Ces trois messieurs devaient vous parler sur le soir, Et l'un des trois allait devenir votre gendre. ClĂ©andre, au dĂ©sespoir, voulait aller se pendre; Il aime votre fille, il en est fort aimĂ©. Or, Ă©tant son valet, dans cette extrĂ©mitĂ©, Je m'offris sur le champ de dĂ©tourner l'orage, Et Toinette avec moi joua son personnage. De tout ce qui s'est fait, enfin, je suis l'auteur; Mais je me repens bien d'ĂÂȘtre nĂ© trop bon coeur Sans cela... DĂ©mocrite Franc coquin! Et puis Ă sa fille qui entre. Vous voilĂ donc, ma fille! En fait de tours d'esprit, vous ĂÂȘtes fort habile, Mais votre habiletĂ© ne servira de rien Vous n'Ă©pouserez point un jeune homme sans bien. DĂ©terminez-vous donc. Philine Mettez-vous Ă ma place, Mon pĂšre, et dites-moi ce qu'il faut que je fasse. DĂ©mocrite, Ă Crispin. Toi, sors d'ici, maraud, et ne parais jamais. Crispin, s'en allant. Je puis dire avoir vu le bĂÂąton de bien prĂšs. Il dit le vers suivant Ă ClĂ©andre qui entre. Vous venez Ă propos quoi! vous osez paraĂtre! ScĂšne XXV et derniĂšre DĂ©mocrite, ClĂ©andre, Philine, Toinette, Crispin, Le Chevalier, Le Financier, Ariste, MaĂtre Jacques. ClĂ©andre De mon destin, Monsieur, je viens vous rendre maĂtre; Pardonnez aux effets d'un violent amour, Et vous-mĂÂȘme dictez notre arrĂÂȘt en ce jour. Je me suis, il est vrai, servi de stratagĂšme; Mais que ne fait-on pas, pour avoir ce qu'on aime? On m'enlevait l'objet de mes plus tendres feux, Et, pour tout avouer, nous nous aimons tous deux. Vous connaissez, Monsieur, mon sort et ma famille; Mon procĂšs est gagnĂ©, j'adore votre fille Prononcez, et s'il faut embrasser vos genoux... Ariste De vos liens, pour moi, je ne suis point jaloux. Le Chevalier A vos dĂ©sirs aussi je suis prĂÂȘt Ă souscrire Le Financier Je me dĂ©pars de tout, je ne puis pas plus dire. Philine Mon pĂšre, faites-moi grĂÂące, et mon coeur est tout prĂÂȘt S'il faut Ă mon amant renoncer pour jamais. Crispin HĂ©las! que de douceur! Toinette Monsieur, soyez sensible. DĂ©mocrite C'en est fait, et mon coeur cesse d'ĂÂȘtre inflexible. Levez-vous, finissez tous vos remerciements Je ne sĂ©pare plus de si tendres amants. Ces messieurs resteront pour la cĂ©rĂ©monie. Soyez contents tous deux, votre peine est finie. Crispin, Ă Toinette. Finis la mienne aussi, marions-nous tous deux. Je suis pressĂ©, Toinette. Toinette Es-tu bien amoureux? Crispin Ha! l'on ne vit jamais pareille impatience, Et l'amour dans mon coeur Ă©puise sa puissance. Viens, ne retarde point l'instant de nos plaisirs Prends ce baiser pour gage, objet de mes dĂ©sirs Un seul ne suffit pas. Toinette Quelle est donc ta folie? Que fais-tu? Crispin Je pelote en attendant partie. ClĂ©andre Puisque vous vous aimez, je veux vous marier. Crispin Le veux-tu? Toinette J'y consens. Crispin Tu te fais bien prier! L'Amour et la vĂ©ritĂ© Dialogue entre l'Amour et la VĂ©ritĂ© ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 3 mars 1720 Dialogue entre l'Amour et la VĂ©ritĂ© L'Amour. - Voici une dame que je prendrais pour la VĂ©ritĂ©, si elle n'Ă©tait si ajustĂ©e. La VĂ©ritĂ©. - Si ce jeune enfant n'avait l'air un peu trop hardi, je le croirais l'Amour. L'Amour. - Elle me regarde. La VĂ©ritĂ©. - Il m'examine. L'Amour. - Je soupçonne Ă peu prĂšs ce que ce peut ĂÂȘtre; mais soyons-en sĂ»r. Madame, Ă ce que je vois, nous avons une curiositĂ© mutuelle de savoir qui nous sommes; ne faisons point de façon de nous le dire. La VĂ©ritĂ©. - J'y consens, et je commence. Ne seriez-vous pas le petit libertin d'Amour, qui depuis si longtemps tient ici-bas la place de l'Amour tendre? Enfin n'ĂÂȘtes-vous pas l'Amour Ă la mode? L'Amour. - Non, Madame, je ne suis ni libertin, ni par consĂ©quent Ă la mode, et cependant je suis l'Amour. La VĂ©ritĂ©. - Vous, l'Amour! L'Amour. - Oui, le voilĂ . Mais vous, Madame, ne tiendriez-vous pas lieu de la VĂ©ritĂ© parmi les hommes? N'ĂÂȘtes-vous pas l'Erreur, ou la Flatterie? La VĂ©ritĂ©. - Non, charmant Amour, je suis la VĂ©ritĂ© mĂÂȘme; je ne suis que cela. L'Amour. - Bon! Nous voilĂ deux divinitĂ©s de grand crĂ©dit! Je vous demande pardon de vous avoir scandalisĂ©e, vous, dont l'honneur est de ne le pas ĂÂȘtre. La VĂ©ritĂ©. - Ce reproche me fait rougir; mais je vous rendrai raison de l'Ă©quipage oĂÂč vous me voyez, quand vous m'aurez rendu raison de l'air libertin et cavalier rĂ©pandu sur vos habits et sur votre physionomie mĂÂȘme. Qu'est devenu cet air de vivacitĂ© tendre et modeste? Que sont devenus ces yeux qui apprivoisaient la vertu mĂÂȘme, qui ne demandaient que le coeur? Si ces yeux-lĂ n'attendrissent point, ils dĂ©bauchent. L'Amour. - Tels que vous les voyez cependant, ils ont dĂ©plu par leur sagesse; on leur en trouvait tant, qu'ils en Ă©taient ridicules. La VĂ©ritĂ©. - Et dans quel pays cela vous est-il arrivĂ©? L'Amour. - Dans le pays du monde entier. Vous ne vous ressouvenez peut-ĂÂȘtre pas de l'origine de ce petit effrontĂ© d'Amour, pour qui vous m'avez pris. HĂ©las! C'est moi qui suis cause qu'il est nĂ©. La VĂ©ritĂ©. - Comment cela? L'Amour. - J'eus querelle un jour avec l'Avarice et la DĂ©bauche. Vous avez combien j'ai d'aversion pour ces deux divinitĂ©s; je leur donnai tant de marques de mĂ©pris, qu'elles rĂ©solurent de s'en venger. La VĂ©ritĂ©. - Les mĂ©chantes! eh! que firent-elles? L'Amour. - Voici le tour qu'elles me jouĂšrent. La DĂ©bauche s'en alla chez Plutus, le dieu des richesses; le mit de bonne humeur, fit tomber la conversation sur VĂ©nus, lui vanta ses beautĂ©s, sa blancheur, son embonpoint, etc. Plutus, Ă ce rĂ©cit, prit un goĂ»t de conclusions, l'appĂ©tit vint au gourmand, il n'aima pas VĂ©nus il la dĂ©sira. La VĂ©ritĂ©. - Le malhonnĂÂȘte. L'Amour. - Mais, comme il craignait d'ĂÂȘtre rebutĂ©, la DĂ©bauche l'enhardit, en lui promettant son secours et celui de l'Avarice auprĂšs de VĂ©nus Vous ĂÂȘtes riche, lui dit-elle, ouvrez vos trĂ©sors Ă VĂ©nus, tandis que mon amie l'Avarice appuiera vos offres auprĂšs d'elle, et lui conseillera d'en profiter. Je vous aiderai de mon cĂÂŽtĂ©, moi. La VĂ©ritĂ©. - Je commence Ă me remettre votre aventure. L'Amour. - Vous n'avez pas un grand gĂ©nie, dit la DĂ©bauche Ă Plutus, mais vous ĂÂȘtes un gros garçon assez ragoĂ»tant. Je ferai faire Ă VĂ©nus une attention lĂ -dessus, qui peut-ĂÂȘtre lui tiendra lieu de tendresse; vous serez magnifique, elle est femme. L'Avarice et moi, nous vous servirons bien, et il est des moments oĂÂč il n'est pas besoin d'ĂÂȘtre aimĂ© pour ĂÂȘtre heureux. La VĂ©ritĂ©. - La plupart des amants doivent Ă ces moments-lĂ toute leur fortune. L'Amour. - AprĂšs ce discours, Plutus impatient courut tenter l'aventure. Or, argent, bijoux, prĂ©sents de toute sorte, soutenus de quelques bredouilleries, furent auprĂšs de VĂ©nus les truchements de sa belle passion. Que vous dirai-je enfin, ma chĂšre? un moment de fragilitĂ© me donna pour frĂšre ce vilain enfant qui m'usurpe aujourd'hui mon empire! ce petit dieu plus laid qu'un diable, et que Messieurs les hommes appellent Amour. La VĂ©ritĂ©. - HĂ© bien! Est-ce en lui ressemblant que vous avez voulu vous venger de lui? L'Amour. - Laissez-moi achever; le petit fripon ne fut pas plutĂÂŽt nĂ©, qu'il demanda son apanage. Cet apanage, c'Ă©tait le droit d'agir sur les coeurs. Je ne daignai pas m'opposer Ă sa demande; je lui voyais des airs si grossiers, je lui remarquais un caractĂšre si brutal, que je ne m'imaginai pas qu'il pĂ»t me nuire. Je comptais qu'il ferait peur en se prĂ©sentant, et que ce monstre serait obligĂ© de rabattre sur les animaux. La VĂ©ritĂ©. - En effet, il n'Ă©tait bon que pour eux. L'Amour. - Ses premiers coups d'essai ne furent pas heureux. Il insultait, bien loin de plaire; mais ma foi, le coeur de l'homme ne vaut pas grand'chose; ce maudit Amour fut insensiblement souffert; bientĂÂŽt on le trouva plus badin que moi; moins gĂÂȘnant, moins formaliste, plus expĂ©ditif. Les goĂ»ts se partagĂšrent entre nous deux; il m'enleva de mes crĂ©atures. La VĂ©ritĂ©. - Eh! que devĂntes-vous alors? L'Amour. - Quelques bonnes gens criĂšrent contre la corruption; mais ces bonnes gens n'Ă©taient que des invalides, de vieux personnages, qui, disait-on, avaient leurs raisons pour haĂÂŻr la rĂ©forme; gens Ă qui la lenteur de mes dĂ©marches convenait, et qui prĂÂȘchaient le respect, faute, en le perdant, de pouvoir rĂ©parer l'injure. La VĂ©ritĂ©. - Il en pouvait bien ĂÂȘtre quelque chose. L'Amour. - Enfin, Madame, ces tendres et tremblants aveux d'une passion, ces dĂ©pits dĂ©licats, ces transports d'amour d'aprĂšs les plus innocentes faveurs, d'aprĂšs mille petits riens prĂ©cieux, tout cela disparut. L'un ouvrit sa bourse, l'autre gesticulait insolemment auprĂšs d'une femme, et cela s'appelait une dĂ©claration. La VĂ©ritĂ©. - Ah! l'horreur! L'Amour. - A mon Ă©gard, j'ennuyais, je glaçais; on me regardait comme un innocent qui manquait d'expĂ©rience, et je ne fus plus cĂ©lĂ©brĂ© que par les poĂštes et les romanciers. La VĂ©ritĂ©. - Cela vous rebuta? L'Amour. - Oui, je me retirai, ne laissant de moi que mon nom dont on abusait. Or, il y a quelque temps, que rĂÂȘvant Ă ma triste aventure, il me vint dans l'esprit d'essayer si je pourrais me rĂ©tablir en mitigeant mon air tendre et modeste; peut-ĂÂȘtre, disais-je en moi-mĂÂȘme, qu'Ă la faveur d'un air plus libre et plus hardi, plus conforme au goĂ»t oĂÂč sont Ă prĂ©sent les hommes, peut-ĂÂȘtre pourrais-je me glisser dans ces coeurs? ils ne me trouveront pas si singulier, et je dĂ©truirai mon ennemi par ses propres armes. Ce dessein pris, je partis, et je parus dans la mascarade oĂÂč vous me voyez. La VĂ©ritĂ©. - Je gage que vous n'y gagnĂÂątes rien. L'Amour. - Ho vraiment! Je me trouvai bien loin de mon compte tout grenadier que je pensais ĂÂȘtre, dĂšs que je me montrai, on me prit pour l'Amour le plus gothique qui ait jamais paru; je fus sifflĂ© dans les Gaules comme une mauvaise comĂ©die, et vous me voyez de retour de cette expĂ©dition. VoilĂ mon histoire. La VĂ©ritĂ©. - HĂ©las! Je n'ai pas Ă©tĂ© plus heureuse que vous; on m'a chassĂ©e du monde. L'Amour. - HĂ©! qui? les chimistes, les devins, les faiseurs d'almanach, les philosophes? La VĂ©ritĂ©. - Non, ces gens-lĂ me m'ont jamais nui. On sait bien qu'ils mentent, ou qu'ils sont livrĂ©s Ă l'erreur, et je ne leur en veux aucun mal, car je ne suis point faite pour eux. L'Amour. - Vous avez raison. La VĂ©ritĂ©. - Mais, que voulez-vous que les hommes fassent de moi? Le mensonge et la flatterie sont en si grand crĂ©dit parmi eux, qu'on est perdu dĂšs qu'on se pique de m'honorer. Je ne suis bonne qu'Ă ruiner ceux qui me sont fidĂšles; par exemple, la flatterie rajeunit les vieux et les vieilles. Moi, je leur donne l'ĂÂąge qu'ils ont. Cette femme dont les cheveux blanchissent Ă son insu, singe maladroit de l'Ă©tourderie folĂÂątre des jeunes femmes, qui provoque la mĂ©disance par des galanteries qu'elle ne peut faire aboutir, qui se lĂšve avec un visage de cinquante ans, et qui voudrait que ce visage n'en eĂ»t que trente, quand elle est ajustĂ©e, ira-t-on lui dire Madame, vous vous trompez dans votre calcul; votre somme est de vingt ans plus forte? non, sans doute; ses amis souscrivent Ă la soustraction. Telle a la physionomie d'une guenon, qui se croit du moins jolie; irez-vous mĂ©riter sa haine, en lui confiant Ă quoi elle ressemble pendant que, pour ĂÂȘtre un honnĂÂȘte homme auprĂšs d'elle, il suffit de lui dire qu'elle est piquante? Cet homme s'imagine ĂÂȘtre un esprit supĂ©rieur; il se croit indispensablement obligĂ© d'avoir raison partout; il dĂ©cide, il redresse les autres; cependant ce n'est qu'un brouillon qui jouit d'une imagination dĂ©rĂ©glĂ©e. Ses amis feignent de l'admirer; pourquoi? Ils en attendent, ou lui doivent, leur fortune. L'Amour. - Il faut bien prendre patience. La VĂ©ritĂ©. - Ainsi je n'ai plus que faire au monde. Cependant, comme la Flatterie est ma plus redoutable ennemie, et qu'en triomphant d'elle, je pourrais insensiblement rentrer dans tous mes honneurs, j'ai voulu m'humaniser je me suis dĂ©guisĂ©e, comme vous voyez, mais j'ai perdu mon Ă©talage l'amour-propre des hommes est devenu d'une complexion si dĂ©licate, qu'il n'y a pas moyen de traiter avec lui; il a fallu m'en revenir encore. Pour vous, mon bel enfant, il me semble que vous aviez un asile et le mariage. L'Amour. - Le mariage! Y songez-vous? Ne savez-vous pas que le devoir des gens mariĂ©s est de s'aimer? La VĂ©ritĂ©. - HĂ© bien! c'est Ă cause de cela que vous rĂ©gnerez plus aisĂ©ment parmi eux. L'Amour. - Soit; mais des gens obligĂ©s de s'aimer ne me conviennent point. Belle occupation pour un espiĂšgle comme moi, que de faire les volontĂ©s d'un contrat; achevons de nous conter tout. Que venez-vous faire ici? La VĂ©ritĂ©. - J'y viens exĂ©cuter un projet de vengeance; voyez-vous ce puits? VoilĂ le lieu de ma retraite; je vais m'enfermer dedans. L'Amour. - Ah! Ah! Le proverbe sera donc vrai, qui dit que la VĂ©ritĂ© est au fond du puits. Et comment entendez-vous vous venger, lĂ ? La VĂ©ritĂ©. - Le voici. L'eau de ce puits va, par moi, recevoir une telle vertu, que quiconque en boira sera forcĂ© de dire tout ce qu'il pense et de dĂ©couvrir son coeur en toute occasion; nous sommes prĂšs de Rome, on vient souvent se promener ici; on y chasse; le chasseur se dĂ©saltĂšre; et Ă succession de temps, je garnirai cette grande ville de gens naĂÂŻfs, qui troubleront par leur franchise le commerce indigne de complaisance et de tromperie que la Flatterie y a introduit plus qu'ailleurs. L'Amour. - Nous allons donc ĂÂȘtre voisins; car, pendant que votre rancune s'exercera dans ce puits, la mienne agira dans cet arbre. Je vais y entrer; les fruits en sont beaux et bons, et me serviront Ă une petite malice qui sera tout Ă fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu'il apercevra. Que dites-vous de ce guet-apens? La VĂ©ritĂ©. - Il est un peu fou. L'Amour. - Bon, il est digne de vous; mais adieu, je vais dans mon arbre. La VĂ©ritĂ©. - Et moi, dans mon puits. Divertissement Ier air gracieusement. D'un doux regard elle vous jure Que vous ĂÂȘtes son favori, Mais c'est peut-ĂÂȘtre une imposture Puisqu'en faveur d'un autre elle a dĂ©jĂ souri. 2e air bourrĂ©e. Dans le mĂÂȘme instant que son ĂÂąme DĂ©daigneuse d'une autre flamme Semble se dĂ©clarer pour vous, Le motif de la prĂ©fĂ©rence Empoisonne la jouissance D'un bien qui paraissait si doux. La coquette ne vous caresse Que pour alarmer la paresse D'un rival qui n'est point jaloux. 3e air menuet. L'amant trahi par ce qu'il aime Veut-il guĂ©rir presque en un jour? Qu'il aime ailleurs; l'amour lui-mĂÂȘme Est le remĂšde de l'amour. 4e air piquĂ©. Vous qui croyez d'une inhumaine Ne vaincre jamais la rigueur, Pressez, la victoire est certaine, Vous ne connaissez pas son coeur; Il prend un masque qui le gĂÂȘne; Son visage, c'est la douceur. 5e air gracieusement. Heureux, l'amant bien enflammĂ©. Celui qui n'a jamais aimĂ© Ne vit pas ou du moins l'ignore; Sans le plaisir d'ĂÂȘtre charmĂ© D'un aimable objet qu'on adore S'apercevrait-on d'ĂÂȘtre nĂ©? 6e air piquĂ©. Tel qui devant nous nous admire, S'en rit peut-ĂÂȘtre Ă quatre pas. Quand Ă son tour il nous fait rire C'est un secret qu'il ne sait pas; Oh! l'utile et charmante ruse Qui nous unit tous ici-bas; Qui de nous croit en pareil cas Etre la dupe qu'on abuse? 7e air gracieusement La raison veut que la sagesse Ait un empire sur l'amour; O vous, amants, dont la tendresse Nous attaque cent fois le jour, Quand il nous prend une faiblesse Ne pouvez-vous Ă votre tour Avoir un instant de sagesse? Arlequin dĂ©senchantĂ© par la Raison chante le couplet suivant J'aimais Arlequin et ma foi, Je crois ma guĂ©rison complĂšte; Mais, Messieurs, entre nous, j'en vois Qui peut-ĂÂȘtre, aussi bien que moi, Ont besoin d'un coup de baguette. Arlequin poli par l'Amour Acteurs de la comĂ©die ComĂ©die en un acte, en prose, ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens, le 17 octobre 1720 Acteurs de la comĂ©die La FĂ©e. Trivelin, domestique de la FĂ©e. Arlequin, jeune homme enlevĂ© par la FĂ©e. Silvia, bergĂšre, amante d'Arlequin. Un berger, amoureux de Silvia. Autre bergĂšre, cousine de Silvia. Troupe de danseurs et chanteurs. Troupe de lutins. ScĂšne premiĂšre La FĂ©e, Trivelin Le jardin de la FĂ©e est reprĂ©sentĂ©. Trivelin, Ă la FĂ©e qui soupire. - Vous soupirez, Madame, et malheureusement pour vous, vous risquez de soupirer longtemps si votre raison n'y met ordre; me permettrez-vous de vous dire ici mon petit sentiment? La FĂ©e. - Parle. Trivelin. - Le jeune homme que vous avez enlevĂ© Ă ses parents est un beau brun, bien fait; c'est la figure la plus charmante du monde; il dormait dans un bois quand vous le vĂtes, et c'Ă©tait assurĂ©ment voir l'Amour endormi; je ne suis donc point surpris du penchant subit qui vous a pris pour lui. La FĂ©e. - Est-il rien de plus naturel que d'aimer ce qui est aimable? Trivelin. - Oh sans doute; cependant avant cette aventure, vous aimiez assez le grand enchanteur Merlin. La FĂ©e. - Eh bien, l'un me fait oublier l'autre cela est encore fort naturel. Trivelin. - C'est la pure nature; mais il reste une petite observation Ă faire c'est que vous enlevez le jeune homme endormi, quand peu de jours aprĂšs vous allez Ă©pouser le mĂÂȘme Merlin qui en a votre parole. Oh! cela devient sĂ©rieux; et entre nous, c'est prendre la nature un peu trop Ă la lettre; cependant passe encore; le pis qu'il en pouvait arriver, c'Ă©tait d'ĂÂȘtre infidĂšle; cela serait trĂšs vilain dans un homme, mais dans une femme, cela est plus supportable quand une femme est fidĂšle, on l'admire; mais il y a des femmes modestes qui n'ont pas la vanitĂ© de vouloir ĂÂȘtre admirĂ©es; vous ĂÂȘtes de celles-lĂ , moins de gloire, et plus de plaisir, Ă la bonne heure. La FĂ©e. - De la gloire Ă la place oĂÂč je suis, je serais une grande dupe de me gĂÂȘner pour si peu de chose. Trivelin. - C'est bien dit, poursuivons vous portez le jeune homme endormi dans votre palais, et vous voilĂ Ă guetter le moment de son rĂ©veil; vous ĂÂȘtes en habit de conquĂÂȘte, et dans un attirail digne du mĂ©pris gĂ©nĂ©reux que vous avez pour la gloire, vous vous attendiez de la part du beau garçon Ă la surprise la plus amoureuse; il s'Ă©veille, et vous salue du regard le plus imbĂ©cile que jamais nigaud ait portĂ© vous vous approchez, il bĂÂąille deux ou trois fois de toutes ses forces, s'allonge, se retourne et se rendort voilĂ l'histoire curieuse d'un rĂ©veil qui promettait une scĂšne si intĂ©ressante. Vous sortez en soupirant de dĂ©pit, et peut-ĂÂȘtre chassĂ©e par un ronflement de basse-taille, aussi nourri qu'il en soit; une heure se passe, il se rĂ©veille encore, et ne voyant personne auprĂšs de lui, il crie Eh! A ce cri galant, vous rentrez; l'Amour se frottait les yeux Que voulez-vous, beau jeune homme, lui dites-vous? Je veux goĂ»ter, moi, rĂ©pond-il. Mais n'ĂÂȘtes-vous point surpris de me voir, ajoutez-vous? Eh! mais oui, repart-il. Depuis quinze jours qu'il est ici, sa conversation a toujours Ă©tĂ© de la mĂÂȘme force; cependant vous l'aimez, et qui pis est, vous laissez penser Ă Merlin qu'il va vous Ă©pouser, et votre dessein, m'avez-vous dit, est, s'il est possible, d'Ă©pouser le jeune homme; franchement, si vous les prenez tous deux, suivant toutes les rĂšgles, le second mari doit gĂÂąter le premier. La FĂ©e. - Je vais te rĂ©pondre en deux mots la figure du jeune homme en question m'enchante; j'ignorais qu'il eĂ»t si peu d'esprit quand je l'ai enlevĂ©. Pour moi, sa bĂÂȘtise ne me rebute point j'aime, avec les grĂÂąces qu'il a dĂ©jĂ , celles que lui prĂÂȘtera l'esprit quand il en aura. Quelle voluptĂ© de voir un homme aussi charmant me dire Ă mes pieds Je vous aime! Il est dĂ©jĂ le plus beau brun du monde mais sa bouche, ses yeux, tous ses traits seront adorables, quand un peu d'amour les aura retouchĂ©s; mes soins rĂ©ussiront peut-ĂÂȘtre Ă lui en inspirer. Souvent il me regarde; et tous les jours je touche au moment oĂÂč il peut me sentir et se sentir lui-mĂÂȘme si cela lui arrive, sur-le-champ j'en fais mon mari; cette qualitĂ© le mettra alors Ă l'abri des fureurs de Merlin; mais avant cela, je n'ose mĂ©contenter cet enchanteur, aussi puissant que moi, et avec qui je diffĂ©rerai le plus longtemps que je pourrai. Trivelin. - Mais si le jeune homme n'est jamais, ni plus amoureux, ni plus spirituel, si l'Ă©ducation que vous tĂÂąchez de lui donner ne rĂ©ussit pas, vous Ă©pouserez donc Merlin? La FĂ©e. - Non; car en l'Ă©pousant mĂÂȘme je ne pourrais me dĂ©terminer Ă perdre de vue l'autre et si jamais il venait Ă m'aimer, toute mariĂ©e que je serais, je veux bien te l'avouer, je ne me fierais pas Ă moi. Trivelin. - Oh je m'en serais bien doutĂ©, sans que vous me l'eussiez dit Femme tentĂ©e, et femme vaincue, c'est tout un. Mais je vois notre bel imbĂ©cile qui vient avec son maĂtre Ă danser. ScĂšne II Arlequin entre, la tĂÂȘte dans l'estomac, ou de la façon niaise dont il voudra, son maĂtre Ă danser, la FĂ©e, Trivelin La FĂ©e. - Eh bien, aimable enfant, vous me paraissez triste y a-t-il quelque chose ici qui vous dĂ©plaise? Arlequin. - Moi, je n'en sais rien. Trivelin rit. La FĂ©e, Ă Trivelin. - Oh! je vous prie, ne riez pas, cela me fait injure, je l'aime, cela vous suffit pour le respecter. Pendant ce temps Arlequin prend des mouches, la FĂ©e continuant Ă parler Ă Arlequin. Voulez-vous bien prendre votre leçon, mon cher enfant? Arlequin, comme n'ayant pas entendu. - Hem. La FĂ©e. - Voulez-vous prendre votre leçon, pour l'amour de moi? Arlequin. - Non. La FĂ©e. - Quoi! vous me refusez si peu de chose, Ă moi qui vous aime? Alors Arlequin lui voit une grosse bague au doigt, il lui va prendre la main, regarde la bague, et lĂšve la tĂÂȘte en se mettant Ă rire niaisement. La FĂ©e. - Voulez-vous que je vous la donne? Arlequin. - Oui-dĂ . La FĂ©e tire la bague de son doigt, et lui prĂ©sente. Comme il la prend grossiĂšrement, elle lui dit. - Mon cher Arlequin, un beau garçon comme vous, quand une dame lui prĂ©sente quelque chose, doit baiser la main en le recevant. Arlequin alors prend goulĂ»ment la main de la FĂ©e qu'il baise. La FĂ©e dit. - Il ne m'entend pas, mais du moins sa mĂ©prise m'a fait plaisir. Elle ajoute Baisez la vĂÂŽtre Ă prĂ©sent. Arlequin alors baise le dessus de sa main; la FĂ©e soupire, et lui donnant sa bague, lui dit La voilĂ , en revanche, recevez votre leçon. Alors le maĂtre Ă danser apprend Ă Arlequin Ă faire la rĂ©vĂ©rence. Arlequin Ă©gaie cette scĂšne de tout ce que son gĂ©nie peut lui fournir de propre au sujet. Arlequin. - Je m'ennuie. La FĂ©e. - En voilĂ donc assez nous allons tĂÂącher de vous divertir. Arlequin alors saute de joie du divertissement proposĂ©, et dit en riant. - Divertir, divertir. ScĂšne III La FĂ©e, Arlequin, Trivelin Une troupe de chanteurs et danseurs. La FĂ©e fait asseoir Arlequin alors auprĂšs d'elle sur un banc de gazon qui sera auprĂšs de la grille du thĂ©ĂÂątre. Pendant qu'on danse, Arlequin siffle. Un Chanteur, Ă Arlequin. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, Ă ce vers, se lĂšve niaisement et dit. - Je ne l'entends pas, oĂÂč est-il? Il l'appelle HĂ©! hĂ©! Le Chanteur continue. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, en se rasseyant, dit. - Qu'il crie donc plus haut. Le Chanteur continue en lui montrant la FĂ©e. Voyez-vous cet objet charmant, Ces yeux dont l'ardeur Ă©tincelle, Vous rĂ©pĂštent Ă tout moment Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, alors en regardant les yeux de la FĂ©e, dit. - Dame, cela est drĂÂŽle! Une Chanteuse bergĂšre vient, et dit Ă Arlequin. Aimez, aimez, rien n'est si doux. Arlequin, lĂ -dessus, rĂ©pond. - Apprenez, apprenez-moi cela. La Chanteuse continue en le regardant. Ah! que je plains votre ignorance. Quel bonheur pour moi, quand j'y pense, Elle montre le chanteur. Qu'Atys en sache plus que vous! La FĂ©e, alors en se levant, dit Ă Arlequin. - Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien? Que sentez-vous? Arlequin. - Je sens un grand appĂ©tit. Trivelin. - C'est-Ă -dire qu'il soupire aprĂšs sa collation; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d'une danse de village, aprĂšs quoi nous irons manger. Un paysan danse. La FĂ©e se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s'endort. Quand la danse finit, la FĂ©e le tire par le bras, et lui dit en se levant. - Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser? Arlequin, en se rĂ©veillant, pleure. - Hi, hi, hi, mon pĂšre, eh! je ne vois point ma mĂšre! La FĂ©e, Ă Trivelin. - Emmenez-le, il se distraira peut-ĂÂȘtre, en mangeant, du chagrin qui le prend; je sors d'ici pour quelques moments; quand il aura fait collation, laissez-le se promener oĂÂč il voudra. Ils sortent tous. ScĂšne IV Silvia, Le Berger La scĂšne change et reprĂ©sente au loin quelques moutons qui paissent. Silvia entre sur la scĂšne en habit de bergĂšre, une houlette Ă la main, un berger la suit. Le Vous me fuyez, belle Silvia? Silvia. - Que voulez-vous que je fasse, vous m'entretenez d'une chose qui m'ennuie, vous me parlez toujours d'amour. Le Berger. - Je vous parle de ce que je sens. Silvia. - Oui, mais je ne sens rien, moi. Le Berger. - VoilĂ ce qui me dĂ©sespĂšre. Silvia. - Ce n'est pas ma faute, je sais bien que toutes nos bergĂšres ont chacune un berger qui ne les quitte point; elles me disent qu'elles aiment, qu'elles soupirent; elles y trouvent leur plaisir. Pour moi, je suis bien malheureuse depuis que vous dites que vous soupirez pour moi, j'ai fait ce que j'ai pu pour soupirer aussi, car j'aimerais autant qu'une autre Ă ĂÂȘtre bien aise; s'il y avait quelque secret pour cela, tenez, je vous rendrais heureux tout d'un coup, car je suis naturellement bonne. Le Berger. - HĂ©las! pour de secret, je n'en sais point d'autre que celui de vous aimer moi-mĂÂȘme. Silvia. - Apparemment que ce secret-lĂ ne vaut rien; car je ne vous aime point encore, et j'en suis bien fĂÂąchĂ©e; comment avez-vous fait pour m'aimer, vous? Le Berger. - Moi, je vous ai vue voilĂ tout. Silvia. - Voyez quelle diffĂ©rence; et moi, plus je vous vois et moins je vous aime. N'importe, allez, allez, cela viendra peut-ĂÂȘtre, mais ne me gĂÂȘnez point. Par exemple, Ă prĂ©sent, je vous haĂÂŻrais si vous restiez ici. Le Berger. - Je me retirerai donc, puisque c'est vous plaire, mais pour me consoler, donnez-moi votre main, que je la baise. Silvia. - Oh non! on dit que c'est une faveur, et qu'il n'est pas honnĂÂȘte d'en faire, et cela est vrai, car je sais bien que les bergĂšres se cachent de cela. Le Berger. - Personne ne nous voit. Silvia. - Oui; mais puisque c'est une faute, je ne veux point la faire qu'elle ne me donne du plaisir comme aux autres. Le Berger. - Adieu donc, belle Silvia, songez quelquefois Ă moi. Silvia. - Oui, oui. ScĂšne V Silvia, Arlequin, mais il ne vient qu'un moment aprĂšs que Silvia a Ă©tĂ© seule. Silvia. - Que ce berger me dĂ©plaĂt avec son amour! Toutes les fois qu'il me parle, je suis toute de mĂ©chante humeur. Et puis voyant Arlequin. Mais qui est-ce qui vient lĂ ? Ah mon Dieu le beau garçon! Arlequin entre en jouant au volant, il vient de cette façon jusqu'aux pieds de Silvia, lĂ il laisse en jouant tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia; il demeure Ă©tonnĂ© et courbĂ©; petit Ă petit et par secousses il se redresse le corps quand il s'est entiĂšrement redressĂ©, il la regarde, elle, honteuse, feint de se retirer dans son embarras, il l'arrĂÂȘte, et dit. - Vous ĂÂȘtes bien pressĂ©e? Silvia. - Je me retire, car je ne vous connais pas. Arlequin. - Vous ne me connaissez pas? tant pis; faisons connaissance, voulez-vous? Silvia, encore honteuse. - Je le veux bien. Arlequin, alors s'approche d'elle et lui marque sa joie par de petits ris, et dit. - Que vous ĂÂȘtes jolie! Silvia. - Vous ĂÂȘtes bien obligeant. Arlequin. - Oh point, je dis la vĂ©ritĂ©. Silvia, en riant un peu Ă son tour. - Vous ĂÂȘtes bien joli aussi, vous. Arlequin. - Tant mieux oĂÂč demeurez-vous? je vous irai voir. Silvia. - Je demeure tout prĂšs; mais il ne faut pas venir; il vaut mieux nous voir toujours ici, parce qu'il y a un berger qui m'aime; il serait jaloux, et il nous suivrait. Arlequin. - Ce berger-lĂ vous aime? Silvia. - Oui. Arlequin. - Voyez donc cet impertinent! je ne le veux pas, moi. Est-ce que vous l'aimez, vous? Silvia. - Non, je n'en ai jamais pu venir Ă bout. Arlequin. - C'est bien fait, il faut n'aimer personne que nous deux; voyez si vous le pouvez? Silvia. - Oh! de reste, je ne trouve rien de si aisĂ©. Arlequin. - Tout de bon? Silvia. - Oh! je ne mens jamais, mais oĂÂč demeurez-vous aussi? Arlequin, lui montrant du doigt. - Dans cette grande maison. Silvia. - Quoi! chez la fĂ©e? Arlequin. - Oui. Silvia, tristement. - J'ai toujours eu du malheur. Arlequin, tristement aussi. - Qu'est-ce que vous avez, ma chĂšre amie? Silvia. - C'est que cette fĂ©e est plus belle que moi, et j'ai peur que notre amitiĂ© ne tienne pas. Arlequin, impatiemment. - J'aimerais mieux mourir. Et puis tendrement. Allez, ne vous affligez pas, mon petit coeur. Silvia. - Vous m'aimerez donc toujours? Arlequin. - Tant que je serai en vie. Silvia. - Ce serait bien dommage de me tromper, car je suis si simple. Mais mes moutons s'Ă©cartent, on me gronderait s'il s'en perdait quelqu'un il faut que je m'en aille. Quand reviendrez-vous? Arlequin, avec chagrin. - Oh! que ces moutons me fĂÂąchent! Silvia. - Et moi aussi, mais que faire? Serez-vous ici sur le soir? Arlequin. - Sans faute. En disant cela il lui prend la main et il ajoute Oh les jolis petits doigts! Il lui baise la main et dit Je n'ai jamais eu de bonbon si bon que cela. Silvia rit et dit. - Adieu donc. Et puis Ă part. VoilĂ que je soupire, et je n'ai point eu de secret pour cela. Elle laisse tomber son mouchoir en s'en allant. Arlequin le ramasse et la rappelle pour lui donner. Arlequin. - Mon amie! Silvia. - Que voulez-vous, mon amant?. Et puis voyant son mouchoir entre les mains d'Arlequin. Ah! c'est mon mouchoir, donnez. Arlequin le tend, et puis retire la main; il hĂ©site, et enfin il le garde, et dit - Non, je veux le garder, il me tiendra compagnie qu'est-ce que vous en faites? Silvia. - Je me lave quelquefois le visage, et je m'essuie avec. Arlequin, en le dĂ©ployant. - Et par oĂÂč vous sert-il, afin que je le baise par lĂ ? Silvia, en s'en allant. - Partout, mais j'ai hĂÂąte, je ne vois plus mes moutons; adieu, jusqu'Ă tantĂÂŽt. Arlequin la salue en faisant des singeries, et se retire aussi. ScĂšne VI La fĂ©e, Trivelin La scĂšne change, et reprĂ©sente le jardin de la FĂ©e. La FĂ©e. - Eh bien! notre jeune homme, a-t-il goĂ»tĂ©? Trivelin. - Oui, goĂ»tĂ© comme quatre il excelle en fait d'appĂ©tit. La FĂ©e. - OĂÂč est-il Ă prĂ©sent? Trivelin. - Je crois qu'il joue au volant dans les prairies; mais j'ai une nouvelle Ă vous apprendre. La FĂ©e. - Quoi, qu'est-ce que c'est? Trivelin. - Merlin est venu pour vous voir. La FĂ©e. - Je suis ravie de ne m'y ĂÂȘtre point rencontrĂ©e; car c'est une grande peine que de feindre de l'amour pour qui l'on n'en sent plus. Trivelin. - En vĂ©ritĂ©, Madame, c'est bien dommage que ce petit innocent l'ait chassĂ© de votre coeur! Merlin est au comble de la joie, il croit vous Ă©pouser incessamment. Imagines-tu quelque chose d'aussi beau qu'elle? me disait-il tantĂÂŽt, en regardant votre portrait. Ah! Trivelin, que de plaisirs m'attendent! Mais je vois bien que de ces plaisirs-lĂ il n'en tĂÂątera qu'en idĂ©e, et cela est d'une triste ressource, quand on s'en est promis la belle et bonne rĂ©alitĂ©. Il reviendra, comment vous tirerez-vous d'affaire avec lui? La FĂ©e. - Jusqu'ici je n'ai point encore d'autre parti Ă prendre que de le tromper. Trivelin. - Eh! n'en sentez-vous pas quelque remords de conscience? La FĂ©e. - Oh! j'ai bien d'autres choses en tĂÂȘte, qu'Ă m'amuser Ă consulter ma conscience sur une bagatelle. Trivelin, Ă part. - VoilĂ ce qui s'appelle un coeur de femme complet. La FĂ©e. - Je m'ennuie de ne point voir Arlequin; je vais le chercher; mais le voilĂ qui vient Ă nous qu'en dis-tu, Trivelin? il me semble qu'il se tient mieux qu'Ă l'ordinaire? ScĂšne VII La FĂ©e, Trivelin, Arlequin Arlequin arrive tenant en main le mouchoir de Silvia qu'il regarde, et dont il se frotte tout doucement le visage. La FĂ©e, continuant de parler Ă Trivelin. - Je suis curieuse de voir ce qu'il fera tout seul, mets-toi Ă cĂÂŽtĂ© de moi, je vais tourner mon anneau qui nous rendra invisibles. Arlequin arrive au bord du thĂ©ĂÂątre, et il saute en tenant le mouchoir de Silvia, il le met dans son sein, il se couche et se roule dessus; et tout cela gaiement. La FĂ©e, Ă Trivelin. - Qu'est-ce que cela veut dire? Cela me paraĂt singulier. OĂÂč a-t-il pris ce mouchoir? Ne serait-ce pas un des miens qu'il aurait trouvĂ©? Ah! si cela Ă©tait, Trivelin, toutes ces postures-lĂ seraient peut-ĂÂȘtre de bon augure. Trivelin. - Je gagerais moi que c'est un linge qui sent le musc. La FĂ©e. - Oh non! Je veux lui parler, mais Ă©loignons-nous un peu pour feindre que nous arrivons. Elle s'Ă©loigne de quelques pas, pendant qu'Arlequin se promĂšne en long en chantant Ter li ta ta li ta. La FĂ©e. - Bonjour, Arlequin. Arlequin, en tirant le pied, et mettant le mouchoir sous son bras. - Je suis votre trĂšs humble serviteur. La FĂ©e, Ă part Ă Trivelin. - Comment! voilĂ des maniĂšres! il ne m'en a jamais tant dit depuis qu'il est ici. Arlequin, Ă la FĂ©e. - Madame, voulez-vous avoir la bontĂ© de vouloir bien me dire comment on est quand on aime bien une personne? La FĂ©e, charmĂ©e Ă Trivelin. - Trivelin, entends-tu? Et puis Ă Arlequin. Quand on aime, mon cher enfant, on souhaite toujours de voir les gens, on ne peut se sĂ©parer d'eux, on les perd de vue avec chagrin enfin on sent des transports, des impatiences et souvent des dĂ©sirs. Arlequin, en sautant d'aise et comme Ă part. - M'y voilĂ . La FĂ©e. - Est-ce que vous sentez tout ce que je dis lĂ ? Arlequin, d'un air indiffĂ©rent. - Non, c'est une curiositĂ© que j'ai. Trivelin. - Il jase vraiment! La FĂ©e. - Il jase, il est vrai, mais sa rĂ©ponse ne me plaĂt pas mon cher Arlequin, ce n'est donc pas de moi que vous parlez? Arlequin. - Oh! je ne suis pas un niais, je ne dis pas ce que je pense. La FĂ©e, avec feu, et d'un ton brusque. - Qu'est-ce que cela signifie? OĂÂč avez-vous pris ce mouchoir? Arlequin, la regardant avec crainte. - Je l'ai pris Ă terre. La FĂ©e. - A qui est-il? Arlequin. - Il est Ă ... Et puis s'arrĂÂȘtant. Je n'en sais rien. La FĂ©e. - Il y a quelque mystĂšre dĂ©solant lĂ -dessous! Donnez-moi ce mouchoir! Elle lui arrache, et aprĂšs l'avoir regardĂ© avec chagrin, et Ă part. Il n'est pas Ă moi et il le baisait; n'importe, cachons-lui mes soupçons, et ne l'intimidons pas; car il ne me dĂ©couvrirait rien. Arlequin, alors va, le chapeau bas et humblement, lui redemander le mouchoir. - Ayez la charitĂ© de me rendre le mouchoir. La FĂ©e, en soupirant en secret. - Tenez, Arlequin, je ne veux pas vous l'ĂÂŽter, puisqu'il vous fait plaisir. Arlequin en le recevant baise la main, la salue, et s'en va. La FĂ©e, le regardant. - Vous me quittez; oĂÂč allez-vous? Arlequin. - Dormir sous un arbre. La FĂ©e, doucement. - Allez, allez. ScĂšne VIII La FĂ©e, Trivelin La FĂ©e. - Ah! Trivelin, je suis perdue. Trivelin. - Je vous avoue, Madame, que voici une aventure oĂÂč je ne comprends rien, que serait-il donc arrivĂ© Ă ce petit peste-lĂ ? La FĂ©e, au dĂ©sespoir et avec feu. - Il a de l'esprit, Trivelin, il en a, et je n'en suis pas mieux, je suis plus folle que jamais. Ah! quel coup pour moi, que le petit ingrat vient de me paraĂtre aimable! As-tu vu comme il est changĂ©? As-tu remarquĂ© de quel air il me parlait? combien sa physionomie Ă©tait devenue fine? Et ce n'est pas de moi qu'il tient toutes ces grĂÂąces-lĂ ! Il a dĂ©jĂ de la dĂ©licatesse de sentiment, il s'est retenu, il n'ose me dire Ă qui appartient le mouchoir, il devine que j'en serais jalouse; ah! qu'il faut qu'il ait pris d'amour pour avoir dĂ©jĂ tant d'esprit! Que je suis malheureuse! Une autre lui entendra dire ce je vous aime que j'ai tant dĂ©sirĂ©, et je sens qu'il mĂ©ritera d'ĂÂȘtre adorĂ©; je suis au dĂ©sespoir. Sortons, Trivelin; il s'agit ici de dĂ©couvrir ma rivale, je vais le suivre et parcourir tous les lieux oĂÂč ils pourront se voir. Cherche de ton cĂÂŽtĂ©, va vite, je me meurs. ScĂšne IX Silvia, une de ses cousines La scĂšne change et reprĂ©sente une prairie oĂÂč de loin paissent des moutons. Silvia. - ArrĂÂȘte-toi un moment, ma cousine; je t'aurai bientĂÂŽt contĂ© mon histoire, et tu me donneras quelque avis. Tiens, j'Ă©tais ici quand il est venu; dĂšs qu'il s'est approchĂ©, le coeur m'a dit que je l'aimais; cela est admirable! Il s'est approchĂ© aussi, il m'a parlĂ©; sais-tu ce qu'il m'a dit? Qu'il m'aimait aussi. J'Ă©tais plus contente que si on m'avait donnĂ© tous les moutons du hameau vraiment je ne m'Ă©tonne pas si toutes nos bergĂšres sont si aises d'aimer; je voudrais n'avoir fait que cela depuis que je suis au monde, tant je le trouve charmant; mais ce n'est pas tout, il doit revenir ici bientĂÂŽt; il m'a dĂ©jĂ baisĂ© la main, et je vois bien qu'il voudra me la baiser encore. Donne-moi conseil, toi qui as eu tant d'amants; dois-je le laisser faire? La Cousine. - Garde-t'en bien, ma cousine, sois bien sĂ©vĂšre, cela entretient l'amour d'un amant. Silvia. - Quoi, il n'y a point de moyen plus aisĂ© que cela pour l'entretenir? La Cousine. - Non; il ne faut point aussi lui dire tant que tu l'aimes. Silvia. - Eh! comment s'en empĂÂȘcher? Je suis encore trop jeune pour pouvoir me gĂÂȘner. La Cousine. - Fais comme tu pourras, mais on m'attend, je ne puis rester plus longtemps, adieu, ma cousine. ScĂšne X Silvia, un moment aprĂšs. - Que je suis inquiĂšte! j'aimerais autant ne point aimer que d'ĂÂȘtre obligĂ©e d'ĂÂȘtre sĂ©vĂšre; cependant elle dit que cela entretient l'amour, voilĂ qui est Ă©trange; on devrait bien changer une maniĂšre si incommode; ceux qui l'on inventĂ©e n'aimaient pas tant que moi. ScĂšne XI Silvia, Arlequin Arlequin arrive. Silvia, en le voyant. - Voici mon amant; que j'aurai de peine Ă me retenir! DĂšs qu'Arlequin l'aperçoit, il vient Ă elle en sautant de joie; il lui fait des caresses avec son chapeau, auquel il a attachĂ© le mouchoir, il tourne autour de Silvia, tantĂÂŽt il baise le mouchoir, tantĂÂŽt il caresse Silvia. Arlequin. - Vous voilĂ donc, mon petit coeur? Silvia, en riant. - Oui, mon amant. Arlequin. - Etes-vous bien aise de me voir? Silvia. - Assez. Arlequin, en rĂ©pĂ©tant ce mot. - Assez, ce n'est pas assez. Silvia. - Oh si fait, il n'en faut pas davantage. Arlequin ici lui prend la main, Silvia paraĂt embarrassĂ©. Arlequin, en la tenant, dit. - Et moi, je ne veux pas que vous disiez comme cela. Il veut alors lui baiser la main, en disant ces derniers mots. Silvia, retirant sa main. - Ne me baisez pas la main au moins. Arlequin, fĂÂąchĂ©. - Ne voilĂ -t-il pas encore? Allez, vous ĂÂȘtes une trompeuse. Il pleure. Silvia, tendrement, en lui prenant le menton. - HĂ©las! mon petit amant, ne pleurez pas. Arlequin, continuant de gĂ©mir. - Vous m'aviez promis votre amitiĂ©. Silvia. - Eh! je vous l'ai donnĂ©e. Arlequin. - Non quand on aime les gens, on ne les empĂÂȘche pas de baiser sa main. En lui offrant la sienne. Tenez, voilĂ la mienne; voyez si je ferai comme vous. Silvia, en se ressouvenant des conseils de sa cousine. - Oh! ma cousine dira ce qu'elle voudra, mais je ne puis y tenir. LĂ , lĂ , consolez-vous, mon amant, et baisez ma main puisque vous en avez envie; baisez, mais Ă©coutez, n'allez pas me demander combien je vous aime, car je vous en dirais toujours la moitiĂ© moins qu'il n'y en a. Cela n'empĂÂȘchera pas que, dans le fond, je ne vous aime de tout mon coeur; mais vous ne devez pas le savoir, parce que cela vous ĂÂŽterait votre amitiĂ©, on me l'a dit. Arlequin, d'une voix plaintive. - Tous ceux qui vous ont dit cela ont fait un mensonge ce sont des causeurs qui n'entendent rien Ă notre affaire. Le coeur me bat quand je baise votre main et que vous dites que vous m'aimez, et c'est marque que ces choses-lĂ sont bonnes Ă mon amitiĂ©. Silvia. - Cela se peut bien, car la mienne en va de mieux en mieux aussi; mais n'importe, puisqu'on dit que cela ne vaut rien, faisons un marchĂ© de peur d'accident toutes les fois que vous me demanderez si j'ai beaucoup d'amitiĂ© pour vous, je vous rĂ©pondrai que je n'en ai guĂšre, et cela ne sera pourtant pas vrai; et quand vous voudrez me baiser la main, je ne le voudrai pas, et pourtant j'en aurai envie. Arlequin, en riant. - Eh! eh! cela sera drĂÂŽle! je le veux bien; mais avant ce marchĂ©-lĂ , laissez-moi baiser votre main Ă mon aise, cela ne sera pas du jeu. Silvia. - Baisez, cela est juste. Arlequin lui baise et rebaise la main, et aprĂšs, faisant rĂ©flexion au plaisir qu'il vient d'avoir, il dit. - Oh! mais, mon amie, peut-ĂÂȘtre que le marchĂ© nous fĂÂąchera tous deux. Silvia. - Eh! quand cela nous fĂÂąchera tout de bon, ne sommes-nous pas les maĂtres? Arlequin. - Il est vrai, mon amie; cela est donc arrĂÂȘtĂ©? Silvia. - Oui. Arlequin. - Cela sera tout divertissant voyons pour voir. Arlequin ici badine, et l'interroge pour rire. M'aimez-vous beaucoup? Silvia. - Pas beaucoup. Arlequin, sĂ©rieusement. - Ce n'est que pour rire au moins, autrement... Silvia, riant. - Eh! sans doute. Arlequin, poursuivant toujours la badinerie, et riant. - Ah! ah! ah! Et puis pour badiner encore. Donnez-moi votre main, ma mignonne. Silvia. - Je ne le veux pas. Arlequin, souriant. - Je sais pourtant que vous le voudriez bien. Silvia. - Plus que vous; mais je ne veux pas le dire. Arlequin, souriant encore ici, et puis changeant de façon, et tristement. - Je veux la baiser, ou je serai fĂÂąchĂ©. Silvia. - Vous badinez, mon amant? Arlequin, comme tristement toujours. - Non. Silvia. - Quoi! c'est tout de bon? Arlequin. - Tout de bon. Silvia, en lui tendant la main. - Tenez donc. ScĂšne XII La FĂ©e, Arlequin, Silvia Ici la FĂ©e qui les cherchait arrive, et dit Ă part en retournant son anneau. - Ah! je vois mon malheur! Arlequin, aprĂšs avoir baisĂ© la main de Silvia. - Dame! je badinais. Silvia. - Je vois bien que vous m'avez attrapĂ©e, mais j'en profite aussi. Arlequin, qui lui tient toujours la main. - VoilĂ un petit mot qui me plaĂt comme tout. La FĂ©e, Ă part. - Ah! juste ciel, quel langage! Paraissons. Elle retourne son anneau. Silvia, effrayĂ©e de la voir, fait un cri. - Ah! Arlequin, de son cĂÂŽtĂ©. - Ouf! La FĂ©e, Ă Arlequin avec altĂ©ration. - Vous en savez dĂ©jĂ beaucoup! Arlequin, embarrassĂ©. - Eh! eh! je ne savais pourtant pas que vous Ă©tiez lĂ . La FĂ©e, en le regardant fixement. - Ingrat! Et puis le touchant de sa baguette. Suivez-moi. AprĂšs ce dernier mot, elle touche aussi Silvia sans lui rien dire. Silvia, touchĂ©e, dit. - MisĂ©ricorde! La FĂ©e alors part avec Arlequin, qui marche devant en silence et comme par compas. ScĂšne XIII Silvia, seule, tremblante, et sans bouger. - Ah! la mĂ©chante femme, je tremble encore de peur. HĂ©las! peut-ĂÂȘtre qu'elle va tuer mon amant, elle ne lui pardonnera jamais de m'aimer, mais je sais bien comment je ferai; je m'en vais assembler tous les bergers du hameau, et les mener chez elle allons. Silvia lĂ -dessus veut marcher, mais elle ne peut avancer un pas, elle dit Qu'est-ce que j'ai donc? Je ne puis me remuer. Elle fait des efforts et ajoute Ah! cette magicienne m'a jetĂ© un sortilĂšge aux jambes. A ces mots, deux ou trois Lutins viennent pour l'enlever. Silvia, tremblante. - Ahi! Ahi! Messieurs, ayez pitiĂ© de moi, au secours, au secours! Un des Lutins. - Suivez-nous, suivez-nous. Silvia. - Je ne veux pas, je veux retourner au logis. Un autre Lutin. - Marchons. Ils l'enlĂšvent en criant. ScĂšne XIV La scĂšne change et reprĂ©sente le jardin de la FĂ©e. La FĂ©e paraĂt avec Arlequin, qui marche devant elle dans la mĂÂȘme posture qu'il a fait ci-devant, et la tĂÂȘte baissĂ©e. - Fourbe que tu es! je n'ai pu paraĂtre aimable Ă tes yeux, je n'ai pu t'inspirer le moindre sentiment, malgrĂ© tous les soins et toute la tendresse que tu m'as vue; et ton changement est l'ouvrage d'une misĂ©rable bergĂšre! RĂ©ponds, ingrat, que lui trouves-tu de si charmant? Parle. Arlequin, feignant d'ĂÂȘtre retombĂ© dans sa bĂÂȘtise. - Qu'est-ce que vous voulez? La FĂ©e. - Je ne te conseille pas d'affecter une stupiditĂ© que tu n'as plus, et si tu ne te montres tel que tu es, tu vas me voir poignarder l'indigne objet de ton choix. Arlequin, vite et avec crainte. - Eh! non, non; je vous promets que j'aurai de l'esprit autant que vous le voudrez. La FĂ©e. - Tu trembles pour elle. Arlequin. - C'est que je n'aime Ă voir mourir personne. La FĂ©e. - Tu me verras mourir, moi, si tu ne m'aimes. Arlequin, en la flattant. - Ne soyez donc point en colĂšre contre nous. La FĂ©e, en s'attendrissant. - Ah! mon cher Arlequin, regarde-moi, repens-toi de m'avoir dĂ©sespĂ©rĂ©e, j'oublierai de quelle part t'est venu ton esprit; mais puisque tu en as, qu'il te serve Ă connaĂtre les avantages que je t'offre. Arlequin. - Tenez, dans le fond, je vois bien que j'ai tort; vous ĂÂȘtes belle et brave cent fois plus que l'autre, mais j'enrage. La FĂ©e. - Eh! de quoi? Arlequin. - C'est que j'ai laissĂ© prendre mon coeur par cette petite friponne qui est plus laide que vous. La FĂ©e soupire en secret et dit. - Arlequin, voudrais-tu aimer une personne qui te trompe, qui a voulu badiner avec toi, et qui ne t'aime pas? Arlequin. - Oh! pour cela si fait, elle m'aime Ă la folie. La FĂ©e. - Elle t'abusait, je le sais bien, puisqu'elle doit Ă©pouser un berger du village qui est son amant si tu veux, je m'en vais l'envoyer chercher, et elle te le dira elle-mĂÂȘme. Arlequin, en se mettant la main sur la poitrine ou sur son coeur. - Tic, tac, tic, tac, ouf voilĂ des paroles qui me rendent malade. Et puis vite. Allons, allons, je veux savoir cela; car si elle me trompe, jarni, je vous caresserai, je vous Ă©pouserai devant ses deux yeux pour la punir. La FĂ©e. - Eh bien! je vais donc l'envoyer chercher. Arlequin, encore Ă©mu. - Oui; mais vous ĂÂȘtes bien fine, si vous ĂÂȘtes lĂ quand elle me parlera, vous lui ferez la grimace, elle vous craindra, et elle n'osera me dire rondement sa pensĂ©e. La FĂ©e. - Je me retirerai. Arlequin. - La peste! vous ĂÂȘtes une sorciĂšre, vous nous jouerez un tour comme tantĂÂŽt, et elle s'en doutera vous ĂÂȘtes au milieu du monde, et on ne voit rien. Oh! je ne veux point que vous trichiez; faites un serment que vous n'y serez pas en cachette. La FĂ©e. - Je te le jure, foi de fĂ©e. Arlequin. - Je ne sais point si ce juron-lĂ est bon; mais je me souviens Ă cette heure, quand on me lisait des histoires, d'avoir vu qu'on jurait par le six, le tix, oui, le Styx. La FĂ©e. - C'est la mĂÂȘme chose. Arlequin. - N'importe, jurez toujours; dame, puisque vous craignez, c'est que c'est le meilleur. La FĂ©e, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - Eh bien! je n'y serai point, je t'en jure par le Styx, et je vais donner ordre qu'on l'amĂšne ici. Arlequin. - Et moi en attendant je m'en vais gĂ©mir en me promenant. Il sort. ScĂšne XV La FĂ©e, seule. - Mon serment me lie, mais je n'en sais pas moins le moyen d'Ă©pouvanter la bergĂšre sans ĂÂȘtre prĂ©sente, et il me reste une ressource; je donnerai mon anneau Ă Trivelin qui les Ă©coutera invisible, et qui me rapportera ce qu'ils auront dit Appelons-le Trivelin! Trivelin! ScĂšne XVI La FĂ©e, Trivelin Trivelin vient. - Que voulez-vous, Madame? La FĂ©e. - Faites venir ici cette bergĂšre, je veux lui parler; et vous, prenez cette bague. Quand j'aurai quittĂ© cette fille, vous avertirez Arlequin de lui venir parler, et vous le suivrez sans qu'il le sache pour venir Ă©couter leur entretien, avec la prĂ©caution de retourner la bague, pour n'ĂÂȘtre point vu d'eux; aprĂšs quoi, vous me redirez leur discours entendez-vous? Soyez exact, je vous prie. Trivelin. - Oui, Madame. Il sort pour aller chercher Silvia. ScĂšne XVII La FĂ©e, Silvia La FĂ©e, un moment seule. - Est-il d'aventure plus triste que la mienne? Je n'ai lieu d'aimer plus que je n'aimais, que pour en souffrir davantage; cependant il me reste encore quelque espĂ©rance; mais voici ma rivale. Silvia entre. La FĂ©e en colĂšre. Approchez, approchez. Silvia. - Madame, est-ce que vous voulez toujours me retenir de force ici? Si ce beau garçon m'aime, est-ce ma faute? Il dit que je suis belle, dame, je ne puis pas m'empĂÂȘcher de l'ĂÂȘtre. La FĂ©e, avec un sentiment de fureur. - Oh! si je ne craignais de tout perdre, je la dĂ©chirerais. Haut. Ecoutez-moi, petite fille, mille tourments vous sont prĂ©parĂ©s, si vous ne m'obĂ©issez. Silvia, en tremblant. - HĂ©las! vous n'avez qu'Ă dire. La FĂ©e. - Arlequin va paraĂtre ici je vous ordonne de lui dire que vous n'avez voulu que vous divertir avec lui, que vous ne l'aimez point, et qu'on va vous marier avec un berger du village; je ne paraĂtrai point dans votre conversation, mais je serai Ă vos cĂÂŽtĂ©s sans que vous me voyiez, et si vous n'observez mes ordres avec la derniĂšre rigueur, s'il vous Ă©chappe le moindre mot qui lui fasse deviner que je vous aie forcĂ©e Ă lui parler comme je le veux, tout est prĂÂȘt pour votre supplice. Silvia. - Moi, lui dire que j'ai voulu me moquer de lui? Cela est-il raisonnable? Il se mettra Ă pleurer, et je me mettrai Ă pleurer aussi vous savez bien que cela est immanquable. La FĂ©e, en colĂšre. - Vous osez me rĂ©sister! Paraissez, esprits infernaux, enchaĂnez-la, et n'oubliez rien pour la tourmenter. Des esprit entrent. Silvia, pleurant, dit. - N'avez-vous pas de conscience de me demander une chose impossible? La FĂ©e, aux esprits. - Ce n'est pas tout; allez prendre l'ingrat qu'elle aime, et donnez-lui la mort Ă ses yeux. Silvia, avec exclamation. - La mort! Ah! Madame la FĂ©e, vous n'avez qu'Ă le faire venir; je m'en vais lui dire que je le hais, et je vous promets de ne point pleurer du tout; je l'aime trop pour cela. La FĂ©e. - Si vous versez une larme, si vous ne paraissez tranquille, il est perdu, et vous aussi. Aux esprits. Otez-lui ses fers. A Silvia. Quand vous lui aurez parlĂ©, je vous ferai reconduire chez vous, si j'ai lieu d'ĂÂȘtre contente il va venir, attendez ici. La FĂ©e sort et les diables aussi. ScĂšne XVIII Silvia, Arlequin, Trivelin Silvia, un moment seule. - Achevons vite de pleurer, afin que mon amant ne croie pas que je l'aime, le pauvre enfant, ce serait le tuer moi-mĂÂȘme. Ah! maudite fĂ©e! Mais essuyons mes yeux, le voilĂ qui vient. Arlequin entre alors triste et la tĂÂȘte penchĂ©e, il ne dit mot jusqu'auprĂšs de Silvia, il se prĂ©sente Ă elle, la regarde un moment sans parler; et aprĂšs, Trivelin invisible entre. Arlequin. - Mon amie! Silvia, d'un air libre. - Eh bien? Arlequin. - Regardez-moi. Silvia, embarrassĂ©e. - A quoi sert tout cela? On m'a fait venir ici pour vous parler; j'ai hĂÂąte, qu'est-ce que vous voulez? Arlequin, tendrement. - Est-ce vrai que vous m'avez fourbĂ©? Silvia. - Oui, tout ce que j'ai fait, ce n'Ă©tait que pour me donner du plaisir. Arlequin s'approche d'elle tendrement et lui dit. - Mon amie, dites franchement, cette coquine de fĂ©e n'est point ici, car elle en a jurĂ©. Et puis en flattant Silvia. LĂ , lĂ , remettez-vous, mon petit coeur dites, ĂÂȘtes-vous une perfide? Allez-vous ĂÂȘtre la femme d'un vilain berger? Silvia. - Oui, encore une fois, tout cela est vrai. Arlequin, lĂ -dessus, pleure de toute sa force. - Hi, hi, hi. Silvia, Ă part. - Le courage me manque. Arlequin, en pleurant sans rien dire, cherche dans ses poches; il en tire un petit couteau qu'il aiguise sur sa manche. Silvia, le voyant faire. - Qu'allez-vous donc faire? Alors Arlequin sans rĂ©pondre allonge le bras comme pour prendre sa secousse, et ouvre un peu son estomac. Silvia, effrayĂ©e. - Ah! il va se tuer; arrĂÂȘtez-vous, mon amant! j'ai Ă©tĂ© obligĂ©e de vous dire des menteries Et puis en parlant Ă la FĂ©e qu'elle croit Ă cĂÂŽtĂ© d'elle. Madame la FĂ©e, pardonnez-moi en quelque endroit que vous soyez ici, vous voyez bien ce qui en est. Arlequin, Ă ces mots cessant son dĂ©sespoir, lui prend vite la main et dit. - Ah! quel plaisir! soutenez-moi, m'amour, je m'Ă©vanouis d'aise. Silvia le soutient. Trivelin, alors, paraĂt tout d'un coup Ă leurs yeux. Silvia, dans la surprise, dit. - Ah! voilĂ la FĂ©e. Trivelin. - Non, mes enfants, ce n'est pas la FĂ©e; mais elle m'a donnĂ© son anneau, afin que je vous Ă©coutasse sans ĂÂȘtre vu. Ce serait bien dommage d'abandonner de si tendres amants Ă sa fureur aussi bien ne mĂ©rite-t-elle pas qu'on la serve, puisqu'elle est infidĂšle au plus gĂ©nĂ©reux magicien du monde, Ă qui je suis dĂ©vouĂ© soyez en repos, je vais vous donner un moyen d'assurer votre bonheur. Il faut qu'Arlequin paraisse mĂ©content de vous, Silvia; et que de votre cĂÂŽtĂ© vous feigniez de le quitter en le raillant. Je vais chercher la FĂ©e qui m'attend, Ă qui je dirai que vous vous ĂÂȘtes parfaitement acquittĂ©e de ce qu'elle vous avait ordonnĂ© elle sera tĂ©moin de votre retraite. Pour vous, Arlequin, quand Silvia sera sortie, vous resterez avec la FĂ©e, et alors en l'assurant que vous ne songez plus Ă Silvia infidĂšle, vous jurerez de vous attacher Ă elle, et tĂÂącherez par quelque tour d'adresse, et comme en badinant, de lui prendre sa baguette; je vous avertis que dĂšs qu'elle sera dans vos mains, la FĂ©e n'aura plus aucun pouvoir sur vous deux; et qu'en la touchant elle-mĂÂȘme d'un coup de la baguette, vous en serez absolument le maĂtre. Pour lors, vous pourrez sortir d'ici et vous faire telle destinĂ©e qu'il vous plaira. Silvia. - Je prie le ciel qu'il vous rĂ©compense. Arlequin. - Oh! quel honnĂÂȘte homme! Quand j'aurai la baguette, je vous donnerai votre plein chapeau de liards. Trivelin. - PrĂ©parez-vous, je vais amener ici la FĂ©e. ScĂšne XIX Arlequin, Silvia Arlequin. - Ma chĂšre amie, la joie me court dans le corps; il faut que je vous baise, nous avons bien le temps de cela. Silvia, en l'arrĂÂȘtant. - Taisez-vous donc, mon ami, ne nous caressons pas Ă cette heure, afin de pouvoir nous caresser toujours on vient, dites-moi bien des injures, pour avoir la baguette. La FĂ©e entre. Arlequin, comme en colĂšre. - Allons, petite coquine. ScĂšne XX La FĂ©e, Trivelin, Silvia, Arlequin Trivelin, Ă la FĂ©e en entrant. - Je crois, Madame, que vous aurez lieu d'ĂÂȘtre contente. Arlequin, continuant Ă gronder Silvia. - Sortez d'ici, friponne; voyez cette petite effrontĂ©e! sortez d'ici, mort de ma vie! Silvia, se retirant en riant. - Ah! ah! qu'il est drĂÂŽle! Adieu, adieu, je m'en vais Ă©pouser mon amant une autre fois ne croyez pas tout ce qu'on vous dit, petit garçon. Et puis Silvia dit Ă la FĂ©e Madame, voulez-vous que je m'en aille? La FĂ©e, Ă Trivelin. - Faites-la sortir, Trivelin. Elle sort avec Trivelin. ScĂšne XXI La FĂ©e, Arlequin La FĂ©e. - Je vous avais dit la vĂ©ritĂ©, comme vous voyez Arlequin, comme indiffĂ©rent. - Oh! je me soucie bien de cela c'est une petite laide qui ne vous vaut pas. Allez, allez, Ă prĂ©sent je vois bien que vous ĂÂȘtes une bonne personne. Fi! que j'Ă©tais sot; laissez faire, nous l'attraperons bien, quand nous serons mari et femme. La FĂ©e. - Quoi! mon cher Arlequin, vous m'aimerez donc? Arlequin. - Eh qui donc? J'avais assurĂ©ment la vue trouble. Tenez, cela m'avait fĂÂąchĂ© d'abord, mais Ă prĂ©sent je donnerais toutes les bergĂšres des champs pour une mauvaise Ă©pingle. Et puis doucement. Mais vous n'avez peut-ĂÂȘtre plus envie de moi, Ă cause que j'ai Ă©tĂ© si bĂÂȘte? La FĂ©e, charmĂ©e. - Mon cher Arlequin, je te fais mon maĂtre, mon mari; oui, je t'Ă©pouse; je te donne mon coeur, mes richesses, ma puissance. Es-tu content? Arlequin, en la regardant sur cela tendrement. - Ah! ma mie, que vous me plaisez! Et lui prenant la main. Moi, je vous donne ma personne, et puis cela encore. C'est son chapeau. Et puis encore cela. C'est son Ă©pĂ©e. LĂ -dessus, en badinant, il lui met son Ă©pĂ©e au cĂÂŽtĂ©, et dit en lui prenant sa baguette Et je m'en vais mettre ce bĂÂąton Ă mon cĂÂŽtĂ©. Quand il tient la baguette, La FĂ©e, inquiĂšte, lui dit Donnez, donnez-moi cette baguette, mon fils; vous la casserez. Arlequin, se reculant aux approches de la FĂ©e, tournant autour du thĂ©ĂÂątre, et d'une façon reposĂ©e. - Tout doucement, tout doucement! La FĂ©e, encore plus alarmĂ©e. - Donnez donc vite, j'en ai besoin. Arlequin, alors, la touche de la baguette adroitement et lui dit. - Tout beau, asseyez-vous lĂ ; et soyez sage. La FĂ©e tombe sur le siĂšge de gazon mis auprĂšs de la grille du thĂ©ĂÂątre et dit. - Ah! je suis perdue, je suis trahie. Arlequin, en riant. - Et moi, je suis on ne peut pas mieux. Oh! oh! vous me grondiez tantĂÂŽt parce que je n'avais pas d'esprit; j'en ai pourtant plus que vous. Arlequin alors fait des sauts de joie; il rit, il danse, il siffle, et de temps en temps va autour de la FĂ©e, et lui montrant la baguette. Soyez bien sage, madame la sorciĂšre, car voyez bien cela! Alors il appelle tout le monde. Allons, qu'on m'apporte ici mon petit coeur. Trivelin oĂÂč sont mes valets et tous les diables aussi? Vite, j'ordonne, je commande, ou par la sambleu... Tout accourt Ă sa voix. ScĂšne derniĂšre Silvia conduite par Trivelin, les Danseurs, Les Chanteurs et Les Esprits Arlequin, courant au-devant de Silvia, et lui montrant la baguette. - Ma chĂšre amie, voilĂ la machine; je suis sorcier Ă cette heure; tenez, prenez, prenez; il faut que vous soyez sorciĂšre aussi. Il lui donne la baguette. Silvia prend la baguette en sautant d'aise et dit. - Oh! mon amant, nous n'aurons plus d'envieux. A peine Silvia a-t-elle dit ces mots, que quelques esprits s'avancent, et l'un d'eux dit Vous ĂÂȘtes notre maĂtresse, que voulez-vous de nous? Silvia, surprise de leur approche, se retire et a peur, et dit. - VoilĂ encore ces vilains hommes qui me font peur. Arlequin, fĂÂąchĂ©. - Jarni, je vous apprendrai Ă vivre. A Silvia. Donnez-moi ce bĂÂąton, afin que je les rosse. Il prend la baguette, et ensuite bat les esprits avec son Ă©pĂ©e; il bat aprĂšs les danseurs, les chanteurs, et jusqu'Ă Trivelin mĂÂȘme. Silvia, lui dit, en l'arrĂÂȘtant. - En voilĂ assez, mon ami. Arlequin menace toujours tout le monde, et va Ă la FĂ©e qui est sur le banc, et la menace aussi. Silvia, alors, s'approche Ă son tour de la FĂ©e et lui dit en la saluant. - Bonjour, Madame, comment vous portez-vous? Vous n'ĂÂȘtes donc plus si mĂ©chante? La FĂ©e retourne la tĂÂȘte en jetant des regards de fureur sur eux. Silvia. - Oh! qu'elle est en colĂšre. Arlequin, alors Ă la FĂ©e. - Tout doux, je suis le maĂtre; allons, qu'on nous regarde tout Ă l'heure agrĂ©ablement. Silvia. - Laissons-la, mon ami, soyons gĂ©nĂ©reux la compassion est une belle chose. Arlequin. - Je lui pardonne, mais je veux qu'on chante, qu'on danse, et puis aprĂšs nous irons nous faire roi quelque part. Annibal Acteurs ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 3 mars 1720 Acteurs Laodice, fille de Prusias. Flaminius, ambassadeur romain. HiĂ©ron, confident de Prusias. Amilcar, confident d'Annibal. Flavius, confident de Flaminius. Egine, confidente de Laodice. La scĂšne est dans le palais de Prusias. Acte premier ScĂšne premiĂšre Laodice, Egine Egine Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes, Madame; de vos yeux j'ai vu couler des larmes. Quel important sujet a pu donc aujourd'hui Verser dans votre coeur la tristesse et l'ennui? Laodice Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie? Egine Laodice Pourquoi faut-il que je le voie? Sans lui j'allais, sans trouble, Ă©pouser Annibal. O Rome! que ton choix Ă mon coeur est fatal! Ecoute, je veux bien t'apprendre, chĂšre Egine, Des pleurs que je versais la secrĂšte origine Trois ans se sont passĂ©s, depuis qu'en ces Etats Le mĂÂȘme ambassadeur vint trouver Prusias. Je n'avais jamais vu de Romain chez mon pĂšre; Je pensais que d'un roi l'auguste caractĂšre L'Ă©levait au-dessus du reste des humains Mais je vis qu'il fallait excepter les Romains. Je vis du moins mon pĂšre, ornĂ© du diadĂšme, Honorer ce Romain, le respecter lui-mĂÂȘme; Et, s'il te faut ici dire la vĂ©ritĂ©, Ce Romain n'en parut ni surpris, ni flattĂ©. Cependant ces respects et cette dĂ©fĂ©rence BlessĂšrent en secret l'orgueil de ma naissance. J'eus peine Ă voir un roi qui me donna le jour, DĂ©pouillĂ© de ses droits, courtisan dans sa cour, Et d'un front couronnĂ© perdant toute l'audace, Devant Flaminius n'oser prendre sa place. J'en rougis, et jetai sur ce hardi Romain Des regards qui marquaient un gĂ©nĂ©reux dĂ©dain. Mais du destin sans doute un injuste caprice Veut devant les Romains que tout orgueil flĂ©chisse Mes dĂ©daigneux regards rencontrĂšrent les siens, Et les siens, sans effort, confondirent les miens. Jusques au fond du coeur je me sentis Ă©mue; Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue. Je perdis sans regret un impuissant courroux; Mon propre abaissement, Egine, me fut doux. J'oubliai ces respects qui m'avaient offensĂ©e; Mon pĂšre mĂÂȘme alors sortit de ma pensĂ©e Je m'oubliai moi-mĂÂȘme, et ne m'occupai plus Qu'Ă voir et n'oser voir le seul Flaminius. Egine, ce rĂ©cit, que j'ai honte de faire, De tous mes mouvements t'explique le mystĂšre. Egine De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur. Sans doute, Ă votre tour, vous surprĂtes le coeur. Laodice J'ignore jusqu'ici si je touchai son ĂÂąme J'examinai pourtant s'il partageait ma flamme; J'observai si ses yeux ne m'en apprendraient rien Mais je le voulais trop pour m'en instruire bien. Je le crus cependant, et si sur l'apparence Il est permis de prendre un peu de confiance, Egine, il me sembla que, pendant son sĂ©jour, Dans son silence mĂÂȘme Ă©clatait son amour. Mille indices pressants me le faisaient comprendre Quand je te les dirais, tu ne pourrais m'entendre; Moi-mĂÂȘme, que l'amour sut peut-ĂÂȘtre tromper, Je les sens, et ne puis te les dĂ©velopper. Flaminius partit, Egine, et je veux croire Qu'il ignora toujours ma honte et sa victoire. HĂ©las! pour revenir Ă ma tranquillitĂ©, Que de maux Ă mon coeur n'en a-t-il pas coĂ»tĂ©! J'appelai vainement la raison Ă mon aide Elle irrite l'amour, loin d'y porter remĂšde. Quand sur ma folle ardeur elle m'ouvrait les yeux, En rougissant d'aimer, je n'en aimais que mieux. Je ne me servis plus d'un secours inutile; J'attendis que le temps vĂnt me rendre tranquille Je le devins, Egine, et j'ai cru l'ĂÂȘtre enfin, Quand j'ai su le retour de ce mĂÂȘme Romain. Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste? Quoi! j'aimerais encore! Ah! puisque je le crains, Pourrais-je me flatter que mes feux sont Ă©teints? D'oĂÂč naĂtraient dans mon coeur de si promptes alarmes? Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes? Cependant, chĂšre Egine, Annibal a ma foi, Et je suis destinĂ©e Ă vivre sous sa loi. Sans amour, il est vrai, j'allais ĂÂȘtre asservie; Mais j'allais partager la gloire de sa vie. Mon ĂÂąme, que flattait un partage si grand, Se disait qu'un hĂ©ros valait bien un amant. HĂ©las! si dans ce jour mon amour se ranime, Je deviendrai bien moins Ă©pouse que victime. N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui, J'achĂšverai l'hymen qui doit m'unir Ă lui, Et dĂ»t mon coeur brĂ»ler d'une ardeur Ă©ternelle, Egine, il a ma foi; je lui serai fidĂšle. Egine Madame, le voici. ScĂšne II Laodice, Annibal, Egine, Amilcar Annibal Puis-je, sans me flatter, EspĂ©rer qu'un moment vous voudrez m'Ă©couter? Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage, De mes tristes soupirs vous prĂ©senter l'hommage C'est un secret qu'il faut renfermer dans son coeur, Quand on n'a plus de grĂÂące Ă vanter son ardeur. Un soin qui me sied mieux, mais moins cher Ă mon ĂÂąme, M'invite en ce moment Ă vous parler, Madame. On attend dans ces lieux un agent des Romains, Et le roi votre pĂšre ignore ses desseins; Mais je crois les savoir. Rome me persĂ©cute. Par moi, Rome autrefois se vit prĂšs de sa chute; Ce qu'elle en ressentit et de trouble et d'effroi Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi. Son pouvoir est peu sĂ»r tant qu'il respire un homme Qui peut apprendre aux rois Ă marcher jusqu'Ă Rome. A peine ils m'ont reçu, que sa juste frayeur M'en Ă©carte aussitĂÂŽt par un ambassadeur; Je puis porter trop loin le succĂšs de leurs armes, VoilĂ ce qui nourrit ses prudentes alarmes Et de l'ambassadeur, peut-ĂÂȘtre, tout l'emploi Est de n'oublier rien pour m'Ă©loigner du roi. Il va mĂÂȘme essayer l'impĂ©rieux langage Dont Ă ses envoyĂ©s Rome prescrit l'usage; Et ce piĂšge grossier, que tend sa vanitĂ©, Souvent de plus d'un roi surprit la fermetĂ©. Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse, Vous possĂ©dez du roi l'estime et la tendresse Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur En demander ici l'usage en ma faveur. Se soustraire au bienfait d'une ĂÂąme vertueuse, C'est soi-mĂÂȘme souvent l'avoir peu gĂ©nĂ©reuse. Annibal, destinĂ© pour ĂÂȘtre votre Ă©poux, N'aura point Ă rougir d'avoir comptĂ© sur vous Et votre coeur, enfin, est assez grand pour croire Qu'il est de son devoir d'avoir soin de ma gloire. Laodice Oui, je la soutiendrai; n'en doutez point, Seigneur, L'espoir que vous formez rend justice Ă mon coeur. L'inviolable foi que je vous ai donnĂ©e M'associe aux hasards de votre destinĂ©e. Mais aujourd'hui, Seigneur, je n'en ferais pas moins, Quand vous n'auriez point droit de demander mes soins. Croyez Ă votre tour que j'ai l'ĂÂąme trop fiĂšre Pour qu'Annibal en vain m'eĂ»t fait une priĂšre. Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous dĂ©fiez, Sera plus vertueux que vous ne le croyez Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne, Vos intĂ©rĂÂȘts n'ont pas besoin qu'on les soutienne. Annibal Non, je m'occupe ici de plus nobles projets, Et ne vous parle point de mes seuls intĂ©rĂÂȘts. Mon nom m'honore assez, Madame, et j'ose dire Qu'au plus avide orgueil ma gloire peut suffire. Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur Le triomphe n'est pas plus beau que mon malheur. Quand je serais rĂ©duit au plus obscur asile, J'y serais respectable, et j'y vivrais tranquille, Si d'un roi gĂ©nĂ©reux les soins et l'amitiĂ©, Le noeud dont avec vous je dois ĂÂȘtre liĂ©, N'avaient rempli mon coeur de la douce espĂ©rance Que ce bras fera foi de ma reconnaissance; Et que l'heureux Ă©poux dont vous avez fait choix, Sur de nouveaux sujets Ă©tablissant vos lois, Justifiera l'honneur que me fait Laodice, En souffrant que ma main Ă la sienne s'unisse. Oui, je voudrais encor par des faits Ă©clatants RĂ©parer entre nous la distance des ans, Et de tant de lauriers orner cette vieillesse, Qu'elle effaçĂÂąt l'Ă©clat que donne la jeunesse. Mais mon courage en vain mĂ©dite ces desseins, Madame, si le roi ne rĂ©siste aux Romains Je ne vous dirai point que le SĂ©nat, peut-ĂÂȘtre, Deviendra par degrĂ©s son tyran et son maĂtre; Et que, si votre pĂšre obĂ©it aujourd'hui, Ce maĂtre ordonnera de vous comme de lui; Qu'on verra quelque jour sa politique injuste Disposer de la main d'une princesse auguste, L'accorder quelquefois, la refuser aprĂšs, Au grĂ© de son caprice ou de ses intĂ©rĂÂȘts, Et d'un lĂÂąche alliĂ© trop payer le service, En lui livrant enfin la main de Laodice. Laodice Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux, Mon pĂšre le reçut comme un prĂ©sent, des dieux, Et sans doute il connut quel Ă©tait l'avantage De pouvoir acquĂ©rir des droits sur son courage, De se l'approprier en se liant Ă vous, En vous donnant enfin le nom de mon Ă©poux. Sans la guerre, il aurait conclu notre hymĂ©nĂ©e; Mais il n'est pas moins sĂ»r, et j'y suis destinĂ©e. Qu'Annibal juge donc, sur les desseins du roi, Si jamais les Romains disposeront de moi; Si jamais leur SĂ©nat peut Ă prĂ©sent s'attendre Que de son fier pouvoir le roi veuille dĂ©pendre. Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui Juger si vous aurez besoin de mon appui. ScĂšne III Prusias, Annibal, Amilcar Prusias Enfin, Flaminius va bientĂÂŽt nous instruire Des motifs importants qui peuvent le conduire. Avant la fin du jour, Seigneur, nous l'allons voir, Et dĂ©jĂ je m'apprĂÂȘte Ă l'aller recevoir. Annibal Qu'entends-je? vous, Seigneur! Prusias D'oĂÂč vient cette surprise? Je lui fais un honneur que l'usage autorise J'imite mes pareils. Annibal Et n'ĂÂȘtes-vous pas roi? Prusias Seigneur, ceux dont je parle ont mĂÂȘme rang que moi. Annibal Eh quoi! pour vos pareils voulez-vous reconnaĂtre Des hommes, par abus appelĂ©s rois sans l'ĂÂȘtre; Des esclaves de Rome, et dont la dignitĂ© Est l'ouvrage insolent de son autoritĂ©; Qui, du trĂÂŽne hĂ©ritiers, n'osent y prendre place, Si Rome auparavant n'en a permis l'audace; Qui, sur ce trĂÂŽne assis, et le sceptre Ă la main, S'abaissent Ă l'aspect d'un citoyen romain; Des rois qui, soupçonnĂ©s de dĂ©sobĂ©issance, Prouvent Ă force d'or leur honteuse innocence, Et que d'un fier SĂ©nat l'ordre souvent fatal Expose en criminels devant son tribunal; MĂ©prisĂ©s des Romains autant que mĂ©prisables? VoilĂ ceux qu'un monarque appelle ses semblables! Ces rois dont le SĂ©nat, sans armer de soldats, A de vils concurrents adjuge les Etats; Ces clients, en un mot, qu'il punit et protĂšge, Peuvent de ses agents augmenter le cortĂšge. Mais vous, examinez, en voyant ce qu'ils sont, Si vous devez encor imiter ce qu'ils font. Prusias Si ceux dont nous parlons vivent dans l'infamie, S'ils livrent aux Romains et leur sceptre et leur vie, Ce lĂÂąche oubli du rang qu'ils ont reçu des dieux, Autant qu'Ă vous, Seigneur, me paraĂt odieux Mais donner au SĂ©nat quelque marque d'estime, Rendre Ă ses envoyĂ©s un honneur lĂ©gitime, Je l'avouerai, Seigneur, j'aurais peine Ă penser Qu'Ă de honteux Ă©gards ce fĂ»t se rabaisser; Je crois pouvoir enfin les imiter moi-mĂÂȘme, Et n'en garder pas moins les droits du rang suprĂÂȘme. Annibal Quoi! Seigneur, votre rang n'est pas sacrifiĂ©, En courant au-devant des pas d'un envoyĂ©! C'est montrer votre estime, en produire des marques Que vous ne croyez pas indignes des monarques! L'ai-je bien entendu? De quel oeil, dites-moi, Voyez-vous le SĂ©nat? et qu'est-ce donc qu'un roi? Quel discours! juste ciel! de quelle fantaisie L'ĂÂąme aujourd'hui des rois est-elle donc saisie? Et quel est donc enfin le charme ou le poison Dont Rome semble avoir altĂ©rĂ© leur raison? Cet orgueil, que leur coeur respire sur le trĂÂŽne, Au seul nom de Romain, fuit et les abandonne; Et d'un commun accord, ces maĂtres des humains, Sans s'en apercevoir, respectent les Romains! O rois! et ce respect, vous l'appelez estime! Je ne m'Ă©tonne plus si Rome vous opprime. Seigneur, connaissez-vous; rompez l'enchantement Qui vous fait un devoir de votre abaissement. Vous rĂ©gnez, et ce n'est qu'un agent qui s'avance. Au trĂÂŽne, votre place, attendez sa prĂ©sence. Sans vous embarrasser s'il est Scythe ou Romain, Laissez-le jusqu'Ă vous poursuivre son chemin. De quel droit le SĂ©nat pourrait-il donc prĂ©tendre Des respects qu'Ă vous-mĂÂȘme il ne voudrait pas rendre? Mais que vous dis-je? Ă Rome, Ă peine un sĂ©nateur Daignerait d'un regard vous accorder l'honneur, Et vous apercevant dans une foule obscure, Vous ferait un accueil plus choquant qu'une injure. De combien cependant ĂÂȘtes-vous au-dessus De chaque sĂ©nateur!... Prusias Seigneur, n'en parlons plus. J'avais cru faire un pas d'une moindre importance Mais pendant qu'en ces lieux l'ambassadeur s'avance, Souffrez que je vous quitte, et qu'au moins aujourd'hui Des soins moins Ă©clatants m'excusent envers lui. ScĂšne IV Annibal, Amilcar Amilcar Seigneur, nous sommes seuls oserais-je vous dire Ce que le ciel peut-ĂÂȘtre en ce moment m'inspire? Je connais peu le roi; mais sa timiditĂ© Semble vous prĂ©sager quelque infidĂ©litĂ©. Non qu'Ă prĂ©sent son coeur manque pour vous de zĂšle; Sans doute il a dessein de vous ĂÂȘtre fidĂšle Mais un prince Ă qui Rome imprime du respect, De peu de fermetĂ© doit vous ĂÂȘtre suspect. Ces timides Ă©gards vous annoncent un homme Assez faible, Seigneur, pour vous livrer Ă Rome. Qui sait si l'envoyĂ© qu'on attend aujourd'hui Ne vient pas, de sa part, vous demander Ă lui? Pendant que de ces lieux la retraite est facile, M'en croirez-vous? fuyez un dangereux asile; Et sans attendre ici... Annibal Nomme-moi des Etats Plus sĂ»rs pour Annibal que ceux de Prusias. Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides; Je les ai trouvĂ©s tous ou lĂÂąches ou perfides. Amilcar Il en serait peut-ĂÂȘtre encor de gĂ©nĂ©reux Mais une autre raison fait vos dĂ©goĂ»ts pour eux Et si vous n'espĂ©riez d'Ă©pouser Laodice, Peut-ĂÂȘtre Ă quelqu'un d'eux rendriez-vous justice. Vous voudrez bien, Seigneur, excuser un discours Que me dicte mon zĂšle et le soin de vos jours. Annibal Crois-tu que l'intĂ©rĂÂȘt d'une amoureuse, flamme Dans cet Ă©garement pĂ»t entraĂner mon ĂÂąme? Penses-tu que ce soit seulement de ce jour Que mon coeur ait appris Ă surmonter l'amour? De ses emportements j'ai sauvĂ© ma jeunesse; J'en pourrai bien encor dĂ©fendre ma vieillesse. Nous tenterions en vain d'empĂÂȘcher que nos coeurs D'un amour imprĂ©vu ne sentent les douceurs. Ce sont lĂ des hasards Ă qui l'ĂÂąme est soumise, Et dont on peut sans honte Ă©prouver la surprise Mais, quel qu'en soit l'attrait, ces douceurs ne sont rien, Et ne font de progrĂšs qu'autant qu'on le veut bien. Ce feu, dont on nous dit la violence extrĂÂȘme, Ne brĂ»le que le coeur qui l'allume lui-mĂÂȘme. Laodice est aimable, et je ne pense pas Qu'avec indiffĂ©rence on pĂ»t voir ses appas. L'hymen doit me donner une Ă©pouse si belle; Mais la gloire, Amilcar, est plus aimable qu'elle Et jamais Annibal ne pourra s'Ă©garer Jusqu'au trouble honteux d'oser les comparer. Mais je suis las d'aller mendier un asile, D'affliger mon orgueil d'un opprobre stĂ©rile. OĂÂč conduire mes pas? Va, crois-moi, mon destin Doit changer dans ces lieux ou doit y prendre fin. Prusias ne peut plus m'abandonner sans crime Il est faible, il est vrai; mais il veut qu'on l'estime. Je feins qu'il le mĂ©rite; et malgrĂ© sa frayeur, Sa vanitĂ© du moins lui tiendra lieu d'honneur. S'il en croit les Romains, si le Ciel veut qu'il cĂšde, Des crimes de son coeur le mien sait le remĂšde. Soit tranquille, Amilcar, et ne crains rien pour moi. Mais sortons. HĂÂątons-nous de rejoindre le roi; Ne l'abandonnons point; il faut mĂÂȘme sans cesse, Par de nouveaux efforts, combattre sa faiblesse, L'irriter contre Rome; et mon unique soin Est de me rendre ici son assidu tĂ©moin. Acte II ScĂšne premiĂšre Flavius, Flaminius Flavius Le roi ne paraĂt point, et j'ai peine Ă comprendre, Seigneur, comment ce prince ose se faire attendre. Et depuis quand les rois font-ils si peu d'Ă©tat Des ministres chargĂ©s des ordres du SĂ©nat? MalgrĂ© la dignitĂ© dont Rome vous honore, Prusias Ă vos yeux ne s'offre point encore? Flaminius N'accuse point le roi de ce superbe accueil; Un roi n'en peut avoir imaginĂ© l'orgueil. J'y reconnais l'audace et les conseils d'un homme Ennemi dĂ©clarĂ© des respects dus Ă Rome. Le roi de son devoir ne serait point sorti; C'est du seul Annibal que ce trait est parti. Prusias, sur la foi des leçons qu'on lui donne, Ne croit plus le respect d'usage sur le trĂÂŽne. Annibal, de son rang exagĂ©rant l'honneur, SĂšme avec la fiertĂ© la rĂ©volte en son coeur. Quel que soit le succĂšs qu'Annibal en attende, Les rois rĂ©sistent peu quand le SĂ©nat commande. DĂ©jĂ ce fugitif a dĂ» s'apercevoir. Combien ses volontĂ©s ont sur eux de pouvoir. Flavius Seigneur, Ă ce discours souffrez que je comprenne. Que vous ne venez pas pour le seul ArtamĂšne, Et que la guerre enfin que lui fait Prusias Est le moindre intĂ©rĂÂȘt qui guide ici vos pas. En vous suivant, j'en ai soupçonnĂ© le mystĂšre; Mais, Seigneur, jusqu'ici j'ai cru devoir me taire. Flaminius DĂ©jĂ mon amitiĂ© te l'eĂ»t dĂ©veloppĂ©, Sans les soins inquiets dont je suis occupĂ©. Je t'apprends donc qu'Ă Rome Annibal doit me suivre, Et qu'en mes mains il faut que Prusias le livre. VoilĂ quel est ici mon vĂ©ritable emploi, Sans d'autres intĂ©rĂÂȘts qui ne touchent que moi. Flavius Quoi! vous? Flaminius Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre. Annibal n'a que trop montrĂ© qu'il est Ă craindre. Il fuit, il est vaincu, mais vaincu par des coups Que nous devons encor plus au hasard qu'Ă nous. Et s'il n'eĂ»t, autrefois, ralenti son courage, Rome Ă©tait en danger d'obĂ©ir Ă Carthage. Quoique vaincu, les rois dont il cherche l'appui Pourraient bien essayer de se servir de lui; Et sur ce qu'il a fait fondant leur espĂ©rance Avec moins de frayeur tenter l'indĂ©pendance Et Rome Ă les punir aurait un embarras Qu'il serait imprudent de ne s'Ă©pargner pas. Nos aigles, en un mot, trop frĂ©quemment dĂ©faites Par ce mĂÂȘme ennemi qui trouve des retraites, Qui n'a jamais craint Rome, et qui mĂÂȘme la voit Seulement ce qu'elle est et non ce qu'on la croit; Son audace, son nom et sa haine implacable, Tout, jusqu'Ă sa dĂ©faite, est en lui formidable, Et depuis quelque temps un bruit court parmi nous Qu'il va de Laodice ĂÂȘtre bientĂÂŽt l'Ă©poux. Ce coup est important Rome en est alarmĂ©e. Pour le rompre elle a fait avancer son armĂ©e; Elle exige Annibal, et malgrĂ© le mĂ©pris Que pour les rois tu sais que le SĂ©nat a pris, Son orgueil inquiet en fait un sacrifice, Et livre Ă mon espoir la main de Laodice. Le roi, flattĂ© par lĂ , peut en oublier mieux La valeur d'un dĂ©pĂÂŽt trop suspect en ces lieux. Pour effacer l'affront d'un pareil hymĂ©nĂ©e, Si contraire Ă la loi que Rome s'est donnĂ©e, Et je te l'avouerai, d'un hymen dont mon coeur N'aurait peut-ĂÂȘtre pu sentir le dĂ©shonneur, Cette Rome facile accorde Ă la princesse Le titre qui pouvait excuser ma tendresse, La fait Romaine enfin. Cependant ne crois pas Qu'en faveur de mes feux j'Ă©pargne Prusias. Rome emprunte ma voix, et m'ordonne elle-mĂÂȘme D'user ici pour lui d'une rigueur extrĂÂȘme. Il le faut en effet. Flavius Mais depuis quand, Seigneur, BrĂ»lez-vous en secret d'une si tendre ardeur? L'aimable Laodice a-t-elle fait connaĂtre Qu'elle-mĂÂȘme Ă son tour... Flaminius Prusias va paraĂtre; Cessons; mais souviens-toi que l'on doit ignorer Ce que ma confiance ose te dĂ©clarer. ScĂšne II Prusias, Annibal, Flaminius, Flavius, suite du roi. Flaminius Rome, qui vous observe, et de qui la clĂ©mence Vous a fait jusqu'ici grĂÂące de sa vengeance, A commandĂ©, Seigneur, que je vinsse vers vous Vous dire le danger oĂÂč vous met son courroux. Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre, Entre ArtamĂšne et vous renouvellent la guerre. Rome la dĂ©sapprouve, et dĂ©jĂ le SĂ©nat Vous en avait, Seigneur, averti sans Ă©clat. Un Romain, de sa part, a dĂ» vous faire entendre Quel parti lĂ -dessus vous feriez bien de prendre; Qu'il souhaitait enfin qu'on eĂ»t, en pareil cas, Recours Ă sa justice, et non Ă des combats. Cet auguste SĂ©nat, qui peut parler en maĂtre, Mais qui donne Ă regret des preuves qu'il peut l'ĂÂȘtre, Crut que, vous Ă©pargnant des ordres rigoureux, Vous n'attendriez pas qu'il vous dĂt je le veux. Il le dit aujourd'hui; c'est moi qui vous l'annonce. Vous allez vous juger en me faisant rĂ©ponse. Ainsi, quand le pardon vous est encore offert, N'oubliez pas qu'un mot vous absout ou vous perd. Pour Ă©carter de vous tout dessein tĂ©mĂ©raire, Empruntez le secours d'un effroi salutaire Voyez en quel Ă©tat Rome a mis tous ces rois Qui d'un coupable orgueil ont Ă©coutĂ© la voix. PrĂ©sentez Ă vos yeux cette foule de princes, Dont les uns vagabonds, chassĂ©s de leurs provinces, Les autres gĂ©missants; abandonnĂ©s aux fers, De son devoir, Seigneur, instruisent l'univers. VoilĂ , pour imposer silence Ă votre audace, Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse. Vous vaincrez ArtamĂšne, et vos heureux destins Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains. Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente, Qu'en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mĂ©contente? Que ferez-vous du vĂÂŽtre, et qui vous sauvera Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra? Restez en paix, rĂ©gnez, gardez votre couronne Le SĂ©nat vous la laisse, ou plutĂÂŽt vous la donne. Obtenez sa faveur, faites ce qu'il lui plaĂt; Je ne vous connais point de plus grand intĂ©rĂÂȘt. Consultez nos amis ce qu'ils ont de puissance N'est que le prix heureux de leur obĂ©issance. Quoi qu'il en soit, enfin, que votre ambition Respecte un roi qui vit sous sa protection. Prusias Seigneur, quand le SĂ©nat s'abstiendrait d'un langage Qui fait Ă tous les rois un si sensible outrage; Que, sans me conseiller le secours de l'effroi, Il dirait simplement ce qu'il attend de moi; Quand le SĂ©nat, enfin, honorerait lui-mĂÂȘme Ce front, qu'avec Ă©clat distingue un diadĂšme, Croyez-moi, le SĂ©nat et son ambassadeur N'en parleraient tous deux qu'avec plus de grandeur. Vous ne m'Ă©tonnez point, Seigneur, et la menace Fait rarement trembler ceux qui sont Ă ma place. Un roi, sans s'alarmer d'un procĂ©dĂ© si haut, Refuse s'il le peut, accorde s'il le faut. C'est de ses actions la raison qui dĂ©cide, Et l'outrage jamais ne le rend plus timide. ArtamĂšne avec moi, Seigneur, fit un traitĂ© Qui de sa part encore n'est pas exĂ©cutĂ© Et quand je l'en pressais, j'appris que son armĂ©e Pour venir me surprendre Ă©tait dĂ©jĂ formĂ©e. Son perfide dessein alors m'Ă©tant connu, J'ai rassemblĂ© la mienne, et je l'ai prĂ©venu. Le SĂ©nat pourrait-il approuver l'injustice, Et d'une lĂÂąchetĂ© veut-il ĂÂȘtre complice? Son pouvoir n'est-il pas guidĂ© par la raison? Vos alliĂ©s ont-ils le droit de trahison? Et lorsque je suis prĂÂȘt d'en ĂÂȘtre la victime, M'en dĂ©fendre, Seigneur, est-ce commettre un crime? Flaminius Pourquoi nous dĂ©guiser ce que vous avez fait? A ce traitĂ© vous-mĂÂȘme avez-vous satisfait? Et pourquoi d'ArtamĂšne accuser la conduite, Seigneur, si de la vĂÂŽtre elle n'est que la suite? Vous aviez fait la paix pourquoi dans vos Etats Avez-vous conservĂ©, mĂÂȘme accru vos soldats? PrĂ©tendiez-vous, malgrĂ© cette paix solennelle, Lui laisser soupçonner qu'elle Ă©tait infidĂšle, Et l'engager Ă prendre une prĂ©caution Qui servĂt de prĂ©texte Ă votre ambition? Mais le SĂ©nat a vu votre coupable ruse, Et ne recevra point une frivole excuse. Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux Que pour vous avertir qu'ils lui sont odieux. Songez-y; mais surtout tĂÂąchez de vous dĂ©fendre Du poison des conseils dont on veut vous surprendre. Annibal S'il Ă©coute les miens, ou s'il prend les meilleurs, Rome ira proposer son esclavage ailleurs. Prusias indignĂ© poursuivra la conquĂÂȘte Qu'Ă lui livrer bientĂÂŽt la victoire s'apprĂÂȘte. Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui Que pour ce fier SĂ©nat qui l'insulte aujourd'hui. Si le roi contre lui veut en faire l'Ă©preuve, Moi, qui vous parle, moi, je m'engage Ă la preuve. Flaminius Le projet est hardi. Cependant votre Ă©tat Promet dĂ©jĂ beaucoup en faveur du SĂ©nat; Et votre orgueil, rĂ©duit Ă chercher un asile, Fournit Ă Prusias un espoir bien fragile. Annibal Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal A vanter le SĂ©nat aux dĂ©pens d'Annibal. Cet Ă©tat oĂÂč je suis rappelle une matiĂšre Dont votre Rome aurait Ă rougir la premiĂšre. Ne vous souvient-il plus du temps oĂÂč dans mes mains La victoire avait mis le destin des Romains? Retracez-vous ce temps oĂÂč par moi l'Italie D'Ă©pouvante, d'horreur et de sang fut remplie. Laissons de vains discours, dont le faste menteur De ma chute aux Romains semble donner l'honneur. Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource? Parlez, quelqu'un de vous arrĂÂȘta-t-il ma course? Sans l'imprudent repos que mon bras s'est permis, Romains, vous n'auriez plus d'amis ni d'ennemis. De ce peuple insolent, qui veut qu'on obĂ©isse, Le fer et l'esclavage allaient faire justice; Et les rois, que soumet sa superbe amitiĂ©, En verraient Ă prĂ©sent le reste avec pitiĂ©. O Rome! tes destins ont pris une autre face. Ma lenteur, ou plutĂÂŽt mon mĂ©pris te fit grĂÂące NĂ©gligeant des progrĂšs qui me semblaient trop sĂ»rs, Je laissai respirer ton peuple dans tes murs. Il Ă©chappa depuis, et ma seule imprudence Des Romains abattus releva l'espĂ©rance. Mais ces fiers citoyens, que je n'accablai pas, Ne sont point assez vains pour mĂ©priser mon bras; Et si Flaminius voulait parler sans feindre, Il dirait qu'on m'honore encor jusqu'Ă me craindre. En effet, si le roi profite du sĂ©jour Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour, S'il ose pour lui-mĂÂȘme employer mon courage, Je n'en demande pas Ă ces dieux davantage. Le SĂ©nat, qui d'un autre est aujourd'hui l'appui, Pourra voir arriver le danger jusqu'Ă lui. Je sais me corriger; il sera difficile De me rĂ©duire alors Ă chercher un asile. Flaminius Ce qu'Annibal appelle imprudence et lenteur, S'appellerait effroi, s'il nous ouvrait son coeur. Du moins, cette lenteur et cette nĂ©gligence Eurent avec l'effroi beaucoup de ressemblance; Et l'aspect de nos murs si remplis de hĂ©ros Put bien vous conseiller le parti du repos. Vous vous corrigerez? Et pourquoi dans l'Afrique N'avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique? Serait-ce qu'il manquait Ă votre instruction La honte d'ĂÂȘtre encor vaincu par Scipion? Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire, Et vous avez raison quand vous en faites gloire. Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer Tous les rois dont l'audace osera s'y fier. Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre Avait Ă soutenir le fardeau de la guerre. L'univers attentif crut la voir en danger, Douta que ses efforts pussent l'en dĂ©gager. L'univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre Qu'on ne devait jamais espĂ©rer de la vaincre, Voulut jusqu'Ă ses murs vous ouvrir un chemin, Pour qu'on la crĂ»t encor plus proche de sa fin, Et que la terre aprĂšs, dĂ©trompĂ©e et surprise, ApprĂt Ă l'avenir Ă nous ĂÂȘtre soumise. Annibal A tant de vains discours, je vois votre embarras; Et si vous m'en croyez, vous ne poursuivrez pas. Rome allait succomber son vainqueur la nĂ©glige; Elle en a profitĂ©; voilĂ tout le prodige. Tout le reste est chimĂšre ou pure vanitĂ©, Qui dĂ©shonore Rome et toute sa fiertĂ©. Flaminius Rome de vos mĂ©pris aurait tort de se plaindre Tout est indiffĂ©rent de qui n'est plus Ă craindre. Annibal ArrĂÂȘtez, et cessez d'insulter au malheur D'un homme qu'autrefois Rome a vu son vainqueur; Et quoique sa fortune ait surmontĂ© la mienne, Les grands coups qu'Annibal a portĂ©s Ă la sienne Doivent du moins apprendre aux Romains gĂ©nĂ©reux Qu'il a bien mĂ©ritĂ© d'ĂÂȘtre respectĂ© d'eux. Je sors; je ne pourrais m'empĂÂȘcher de rĂ©pondre A des discours qu'il est trop aisĂ© de confondre. ScĂšne III Prusias, Flaminius, HiĂ©ron Flaminius Seigneur, il me paraĂt qu'il n'Ă©tait pas besoin Que de notre entretien Annibal fĂ»t tĂ©moin, Et vous pouviez, sans lui, faire votre rĂ©ponse Aux ordres que par moi le SĂ©nat vous annonce. J'en ai qui de si prĂšs touchent cet ennemi, Que je n'ai pu, Seigneur, m'expliquer qu'Ă demi. Prusias Lui! vous me surprenez, Seigneur de quelle crainte Rome, qui vous envoie, est-elle donc atteinte? Flaminius Rome ne le craint point, Seigneur; mais sa pitiĂ© Travaille Ă vous sauver de son inimitiĂ©. Rome ne le craint point, vous dis-je; mais l'audace Ne lui plaĂt point dans ceux qui tiennent votre place. Elle veut que les rois soient soumis au devoir Que leur a dĂšs longtemps imposĂ© son pouvoir. Ce devoir est, Seigneur, de n'oser entreprendre Ce qu'ils n'ignorent pas qu'elle pourrait dĂ©fendre; De n'oublier jamais que ses intentions Doivent Ă la rigueur rĂ©gler leurs actions; Et de se regarder comme dĂ©positaires D'un pouvoir qu'ils n'ont plus dĂšs qu'ils sont tĂ©mĂ©raires. VoilĂ votre devoir, et vous l'observez mal, Quand vous osez chez vous recevoir Annibal. Rome, qui tient ici ce sĂ©vĂšre langage, N'a point dessein, Seigneur, de vous faire un outrage; Et si les fiers avis offensent votre coeur, Vous pouvez lui rĂ©pondre avec plus de hauteur. Cette Rome s'explique en maĂtresse du monde. Si sur un titre Ă©gal votre audace se fonde, Si vous ĂÂȘtes enfin Ă l'abri de ses coups, Vous pouvez lui parler comme elle parle Ă vous. Mais s'il est vrai, Seigneur, que vous dĂ©pendiez d'elle, Si, lorsqu'elle voudra, votre trĂÂŽne chancelle, Et pour dire encor plus, si ce que Rome veut, Cette Rome absolue en mĂÂȘme temps le peut, Que son droit soit injuste ou qu'il soit Ă©quitable, Qu'importe? c'est aux dieux que Rome en est comptable. Le faible, s'il Ă©tait le juge du plus fort, Aurait toujours raison, et l'autre toujours tort. Annibal est chez vous, Rome en est courroucĂ©e Pouvez-vous lĂ -dessus ignorer sa pensĂ©e? Est-ce donc imprudence, ou n'avez-vous point su Ce qu'elle envoya dire aux rois qui l'ont reçu? Prusias Seigneur, de vos discours l'excessive licence Semble vouloir ici tenter ma patience. Je sens des mouvements qui vous sont des conseils De ne jamais chez eux mĂ©priser mes pareils. Les rois, dans le haut rang oĂÂč le ciel les fait naĂtre, Ont souvent des vainqueurs et n'ont jamais de maĂtre; Et sans en appeler Ă l'Ă©quitĂ© des dieux, Leur courroux peut juger de vos droits odieux. J'honore le SĂ©nat; mais, malgrĂ© sa menace, Je me dispenserai d'excuser mon audace. Je crois pouvoir enfin recevoir qui me plaĂt, Et pouvoir ignorer quel est votre intĂ©rĂÂȘt. J'avouerai cependant, puisque Rome est puissante, Qu'il est avantageux de la rendre contente. Expliquez-vous, Seigneur, et voyons si je puis Faire ce qu'elle exige, Ă©tant ce que je suis. Mais retranchez ces mots d'ordre, de dĂ©pendance, Qui ne m'invitent pas Ă plus d'obĂ©issance. Flaminius Eh bien! daignez souffrir un avis important Je demande Annibal, et le SĂ©nat l'attend. Prusias Annibal? Flaminius Oui, ma charge est de vous en instruire; Mais, Seigneur, Ă©coutez ce qui me reste Ă dire. Rome pour Laodice a fait choix d'un Ă©poux, Et c'est un choix, Seigneur, avantageux pour vous. Prusias Lui nommer un Ă©poux! Je puis l'avoir promise. Flaminius En ce cas, du SĂ©nat avouez l'entremise. AprĂšs un tel aveu, je pense qu'aucun roi Ne vous reprochera d'avoir manquĂ© de foi. Mais agrĂ©ez, Seigneur, que l'aimable princesse Sache par moi que Rome Ă son sort s'intĂ©resse, Que sur ce mĂÂȘme choix interrogeant son coeur, Moi-mĂÂȘme... Prusias Vous pouvez l'en avertir, Seigneur, J'admire ici les soins que Rome prend pour elle, Et de son amitiĂ© l'entreprise est nouvelle; Ma fille en peut rĂ©soudre, et je vais consulter Ce que pour Annibal je dois exĂ©cuter. ScĂšne IV Prusias, HiĂ©ron HiĂ©ron Rome de vos desseins est sans doute informĂ©e? Prusias Et tu peux ajouter qu'elle en est alarmĂ©e. HiĂ©ron Observez donc aussi, Seigneur, que son courroux En est en mĂÂȘme temps plus terrible pour vous. Prusias Mais as-tu bien conçu quelle est la perfidie Dont cette Rome veut que je souille ma vie? Ce guerrier, qu'il faudrait lui livrer en ce jour, Ne souhaitait de moi qu'un asile en ma cour. Ces serments que j'ai faits de lui donner ma fille, De rendre sa valeur l'appui de ma famille, De confondre Ă jamais son sort avec le mien, Je suis l'auteur de tout, il ne demandait rien. Ce hĂ©ros, qui se fie Ă ces marques d'estime, S'attend-il que mon coeur achĂšve par un crime? Le SĂ©nat qui travaille Ă sĂ©duire ce coeur, En profitant du coup, il en aurait horreur. HiĂ©ron Non de trop de vertu votre esprit le soupçonne, Et ce n'est pas ainsi que ce SĂ©nat raisonne. Ne vous y trompez pas sa superbe fiertĂ© Vous presse d'un devoir, non d'une lĂÂąchetĂ©. Vous vous croiriez perfide; il vous croirait fidĂšle, Puisque lui rĂ©sister c'est se montrer rebelle. D'ailleurs, cette action dont vous avez horreur, Le pĂ©ril du refus en ĂÂŽte la noirceur. Pensez-vous, en effet, que vous devez en croire Les dangereux conseils d'une fatale gloire? Et ces princes, Seigneur, sont-ils donc gĂ©nĂ©reux, Qui le sont en risquant tout un peuple avec eux? Qui, sacrifiant tout Ă l'affreuse faiblesse D'accomplir sans Ă©gard une injuste promesse, Egorgent par scrupule un monde de sujets, Et ne gardent leur foi qu'Ă force de forfaits? Prusias Ah! lorsqu'Ă ce hĂ©ros j'ai promis Laodice, J'ai cru qu'Ă mes sujets c'Ă©tait rendre un service. Tu sais que souvent Rome a contraint nos Etats De servir ses desseins, de fournir des soldats J'ai donc cru qu'en donnant retraite Ă ce grand homme, Sa valeur gĂÂȘnerait l'insolence de Rome; Que ce guerrier chez moi pourrait l'Ă©pouvanter, Que ce qu'elle en connaĂt m'en ferait respecter; Je me trompais; et c'est son Ă©pouvante mĂÂȘme Qui me plonge aujourd'hui dans un pĂ©ril extrĂÂȘme. Mais n'importe, HiĂ©ron Rome a beau menacer, A rompre mes serments rien ne doit me forcer; Et du moins essayons ce qu'en cette occurrence Peut produire pour moi la ferme rĂ©sistance. La menace n'est rien, ce n'est pas ce qui nuit; Mais pour prendre un parti, voyons ce qui la suit. Acte III ScĂšne premiĂšre aodice, Egine Laodice Oui, ce Flaminius dont je crus ĂÂȘtre aimĂ©e, Et dont je me repens d'avoir Ă©tĂ© charmĂ©e, Egine, il doit me voir pour me faire accepter Je ne sais quel Ă©poux qu'il vient me prĂ©senter. L'ingrat! je le craignais; Ă prĂ©sent, quand j'y pense, Je ne sais point encor si c'est indiffĂ©rence; Mais enfin, le penchant qui me surprit pour lui Me semble, grĂÂące au ciel, expirer aujourd'hui. Egine Quand il vous aimerait, eh! quel espoir, Madame, Oserait en ce jour se permettre votre ĂÂąme? Il faudrait l'oublier. Laodice HĂ©las! depuis le jour Que pour Flaminius je sentis de l'amour, Mon coeur tĂÂącha du moins de se rendre le maĂtre De cet amour qu'il plut au sort d'y faire naĂtre. Mais d'un tel ennemi penses-tu que le coeur Puisse avec fermetĂ© vouloir ĂÂȘtre vainqueur? Il croit qu'autant qu'il peut il combat, il s'efforce Mais il a peur de vaincre, et veut manquer de force; Et souvent sa dĂ©faite a pour lui tant d'appas, Que, pour aimer sans trouble, il feint de n'aimer pas. Ce coeur, Ă la faveur de sa propre imposture, Se dĂ©livre du soin de guĂ©rir sa blessure. C'est ainsi que le mien nourrissait un amour Qui s'accrut sur la foi d'un apparent retour. Oh! d'un retour trompeur apparence flatteuse! Ce fut toi qui nourris une flamme honteuse. Mais que dis-je? ah! plutĂÂŽt ne la rappelons plus Sans crainte et sans espoir voyons Flaminius. Egine Contraignez-vous il vient. ScĂšne II Laodice, Flaminius, Egine Flaminius, Ă part. Quelle grĂÂące nouvelle A mes regards surpris la rend encor plus belle! Madame, le SĂ©nat, en m'envoyant au roi, N'a point Ă lui parler limitĂ© mon emploi. Rome, Ă qui la vertu fut toujours respectable, Envers vous aujourd'hui croit la sienne comptable D'un tĂ©moignage ardent dont l'Ă©clat mette au jour Ce qu'elle a pour la vĂÂŽtre et d'estime et d'amour. Je n'ose ici mĂÂȘler mes respects ni mon zĂšle Avec les sentiments que j'explique pour elle. Non, c'est Rome qui parle, et malgrĂ© la grandeur Que me prĂÂȘte le nom de son ambassadeur, Quoique enfin le SĂ©nat n'ait consacrĂ© ce titre Qu'Ă s'annoncer des rois et le juge et l'arbitre, Il a cru que le soin d'honorer la vertu Ornait la dignitĂ© dont il m'a revĂÂȘtu. Madame, en sa faveur, que votre ĂÂąme indulgente Fasse grĂÂące Ă l'Ă©poux que sa main vous prĂ©sente. Celui qu'il a choisi... Laodice Non, n'allez pas plus loin; Ne dites pas son nom il n'en est pas besoin. Je dois beaucoup aux soins oĂÂč le SĂ©nat s'engage; Mais je n'ai pas, Seigneur, dessein d'en faire usage. Cependant vous dirai-je ici mon sentiment Sur l'estime de Rome et son empressement? Par oĂÂč, s'il ne s'y mĂÂȘle un peu de politique, Ai-je l'honneur de plaire Ă votre rĂ©publique? Mes paisibles vertus ne valent pas, Seigneur, Que le SĂ©nat s'emporte Ă cet excĂšs d'honneur. Je n'aurais jamais cru qu'il vĂt comme un prodige Des vertus oĂÂč mon rang, oĂÂč mon sexe m'oblige. Quoi! le ciel, de ses dons prodigue aux seuls Romains, En prive-t-il le coeur du reste des humains? Et nous a-t-il fait naĂtre avec tant d'infortune, Qu'il faille nous louer d'une vertu commune? Si tel est notre sort, du moins Ă©pargnez-nous L'honneur humiliant d'ĂÂȘtre admirĂ©s de vous. Quoi qu'il en soit enfin, dans la peur d'ĂÂȘtre ingrate, Je rends grĂÂące au SĂ©nat, et son zĂšle me flatte! Bien plus, Seigneur, je vois d'un oeil reconnaissant Le choix de cet Ă©poux dont il me fait prĂ©sent. C'est en dire beaucoup une telle entreprise De trop de libertĂ© pourrait ĂÂȘtre reprise; Mais je me rends justice, et ne puis soupçonner Qu'il ait de mon destin cru pouvoir ordonner. Non, son zĂšle a tout fait, et ce zĂšle l'excuse; Mais, Seigneur, il en prend un espoir qui l'abuse; Et c'est trop, entre nous, prĂ©sumer des effets Que produiront sur moi ses soins et ses bienfaits, S'il pense que mon coeur, par un excĂšs de joie, Va se sacrifier aux honneurs qu'il m'envoie. Non, aux droits de mon rang ce coeur accoutumĂ© Est trop fait aux honneurs pour en ĂÂȘtre charmĂ©. D'ailleurs, je deviendrais le partage d'un homme Qui va, pour m'obtenir, me demander Ă Rome; Ou qui, choisi par elle, a le coeur assez bas Pour n'oser dĂ©clarer qu'il ne me choisit pas; Qui n'a ni mon aveu ni celui de mon pĂšre! Non il est, quel qu'il soit, indigne de me plaire. Flaminius Qui n'a point votre aveu, Madame! Ah! cet Ă©poux Vous aime, et ne veut ĂÂȘtre agréé que de vous. Quand les dieux, le SĂ©nat, et le roi votre pĂšre, HĂÂąteraient en ce jour une union si chĂšre, Si vous ne confirmiez leurs favorables voeux, Il vous aimerait trop pour vouloir ĂÂȘtre heureux. Un feu moins gĂ©nĂ©reux serait-il votre ouvrage? Pensez-vous qu'un amant que Laodice engage PĂ»t Ă tant de rĂ©volte encourager son coeur, Qu'il voulĂ»t malgrĂ© vous usurper son bonheur? Ah! dans celui que Rome aujourd'hui vous prĂ©sente, Ne voyez qu'une ardeur timide, obĂ©issante, FidĂšle, et qui, bravant l'injure des refus, Durera, mais, s'il faut, ne se produira plus. Perdez donc les soupçons qui vous avaient aigrie. Arbitre de l'amant dont vous ĂÂȘtes chĂ©rie, Que le courroux du moins n'ait, dans ce mĂÂȘme instant, Nulle part dangereuse Ă l'arrĂÂȘt qu'il attend. Je vous ai tu son nom; mais mon rĂ©cit peut-ĂÂȘtre, Et le vif intĂ©rĂÂȘt que j'ai laissĂ© paraĂtre, Sans en expliquer plus, vous instruisent assez. Laodice Quoi! Seigneur, vous seriez... Mais que dis-je? cessez, Et n'Ă©claircissez point ce que j'ignore encore. J'entends qu'on me recherche, et que Rome m'honore. Le reste est un secret oĂÂč je ne dois rien voir. Flaminius Vous m'entendez assez pour m'ĂÂŽter tout espoir; Il faut vous l'avouer je vous ai trop aimĂ©e, Et pour dire encore plus, toujours trop estimĂ©e, Pour me laisser surprendre Ă la crĂ©dule erreur De supposer quelqu'un digne de votre coeur. Il est vrai qu'Ă nos voeux le ciel souvent propice Pouvait en ma faveur disposer Laodice Mais aprĂšs vos refus, qui ne m'ont point surpris, Je ne m'attendais pas encor Ă des mĂ©pris, Ni que vous feignissiez de ne point reconnaĂtre L'infortunĂ© penchant que vous avez vu naĂtre. Laodice Un pareil entretien a durĂ© trop longtemps, Seigneur; je plains des feux si tendres, si constants; Je voudrais que pour eux le sort plus favorable EĂ»t destinĂ© mon coeur Ă leur ĂÂȘtre Ă©quitable. Mais je ne puis, Seigneur; et des liens si doux, Quand je les aimerais, ne sont point faits pour nous. Oubliez-vous quel rang nous tenons l'un et l'autre? Vous rougiriez du mien, je rougirais du vĂÂŽtre. Flaminius Qu'entends-je! moi, Madame, oser m'estimer plus! N'ĂÂȘtes-vous pas Romaine avec tant de vertus? Ah! pourvu que ce coeur partageĂÂąt ma tendresse... Laodice Non, Seigneur; c'est en vain que le vĂÂŽtre m'en presse; Et quand mĂÂȘme l'amour nous unirait tous deux... Flaminius Achevez; qui pourrait m'empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre heureux? Vous aurait-on promise? et le roi votre pĂšre Aurait-il?... Laodice N'accusez nulle cause Ă©trangĂšre. Je ne puis vous aimer, Seigneur, et vos soupçons Ne doivent point ailleurs en chercher des raisons. ScĂšne III Flaminius, seul. Enfin, elle me fuit, et Rome mĂ©prisĂ©e A permettre mes feux s'est en vain abaissĂ©e. Et moi, je l'aime encore, aprĂšs tant de refus, Ou plutĂÂŽt je sens bien que je l'aime encor plus. Mais cependant, pourquoi s'est-elle interrompue? Quel secret allait-elle exposer Ă ma vue? Et quand un mĂÂȘme amour nous unirait tous deux... OĂÂč tendait ce discours qu'elle a laissĂ© douteux? Aurait-on fait Ă Rome un rapport trop fidĂšle? Serait-ce qu'Annibal est destinĂ© pour elle, Et que, sans cet hymen, je pourrais espĂ©rer...? Mais Ă quel piĂšge ici vais-je encor me livrer? N'importe, instruisons-nous; le coeur plein de tendresse, M'appartient-il d'oser combattre une faiblesse? Le roi vient; et je vois Annibal avec lui. Sachons ce que je puis en attendre aujourd'hui. ScĂšne IV Prusias, Annibal, Flaminius Prusias J'ignorais qu'en ces lieux... Flaminius Non avant que j'Ă©coute, RĂ©pondez-moi, de grĂÂące, et tirez-moi d'un doute. L'hymen de votre fille est aujourd'hui certain. A quel heureux Ă©poux destinez-vous sa main? Prusias Que dites-vous, Seigneur? Flaminius Est-ce donc un mystĂšre? Prusias Ce que vous exigez ne regarde qu'un pĂšre. Flaminius Rome y prend intĂ©rĂÂȘt, je vous l'ai dĂ©jĂ dit; Et je crois qu'avec vous cet intĂ©rĂÂȘt suffit. Prusias Quelque intĂ©rĂÂȘt, Seigneur, que votre Rome y prenne, Est-il juste, aprĂšs tout, que sa bontĂ© me gĂÂȘne? Flaminius AbrĂ©geons ces discours. RĂ©pondez, Prusias Quel est donc cet Ă©poux que vous ne nommez pas? Prusias Plus d'un prince, Seigneur, demande Laodice; Mais qu'importe au SĂ©nat que je l'en avertisse, Puisque avec aucun d'eux je ne suis engagĂ©? Annibal De qui dĂ©pendez-vous, pour ĂÂȘtre interrogĂ©? Flaminius Et vous qui rĂ©pondez, instruisez-moi, de grĂÂące Est-ce Ă vous qu'on m'envoie? Est-ce ici votre place? Qu'y faites-vous enfin? Annibal J'y viens dĂ©fendre un roi Dont le coeur gĂ©nĂ©reux s'est signalĂ© pour moi; D'un roi dont Annibal embrasse la fortune, Et qu'avec trop d'excĂšs votre orgueil importune. Je blesse ici vos yeux, dites-vous je le croi; Mais j'y suis Ă bon titre, et comme ami du roi. Si ce n'est pas assez pour y pouvoir paraĂtre, Je suis donc son ministre, et je le fais mon maĂtre. Flaminius DĂ»t-il de votre fille ĂÂȘtre bientĂÂŽt l'Ă©poux, Pourrait-il de son sort se montrer plus jaloux? Qu'en dites-vous, Seigneur? Prusias Il me marque son zĂšle, Et vous dit ce qu'inspire une amitiĂ© fidĂšle. Annibal Instruisez le SĂ©nat, rendez-lui la frayeur Que son agent voudrait jeter dans votre coeur DĂ©clarez avec qui votre foi vous engage J'en rĂ©ponds, cet aveu vaudra bien un outrage. Flaminius Qui doit donc Ă©pouser Laodice? Annibal C'est moi. Flaminius Annibal? Annibal Oui, c'est lui qui dĂ©fendra le roi; Et puisque sa bontĂ© m'accorde Laodice, Puisque de sa rĂ©volte Annibal est complice, Le parti le meilleur pour Rome est dĂ©sormais De laisser ce rebelle et son complice en paix. A Prusias. Seigneur, vous avez vu qu'il Ă©tait nĂ©cessaire De finir par l'aveu que je viens de lui faire, Et vous devez juger, par son empressement, Que Rome a des soupçons de notre engagement. J'ose dire encor plus l'intĂ©rĂÂȘt d'ArtamĂšne Ne sert que de prĂ©texte au motif qui l'amĂšne; Et sans m'estimer trop, j'assurerai, Seigneur, Que vous n'eussiez point vu sans moi d'ambassadeur; Que Rome craint de voir conclure un hymĂ©nĂ©e Qui m'attache Ă jamais Ă votre destinĂ©e, Qui me remet encor les armes Ă la main, Qui de Rome peut-ĂÂȘtre expose le destin, Qui contre elle du moins fait revivre un courage Dont jamais son orgueil n'oubliera le ravage. Cette Rome, il est vrai, ne parle point de moi; Mais ses prĂ©cautions trahissent son effroi. Oui, les soins qu'elle prend du sort de Laodice D'un orgueil alarmĂ© vous montrent l'artifice. Son SĂ©nat en bienfaits serait moins libĂ©ral, S'il ne s'agissait pas d'Ă©carter Annibal. En vous dĂ©veloppant sa timide prudence, Ce n'est pas que, saisi de quelque dĂ©fiance, Je veuille encourager votre honneur Ă©tonnĂ© A confirmer l'espoir que vous m'avez donnĂ©. Non, je mĂ©riterais une amitiĂ© parjure, Si j'osais un moment vous faire cette injure. Et que pourriez-vous craindre en gardant votre foi? Est-ce d'ĂÂȘtre vaincu, de cesser d'ĂÂȘtre roi? Si vous n'exercez pas les droits du rang suprĂÂȘme, Si vous portez des fers avec un diadĂšme, Et si de vos enfants vous ne disposez pas, Vous ne pouvez rien perdre en perdant vos Etats. Mais vous les dĂ©fendrez et j'ose encor vous dire Qu'un prince Ă qui le ciel a commis un empire, Pour qui cent mille bras peuvent se rĂ©unir, Doit braver les Romains, les vaincre et les punir. Flaminius Annibal est vaincu; je laisse Ă sa colĂšre Le faible amusement d'une vaine chimĂšre. Epuisez votre adresse Ă tromper Prusias; Pressez; Rome commande et ne dispute pas; Et ce n'est qu'en faisant Ă©clater sa vengeance, Qu'il lui sied de donner des preuves de puissance. Le refus d'obĂ©ir Ă ses augustes lois N'intĂ©resse point Rome, et n'est fatal qu'aux rois. C'est donc Ă Prusias Ă qui seul il importe De se rendre docile aux ordres que j'apporte. Poursuivez vos discours, je n'y rĂ©pondrai rien; Mais laissez-nous aprĂšs un moment d'entretien. Je vous cĂšde l'honneur d'une vaine querelle, Et je dois de mon temps un compte plus fidĂšle. Annibal Oui, je vais m'Ă©loigner mais prouvez-lui, Seigneur, Qu'il ne rend pas ici justice Ă votre coeur. ScĂšne V Flaminius, Prusias Flaminius Gardez-vous d'Ă©couter une audace frivole, Par qui son dĂ©sespoir follement se console. Ne vous y trompez pas, Seigneur; Rome aujourd'hui Vous demande Annibal, sans en vouloir Ă lui. Elle avait dĂ©fendu qu'on lui donnĂÂąt retraite; Non qu'elle eĂ»t, comme il dit, une frayeur secrĂšte Mais il ne convient pas qu'aucun roi parmi vous Fasse grĂÂące aux vaincus que proscrit son courroux. Apaisez-la, Seigneur une nombreuse armĂ©e Pour venir vous surprendre a dĂ» s'ĂÂȘtre formĂ©e; Elle attend vos refus pour fondre en vos Etats; L'orgueilleux Annibal ne les sauvera pas. Vous, de son dĂ©sespoir instrument et ministre, Qui n'en pĂ©nĂ©trez pas le mystĂšre sinistre, Vous, qu'il abuse enfin, vous par qui son orgueil Se cherche, en vous perdant, un Ă©clatant Ă©cueil, Vous pĂ©rirez, Seigneur; et bientĂÂŽt ArtamĂšne, AidĂ© de son cĂÂŽtĂ© des troupes qu'on lui mĂšne, DĂ©pouillera ce front de ce bandeau royal, ConfiĂ© sans prudence aux fureurs d'Annibal. Annonçant du SĂ©nat la volontĂ© suprĂÂȘme, J'ai parlĂ© jusqu'ici comme il parle lui-mĂÂȘme; J'ai dĂ» de son langage observer la rigueur Je l'ai fait; mais jugez s'il en coĂ»te Ă mon coeur. Connaissez-le, Seigneur Laodice m'est chĂšre; Il doit m'ĂÂȘtre bien dur de menacer son pĂšre. Oui, vous voyez l'Ă©poux proposĂ© dans ce jour, Et dont Rome n'a pas dĂ©sapprouvĂ© l'amour. Je ne vous dirai point ce que pourrait attendre Un roi qui choisirait Flaminius pour gendre. Pensez-y, mon amour ne vous fait point de loi, Et vous ne risquez rien ne refusant que moi. Mon ĂÂąme Ă vous servir n'en sera pas moins prĂÂȘte; Mais, par reconnaissance, Ă©pargnez votre tĂÂȘte. Oui, malgrĂ© vos refus et malgrĂ© ma douleur, Je vous promets des soins d'une Ă©ternelle ardeur. A prĂ©sent trop frappĂ© des malheurs que j'annonce, Peut-ĂÂȘtre auriez-vous peine Ă me faire rĂ©ponse; Songez-y; mais sachez qu'aprĂšs cet entretien, Je pars, si dans ce jour vous ne rĂ©solvez rien. ScĂšne VI Prusias, seul. Il aime Laodice! Imprudente promesse, Ah! sans toi, quel appui m'assurait sa tendresse! Dois-je vous immoler le sang de mes sujets, Serments qui l'exposez, et que l'orgueil a faits? Toi, dont j'admirai trop la fortune passĂ©e, Sauras-tu vaincre mieux ceux qui l'ont renversĂ©e? Abattu sous le faix de l'ĂÂąge et du malheur, Quel fruit espĂšres-tu d'une infirme valeur? Tristes rĂ©flexions, qu'il n'est plus temps de faire! Quand je me suis perdu, la sagesse m'Ă©claire Sa lumiĂšre importune, en ce fatal moment, N'est plus une ressource, et n'est qu'un chĂÂątiment. En vain s'ouvre Ă mes yeux un affreux prĂ©cipice; Si je ne suis un traĂtre, il faut que j'y pĂ©risse. Oui, deux partis encore Ă mon choix sont offerts Je puis vivre en infĂÂąme, ou mourir dans les fers. Choisis, mon coeur. Mais quoi! tu crains la servitude? Tu n'es dĂ©jĂ qu'un lĂÂąche Ă ton incertitude! Mais ne puis-je, aprĂšs tout, balancer sur le choix? Impitoyable honneur, examinons tes droits. Annibal a ma foi; faut-il que je la tienne, AssurĂ© de ma perte, et certain de la sienne? Quel projet insensĂ©! La raison et les dieux Me font-ils un devoir d'un transport furieux? O ciel! j'aurais peut-ĂÂȘtre, au grĂ© d'une chimĂšre SacrifiĂ© mon peuple et conclu sa misĂšre. Non, ridicule honneur, tu m'as en vain pressĂ© Non, ce peuple t'Ă©chappe, et ton charme a cessĂ©. Le parti que je prends, dĂ»t-il mĂÂȘme ĂÂȘtre infĂÂąme, Sujets, pour vous sauver j'en accepte le blĂÂąme. Il faudra donc, grands dieux! que mes serments soient vains, Et je vais donc livrer Annibal aux Romains, L'exposer aux affronts que Rome lui destine! Ah! ne vaut-il pas mieux rĂ©soudre ma ruine? Que dis-je? mon malheur est-il donc sans retour? Non, de Flaminius sollicitons l'amour. Mais Annibal revient, et son ĂÂąme inquiĂšte Peut-ĂÂȘtre a pressenti ce que Rome projette. ScĂšne VII Prusias, Annibal Annibal J'ai vu sortir l'ambassadeur. De quels ordres encor s'agissait-il, Seigneur? Sans doute il aura fait des menaces nouvelles? Son SĂ©nat... Prusias Il voulait terminer vos querelles Mais il ne m'a tenu que les mĂÂȘmes discours, Dont vos longs diffĂ©rends interrompaient le cours. Il demande la paix, et m'a parlĂ© sans cesse De l'intĂ©rĂÂȘt que Rome a pris Ă la princesse. Il la verra peut-ĂÂȘtre, et je vais, de ce pas, D'un pareil entretien prĂ©venir l'embarras. ScĂšne VIII Annibal, seul. Il fuit; je l'ai surpris dans une inquiĂ©tude Dont il ne me dit rien, qu'il cache avec Ă©tude. Observons tout la mort n'est pas ce que je crains; Mais j'avais espĂ©rĂ© de punir les Romains. Le succĂšs Ă©tait sĂ»r, si ce prince timide Prend mon expĂ©rience ou ma haine pour guide. Rome, quoi qu'il en soit, j'attendrai que les dieux Sur ton sort et le mien s'expliquent encor mieux. Acte IV ScĂšne premiĂšre aodice, seule. Quel agrĂ©able espoir vient me luire en ce jour! Le roi de mon amant approuve donc l'amour! Auteur de mes serments, il les romprait lui-mĂÂȘme, Et je pourrais sans crime Ă©pouser ce que j'aime. Sans crime! Ah! c'en est un, que d'avoir souhaitĂ© Que mon pĂšre m'ordonne une infidĂ©litĂ©. Abjure tes souhaits, mon coeur; qu'il te souvienne Que c'est faire des voeux pour sa honte et la mienne. Mais que vois-je? Annibal! ScĂšne II Laodice, Annibal Annibal Enfin voici l'instant OĂÂč tout semble annoncer qu'un outrage m'attend. Un outrage, grands dieux! A ce seul mot, Madame, Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon ĂÂąme. Dans un pareil danger, il doit m'ĂÂȘtre permis, Sans craindre d'ĂÂȘtre vain, d'exposer qui je suis. J'ai besoin, en un mot, qu'ici votre mĂ©moire D'un malheureux guerrier se rappelle la gloire; Et qu'Ă ce souvenir votre coeur excitĂ©, Redouble encor pour moi sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Je ne vous dirai plus de presser votre pĂšre De tenir les serments qu'il a voulu me faire. Ces serments me flattaient du bonheur d'ĂÂȘtre Ă vous; VoilĂ ce que mon coeur y trouvait de plus doux. Je vois que c'en est fait, et que Rome l'emporte; Mais j'ignore oĂÂč s'Ă©tend le coup qu'elle me porte. Instruisez Annibal; il n'a que vous ici. Par qui de ses projets il puisse ĂÂȘtre Ă©clairci. Des devoirs oĂÂč pour moi votre foi vous oblige, Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige. Songez que votre coeur est pour moi dans ces lieux L'incorruptible ami que me laissent les dieux. On vous offre un Ă©poux, sans doute; mais j'ignore Tout ce qu'Ă Prusias Rome demande encore. Il craint de me parler, et je vois aujourd'hui Que la foi qui le lie est un fa
LesYeux de Sully Prudhomme (1839-1907) Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux, Des yeux sans nombre ont vu l'aurore ; Ils dorment au fond des tombeaux Et le soleil se lÚve encore. Les nuits plus douces que les jours Ont enchanté des yeux sans nombre ; Les étoiles brillent toujours Et les yeux se sont remplis d'ombre.
Lyrics Ensemble nous avons connu, VĂ©cu des jours heureux, Le moment est venu De se faire un dernier adieu, Sans une larme qui coule, Sans dĂ©tourner les yeux. Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Je garderai jusqu'Ă l'ultime souffle de ma vie Un souvenir de nous d'un passĂ© tendre et de folie Comme un jardin secret hantĂ© de nostalgie Mon fol, mon fol amour, mon fol amour Ici ou lĂ tant d'aventures on se rencontrera Ayant refait nos vies dans d'autres bras Je revivrai les moments forts d'un passĂ© mort sans toi Sans toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour On peut chasser le passĂ© d'un revers de la main Ni l'effacer de nos pensĂ©es Du jour au lendemain l'amour creuse un sillon profond dans les cĆurs orphelins Mon fol amour, mon fol amour Mon merveilleux et dĂ©lirant compagnon de parcours De ces saisons de nos passions Des bons et mauvais jours Qui survivront graver dans le ciment de l'inconscient de nos serments Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Amour tu m'as pris de lĂ les milles choses ignorĂ©es Et tu as pris mes annĂ©es tendres mes belles annĂ©es Moi souvient t'en, je t'ai aussi, sans rien te demander en retour Tout donner Ă mon tour, toi mon fol amour, toi mon fol amour Toi mon fol amour, Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour
Buyon iTunes: from Paulette Merval|Marcel Merkes « Paulette Merval & Marcel Merkes (Collection
CertifiĂ© 100% nofake Je rentrais tranquillement chez moi, et en traversant une place je vois deux filles genre lycĂ©ennes qui passent en sens inverse, l'une des deux est plutĂŽt jolie, mes yeux s'attardent sur son visage... Et lĂ , toujours en marchant, elle me regarde aussi... D'habitude je dĂ©tourne aussitĂŽt les yeux, mais cette fois j'ai dĂ©cidĂ© de ne pas me dĂ©gonfler et j'ai continuĂ© de soutenir son regard avec un air dĂ©contractĂ© ! Et soudain, elle s'avance vers moi avec sa pote en souriant... oh bordel, c'est vraiment en train de m'arriver ?? Et puis, tout en gloussant elle m'aborde - Bonjour monsieur ! DĂ©solĂ©e de vous demander ça mais vous auriez pas 1⏠pour que je prenne mon bus ? Hihi chuis vraiment dĂ©solééééee... ...... Je lui donne 1âŹ, je leur souhaite une excellente journĂ©e et je rentre chez moi
LAURENCE Je ne tâai pas dit dâenterrer un amour pour en exhumer un autre. ROMĂO. Je tâen prie, ne me gronde pas : celle que jâaime Ă prĂ©sent me rend faveur pour faveur, et amour pour amour ; lâautre nâagissait pas ainsi. LAURENCE. Oh ! elle voyait bien que ton amour dĂ©clamait sa leçon avant mĂȘme de savoir Ă©peler.
Mme de La Fayette - Romans et nouvelles La Princesse de Montpensier Pendant que la guerre civile dĂ©chirait la France sous le rĂšgne de Charles IX, l'amour ne laissait pas de trouver sa place parmi tant de dĂ©sordres et d'en causer beaucoup dans son empire. La fille unique du marquis de MĂ©ziĂšres, hĂ©ritiĂšre trĂšs considĂ©rable, et par ses grands biens, et par l'illustre maison d'Anjou dont elle Ă©tait descendue, Ă©tait promise au duc du Maine, cadet du duc de Guise, que l'on a depuis appelĂ© le BalafrĂ©. L'extrĂÂȘme jeunesse de cette grande hĂ©ritiĂšre retardait son mariage; et cependant le duc de Guise qui la voyait souvent, et qui voyait en elle les commencements d'une grande beautĂ©, en devĂnt amoureux et en fut aimĂ©. Ils cachĂšrent leur amour avec beaucoup de soin. Le duc de Guise, qui n'avait pas encore autant d'ambition qu'il en a eu depuis, souhaitait ardemment de l'Ă©pouser, mais la crainte du cardinal de Lorraine, qui lui tenait lieu de pĂšre, l'empĂÂȘchait de se dĂ©clarer. Les choses Ă©taient en cet Ă©tat, lorsque la maison de Bourbon, qui ne pouvait voir qu'avec envie l'Ă©lĂ©vation de celle de Guise, s'apercevant de l'avantage qu'elle recevrait de ce mariage, se rĂ©solut de le lui ĂÂŽter et d'en profiter elle-mĂÂȘme en faisant Ă©pouser cette hĂ©ritiĂšre au jeune prince de Montpensier. On travailla Ă l'exĂ©cution de ce dessein avec tant de succĂšs, que les parents de Mlle de MĂ©ziĂšres, contre les promesses qu'ils avaient faites au cardinal de Lorraine, se rĂ©solurent de la donner en mariage Ă ce jeune prince. Toute la maison de Guise fut extrĂÂȘmement surprise de ce procĂ©dĂ©, mais le duc en fut accablĂ© de douleur, et l'intĂ©rĂÂȘt de son amour lui fit recevoir, ce manquement de parole comme un affront insupportable. Son ressentiment Ă©clata bientĂÂŽt, malgrĂ© les rĂ©primandes du cardinal de Lorraine et du duc d'Aumale, ses oncles, qui ne voulaient pas s'opiniĂÂątrer Ă une chose qu'ils voyaient ne pouvoir empĂÂȘcher, et il s'emporta avec tant de violence, en prĂ©sence mĂÂȘme du jeune prince de Montpensier, qu'il en naquit entre eux une haine qui ne finit qu'avec leur vie. Mlle de MĂ©ziĂšres, tourmentĂ©e par ses parents d'Ă©pouser ce prince, voyant d'ailleurs qu'elle ne pouvait Ă©pouser le duc de Guise, et connaissant par sa vertu qu'il Ă©tait dangereux d'avoir pour beau-frĂšre un homme qu'elle eĂ»t souhaitĂ© pour mari, se rĂ©solut enfin de suivre le sentiment de ses proches et conjura M. de Guise de ne plus apporter d'obstacle Ă son mariage. Elle Ă©pousa donc le prince de Montpensier qui, peu de temps aprĂšs, l'emmena Ă Champigny, sĂ©jour ordinaire des princes de sa maison, pour l'ĂÂŽter de Paris oĂÂč apparemment tout l'effort de la guerre allait tomber. Cette grande ville Ă©tait menacĂ©e d'un siĂšge par l'armĂ©e des huguenots, dont le prince de CondĂ© Ă©tait le chef, et qui venait de dĂ©clarer la guerre au roi pour la seconde fois. Le prince de Montpensier, dans sa plus tendre jeunesse, avait fait une amitiĂ© trĂšs particuliĂšre avec le comte de Chabanes, qui Ă©tait un homme d'un ĂÂąge beaucoup plus avancĂ© que lui et d'un mĂ©rite extraordinaire. Ce comte avait Ă©tĂ© si sensible Ă l'estime et Ă la confiance de ce jeune prince, que, contre les engagements qu'il avait avec le prince de CondĂ©, qui lui faisait espĂ©rer des emplois considĂ©rables dans le parti des huguenots, il se dĂ©clara pour les catholiques, ne pouvant se rĂ©soudre Ă ĂÂȘtre opposĂ© en quelque chose Ă un homme qui lui Ă©tait si cher. Ce changement de parti n'ayant point d'autre fondement, l'on douta qu'il fĂ»t vĂ©ritable, et, la reine mĂšre, Catherine de MĂ©dicis, en eut de si grands soupçons que, la guerre Ă©tant dĂ©clarĂ©e par les huguenots, elle eut dessein de le faire arrĂÂȘter, mais le prince de Montpensier l'en empĂÂȘcha et emmena Chabanes Ă Champigny en s'y en allant avec sa femme. Le comte, ayant l'esprit fort doux et fort agrĂ©able, gagna bientĂÂŽt l'estime de la princesse de Montpensier, et en peu de temps, elle n'eut pas moins de confiance et d'amitiĂ© pour lui qu'en avait le prince son mari. Chabanes, de son cĂÂŽtĂ©, regardait avec admiration tant de beautĂ©, d'esprit et de vertu qui paraissaient en cette jeune princesse, et, se servant de l'amitiĂ© qu'elle lui tĂ©moignait, pour lui inspirer des sentiments d'une vertu extraordinaire et digne de la grandeur de sa naissance, il la rendit en peu de temps une des personnes du monde la plus achevĂ©e. Le prince Ă©tant revenu Ă la cour, oĂÂč la continuation de la guerre l'appelait, le comte demeura seul avec la princesse et continua d'avoir pour elle un respect et une amitiĂ© proportionnĂ©s Ă sa qualitĂ© et Ă son mĂ©rite. La confiance s'augmenta de part et d'autre; et Ă tel point du cĂÂŽtĂ© de la princesse de Montpensier, qu'elle lui apprit l'inclination qu'elle avait eue pour M. de Guise, mais elle lui apprit aussi en mĂÂȘme temps qu'elle Ă©tait presque Ă©teinte et qu'il ne lui en restait que ce qui Ă©tait nĂ©cessaire pour dĂ©fendre l'entrĂ©e de son coeur Ă une autre inclination, et que, la vertu se joignant Ă ce reste d'impression, elle n'Ă©tait capable que d'avoir du mĂ©pris pour ceux qui oseraient avoir de l'amour pour elle. Le comte qui connaissait la sincĂ©ritĂ© de cette belle princesse et qui lui voyait d'ailleurs des dispositions si opposĂ©es Ă la faiblesse de la galanterie, ne douta point de la vĂ©ritĂ© de ses paroles, et nĂ©anmoins il ne put se dĂ©fendre de tant de charmes qu'il voyait tous les jours de si prĂšs. Il devint passionnĂ©ment amoureux de cette princesse, et, quelque honte qu'il trouvĂÂąt Ă se laisser surmonter, il fallut cĂ©der et l'aimer de la plus violente et de la plus sincĂšre passion qui fĂ»t jamais. S'il ne fut pas maĂtre de son coeur, il le fut de ses actions. Le changement de son ĂÂąme n'en apporta point dans sa conduite et personne ne soupçonna son amour. Il prit un soin exact, pendant une annĂ©e entiĂšre, de le cacher Ă la princesse, et il crut qu'il aurait toujours le mĂÂȘme dĂ©sir de le lui cacher. L'amour fit en lui ce qu'il fait en tous les autres, il lui donna l'envie de parler et, aprĂšs tous les combats qui ont accoutumĂ© de se faire en pareilles occasions, il osa lui dire qu'il l'aimait, s'Ă©tant bien prĂ©parĂ© Ă essuyer les orages dont la fiertĂ© de cette princesse le menaçait. Mais il trouva en elle une tranquillitĂ© et une froideur pires mille fois que toutes les rigueurs Ă quoi il s'Ă©tait attendu. Elle ne prit pas la peine de se mettre en colĂšre contre lui. Elle lui reprĂ©senta en peu de mots la diffĂ©rence de leurs qualitĂ©s et de leur ĂÂąge, la connaissance particuliĂšre qu'il avait de sa vertu et de l'inclination quelle avait eue pour le duc de Guise, et surtout ce qu'il devait Ă l'amitiĂ© et Ă la confiance du prince son mari. Le comte pensa mourir Ă ses pieds de honte et de douleur. Elle tĂÂącha de le consoler en l'assurant qu'elle ne se souviendrait jamais de ce qu'il venait de lui dire, qu'elle ne se persuaderait jamais une chose qui lui Ă©tait si dĂ©savantageuse et qu'elle ne le regarderait jamais que comme son meilleur ami. Ces assurances consolĂšrent le comte, comme on se le peut imaginer. Il sentit le mĂ©pris des paroles de la princesse dans toute leur Ă©tendue, et, le lendemain, la revoyant avec visage aussi ouvert que de coutume, son affliction en redoubla de la moitiĂ©. Le procĂ©dĂ© de la princesse ne la diminua pas. Elle vĂ©cut avec lui avec la mĂÂȘme bontĂ© qu'elle avait accoutumĂ©. Elle lui reparla, quand l'occasion en fit naĂtre le discours, de l'inclination quelle avait eue pour le duc de Guise, et, la renommĂ©e commençant alors Ă publier les grandes qualitĂ©s qui paraissaient en ce prince, elle lui avoua qu'elle en sentait de la joie et qu'elle Ă©tait bien aise de voir qu'il mĂ©ritait les sentiments qu'elle avait eus pour lui. Toutes ces marques de confiance, qui avaient Ă©tĂ© si chĂšres au comte, lui devinrent insupportables. Il n'osait pourtant le tĂ©moigner Ă la princesse, quoiqu'il osĂÂąt bien la faire souvenir quelquefois de ce qu'il avait eu la hardiesse de lui dire. AprĂšs deux annĂ©es d'absence, la paix Ă©tant faite, le prince de Montpensier revint trouver la princesse sa femme, tout couvert de la gloire qu'il avait acquise au siĂšge de Paris et Ă la bataille de Saint-Denis. Il fut surpris de voir la beautĂ© de cette princesse dans une si grande perfection, et, par le sentiment d'une jalousie qui lui Ă©tait naturelle, il en eut quelque chagrin, prĂ©voyant bien qu'il ne serait pas seul Ă la trouver belle. Il eut beaucoup de joie de revoir le comte de Chabanes, pour qui son amitiĂ© n'Ă©tait point diminuĂ©e. Il lui demanda confidemment des nouvelles de l'esprit et de l'humeur de sa femme, qui lui Ă©tait quasi une personne inconnue, par le peu de temps qu'il avait demeurĂ© avec elle. Le comte, avec une sincĂ©ritĂ© aussi exacte que s'il n'eĂ»t point Ă©tĂ© amoureux, dit au prince tout ce qu'il connaissait en cette princesse capable de la lui faire aimer, et il avertit aussi Mme de Montpensier de toutes les choses qu'elle devait faire pour achever de gagner le coeur et l'estime de son mari. Enfin, la passion du comte le portait si naturellement Ă ne songer qu'Ă ce qui pouvait augmenter le bonheur et la gloire de cette princesse, qu'il oubliait sans peine l'intĂ©rĂÂȘt qu'ont les amants Ă empĂÂȘcher que les personnes qu'ils aiment ne soient dans une parfaite intelligence avec leurs maris. La paix ne fit que paraĂtre. La guerre recommença aussitĂÂŽt, par le dessein qu'eut le roi de faire arrĂÂȘter Ă Noyers le prince de CondĂ© et l'amiral de ChĂÂątillon, et, ce dessein ayant Ă©tĂ© dĂ©couvert, l'on commença de nouveau les prĂ©paratifs de la guerre, et le prince de Montpensier fut contraint de quitter sa femme pour se rendre oĂÂč son devoir l'appelait. Chabanes le suivit Ă la cour, s'Ă©tant entiĂšrement justifiĂ© auprĂšs de la reine. Ce ne fut pas sans une douleur extrĂÂȘme qu'il quitta la princesse qui, de son cĂÂŽtĂ©, demeura fort triste des pĂ©rils oĂÂč la guerre allait exposer son mari. Les chefs des huguenots s'Ă©taient retirĂ©s Ă La Rochelle. Le Poitou et la Saintonge Ă©tant dans leur parti, la guerre s'y alluma fortement et le roi y rassembla toutes ses troupes. Le duc d'Anjou, son frĂšre, qui fut depuis Henri III, y acquit beaucoup de gloire par plusieurs belles actions, et entre autres par la bataille de Jarnac, oĂÂč le prince de CondĂ© fut tuĂ©. Ce fut dans cette guerre que le duc de Guise commença Ă avoir des emplois considĂ©rables et Ă faire connaĂtre qu'il passait de beaucoup les grandes espĂ©rances qu'on avait conçues de lui. Le prince de Montpensier, qui le haĂÂŻssait, et comme son ennemi particulier, et comme celui de sa maison, ne voyait qu'avec peine la gloire de ce duc, aussi bien que l'amitiĂ© que lui tĂ©moignait le duc d'Anjou. AprĂšs que les deux armĂ©es se furent fatiguĂ©es par beaucoup de petits combats, d'un commun consentement on licencia les troupes pour quelque temps. Le duc d'Anjou demeura Ă Loches, pour donner ordre Ă toutes les places qui eussent pu ĂÂȘtre attaquĂ©es. Le duc de Guise y demeura avec lui et le prince de Montpensier, accompagnĂ© du comte de Chabanes, s'en retourna Ă Champigny, qui n'Ă©tait pas fort Ă©loignĂ© de lĂ . Le duc d'Anjou allait souvent visiter les places qu'il faisait fortifier. Un jour qu'il revenait Ă Loches par un chemin peu connu de ceux de sa suite, le duc de Guise, qui se vantait de le savoir, se mit Ă la tĂÂȘte de la troupe pour servir de guide, mais, aprĂšs avoir marchĂ© quelque temps, il s'Ă©gara et se trouva sur le bord dune petite riviĂšre qu'il ne reconnut pas lui-mĂÂȘme. Le duc d'Anjou lui fit la guerre de les avoir si mal conduits et, Ă©tant arrĂÂȘtĂ©s en ce lieu, aussi disposĂ©s Ă la joie qu'ont accoutumĂ© de l'ĂÂȘtre de jeunes princes, ils aperçurent un petit bateau qui Ă©tait arrĂÂȘtĂ© au milieu de la riviĂšre, et, comme elle n'Ă©tait pas large, ils distinguĂšrent aisĂ©ment dans ce bateau trois ou quatre femmes, et une entre autres qui leur sembla fort belle, qui Ă©tait habillĂ©e magnifiquement, et qui regardait avec attention deux hommes qui pĂÂȘchaient auprĂšs d'elle, Cette aventure donna une nouvelle joie Ă ces jeunes princes et Ă tous ceux de leur suite. Elle leur parut une chose de roman. Les uns disaient au duc de Guise qu'il les avait Ă©garĂ©s exprĂšs pour leur faire voir cette belle personne, les autres, qu'il fallait, aprĂšs ce qu'avait fait le hasard, qu'il en devĂnt amoureux, et le duc d'Anjou soutenait que c'Ă©tait lui qui devait ĂÂȘtre son amant. Enfin, voulant pousser l'aventure Ă bout, ils firent avancer dans la riviĂšre de leurs gens Ă cheval, le plus avant qu'Ă se put; pour crier Ă cette dame que c'Ă©tait monsieur d'Anjou qui eĂ»t bien voulu passer de l'autre cĂÂŽtĂ© de l'eau et qui priait qu'on le vĂnt prendre. Cette dame, qui Ă©tait la princesse de Montpensier, entendant dire que le duc d'Anjou Ă©tait lĂ et ne doutant point, Ă la quantitĂ© des gens qu'elle voyait au bord de l'eau, que ce ne fĂ»t lui, fit avancer son bateau pour aller du cĂÂŽtĂ© oĂÂč il Ă©tait. Sa bonne mine le lui fit bientĂÂŽt distinguer des autres, mais elle distingua encore plutĂÂŽt le duc de Guise. Sa vue lui apporta un trouble qui la fit un peu rougir et qui la fit paraĂtre aux yeux de ces princes dans une beautĂ© qu'ils crurent surnaturelle. Le duc de Guise la reconnut d'abord, malgrĂ© le changement avantageux qui s'Ă©tait fait en elle depuis les trois annĂ©es qu'il ne lavait vue. Il dit au duc d'Anjou qui elle Ă©tait, qui fut honteux d'abord de la libertĂ© qu'il avait prise, mais voyant Mme de Montpensier si belle, et cette aventure lui plaisant si fort, il se rĂ©solut de l'achever, et aprĂšs mille excuses et mille compliments, il inventa une affaire considĂ©rable, qu'il disait avoir au-delĂ de la riviĂšre et accepta l'offre qu'elle lui fit de le passer dans son bateau. Il y entra seul avec le duc de Guise, donnant ordre Ă tous ceux qui les suivaient d'aller passer la riviĂšre Ă un autre endroit et de les venir joindre Ă Champigny, que Mme de Montpensier leur dit qui n'Ă©tait qu'Ă deux lieues de lĂ . SitĂÂŽt qu'ils furent dans le bateau, le duc d'Anjou lui demanda Ă quoi ils devaient une si agrĂ©able rencontre et ce qu'elle faisait au milieu de la riviĂšre. Elle lui rĂ©pondit qu'Ă©tant partie de Champigny avec le prince son mari, dans le dessein de le suivre Ă la chasse, s'Ă©tant trouvĂ©e trop lasse, elle Ă©tait venue sur le bord de la riviĂšre oĂÂč la curiositĂ© de voir prendre un saumon, qui avait donnĂ© dans un filet, l'avait fait entrer dans ce bateaux. M. de Guise ne se mĂÂȘlait point dans la conversation, mais, sentant rĂ©veiller vivement dans son coeur tout ce que cette princesse y avait autrefois fait naĂtre; il pensait en lui-mĂÂȘme qu'il sortirait difficilement de cette aventure sans rentrer dans ses liens. Ils arrivĂšrent bientĂÂŽt au bord, oĂÂč ils trouvĂšrent les chevaux et les Ă©cuyers de Mme de Montpensier, qui l'attendaient. Le duc d'Anjou et le duc de Guise lui aidĂšrent Ă monter Ă cheval, oĂÂč elle se remit avec une grĂÂące admirable. Pendant tout le chemin, elle les entretint agrĂ©ablement de diverses choses. Ils ne furent pas moins surpris des charmes de son esprit qu'ils l'avaient Ă©tĂ© de sa beautĂ©, et ils ne purent s'empĂÂȘcher de lui faire connaĂtre qu'ils en Ă©taient extraordinairement surpris. Elle rĂ©pondit Ă leurs louanges avec toute la modestie imaginable, mais un peu plus froidement Ă celles du duc de Guise, voulant garder une fiertĂ© qui l'empĂÂȘchait de fonder aucune espĂ©rance sur l'inclination qu'elle avait eue pour lui. En arrivant dans la premiĂšre cour de Champigny, ils trouvĂšrent le prince de Montpensier, qui ne faisait que de revenir de la chasse. Son Ă©tonnement fut grand de voir marcher deux hommes Ă cĂÂŽtĂ© de sa femme, mais il fut extrĂÂȘme quand, s'approchant de plus prĂšs, il reconnut que c'Ă©tait le duc d'Anjou et le duc de Guise. La haine qu'il avait pour le dernier, se joignant Ă sa jalousie naturelle, lui fit trouver quelque chose de si dĂ©sagrĂ©able Ă voir ces princes avec sa femme, sans savoir comment ils s'y Ă©taient trouvĂ©s, ni ce qu'ils venaient faire en sa maison, qu'il ne put cacher le chagrin qu'il en avait. Il en rejeta adroitement la cause sur la crainte de ne pouvoir recevoir un si grand prince selon sa qualitĂ©, et comme il l'eĂ»t bien souhaitĂ©. Le comte de Chabanes avait encore plus de chagrin de voir M. de Guise auprĂšs de Mme de Montpensier, que M. de Montpensier n'en avait lui-mĂÂȘme. Ce que le hasard avait fait pour rassembler ces deux personnes lui semblait de si mauvais augure, qu'il pronostiquait aisĂ©ment que ce commencement de roman ne serait pas sans suite. Mme de Montpensier fit, le soir, les honneurs de chez elle avec le mĂÂȘme agrĂ©ment qu'elle faisait toutes choses. Enfin elle ne plut que trop Ă ses hĂÂŽtes. Le duc d'Anjou, qui Ă©tait fort galant et fort bien fait, ne put voir une fortune si digne de lui sans la souhaiter ardemment Il fut touchĂ© du mĂÂȘme mal que M. de Guise et, feignant toujours des affaires extraordinaires, il demeura deux jours Ă Champigny, sans ĂÂȘtre obligĂ© d'y demeurer que par les charmes de Mme de Montpensier, le prince son mari ne faisant point de violence pour l'y retenir. Le duc de Guise ne partit pas sans faire entendre Ă Mme de Montpensier qu'il Ă©tait pour elle ce qu'il avait Ă©tĂ© autrefois, et, comme sa passion n'avait Ă©tĂ© sue de personne, il lui dit plusieurs fois devant tout le monde, sans ĂÂȘtre entendu que d'elle, que son coeur n'Ă©tait point changĂ©. Et lui et le duc d'Anjou partirent de Champigny avec beaucoup de regret. Ils marchĂšrent longtemps tous deux dans un profond silence. Mais enfin le duc d'Anjou, s'imaginant tout d'un coup que ce qui faisait sa rĂÂȘverie, pouvait bien causer celle du duc de Guise, lui demanda brusquement s'il pensait aux beautĂ©s de la princesse de Montpensier. Cette demande si brusque, jointe Ă ce qu'avait dĂ©jĂ remarquĂ© le duc de Guise des sentiments du duc d'Anjou, lui fit voir qu'il serait infailliblement son rival et qu'il Ă©tait trĂšs important de ne pas dĂ©couvrir son amour Ă ce prince. Pour lui en ĂÂŽter tout soupçon, il lui rĂ©pondit en riant qu'il paraissait lui-mĂÂȘme si occupĂ© de la rĂÂȘverie dont il l'accusait, qu'il n'avait pas jugĂ© Ă propos de l'interrompre; que les beautĂ©s de la princesse de Montpensier n'Ă©taient pas nouvelles pour lui; qu'il s'Ă©tait accoutumĂ© Ă en supporter l'Ă©clat du temps qu'elle Ă©tait destinĂ©e Ă ĂÂȘtre sa belle-soeur, mais qu'il voyait bien que tout le monde n'en Ă©tait pas si peu Ă©bloui. Le duc d'Anjou lui avoua qu'il n'avait encore rien vu qui lui parĂ»t comparable Ă cette jeune princesse et qu'il sentait bien que sa vue lui pourrait ĂÂȘtre dangereuse, s'il y Ă©tait souvent exposĂ©. Il voulut faire convenir le duc de Guise qu'il sentait la mĂÂȘme chose, mais ce duc, qui commençait Ă se faire une affaire sĂ©rieuse de son amour, n'en voulut rien avouer. Ces princes s'en retournĂšrent Ă Loches, faisant souvent leur agrĂ©able conversation de l'aventure qui leur avait dĂ©couvert la princesse de Montpensier. Ce ne fut pas un sujet de si grand divertissement dans Champigny. Le prince de Montpensier Ă©tait mal content de tout ce qui Ă©tait arrivĂ©, sans qu'il en pĂ»t dire le sujet. Il trouvait mauvais que sa femme se fĂ»t trouvĂ©e dans ce bateau. Il lui semblait qu'elle avait reçu trop agrĂ©ablement ces princes, et, ce qui lui dĂ©plaisait le plus, Ă©tait d'avoir remarquĂ© que le duc de Guise l'avait regardĂ©e attentivement. Il en connut dĂšs ce moment une jalousie furieuse, qui le fit ressouvenir de l'emportement qu'il avait tĂ©moignĂ© lors de son mariage, et il eut quelque pensĂ©e que, dĂšs ce temps-lĂ mĂÂȘme, il en Ă©tait amoureux. Le chagrin que tous ces soupçons lui causĂšrent donnĂšrent de mauvaises heures Ă la princesse de Montpensier. Le comte de Chabanes, selon sa coutume, prit soin d'empĂÂȘcher qu'ils ne se brouillassent tout Ă fait, afin de persuader par lĂ Ă la princesse combien la passion qu'il avait pour elle Ă©tait sincĂšre et dĂ©sintĂ©ressĂ©e. Il ne put s'empĂÂȘcher de lui demander l'effet qu'avait produit en elle la vue du duc de Guise. Elle lui apprit quelle en avait Ă©tĂ© troublĂ©e par la honte du souvenir de l'inclination qu'elle lui avait autrefois tĂ©moignĂ©e; qu'elle l'avait trouvĂ© beaucoup mieux fait qu'il n'Ă©tait en ce temps-lĂ , et que mĂÂȘme il lui avait paru qu'il voulait lui persuader qu'il l'aimait encore, mais elle l'assura, en mĂÂȘme temps, que rien ne pouvait Ă©branler la rĂ©solution qu'elle avait prise de ne s'engager jamais. Le comte de Chabanes eut bien de la joie d'apprendre cette rĂ©solution, mais rien ne le pouvait rassurer sur le duc de Guise. Il tĂ©moigna Ă la princesse qu'il apprĂ©hendait extrĂÂȘmement que les premiĂšres impressions ne revinssent bientĂÂŽt, et il lui fit comprendre la mortelle douleur qu'il aurait, pour leur intĂ©rĂÂȘt commun, s'il la voyait un jour changer de sentiments. La princesse de Montpensier, continuant toujours son procĂ©dĂ© avec lui, ne rĂ©pondait presque pas Ă ce qu'il lui disait de sa passion et ne considĂ©rait toujours en lui que la qualitĂ© du meilleur ami du monde, sans lui vouloir faire l'honneur de prendre garde Ă celle d'amant. Les armĂ©es Ă©tant remises sur pied, tous les princes y retournĂšrent, et le prince de Montpensier trouva bon que sa femme s'en vĂnt Ă Paris, pour n'ĂÂȘtre plus si proche des lieux oĂÂč se faisait la guerre. Les huguenots assiĂ©gĂšrent la ville de Poitiers. Le duc de Guise s'y jeta pour la dĂ©fendre et il y fit des actions qui suffiraient seules pour rendre glorieuse une autre vie que la sienne. Ensuite la bataille de Moncontour se donna. Le duc d'Anjou, aprĂšs avoir pris Saint-Jean-dAngĂ©ly, tomba malade, et quitta en mĂÂȘme temps l'armĂ©e, soit par la violence de son mal, soit par l'envie qu'il avait de revenir goĂ»ter le repos et les douceurs de Paris, oĂÂč la prĂ©sence de la princesse de Montpensier n'Ă©tait pas la moindre raison qui l'attirĂÂąt. L'armĂ©e demeura sous le commandement du prince de Montpensier, et, peu de temps aprĂšs, la paix Ă©tant faite, toute la cour se trouva Ă Paris. La beautĂ© de la princesse effaça toutes celles qu'on avait admirĂ©es jusques alors. Elle attira les yeux de tout le monde par les charmes de son esprit et de sa personne. Le duc d'Anjou ne changea pas Ă Paris les sentiments qu'il avait conçus pour elle Ă Champigny. Il prit un soin extrĂÂȘme de le lui faire connaĂtre par toutes sortes de soins; prenant garde toutefois Ă ne lui en pas rendre des tĂ©moignages trop Ă©clatants, de peur de donner de la jalousie au prince son mari. Le duc de Guise acheva d'en devenir violemment amoureux, et voulant, par plusieurs raisons, tenir sa passion cachĂ©e, il se rĂ©solut de la lui dĂ©clarer d'abord, afin de s'Ă©pargner tous ces commencements qui font toujours naĂtre le bruit et l'Ă©clat. Etant un jour chez la reine Ă une heure oĂÂč, il y avait trĂšs peu de monde; la reine s'Ă©tant retirĂ©e pour parler d'affaires avec le cardinal de Lorraine, la princesse de Montpensier y arriva. Il se rĂ©solut de prendre ce moment pour lui parler, et, s'approchant d'elle Je vais vous surprendre, madame, lui dit il, et vous dĂ©plaire en vous apprenant que j'ai toujours conservĂ© cette passion qui vous a Ă©tĂ© connue autrefois, mais qui s'est si fort augmentĂ©e en vous revoyant, que ni votre sĂ©vĂ©ritĂ©, ni la haine de M. le prince de Montpensier, ni la concurrence du premier prince du royaume, ne sauraient lui ĂÂŽter un moment de sa violence. Il aurait Ă©tĂ© plus respectueux de vous la faire connaĂtre par mes actions que par mes paroles, mais, madame, mes actions l'auraient apprise Ă d'autres aussi bien qu'Ă vous et je souhaite que vous sachiez seule que je suis assez hardi pour vous adorer. La princesse fut d'abord si surprise et si troublĂ©e de ce discours, qu'elle ne songea pas Ă l'interrompre, mais ensuite, Ă©tant revenue Ă elle et commençant Ă lui rĂ©pondre, le prince de Montpensier entra. Le trouble et l'agitation Ă©taient peints sur le visage de la princesse, la vue de son mari acheva de l'embarrasser, de sorte quelle lui en laissa plus entendre que le duc de Guise ne lui en venait de dire. La reine sortit de son cabinet et le duc se retira pour guĂ©rir la jalousie de ce prince. La princesse de Montpensier trouva le soir dans l'esprit de son mari tout le chagrin imaginable. Il s'emporta contre elle avec des violences Ă©pouvantables, et lui dĂ©fendit de parler jamais au duc de Guise. Elle se retira bien triste dans son appartement et bien occupĂ©e des aventures qui lui Ă©taient arrivĂ©es ce jour-lĂ . Le jour suivant, elle revit le duc de Guise chez la reine, mais il ne l'aborda pas et se contenta de sortir un peu aprĂšs elle pour lui faire voir qu'il n'y avait que faire quand elle n'y Ă©tait pas. Il ne se passait point de jour qu'elle ne reçût mille marques cachĂ©es de la passion de ce duc, sans qu'il essayĂÂąt de lui en parler que lorsqu'il ne pouvait ĂÂȘtre vu de personne Comme elle Ă©tait bien persuadĂ©e de cette passion, elle commença, nonobstant toutes les rĂ©solutions quelle avait faites Ă Champigny, Ă sentir dans le fond de son coeur quelque chose de ce qui y avait Ă©tĂ© autrefois. [Le duc d'Anjou, de son cĂÂŽtĂ©, qui n'oubliait rien pour lui tĂ©moigner son amour en tous les lieux oĂÂč il la pouvait voir et qui la suivait continuellement chez la reine, sa mĂšre, et la princesse, sa soeur, en Ă©tait traitĂ© avec une rigueur Ă©trange et capable de guĂ©rir toute autre passion que la sienne.] On dĂ©couvrit, en ce temps-lĂ , que cette princesse, qui fut depuis la reine de Navarre, eut quelque attachement pour le duc de Guise; et ce qui le fit dĂ©couvrir davantage, fut le refroidissement qui parut du duc d'Anjou pour le duc de Guise. La princesse de Montpensier apprit cette nouvelle, qui ne lui fut pas indiffĂ©rente et qui lui fit sentir qu'elle prenait plus d'intĂ©rĂÂȘt au duc de Guise qu'elle ne pensait. M. de Montpensier, son beau-pĂšre, Ă©pousant alors Mlle de Guise, soeur de ce duc, elle Ă©tait contrainte de le voir souvent dans les lieux oĂÂč les cĂ©rĂ©monies des noces les appelaient l'un et l'autre. La princesse de Montpensier, ne pouvant plus souffrir qu'un homme que toute la France croyait amoureux de Madame, osĂÂąt lui dire qu'il l'Ă©tait d'elle, et se sentant offensĂ©e et quasi affligĂ©e de s'ĂÂȘtre trompĂ©e elle-mĂÂȘme, un jour que le duc de Guise la rencontra chez sa soeur, un peu Ă©loignĂ©e des autres et qu'il lui voulut parler de sa passion, elle l'interrompit brusquement et lui dit d'un ton de voix qui marquait sa colĂšre - Je ne comprends pas qu'il faille, sur le fondement d'une faiblesse dont on a Ă©tĂ© capable Ă treize ans, avoir l'audace de faire l'amoureux d'une personne comme moi, et surtout quand on l'est d'une autre Ă la vue de toute la cour. Le duc de Guise, qui avait beaucoup d'esprit et qui Ă©tait fort amoureux, n'eut besoin de consulter personne pour entendre tout ce que signifiait les paroles de la princesse. Il lui rĂ©pondit avec beaucoup de respect - J'avoue, madame, que j'ai eu tort de ne pas mĂ©priser l'honneur d'ĂÂȘtre beau-frĂšre de mon roi plutĂÂŽt que de vous laisser soupçonner un moment que je pouvais dĂ©sirer un autre coeur que le vĂÂŽtre, mais, si vous voulez me faire la grĂÂące de m'Ă©couter, je suis assurĂ© de me justifier auprĂšs de vous. La princesse de Montpensier ne rĂ©pondit point, mais elle ne s'Ă©loigna pas, et le duc de Guise, voyant quelle lui donnait l'audience qu'il souhaitait, lui apprit que; sans s'ĂÂȘtre attirĂ© les bonnes grĂÂąces de Madame par aucun soin, elle l'en avait honorĂ©; que, n'ayant nulle passion pour elle, il avait trĂšs mal rĂ©pondu Ă l'honneur qu'elle lui faisait, jusques Ă ce qu'elle lui eĂ»t donnĂ© quelque espĂ©rance de l'Ă©pouser; qu'Ă la vĂ©ritĂ© la grandeur oĂÂč ce mariage pouvait l'Ă©lever, l'avait obligĂ© de lui rendre plus de devoirs et que c'Ă©tait ce qui avait donnĂ© lieu au soupçon qu'en avaient eu le roi et le duc d'Anjou; que l'opposition de l'un ni de l'autre ne le dissuadait pas de son dessein, mais que, si ce dessein lui dĂ©plaisait, il l'abandonnait, dĂšs l'heure mĂÂȘme, pour n'y penser de sa vie. Le sacrifice que le duc de Guise faisait Ă la princesse, lui fit oublier toute la rigueur et toute la colĂšre avec laquelle elle avait commencĂ© de lui parler. Elle changea de discours et se mit Ă l'entretenir de la faiblesse qu'avait eue Madame de l'aimer la premiĂšre, et de l'avantage considĂ©rable qu'il recevrait en l'Ă©pousant. Enfin, sans rien dire d'obligeant au duc de Guise, elle lui fit revoir mille choses agrĂ©ables qu'il avait trouvĂ©es autrefois en Mlle de MĂ©ziĂšres. Quoiqu'ils ne se fussent point parlĂ© depuis longtemps, ils se trouvĂšrent accoutumĂ©s l'un Ă l'autre, et leurs coeurs se remirent aisĂ©ment dans un chemin qui ne leur Ă©tait pas inconnu. Ils finirent cette agrĂ©able conversation, qui laissa une sensible joie dans l'esprit du duc de Guise. La princesse n'en eut pas une petite de connaĂtre qu'il l'aimait vĂ©ritablement. Mais quand elle fut dans son cabinet, quelles rĂ©flexions ne fit-elle point sur la honte de s'ĂÂȘtre laissĂ© flĂ©chir si aisĂ©ment aux excuses du duc de Guise, sur l'embarras oĂÂč elle s'allait plonger en s'engageant dans une chose qu'elle avait regardĂ©e avec tant d'horreur et sur les effroyables malheurs oĂÂč la jalousie de son mari la pouvait jeter! Ces pensĂ©es lui firent faire de nouvelles rĂ©solutions, mais qui se dissipĂšrent dĂšs le lendemain par la vue du duc de Guise. Il ne manquait point de lui rendre un compte exact de ce qui se passait entre Madame et lui. La nouvelle alliance de leurs maisons lui donnait occasion de lui parler souvent. Mais il, n'avait pas peu de peine Ă la guĂ©rir de la jalousie que lui donnait la beautĂ© de Madame; contre laquelle il n'y avait point de serment qui la pĂ»t rassurer. Cette jalousie servait Ă la princesse de Montpensier Ă dĂ©fendre le reste de son coeur contre les soins du duc de Guise, qui en avait dĂ©jĂ gagnĂ© la plus grande partie. Le mariage du roi avec la fille de l'empereur Maximilien remplit la cour de fĂÂȘtes et de rĂ©jouissances. Le roi fit un ballet oĂÂč dansaient Madame et toutes les princesses. La princesse de Montpensier pouvait seule lui disputer le prix de la beautĂ©. Le duc d'Anjou dansait, une entrĂ©e de Maures, et le duc de Guise, avec quatre autres, Ă©tait de son entrĂ©e. Leurs habits Ă©taient tous pareils, comme le sont d'ordinaire les habits de ceux qui dansent une mĂÂȘme entrĂ©e. La premiĂšre fois que le ballet se dansa, le duc de Guise, devant que de danser, n'ayant pas encore son masque, dit quelques mots en passant Ă la princesse de Montpensier. Elle s'aperçut bien que le prince son mari y avait pris garde, ce qui la mit en inquiĂ©tude. Quelque temps aprĂšs, voyant le duc d'Anjou avec son masque et son habit de Maure qui venait pour lui parler, troublĂ©e de son inquiĂ©tude, elle crut que c'Ă©tait encore le duc de Guise et, s'approchant de lui - N'ayez, des yeux ce soir que pour Madame, lui dit-elle, je n'en serai point jalouse, je vous l'ordonne, on m'observe, ne m'approchez plus. Elle se retira sitĂÂŽt qu'elle eut achevĂ© ces paroles. Le duc d'Anjou en demeura accablĂ© comme d'un coup de tonnerre. Il vit dans ce moment qu'il avait un rival aimĂ©. Il comprit, par le nom de Madame, que ce rival Ă©tait le duc de Guise, et il ne put douter que la princesse sa soeur ne fĂ»t le sacrifice qui avait tendu la princesse de Montpensier favorable aux voeux de son rival. La jalousie, le dĂ©pit et la rage, se joignant Ă la haine qu'il avait dĂ©jĂ pour lui, firent dans son ĂÂąme tout ce qu'on peut imaginer de plus violent, et il eĂ»t donnĂ© sur l'heure quelque marque sanglante de son dĂ©sespoir, si la dissimulation qui lui Ă©tait naturelle ne fĂ»t venue Ă son secours et ne l'eĂ»t obligĂ©, par des raisons puissantes, en l'Ă©tat qu'Ă©taient les choses, Ă ne rien entreprendre contre le duc de Guise. Il ne put toutefois se refuser le plaisir de lui apprendre qu'il savait le secret de son amour; et, l'abordant en sortant de la salle oĂÂč l'on avait dansĂ© - C'est trop, lui dit-il, d'oser lever les yeux jusques Ă ma soeur et de m'ĂÂŽter ma maĂtresse. La considĂ©ration du roi m'empĂÂȘche d'Ă©clater, mais souvenez-vous que la perte de votre vie sera peut-ĂÂȘtre la moindre chose dont je punirai quelque jour votre tĂ©mĂ©ritĂ©. La fiertĂ© du duc de Guise n'Ă©tait pas accoutumĂ©e Ă de telles menaces. Il ne put nĂ©anmoins y rĂ©pondre, parce que le roi, qui sortait en ce moment, les appela tous deux, mais elles gravĂšrent dans son coeur un dĂ©sir de vengeance qu'il travailla toute sa vie Ă satisfaire. DĂšs le mĂÂȘme soir, le duc d'Anjou lui rendit toutes sortes de mauvais offices auprĂšs du roi. Il lui persuada que jamais Madame ne consentirait d'ĂÂȘtre mariĂ©e avec le roi de Navarre avec qui on proposait de la marier, tant que l'on souffrirait que le duc de Guise l'approchĂÂąt, et qu'il Ă©tait honteux de souffrir qu'un de ses sujets, pour satisfaire Ă sa vanitĂ©, apportĂÂąt de l'obstacle Ă une chose qui devait donner la paix Ă la France. Le roi avait dĂ©jĂ assez d'aigreur contre le duc de Guise. Ce discours l'augmenta si fort que, le voyant le lendemain comme il se prĂ©sentait pour entrer au bal chez la reine, parĂ© d'un nombre infini de pierreries, mais plus parĂ© encore de sa bonne mine, il se mit Ă l'entrĂ©e de la porte et lui demanda brusquement oĂÂč il allait. Le duc, sans s'Ă©tonner, lui dit qu'il venait pour lui rendre ses trĂšs humbles services; Ă quoi le roi rĂ©pliqua qu'il n'avait pas besoin de ceux qu'il lui rendait, et se tourna sans le regarder. Le duc de Guise ne laissa pas d'entrer dans la salle, outrĂ© dans le coeur, et contre le roi, et contre le duc d'Anjou. Mais sa douleur augmenta sa fiertĂ© naturelle et, par une maniĂšre de dĂ©pit, il s'approcha beaucoup plus de Madame qu'il n'avait accoutumĂ©; joint que ce que lui avait dit le duc d'Anjou de la princesse de Montpensier l'empĂÂȘchait de jeter les yeux sur elle. Le duc d'Anjou les observait soigneusement l'un et l'autre. Les yeux de cette princesse laissaient voir malgrĂ© elle quelque chagrin lorsque le duc de Guise parlait Ă Madame. Le duc d'Anjou, qui avait compris par ce quelle lui avait dit en le prenant pour M. de Guise, qu'elle avait de la jalousie, espĂ©ra de les brouiller et, se mettant auprĂšs d'elle C'est pour votre intĂ©rĂÂȘt, madame, plutĂÂŽt que pour le mien, lui dit-il, que je m'en vais vous apprendre que le duc de Guise ne mĂ©rite pas que vous l'ayez choisi Ă mon prĂ©judice. Ne m'interrompez point, je vous prie, pour me dire le contraire d'une vĂ©ritĂ© que je ne sais que trop. Il vous trompe, madame, et vous sacrifie Ă ma soeur, comme il vous l'a sacrifiĂ©e. C'est un homme qui n'est capable que d'ambition mais, puisqu'il a eu le bonheur de vous plaire, c'est assez. Je ne m'opposerai point Ă une fortune que je mĂ©ritais, sans doute, mieux que lui. Je men rendrais indigne si je m'opiniĂÂątrais davantage Ă la conquĂÂȘte d'un coeur qu'un autre possĂšde. C'est trop de n'avoir pu attirer que votre indiffĂ©rence. Je ne veux pas y faire succĂ©der la haine en vous importunant plus longtemps de la plus fidĂšle passion qui fut jamais. Le duc d'Anjou, qui Ă©tait effectivement touchĂ© d'amour et de douleur, put Ă peine achever ces paroles, et, quoiqu'il eĂ»t commencĂ© son discours dans un esprit de dĂ©pit et de vengeance, il s'attendrit, en considĂ©rant la beautĂ© de la princesse et la perte qu'il faisait en perdant l'espĂ©rance d'en ĂÂȘtre aimĂ©, de sorte que, sans attendre sa rĂ©ponse, il sortit du bal, feignant de se trouver mal, et s'en alla chez lui rĂÂȘver Ă son malheur. La princesse de Montpensier demeura affligĂ©e et troublĂ©e, comme on se le peut imaginer. Voir sa rĂ©putation et le secret de sa vie entre les mains d'un prince qu'elle avait maltraitĂ© et apprendre par lui, sans pouvoir en douter, qu'elle Ă©tait trompĂ©e par son amant, Ă©taient des choses peu capables de lui laisser la libertĂ© d'esprit que demandait un lieu destinĂ© Ă la joie. Il fallut pourtant demeurer en ce lieu et aller souper ensuite chez la duchesse de Montpensier, sa belle-mĂšre, qui l'emmena avec elle. Le duc de Guise, qui mourait d'impatience de lui conter ce que lui avait dit le duc d'Anjou le jour prĂ©cĂ©dent, la suivit chez sa soeur. Mais quel fut son Ă©tonnement lorsque, voulant entretenir cette belle princesse, il trouva qu'elle ne lui parlait que pour lui faire des reproches Ă©pouvantables! Et le dĂ©pit lui faisait faire ces reproches si confusĂ©ment, qu'il n'y pouvait rien comprendre, sinon qu'elle l'accusait d'infidĂ©litĂ© et de trahison. AccablĂ© de dĂ©sespoir de trouver une si grande augmentation de douleur oĂÂč il avait espĂ©rĂ© de se consoler de tous ses ennuis et aimant cette princesse avec une passion qui ne pouvait plus le laisser vivre dans l'incertitude d'en ĂÂȘtre aimĂ©, il se dĂ©termina tout d'un coup - Vous serez satisfaite, madame, lui dit-il. Je m'en vais faire pour vous ce que toute la puissance royale n'aurait pu obtenir de moi. Il men coĂ»tera ma fortune, mais c'est peu de chose pour vous satisfaire. Sans demeurer davantage chez la duchesse sa soeur, il s'en alla trouver, Ă l'heure mĂÂȘme, les cardinaux, ses oncles et, sur le prĂ©texte du mauvais traitement qu'il avait reçu du roi, il leur fit voir une si grande nĂ©cessitĂ© pour sa fortune Ă faire paraĂtre qu'il n'avait aucune pensĂ©e d'Ă©pouser Madame, qu'il les obligea Ă conclure son mariage avec la princesse de Portien, duquel on avait dĂ©jĂ parlĂ©. La nouvelle de ce mariage fut aussitĂÂŽt sue par tout Paris. Tout le monde fut surpris, et la princesse de Montpensier en fut touchĂ©e de joie et de douleur. Elle fut bien aise de voir par lĂ le pouvoir qu'elle avait sur le duc de Guise et elle fut fĂÂąchĂ©e en mĂÂȘme temps de lui avoir fait abandonner une chose aussi avantageuse que le mariage de Madame. Le duc de Guise, qui voulait au moins que l'amour le rĂ©compensĂÂąt de ce qu'il perdait du cĂÂŽtĂ© de la fortune, pressa la princesse de lui donner une audience particuliĂšre pour s'Ă©claircir des reproches injustes qu'elle lui avait faits. Il obtint qu'elle se trouverait chez la duchesse de Montpensier, sa soeur, Ă une heure que cette duchesse n'y serait pas et qu'il pourrait l'entretenir en particulier. Le duc de Guise eut la joie de se pouvoir jeter Ă ses pieds, de lui parler en libertĂ© de sa passion et de lui dire ce qu'il avait souffert de ses soupçons. La princesse ne pouvait s'ĂÂŽter de l'esprit ce que lui avait dit le duc d'Anjou, quoique le procĂ©dĂ© du duc de Guise la dĂ»t absolument rassurer. Elle lui apprit le juste sujet qu'elle avait de croire qu'il l'avait trahie, puisque le duc d'Anjou savait ce qu'il ne pouvait avoir appris que de lui. Le duc de Guise ne savait par oĂÂč se dĂ©fendre et Ă©tait aussi embarrassĂ© que la princesse de Montpensier Ă deviner ce qui avait pu dĂ©couvrir leur intelligence. Enfin, dans la suite de leur conversation, comme elle lui remontrait qu'il avait eu tort de prĂ©cipiter son mariage avec la princesse de Portien et d'abandonner celui de Madame, qui lui Ă©tait si avantageux, elle lui dit qu'il pouvait bien juger qu'elle n'en eĂ»t eu aucune jalousie, puisque, le jour du ballet, elle-mĂÂȘme l'avait conjurĂ© de n'avoir des yeux que pour Madame. Le duc de Guise lui dit qu'elle avait eu l'intention de lui faire ce commandement, mais qu'assurĂ©ment elle ne [le] lui avait pas fait. La princesse lui soutint le contraire. Enfin, Ă force de disputer et d'approfondir, ils trouvĂšrent qu'il fallait qu'elle se fĂ»t trompĂ©e dans la ressemblance des habits et qu'elle-mĂÂȘme eĂ»t appris au duc d'Anjou ce qu'elle accusait le duc de Guise de lui avoir appris. Le duc de Guise, qui Ă©tait presque justifiĂ© dans son esprit par son mariage, le fut entiĂšrement par cette conversation. Cette belle princesse ne put refuser son coeur. Ă un homme qui l'avait possĂ©dĂ© autrefois et qui venait de tout abandonner pour elle. Elle consentit donc Ă recevoir ses voeux et lui permit de croire qu'elle n'Ă©tait pas insensible Ă sa passion. L'arrivĂ©e de la duchesse de Montpensier, sa belle-mĂšre, finit cette conversation et empĂÂȘcha le duc de Guise de lui faire voir les transports de sa joie. Quelque temps aprĂšs, la cour sen allant Ă Blois, oĂÂč la princesse de Montpensier la suivit, le mariage de Madame avec le roi de Navarre y fut conclu. Le duc de Guise, ne connaissant plus de grandeur ni de bonne fortune que celle d'ĂÂȘtre aimĂ© de la princesse, vit avec joie la conclusion de ce mariage, qui l'aurait comblĂ© de douleur dans un autre temps. Il ne pouvait si bien cacher son amour que le prince de Montpensier n'en entrevĂt quelque chose, lequel, n'Ă©tant plus maĂtre de sa jalousie, ordonna Ă la princesse sa femme de s'en aller Ă Champigny. Ce commandement lui fut bien rude; il fallut pourtant obĂ©ir. Elle trouva moyen de dire adieu en particulier au duc de Guise, mais elle se trouva bien embarrassĂ©e Ă lui donner des moyens sĂ»rs pour lui Ă©crire. Enfin, aprĂšs avoir bien cherchĂ©, elle jeta les yeux sur le comte de Chabanes, qu'elle comptait toujours pour son ami, sans considĂ©rer qu'il Ă©tait son amant. Le duc de Guise, qui savait Ă quel point ce comte Ă©tait ami du prince de Montpensier, fut Ă©pouvantĂ© qu'elle le choisit pour son confident, mais elle lui rĂ©pondu si bien de sa fidĂ©litĂ©, qu'elle le rassura. Il se sĂ©para d'elle avec toute la douleur que peut causer l'absence d'une personne que l'on aime passionnĂ©ment. Le comte de Chabanes, qui avait toujours Ă©tĂ© malade Ă Paris pendant le sĂ©jour de la princesse de Montpensier Ă Blois, sachant qu'elle s'en allait Ă Champigny, la fut trouver sur le chemin pour s'en aller avec elle. Elle lui fit mille caresses et mille amitiĂ©s et lui tĂ©moigna une impatience extraordinaire de s'entretenir en particulier, dont il fut d'abord charmĂ©. Mais quel fut son Ă©tonnement et sa douleur, quand il trouva que cette impatience n'allait qu'Ă lui conter qu'elle Ă©tait passionnĂ©ment aimĂ©e du duc de Guise et qu'elle l'aimait de la mĂÂȘme sorte! Son Ă©tonnement et sa douleur ne lui permirent pas de rĂ©pondre. La princesse, qui Ă©tait pleine de sa passion et qui trouvait un soulagement extrĂÂȘme Ă lui en parler, ne prit pas garde Ă son silence et se mit Ă lui conter jusques aux plus petites circonstances de son aventure. Elle lui dit comme le duc de Guise et elles Ă©taient convenus de recevoir par son moyen les lettres qu'ils devaient s'Ă©crire, Ce fut le dernier coup pour le comte de Chabanes de voir que sa maĂtresse voulait qu'il servĂt son rival et qu'elle lui en faisait la proposition comme d'une chose qui lui devait ĂÂȘtre agrĂ©able. Il Ă©tait si absolument maĂtre de lui-mĂÂȘme, qu'il lui cacha tous ses sentiments. Il lui tĂ©moigna seulement la surprise oĂÂč il Ă©tait de voir en elle un si grand changement. Il espĂ©ra d'abord que ce changement, qui lui ĂÂŽtait toutes ses espĂ©rances, lui ĂÂŽterait aussi toute sa passion, mais il trouva cette princesse si charmante, sa beautĂ© naturelle Ă©tant encore de beaucoup augmentĂ©e par une certaine grĂÂące que lui avait donnĂ©e l'air de la cour, qu'il sentit qu'il l'aimait plus que jamais. Toutes les confidences qu'elle lui faisait sur la tendresse et sur la dĂ©licatesse de ses sentiments pour le duc de Guise, lui faisaient voir le prix du coeur de cette princesse et lui donnaient un dĂ©sir de le possĂ©der. Comme sa passion Ă©tait la plus extraordinaire du monde, elle produisit l'effet du monde le plus extraordinaire, car elle le fit rĂ©soudre de porter Ă sa maĂtresse les lettres de son rival. L'absence du duc de Guise donnait un chagrin mortel Ă la princesse de Montpensier; et, n'espĂ©rant de soulagement que par ses lettres, elle tourmentait incessamment le comte de Chabanes pour savoir s'il n'en recevait point et se prenait quasi Ă lui de n'en avoir pas assez tĂÂŽt. Enfin, il en reçut par un gentilhomme du duc de Guise et il les lui apporta Ă l'heure mĂÂȘme, pour ne lui retarder pas sa joie d'un moment. Celle qu'elle eut de les recevoir fut extrĂÂȘme. Elle ne prit pas le soin de la lui cacher et lui fit avaler Ă longs traits tout le poison imaginable en lui lisant ces lettres et la rĂ©ponse tendre et galante qu'elle y faisait. Il porta cette rĂ©ponse au gentilhomme avec la mĂÂȘme fidĂ©litĂ© avec laquelle il avait rendu la lettre Ă la princesse, mais avec plus de douleur. Il se consola pourtant un peu dans la pensĂ©e que cette princesse ferait quelque rĂ©flexion sur ce qu'il faisait pour elle et qu'elle lui en tĂ©moignerait de la reconnaissance. La trouvant de jour en jour plus rude pour lui, par le chagrin qu'elle avait d'ailleurs, il prit la libertĂ© de la supplier de penser un peu Ă ce qu'elle lui faisait souffrir. La princesse, qui n'avait dans la tĂÂȘte que le duc de Guise et qui ne trouvait que lui seul digne de l'adorer, trouva si mauvais qu'un autre que lui osĂÂąt penser Ă elle, qu'elle maltraita bien plus le comte de Chabanes en cette occasion qu'elle n'avait fait la premiĂšre fois qu'il lui avait parlĂ© de son amour. Quoique sa passion, aussi bien que sa patience, fĂ»t extrĂÂȘme et Ă toutes Ă©preuves, il quitta la princesse et s'en alla chez un de ses amis, dans le voisinage de Champigny, d'oĂÂč il lui Ă©crivit avec toute la rage que pouvait causer un si Ă©trange procĂ©dĂ©, mais nĂ©anmoins avec tout le respect qui Ă©tait dĂ» Ă sa qualitĂ©, et, par sa lettre, il lui disait un Ă©ternel adieu. La princesse commença Ă se repentir d'avoir si peu mĂ©nagĂ© un homme sur qui elle avait tant de pouvoir; et, ne pouvant se rĂ©soudre Ă le perdre, non seulement Ă cause de l'amitiĂ© qu'elle avait pour lui, mais aussi par l'intĂ©rĂÂȘt de son amour, pour lequel il lui Ă©tait tout Ă fait nĂ©cessaire, elle lui manda qu'elle voulait absolument lui parler encore une fois et aprĂšs cela; qu'elle le laissait libre de faire ce qu'il lui plairait. L'on est bien faible quand on est amoureux. Le comte revint et, en moins d'une heure, la beautĂ© de la princesse de Montpensier, son esprit et quelques paroles obligeantes le rendirent plus soumis qu'il n'avait jamais Ă©tĂ©, et il lui donna mĂÂȘme des lettres du duc de Guise qu'il venait de recevoir. Pendant ce temps, l'envie qu'on eut Ă la cour d'y faire venir les chefs du parti huguenot, pour cet horrible dessein qu'on exĂ©cuta le jour de la S. BarthĂ©lemy, fit que le roi, pour les mieux tromper, Ă©loigna de lui tous les princes de la maison de Bourbon et tous ceux de la maison de Guise. Le prince de Montpensier s'en retourna Ă Champigny pour achever d'accabler la princesse sa femme par sa prĂ©sence. Le duc de Guise s'en alla Ă la campagne chez le cardinal de Lorraine, son oncle. L'amour et l'oisivetĂ© mirent dans son esprit un si violent dĂ©sir de voir la princesse de Montpensier, que, sans considĂ©rer ce qu'il hasardait pour elle et pour lui, il feignit un voyage et, laissant tout son train dans une petite ville, il prit avec lui ce seul gentilhomme qui avait dĂ©jĂ fait plusieurs voyages Ă Champigny et il s'y en alla en poste. Comme il n'avait point d'autre adresse que celle du comte de Chabanes, il lui fit Ă©crire un billet par ce mĂÂȘme gentilhomme par lequel ce gentilhomme le priait de le venir trouver en un lieu qu'il lui marquait. Le comte de Chabanes, croyant que c'Ă©tait seulement pour recevoir des lettres du duc de Guise, l'alla trouver, mais il fut extrĂÂȘmement surpris quand il vit le duc de Guise et il n'en fut pas moins affligĂ©. Ce duc, occupĂ© de son dessein, ne prit non plus garde Ă l'embarras du comte que la princesse de Montpensier avait fait Ă son silence lorsqu'elle lui avait contĂ© son amour. Il se mit Ă lui exagĂ©rer sa passion et Ă lui faire comprendre qu'il mourrait infailliblement, s'il ne lui faisait obtenir de la princesse la permission de la voir. Le comte de Chabanes lui rĂ©pondit froidement qu'il dirait Ă cette princesse tout ce qu'il souhaitait qu'il lui dĂt et qu'il viendrait lui en rendre rĂ©ponse. Il s'en retourna Ă Champigny, combattu de ses propres sentiments, mais avec une violence qui lui ĂÂŽtait quelquefois toute sorte de connaissance. Souvent il prenait rĂ©solution de renvoyer le duc de Guise sans le dire Ă la princesse de Montpensier, mais la fidĂ©litĂ© exacte qu'il lui avait promise, changeait aussitĂÂŽt sa rĂ©solution. Il arriva auprĂšs d'elle sans savoir ce qu'il devait faire; et, apprenant que le prince de Montpensier Ă©tait Ă la chasse, il alla droit Ă l'appartement de la princesse qui, le voyant troublĂ©, fit retirer aussitĂÂŽt ses femmes pour savoir le sujet de ce trouble. Il lui dit, en se modĂ©rant le plus qu' lui fut possible, que le duc de Guise Ă©tait Ă une lieue de Champigny et qu'il souhaitait passionnĂ©ment de la voir. La princesse fit un grand cri Ă cette nouvelle, et son embarras ne fut guĂšre moindre que celui du comte. Son amour lui prĂ©senta d'abord la joie qu'elle aurait de voir un homme qu'elle aimait si tendrement. Mais, quand elle pensa combien cette action Ă©tait contraire Ă sa vertu et qu'elle ne pouvait voir son amant qu'en le faisant entrer la nuit chez elle Ă l'insu de son mari, elle se trouva dans une extrĂ©mitĂ© Ă©pouvantable. Le comte de Chabanes attendait sa rĂ©ponse comme une chose qui allait dĂ©cider de sa vie ou de sa mort. Jugeant de l'incertitude de la princesse par son silence, il prit la parole pour lui reprĂ©senter tous les pĂ©rils oĂÂč elle s'exposerait par cette entrevue. Et, voulant lui faire voir qu'il ne lui tenait pas ce discours pour ses intĂ©rĂÂȘts, il lui dit - Si aprĂšs tout ce que je viens de vous reprĂ©senter, Madame, votre passion est la plus forte et que vous dĂ©siriez voir le duc de Guise, que ma considĂ©ration ne vous en empĂÂȘche point, si celle de votre intĂ©rĂÂȘt ne le fait pas. Je ne veux point priver d'une si grande satisfaction une personne que j'adore, ni ĂÂȘtre cause qu'elle cherche des personnes moins fidĂšles que moi pour se la procurer. Oui, madame, si vous le voulez, j'irai quĂ©rir le duc de Guise dĂšs ce soir; car il est trop pĂ©rilleux de le laisser plus longtemps oĂÂč il est, et je l'amĂšnerai dans votre appartement. - Mais par oĂÂč et comment? interrompit la princesse. - Ah! Madame, s'Ă©cria le comte, c'en est fait, puisque vous ne dĂ©libĂ©rez plus que sur les moyens. Il viendra, madame, ce bienheureux amant. Je l'amĂšnerai par le parc; donnez ordre seulement Ă celle de vos femmes Ă qui vous vous fiez le plus, qu'elle baisse, prĂ©cisĂ©ment Ă minuit, le petit pont-levis qui donne de votre antichambre dans le parterre, et ne vous inquiĂ©tez pas du reste. En achevant ces paroles, il se leva; et, sans attendre d'autre consentement de la princesse de Montpensier, il remonta Ă cheval et vint trouver le duc de Guise qui l'attendait avec une impatience extrĂÂȘme. La princesse de Montpensier demeura si troublĂ©e, qu'elle fut quelque temps sans revenir Ă elle. Son premier mouvement fut de faire rappeler le comte de Chabanes pour lui dĂ©fendre d'amener le duc de Guise, mais elle n'en eut pas la force. Elle pensa que, sans le rappeler, elle n'avait qu'Ă ne point faire abaisser le pont. Elle crut qu'elle continuerait dans cette rĂ©solution. Quand l'heure de l'assignation approcha, elle ne put rĂ©sister davantage Ă l'envie de voir un amant qu'elle croyait si digne d'elle, et elle instruisit une de ses femmes de tout ce qu'il fallait faire pour introduire le duc de Guise dans son appartement. Cependant, et ce duc, et le comte de Chabanes, approchaient de Champigny, mais dans un Ă©tat bien diffĂ©rent. Le duc abandonnait son ĂÂąme Ă la joie et Ă tout ce que l'espĂ©rance inspire de plus agrĂ©able, et le comte s'abandonnait Ă un dĂ©sespoir et Ă une rage qui le poussĂšrent mille fois Ă donner de son Ă©pĂ©e au travers du corps de son rival. Enfin ils arrivĂšrent au parc de Champigny, oĂÂč ils laissĂšrent leurs chevaux Ă l'Ă©cuyer du duc de Guise, et, passant par des brĂšches qui Ă©taient aux murailles, ils vinrent dans le parterre. Le comte de Chabanes, au milieu de son dĂ©sespoir, avait toujours quelque espĂ©rance que la raison reviendrait Ă la princesse de Montpensier et qu'elle prendrait enfin la rĂ©solution de ne point voir le duc de Guise. Quand il vit ce petit pont abaissĂ©, ce fut alors qu'il ne put douter du contraire, et ce fut aussi alors qu'il fut tout prĂÂȘt Ă se porter aux derniĂšres extrĂ©mitĂ©s. Mais, venant Ă penser que, s'il faisait du bruit, il serait ouĂÂŻ apparemment du prince de Montpensier, dont l'appartement donnait sur le mĂÂȘme parterre, et que tout ce dĂ©sordre tomberait ensuite sur la personne qu'il aimait le plus, sa rage se calma Ă l'heure mĂÂȘme, et il acheva de conduire le duc de Guise aux pieds de sa princesse. Il ne put se rĂ©soudre Ă ĂÂȘtre tĂ©moin de leur conversation, quoique la princesse lui tĂ©moignĂÂąt le souhaiter, et qu'il l'eĂ»t bien souhaitĂ© lui-mĂÂȘme. Il se retira dans un petit passage qui Ă©tait du cĂÂŽtĂ© de l'appartement du prince de Montpensier, ayant dans l'esprit les plus tristes pensĂ©es qui aient jamais occupĂ© l'esprit d'un amant. Cependant, quelque peu de bruit qu'ils eussent fait en passant sur le pont, le prince de Montpensier qui, par malheur, Ă©tait Ă©veillĂ© dans ce moment l'entendit et fit lever un de ses valets de chambre pour voir ce que c'Ă©tait. Le valet de chambre mit la tĂÂȘte Ă la fenĂÂȘtre et, au travers de l'obscuritĂ© de la nuit, il aperçut que le pont Ă©tait abaissĂ©. Il en avertit son maĂtre qui lui commanda en mĂÂȘme temps d'aller dans le parc voir ce que ce pouvait ĂÂȘtre. Un moment aprĂšs, il se leva lui-mĂÂȘme, Ă©tant inquiĂ©tĂ© de ce qu'il lui semblait avoir ouĂÂŻ marcher quelqu'un, et il s'en vint droit Ă l'appartement de la princesse, sa femme, qui rĂ©pondait sur le pont. Dans le moment qu'il approchait de ce petit passage oĂÂč Ă©tait le comte de Chabanes, la princesse de Montpensier, qui avait quelque honte de se trouver seule avec le duc de Guise, pria plusieurs fois le comte d'entrer dans sa chambre. Il s'en excusa toujours et, comme elle l'en pressait davantage, possĂ©dĂ© de rage et de fureur, il lui rĂ©pondit si haut, qu'il fut ouĂÂŻ du prince de Montpensier, mais si confusĂ©ment que ce prince entendit seulement la voix d'un homme, sans distinguer celle du comte. Une pareille aventure eĂ»t donnĂ© de l'emportement Ă un esprit, et plus tranquille, et moins jaloux. Aussi mit-elle d'abord l'excĂšs de la rage et de la fureur, dans celui du prince. Il heurta aussitĂÂŽt Ă la porte avec impĂ©tuositĂ© et, criant pour se faire ouvrir il donna la plus cruelle surprise du monde Ă la princesse, au duc de Guise et au comtĂ© de Chabanes. [Ce] dernier, entendant la voix du prince, comprit d'abord qu'il Ă©tait impossible de l'empĂÂȘcher de croire qu'il n'y eĂ»t quelqu'un dans la chambre de la princesse sa femme et, la grandeur de sa passion lui montrant en ce moment que, s'il y trouvait le duc de Guise, Mme de Montpensier aurait la douleur de le voir tuer Ă ses yeux et que la vie mĂÂȘme de cette princesse ne serait pas en sĂ»retĂ©, il se rĂ©solut, par une gĂ©nĂ©rositĂ© sans exemple, de s'exposer pour sauver une maĂtresse ingrate et un rival aimĂ©. Pendant que le prince de Montpensier donnait mille coups Ă la porte, il vint au duc de Guise, qui ne savait quelle rĂ©solution prendre, et il le mit entre les mains de cette femme de Mme de Montpensier qui l'avait fait entrer par le pont, pour le faire sortir par le mĂÂȘme lieu, pendant qu'il s'exposerait Ă la fureur du prince. A peine le duc Ă©tait hors l'antichambre que le prince, ayant enfoncĂ© la porte du passage, entra dans la chambre comme un homme possĂ©dĂ© de fureur et qui cherchait sur qui la faire Ă©clater. Mais quand il ne vit que le comte de Chabanes, et qu'il le vit immobile, appuyĂ© sur la table, avec un visage oĂÂč la tristesse Ă©tait peinte, il demeura immobile lui-mĂÂȘme et la surprise de trouver, et seul, et la nuit, dans la chambre de sa femme l'homme du monde qu'il aimait le mieux, le mit hors d'Ă©tat de pouvoir parler. La princesse Ă©tait Ă demi Ă©vanouie sur des carreaux et jamais peut-ĂÂȘtre la fortune n'a mis trois personnes en des Ă©tats si pitoyables. Enfin le prince de Montpensier, qui ne croyait pas voir ce qu'il voyait, et qui voulait dĂ©mĂÂȘler ce chaos oĂÂč il venait de tomber, adressant la parole au comte, d'un ton qui faisait voir qu'il avait encore de l'amitiĂ© pour lui - Que vois-je? lui dit-il. Est-ce une illusion ou une vĂ©ritĂ©? Est-il possible qu'un homme que j'ai aimĂ© si chĂšrement choisisse ma femme entre toutes les autres femmes pour la sĂ©duire? Et vous, Madame, dit-il Ă la princesse en se tournant de son cĂÂŽtĂ©, n'Ă©tait-ce point assez de m'ĂÂŽter votre coeur et mon honneur, sans m'ĂÂŽter le seul homme qui me pouvait consoler de ces malheurs? RĂ©pondez-moi l'un ou l'autre, leur dit-il, et Ă©claircissez-moi d'une aventure que je ne puis croire telle qu'elle me paraĂt. La princesse n'Ă©tait pas capable de rĂ©pondre et le comte de Chabanes ouvrit plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler - Je suis criminel Ă votre Ă©gard, lui dit-il enfin, et indigne de l'amitiĂ© que vous avez eue pour moi, mais ce n'est pas la maniĂšre que vous pouvez vous l'imaginer. Je suis plus malheureux que vous et plus dĂ©sespĂ©rĂ©. Je ne saurais vous en dire davantage. Ma mort vous vengera et, si vous voulez me la donner tout Ă l'heure, vous me donnerez la seule chose qui peut m'ĂÂȘtre agrĂ©able. Ces paroles, prononcĂ©es avec une douleur mortelle et avec un air qui marquait son innocence, au lieu d'Ă©claircir le prince de Montpensier, lui persuadaient de plus en plus qu'il y avait quelque mystĂšre dans cette aventure, qu'il ne pouvait deviner, et, son dĂ©sespoir s'augmentant par cette incertitude - Otez-moi la vie vous-mĂÂȘme, lui dit-il, ou donnez-moi l'Ă©claircissement de vos paroles; je n'y comprends rien. Vous devez cet Ă©claircissement Ă mon amitiĂ©. Vous le devez Ă ma modĂ©ration, car tout autre que moi aurait dĂ©jĂ vengĂ© sur votre vie un affront si sensible. - Les apparences sont bien fausses, interrompit le comte. - Ah! c'est trop, rĂ©pliqua le prince; il faut que je me venge et puis je m'Ă©claircirai Ă loisir. En disant ces paroles, il s'approcha du comte de Chabanes avec l'action d'un homme emportĂ© de rage. La princesse, craignant quelque malheur ce qui ne pouvait pourtant pas arriver, son mari n'ayant point d'Ă©pĂ©e, se leva pour se mettre entre-deux. La faiblesse oĂÂč elle Ă©tait la fit succomber Ă cet effort et, comme elle approchait de son mari, elle tomba Ă©vanouie Ă ses pieds. Le prince fut encore plus touchĂ© de cet Ă©vanouissement qu'il n'avait Ă©tĂ© de la tranquillitĂ© oĂÂč il avait trouvĂ© le comte lorsqu'il s'Ă©tait approchĂ© de lui; et, ne pouvant plus soutenir la vue de deux personnes qui lui donnaient des mouvements si tristes, il tourna la tĂÂȘte de l'autre cĂÂŽtĂ© et se laissa tomber sur le lit de sa femme, accablĂ© d'une douleur incroyable. Le comte de Chabanes, pĂ©nĂ©trĂ© de repentir d'avoir abusĂ© d'une amitiĂ© dont il recevait tant de marques et ne trouvant pas qu'il pĂ»t jamais rĂ©parer ce qu'il venait de faire, sortit brusquement de la chambre et, passant par l'appartement du prince dont il trouva les portes ouvertes, il descendit dans la cour. Il se fit donner des chevaux et s'en alla dans la campagne, guidĂ© par son seul dĂ©sespoir. Cependant le prince de Montpensier, qui voyait que la princesse ne revenait point de son Ă©vanouissement, la laissa entre les mains de ses femmes et se retira dans sa chambre avec une douleur mortelle. Le duc de Guise, qui Ă©tait sorti heureusement du parc, sans savoir quasi ce qu'il faisait tant il Ă©tait troublĂ©, s'Ă©loigna de Champigny de quelques lieues, mais il ne put s'Ă©loigner davantage sans savoir des nouvelles de la princesse. Il s'arrĂÂȘta dans une forĂÂȘt et envoya son Ă©cuyer pour apprendre du comte de Chabanes ce qui Ă©tait arrivĂ© de cette terrible aventure. L'Ă©cuyer ne trouva point le comte de Chabanes, mais il apprit d'autres personnes que la princesse de Montpensier Ă©tait extraordinairement malade. L'inquiĂ©tude du duc de Guise fut augmentĂ©e par ce que lui dit son Ă©cuyer et, sans la pouvoir soulager, il fut contraint de s'en retourner trouver ses oncles pour ne pas donner de soupçon par un plus long voyage. L'Ă©cuyer du duc de Guise lui avait rapportĂ© la vĂ©ritĂ©, en lui disant que Mme de Montpensier Ă©tait extrĂÂȘmement, malade, car il Ă©tait vrai que, sitĂÂŽt que les femmes l'eurent mise dans son lit, la fiĂšvre lui prit si violemment et avec des rĂÂȘveries si horribles que, dĂšs le second jour, l'on craignit pour sa vie. Le prince feignit d'ĂÂȘtre malade, afin qu'on ne s'Ă©tonnĂÂąt de ce qu'il n'entrait pas dans la chambre de sa femme. L'ordre qu'il reçut de s'en retourner Ă la cour, oĂÂč l'on rappelait tous les princes catholiques pour exterminer les huguenots, le tira de l'embarras oĂÂč il Ă©tait. Il s'en alla Ă Paris, en sachant ce qu'il avait Ă espĂ©rer ou Ă craindre du mal de la princesse sa femme. Il n'y fut pas sitĂÂŽt arrivĂ© qu'on commença d'attaquer les huguenots en la personne d'un de leurs chefs, l'amiral de ChĂÂątillon et, deux joues aprĂšs, l'on fit cet horrible massacre, si renommĂ© par toute l'Europe. Le pauvre comte de Chabanes, qui s'Ă©tait venu cacher dans l'extrĂ©mitĂ© de l'un des faubourgs de Paris pour s'abandonner entiĂšrement Ă sa douleur, fut enveloppĂ© dans la mine des huguenots. Les personnes chez qui il s'Ă©tait retirĂ©, l'ayant reconnu et s'Ă©tant souvenues qu'on l'avait soupçonnĂ© d'ĂÂȘtre de ce parti, le massacrĂšrent cette mĂÂȘme nuit qui fut si funeste Ă tant de gens. Le matin, le prince de Montpensier, allant donner quelques ordres hors la ville, passa dans la rue oĂÂč Ă©tait le corps de Chabanes. Il fut d'abord saisi d'Ă©tonnement Ă ce pitoyable spectacle; ensuite son amitiĂ© se rĂ©veillant, elle lui donna de la douleur, mais le souvenir de l'offense qu'il croyait avoir reçue du comte lui donna enfin de la joie, et il fut bien aise de se voir vengĂ© par les mains de la fortune. Le duc de Guise, occupĂ© du dĂ©sir de venger la mort de son pĂšre et, peu aprĂšs, rempli de la joie de l'avoir vengĂ©e, laissa peu Ă peu Ă©loigner de son ĂÂąme le soin d'apprendre des nouvelles de la princesse de Montpensier, et, trouvant la marquise de Noirmoutier, personne de beaucoup d'esprit et de beautĂ©, et qui donnait plus d'espĂ©rance que cette princesse, il s'y attacha entiĂšrement et l'aima avec une passion dĂ©mesurĂ©e et qui lui dura jusques Ă la mort. Cependant, aprĂšs que le mal de Mme de Montpensier fut venu au dernier point, il commença Ă diminuer. La raison lui revint et, se trouvant un peu soulagĂ© par l'absence du prince son mari, elle donna quelque espĂ©rance de sa vie. Sa santĂ© revenait pourtant avec grande peine, par le mauvais Ă©tat de son esprit; et son esprit fut travaillĂ© de nouveau, quand elle se souvint qu'elle n'avait eu aucune nouvelle du duc de Guise pendant toute sa maladie. Elle s'enquit de ses femmes si elles n'avaient vu personne, si elles n'avaient point de lettres, et, ne trouvant rien de ce qu'elle eĂ»t souhaitĂ©, elle se trouva la plus malheureuse du monde d'avoir tout hasardĂ© pour un homme qui l'abandonnait. Ce lui fut encore un nouvel accablement d'apprendre la mort du comte de Chabanes, qu'elle sut bientĂÂŽt par les soins du prince son mari. L'ingratitude du duc de Guise lui fit sentir plus vivement la perte d'un homme dont elle connaissait si bien la fidĂ©litĂ©. Tant de dĂ©plaisirs si pressants la remirent bientĂÂŽt dans un Ă©tat aussi dangereux que celui dont elle Ă©tait sortie. Et, comme Mme de Noirmoutier Ă©tait une personne qui prenait autant de soin de faire Ă©clater ses galanteries que les autres en prennent de les cacher, celles de M. de Guise et d'elle Ă©taient si publiques que, tout Ă©loignĂ©e et toute malade qu'Ă©tait la princesse de Montpensier, elle les apprit de tant de cĂÂŽtĂ©s qu'elle n'en put douter. Ce fut le coup mortel pour sa vie. Elle ne put rĂ©sister Ă la douleur d'avoir perdu l'estime de son mari, le coeur de son amant et le plus parfait ami qui fut jamais. Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son ĂÂąge, une des plus belles princesses du monde, et qui aurait Ă©tĂ© sans doute la plus heureuse, si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions. ZaĂÂŻde Histoire espagnole PremiĂšre partie L'Espagne commençait Ă s'affranchir de la domination des Maures. Ses peuples, qui s'Ă©taient retirĂ©s dans les Asturies, avaient fondĂ© le royaume de LĂ©on; ceux qui s'Ă©taient retirĂ©s dans les PyrĂ©nĂ©es avaient donnĂ© naissance au royaume de Navarre il s'Ă©tait Ă©levĂ© des comtes de Barcelone et d'Aragon. Ainsi, cent cinquante ans aprĂšs l'entrĂ©e des Maures, plus de la moitiĂ© de l'Espagne se trouvait dĂ©livrĂ©e de leur tyrannie. De tous les princes chrĂ©tiens qui y rĂ©gnaient alors, il n'y en avait point de si redoutable qu'Alphonse, roi de LĂ©on, surnommĂ© le Grand. Ses prĂ©dĂ©cesseurs avaient joint la Castille Ă leur royaume. D'abord cette province avait Ă©tĂ© commandĂ©e par des gouverneurs qui, dans la suite des temps, avaient rendu le gouvernement hĂ©rĂ©ditaire, et l'on commençait Ă craindre qu'ils ne s'en voulussent faire souverains. Ils s'appelaient tous comtes de Castilleles plus puissants Ă©taient DiĂ©go Porcellos et Nugnez Fernando. Ce dernier Ă©tait considĂ©rable par ses grandes terres et par la grandeur de son esprit; ses enfants servaient encore Ă soutenir sa fortune et Ă l'augmenter. Il avait un fils et une fille d'une beautĂ© extraordinaire; le fils qui s'appelait Consalve, ne voyait rien dans toute l'Espagne qu'on lui pĂ»t comparer; et son esprit et sa personne avaient quelque chose de si admirable, qu'il semblait que le ciel l'eĂ»t formĂ© d'une maniĂšre diffĂ©rente du reste des hommes Des raisons importantes l'avaient obligĂ© Ă quitter la cour de LĂ©on, et les sensibles dĂ©plaisirs qu'il y avait reçus, lui avaient inspirĂ© le dessein de sortir de l'Espagne et de se retirer dans quelque solitude. Il vint dans l'extrĂ©mitĂ© de la Catalogne Ă dessein de s'embarquer sur le premier vaisseau qui ferait voile pour une des Ăles de la GrĂšce. Le peu d'attention qu'il avait Ă toutes choses, lui faisait souvent prendre d'autres chemins que ceux qu'on lui avait enseignĂ©s. Au lieu de passer la riviĂšre d'Ebre Ă Tortose, comme on lui avait dit qu'il le fallait faire, il suivit ses bords quasi jusques Ă son embouchure. Il s'aperçut alors qu'il s'Ă©tait beaucoup dĂ©tournĂ©, il s'enquit s'il n'y avait point de barque, on lui dit qu'il n'en trouverait pas au lieu oĂÂč il Ă©tait, mais que, s'il voulait aller jusques Ă un petit port assez proche, il en trouverait qui le mĂšneraient Ă Tarragone. Il marcha jusques Ă ce port; il descendit de cheval et demanda Ă quelques pĂÂȘcheurs s'il n'y avait point de chaloupes prĂÂȘtes Ă partir. Comme il leur parlait, un homme qui se promenait tristement le long de la mer, surpris de sa beautĂ© et de sa bonne mine, s'arrĂÂȘta pour le regarder, et, ayant entendu ce qu'il demandait Ă ces pĂÂȘcheurs, prit la parole et lui dit que toutes les barques Ă©taient allĂ©es Ă Tarragone, qu'elles ne reviendraient que le lendemain et qu'il ne pourrait s'embarquer que le jour d'aprĂšs. Consalve, qui ne l'avait point aperçu, tourna la tĂÂȘte pour voir d'oĂÂč venait cette voix qui ne lui paraissait pas celle d'un pĂÂȘcheur. Il fut Ă©tonnĂ© de la bonne mine de cet inconnu, comme cet inconnu l'avait Ă©tĂ© de la sienne; il lui trouva quelque chose de noble et de grand, et mĂÂȘme de la beautĂ©, quoiqu'on vit bien qu'il avait passĂ© la premiĂšre jeunesse. Consalve n'Ă©tait guĂšre en Ă©tat de s'arrĂÂȘter Ă d'autres choses qu'Ă ses pensĂ©es; nĂ©anmoins la rencontre de cet inconnu dans un lieu si dĂ©sert lui donna quelque attention; il le remercia de l'avoir instruit de ce qu'il voulait savoir et il le demanda ensuite aux pĂÂȘcheurs oĂÂč il pourrait aller passer la nuit. Il n'y a que ces cabanes que vous voyez lui dit l'inconnu et vous n'y sauriez ĂÂȘtre commodĂ©ment. Je ne laisserai pas d'y aller chercher du repos, reprit Consalve, il y a quelques jours que je marche sans en avoir, et je sens bien que mon corps en a plus de besoin que mon esprit ne lui en laisse. L'inconnu fut touchĂ© de la maniĂšre triste dont il avait prononcĂ© ce peu de paroles et il ne douta point que ce ne fĂ»t quelque malheureux. La conformitĂ© qui lui parut dans leurs fortunes, lui donna pour Consalve cette sorte d'inclination que nous avons pour les personnes dont nous croyons les dispositions pareilles aux nĂÂŽtres. Vous ne trouverez point ici de retraite digne de vous, lui dit-il, mais, si vous voulez en accepter une que je vous offre proche d'ici, vous y serez plus commodĂ©ment que dans ces cabanes. Consalve avait tant d'aversion pour la sociĂ©tĂ© des hommes, qu'il refusa d'abord l'offre que lui faisait cet inconnu, mais enfin, les instantes priĂšres qu'il lui en fit et le besoin de prendre du repos, le contraignirent de l'accepter. Il le suivit et, aprĂšs avoir marchĂ© quelque temps, il dĂ©couvrit une maison assez basse, bĂÂątie d'une maniĂšre simple et nĂ©anmoins propre et rĂ©guliĂšre. La cour n'Ă©tait fermĂ©e que de palissades de grenadiers, non plus que le jardin, qui Ă©tait sĂ©parĂ© d'un bois par un petit ruisseau. Si Consalve eĂ»t pu prendre plaisir Ă quelque chose, l'agrĂ©able situation de cette demeure lui en aurait donnĂ©. Il demanda Ă l inconnu si ce lieu Ă©tait son sĂ©jour ordinaire et si le hasard ou son choix l'y avait conduit. - Il y a quatre ou cinq ans que je l'habite, lui rĂ©pondit-il, je n'en sors que pour me promener sur le bord de la mer et, depuis que j'y demeure, je puis vous dire que vous ĂÂȘtes la seule personne raisonnable que j'y ai vue. La tempĂÂȘte fait souvent briser des vaisseaux contre cette cĂÂŽte, qui est assez dangereuse. J'ai sauvĂ© la vie Ă quelques malheureux que j'ai retirĂ©s chez moi, mais tous ceux que la fortune y a conduits, n'ont Ă©tĂ© que des Ă©trangers avec qui je n'eusse pu trouver de conversation quand j'en aurais cherchĂ©. Vous pouvez juger, par le lieu oĂÂč je demeure, que je n'en cherche pas. J'avoue nĂ©anmoins que je suis sensible au plaisir de voir une personne comme vous. - Pour moi, repartit Consalve, je fuis tous les hommes, et j'ai tant de sujet de les fuir que, si vous le saviez, vous ne trouveriez pas Ă©trange que j'eusse eu tant de peine Ă accepter l'offre que vous m'avez faite; vous jugeriez au contraire qu'aprĂšs les malheurs qu'ils m'ont causĂ©s, je dois renoncer pour jamais Ă toute sorte de sociĂ©tĂ©. - Si vous n'avez Ă vous plaindre que des autres, rĂ©pliqua l'inconnu, et que vous n'ayez rien Ă vous reprocher, il y en a de plus malheureux que vous, et vous l'ĂÂȘtes moins que vous ne pensez. Le comble des malheurs, s'Ă©cria-t-il, c'est d'avoir Ă se plaindre de soi mĂÂȘme, c'est d'avoir creusĂ© les abĂmes oĂÂč l'on est tombĂ©, c'est d'avoir Ă©tĂ© injuste et dĂ©raisonnable; enfin c'est d'avoir Ă©tĂ© la cause des infortunes dont on est accablĂ©! - Je vois bien, reprit Consalve, que vous ressentez les maux dont vous me parlez, mais qu'ils sont diffĂ©rents de ceux qu'on ressent, quand, sans l'avoir mĂ©ritĂ©, on est trompĂ©, trahi et abandonnĂ© de tout ce qu'on aimait davantage! - A ce que j'en puis juger, lui repartit l'inconnu, vous abandonnez votre patrie pour fuir des personnes qui vous ont trahi et qui sont la cause de vos dĂ©plaisirs, mais jugez ce que vous auriez Ă souffrir, s'il fallait que vous fussiez continuellement avec ces personnes qui font le malheur de votre vie! Songez que c'est l'Ă©tat oĂÂč je suis, que j'ai fait tout le malheur de la mienne, et que je ne puis me sĂ©parer de moi mĂÂȘme, pour qui j'ai tant d'horreur, pour qui j'ai tant de sujet d'en avoir, non seulement par ce que j'en souffre, mais par ce qu'en a souffert ce que j'aimais plus que toutes choses. - Je ne me plaindrais pas, dit Consalve, si je n'avais Ă me plaindre que de moi. Vous vous trouvez malheureux, parce que vous avez sujet de vous haĂÂŻr, mais si vous avez Ă©tĂ© aimĂ© fidĂšlement de la personne que vous aimiez, pouvez vous ne vous pas trouver heureux? Peut ĂÂȘtre l'avez vous perdue par votre faute, mais vous avez au moins la consolation de penser qu'elle vous a aimĂ©, et qu'elle vous aimerait encore, si vous n'aviez rien fait qui lui eĂ»t pu dĂ©plaire. Vous ne connaissez point l'amour, si cette seule pensĂ©e ne vous empĂÂȘche d'ĂÂȘtre malheureux, et vous vous aimez vous mĂÂȘme plus que votre maĂtresse, si vous aimez mieux avoir sujet de vous plaindre d'elle que de vous. Le peu de partque vous avez sans doute Ă vos malheurs rĂ©pliqua l'inconnu, vous empĂÂȘche de comprendre quel surcroĂt de douleur ce vous serait d'y avoir contribuĂ©, mais croyez, par la cruelle expĂ©rience que j'en fais que de perdre par sa faute ce qu'on aime est une sorte d'affliction qui se fait sentir plus vivement que toutes les autres. Comme il achevait ces paroles, ils arrivĂšrent dans la maison; que Consalve trouva aussi jolie par dedans qu'elle lui avait paru par dehors. Il passa la nuit avec beaucoup d'inquiĂ©tude; le matin, la fiĂšvre lui prit, et les jours suivants elle devint si violente qu'on apprĂ©henda pour sa vie. L'inconnu en fut sensiblement affligĂ©, et son affliction augmenta encore par l'admiration que lui donnaient toutes les paroles et toutes les actions de Consalve. Il ne put se dĂ©fendre du dĂ©sir de savoir qui Ă©tait une personne qui lui paraissait si extraordinaire, il fit plusieurs questions Ă celui qui le servait, mais l'ignorance oĂÂč cet homme Ă©tait lui-mĂÂȘme du nom et de la qualitĂ© de son maĂtre, l'empĂÂȘcha de satisfaire sa curiositĂ©; il lui dit seulement qu'il se faisait appeler ThĂ©odoric et qu'il ne croyait pas que ce fĂ»t son nom vĂ©ritable. Enfin, aprĂšs plusieurs jours de fiĂšvre continue, les remĂšdes et la jeunesse tirĂšrent Consalve hors de pĂ©ril. L'inconnu essayait de le divertir des tristes pensĂ©es dont il le voyait occupĂ©; il ne le quittait point et, bien qu'ils ne parlassent que de choses gĂ©nĂ©rales, parce qu'ils ne connaissaient pas encore, ils se surprirent l'un et l'autre par la grandeur de leur esprit. Cet inconnu avait cachĂ© son nom et sa naissance depuis qu'il Ă©tait dans cette solitude, mais il voulut bien l'apprendre Ă Consalve. Il lui dit qu'il Ă©tait du royaume de Navarre, qu'il s'appelait Alphonse XimĂ©nĂšs et que ses malheurs l'avaient obligĂ© de chercher me retraite oĂÂč il pĂ»t en libertĂ© regretter ce qu'il avait perdu. Consalve fut surpris du nom de XimĂ©nĂšs, il le connaissait pour un des plus illustres de la Navarre, et il fut vivement touchĂ© de la confiance qu'Alphonse lui tĂ©moignait. Quelque raison qu'il eĂ»t de haĂÂŻr les hommes, il ne put s'empĂÂȘcher d'avoir pour lui une amitiĂ© dont il ne se croyait plus capable. Cependant sa santĂ© commençait Ă revenir et; lorsqu'il se porta assez bien pour s'embarquer, il sentit qu'il ne quitterait Alphonse qu'avec peine. Il lui parla de leur sĂ©paration et du dessein qu'il avait de se retirer aussi dans quelque solitude. Alphonse en fut surpris et affligĂ©; il s'Ă©tait tellement accoutumĂ© Ă la douceur de laconversation de Consalve, qu'il n'en pouvait regarder la perte qu'avec douleur. Il lui dit d'abord qu'il n'Ă©tait pas en Ă©tat de partir et il essaya ensuite de lui persuader de n'aller point chercher d'autre dĂ©sert que celui oĂÂč le hasard l'avait conduit. - Je n'oserais espĂ©rer, lui dit il, de vous rendre cette demeure moins ennuyeuse, mais il me semble que, dans une retraite aussi longue que celle que vous entreprenez, il y a quelque douceur Ă n'ĂÂȘtre pas tout Ă fait seul. Mes malheurs ne pouvaient recevoir de consolation; je crois nĂ©anmoins eue j'aurais trouvĂ© du soulagement, si, dans de certains moments; j'avais eu quelqu'un avec qui me plaindre. Vous trouverez ici la mĂÂȘme solitude qu'au lieu oĂÂč vous voulez aller et vous aurez la commoditĂ© de parler, quand vous le voudrez, Ă une personne qui a une admiration extraordinaire pour votre mĂ©rite et une sensibilitĂ© pour vos malheurs Ă©gale Ă celle qu'[elle] a pour les siens. Le discours d'Alphonse ne persuada pas d'abord Consalve, mais peu Ă peu il fit de l'impression sur son esprit, et la considĂ©ration d'une retraite privĂ©e de toute sorte de compagnie, jointe Ă l'amitiĂ© qu'il avait dĂ©jĂ pour lui, le fit rĂ©soudre Ă demeurer dans cette maison. La seule chose qui lui donnait de l'embarras Ă©tait la crainte d'ĂÂȘtre reconnu. Alphonse le rassura par son exemple et lui dit que ce lieu Ă©tait tellement Ă©loigne de tout commerce, que, depuis tant d'annĂ©es qu'il s'y Ă©tait retirĂ©, il n'avait jamais vu personne qui l'eĂ»t pu reconnaĂtre. Consalve se rendit Ă ses raisons, et, aprĂšs s'ĂÂȘtre dit l'un Ă l'autre tout ce que se peuvent dire les deux plus honnĂÂȘtes hommes du monde qui s'engagent Ă vivre ensemble, il envoya de ses pierreries Ă un marchand de Tarragone, afin qu'il lui fit tenir les choses dont il pourrait avoir besoin. VoilĂ donc Consalve Ă©tabli dans cette solitude avec la rĂ©solution de n'en sortir jamais; le voilĂ abandonnĂ© Ă la rĂ©flexion de ses malheurs, oĂÂč il ne trouvait d'autre consolation que de croire qu'il ne pouvait plus lui en arriver, mais la fortune lui fit voir quelle trouve jusque dans les dĂ©serts ceux qu'elle a rĂ©solu de persĂ©cuter. Sur la fin de l'automne que les vents commencent Ă rendre la mer redoutable, il s'alla promener plus matin que de coutume. Il y avait eu pendant la nuit une tempĂÂȘte Ă©pouvantable, et la mer, qui Ă©tait encore agitĂ©e, entretenait agrĂ©ablement sa rĂÂȘverie. Il considĂ©ra quelque temps l'in constance de cet Ă©lĂ©ment, avec les mĂÂȘmes rĂ©flexions qu'il avait accoutumĂ© de faire sur sa fortune; ensuite il jeta les yeux sur le rivage; il vit plusieurs marques du dĂ©bris d'une chaloupe, et il regarda s'il ne verrait personne qui fĂ»t encore en Ă©tat de recevoir du secours. Le soleil, qui se levait; fit briller Ă ses yeux quelque chose d'Ă©clatant qu'il ne put distinguer d'abord et qui lui donna seulement la curiositĂ© de s'en approcher. Il tourna ses pas vers ce qu'il voyait et; en s'approchant, il connut que c'Ă©tait une femme magnifiquement habillĂ©e, Ă©tendue sur le sable et qui semblait y avoir Ă©tĂ© jetĂ©e par la tempĂÂȘte; elle Ă©tait tournĂ©e d'une sorte qu'il ne pouvait voir son visage. Il la releva pour juger si elle Ă©tait morte, mais quel fut son Ă©tonnement quand il vit, au travers des horreurs de la mort la plus grande beautĂ© qu'il eĂ»t jamais vue! Cette beautĂ© augmenta sa compassion et lui fit dĂ©sirer que cette personne fĂ»t encore en Ă©tat d'ĂÂȘtre secourue. Dans ce moment, Alphonse, qui l'avait suivi par hasard, s'approcha et lui aida Ă secourir. Leur peine ne fut pas inutile, ils virent qu'elle n'Ă©tait pas morte, mais ils jugĂšrent qu'elle avait besoin d'un plus grand secours que celui qu'ils lui pouvaient donner en ce lieu. Comme ils Ă©taient assez proches de leur demeure, ils se rĂ©solurent de l'y porter. SitĂÂŽt qu'elle y fut, Alphonse envoya quĂ©rir des remĂšdes pour la soulager et des femmes pour la servir. Lorsque ces femmes furent venues et qu'on leur eut laissĂ© la libertĂ© de la mettre au lit, Consalve revint dans la chambre et regarda cette inconnue avec plus d'attention qu'il n'avait encore fait. Il fut surpris de la proportion de ses traits et de la dĂ©licatesse de son visage; il regarda avec Ă©tonnement la beautĂ© de sa bouche et la blancheur de sa gorge; enfin il Ă©tait si charmĂ© de tout ce qu'il voyait dans cette Ă©trangĂšre, qu'il Ă©tait prĂÂȘt de s'imaginer que ce n'Ă©tait pas une personne mortelle. Il passa une partie de la nuit sans pouvoir s'en Ă©loigner. Alphonse lui conseilla d'aller prendre du repos, mais il lui rĂ©pondit qu'il avait si peu accoutumĂ© d'en trouver, qu'il Ă©tait bien aise d'avoir une occasion de n'en pas chercher inutilement. Sur le matin, on s'aperçut que cette inconnue commençait Ă revenir, elle ouvrit les yeux et, comme la clartĂ© lui fit d'abord quelque peine, elle les tourna languissamment du cĂÂŽtĂ© de Consalve et lui fit voir de grands yeux noirs d'une beautĂ© qui leur Ă©tait si particuliĂšre, qu'il semblait qu'ils Ă©taient faits pour donner tout ensemble du respect et de l'amour Quelque temps aprĂšs il parut que la connaissance lui revenait, qu'elle distinguait les objets et qu'elle Ă©tait Ă©tonnĂ©e de ceux qui s'offraient Ă sa vue Consalve ne pouvait exprimer par ses paroles l'admiration qu'il avait pour elle; il faisait remarquer sa beautĂ© Ă Alphonse, avec cet empressement que l'on a pour les choses qui nous surprennent et qui nous charment. Cependant la parole ne revenait point Ă cette Ă©trangĂšre. Consalve, jugeant qu'elle serait peut ĂÂȘtre encore longtemps dans le mĂÂȘme Ă©tat, se retira dans sa chambre. Il ne se put empĂÂȘcher de faire rĂ©flexion sur son aventure. J'admire, disait il, que la fortune m'ait fait rencontrer une femme dans le seul Ă©tat oĂÂč je ne pouvais la fuir et oĂÂč la compassion m'engage au contraire Ă en avoir soin. J'ai mĂÂȘme de l'admiration pour sa beautĂ©, mais, sitĂÂŽt qu'elle sera guĂ©rie, je ne regarderai ses charmes que comme une chose dont elle ne se servira que pour faire plus de trahisons et plus de misĂ©rables. Qu'elle en fera, grands dieux! Et qu'elle en a peut ĂÂȘtre dĂ©jĂ fait! Quels yeux! Quels regards! Que je plains ceux qui peuvent en ĂÂȘtre touchĂ©s! Et que je suis heureux, dans mon malheur, que la cruelle expĂ©rience que j'ai faite de l'infidĂ©litĂ© des femmes me garantisse d'en aimer jamais aucune! AprĂšs ces paroles, il eut quelque peine Ă s'endormir, et son sommeil ne fut pas long; il alla voir en quel Ă©tat Ă©tait l'Ă©trangĂšre; il la trouva beaucoup mieux, mais nĂ©anmoins elle ne parlait point encore, et la nuit et le jour suivant se passĂšrent sans quelle prononçĂÂąt une seule parole. Alphonse ne put s'empĂÂȘcher de faire voir Ă Consalve qu'il remarquait avec Ă©tonnement le soin qu'il avait d'elle. Consalve commença Ă s'en Ă©tonner lui-mĂÂȘme, il s'aperçut qu'il lui Ă©tait impossible de s'Ă©loigner de cette belle personne, il croyait toujours qu'il arriverait quelque changement considĂ©rable Ă son mal pendant qu'il ne serait pas auprĂšs d'elle. Comme il y Ă©tait, elle prononça quelques paroles, il en sentit de la joie et du trouble. Il s'approcha pour entendre ce qu'elle disait, elle parla encore, et il fut surpris de voir qu'elle parlait une langue qui lui Ă©tait inconnue. NĂ©anmoins il avait dĂ©jĂ jugĂ© par ses habits qu'elle Ă©tait Ă©trangĂšre, mais, comme ces habits avaient quelque chose de ceux des Maures et qu'il savait bien l'arabe, il ne doutait point qu'il ne pĂ»t s'en faire entendre. Il lui parla en cette langue et il fut encore plus surpris de voir qu'elle ne l'entendait point. Il lui parla espagnol et italien, mais tout cela Ă©tait inutile, et il jugeait bien, par son air attentif et embarrassĂ©, qu'elle ne l'entendait pas mieux. Elle continuait nĂ©anmoins Ă parler et s'arrĂÂȘtait quelquefois, comme pour attendre qu'on lui rĂ©pondĂt. Consalve Ă©coutait toutes ses parolesil lui semblait qu'Ă force de l'Ă©couter il pourrait l'entendre. Il fit approcher tous ceux qui la servaient, afin de voir s'ils ne l'entendraient point, il lui prĂ©senta un livre espagnol pour juger si elle en connaissait les caractĂšres, il lui parut qu'elle les connaissait, mais qu'elle ignorait cette langue. Elle Ă©tait triste et inquiĂšte, et sa tristesse et son inquiĂ©tude augmentaient celles de Consalve. Ils Ă©taient en cet Ă©tat quand Alphonse entra dans la chambre et y fit entrer avec lui une belle personne habillĂ©e de la mĂÂȘme façon que l'inconnue. SitĂÂŽt qu'elles se virent, elles s'embrassĂšrent avec beaucoup de tĂ©moignages d'amitiĂ©. Celle qui entrait prononça plusieurs fois le mot de ZaĂÂŻde d'une maniĂšre qui fit connaĂtre que c'Ă©tait le nom de celle Ă qui elle parlait, et ZaĂÂŻde prononça aussi tant de fois celui de FĂ©lime que l'on jugea bien que l'Ă©trangĂšre qui arrivait se nommait ainsi. AprĂšs qu'elles eurent parlĂ© quelque temps, ZaĂÂŻde se mit Ă pleurer avec toutes les marques d'une grande affliction, et elle fit signe de la main qu'on se retirĂÂąt. On sortit de sa chambre. Consalve s'en alla avec Alphonse pour lui demander oĂÂč l'on avait rencontrĂ© cette autre Ă©trangĂšre. Alphonse lui dit que les pĂÂȘcheurs des cabanes voisines l'avaient trouvĂ©e sur le rivage, le mĂÂȘme jour et au mĂÂȘme Ă©tat qu'il avait trouvĂ© sa compagne. - Elles auront de la consolation d'ĂÂȘtre ensemble, reprit Consalve, mais, Alphonse, que pensez vous de ces deux personnes? A en juger parleurs habits, elles sont d'un rang au dessus du commun; comment se sont elles exposĂ©es sur la mer dans une petite barque? Ce n'est point dans un grand vaisseau qu'elles ont fait naufrage. Celle que vous avez amenĂ©e Ă ZaĂÂŻde, lui a appris une nouvelle qui lui a donnĂ© beaucoup de douleur; enfin, il y a quelque chose d'extraordinaire dans leur fortune. - Je le crois comme vous, rĂ©pondit Alphonse, je suis Ă©tonnĂ© de leur aventure et de leur beautĂ©. Vous n'avez peut ĂÂȘtre pas remarquĂ© celle de FĂ©lime, mais elle est grande, et vous en auriez Ă©tĂ© surpris si vous n'aviez point ZaĂÂŻde. A ces mots ils se sĂ©parĂšrent; Consalve se trouva encore plus triste qu'il n'avait accoutumĂ© de l'ĂÂȘtre, et il sentit que la cause de sa tristesse venait de l'affliction qu'il avait de ne pouvoir se faire entendre de cette inconnue Mais qu'ai je Ă lui dire, reprenait-il en lui mĂÂȘme, et que veux-je apprendre d'elle? Ai-je dessein de lui conter mes malheurs? Ai-je envie de savoir les siens? La curiositĂ© peut-elle se trouver dans un homme aussi malheureux que moi? Quel intĂ©rĂÂȘt puis-je prendre aux infortunes d'une personne que je ne connais point? Pourquoi faut il que je sois triste de la voir affligĂ©e? Sont ce les maux que j'ai soufferts qui m'ont appris Ă avoir pitiĂ© de ceux des autres? Non, sans doute, ajoutait il, c'est la grande retraite oĂÂč je suis, qui me fait avoir de l'attention pour une aventure assez extraordinaire en effet, mais qui ne m'occuperait pas longtemps si j'Ă©tais diverti par d'autres objets. MalgrĂ© cette rĂ©flexion, il passa la nuit sans dormir et une partie du jour avec beaucoup d'inquiĂ©tude parce qu'il ne put voir ZaĂÂŻde. Sur le soir, on lui dit qu'elle Ă©tait levĂ©e et qu'elle venait de prendre le chemin de la mer. Il la suivit et la trouva assise sur le rivage, les yeux tout baignĂ©s de larmes. Lorsqu'il s'approcha d'elle, elle s'avança vers lui avec beaucoup de civilitĂ© et de douceur, il fut surpris de trouver dans sa taille et dans ses actions autant de charmes qu'il en avait dĂ©jĂ trouvĂ© dans son visage. Elle lui montra une petite barque qui Ă©tait sur la mer et lui nomma plusieurs fois Tunis, comme s'adressantĂ lui pour demander qu'on l'y fit conduire. Il lui fit signe, en lui montrant la lune, qu'elle serait obĂ©ie lorsque cet astre, qui Ă©clairait alors, aurait fait deux fois son tour. Elle parut comprendre ce qu'il lui disait et bientĂÂŽt aprĂšs elle se mit Ă pleurer. Le jour suivant elle se trouva mal; il ne put la voir. Depuis qu'il Ă©tait dans cette solitude, il n'avait point trouvĂ© de journĂ©e si longue et si ennuyeuse. Le lendemain, sans en savoir lui mĂÂȘme la cause, il quitta cette grande nĂ©gligence oĂÂč il Ă©tait depuis sa retraite et, comme il Ă©tait l'homme du monde le mieux fait, la simple propretĂ© le parait davantage que la magnificence ne pare les autres. Alphonse le rencontra dans le bois et s'Ă©tonna de le voir si diffĂ©rent de ce qu'il avait accoutumĂ© d'ĂÂȘtre. Il ne put s'empĂÂȘcher de sourire en le regardant et de lui dire qu'il Ă©tait bien aise de juger par son habit que son affliction commençait Ă diminuer et qu'il trouvait enfin dans ce dĂ©sert quelque adoucissement Ă ses malheurs. - Je vous entends, Alphonse, rĂ©pondit Consalve; vous croyez que la vue de ZaĂÂŻde est le soulagement que je trouve Ă mes maux, mais vous vous trompez, je n'ai pour ZaĂÂŻde que la compassion qui est due Ă son malheur et Ă sa beautĂ©. - J'ai de la compassion pour elle aussi bien que pour vous, rĂ©pliqua Alphonse, je la plains et je voudrais la soulager, mais je ne suis pas si attachĂ© auprĂšs d'elle, je ne l'observe pas avec tant de soin, je ne suis pas affligĂ© de ne la point entendre, je n'ai pas tant d'envie de lui parler;je ne fus point hier plus triste qu'Ă mon ordinaire, parce qu'on ne la vit point, et je ne suis pas aujourd'hui moins nĂ©gligĂ© que de coutume. Enfin, puisque j'ai de la pitiĂ© aussi bien que vous et que nĂ©anmoins nous sommes si diffĂ©rents, il faut que vous ayez quelque chose de plus. Consalve n'interrompit point Alphonse, et il paraissait examiner en lui mĂÂȘme si tout ce qu'il lui disait Ă©tait vĂ©ritable. Comme il Ă©tait prĂÂȘt de lui rĂ©pondre, on le vint avertir, selon l'ordre qu'il en avait donnĂ©, que ZaĂÂŻde Ă©tait sortie de sa chambre et qu'elle se promenait du cĂÂŽtĂ© de la mer. Alors, sans considĂ©rer qu'il allait confirmer Alphonse dans ses soupçons, il le quitta pour aller chercher ZaĂÂŻde. Il la vit de loin assise, avec FĂ©lime, au mĂÂȘme lieu oĂÂč elles Ă©taient deux jours auparavant. Il ne put se dĂ©fendre de la curiositĂ© d'observer leurs actions; il crut qu'il en pourrait tirer quelque connaissance de leurs fortunes. Il vit que ZaĂÂŻde pleurait; il jugea que FĂ©lime tĂÂąchait de la consoler. ZaĂÂŻde ne l'Ă©coutait pas et regardait toujours vers la mer avec des actions qui firent penser Ă Consalve qu'elle regret tait quelqu'un qui avait fait naufrage avec elle. Il l'avait dĂ©jĂ vue pleurer au mĂÂȘme lieu, mais, comme elle n'avait rien fait qui lui pĂ»t marquer le sujet de son affliction, il avait cru qu'elle pleurait seulement de se trouver si Ă©loignĂ©e de son pays; il s'imagina alors que les larmes qu'il lui voyait verser, Ă©taient pour un amant qui avait pĂ©ri, que c'Ă©tait peut ĂÂȘtre pour le suivre qu'elle s'Ă©tait exposĂ©e au pĂ©ril de la mer, et enfin il crut savoir, comme s'il eĂ»t appris d'elle mĂÂȘme, que l'amour Ă©tait la cause de ses pleurs. On ne peut exprimer ce que ces pensĂ©es produisirent dans l'ĂÂąme de Consalve, et le trouble qu'apporta la jalousie dans un coeur oĂÂč l'amour ne s'Ă©tait pas encore dĂ©clarĂ©. Il avait Ă©tĂ© amoureux, mais il n'avait jamais Ă©tĂ© jaloux. Cette passion, qui lui Ă©tait inconnue, se fit sentir en lui, pour la premiĂšre fois, avec tant de violence qu'il crut ĂÂȘtre frappĂ© de quelque douleur que les autres hommes ne connaissaient point. Il avait, ce lui semblait, Ă©prouvĂ© tous les maux de la vie, et cependant il sentait quelque chose de plus cruel que tout ce qu'il avait Ă©prouvĂ©. Sa raison ne put demeurer libre, il quitta le lieu oĂÂč il Ă©tait pour s'approcher de ZaĂÂŻde, dans la pensĂ©e de savoir d'elle mĂÂȘme le sujet de son affliction, et, assurĂ© qu'elle ne lui pouvait rĂ©pondre, il ne laissa pas de le lui demander. Elle Ă©tait bien Ă©loignĂ©e de comprendre ce qu'il lui voulait dire; elle essuya ses larmes et se mit Ă se promener avec lui. Le plaisir de la voir et d'ĂÂȘtre regardĂ© par ses beaux yeux calma l'agitation oĂÂč il Ă©tait; il s'aperçut de l'Ă©garement de son esprit et il remit son visage le mieux qu'il lui fut possible. Elle lui nomma encore plusieurs fois Tunis avec beaucoup d'empressement et beaucoup de marques de vouloir y ĂÂȘtre conduite. Il n'entendait que trop bien ce qu'elle lui demandait; la pensĂ©e de la voir partir lui donnait dĂ©jĂ une douleur sensible; enfin c'Ă©tait seulement par les douleurs que donne l'amour, qu'il s'apercevait d'en avoir, et la jalousie et la crainte de l'absence le tourmentaient avant mĂÂȘme qu'il connĂ»t qu'il Ă©tait amoureux. Il aurait cru avoir sujet de se plaindre de son malheur, quand il n'aurait fait que s'apercevoir qu'il avait de l'amour, mais, de se trouver tout d'un coup de l'amour et de la jalousie, ne pouvoir entendre celle qu'il aimait, n'en pouvoir ĂÂȘtre entendu, n'en rien connaĂtre que la beautĂ©, n'envisager qu'une absence Ă©ternelle, c'Ă©tai[ent] tant de maux Ă la fois qu'il Ă©tait impossible d'y rĂ©sister. Pendant qu'il faisait ces tristes rĂ©flexions, ZaĂÂŻde continuait de promener avec FĂ©lime et, aprĂšs s'ĂÂȘtre promenĂ©e assez longtemps, elle alla s'asseoir sur le rocher et se mit encore Ă pleurer en regardant la mer et en la montrant Ă FĂ©lime, comme si elle l'eĂ»t accusĂ©e du malheur qui lui faisait rĂ©pandre tant de larmes. Consalve pour la divertir lui fit remarquer des pĂÂȘcheurs qui Ă©taient assez proches. MalgrĂ© la tristesse et le trouble de ce nouvel amant, la vue de celle qu'il aimait lui donnait une joie qui lui rendait sa premiĂšre beautĂ©, et, comme il Ă©tait moins nĂ©gligĂ© que de coutume, il pouvait avec raison arrĂÂȘter les yeux de tout le monde. ZaĂÂŻde commença Ă le regarder avec attention, ensuite avec Ă©tonnement, et, aprĂšs l'avoir longtemps considĂ©rĂ©, elle se tourna vers sa compagne et lui fit observer Consalve en lui disant quelque chose. FĂ©fime le regarda et rĂ©pondit Ă ZaĂÂŻde avec une action qui tĂ©moignait approuver ce qu'elle venait de lui dire. ZaĂÂŻde regardait encore Consalve et reparlait ensuite Ă FĂ©lime; FĂ©lime en faisait de mĂÂȘme; enfin elles firent juger Ă Consalve qu'il ressemblait Ă quelqu'un qu'elles connaissaient. D'abord cette pensĂ©e ne lui fit aucune impression, mais il trouva ZaĂÂŻde si occupĂ©e de cette ressemblance, et il lui parut si clairement qu'au milieu de sa tristesse elle avait quelque joie en le regardant qu'il s'imagina qu'il ressemblait Ă cet amant qu'elle lui paraissait regretter Pendant tout le reste du jour ZaĂÂŻde fit plusieurs actions qui lui confirmĂšrent son soupçon. Sur le soir FĂ©lime et elle se mirent Ă chercher quelque chose parmi les dĂ©bris de leur naufrage Elles cherchĂšrent avec tant de soin, et Consalve leur vit tant de marques de chagrin d'avoir cherchĂ© inutilement, qu'il en prit encore de nouveaux sujets d'inquiĂ©tudes. Alphonse vit bien le dĂ©sordre de son esprit et, aprĂšs qu'ils eurent reconduit ZaĂÂŻde dans son appartement, il demeura dans la chambre de Consalve. - Vous ne m'avez point encore racontĂ© tous vos malheurs passĂ©s, lui dit-il, mais il faut que vous m'avouez ceux que ZaĂÂŻde commence de vous causer. Un homme aussi amoureux que vous me le paraissez, trouve toujours de la douceur Ă parler de son amour, et quoique votre mal soit grand, peut ĂÂȘtre que mon secours et mes conseils ne vous seront pas inutiles. - Ah! mon cher Alphonse, s'Ă©cria Consalve, que je suis malheureux! Que je suis faible! Que je suis dĂ©sespĂ©rĂ©! Et que vous ĂÂȘtes sage d'avoir vu ZaĂÂŻde et de ne l'avoir pas aimĂ©e! - J'avais bien jugĂ©, reprit Alphonse, que vous l'aimiez, vous ne voulĂ»tes pas me l'avouer. - Je ne le savais pas moi-mĂÂȘme, interrompit Consalve, la jalousie seule m'a fait sentir que j'Ă©tais amoureux. ZaĂÂŻde pleure quelque amant qui a fait naufrage; c'est ce qui la mĂšne tous les jours sur le bord de la mer; elle va pleurer au mĂÂȘme lieu oĂÂč elle croit que cet amant a pĂ©ri; enfin, j'aime ZaĂÂŻde et ZaĂÂŻde en aime un autre, et c'est de tous les malheurs celui qui m'a paru le plus redoutable et celui dont je me croyais le plus Ă©loignĂ©. Je m'Ă©tais flattĂ© que ce n'Ă©tait peut ĂÂȘtre pas un amant que ZaĂÂŻde regrettait, mais je la trouve trop affligĂ©e pour en douter; j'en suis encore persuadĂ© par le soin que je lui ai vu de chercher quelque chose qui vient sans doute de ce bienheureux amant, et, ce qui me paraĂt plus cruel que tout ce que je viens de vous dire, je ressemble, Alphonse, Ă celui qu'elle aime. Elle s'en est aperçue en se promenant; j'ai remarquĂ© de la joie dans ses yeux de voir quelque chose qui l'en fit souvenir. Elle m'a montrĂ© vingt fois Ă FĂ©lime, elle lui a fait considĂ©rer tous mes traits enfin elle m'a regardĂ© tout le jour, mais ce n'est pas moi qu'elle voit ni Ă qui elle pense. Quand elle me regarde, je la fais souvenir de la seule chose que je voudrais lui faire oublier; je suis mĂÂȘme privĂ© du plaisir de voir ses beaux yeux tournĂ©s sur moi, et elle ne peut plus me regarder sans me donner de la jalousie. Consalve dit toutes ces paroles avec tant de rapiditĂ© qu'Alphonse ne put l'interrompre, mais quand il eut cessĂ© de parler - Est-il possible, lui dit il, que tout ce que vous m'apprenez soit vĂ©ritable? Et la tristesse oĂÂč vous vous ĂÂȘtes accoutumĂ©, ne forme-t-elle point l'idĂ©e d'un malheur si extraordinaire? - Non, Alphonse, je ne me trompe point, rĂ©pondit Consalve, ZaĂÂŻde regrette un amant qu'elle aime et je l'en fais souvenir. La fortune m'empĂÂȘche bien de me former des malheurs au dessus de ceux qu'elle me cause, elle va au delĂ de ce que je pourrais imaginer, elle en invente pour moi qui sont inconnus aux autres hommes, et, si je vous avais racontĂ© la suite de ma vie, vous seriez contraint d'avouer que j'ai eu raison de vous soutenir que j'Ă©tais plus malheureux que vous. - Je n'oserai vous dire, rĂ©pliqua Alphonse, que, si vous n'aviez point de raison importante de vous cacher Ă moi, vous me donneriez toute la joie que je puis avoir de m'apprendre qui vous ĂÂȘtes et quels sont les malheurs que vous jugez plus grands que les miens. Je sais bien qu'il n'y a pas de justice de vous demander ce que je vous demande sans vous apprendre en mĂÂȘme temps quelles sont mes infortunes, mais, pardonnez Ă un malheureux qui ne vous a pas cachĂ© son nom et sa naissance et qui ne vous cacherait pas ses aventures s'il vous Ă©tait utile de les avoir et s'il vous les pouvait dire sans renouveler des douleurs que plusieurs annĂ©es ne commencent qu'Ă peine d'effacer. - Je ne vous demanderai jamais, rĂ©pliqua Consalve, ce qui pourra vous donner de la peine, mais je me reproche Ă moi-mĂÂȘme de ne vous avoir pas dit qui je suis. Quoique j'eusse rĂ©solu de ne le dĂ©clarer Ă personne, le mĂ©rite extraordinaire qui me paraĂt en vous et la reconnaissance que je dois Ă vos soins me forcent de vous avouer que mon vĂ©ritable nom est Consalve et que je suis fils de Nugnez Femando, comte de Castille, dont la rĂ©putation est sans doute parvenue jusques Ă vous. - Serait-il possible, s'Ă©cria Alphonse, que vous fussiez ce Consalve si fameux, dĂšs ses premiĂšres campagnes, par la dĂ©faite de tant de Maures et par des actions d'une valeur qui a donnĂ© de l'admiration Ă toute l'Espagne? Je sais les commencements d'une si belle vie, et, lorsque je me retirai dans ce dĂ©sert, j'avais dĂ©jĂ appris avec Ă©tonnement que, dans la fameuse bataille que le roi de LĂ©on gagna contre Ayola, le plus grand capitaine des Maures, vous seul fĂtes tourner la victoire du cĂÂŽtĂ© des chrĂ©tiens et qu'en montant le premier Ă l'assaut de Zamora vous fĂ»tes cause de la prise de cette place, qui contraignit les Maures Ă demander la paix. La solitude oĂÂč j'ai vĂ©cu depuis, m'a laissĂ© ignorer la suite de ces heureux commencements, mais je ne puis douter qu'elle n'y rĂ©ponde. Je ne croyais pas que mon nom vous fĂ»t connu, rĂ©pondit Consalve, et je me trouve heureux que vous soyez prĂ©venu en ma faveur pu une rĂ©putation que je n'ai peut-ĂÂȘtre pas mĂ©ritĂ©e. Alphonse redoubla alors son attention et Consalve commença en ces termes Histoire de Consalve Mon pĂšre Ă©tait le plus considĂ©rable de la cour de LĂ©on, lorsqu'il m'y fit paraĂtre avec un Ă©clat proportionne Ă sa fortune. Mon inclination, mon ĂÂąge et mon devoir m'attachĂšrent au prince don Garcie, fils aĂnĂ© du roi. Ce prince est jeune, bien fait et ambitieux. Ses bonnes qualitĂ©s surpassent de beaucoup ses dĂ©fauts et l'on peut dire qu'il n'en paraĂt en lui que ceux que les passions y font naĂtre. Je fus assez heureux pour avoir ses bonnes grĂÂąces sans les avoir mĂ©ritĂ©es, et j'essayai ensuite de m'en rendre digne par ma fidĂ©litĂ©. Mon bonheur voulut que, dans la premiĂšre guerre oĂÂč nous allĂÂąmes contre les Maures, je me trouvasse assez prĂšs de sa personne pour le dĂ©gager d'un pĂ©ril oĂÂč sa valeur trop inconsidĂ©rĂ©e l'avait prĂ©cipitĂ©. Ce service augmenta la bontĂ© qu'il avait pour moi. Il m'aimait comme un frĂšre plutĂÂŽt que comme un sujet, il ne me cachait rien, il ne me refusait rien, et il laissait voir Ă tout le monde qu'on ne pouvait ĂÂȘtre aimĂ© de lui, si on ne l'Ă©tait de Consalve. Une faveur si dĂ©clarĂ©e, jointe Ă la considĂ©ration oĂÂč Ă©tait mon pĂšre, Ă©levait notre maison Ă un si haut point, qu'elle commençait Ă donner de l'ombrage au roi et Ă lui faire craindre qu'elle ne s'Ă©levĂÂąt trop. Parmi un nombre infini de jeunes gens que la fortune avait attachĂ©s Ă moi, j'avais distinguĂ© don Ramire de tous les autres; c'Ă©tait un des plus considĂ©rables de la cour, mais il s'en fallait beaucoup que sa fortune n'approchĂÂąt de la mienne. Il ne tenait pas Ă moi que je ne la rendisse Ă©gale. J'employais tous les jours le crĂ©dit de mon pĂšre et le mien pour son Ă©lĂ©vation. Je m'Ă©tais appliquĂ© avec beaucoup de soin Ă lui donner part dans les bonnes grĂÂąces du prince, et lui, de son cĂÂŽtĂ©, par son esprit doux et insinuant, avait si bien secondĂ© mes soins qu'il Ă©tait, aprĂšs moi, celui de toute la cour que don Garcie traitait le mieux. Je faisais tous mes plaisirs de leur amitiĂ©. L'un et l'autre Ă©prouvaient dĂ©jĂ le pouvoir de l'amour, ils me faisaient souvent la guerre de mon insensibilitĂ© et me reprochaient, comme un dĂ©faut, de n'avoir point encore eu d'attachement. Je leur reprochais Ă mon tour de n'en avoir point eu de vĂ©ritables. - Vous aimez, leur disais-je, ces sortes de galanteries que la coutume a Ă©tablies en Espagne, mais vous n'aimez point vos maĂtresses. Vous ne me persuaderez jamais que vous soyez amoureux d'une personne dont Ă peine vous connaissez le visage, et que vous ne reconnaĂtriez pas, si vous la voyiez en un autre lieu qu'Ă la fenĂÂȘtre oĂÂč vous avez accoutumĂ© de la voir. - Vous exagĂ©rez le peu de connaissance que nous avons de nos maĂtresses, me repartit le prince, mais nous connaissons leur beautĂ© et, en amour, c'est le principal. Nous jugeons de lent esprit par leur physionomie et ensuite par leurs lettres, et, quand nous venons Ă les voir de plus prĂšs, nous sommes charmĂ©s du plaisir de dĂ©couvrir ce que nous ne connaissions point encore. Tout ce quelles disent a la grĂÂące de la nouveautĂ©, leur maniĂšre nous surprend, la surprise augmente et rĂ©veille l'amour, au lieu que ceux qui connaissent leurs maĂtresses avant que de les aimer, sont tellement accoutumĂ©s Ă leur beautĂ© et Ă leur esprit, qu'ils n'y sont plus sensibles quand ils sont aimĂ©s. - Vous ne tomberez jamais dans ce malheur lui rĂ©pliquai-je, mais, seigneur, je vous laisse la libertĂ© d'aimer tout ce que vous ne connaĂtrez point, pourvu que vous me permettiez de n'aimer qu'une personne que je connaĂtrai assez pour l'estimer et pour ĂÂȘtre assurĂ© de trouver en elle de quoi me rendre heureux, quand j'en serai aimĂ©. J'avoue encore que je voudrais qu'elle ne fĂ»t point prĂ©venue en faveur d'un autre amant. - Et moi, interrompit don Ramire, je trouverais plus de plaisir Ă me rendre maĂtre d'un coeur qui serait dĂ©fendu par une passion, que d'en toucher un qui n'aurait jamais Ă©tĂ© touchĂ©; ce me serait une double victoire, et je serais aussi bien plus persuadĂ© de la vĂ©ritable inclination qu'on aurait pour moi, si je l'avais vue naĂtre dans le plus fort de l'attachement qu'on aurait pour un autre; enfin ma gloire et mon amour se trouveraient satisfaits d'avoir ĂÂŽtĂ© une maĂtresse Ă un rival. - Consalve est si Ă©tonnĂ© de votre opinion, lui rĂ©pondit le prince, et il la trouve si mauvaise, qu'il ne veut pas mĂÂȘme y rĂ©pondre. En effet; je suis de son parti contre vous, mais je suis contre lui sur cette connaissance si particuliĂšre qu'il veut de sa maĂtresse. Je serais incapable de devenir amoureux d'une personne avec qui je serais accoutumĂ© et, si je ne suis surpris d'abord, je ne puis ĂÂȘtre touchĂ©. Je crois que les inclinations naturelles se font sentir dans les premiers moments, et les passions, qui ne viennent que par le temps, ne se peuvent appeler de vĂ©ritables passions. - On est donc assurĂ©, repris-je, que vous n'aimerez jamais ce que vous n'aurez pas aimĂ© d'abord. Il faut, seigneur, ajoutai-je en riant, que je vous montre ma soeur pendant qu'elle n'est pas encore aussi belle qu'elle le sera apparemment, afin que vous vous accoutumiez Ă la voir et que vous n'en soyez jamais touchĂ©. - Vous craindriez donc que je ne le fusse? me dit don Garcie. N'en doutez pas, seigneur, lui rĂ©pondis-je, et je le craindrais mĂÂȘme comme le plus grand malheur qui me pĂ»t arriver. - Quel malheur y trouveriez-vous? repartit don Ramire. - Celui, rĂ©pliquai-je; de ne pas entrer dans les sentiments du prince. S'il voulait Ă©pouser ma sĂ
âur, je n'y pourrais consentir par l'intĂ©rĂÂȘt de sa grandeur, et s'il ne la voulait pas Ă©pouser et qu'elle aimĂÂąt nĂ©anmoins, comme elle l'aimerait infailliblement, j'aurais le dĂ©plaisir de voir ma soeur la maĂtresse d'un maĂtre que je ne pourrais haĂÂŻr, quoique je le dusse. - Montrez-la-moi, je vous prie, devant qu'elle me puisse donner de l'amour, interrompit le prince, car je serais si affligĂ© d'avoir des sentiments qui vous dĂ©plussent, que j'ai de l'impatience de la voir pour m'assurer moi-mĂÂȘme que je ne l'aimerai jamais. - Je ne m'Ă©tonne plus, seigneur, dit don Rarnire en s'adressant Ă don Garcie, que vous n'ayez point Ă©tĂ© amoureux de toutes les belles personnes qui sont nourries dans le palais et avec qui vous avez Ă©tĂ© accoutumĂ© dĂšs l'enfance, mais j'avoue que jusques Ă cette heure j'avais Ă©tĂ© surpris que pas une ne vous eĂ»t donnĂ© de l'amour, et surtout Nugna Bella, la fille de don DiĂ©go Porcellos, qui me paraĂt si capable d'en donner. - Il est vrai, repartit don Garcie, que Nugna Bella est aimable, elle a les yeux admirables, elle a la bouche belle, l'air noble et dĂ©licat; enfin j'en aurais Ă©tĂ© amoureux, si je ne l'eusse point vue presque en mĂÂȘme temps que j'ai le jour. - Mais pourquoi ne l'avez vous pas aimĂ©e, ajouta le prince s'adressant Ă don Ramire, vous qui la trouvez si belle? - Parce qu'elle n'a jamais rien aimĂ©, rĂ©pliqua-t-il. Je n'aurais eu personne Ă chasser de son cĂ
âur, et je viens de vous avouer que c'est ce qui peut toucher le mien. C'est Ă Consalve, continua-t-il, Ă qui il faut demander pourquoi il ne l'a pas aimĂ©e, car je suis assurĂ© qu'il la trouve belle; elle n'a point d'attachement, et il la connaĂt il y a dĂ©jĂ longtemps. - Qui vous a dit que je ne l'aime pas? lui rĂ©pondis-je en souriant et en rougissant tout ensemble. - Je ne sais, rĂ©pliqua don Ramire, mais, Ă voir comme vous rougissez, je crois que ceux qui me l'on dit se sont trompĂ©s. Serait il possible, s'Ă©cria le prince en s'adressant Ă moi, que vous fussiez amoureux? Si vous l'ĂÂȘtes, avouez le promptement, je vous prie, car vous me donnerez une joie sensible de vous voir attaquĂ© d'un mal que vous plaignez si peu. - SĂ©rieusement, rĂ©pliquai-je, je ne suis point amoureux, mais pour vous plaire, seigneur, je vous avouerai que je le pourrais ĂÂȘtre de Nugna Bella, si je la connaissais un peu davantage. - S'il ne tient qu'Ă vous la faire connaĂtre, dit le prince, soyez assurĂ© que vous l'aimez dĂ©jĂ . Je n'irai jamais sans vous chez la reine ma mĂšre, je me brouillerai encore plus souvent que je ne fais avec le roi, afin que le soin qu'elle prend toujours de nous raccommoder l'oblige Ă me faire aller chez elle Ă des heures particuliĂšres; enfin je vous donnerai assez de lieu de parler Ă Nugna Bella pour achever d'en devenir amoureux. Vous la trouverez trĂšs aimable, et si son coeur est aussi bien fait que son esprit, vous n'aurez rien Ă souhaiter. - Je vous supplie, seigneur, lui dis-je, ne prenez point tant de soin de me rendre malheureux, et surtout prenez d'autres prĂ©textes pour aller chez la reine que de nouvelles brouilleries avec le roi. Vous savez qu'il m'accuse souvent des choses que vous faites qui ne lui plaisent pas, et qu'il croit que mon pĂšre et moi, pour notre grandeur particuliĂšre, vous inspirons l'autoritĂ© que vous prenez quelquefois contre son grĂ©. - Dans l'humeur oĂÂč je suis de vous faire aimer de Nugna Bella repartit le prince je ne serai pas si prudent que vous voulez que je le sois. Je me servirai de toutes sortes de prĂ©textes pour vous mener chez la reine et mĂÂȘme quoique je n'en aie point je m'y en vais prĂ©sentement et je sacrifierai au plaisir de vous rendre amoureux un soir que j'avais destinĂ© Ă passer sous ces fenĂÂȘtres oĂÂč vous croyez que je ne connais personne Je ne vous aurais pas fait le rĂ©cit de cette conversation dit alors Consalve Ă Alphonse mais vous verrez par la suite qu'elle fut comme un prĂ©sage de tout ce qui arriva depuis. Le prince s'en alla chez la reine; il la trouva retirĂ©e pour tout le monde exceptĂ© pour les dames qui avaient sa familiaritĂ©. Nugna Bella Ă©tait de ce nombre; elle Ă©tait si belle ce soir-lĂ qu'il semblait que le hasard favorisĂÂąt les desseins du prince. La conversation fut gĂ©nĂ©rale pendant quelque temps et comme il y avait plus de libertĂ© qu'Ă d'autres heures, Nugna Bella parla aussi davantage et elle me surprit en me faisant voir beaucoup plus d'esprit que je ne luis en connaissais. Le prince pria la reine de passer dans son cabinet sans savoir nĂ©anmoins ce qu'il avait Ă lui dire. Pendant qu'elle y fut, je demeurai avec Nugna Bella et plusieurs autres personnes, je l'engageai insensiblement dans une conversation particuliĂšre, et, quoiqu'elle ne fĂ»t que de choses indiffĂ©rentes, elle avait pourtant un air plus galant que les conversations ordinaires. Nous blĂÂąmĂÂąmes ensemble la maniĂšre retirĂ©e dont les femmes sont obligĂ©es de vivre en Espagne, comme Ă©prouvant par nous mĂÂȘmes que nous perdions quelque chose de n'avoir pas la libertĂ© entiĂšre de nous entretenir. Si je sentis dĂšs ce moment que je commençais Ă aimer Nugna Bella, elle commença aussi Ă ce qu'elle m'a avouĂ© depuis, Ă s'apercevoir que je ne lui Ă©tais pas indiffĂ©rent. De l'humeur dont elle Ă©tait, ma conquĂÂȘte ne lui pouvait ĂÂȘtre dĂ©sagrĂ©able; il y avait quelque chose de si brillant dans ma fortune, qu'une personne moins ambitieuse qu'elle en pouvait ĂÂȘtre Ă©blouie. Elle ne nĂ©gligea pas de me paraĂtre aimable quoiqu'elle ne fit rien d'opposĂ© Ă sa fiertĂ© naturelle. EclairĂ© par la pĂ©nĂ©tration que donne un amour naissant, je me flattai bientĂÂŽt de l'espĂ©rance de lui plaire et cette espĂ©rance Ă©tait aussi propre Ă m'enflammer que la pensĂ©e d'avoir un rival aimĂ© eĂ»t Ă©tĂ© propre Ă me guĂ©rir. Le prince fut ravi de voir que je m'attachais Ă Nugna Bella, il me donnait tous les jours quelque occasion de l'entretenir, il voulut mĂÂȘme que je lui parlasse des brouilleries que j'avais avec le roi et que je lui disse la maniĂšre dont la reine devait agir pour le porter aux choses que le roi dĂ©sirait de lui. Nugna Bella ne manquait pas de donner ses avis Ă la reine et, lorsque la reine s'en servait ils, ne manquaient jamais aussi de faire leur effet en sorte que la reine ne faisait plus rien dans ce qui regardait le prince qu'elle n'en parlĂÂąt Ă Nugna Bella et que Nugna Bella ne m'en rendĂt compte. Ainsi nous avions de grandes conversations et, dans ces conversations je lui trouvai tant d'esprit, de sagesse et d'agrĂ©ment, et elle s'imagina trouver tant de mĂ©rite en moi et y trouva en effet tant d'amour qu'il s'alluma entre nous une passion qui fut depuis trĂšs violente. Le prince voulut en ĂÂȘtre le confident. Je n'avais rien de cachĂ© pour lui, mais je craignais que Nugna Bella ne se trouvĂÂąt offensĂ©e que je lui eusse avouĂ© qu'elle me tĂ©moignait quelque bontĂ©. Don Garcie m'assura que, de l'humeur dont elle Ă©tait, elle ne s'en offenserait pas. Il lui parla de moi; elle fut d'abord honteuse et embarrassĂ©e de ce qu'il lui dit mais comme il avait bien jugĂ©, la grandeur du confident la consola de la confidence; elle s'accoutuma Ă souffrir qu'il l'entretĂnt de ma passion, et reçut par lui les premiĂšres lettres que je lui Ă©crivis. L'amour avait pour nous toute la grĂÂące de la nouveautĂ© et nous y trouvions ce charme secret qu'on ne trouve jamais que dans les premiĂšres passions. Comme mon ambition Ă©tait pleinement satisfaite et qu'elle l'Ă©tait mĂÂȘme avant que j'eusse de l'amour, cette derniĂšre passion n'Ă©tait point affaiblie par l'autre; mon ĂÂąme s'y abandonnait comme Ă un plaisir qui jusque-lĂ m'avait Ă©tĂ© inconnu et que je trouvais infiniment au-dessus de tout ce qui peut donner la grandeur. Nugna Bella n'Ă©tait pas ainsi; ces deux passions s'Ă©taient Ă©levĂ©es dans son coeur en mĂÂȘme temps et le partageaient presque Ă©galement. Son inclination naturelle la portait sans doute plus Ă l'ambition qu'Ă l'amour, mais, comme l'un et l'autre se rapportaient Ă moi, je trouvais en elle toute l'ardeur et toute l'application que je pouvais souhaiter. Ce n'est pas qu'elle ne fĂ»t quelquefois aussi occupĂ©e des affaires du prince que de ce qui regardait notre amour. Pour moi, qui n'Ă©tais rempli que de ma passion, je connus avec douleur que Nugna Bella Ă©tait capable d'avoir d'autres pensĂ©es. Je lui en fis quelques plaintes mais je trouvai que ces plaintes Ă©taient inutiles ou qu'elles ne produisaient qu'une certaine conversation contrainte, qui me laissait voir que son esprit Ă©tait occupĂ© ailleurs. NĂ©anmoins comme j'avais ouĂÂŻ dire que l'on ne pouvait ĂÂȘtre parfaitement heureux dans l'amour non plus que dans la vie, je souffrais ce malheur avec patience. Nugna Bella m'aimait avec une fidĂ©litĂ© exacte et je ne lui voyais que du mĂ©pris pour tous ce qui osaient la regarder. J'Ă©tais persuadĂ© qu'elle Ă©tait exempte des faiblesses que j'avais apprĂ©hendĂ©es dans les femmes; cette pensĂ©e rendait mon bonheur si achevĂ© que je n'avais plus rien Ă souhaiter. La fortune m'avait fait naĂtre et m'avait placĂ© dans un rang digne de l'envie des plus ambitieux. J'Ă©tais favori d'un prince que j'aimais d'une inclination naturelle. J'Ă©tais aimĂ© de la plus belle personne d'Espagne, que j'adorais, et j'avais un ami que je croyais fidĂšle, et dont je faisais la fortune. La seule chose qui me donnait quelque trouble, Ă©tait de voir de l'injustice dans l'impatience que don Garcie avait de commander, et de trouver dans Nuguez Fernando, mon pĂšre, un esprit inquiet et portĂ© comme le roi l'en soupçonnait, Ă se vouloir faire une Ă©lĂ©vation qui ne laissĂÂąt rien au dessus de lui. J'apprĂ©hendais de me trouver attachĂ© par les devoirs de la reconnaissance et de la nature Ă des personnes qui voudraient m'entraĂner dans des choses qui ne me paraissaient pas justes. Cependant, comme ces malheurs Ă©taient encore incertains, ils ne me troublaient que dans quelques moments et je me consolais Ă en parler avec don Ramire, en qui j'avais tant de confiance, que je lui disais jusques Ă mes craintes sur les choses les plus importantes et les plus Ă©loignĂ©es. Ce qui m'occupait alors Ă©tait le dessein d'Ă©pouser Nugna Bella. Il y avait dĂ©jĂ longtemps que je l'aimais sans oser en faire la proposition. Je savais qu'elle serait dĂ©sapprouvĂ©e par le roi, parce que Nugna Bella, Ă©tant fille d'un des comtes de Castille, dont on craignait la mĂÂȘme rĂ©volte que de mon pĂšre, la politique ne voulait pas qu'on les laissĂÂąt unir par mariage. Je savais encore que bien que mon pĂšre ne fĂ»t point opposĂ© Ă mon dessein, il ne voudrait pas nĂ©anmoins qu'on fit la proposition de mon mariage, de peur d'augmenter les soupçons du roi, de sorte que j'Ă©tais contraint d'attendre quelque conjoncture qui me fĂ»t plus favorable, mais en l'attendant je ne cachais point l'attachement que j'avais pour Nugna Bella, je lui parlais toutes les fois que j'en avais l'occasion, le prince lui parlait aussi trĂšs souvent. Le roi remarqua cette intelligence et prit pour une affaire d'Etat ce qui n'Ă©tait en effet que de l'amour. Il crut que son fils favorisait mon dessein pour Nugna Bella afin d'unir les deux comtes de Castille et de les attacher Ă ses intĂ©rĂÂȘts. Il crut qu'il voulait faire un parti considĂ©rable et se donner une autoritĂ© qui balançĂÂąt la sienne. Il ne douta point que les comtes de Castille n'entrasssent dans ce parti par l'espĂ©rance de se faire reconnaĂtre souverains; enfin l'union des deux maisons de Castille lui Ă©tait si redoutable, qu'il dĂ©clara hautement qu'il ne voulait point que je pensasse Ă Nugna Bella et dĂ©fendit au prince de favoriser notre mariage. Les comtes de Castille, qui avaient peut ĂÂȘtre une partie des intentions dont le roi les soupçonnait, mais qui n'Ă©taient pas en Ă©tat de les faire paraĂtre, nous ordonnĂšrent de ne plus penser l'un Ă l'autre. Ce commandement nous donna beaucoup de douleur, le prince nous promit de faire bientĂÂŽt changer de sentiments au roi son pĂšre, il nous engagea Ă nous promettre une fidĂ©litĂ© Ă©ternelle et se chargea du soin de continuer notre commerce et de cacher notre intelligence. La reine qui savait que bien loin de porter le prince Ă la rĂ©volte, nous travaillons au contraire Ă l'en Ă©loigner, approuva les desseins du prince son fils et voulut bien les favoriser. Comme nous ne pouvions plus nous parler en public, nous cherchĂÂąmes le moyen de nous parler en particulier. Je pensai qu'il fallait que Nugna Bella changeĂÂąt d'appartement et qu'on la mĂt, avec quelque autre des dames du palais, dans un corps de logis dont toutes les fenĂÂȘtres Ă©taient sur une rue dĂ©tournĂ©e, et qui Ă©taient si basses qu'un homme Ă cheval y pouvait parler commodĂ©ment. J'en fis la proposition au prince, il la fit approuver Ă la reine et on l'exĂ©cuta sur quelque prĂ©texte assez invraisemblable. Je venais quasi tous les jours Ă cette fenĂÂȘtre attendre les moments que Nugna Bella me pouvait parler. Quelquefois je m'en retournais charmĂ© des sentiments qu'elle avait pour moi et quelquefois je m'en retournais dĂ©sespĂ©rĂ© de la voir si occupĂ©e des commissions que la reine lui donnait. Jusques ici la fortune ne m'avait pas montrĂ© son inconstance mais elle me fit bientĂÂŽt voir qu'elle ne se fixe pour personne. Mon pĂšre qui avait connu les soupçons du roi, voulut lui faire voir par une nouvelle marque d'attachement combien ils Ă©taient injustes; il se rĂ©solut de mettre ma soeur dans le palais quelque dessein qu'il eĂ»t pris auparavant de la laisser en Castille. Un sentiment de vanitĂ© lui aida Ă prendre cette rĂ©solution, il fut bien aise de faire voir Ă la cour une beautĂ© qu'il croyait une des plus achevĂ©es de toute l'Espagne. Il Ă©tait touchĂ© plus qu'aucun pĂšre ne l'a jamais Ă©tĂ© de la beautĂ© de ses enfants et en tirait une vanitĂ© qu'on pouvait appeler une faiblesse dans un homme comme lui. Il fit donc venir sa fille Ă la cour et elle fut reçue dans le palais. Don Garcie Ă©tait Ă la chasse le jour qu'elle y entra. Il vint le soir chez la reine, sans avoir vu personne qui lui en eĂ»t parlĂ©; j'y Ă©tais aussi mais retirĂ© dans un endroit oĂÂč il ne me voyait pas. La reine lui prĂ©senta Hermenesilde c'est ainsi que s'appelait ma soeur; il fut surpris de sa beautĂ©, et il parut de l'admiration dans cette surprise. Il dit qu'on n'avait jamais vu, en une mĂÂȘme personne, de l'Ă©clat, de la majestĂ© et de l'agrĂ©ment, qu'avec des cheveux noirs on n'avait jamais un si beau teint et des yeux si bleus, qu'elle avait de la gravitĂ© avec l'air de la premiĂšre jeunesse; enfin, plus il la regardait et plus il lui donnait de louanges. Don Ramire remarqua cet empressement Ă louer Hermenesilde; il n'eut pas de peine Ă juger que je pensais les mĂÂȘmes choses que lui, et, me voyant Ă l'autre bout de la chambre, il m'aborda pour me parler de la beautĂ© de ma sĂ
âur. Je voudrais qu'il n'y eĂ»t que vous Ă la louer, lui dis je. Comme je prononçais ces paroles, don Garcie s'approcha par hasard du lieu oĂÂč j'Ă©tais. Il parut Ă©tonnĂ© de me voir, il se remit nĂ©anmoins, il me parla d'Hermenesilde et me dit que je ne la lui avais dĂ©peinte aussi belle qu'il l'avait trouvĂ©e. Le soir on ne parla que d'elle au coucher de ce prince. Je l'observai avec beaucoup de soin, et je pris pour une confirmation de mes soupçons de ce qu'il ne la louait pas devant moi aussi hardiment que les autres. Les jours suivants, il ne put s'empĂÂȘcher de lui parler, il me parut que l'inclination qu'il avait pour elle, l'emportait comme un torrent Ă quoi il ne pouvait rĂ©sister. Je voulus dĂ©couvrir ses sentiments sans lui parler sĂ©rieusement. Un soir que nous sortions de chez la reine, oĂÂč il avait entretenu assez longtemps Hermenesilde - Oserais-je vous demander, seigneur, lui dis je, si je n'ai point trop attendu Ă vous montrer ma soeur et si elle n'est point assez belle pour vous avoir causĂ© de ces surprises que je craignais? - J'ai Ă©tĂ© surpris de sa beautĂ©, me rĂ©pondit ce prince, mais, encore que je croie qu'on ne puisse ĂÂȘtre touchĂ© sans ĂÂȘtre surpris, je ne crois pas qu'on ne puisse ĂÂȘtre surpris sans ĂÂȘtre touchĂ©. L'intention de don Garcie Ă©tait de ne me pas rĂ©pondre plus sĂ©rieusement que je lui avais parlĂ©, mais comme il avait Ă©tĂ© embarrassĂ© de ce que je lui avais dit et qu'il avait senti son embarras, il y eut un air de chagrin dans sa rĂ©ponse, qui me fit voir que je ne m'Ă©tais pas trompĂ©. Il jugea bien aussi que je m'Ă©tais aperçu des sentiments qu'il avait pour ma soeur; il m'aimait encore assez pour avoir quelque douleur de s'embarquer dans une chose dont il savait bien que je serais offensĂ©, mais il aimait dĂ©jĂ trop Hermenesilde pour abandonner le dessein de s'en faire aimer. Je ne prĂ©tendais pas aussi que l'amitiĂ© qu'il avait pour moi lui fĂt surmonter l'amour qu'il avait pour elle. Je pensai seulement Ă prĂ©venir ma soeur sur ce quelle devait faire si le prince lui tĂ©moignait de l'amour, et je lui dis de suivre en toutes choses les conseils de Nugna Bella. Elle me le promit et je confiai Ă Nugna Bella l'inquiĂ©tude que j'avais de l'amour de don Garcie. Je lui dis toutes les fĂÂącheuses suites que j'en apprĂ©hendais; elle entra dans mes sentiments et m'assura qu'elle s'attacherait si fort auprĂšs d'Hermenesilde que difficilement le prince lui pourrait parler. En effet elles devinrent tellement insĂ©parable sans qu'il y parĂ»t d'affectation, que don Garcie ne trouvait jamais Hermenesilde sans Nugna Bella. Cet embarras lui donna tant de chagrin qu'il n'en Ă©tait pas connaissable, et comme il avait accoutumĂ© de me dire toutes ses pensĂ©es et qu'il ne me parlait point de celles qui l'occupaient alors, je trouvai bientĂÂŽt un grand changement dans son procĂ©dĂ©. - N'admirez vous pas, disais je Ă don Ramire, l'injustice des hommes? Le prince me hait parce qu'il sent dans son coeur une passion qui me doit dĂ©plaire, et, s'il Ă©tait aimĂ© de ma sĂ
âur, il me haĂÂŻrait encore davantage. J'avais bien prĂ©vu le mal qui m'arriverait si elle touchait son inclination, et, s'il ne change point les sentiments qu'il a pour elle, je ne serai pas longtemps son favori, mĂÂȘme aux yeux du public, car dans son coeur je ne le suis dĂ©jĂ plus. Don Ramire Ă©tait persuadĂ© comme moi, de l'amour du prince, mais pour m'ĂÂŽter de l'esprit une chose qui me donnait de la peine - Je ne sais, me rĂ©pondit il, sur quoi vous vous fondez pour croire que don Garcie soit amoureux d'Hermenesilde; il l'a louĂ©e d'abord, il est vrai, mais je ne lui ai rien depuis qui paraisse d'un homme amoureux. Et quand il l'aimerait, ajouta-t-il, serait-ce une chose si fĂÂącheuse? Pourquoi ne la pourrait-il pas Ă©pouser? Ce n'est pas le premier prince qui a Ă©pousĂ© une de ses sujettes; il ne saurait en trouver une plus digne de lui, et, s'il l'Ă©pousait, quelle grandeur ne serait ce pas pour votre maison? - C'est par cette raison mĂÂȘme, lui rĂ©pondis je, que le roi n'y consentira jamais. Je ne le voudrais pas sans son consentement; peut ĂÂȘtre mĂÂȘme que le prince ne le voudrait pas aussi ou qu'il ne le voudrait ni assez fortement ni assez longtemps pour l'exĂ©cuter. Enfin c'est une chose qui ne se peut faire, et je ne veux pas laisser croire au public que je hasarde la rĂ©putation de ma soeur sur l'espĂ©rance mal fondĂ©e d'une grandeur oĂÂč nous ne parviendrons jamais. Si don Garcie continue Ă aimer Hermenesilde, je la retirerai de la cour. Don Ramire fut surpris de ma rĂ©solution; il craignit que je ne me brouillasse avec don Garcie, il rĂ©solut de lui apprendre mes sentiments, et il voulut s'imaginer qu'il pouvait les lui dĂ©couvrir sans mon consentement, puisque ce n'Ă©tait que pour mon avantage. Mais l'envie de se faire un mĂ©rite envers le prince et d'entrer dans sa confidence eut sans doute beaucoup de part Ă cette rĂ©solution. Il prit son temps pour lui parler seul, il lui dit qu'il craignait de me faire une infidĂ©litĂ© en lui dĂ©couvrant mes pensĂ©es contre mon intention, mais que le zĂšle qu'il avait pour son service, l'obligeait Ă lui apprendre que je le croyais amoureux de ma soeur et que j'en avais tant de chagrin que j'Ă©tais rĂ©solu de l'ĂÂŽter de la cour. Don Garcie fut si frappĂ© du discours de don Ramire et de la pensĂ©e de voir Ă©loigner Hermenesilde, qu'il lui fut impossible de cacher son premier mouvement. Il jugea ensuite que, puisque don Ramire ne pouvait plus douter de l'intĂ©rĂÂȘt qu'il prenait pour ma soeur, il fallait le lui avouer et l'engager, par cette confidence, Ă continuer de l'instruire de mes desseins. Il fut quelque temps Ă prendre cette rĂ©solution, puis, se dĂ©terminant tout Ă coup, il l'embrassa, et lui avoua qu'il Ă©tait amoureux d'Hermenesilde. Il lui dit qu'il avait fait ce qu'il avait pu pour s'en dĂ©fendre en ma considĂ©ration mais qu'il lui Ă©tait impossible de vivre sans ĂÂȘtre aimĂ© d'elle; qu'il lui demandait son secours pour lui aider Ă cacher sa passion et pour empĂÂȘcher l'Ă©loignement d'Hermenesilde. Le coeur de don Ramire n'Ă©tait pas d'une trempe Ă rĂ©sister aux caresses d'un prince dont il voyait qu'il allait devenir le favori. L'amitiĂ© et la reconnaissance se trouvĂšrent faibles contre l'ambition. Il promit au prince de lui garder le secret et de le servir auprĂšs d'Hermenesilde. Le prince l'embrassa une seconde fois; et ils examinĂšrent ensemble comme ils se conduiraient dans cette entreprise. Le premier obstacle qui leur vint dans l'esprit fut Nugna Bella, qui ne quittait point Hermenesilde. Ils rĂ©solurent de la gagner, et, quelque difficultĂ© qui leur parut par l'Ă©troite liaison qu'elle avait avec moi, don Ramire se chargea d'en trouver les moyens; mais il dit au prince qu'il fallait qu'il travaillĂÂąt lui mĂÂȘme Ă m'ĂÂŽter la connaissance que j'avais de sa passion; qu'il lui conseillait de me dire en riant qu'il avait Ă©tĂ© bien aise de me faire peur pendant quelque temps pour venger des soupçons que j'avais eus d'abord, mais que cette peur allait trop loin qu'il ne voulait pas me laisser croire plus longtemps qu'il eĂ»t des sentiments que je pusse dĂ©sapprouver. Cet expĂ©dient parut bon Ă don Garcie; il l'exĂ©cuta aisĂ©ment, et, comme il savait par don Ramire les choses qui m'avaient donnĂ© du soupçon, il lui Ă©tait aisĂ© de dire qu'il les avait faites exprĂšs et il m'Ă©tait quasi impossible de n'en ĂÂȘtre pas persuadĂ©. Ainsi je le fus entiĂšrement; je me crus mieux avec lui que je n'avais jamais Ă©tĂ©. Je ne laissai pas de penser qu'il s'Ă©tait passĂ© quelque chose dans son coeur qu'il ne m'avouait pas, mais je m'imaginai que ce n'avait Ă©tĂ© qu'une lĂ©gĂšre inclination qu'il avait surmontĂ©e, et je crus mĂÂȘme lui en devoir ĂÂȘtre obligĂ© comme d'une chose qu'il avait faite en ma considĂ©ration. Enfin je demeurai satisfait de don Garcie; don Ramire le fut beaucoup de me voir l'esprit dans l'assiette qu'il dĂ©sirait, et il commença Ă penser comme il engagerait Nugna Bella dans la confidence oĂÂč il voulait l'embarquer. AprĂšs en avoir Ă peu prĂšs imagine les moyens, il chercha l'occasion de lui parler; elle la lui donnait assez souvent parce qu'elle savait que je n'avais rien de cachĂ© pour lui et qu'elle pouvait lui parler de tout ce qui nous regardait. Il commença Ă l'entretenir de la joie qu'il avait du raccommodement qui s'Ă©tait fait entre le prince et moi. - J'en ai beaucoup, aussi bien que vous, lui dit elle, et j'ai trouvĂ© Consalve si dĂ©licat sur le sujet de sa soeur que je craignais qu'il ne se brouillĂÂąt avec don Garcie. - Si je croyais, madame, lui rĂ©pondit-il, que vous fussiez de celles qui sont capables de cacher quelque chose Ă leurs amants, lorsqu'il est nĂ©cessaire pour leur intĂ©rĂÂȘt, ce me serait un grand soulagement de parler avec une personne aussi intĂ©ressĂ©e que vous dans ce qui regarde Consalve. Je prĂ©vois des choses qui me donnent de l'inquiĂ©tude; vous ĂÂȘtes la seule Ă qui je les puisse dire, mais, madame, c'est Ă condition que vous n'en parlerez pas Ă Consalve mĂÂȘme. - Je vous le promets lui dit-elle et vous trouverez en moi tout le secret que vous pouvez dĂ©sirer. Je sais que comme il est dangereux de cacher quelque chose Ă nos amis, il l'est aussi beaucoup de ne leur cacher jamais rien. - Vous verrez, madame, reprit-il, combien il est important de cacher ce que je veux vous dire; don Garcie vient de donner de nouveaux tĂ©moignages d'amitiĂ© Ă Consalve, il vient de l'assurer qu'il ne pense plus Ă sa soeur, mais je suis trompĂ© s'il ne l'aime passionnĂ©ment. De l'humeur dont est ce prince, il ne peut cacher longtemps son amour et; de l'humeur aussi dont est Consalve, il n'en souffrira jamais la continuation. Il est infaillible qu'il se brouillera avec lui et qu'il perdra entiĂšrement ses bonnes grĂÂąces. - Je vous avoue, lui dit Nugna Bella, que j'avais eu les mĂÂȘmes soupçons, et que, par ce que j'en ai et par de certaines choses que m'a dites Hermenesilde, et que je n'ai pas voulu quelle redĂt Ă son frĂšre, j'ai eu peine Ă croire que ce qu'a fait don Garcie n'ait Ă©tĂ© qu'une affectation et dessein de faire peur Ă Consalve. - Vous en avez usĂ© avec beaucoup de prudence, dit don Ramire, et je crois madame que vous ferez bien Ă l'avenir d'empĂÂȘcher Hermenesilde de rien dire Ă son frĂšre de ce qui regarde le prince; il est inutile et dangereux de lui en parler. Si le prince n'a qu'une mĂ©diocre passion pour elle, il la cachera sans peine et par le soin que vous prendrez de conduire Hermenesilde, elle pourra facilement l'en guĂ©rir Consalve n'en saura rien, et ainsi vous lui Ă©pargnerez un chagrin mortel et vous lui conserverez les bonnes grĂÂąces du prince. Si, au contraire, la passion de don Garcie est grande et violente, trouvez-vous impossible qu'il Ă©pouse Hermenesilde? Et trouveriez-vous que nous servissions mal Consalve de lui cacher quelque chose, si le secret que nous lui ferions pouvait lui donner son prince pour beau-frĂšre? AssurĂ©ment, madame, l'on doit penser plus d'une fois Ă empĂÂȘcher l'amour de don Garcie pour Hermenesilde et vous y devez mĂÂȘme penser plus qu'une autre par l'intĂ©rĂÂȘt que vous auriez d'avoir un jour pour reine une personne qui sera apparemment votre belle soeur. Ces derniĂšres paroles firent voir Ă Nugna Bella ce quelle n'avait point encore envisagĂ©. L'espĂ©rance d'ĂÂȘtre belle soeur de la reine lui fit trouver les raisons de don Ramire encore meilleures qu'elles n'Ă©taient, et enfin il la conduisit si bien oĂÂč il la voulait mener, qu'ils convinrent ensemble qu'ils ne me diraient rien, qu'ils examineraient les sentiments du prince et qu'il agiraient ensuite selon les connaissances qu'ils en auraient. Don Ramire, ravi d'avoir si bien commencĂ©, rendit compte au prince de ce qu'il avait fait. Don Garcie en fut charmĂ©, et il lui laissa un plein pouvoir de dire Ă Nugna Bella tout ce qu'il voudrait de ses sentiments. Don Ramire retourna bientĂÂŽt la chercher; il lui fit long rĂ©cit de la maniĂšre dont il s'Ă©tait conduit pour faire avouer au prince l'amour qu'il avait pour ma soeur; il ajouta qu'il n'avait jamais vu un homme si transportĂ© de passion; qu'il s'Ă©tonnait de la violence que ce prince se faisait de peur de me dĂ©plaire; qu'il n'y avait rien enfin qu'on ne dĂ»t attendre d'un homme si amoureux, mais qu'il fallait au moins lui donner quelque espĂ©rance qui entretint son amour. Nugna Bella demeura persuadĂ©e de ce que lui dit don Ramire et elle lui promit de servir don Garcie auprĂšs de ma soeur. Don Ramire s'en alla porter cette nouvelle au prince, il la reçut avec une joie incroyable, il lui fit mille caresses, il ne pouvait se lasser de lui parler et il eĂ»t voulu ne parler qu'Ă lui seul, mais il voyait bien qu'il ne fallait pas changer de conduite, ni cesser de vivre avec moi comme il avait accoutumĂ© Don Ramire mĂÂȘme avait soin de cacher sa nouvelle faveur, et les remords de sa trahison lui faisaient toujours craindre que je ne la soupçonnasse. Don Garcie parla bientĂÂŽt Ă Hermenesilde; il lui tĂ©moigna la passion qu'il avait pour elle avec le plus d'ardeur qu'il lui fut possible et comme il Ă©tait vĂ©ritablement amoureux il n'eut pas de peine Ă loi persuader son amour. Elle Ă©tait disposĂ©e Ă le recevoir favorablement, mais, aprĂšs ce que je lui avais dit, elle n'osait suivre les sentiments de son coeur. Elle rendit compte Ă Nugna Bella de la conversation qu'elle avait eue avec le prince. Nugna Bella, sur les mĂÂȘmes prĂ©textes que lui avait donnĂ©s don Ramire, lui conseilla de ne me rien dire et d'avoir une conduite qui pĂ»t augmenter l'amour du prince et conserver son estime. Elle lui dit encore que, quelque rĂ©pugnance que j'eusse tĂ©moignĂ©e Ă l'attachement de don Garcie, elle devait croire que j'aurais de la joie d'une chose qui pourrait m'ĂÂȘtre avantageuse, mais que, par de certaines raisons, je ne voulais point y avoir part que les choses ne fussent plus avancĂ©es. Hermenesilde, qui avait une dĂ©fĂ©rence entiĂšre pour les sentiments de Nugna Bella, entra aisĂ©ment dans la conduite qu'elle lui inspirait, et son inclination pour don Garcie se trouva fortement appuyĂ©e par d'aussi grandes espĂ©rances que celles d'une couronne. La passion que le prince avait pour elle Ă©tait conduite avec tant d'adresse, qu'exceptĂ© les premiers jours, oĂÂč l'on s'aperçut qu'il l'avait trouvĂ©e aimable, personne ne soupçonna seulement qu'il en fĂ»t amoureux. Il ne l'entretenait jamais en public; Nugna Bella lui donnait les moyens de l'entretenir en particulier. Je voyais bien quelque diminution dans l'amitiĂ© de don Garcie, mais je l'attribuais Ă l'inĂ©galitĂ© ordinaire des jeunes gens. Les choses Ă©taient en cet Ă©tat, lorsque Abdala, roi de Cordoue, avec qui le roi de LĂ©on avait eu une assez longue trĂÂȘve, recommença lĂ guerre. La charge de Nugnez Fernando lui donnait de droit le commandement des armĂ©es, et quoique le roi eĂ»t assez de peine Ă le mettre Ă la tĂÂȘte de ses troupes, il ne pouvait l'en ĂÂŽter, Ă moins que de l'accuser de quelque crime et de le faire arrĂÂȘter. On pouvait bien envoyer commander don Garcie au dessus de lui, mais le roi se dĂ©fiait encore plus de son fils que du comte de Castille et il craignait de les voir ensemble avec un grand pouvoir entre les mains. D'un autre cĂÂŽtĂ©, la Biscaye commença Ă se rĂ©volter. Il rĂ©solut d'y envoyer don Garcie et d'opposer Nugnez Fernando Ă l'armĂ©e des Maures. J'eusse Ă©tĂ© bien aise de servir avec mon pĂšre, mais le prince souhaita que je le suivisse en Biscaye, et le roi aima mieux que j'allasse avec son fils qu'avec le comte de Castille. Ainsi, il fallut cĂ©der Ă ce qu'on dĂ©sirait de moi et voir partir Nugnez Fernando qui s'en allait le premier. Il fut trĂšs fĂÂąchĂ© de ne m'avoir pas auprĂšs de lui, et, outre les raisons considĂ©rables qui lui faisaient dĂ©sirer que je fusse dans son armĂ©e, celle de l'amitiĂ© tenait sa place. La tendresse qu'il avait pour ma soeur et pour moi Ă©tait infinie. Il emporta nos portraits pour avoir le plaisir de nous voir toujours et de montrer la beautĂ© de enfants, dont je crois vous avoir dit qu'il Ă©tait si prĂ©occupĂ©. Il marcha contre Abdala avec des forces assez considĂ©rables, mais beaucoup moindres que celles des Maures et au lieu de s'opposer simplement Ă leur passage dans des lieux oĂÂč il fĂ»t fortifiĂ© par la situation, le dĂ©sir de faire quelque chose d'extraordinaire lui fit hasarder la bataille dans une plaine qui ne lui donnait aucun avantage; il la perdit si entiĂšre, qu'Ă peine put-il se sauver; toute son armĂ©e fut taillĂ©e en piĂšces, tous les bagages furent pris, et jamais les Maures n'ont peut-ĂÂȘtre remportĂ© une si grande victoire sur les chrĂ©tiens. Le roi apprit avec beaucoup de douleur une si grande perte; il en accusa le comte de Castille, et avec raison, mais comme il Ă©tait bien aise de l'abaisser il se servitde cette conjoncture et, lorsque mon pĂšre voulut venir se justifier, il lui fit dire qu'il ne le voulait jamais voir, qu'il lui ĂÂŽtait toutes ses charges, qu'il Ă©tait bien heureux qu'il ne lui otĂÂąt pas la vie et qu'il lui ordonnait de se retirer dans ses terres. Mon pĂšre lui obĂ©it et s'en alla en Castille aussi dĂ©sespĂ©rĂ© que le peut ĂÂȘtre un homme ambitieux dont la rĂ©putation et la fortune venaient de recevoir une si grande diminution. Le prince n'Ă©tait point encore parti pour la Biscaye; une maladie considĂ©rable le retenait Le roi s'en alla en personne contre les Maures avec tout ce qu'il put ramasser de forces. Je lui demandai la permission de le suivre et il me l'accorda, mais avec peine. Il avait envie de faire tomber sur moi la disgrĂÂące de mon pĂšre. Cependant, comme je n'avais point eu de part Ă sa faute et que le prince me tĂ©moignait toujours beaucoup d'amitiĂ©, le roi n'osa entreprendre de me relĂ©guer en Castille. Je le suivis et don Ramire demeura auprĂšs de don Garcie. Nugna Bella parut extrĂÂȘmement touchĂ©e de mon malheur et de notre sĂ©paration, et je m'en allai au moins avec la consolation de me croire vĂ©ritablement aimĂ© de la personne du monde que j'aimais le plus. Le prince n'Ă©tant point en Ă©tat de partir, don Ordogno, son frĂšre, s'en alla en Biscaye; il fut aussi malheureux dans son voyage que le roi fut heureux dans le sien. Don Ordogno fut dĂ©fait et pensa ĂÂȘtre tuĂ© et le roi dĂ©fit les Maures et les contraignit de demander la paix. Ma bonne fortune voulut que je rendisse quelque service considĂ©rable, mais le roi ne m'en traita pas mieux. La rĂ©putation que j'avais acquise ne m'ĂÂŽta pas l'air que donne la disgrĂÂące, et, lorsque je revins Ă LĂ©on, je connus bien que la gloire ne donne pas le mĂÂȘme Ă©clat que la faveur. Don Garcie avait profitĂ© de mon absence pour voir souvent Hermenesilde, et il l'avait vue avec tant de prĂ©caution, que personne ne s'en Ă©tait aperçu. Il avait cherchĂ© avec soin tous les moyens de lui plaire, il lui avait laissĂ© espĂ©rer qu'il la mettrait un jour sur le trĂÂŽne de LĂ©on, enfin il lui avait tĂ©moigne tantd'amour qu'elle lui avait entiĂšrement abandonnĂ© son coeur. Comme don Ramire et Nugna Bella conduisaient cette intelligence, ils Ă©taient engagĂ©s Ă se voir souvent, et la beautĂ© de Nugna Bella Ă©tait de celles dont la vue ordinaire n'est pas sans danger. L'admiration que don Ramire avait pour elle augmentait tous les jours, et elle admirait aussi l'esprit de don Ramire qui, en effet, Ă©tait agrĂ©able. Le commerce particulier qu'elle avait avec lui et l'occupation des affaires du prince et d'Hermenesilde lui avaient fait supporter mon absence avec moins de chagrin quelle ne s'Ă©tait attendue d'en avoir. Lorsque le roi fut de retour, il donna au pĂšre de don Ramire les charges et les Ă©tablissements de Nugnez Fernando. Je fis en cette occasion au-delĂ de ce qu'on pouvait attendre d'un vĂ©ritable ami. AprĂšs les services que j'avais rendus dans ces deux derniĂšres guerres, je pouvais prĂ©tendre les chargesqu'on ĂÂŽtait Ă mon pĂšre; nĂ©anmoins je ne m'opposai point Ă la disposition qu'en fit le roi. J'allais trouver don Ramire, je lui dis que dans la douleur que j'avais de voir sortir de ma maison des Ă©tablissements si considĂ©rables, l'avantage qu'il en recevait me donnait la seule consolation que je pouvais recevoir. Quoique don Ramire eĂ»t beaucoup d'esprit, il ne put me rĂ©pondre, il fut embarrasĂ© de recevoir des marques d'une amitiĂ© qu'il mĂ©ritait si peu, mais je donnais pour lors un sens si avantageux Ă son embarras, qu'il ne m'eĂ»t pas mieux persuadĂ© par ses paroles. Les charges de mon pĂšre dans une autre maison firent croire Ă toute la cour que sa disgrĂÂące Ă©tait sans ressource. Don Ramire se trouvait quasi en ma place par les dignitĂ©s que son pĂšre venait de recevoir et par la faveur du prince. Cette faveur paraissait beaucoup, quelque soin qu'ils prissent l'un et l'autre de la cacher, et insensiblement tout le monde se tournait du cĂÂŽtĂ© de ce nouveau favori et m'abandonnait peu Ă peu. Nugna Bella n'avait pas une passion si ferme, que ce changement n'en apportĂÂąt dans son ĂÂąme. Ma fortune, autant que ma personne, avait fait son attachement. J'Ă©tais disgraciĂ©; elle ne tenait plus Ă son amant que par l'amour, et ce n'Ă©tait pas assez pour un coeur comme le sien. Il y eut donc dans son procĂ©dĂ© une impression de froideur qui me parut bientĂÂŽt. J'en fis mes plaintes Ă don Ramire j'en parlai aussi Ă Nugna Bella, elle m'assura qu'elle n'Ă©tait point changĂ©e et comme je n'avais point de sujet prĂ©cis de me plaindre et que je n'Ă©tais blessĂ© que d'un certain air rĂ©pandu dans toutes ses actions, il lui Ă©tait aisĂ© de se dĂ©fendre; aussi le fit elle avec tant de dissimulation et d'adresse qu'elle me rassura pour quelque temps. Don Ramire lui parla du soupçon que j'avais de son changement, et il lui en parla dans le dessein de pĂ©nĂ©trer ce qui en Ă©tait, et sans doute avec envie de trouver que je ne me trompais pas. Je ne suis point changĂ©e, lui dit elle, je l'aime autant que je l'ai aimĂ©, mais, quand je l'aimerais moins, il serait injuste de s'en plaindre. Avons-nous du pouvoir sur le commencement ni sur la fin de nos passion? Elle dit ces paroles en le regardant avec un air qui l'assurait si bien qu'elle ne m'aimait plus, que cette certitude, qui donnait de l'espĂ©rance Ă don Ramire, lui ouvrit entiĂšrement les yeux sur la beautĂ© de cette infidĂšle et il en fut si touchĂ© dans ce moment que, n'Ă©tant plus maĂtre de lui mĂÂȘme Vous avez raison, madame, lui dit-il, nous ne pouvons rien sur nos passions; j'en sens une qui m'entraĂne sans que je m'en puisse dĂ©fendre, mais souvenez-vous au moins que vous tombez d'accord qu'il ne dĂ©pend pas de nous d'y rĂ©sister. Nugna Bella comprit aisĂ©ment ce qu'il voulait dire, elle en parut embarrassĂ©e, et il en fut embarrassĂ© lui-mĂÂȘme. Comme il avait parlĂ© sans l'avoir prĂ©mĂ©ditĂ©, il fut Ă©tonnĂ© de ce qu'il venait de faire; ce qu'il devait Ă mon amitiĂ© lui revint Ă l'esprit dans toute son Ă©tendue; il en fut troublĂ© il baissa les yeux et demeura dans un profond silence. Nugna Bella, par des raisons Ă peu prĂšs semblables, ne lui parla point; ils se sĂ©parĂšrent sans se rien dire. Don Ramire se repentit de ce qu'il avait dit, Nugna Bella se repentit de ne lui avoir rien rĂ©pondu, et don Ramire se retira si troublĂ© et si combattu qu'il Ă©tait hors de lui-mĂÂȘme. AprĂšs s'ĂÂȘtre un peu remis, il fit rĂ©flexion sur ses sentiments, mais plus il en fit et plus il trouva que son coeur Ă©tait engagĂ©; il connut alors le pĂ©ril oĂÂč il s'Ă©tait exposĂ© en voyant si souvent Nugna Bella; il connut que le plaisir qu'il avait trouvĂ© dans sa conversation Ă©tait d'une autre nature qu'il ne l'avait cru; enfin il connut son amour et qu'il avait commencĂ© bien tard Ă le combattre. La certitude qu'il venait d'avoir que Nugna Bella m'aimait moins, achevait de lui ĂÂŽter la force de se dĂ©fendre. Il trouvait quelque excuse Ă ne s'attacher Ă elle que lorsqu'elle se dĂ©tachait de moi; il trouvait des charmes Ă entreprendre de se rendre maĂtre d'un coeur que je ne possĂ©dais plus si entiĂšrement, qu'il ne put concevoir de l'espĂ©rance, mais que je possĂ©dais encore assez pour trouver de la gloire Ă m'en chasser. Toutefois, quand il venait Ă considĂ©rer que c'Ă©tait Consalve qu'il voulait chasser de ce coeur, ce Consalve Ă qui il devait une amitiĂ© si vĂ©ritable, ces sentiments lui faisaient honte, et il les combattit de sorte qu'il crut les avoir surmontĂ©s. Il rĂ©solut de ne plus rien dire de son amour Ă Nugna Bella et d'Ă©viter les occasions de lui parler. Nugna Bella, qui n'avait Ă se repentir que de n'avoir pas rĂ©pondu Ă don Ramire comme elle l'aurait dĂ» faire, ne fit pas de si grandes rĂ©flexions. Elle s'imagina qu'elle avait eu raison de ne pas faire semblant d'entendre ce qu'il lui avait dit, elle crut quelle devait avoir quelque douceur pour un homme avec qui elle avait de si grandes liaisons, elle se dit Ă elle-mĂÂȘme qu'il ne lui avait pas parlĂ© avec dessein, quoiqu'elle eĂ»t bien jugĂ©, il y avait longtemps, qu'il avait de l'inclination pour elle. Enfin pour ne se pas faire honte et pour ne s'engager pas Ă maltraiter don Ramire, elle ne voulut pas croire une chose dont elle ne pouvait douter Don Ramire suivit pendant quelque temps le dessein qu'il avait pris, mais le moyen de l'exĂ©cuter! Il voyait tous les jours Nugna Bella; elle Ă©tait belle, elle ne m'aimait plus, elle le traitait bien; il Ă©tait impossible de rĂ©sister Ă tant de choses. Il se rĂ©solut donc Ă suivre les mouvements de son coeur, et il n'eut plus de remords sitĂÂŽt qu'il en eut pris la rĂ©solution. La premiĂšre trahison qu'il m'avait faite, rendait la seconde plus facile. Il Ă©tait accoutumĂ© Ă me tromper et Ă me cacher ce qu'il disait Ă Nugna Bella. Il lui dit enfin qu'il l'aimait, et il le lui dit avec toutes les marques d'une passion vĂ©ritable. En lui exagĂ©rant la douleur qu'il avait de manquer Ă notre amitiĂ©, il lui faisait comprendre qu'il Ă©tait emportĂ© par la plus violente inclination qu'on eut jamais eue. Il l'assura qu'il ne prĂ©tendait pas d'ĂÂȘtre aimĂ©, qu'il connaissait les avantages que j'avais sur lui et l'impossibilitĂ© de me chasser de son coeur; mais qu'il lui demandait seulement la grĂÂące de l'Ă©couter, de lui aider Ă se guĂ©rir Ă me cacher sa faiblesse. Nugna Bella lui promit le dernier comme une chose qu'elle croyait devoir faire, de crainte qu'il n'arrivĂÂąt quelque dĂ©sordre entre nous, et elle lui dit, avec beaucoup de douceur, qu'elle ne lui accorderait pas le reste, puisqu'elle se croirait complice de son crime, si elle en souffrait la continuation. Elle ne laissa pas nĂ©anmoins de la souffrir; l'amour qu'il avait pour elle et l'amitiĂ© que le prince avait pour lui; l'entraĂnĂšrent entiĂšrement de son cĂÂŽtĂ©. Je lui parus moins aimable, elle ne vit plus rien d'avantageux dans l'Ă©tablissement qu'elle pouvait avoir avec moi, elle ne vit qu'un exil assurĂ© en Castille, elle savait que le roi avait toujours envie de m'y rĂ©lĂ©guer et que [l]e prince ne s'y opposait plus que par honneur, elle ne voyait point d'apparence qu'il pĂ»t Ă©pouser Hermenesilde, elle Ă©tait toujours la confidente de l'amour qu'il avait pour elle, et, par cet amour, et par celui de don Ramire, son crĂ©dit auprĂšs de don Garcie subsistait toujours. Elle croyait le roi moins disposĂ© que jamais Ă consentir Ă notre mariage; il n'avait point de raison pour empĂÂȘcher qu'elle n'Ă©pousĂÂąt don Ramire; elle retrouvait en lui les mĂÂȘmes choses qui lui avaient plu en moi; enfin elle s'imagina que la raison et la prudence autorisaient son changement et qu'elle devait quitter un homme qui ne serait point son mari pour un autre qui le serait assurĂ©ment. Il ne faut pas toujours de si grandes raisons pour appuyer la lĂ©gĂšretĂ© des femmes. Nugna Bella se dĂ©termina donc Ă s'engager avec don Ramire, mais elle Ă©tait dĂ©jĂ engagĂ©e, et par son coeur, et par paroles quand elle crut s'y dĂ©terminer. Cependant, quelque rĂ©solution qu'elle eĂ»t prise, elle n'eut pas la force de me laisser voir qu'elle m'abandonnait dans le temps de ma disgrĂÂące. Don Ramire ne pouvait aussi se rĂ©soudre Ă dĂ©clarer sa perfidie; ils convinrent ensemble que Nugna Bella continuerait Ă vivre avec moi comme elle avait accoutumĂ© et ils jugĂšrent qu'il serait aisĂ© d'empĂÂȘcher que je ne remarquasse son change ment, parce que, comme je disais toujours Ă don Ramire jusques Ă mes moindres soupçons, Nugna Bella en Ă©tant avertie par lui, les prĂ©viendrait aisĂ©ment. Ils rĂ©solurent aussi d'avouer au prince l'Ă©tat oĂÂč ils Ă©taient, et de l'engager dans leurs intĂ©rĂÂȘts. Don Ramire se chargea de lui en parler. Ce n'Ă©tait pas une chose qu'il pĂ»t faire sans peine; la honte et la crainte d'ĂÂȘtre dĂ©sapprouvĂ© l'embarrasai[ent]; il se rassurait nĂ©anmoins par le pouvoir que lui donnait sur don Garcie la confidence de son amour pour ma soeur. En effet, il tourna l'esprit de ce prince comme il le souhaitait, il l'engagea mĂÂȘme Ă parler Ă Nugna Bella en sa faveur, et ce nouveau favori eut son maĂtre pour confident, comme il Ă©tait le confident de son maĂtre. Nugna Bella, qui avait apprĂ©hendĂ© que le prince ne condamnĂÂąt son changement, eut de la joie de l'y trouver favorable, il se fit un redoublement de liaison entre eux, ils prirent leurs mesures pour bien cacher cette intelligence. Ils rĂ©solurent que comme les conversations particuliĂšres du prince et de don Ramire pourraient me donner du soupçon, parce que vraisemblablement ils ne devaient point avoir de secret pour moi, don Ramire irait chez le prince par un escalier dĂ©robĂ©, aux heures oĂÂč il n'y avait personne, et qu'ils ne se parleraient jamais en public. Ainsi j'Ă©tais trahi et abandonnĂ© par tout ce que j'aimais le mieux, sans m'en pouvoir dĂ©fier. Ma seule peine Ă©tait de trouver quelque changement dansle coeur de Nugna Bella, je m'en plaignais Ă don Ramire; don Ramire l'en avertissait afin qu'elle se dĂ©guisĂÂąt mieux, mais, quand je lui paraissais en repos, il avait de l'inquiĂ©tude et il craignait que je ne fusse rassurĂ© par les vĂ©ritables sentiments de Nugna Bella. Il voulait alors qu'elle ne me trompĂÂąt pas si bien, elle lui obĂ©issait et me nĂ©gligeait plus qu'Ă l'ordinaire. Ainsi, il avait le plaisir de voir son rival se venir plaindre Ă lui des mauvais traitements qu'il recevait par ses ordres. Il avait mĂÂȘme quelquefois la joie, lorsqu'il l'avait priĂ©e de se contraindre, d'apprendre par mes plaintes qu'elle ne se contraignait pas autant qu'il lui avait dit C'Ă©tait un tel charme pour sa gloire et pour son amour d'avoir dĂ©truit un rival tel que je lui paraissais, et de voir mon repos dĂ©pendre de la moindre de ses paroles que, si la jalousie ne l'eĂ»t point troublĂ©, il aurait Ă©tĂ© l'homme du monde le plus heureux. Pendant que je n'Ă©tais occupĂ© que de mon amour, mon pĂšre ne l'Ă©tait que de son ambition. Il fit tant de cabales et tant d'intrigues dans son exil, qu'il crut ĂÂȘtre en Ă©tat de se rĂ©volter ouvertement. Mais il fallait commencer par me retirer de la cour, et je lui Ă©tais un otage trop cher et trop considĂ©rable pour le laisser entre les mains d'un roi Ă qui il voulait faire la guerre. Ma soeur ne lui donnait pas tant d'inquiĂ©tude; son sexe et sa beautĂ© la garantissaient de ce qui lui pouvait arriver. Il m'envoya un homme de confiance pour m'apprendre l'Ă©tat des choses, pour me commander de l'aller trouver Ă l'heure mĂÂȘme et de partir de la cour sans prendre congĂ© du roi ni du prince. Cet envoyĂ© fut bien surpris de me voir dans des sentiments si Ă©loignĂ©s de ceux de mon pĂšre. Je lui dis que je ne consentirais jamais Ă une rĂ©volte si injuste, qu'il Ă©tait vrai que le roi avait maltraitĂ© Nugnez Fernando en lui ĂÂŽtant ses charges, mais qu'il fallait souffrir cette disgrĂÂące qu'il avait en quelque sorte mĂ©ritĂ©e, que, pour moi, j'Ă©tais rĂ©solu de ne point quitter la cour et que je ne prendrais jamais les armes contre le roi. Cet envoyĂ© porta ma rĂ©ponse Ă mon pĂšre; il fut dĂ©sespĂ©rĂ© de voir tant de desseins, prĂÂȘts Ă rĂ©ussir, se renverser par ma dĂ©sobĂ©issance. Il me manda, quoiqu'en effet ce ne fĂ»t pas son dessein, qu'il continuerait ce qu'il avait entrepris, et que puisque j'avais si peu de soumission pour ses volontĂ©s, il ne changerait point de rĂ©solution quand mĂÂȘme le roi de LĂ©on me devrait faire trancher la tĂÂȘte. Cependant, la passion que don Ramire avait pour Nugna Bella augmentait toujours, et il ne pouvait plus supporter la maniĂšre dont il fallait qu'elle vĂ©cĂ»t avec moi. - Enfin, madame, lui dit-il un jour qu'elle m'avait entretenu assez longtemps, vous le regardez avec les mĂÂȘmes yeux que vous l'avez regardĂ©, vous lui dites les mĂÂȘmes paroles, vous lui Ă©crivez les mĂÂȘmes choses; qui peut m'assurer que ce n'est plus avec les mĂÂȘmes sentiments? Il vous a plu madame, et c'est assez pour vous plaire encore. - Mais vous savez, lui dit-elle que je ne fais que ce que vous voulez. - Il est vrai lui rĂ©pliqua-t-il, et c'est ce qui rend mon malheur plus insupportable, qu'il faille que, par prudence, je vous conseille de faire les choses qui me dĂ©sespĂšrent quand vous les faites. Il est inouĂÂŻ qu'un amant ait consenti qu'on traitĂÂąt bien son rival. Je ne saurais plus souffrir, madame que vous regardiez Consalve, il n'y a pas d'extrĂ©mitĂ© oĂÂč je ne me porte pour le faire pĂ©rir plutĂÂŽt que de vivre en l'Ă©tat oĂÂč je suis. Aussi bien aprĂšs lui avoir ĂÂŽtĂ© votre coeur, je ne dois pas compter pour beaucoup de lui ĂÂŽter la vie. - Vous vous emportez avec tant de violence, lui repartit Nugna Bella, que je crois que vous ne suivrez pas votre emportement, vous considĂ©rerez combien de choses importantes vous dĂ©couvririez en Ă©clatant contre Consalve et quelle honte vous vous feriez Ă vous mĂÂȘme. - Je vois tout ce qu'il y a Ă voir, madame, rĂ©pliqua don Ramire, mais je vois aussi que, s'il faut n'avoir guĂšre de raison pour faire ce que je propose, il faut l'avoir perdue entiĂšrement pour souffrir qu'un homme aimable, et qui vous a plu, vous parle tous les jours en secret. Si je l'ignorais, j'aurais la cruelle douceur d'ĂÂȘtre trompĂ©, mais je le sais, je vous vois parler Ă lui; c'est moi qui lui porte vos lettres, c'est moi qui le rassure quand il doute de votre coeur. Ah! madame, il m'est impossible de continuer Ă me faire tant de violence. Si vous voulez me donner du repos, faites en sorte que Consalve sorte de la cour, et que le prince consente Ă l'envoyer en Castille, comme le roi l'en presse tous les jours. - Voyez, je vous en conjure, reprit Nugna Bella, quelle action vous me conseillez de faire! - Oui, madame, je la vois, reprit don Ramire, mais aprĂšs tout ce que vous avez fait, il n'est plus temps d'avoir de mĂ©nagements, et, si vous avez celui de ne pas faire Ă©loigner Consalve, je serai persuadĂ© que j'aurai encore plus de raison que je ne pense, de le vouloir ĂÂŽter d'auprĂšs de vous. Encore une fois, madame, Ă quoi puis-je juger que vous ne l'aimez plus? Vous le voyez, vous lui parlez, vous savez qu'il vous aime; votre coeur, dites vous, est changĂ©, mais votre procĂ©dĂ© ne l'est point; enfin, madame, rien ne peut me rassurer, si ce n'est que vous travailliez Ă l'Ă©loigner; et tant qu'il me paraĂtra que vous ne le voudrez pas, je croirai que vous ne vous contraignez guĂšre quand vous lui dites que vous l'aimez. - Eh bien! dit alors Nugna Bella, j'ai dĂ©jĂ fait assez de trahisons pour l'amour de vous, il faut encore faire celle ci mais, donnez m'en les moyens; car le prince refuse tous les jours au roi l'Ă©loignement de Consalve, et il n'y a pas d'apparence qu'il l'accorde Ă une priĂšre aussi dĂ©raisonnable que la mienne. - Je me charge, dit don Ramire d'en faire la proposition au prince, et pourvu que vous lui fassiez voir que vous y consentez, je suis assurĂ© de l'obtenir. Nugna Bella le lui promit, et, dĂšs ce soir, don Ramire, sur le prĂ©texte de leurs intĂ©rĂÂȘts communs, proposa au prince de m'Ă©loigner et de s'en faire un mĂ©rite auprĂšs du roi. Le prince n'eut point de peine Ă y consentir; il avait une si grande honte de tout ce qu'il faisait contre moi que ma prĂ©sence lui Ă©tait un continuel reproche de sa faiblesse. Nugna Bella lui parla comme elle l'avait promis Ă don Ramire. Ils rĂ©solurent qu'Ă la premiĂšre occasion, le prince ferait dire au roi qu'il ne s'opposait plus Ă mon exil, et qu'il voulait bien qu'on m'Ă©loignĂÂąt de la cour, pourvu qu'il parĂ»t Ă tout le monde que c'Ă©tait contre son consentement. Cette occasion se trouva bientĂÂŽt. Le roi se mit en colĂšre contre son fils pour quelque chose qu'il avait fait sans son ordre et dont il m'accusait d'avoir donnĂ© le conseil. Le prince, n'osant aller chez le roi, fit semblant d'ĂÂȘtre malade et garda le lit quelques jours. La reine, selon sa coutume, travailla Ă les raccommoder; elle vint chez son fils pour lui dire de la part du roi les plaintes qu'il faisait de lui. - Ce ne sont pas lĂ , madame, rĂ©pondit le prince, les sujets du chagrin du roi; j'en connais la cause; il a une aversion invincible pour Consalve, il l'accuse de tout ce qui lui dĂ©plaĂt, il veut l'Ă©loigner, il sera toujours mal satisfait de moi tant que je n'y consentirai pas. J'aime tendrement Consalve, mais je vois bien qu'il faut que je me fasse la violence de m'en priver, puisque je ne saurais qu'Ă ce prix avoir les bonnes grĂÂąces du roi. Dites lui donc, s'il vous plaĂt madame que je consens Ă son Ă©loignement, mais Ă condition qu'on ne saura point que j'y aie consenti. La reine fut surprise du discours du prince son fils. - Ce n'est pas Ă moi, lui dit elle, Ă trouver Ă©trange que vous ayez de la complaisance pour les volontĂ©s du roi, mais j'avoue que je suis Ă©tonnĂ©e que vous consentiez Ă l'Ă©loignement de Consalve. Le prince s'excusa par de mauvaises raisons et passa ensuite Ă un autre discours. Pendant qu'ils parlaient, une des filles de la reine, qui Ă©tait mon amie et celle de Nugna Bella, s'Ă©tait trouvĂ©e, par hasard si proche du lit, qu'elle avait entendu tout ce que la reine et le prince avaient dit sur mon sujet. Elle demeura si surprise et si attentive Ă penser ce qui pouvait avoir causĂ© un si grand changement dans l'esprit du prince, que j'entrai dans la chambre et que je commençai Ă lui parler devant qu'elle m'eĂ»t aperçu. Je lui fis la guerre de sa rĂÂȘverie. Vous devez m'en ĂÂȘtre obligĂ©, me dit elle, je viens d'entendre une chose dont je suis si Ă©tonnĂ©e que je ne la puis comprendre. Elvire c'est ainsi que s'appelait cette fille me conta alors ce qu'elle avait entendu et me donna une surprise encore plus grande que n'avait Ă©tĂ© la sienne. Je lui fis redire la mĂÂȘme chose une seconde fois; comme elle achevait, la reine sortit et interrompit notre conversation. Je sortis avec elle et n'ayant pas l'esprit en Ă©tat de demeurer auprĂšs du prince, je m'en allai seul dans les jardins du palais pour faire rĂ©flexion sur une si Ă©trange aventure. Je ne pouvais m'imaginer qu'un prince qui me traitait si bien, voulĂ»t me faire chasser de la cour sans sujet; je ne pouvais comprendre ce qui lui pouvait faire souhaiter mon Ă©loignement; je ne pouvais deviner ce qui l'obligeait Ă me tĂ©moigner de l'amitiĂ© lorsqu'il n'en avait plus; enfin, je ne pouvais croire que ce que je venais d'apprendre fĂ»t vĂ©ritable et que don Garcie eĂ»t la faiblesse de rn'abandonner. Comme je l'aimais beaucoup, j'Ă©tais touchĂ© de son changement jusques au fond l'ĂÂąme. Ne pouvant soutenir la douleur que je ressentais je voulus chercher don Ramire pour avoir le soulagement de me plaindre avec lui. Dans cette pensĂ©e je rn'approchai du palais, je trouvai un des officiers de la chambre de don Garcie que j'avais donnĂ© Ă ce prince et qui Ă©tait plus proche de sa personne qu'aucun autre. Je lui dis de voir si don Ramite n'Ă©tait point chez le prince et de le prier, de ma part, de me venir trouver Ă l'heure mĂÂȘme. Cet officier me rĂ©pondit qu'il n'y Ă©tait pas, qu'il n'y viendrait sans doute selon sa coutume qu'aprĂšs que tout le monde serait retirĂ©. Je demeurai extrĂÂȘmement surpris de ces paroles; je crus d'abord ne les avoir pas bien entendues; nĂ©anmoins elles me firent de l'impression; il me revint plusieurs choses dans l'esprit qui me firent soupçonner que don Ramire avait quelque intelligence avec le prince qu'il ne me disait pas. Dans un autre temps je n'eusse pas eu ce soupçon, mais ce que je venais d'apprendre de l'infidĂ©litĂ© de don Garcie, me forçait Ă croire que tout le monde me pouvait tromper. Je demandai Ă cet officier si don Ramire allait souvent chez don Garcie aux heures oĂÂč il n'y avait personne; il me rĂ©pondit qu'il Ă©tait surpris que je lui fisse cette demande et qu'il croyait que je n'ignorais ni les conversations de don Ramire avec le prince, ni le sujet de leurs conversations. Je lui rĂ©pliquai que je ne savais ni l'un ni l'autre et que je trouvais fort Ă©trange qu'il ne m'en eĂ»t pas averti. Il crut que je faisais semblant de n'en rien savoir pour dĂ©couvrir s'il me dirait la vĂ©ritĂ© et me voulant faire voir qu'il Ă©tait incapable de me rien cacher il me conta l'amour du prince pour ma soeur et la part qu'y avait don Ramire. Il me dit qu'il les en avait entendus parler plusieurs fois, lorsqu'ils croyaient n'ĂÂȘtre Ă©coutĂ©s de personne et qu'il avait su le reste de celui Ă qui le prince confiait ses lettres pour Hermenesilde. Ainsi j'appris tout ce qui se passait Ă la rĂ©serve de ce qui regardait Nugna Bella. Je ne cherche plus, m'Ă©criai je tout portĂ© de colĂšre, d'oĂÂč vient le changement de don Garcie; la trahison qu'il me fait lui rend ma prĂ©sence insupportable. Quoi! Don Garcie aime ma soeur! Ma soeur le souffre et don Ramire est leur confident! Je m'arrĂÂȘtai Ă ces mots ne voulant pas faire voir mon ressentiment Ă cet officier et je lui dĂ©fendis de parler de ce qu'il venait de m'apprendre. Je me retirai chez moi avec un trouble qui m'ĂÂŽtait la connaissance de moi mĂÂȘme. Lorsque je fus seul, je m'abandonnai Ă la rage et au dĂ©sespoir, je fis mille fois le dessein d'aller poignarder le prince et don Ramire, j'eus toutes les pensĂ©es de colĂšre et de vengeance que peut donner l'excĂšs de l'emportement. Enfin aprĂšs avoir un peu remis mon esprit pour me donner le temps de choisir les moyens de me venger, je rĂ©solus de me battre contre don Ramire, de porter Nugna Bella Ă se retirer en Castille, d'obtenir de son pĂšre la permission de l'Ă©pouser et comme il Ă©tait dans le mĂÂȘme dessein de rĂ©volte que le mien, de me joindre Ă eux, de les animer de dĂ©clarer la guerre au roi de LĂ©on et de renverser le trĂÂŽne oĂÂč don Garcie devait monter. Je m'arrĂÂȘtai Ă cette rĂ©solution, bien qu'elle fĂ»t contraire Ă tous les sentiments que j'avais eus jusques alors, mais j'Ă©tais emportĂ© par la violence de mon dĂ©sespoir. Je devais voir Nugna Bella ce mĂÂȘme soir; j'en attendais l'heure avec impatience et l'espĂ©rance de la trouver sensible Ă mon malheur, me donnait le seul soulagement dont je pouvais ĂÂȘtre capable. Comme je me prĂ©parais Ă sortir, un homme en qui elle se fiait et qui m'apportait souvent de ses lettres m'en donna une de sa part et me dit qu'elle Ă©tait bien fĂÂąchĂ©e de ne me pouvoir entretenir ce soir lĂ , mais [que ce] lui Ă©tait impossible pour les raisons que je trouverais dans sa lettre. Je lui repartis qu'il Ă©tait absolument nĂ©cessaire que je lui parlasse, que j'allais lui faire rĂ©ponse et que je le priais d'attendre. J'entrai dans mon cabinet j'ouvris la lettre de Nugna Bella et j'y trouvais ces paroles Je ne sais si je vous dois remercier de la permission que vous me donnez de tĂ©moigner de la douleur Ă Consalve lorsqu'il partira. J'eusse Ă©tĂ© bien aise que vous me l'eussiez dĂ©fendu pour avoir quelque raison de ne pas faire une chose qui me donnera tant de contrainte. Quoi que vous ayez souffert de la conduite que j'ai eue avec lui depuis son retour, j'en ai plus souffert que vous; vous n'en douteriez pas si vous saviez la peine que je trouve Ă dire Ă un homme que je n'aime plus, que je l'aime encore, quand je suis mĂÂȘme au dĂ©sespoir de l'avoir aimĂ© et que je rachĂšterais de ma vie de n'avoir jamais prononcĂ© que pour vous toutes les paroles qu'il faut que je lui dise. Vous connaĂtrez, lorsqu'il sera Ă©loignĂ©, les injustices que vous me faites et la joie que vous me verrez Ă son dĂ©part vous persuadera mieux que toutes mes paroles. Hermenesilde est en colĂšre contre le prince de ce qu'il parla hier assez longtemps Ă une personne dont elle lui a dĂ©jĂ tĂ©moignĂ© quelque jalousie; c'est ce qui l'a empĂÂȘchĂ©e de suivre la reine lorsqu'elle est allĂ©e chez lui. Qu'il ne lui fasse pas connaĂtre qu'il le sache, je lui ai promis de n'en rien dire; il est si vĂ©ritablement aimĂ© d'elle qu'il... Ma lettre a Ă©tĂ© interrompue en cet endroit par une chose qui me met dans une inquiĂ©tude mortelle une de mes compagnes a entendu aujourd'hui tout ce que le prince a dit Ă la reine sur le sujet de Consalve; elle l'en a averti Ă l'heure mĂÂȘme, et elle vient de me le dire comme une chose qui doit me surprendre et m'affliger. Il est impossible que Consalve ne vous soupçonne d'avoir su quelque chose des desseins du prince et qu'il ne dĂ©mĂÂȘle une grande partie de la vĂ©ritĂ©. Voyez quel embarras cela peut faire, cette pensĂ©e me trouble Ă un point que je ne sais ce que je fais. Je vais lui Ă©crire que je ne puis le voir ce soir; car je ne saurais m'exposer Ă lui parler que vous ne l'ayez vu et que je ne sache par vous ce que je lui dois dire. Adieu, jugez de mon inquiĂ©tude. Je fus si hors de moi-mĂÂȘmeen achevant de lire cette lettre que je ne savais ce que je voyais ni ce que je faisais. Mon emportement et ma colĂšre avaient Ă©tĂ© au dernier degrĂ© sur les trahisons que j'avais dĂ©couvertes, mais c'Ă©taient des sentiments trop faibles et trop communs pour celle que le hasard venait encore de me dĂ©couvrir. Je demeurai sans parole et sans mouvement et je fus longtemps en cet Ă©tat, sans avoir que des pensĂ©es confuses qui tenaient mon esprit accablĂ© sous le poids de ma douleur Vous m'ĂÂȘtes infidĂšle Nugna Bella! m'Ă©criai je tout d'un coup, vous joignez Ă votre changement l'outrage de me tromper et de consentir que je sois trompĂ© par ce que j'aimais le mieux aprĂšs vous! C'est trop de malheurs Ă la fois, et ils sont d'une nature qu'il serait plus honteux d'y rĂ©sister que d'en ĂÂȘtre accablĂ©. Je cĂšde Ă la cruautĂ© du plus malheureux sort dont un homme ait jamais Ă©tĂ© persĂ©cutĂ©. J'ai eu de la force et des desseins de vengeance contre un prince ingrat et contre un ami infidĂšle, mais je n'en ai point contre Nugna Bella. J'Ă©tais plus heureux par elle que par tout le reste du monde; puisqu'elle m'abandonne, tout m'est indiffĂ©rent et je renonce Ă une vengeance qui ne me pourrait donner de joie. Je me suis vu, il n'y a pas longtemps, le premier homme de tout le royaume par la grandeur de mon pĂšre, par la mienne propre et par la faveur du prince, je me croyais aimĂ© des personnes qui m'Ă©taient les plus chĂšres. La fortune me quitte, je suis abandonnĂ© par mon maĂtre, je suis trompĂ© par ma soeur, je suis trahi par mon ami, je perds ma maĂtresse et c'est par cet ami que je la perds! Est il possible, Nugna Bella, que vous m'ayez quittĂ© pour don Ramire? Est il possible que don Ramire ait voulu vous ĂÂŽter Ă un homme qui vous aimait si passionnĂ©ment et dont il Ă©tait lui mĂÂȘme si tendrement aimĂ©? Fallait il que je vous perdisse l'un par l'autre, et qu'il ne me restĂÂąt pas au moins la faible consolation d'avoir un des deux avec qui me plaindre? Des rĂ©flexions si cruelles ne me laissaient plus l'usage de la raison; la moindre des infortunes dont je fus accablĂ© dans cette journĂ©e eĂ»t Ă©tĂ© capable de me donner une douleur mortelle. Ce grand nombre de malheurs me mettait de l'Ă©garement dans l'esprit, et je ne savais auquel donner mon attention. Celui qui avait apportĂ© la lettre de Nugna Bella, me fit dire qu'il en attendait la rĂ©ponse. Je revins comme d'un songe lorsqu'on entra dans mon cabinet; je rĂ©pondis que je l'enverrais le lendemain et j'ordonnai qu'on me laissĂÂąt en repos. Je me mis encore Ă considĂ©rer l'Ă©tat oĂÂč j'avais Ă©tĂ© et celui oĂÂč je me trouvais. Une si cruelle expĂ©rience de l'inconstance de la fortune et de l'infidĂ©litĂ© des hommes, m'inspira le dessein de renoncer pour jamais au commerce du monde et d'aller finir ma vie dans quelque dĂ©sert. Ma douleur me faisait voir que c'Ă©tait le seul parti que je pouvais prendre. Je n'avais de retraite qu'auprĂšs de mon pĂšre, je savais le dessein qu'il avait de prendre les armes, mais, quelque dĂ©sespĂ©rĂ© que je fusse, je ne pouvais me rĂ©soudre Ă me rĂ©volter contre un roi dont je n'avais point reçu d'outrage. Si je n'eusse Ă©tĂ© abandonnĂ© que de la fortune, j'aurais pris plaisir Ă lui rĂ©sister et Ă faire voir que je mĂ©ritais ce qu'elle m'avait donnĂ©, mais aprĂšs avoir Ă©tĂ© trompĂ© par tant de personnes que j'avais tant aimĂ©es et dont je me croyais si assurĂ©, de quelle espĂ©rance pouvais-je encore me flatter? Puis je mieux servir un maĂtre, disais je, que j'ai servi don Garcie? Puis je mieux aimer un ami que j'ai aimĂ© don Ramire? Et puis-je avoir plus d'amour pour une maĂtresse que j'en ai pour Nugna Bella? Cependant ils m'ont trahi! Il faut donc par une retraite entiĂšre me dĂ©rober Ă la tromperie des hommes et au dangereux pouvoir des femmes Comme je prenais cette rĂ©solution, je vis entrer dans mon cabinet un homme de qualitĂ© et de mĂ©rite, appelĂ© don Olmond, qui s'Ă©tait toujours attachĂ© Ă moi. Il Ă©tait frĂšre de cette Elvire qui m'avait averti de la trahison du prince et il venait d'apprendre par elle ce que don Garcie avait dit Ă la reine. Sa surprise fut extrĂÂȘme de voir sur mon visage une agitation et une douleur si extraordinaires. Il me connaissait assez pour avoir peine Ă s'imaginer que la fortune seule pĂ»t me donner tant de trouble. Il crut nĂ©anmoins que j'Ă©tais touchĂ© de l'infidĂ©litĂ© du prince et il comrnença Ă m'en vouloir consoler. J'avais toujours aimĂ© don Olmond, et je l'avais servi en plusieurs occasions, quoique je lui eusse prĂ©fĂ©rĂ© don Ramire en toutes choses. L'ingratitude de ce dernier me fit sentir dans ce moment l'injustice que j'avais faite Ă don Olmond; pour la rĂ©parer ou peut ĂÂȘtre pour avoir le soulagement de me plaindre, je lui dĂ©couvris l'Ă©tat oĂÂč j'Ă©tais et toutes les trahisons qu'on m'avait faites. Il en fut aussi surpris qu'il le devait ĂÂȘtre mais il ne le fut pas autant que je le pensais de l'infidĂ©litĂ© de Nugna Bella. Il me dit que sa soeur en lui racontant l'infidĂ©litĂ© du prince lui avait dit aussi que Nugna Bella Ă©tait sans doute changĂ©e pour moi et qu'elle me cachait beaucoup de choses. Voyez; don Olmond, lui dis je en lui montrant la lettre de Nugna Bella, voyez son changement et les choses qu'elle m'a cachĂ©es. Elle m'a envoyĂ© cette lettre au lieu de celle qu'elle m'Ă©crivait et il est aisĂ© de juger que cette lettre s'adresse Ă don Ramire. Don Olmond Ă©tait si touchĂ© de l'Ă©tat oĂÂč il me voyait et mes malheurs lui paraissaient si cruels, qu'il n'entreprenait pas de me consoler. Il me laissait soulager ma douleur par les plaintes. N'avais je pas raison, lui dis-je, de vouloir connaĂtre Nugna Bella devant que de l'aimer? Mais je prĂ©tendais une chose impossible; on ne connaĂt point les femmes, elles ne se connaissent pas elles mĂÂȘmes, et ce sont les occasions qui dĂ©cident des sentiments de leur coeur. Nugna Bella a cru m'aimer, elle n'aimait que ma fortune; elle n'aime peut-ĂÂȘtre que la mĂÂȘme chose en don Ramire. Cependant m'Ă©criai-je, elle ne m'a dit, depuis quelque temps, que les paroles qu'il lui a permis de me dire! C'Ă©tait Ă mon rival Ă qui je faisais mes plaintes du changement qu'il avait causĂ©! Il lui parlait pour lui, lorsque je croyais qu'il lui parlait pour moi! Est il possible que j'aie Ă©tĂ© l'objet d'une si outrageante tromperie et l'avais je mĂ©ritĂ©e? Le perfide me trahissait donc auprĂšs de Nugna Bella comme il metrahissait auprĂšs de don Garcie! je leur avais confiĂ© ma soeur, et ils l'ont engagĂ©e avec le prince. Cette union qui me paraissait entre eux, et qui ne me donnait que de la joie, n'avait pour but que de me tromper! O Dieu! m'Ă©criai-je encore, pour qui rĂ©servez-vous le tonnerre, si ce n'est pour des personnes si indignes de vivre? AprĂšs ce violent transport de ma douleur, l'idĂ©e de Nugna Bella infidĂšle, qui ne me laissait que de l'indiffĂ©rence pour mes autres malheurs, me remit dans une tristesse oĂÂč le dĂ©sespoir paraissait sans emportement. Je dis Ă don Olmond le dessein oĂÂč j'Ă©tais, d'abandonner toutes choses; il en fut surpris, il s'y opposa, mais je lui fis si bien voir que j'y Ă©tais rĂ©solu, qu'il crut inutile d'y rĂ©sister, du moins dans ces premiers moments. Je pris tout ce que je trouvai de pierreries et nous montĂÂąmes Ă cheval, afin de sortir de chez moi devant qu'on me pĂ»t apporter l'ordre de me retirer. Nous marchĂÂąmes jusques Ă ce que le soleil parĂ»t. Don Olmond me conduisit dans la maison d'un homme qui, avait Ă©tĂ© Ă lui; et dont il se tenait assurĂ©. Je voulais qu'il me quittĂÂąt en ce lieu et qu'il me laissĂÂąt attendre la nuit pour entrer dans le chemin que j'avais dessein de prendre. AprĂšs une longue contestation, il me dit qu'il consentirait Ă me quitter, comme je le souhaitais, pourvu que je lui promisse de l'attendre au lieu oĂÂč nous Ă©tions; que cependant il irait Ă LĂ©on pour apprendre quel effet mon dĂ©part y avait produit, et que peut-ĂÂȘtre serait-il arrivĂ© quelque changement qui me ferait quitter la triste rĂ©solution que j'avais prise; qu'enfin il me demandait en grĂÂące d'attendre son retour. J'y consentis, Ă condition qu'il ne dirait Ă personne qu'il m'eĂ»t vu, ai qu'il sĂ»t le lieu oĂÂč j'Ă©tais, mais, si j'y consentis, ce fut plutĂÂŽt par une curiositĂ© involontaire d'apprendre de quelle maniĂšre Nugna Bella parlait de moi que par la pensĂ©e qu'il pĂ»t ĂÂȘtre arrivĂ© quelque chose qui diminuĂÂąt mes malheurs. - Allez, lui dis-je, mon cher Olmond, voyez Nugna Bella, et, s'il est possible, sachez ses sentiments par votre soeur; tĂÂąchez d'apprendre depuis quel temps elle a cessĂ©, de m'aimer et si elle ne m'a abandonnĂ© que parce que la fortune m'a quittĂ©. Don Olmond m'assura qu'il ferait tout ce que je souhaitais, et, deux jours aprĂšs, il revint me trouver avec une tristesse qui me fit bien voir qu'il n'avait rien Ă me dire qu'il crĂ»t propre Ă me faire changer de dessein. Il m'apprit que tout le monde ignorait la cause de mon dĂ©part; que le prince feignait, aussi bien que don Ramire, d'en ĂÂȘtre affligĂ©, et que le roi croyait que j'Ă©tais parti d'intelligence avec le prince son fils. Il me dit qu'il avait vu sa soeur; que tout ce que je croyais Ă©tait vĂ©ritable; que le dĂ©tail qu'il en avait appris, n'Ă©tait propre qu'Ă augmenter mes douleurs, et qu'il me priait de ne le pas obliger Ă m'en faire le rĂ©cit. Je n'Ă©tais pas en Ă©tat de pouvoir craindre une augmentation Ă mes maux, et ce qu'il me voulait taire, Ă©tait la seule chose qui me pouvait donner encore quelque curiositĂ©. Je le priai donc de ne me rien cacher. Je ne vous redirai point tout ce qu'il me dit, parce que je vous en ai dĂ©jĂ racontĂ© la plus grande partie pour donner quelque ordre Ă mon rĂ©cit. Ce fut par lui que j'appris toutes les choses que j'avais ignorĂ©es dans le temps qu'elles se passaient, comme vous l'avez pu juger. Je vous dirai seulement que sa soeur lui conta que, le soir avant mon dĂ©part, comme elle Ă©tait revenue de chez la reine, oĂÂč Nugna Bella n'avait point paru, elle l'avait Ă©tĂ© chercher, dans sa chambre; qu'elle l'avait trouvĂ©e fondue en larmes, avec une lettre entre ses mains; qu'elles avaient Ă©tĂ© fort surprises l'une et l'autre par des raisons diffĂ©rentes; qu'enfin Nugna Bella, aprĂšs avoir Ă©tĂ© fort longtemps, sans parler, avait fermĂ© la porte et lui avait dit qu'elle allait lui confier tout le secret de sa vie; qu'elle la priait de la plaindre et de la consoler dans le plus cruel Ă©tat oĂÂč une personne se fĂ»t jamais trouvĂ©e; qu'alors elle lui avait appris tout ce qui s'Ă©tait passĂ© entre le prince, don Ramire, ma soeur et elle, de la maniĂšre dont je viens de vous le raconter et qu'ensuite elle lui avait dit que don Ramire venait de lui renvoyer cette lettre qu'elle tenait entre ses mains, parce qu'elle n'Ă©tait pas pour lui; que c'Ă©tait celle qu'elle m'Ă©crivait; que j'avais reçu celle qui Ă©tait pour don Ramire, et qu'en le recevant j'avais appris tout ce qu'ils me cachaient depuis si longtemps. Elvire dit Ă son frĂšre qu'elle n'avait jamais vu une personne si troublĂ©e et si affligĂ©e que Nugna Bella; [qu']elle craignait que je n'avertisse le roi de l'intelligence de ma soeur et du prince, que je ne fisse chasser don Ramire de la cour et que je ne l'en fisse Ă©loigner elle-mĂÂȘme; que surtout elle apprĂ©hendait la honte de mes reproches et que les infidĂ©litĂ©s qu'elle m'avait faites, lui donnaient pour moi une haine extraordinaire. Vous jugez bien que tout ce que m'apprit don Olmond ne diminua pas mes dĂ©plaisirs et ne me fit pas changer de dessein. Il l'opiniĂÂątra, avec des marques d'amitiĂ© extraordinaires, Ă me vouloir suivre et Ă [s']engager Ă me tenir compagnie dans le dĂ©sert oĂÂč je m'en allais. Je lui dis si fortement que je ne le souffrirais jamais, qu'enfin nous nous sĂ©parĂÂąmes. Il me quitta, Ă condition qu'en quelque lieu que je pusse aller, je lui donnerais de mes nouvelles. Il s'en retourna Ă LĂ©on, et je partis dans la pensĂ©e de m'embarquer au premier port que je trouverais. Mais; quand je fus seul et abandonnĂ© Ă la rĂ©flexion de mes malheurs, le reste de ma vie me parut une si longue souffrance, que je me rĂ©solus d'aller chercher la mort dans la guerre que le roi de Navarre avait contre les Maures. Je ne m'y fis connaĂtre que sous le nom de ThĂ©odoric, et je fus assez malheureux pour trouver quelque gloire, que je ne cherchais pas, au lieu de la mort que j'avais cherchĂ©e. La paix fut conclue, je repris mon premier dessein, et votre rencontre fit changer une solitude affreuse oĂÂč je m'en allais, en une retraite agrĂ©able. J'y trouvai le repos et la tranquillitĂ© que j'avais perdus. Ce n'est pas que l'ambition ne se soit rĂ©veillĂ©e quelquefois dans mon coeur, mais ce que j'ai Ă©prouvĂ© de l'inconstance de la fortune, me l'a rendue mĂ©prisable, et l'amour que j'ai eu pour Nugna Bella, Ă©tait tellement effacĂ© par le mĂ©pris qu'elle m'a donnĂ© pour elle, que je pouvais dire qu'il ne me restait aucune passion,. quoiqu'il me restĂÂąt encore beaucoup de tristesse. La vue de ZaĂÂŻde vient m'ĂÂŽter ce triste repos dont je jouissais et me jette dans de nouveaux malheurs, beaucoup plus cruels que ceux que j'ai dĂ©jĂ Ă©prouvĂ©s. Alphonse demeura surpris et charmĂ© du rĂ©cit de Consalve. - J'avais conçu, lui dit-il, une grande idĂ©e de votre mĂ©rite et de votre vertu, mais j'avoue que ce que je viens d'apprendre est encore au-dessus de ce que j'en, avais pensĂ©. - Je dois plutĂÂŽt craindre, rĂ©pondit Consalve, que je n'aie diminuĂ© la bonne opinion que vous aviez de moi, en vous faisant voir combien j'ai Ă©tĂ© facile Ă tromper. Mais j'Ă©tais jeune, j'ignorais les trahisons de la cour, j'Ă©tais incapable d'en faire, je n'avais aimĂ© que Nugna Bella, l'amour que j'avais pour elle ne me laissait pas imaginer que les passions pussent finir; ainsi rien ne me portait Ă la dĂ©fiance ni sur l'amitiĂ© ni sur l'amour. - Vous ne pouviez vous garantir d'ĂÂȘtre trompĂ©, repartit Alphonse, Ă mois que d'ĂÂȘtre naturellement soupçonneux; encore vos soupçons, quoique bien fondĂ©s, vous auraient paru injustes, puisque vous n'aviez eu jusques alors aucun sujet de vous dĂ©fier des personnes qui vous trompaient, et leur tromperie Ă©tait conduite avec tant d'habiletĂ© que la raison ne voulait pas qu'on la soupçonnĂÂąt. - Ne parlons point de mes malheurs passĂ©s, reprit Consalve, ils ne me sont plus sensibles, ZaĂÂŻde m'en ĂÂŽte mĂÂȘme le souvenir, et je m'Ă©tonne que j'aie pu vous les raconter. Mais considĂ©rez que je n'avais jamais cru pouvoir ĂÂȘtre amoureux par la beautĂ© seule, ni pouvoir ĂÂȘtre touchĂ© d'une personne qui aurait eu quelque attachement. Cependant j'adore ZaĂÂŻde, dont je ne connais rien, sinon qu'elle est belle et qu'elle est prĂ©venue pour un autre. Puisque j'ai Ă©tĂ© trompĂ© dans l'opinion que j'avais conçue de Nugna Bella, que je connaissais, que puis-je attendre de ZaĂÂŻde que je ne connais point? Mais qu'en veux-je attendre, et quelles prĂ©tentions puis-je avoir sur ZaĂÂŻde? Elle m'est entiĂšrement inconnue, le hasard l'a jetĂ©e sur cette cĂÂŽte, elle brĂ»le d'impatience de s'en aller, je ne puis la retenir sans injustice et avec biensĂ©ance. Quand je l'y retiendrais en serais-je plus heureux? Je la verrais tous les jours pleurer un homme qu'elle aime et se souvenir de lui en me regardant. Ah! Alphonse, quel mal que la jalousie! Ah! don Garcie, vous aviez raison, il n'y a de passions que celles qui nous frappent d'abord et qui nous surprennent; les autres ne sont que des liaisons oĂÂč nous portons volontairement notre coeur. Les vĂ©ritables inclinations nous l'arrachent malgrĂ© nous, et l'amour que j'ai pour ZaĂÂŻde; est un torrent qui m'entraĂne sans me laisser un moment le, pouvoir d'y rĂ©sister. Mais, Alphonse, ajouta-t-il, je vous fais passer la nuit Ă vous entretenir de mes peines, et il est juste de vous laisser en repos. AprĂšs ces paroles, Alphonse se retira dans sa chambre, et Consalve passa le reste de la nuit sans donner un moment au sommeil. Le jour suivant, ZaĂÂŻde parut encore occupĂ©e du dĂ©sir de retrouver ce qu'elle avait dĂ©jĂ cherchĂ©, mais tout le soin qu'elle prit fut inutile. Consalve ne la quittait point; il oubliait mille fois le jour qu'elle ne pouvait l'entendre et qu'elle ne lui pouvait rĂ©pondre; il lui demandait la cause de sa douleur avec la mĂÂȘme circonspection et la mĂÂȘme crainte de lui dĂ©plaire que si elle l'avait entendu. Quand la raison lui revenait et qu'il avait le dĂ©plaisir de voir qu'elle ne pouvait lui rĂ©pondre, il cherchait le soulagement de lui dire tout ce que sa passion lui inspirait. - Je vous aime, belle ZaĂÂŻde, disait-il en la regardant, je vous aime, je vous adore; j'ai au moins le plaisir de vous le dire et de ne pas attirer votre colĂšre; toutes vos actions me persuadent qu'on n'oserait vous le dĂ©clarer sans vous dĂ©plaire, mais cet amant que vous pleurez vous a parlĂ© sans doute de son amour et vous vous ĂÂȘtes accoutumĂ©e de l'entendre. Que d'un mot, belle ZaĂÂŻde, vous m'Ă©clairciriez de doutes! Lorsqu'il lui parlait ainsi elle se tournait quelquefois vers FĂ©lime avec Ă©tonnement, et comme pour lui faire remarquer une ressemblance dont elle Ă©tait toujours surprise. C'Ă©tait une douleur si vive pour Consalve de s'imaginer qu'il la faisait souvenir de son rival, qu'il eĂ»t aisĂ©ment renoncĂ© aux avantages de sa beautĂ© et de sa bonne mine pour n'avoir point une telle ressemblance. Cette douleur lui Ă©tait si insupportable qu'il ne pouvait presque plus se rĂ©soudre Ă paraĂtre devant ZaĂÂŻde, il aimait mieux se priver de sa vue que de lui reprĂ©senter l'image de celui qu'elle aimait, et lorsque ses regards lui paraissaient favorables, il ne les pouvait supporter, tant il Ă©tait persuadĂ© qu'ils ne s adressaient pas Ă lui. Il la quittait, et s'en allait passer des aprĂšs-dĂners entiers dans le bois; quand il revenait auprĂšs d'elle, il lui trouvait plus de froideur et plus de chagrin qu'elle n'avait accoutumĂ© d'en avoir; il crut mĂÂȘme, dans la suite, remarquer quelque inĂ©galitĂ© dans la maniĂšre dont elle le traitait, mais, comme il n'en pouvait deviner la cause, il s'imagina que le dĂ©plaisir de se trouver dans un pays inconnu, faisait les changements qui paraissaient dans son humeur. Il voyait bien nĂ©anmoins que l'affliction qu'elle avait eue les premiers jours, commençait Ă diminuer. FĂ©lime Ă©tait plus triste que ZaĂÂŻde, mais sa tristesse Ă©tait toujours Ă©gale, elle en paraissait accablĂ©e, et il semblait qu'elle ne cherchait qu'Ă ĂÂȘtre seule et Ă entretenir sa rĂÂȘverie. Alphonse en parlait quelquefois Ă Consalve avec Ă©tonnement, et il Ă©tait surpris que sa grande mĂ©lancolie ne diminuĂÂąt point sa beautĂ©. Cependant Consalve ne songeait qu'Ă plaire Ă ZaĂÂŻde et Ă lui donner tous les divertissements que la promenade, la chasse et la pĂÂȘche lui pouvaient fournir. Elle s'occupa aussi Ă ce qui la pouvait divertir; elle travailla pendant quelques jours Ă un bracelet de ses cheveux, et, aprĂšs l'avoir achevĂ©, elle se l'attacha au bras avec cet empressement que l'on a pour les choses qui viennent d'ĂÂȘtre achevĂ©es. Le jour mĂÂȘme qu'elle le mit, le hasard voulut qu'elle le laissĂÂąt tomber dans le bois. Consalve, qui l'avait vue sortir, allait la chercher, et, en marchant sur ses pas, il trouva ce bracelet qu'il n'eut pas de peine Ă reconnaĂtre. Il eut une joie sensible de l'avoir trouvĂ©. Cette joie aurait Ă©tĂ© encore plus grande, s'il l'eĂ»t reçu des mains de ZaĂÂŻde, mais, comme il ne l'avait pas espĂ©rĂ©, il se tenait heureux de le devoir Ă la fortune. Zaide, qui s'Ă©tait dĂ©jĂ aperçue de la perte qu'elle avait faite, revenait chercher dans les lieux oĂÂč elle avait passĂ©. Elle fit entendre Ă Consalve ce qu'elle avait perdu et lui en tĂ©moigna mĂÂȘme beaucoup de chagrin; quelque peine qu'il sentĂt de lui causer de l'inquiĂ©tude, il ne put se rĂ©soudre Ă lui rendre une chose qui lui Ă©tait si chĂšre. Il fit semblant de chercher avec elle et enfin il l'obligea Ă ne plus chercher inutilement. SitĂÂŽt qu'il fut retirĂ© dans sa chambre, il baisa mille fois ce bracelet et y mit une attache de pierreries d'un grand prix. Quelquefois il allait se promener devant que ZaĂÂŻde fĂ»t Ă©veillĂ©e, et, lorsqu'il Ă©tait en un lieu oĂÂč il croyait ne pouvoir ĂÂȘtre vu, il dĂ©tachait ce bracelet, afin de le mieux considĂ©rer. Un matin qu'il Ă©tait dans cette occupation, et qu'il s'Ă©tait assis sur des rochers avancĂ©s dans la mer, il entendit quelqu'un proche de lui; il se retourna brusquement et il fut bien surpris de voir que c'Ă©tait ZaĂÂŻde. Tout ce qu'il put faire fut de cacher ce bracelet, mais ce ne put ĂÂȘtre si promptement que ZaĂÂŻde ne vĂt qu'il avait cachĂ© quelque chose. Il s'imagina qu'elle avait vu ce qu'il avait cachĂ©; il remarqua sur son visage tant de froideur et tant de chagrin, qu'il ne douta point qu'elle ne fĂ»t en colĂšre de ce qu'il ne lui avait pas rendu son bracelet; il n'osait lever les yeux sur elle; il craignait qu'elle ne lui fĂt entendre qu'elle le voulait ravoir, mais il ne pouvait se rĂ©soudre Ă le lui rendre. Elle paraissait triste et embarrassĂ©e et, sans regarder Consalve, elle s'assit sur le rocher et tourna la tĂÂȘte vers la mer. Le vent emporta, sans qu'elle y prĂt garde, un voile qu'elle tenait entre ses mains. Consalve se leva pour le ramasser, mais, en se levant, il laissa tomber le bracelet qu'il n'avait pu rattacher, pu la crainte qu'il avait eue de le laisser voir. ZaĂÂŻde se tourna au bruit que fit Consalve; elle vit son bracelet et le ramassa devant qu'il s'en fĂ»t aperçu. Il fut extrĂÂȘmement troublĂ©, lorsqu'il le vit entre ses mains, et par le dĂ©sespoir de le perdre, et par l'apprĂ©hension de sa colĂšre. Il se rassura nĂ©anmoins en lui voyant un visage oĂÂč il ne paraissait plus ni de chagrin ni de dĂ©pit, oĂÂč il crut voir au contraire quelque impression de douceur, et il ne fut pas moins Ă©mu, pu l'espĂ©rance que lui donnait le visage de ZaĂÂŻde, qu'il l'avait Ă©tĂ©, un moment auparavant, par la crainte de lui avoir dĂ©plu. Elle regarda avec admiration la beautĂ© de l'attache de pierreries et, aprĂšs l'avoir regardĂ©e, elle la dĂ©fit, la tendit Ă Consalve et resserra le bracelet. Lorsque Consalve vit que ZaĂÂŻde ne lui avait rendu que les pierreries, il se tourna du cĂÂŽtĂ© de la mer et y jeta cette attache avec un air de rĂÂȘverie et de tristesse, comme s'il l'eĂ»t laissĂ©e tomber par hasard. ZaĂÂŻde fit un grand cri et s'avança, pour voir si on ne la pourrait point retrouver, mais il lui montra qu'on chercherait inutilement et, sans vouloir qu'elle fĂt une plus longue rĂ©flexion sur ce qu'il venait de faire, il lui donna la main pour l'Ă©loigner du lieu oĂÂč ils Ă©taient. Ils marchĂšrent sans se regarder et reprirent insensiblement le chemin de la maison d'Alphonse, si embarrassĂ©s l'un et l'autre, qu'il semblait qu'ils cherchassent Ă se quitter. SitĂÂŽt que Consalve l'eut remise dans a chambre, il alla rĂÂȘver Ă son aventure. Quoique ZaĂÂŻde ne lui eĂ»t pas tĂ©moignĂ© autant de colĂšre qu'il en avait apprĂ©hendĂ©, il s'imagina que la joie de ravoir son bracelet avait dissipĂ© son premier chagrin; ainsi, il n'en eut pas moins de dĂ©plaisir. Quelque passion qu'il eĂ»t d'obtenir ce bracelet, il crut qu'il offenserait ZaĂÂŻde de la lui tĂ©moigner, et il demeura accablĂ© de la douleur que donne l'amour, quand il est sĂ©parĂ© de l'espĂ©rance. Toute sa consolation Ă©tait de se plaindre avec Alphonse et de se blĂÂąmer lui-mĂÂȘme de la faiblesse qu'il avait d'aimer ZaĂÂŻde. - Vous vous accusez avec injustice, lui disait quelquefois Alphonse, il n'est pas aisĂ© de se dĂ©fendre, au milieu d'un dĂ©sert, contre une aussi grande beautĂ© que celle de ZaĂÂŻde, ce serait tout ce que vous pourriez faire au milieu de la cour, oĂÂč d'autres beautĂ©s feraient quelque diversion et oĂÂč du moins l'ambition partagerait votre coeur. - Mais aime-t-on sans espĂ©rance? disait Consalve. Et comment pourrais-je espĂ©rer d'ĂÂȘtre aimĂ©, puisque je ne puis seulement dire que j'aime? Comment le persuaderai-je, si je ne puis le dire? Quelles de mes actions peuvent en assurer ZaĂÂŻde dans un lieu oĂÂč je ne vois qu'elle et oĂÂč je ne puis lui faire connaĂtre que je la prĂ©fĂšre aux autres? Comment effacer de son esprit celui qu'elle aime? Ce ne pourrait ĂÂȘtre que par l'agrĂ©ment qu'elle trouverait en ma personne, et le malheur veut que mon visage lui conserve le souvenir de son amant. Ah! mon cher Alphonse, ne me flattez point; il faut que j'aie perdu la raison pour aimer ZaĂÂŻde, pour l'aimer autant que je fais, et mĂÂȘme pour ne me pas souvenir d'en avoir aimĂ© une autre et d'en avoir Ă©tĂ© trompĂ©. - Je crois aussi, rĂ©pondit Alphonse que vous n'avez aimĂ© qu'elle, puisque vous ne connaissez la jalousie que depuis que vous l'aimez. - Je n'avais pas de sujet d'ĂÂȘtre jaloux de Nugna Bella, repartit Consalve, tant elle savait bien me tromper. - On est jaloux sans sujet, rĂ©pliqua Alphonse, quand on est bien amoureux. Vous le voyez par votre expĂ©rience, faites rĂ©flexion sur la douleur que vous donnent les pleurs de ZaĂÂŻde et remarquez comme la jalousie vous a fait imaginer qu'elle pleure un amant plutĂÂŽt qu'un frĂšre. - Je ne suis que trop persuadĂ©, reprit Consalve, que j'aime beaucoup plus ZaĂÂŻde que je n'ai aimĂ© Nugna Bella. L'ambition de cette derniĂšre et son application aux affaires du prince ont souvent ralenti mon amour, et tout ce que je trouve en ZaĂÂŻde d'opposĂ© Ă mon humeur comme de croire qu'elle en aime un autre et de ne connaĂtre ni son coeur ni ses sentiments, ne peut affaiblir ma passion. Mais, Alphonse, pour aimer beaucoup davantage ZaĂÂŻde que je n'ai aimĂ© Nugna Bella, je n'en suis que plus dĂ©raisonnable. Le succĂšs de l'amour que j'ai eu pour Nugna Bella a Ă©tĂ© cruel, je l'avoue; nĂ©anmoins tout homme qui aime peut en avoir un pareil. Il n'y avait point d'aveuglement Ă l'aimer; je la connaissais, elle n'en aimait point d'autre, je lui plaisais, je pouvais l'Ă©pouser, mais ZaĂÂŻde, Alphonse, mais ZaĂÂŻde, qui est-elle? Qu'en puis-je prĂ©tendre? Et, hormis son admirable beautĂ© qui m'excuse, tout le reste ne me condamne-t-il pas? Consalve avait souvent de pareilles conversations avec Alphonse; cependant son amour augmentait tous les jours, il ne pouvait s'empĂÂȘcher de laisser parler ses yeux d'une maniĂšre si forte, qu'il croyait voir dans ceux de ZaĂÂŻde que leur langage Ă©tait entendu, et il la trouvait quelquefois dans un certain embarras qui ne l'en laissait pas douter. Comme elle ne pouvait se faire entendre par ses paroles, ce n'Ă©tait quasi que par ses regards qu'elle expliquait Ă Consalve une partie des choses qu'elle lui voulait dire, mais il y avait je ne sais quoi de si beau et de si passionnĂ© dans ses regards, que Consalve en Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©. Belle ZaĂÂŻde, disait-il quelquefois, est-ce ainsi que vous regardez ceux que vous n'aimez pas? Que rĂ©servez-vous donc pour cet heureux amant dont j'ai le malheur de vous faire souvenir? S'il n'eĂ»t point Ă©tĂ© prĂ©venu de cette pensĂ©e, il ne se fĂ»t pas cru si infortunĂ©, et les actions de ZaĂÂŻde ne lui devaient pas persuader qu'elle n'eĂ»t pour lui que de l'indiffĂ©rence. Un jour qu'il l'avait quittĂ©e pour quelques moments, il alla se promener sur le bord de la mer et revint ensuite auprĂšs d'une fontaine qui Ă©tait dans le bois, en un endroit agrĂ©able oĂÂč elle allait assez souvent. Lorsqu'il s'en approcha, il entendit quelque bruit et il vit, au travers des arbres, ZaĂÂŻde assise auprĂšs de FĂ©lime. La surprise que causa cette rencontre Ă Consalve lui donna la mĂÂȘme joie que si le hasard l'eĂ»t ramenĂ© auprĂšs de ZaĂÂŻde aprĂšs une annĂ©e d'absence. Il s'avança vers le lieu oĂÂč elle Ă©tait; quoiqu'il fĂt assez de bruit, elle parlait avec tant d'attention qu'elle ne l'entendit point. Lorsqu'il fut devant elle, elle parut embarrassĂ©e comme une personne qui venait de parler haut, qui craignait qu'on n'eĂ»t entendu ce qu'elle avait dit, et qui avait oubliĂ© que Consalve ne pouvait l'entendre. L'Ă©motion que lui avait causĂ©e cette surprise, avait en quelque sorte augmentĂ© sa beautĂ©, et Consalve, qui s'Ă©tait assis auprĂšs d'elle, ne pouvant plus ĂÂȘtre maĂtre de lui-mĂÂȘme, se jeta tout d'un coup Ă ses genoux et lui parla de son amour d'une maniĂšre si passionnĂ©e, qu'il n'Ă©tait pas nĂ©cessaire d'entendre ses paroles pour savoir ce qu'elles voulaient dire. Il parut Ă Consalve qu'elle ne les entendait que trop; elle rougit et, aprĂšs avoir fait une action de la main qui semblait le repousser, elle se leva avec une civilitĂ© froide comme pour le faire lever d'un lieu oĂÂč il pourrait ĂÂȘtre incommodĂ©. Alphonse passa dans l'allĂ©e en ce moment, et elle marcha vers lui sans jeter les yeux sur Consalve. Il demeura Ă la place oĂÂč il Ă©tait, sans avoir la force de se relever. VoilĂ , dit-il en lui-mĂÂȘme, la maniĂšre dont on me traite quand on ne me regarde pas comme le portrait de mon rival. Vous tournez les yeux sur moi, belle ZaĂÂŻde, d'une maniĂšre Ă charmer et Ă embraser tout le monde, lorsque mon visage vous fait souvenir du sien, mais, si j'ose vous tĂ©moigner que je vous aime, vous ne laissez pas seulement tomber sur moi des regards de colĂšre, vous me trouvez indigne d'ĂÂȘtre regardĂ©. Si je pouvais au moins vous apprendre que je sais que vous pleurez un amant, je me trouverais heureux et j'avoue que ma jalousie serait vengĂ©e par le dĂ©pit que vous en recevriez. N'est-ce point aussi que je veux vous paraĂtre persuadĂ© que vous aimez quelque chose, pour avoir la joie d'ĂÂȘtre assurĂ© par vous-mĂÂȘme que vous n'aimez rien? Ah! ZaĂÂŻde, ma vengeance est intĂ©ressĂ©e et elle cherche moins Ă vous offenser qu'Ă vous donner lieu de me satisfaire. Dans ces pensĂ©es, il reprit le chemin du logis pour s'ĂÂŽter du lieu oĂÂč Ă©tait ZaĂÂŻde et pour ĂÂȘtre seul dans une galerie oĂÂč il se promenait quelquefois. Il y rĂÂȘva longtemps aux moyens de faire entendre Ă ZaĂÂŻde qu'il la soupçonnait d'en aimer un autre, mais il Ă©tait difficile d'en trouver, et ce n'Ă©tait pas une chose qui se pĂ»t faire comprendre sans paroles. AprĂšs s'ĂÂȘtre lassĂ© de rĂÂȘver et de se promener, il voulut sortir de la galerie, lorsqu'un peintre, qui travaillait Ă des tableaux qu'Alphonse faisait faire, le pria avec beaucoup d'empressement, de regarder son ouvrage. Consalve eĂ»t bien voulu s'en dispenser, mais, pour ne pas fĂÂącher ce peintre, il s'arrĂÂȘta Ă considĂ©rer ce qu'il faisait. C'Ă©tait un grand tableau oĂÂč Alphonse avait voulu qu'il reprĂ©sentĂÂąt la mer comme on la voyait de ses fenĂÂȘtres, et, pour rendre ce tableau plus agrĂ©able, il y avait fait peindre une tempĂÂȘte. Il paraissait, d'un cĂÂŽtĂ©, des vaisseaux qui pĂ©rissaient en pleine mer, de l'autre, des navires qui se brisaient contre les rochers; on voyait des hommes qui tĂÂąchaient de se sauver Ă la nage et on en voyait qui avaient dĂ©jĂ pĂ©ri et dont la mer avait jetĂ© les corps sur le sable. Cette tempĂÂȘte fit souvenir Consalve du naufrage de ZaĂÂŻde et lui mit dans l'esprit un moyen de lui faire connaĂtre ce qu'il pensait de son affliction. Il dit au peintre qu'il fallait ajouter encore quelques figures dans son tableau, et mettre sur un des rochers qui y Ă©taient reprĂ©sentĂ©s, une jeune et belle personne penchĂ©e sur le corps d'un homme mort, Ă©tendu sur le sable; qu'il fallait qu'elle pleurĂÂąt en le regardant; qu'il y eĂ»t un autre homme Ă ses genoux, qui essayĂÂąt de l'ĂÂŽter d'auprĂšs de ce mort; que cette belle personne, sans tourner les yeux du cĂÂŽtĂ© de celui qui lui parlait le repoussĂÂąt d'une main et que, de l'autre, elle parĂ»t essuyer ses larmes. Le peintre promit Ă Consalve de suivre sa pensĂ©e et commença Ă la dessiner. Consalve en fut satisfait et le pria de travailler avec diligence; ensuite il sortit de la galerie. Il alla pour retrouver ZaĂÂŻde, ne pouvant, malgrĂ© son dĂ©pit, ĂÂȘtre plus longtemps sĂ©parĂ© d'elle, mais il sut qu'au retour de la promenade elle s'Ă©tait retirĂ©e dans sa chambre et il ne put la voir de tout le reste du jour. Il en eut de la tristesse et de l'inquiĂ©tude et il craignit qu'elle ne l'eĂ»t privĂ© de sa vue pour le punir de ce qu'il avait osĂ© lui faire entendre. Le lendemain elle lui parut plus sĂ©rieuse qu'Ă l'ordinaire; mais, les jours suivants, il la trouva comme elle avait accoutumĂ© d'ĂÂȘtre. Cependant le peintre travaillait Ă ce que Consalve lui avait ordonnĂ©, et Consalve attendait avec beaucoup d'impatience que cet ouvrage fĂ»t achevĂ©; sitĂÂŽt qu'il le fut, il conduisit ZaĂÂŻde dans la galerie, comme pour lui donner le divertissement de voir travailler le peintre. Il lui fit d'abord regarder tous les tableaux qui Ă©taient dĂ©jĂ faits, et ensuite il lui fit considĂ©rer avec plus d'attention celui de la mer, oĂÂč l'on travaillait encore. Il lui fit remarquer cette jeune personne qui pleurait un homme mort, et, lorsqu'il vit que ses yeux y Ă©taient attachĂ©s et qu'il semblait qu'elle reconnĂ»t le rocher oĂÂč elle allait si souvent, il prit le crayon du peintre et Ă©crivit le nom de ZaĂÂŻde au-dessus de cette belle personne et celui de ThĂ©odoric au-dessus de ce jeune homme qui Ă©tait ĂÂą genoux. ZaĂÂŻde, qui lisait ce qu'Ă©crivait Consalve, rougit lorsqu'il eut achevĂ© et, aprĂšs l'avoir regardĂ© avec des yeux qui tĂ©moignaient de la colĂšre, elle prit pinceau et effaça entiĂšrement cet homme mort, qu'elle jugea bien que Consalve l'accusait de pleurer. Quoiqu'il connĂ»t aisĂ©ment qu'il avait fĂÂąchĂ© ZaĂÂŻde, il ne laissa pas d'avoir une joie sensible de lui voir effacer celui qu'il en croyait aimĂ©. Encore qu'il pĂ»t s'imaginer que cette action de ZaĂÂŻde fĂ»t plutĂÂŽt un effet de sa fiertĂ© qu'une preuve qu'elle ne regrettait personne, il trouvait nĂ©anmoins qu'aprĂšs l'amour qu'il lui avait tĂ©moignĂ©, elle lui faisait une faveur de ne vouloir pas lui laisser croire qu'elle en aimĂÂąt un autre, mais le peu d'espĂ©rance que lui donnait cette pensĂ©e, ne pouvait dĂ©truire tant de sujets de crainte qu'il croyait avoir. Alphonse, qui n'Ă©tait prĂ©venu d'aucune passion, jugeait des sentiments de cette belle Ă©trangĂšre d'une maniĂšre bien diffĂ©rente de Consalve - Je trouve, lui disait-il, que vous avez tort de vous croire malheureux, vous l'ĂÂȘtes sans doute de vous ĂÂȘtre attachĂ© Ă une personne que vraisemblablement vous ne pouvez Ă©pouser mais vous ne l'ĂÂȘtes pas de la maniĂšre dont vous croyez l'ĂÂȘtre, et les apparences sont trompeuses, si vous n'ĂÂȘtes vĂ©ritablement aimĂ© de ZaĂÂŻde. - Il est vrai, rĂ©pondit Consalve, que, si je jugeais de ses sentiments par ses regards, je pourrais me flatter de quelque espĂ©rance, mais, comme je vous l'ai dit, elle ne me regarde que par cette ressemblance qui me donne tant de jalousie. - Je ne sais, rĂ©pliqua Alphonse, si tout ce que vous pensez est vĂ©ritable, mais, si j'Ă©tais Ă la place de celui que vous croyez qu'elle regrette, je ne serais pas satisfait que ma ressemblance fĂt regarder quelqu'un avec des yeux si favorables, et il est impossible que l'idĂ©e d'un autre produise des sentiments que ZaĂÂŻde a pour vous. L'espĂ©rance est naturelle aux amants. Si quelques actions de ZaĂÂŻde en avaient dĂ©jĂ fait concevoir Ă Consalve, le discours d'Alphonse acheva de lui en donner; il crut voir que ZaĂÂŻde ne le haĂÂŻssait pas et il en ressentit une joie extraordinaire, mais cette joie ne lui dura pas longtemps; il s'imagina qu'il ne devait qu'Ă la ressemblance de son rival le penchant qu'elle avait pour lui, il pensa qu'aprĂšs avoir perdu un homme qu'elle avait fort aimĂ©, elle avait des dispositions favorables pour un autre qui lui ressemblait. Son amour, sa jalousie et sa gloire ne pouvaient se satisfaire d'une inclination qu'il n'avait pas fait naĂtre et qui ne venait que par celle qu'elle avait eue pour un autre. Il crut que, quand il serait aimĂ© de ZaĂÂŻde, ce ne serait toujours que son rival qu'elle aimerait en lui; enfin il trouvait qu'il serait malheureux quand mĂÂȘme il serait assurĂ© d'ĂÂȘtre aimĂ©. NĂ©anmoins il ne pouvait se dĂ©fendre de voir avec plaisir dans la maniĂšre d'agir de cette belle Ă©trangĂšre, un air fort diffĂ©rent de celui qu'elle avait eu d'abord, et la passion qu'il avait pour elle, Ă©tait si ardente qu'Ă quelque cause qu'il crĂ»t devoir les marques de son inclination, il lui Ă©tait impossible de ne les pas recevoir avec transport. Un jour qu'il faisait assez beau, voyant qu'elle ne sortait point de sa chambre, il y entra pour savoir si elle ne voulait point se promener. Elle Ă©crivait, et, bien qu'il fĂt du bruit en entrant, il s'approcha d'elle sans qu'elle s'en aperçût, et se mit Ă la regarder Ă©crire. Elle tourna la tĂÂȘte par hasard, et, voyant Consalve, elle rougit et cacha ce qu'elle Ă©crivait avec une Ă©motion qui ne causa pas un mĂ©diocre trouble Ă Consalve. Il s'imagina qu'elle ne pouvait avoir tant d'application et tant de surprise pour une lettre qui n'aurait pas eu quelque chose de mystĂ©rieux. Cette pensĂ©e lui donna de l'inquiĂ©tude; il se retira et s'en alla chercher Alphonse pour raisonner sur une aventure qui lui donnait des imaginations bien diffĂ©rentes de celles qu'il avait eues jusques alors. AprĂšs l'avoir cherchĂ© longtemps sans le trouver, tout d'un coup un sentiment de jalousie le fit retourner dans la chambre de ZaĂÂŻde. Il y entra, mais il ne l'y trouva pas; elle avait passĂ© dans un cabinet oĂÂč FĂ©lime Ă©tait d'ordinaire. Consalve vit sur la table un papier Ă©crit Ă demi pliĂ©; il ne put se dĂ©fendre de l'envie de le voir; il l'ouvrit, et il ne douta point que ce ne fĂ»t le mĂÂȘme qu'il avait vu Ă©crire Ă ZaĂÂŻde un moment auparavant. Il trouva dans ce papier le bracelet de cheveux qu'elle lui avait ĂÂŽtĂ©. Elle rentra comme il tenait ce papier et ce bracelet; elle s'avança pour les reprendre. Consalve se retira de quelques pas, comme s'il eĂ»t voulu les garder, mais nĂ©anmoins avec une action soumise qui semblait lui en demander la permission. ZaĂÂŻde lui tĂ©moigna qu'elle les voulait ravoir, et avec un air oĂÂč il y avait tant d'autoritĂ©, qu'il Ă©tait impossible Ă un homme aussi amoureux que lui de ne pas obĂ©ir. Ce fut nĂ©anmoins avec la plus grande douleur qu'il eĂ»t jamais sentie, qu'il remit entre les mains de ZaĂÂŻde ce qu'il croyait qu'elle destinait Ă un autre. Il ne put ĂÂȘtre maĂtre de son chagrin; il sortit assez brusquement de la chambre, et s'en alla dans la sienne. Il y rencontra Alphonse, qui le venait trouver sur ce qu'on lui avait dit qu'il le cherchait. SitĂÂŽt qu'ils furent assis - Je suis bien plus malheureux que je ne l'ai pensĂ©, mon cher Alphonse, lui dit-il, ce rival dont j'Ă©tais si jaloux, tout mort que je le croyais, n'est pas mort assurĂ©ment; je viens de trouver ZaĂÂŻde qui lui Ă©crit, je viens de voir ce bracelet qu'elle m'a ĂÂŽtĂ©, qu'elle lui envoie, il faut qu'elle ait eu de ses nouvelles, il faut qu'il y ait ici quelqu'un de cachĂ© qui lui doive porter des siennes; enfin, toutes ces espĂ©rances de bonheur que j'ai eues, ne sont qu'imaginaires, et ne viennent que de mal expliquer les actions de ZaĂÂŻde. Elle avait raison d'effacer ce mort, que je lui faisais entendre qu'elle pleurait; elle savait bien que celui pour qui coulaient ses larmes vivait encore. Elle avait raison d'avoir tant de colĂšre de voir son bracelet entre mes mains, et tant de joie de l'avoir repris, puisqu'elle l'avait fait pour un autre. Ah! ZaĂÂŻde, il y a de la cruautĂ© Ă me laisser prendre de l'espĂ©rance, car enfin, vous m'en laissez prendre, et vos beaux yeux ne me la dĂ©fendent pas. La douleur de Consalve Ă©tait si vive, qu'il put Ă peine achever ces paroles. AprĂšs qu'Alphonse lui eut laissĂ© le temps de se remettre, il le pria de lui dire comment il avait appris ce qu'il venait de lui raconter et si ZaĂÂŻde avait trouvĂ© en un moment le moyen de se faire entendre. Consalve lui conta ce qu'il venait de voir du trouble de ZaĂÂŻde, lorsqu'il l'avait surprise en Ă©crivant, comme il avait trouvĂ© ce bracelet dans le mĂÂȘme papier qu'elle avait Ă©crit, et comme elle l'avait retirĂ© de ses mains. - Enfin, Alphonse, ajouta-t-il, on n'est point si troublĂ© pour une lettre indiffĂ©rente. ZaĂÂŻde n'a ici aucun commerce, ni aucune affaire; elle ne peut Ă©crire avec tant d'attention, que de ce qui se passe dans son coeur, et ce n'Ă©tait pas Ă moi Ă qui elle l'Ă©crit; ainsi, que voulez-vous que je pense de ce que je viens de voir? - Je veux, repartit Alphonse, que vous ne pensiez pas des choses si peu vraisemblables, et qui vous donnent tant de douleur. Parce que ZaĂÂŻde rougit lorsque vous la surprenez en Ă©crivant, vous croyez qu'elle Ă©crit Ă votre rival, et moi je crois qu'elle vous aime assez pour rougir toutes les fois qu'elle sera surprise de vous voir auprĂšs d'elle. Peut-ĂÂȘtre a-t-elle Ă©crit ce que vous avez vu sans autre dessein que de se divertir. Elle ne vous l'a pas laissĂ©, parce que c'est une chose qui vous aurait Ă©tĂ© inutile, puisque vous ne pouvez l'entendre, et si elle vous a ĂÂŽtĂ© son bracelet, je vous avoue que je n'en suis point surpris, et qu'encore que je sois persuadĂ© qu'elle vous aime, je la crois assez sage pour ne vouloir pas donner de ses cheveux Ă un homme qui lui est entiĂšrement inconnu. Mais je ne vois pas les raisons qui vous persuadent qu'elle les veut envoyer Ă quelque autre. Nous ne l'avons quasi pas quittĂ©e depuis qu'elle est ici, personne ne lui a parlĂ©, ceux mĂÂȘme qui lui pourraient parler, ne l'entendent pas, comment voudriez-vous qu'elle eĂ»t appris des nouvelles de cet amant qui vous donne tant de jalousie, et qu'elle pĂ»t lui faire recevoir des siennes? - Je l'avoue, rĂ©pondit Consalve, je me tourmente plus que je ne dois, mais l'incertitude oĂÂč je suis est un Ă©tat insupportable! Les autres n'ont que des incertitudes mĂ©diocres, ils se croient plus ou moins aimĂ©s, et moi je passe de l'espĂ©rance d'ĂÂȘtre aimĂ© de ZaĂÂŻde Ă la pensĂ©e qu'elle en aime un autre, et je ne suis jamais assurĂ© un moment si ce que je vois en elle me doit rendre heureux ou misĂ©rable. Alphonse, reprit-il, vous prenez plaisir Ă me tromper; quoi que vous me puissiez dire, ce n'est qu'Ă un amant Ă qui elle Ă©crit, et je me trouverais heureux, si j'avais sur ce que je viens de voir l'incertitude dont je me plains comme du plus grand de tous les maux. Alphonse lui dit encore tant de raisons pour lui persuader que son inquiĂ©tude Ă©tait mal fondĂ©e, qu'enfin il le rassura en quelque sorte, et ZaĂÂŻde qu'ils trouvĂšrent en allant se promener, acheva de le remettre. Elle les vit de loin, et s'approcha d'eux avec tant de douceur, et avec des regards si obligeants pour Consalve, qu'elle dissipa une partie des cruelles inquiĂ©tudes qu'elle lui venait de donner. Le temps qu'il avait marquĂ© Ă cette belle Ă©trangĂšre pour son dĂ©part, et qui Ă©tait celui que les grands vaisseaux partaient de Tarragone pour l'Afrique, commençait Ă s'approcher et lui donnait une tristesse mortelle. Il ne pouvait se rĂ©soudre Ă se priver lui-mĂÂȘme de ZaĂÂŻde, et, quelque injustice qu'il trouvĂÂąt Ă la retenir, il fallait toute sa raison et toute sa vertu pour l'en empĂÂȘcher. - Quoi! disait-il Ă Alphonse, je me priverai pour jamais de ZaĂÂŻde! Ce sera un adieu sans espĂ©rance de retour! Je ne saurai en quel endroit de la terre la chercher! Elle veut aller en Afrique, mais elle n'est pas Africaine, et j'ignore quel lieu du monde l'a vue naĂtre. Je la suivrai, Alphonse, continua-t-il, quoiqu'en la suivant je n'espĂšre plus le plaisir de la voir, quoique je sache que sa vertu et les coutumes de l'Afrique ne me permettront pas de demeurer auprĂšs d'elle, j'irai au moins finir ma triste vie dans les lieux qu'elle habitera, et je trouverai de la douceur Ă respirer le mĂÂȘme air; aussi bien je suis un malheureux qui n'ai plus de patrie; le hasard m'a retenu ici, et l'amour m'en fera sortir. Consalve se confirmait dans cette rĂ©solution, quelque peine que prĂt Alphonse de l'en dĂ©tourner. Il Ă©tait plus tourmentĂ© que jamais de la peine de ne pouvoir entendre ZaĂÂŻde et de n'en pouvoir ĂÂȘtre entendu. Il fit rĂ©flexion sur la lettre qu'il lui avait vu Ă©crire, et il lui sembla qu'elle Ă©tait Ă©crite en caractĂšres grecs; quoiqu'il n'en fĂ»t pas bien assurĂ©, l'envie de s'en Ă©claircir lui donna la pensĂ©e d'aller Ă Tarragone pour trouver quelqu'un qui entendĂt la langue grecque. Il y avait dĂ©jĂ envoyĂ© plusieurs fois chercher des Ă©trangers qui lui pussent servir de truchement, mais comme il ne savait quelle langue parlait ZaĂÂŻde, on ne savait aussi quels Ă©trangers il allait demander, et, les voyages de tous ceux qu'il y avait envoyĂ©s ayant Ă©tĂ© inutiles, il se rĂ©solut d'y aller lui-mĂÂȘme. C'Ă©tait nĂ©anmoins une rĂ©solution difficile Ă prendre, car il fallait s'exposer dans une grande ville au hasard d'ĂÂȘtre connu, et il fallait quitter ZaĂÂŻde, mais l'envie de pouvoir s'expliquer avec elle le fit passer par-dessus ces raisons. Il tĂÂącha de lui faire entendre qu'il allait chercher un truchement et partit pour aller Ă Tarragone. Il se dĂ©guisa le mieux qu'il lui fut possible, il alla dans les lieux oĂÂč Ă©taient les Ă©trangers, il en trouva un grand nombre, mais leur langue n'Ă©tait point celle de ZaĂÂŻde. Enfin il demanda s'il n'y avait point quelqu'un qui entendĂt la langue grecque. Celui Ă qui il s'adressa lui rĂ©pondit en espagnol qu'il Ă©tait d'une des Ăles de la GrĂšce. Consalve le pria de parler sa langue; il le fit, et Consalve connut que c'Ă©tait celle de ZaĂÂŻde. Par bonheur, les affaires de cet Ă©tranger ne le retenaient pas Ă Tarragone; il voulut bien suivre Consalve, qui lui donna une plus grande rĂ©compense qu'il n'aurait osĂ© la lui demander. Ils partirent le lendemain Ă la pointe du jour; et Consalve s'estimait plus heureux d'avoir un truchement que s'il eĂ»t eu la couronne de LĂ©on sur la tĂÂȘte. Pendant que le chemin dura, il commença Ă s'instruire de la langue grecque; il apprit d'abord je vous aime, et quand il pensa qu'il pourrait le dire Ă ZaĂÂŻde, et qu'elle l'entendrait il crut qu'il ne pouvait plus ĂÂȘtre malheureux. Il arriva de bonne heure Ă la maison d'Alphonse; il le trouva qui se promenait; il lui fit part de sa joie et lui demanda oĂÂč Ă©tait ZaĂÂŻde. Alphonse lui dit qu'il y avait longtemps qu'elle se promenait du cĂÂŽtĂ© de la mer. Il en prit le chemin avec son truchement. Il alla au rocher oĂÂč elle avait accoutumĂ© d'ĂÂȘtre, il fut surpris de ne l'y trouver pas; nĂ©anmoins il ne s'en Ă©tonna point, il la chercha jusques au port, oĂÂč elle allait quelquefois. Il revint au logis, il retourna dans le bois, sa peine fut inutile, il envoya dans tous les lieux oĂÂč il s'imagina qu'elle pouvait ĂÂȘtre, mais, comme on ne la trouva point, il commença Ă avoir quelque pressentiment de son malheur. La nuit vint sans qu'il pĂ»t en apprendre de nouvelles, il Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ© de l'avoir perdue, il craignait qu'il ne lui fĂ»t arrivĂ© quelque accident, il se blĂÂąmait de l'avoir quittĂ©e, enfin il n'y a point de douleur qui fĂ»t comparable Ă la sienne. Il passa toute la nuit dans la campagne avec des flambeaux, et, n'ayant mĂÂȘme plus d'espĂ©rance de la revoir, il ne laissait pas de la chercher. Il avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© plusieurs fois aux cabanes des pĂÂȘcheurs pour savoir si personne ne l'avait vue, et il n'avait pu en apprendre aucune nouvelle. Sur le matin, deux femmes, qui revenaient d'un lieu oĂÂč elles avaient Ă©tĂ© coucher le jour d'auparavant, lui apprirent qu'en sortant de leurs cabanes elles avaient vu de loin ZaĂÂŻde et FĂ©lime se promener le long de la mer; que, pendant qu'elles se promenaient, une chaloupe avait abordĂ© la cĂÂŽte; qu'il Ă©tait descendu des hommes de cette chaloupe; que ZaĂÂŻde et FĂ©lime s'Ă©taient Ă©loignĂ©es lorsqu'elles les avaient vus, mais que, ces hommes les ayant appelĂ©es, elles Ă©taient revenues sur leurs pas et qu'aprĂšs avoir parlĂ© longtemps et avoir fait des actions qui tĂ©moignaient qu'elles Ă©taient bien aises de les voir, elles Ă©taient montĂ©es dans la chaloupe et avaient pris la pleine mer. Alors Consalve regarda Alphonse d'une maniĂšre qui exprimait mieux sa douleur que n'auraient pu faire toutes ses paroles. Alphonse ne savait que lui dire pour le consoler. Quand tous ceux qui les environnaient se furent retirĂ©s, Consalve rompant le silence - Je perds ZaĂÂŻde, dit-il, et je la perds dans le moment que je pouvais m'en faire entendre; je la perds, Alphonse, et c'est son amant qui me l'enlĂšve, il est aisĂ© de le juger par le rapport de ces femmes. La fortune ne m'a pas voulu laisser ignorer la seule chose qui me pouvait augmenter la douleur de perdre ZaĂÂŻde. Je l'ai donc perdue pour jamais, et elle est entre les mains d'un rival, et d'un rival aimĂ©! C'Ă©tait Ă lui sans doute qu'elle Ă©crivait cette lettre que je surpris, et c'Ă©tait pour lui apprendre le lieu oĂÂč il devait la trouver. C'en est trop! s'Ă©cria-t-il tout d'un coup, c'en est trop! Mes maux suffiraient Ă faire plusieurs misĂ©rables. J'avoue que j'y succombe, et qu'aprĂšs avoir tout abandonnĂ©, je ne puis supporter d'ĂÂȘtre plus tourmentĂ© au milieu d'un dĂ©sert que je ne l'ai Ă©tĂ© au milieu de la cour. Oui, Alphonse, ajoutait-il, je suis plus malheureux mille fois par la seule perte de ZaĂÂŻde que je ne l'ai Ă©tĂ© par toutes celles que j'ai faites. Est-il possible que je ne puisse espĂ©rer de revoir ZaĂÂŻde! Si je savais au moins si je lui ai plu ou si je lui ai Ă©tĂ© indiffĂ©rent, mon malheur ne serait pas si insupportable, et je saurais Ă quelle sorte de douleur je me dois abandonner. Mais si j'ai plu Ă ZaĂÂŻde, puis-je penser Ă l'oublier et ne dois-je pas passer, ma vie Ă courir toutes les parties du monde pour la trouver? Que si elle en aime un autre, ne dois-je pas faire tous mes efforts pour ne m'en souvenir jamais? Alphonse, ayez pitiĂ© de moi, tĂÂąchez de me faire croire que ZaĂÂŻde m'a aimĂ©, ou, persuadez-moi que je lui suis indiffĂ©rent. Quoi! reprenait-il, je serais aimĂ© de ZaĂÂŻde et je ne la verrais jamais! Ce malheur passerait encore celui d'en ĂÂȘtre haĂÂŻ. Mais non, je ne puis ĂÂȘtre malheureux si ZaĂÂŻde m'a aimĂ©. HĂ©las! je l'allais savoir dans le moment que je l'ai perdue, et, quelque soin qu'elle eĂ»t pris de se dĂ©guiser, j'aurais dĂ©mĂÂȘlĂ© ses sentiments, j'aurais sur la cause de ses larmes, j'aurais su son pays, sa fortune, ses aventures, et je saurais maintenant si je dois la suivre et oĂÂč je dois la chercher. Alphonse ne savait que rĂ©pondre Ă Consalve, par l'impossibilitĂ© de se dĂ©terminer Ă ce qu'il lui devait dire pour calmer sa douleur. Enfin, aprĂšs lui avoir reprĂ©sentĂ© que son esprit n'Ă©tait pas en Ă©tat de prendre une rĂ©solution et qu'il fallait se servir de sa raison pour supporter son malheur, il l'obligea de retourner chez lui. SitĂÂŽt que Consalve fut dans sa chambre, il fit appeler son truchement pour se faire expliquer quelques mots qu'il avait entendu dire Ă ZaĂÂŻde et qu'il avait retenus. Le truchement lui en expliqua plusieurs, et entre autres ceux que ZaĂÂŻde avait souvent dits Ă FĂ©lime en le regardant. Il les expliqua en sorte que Consalve fut assurĂ© qu'il ne s'Ă©tait pas trompĂ©, lorsqu'il avait cru qu'elle parlait d'une ressemblance, et il ne douta plus alors que ce ne fĂ»t un amant de ZaĂÂŻde Ă qui il ressemblait. Dans cette pensĂ©e, il envoya chercher ces femmes qui avaient vu partir cette belle Ă©trangĂšre, pour savoir d'elles si, parmi ces hommes qui l'avaient emmenĂ©e, il n'y avait point quelqu'un qui lui ressemblĂÂąt. Sa curiositĂ© ne put ĂÂȘtre satisfaite; ces femmes les avaient vus de trop loin pour remarquer cette ressemblance, et elles lui dirent seulement qu'il y en avait un que ZaĂÂŻde avait embrassĂ©. Consalve ne put entendre ces paroles sans s'abandonner au dĂ©sespoir et sans prendre le dessein d'aller chercher ZaĂÂŻde pour tuer son amant Ă ses yeux. Alphonse lui reprĂ©senta qu'il y aurait de l'injustice et de l'impossibilitĂ© dans ce dessein; qu'il n'avait point de droit sur ZaĂÂŻde; qu'elle Ă©tait engagĂ©e avec cet amant devant que de l'avoir vu; que c'Ă©tait peut-ĂÂȘtre son mari; qu'il ne savait en quel lieu du monde la chercher; que, quand il l'aurait trouvĂ©e, ce serait apparemment dans un pays oĂÂč ce rival aurait tant d'autoritĂ© qu'il ne pourrait exĂ©cuter ce que la colĂšre lui conseillait d'entreprendre. - Que voulez-vous donc que je devienne? rĂ©pliqua Consalve; et croyez-vous qu'il me soit possible de demeurer en l'Ă©tat oĂÂč je suis! - Je voudrais, dit Alphonse, que vous supportassiez ce malheur, qui ne regarde que l'amour, comme vous avez dĂ©jĂ supportĂ© ceux qui regardaient et l'amour et la fortune. - C'est pour avoir trop souffert que je ne puis plus souffrir, rĂ©pondit Consalve, je veux aller chercher ZaĂÂŻde, la revoir, savoir d'elle qu'elle en aime un autre et mourir Ă ses pieds. Mais non, reprit-il, je serais digne de mon malheur si j'allais chercher ZaĂÂŻde aprĂšs la maniĂšre dont elle m'a quittĂ©e. Le respect et l'adoration que j'ai eus pour elle, l'engageaient Ă me faire dire au moins qu'elle s'en allait. La seule reconnaissance l'y devait obliger, et, puisqu'elle ne l'a pas fait, il faut qu'elle joigne le mĂ©pris Ă l'indiffĂ©rence. Je me suis trop flattĂ© quand j'ai pu m'imaginer qu'elle ne me haĂÂŻssait pas, je ne dois jamais penser Ă la suivre ni Ă la chercher. Non, ZaĂÂŻde, je ne vous suivrai point. Alphonse, je me rends Ă vos raisons et je vois bien que je ne dois prĂ©tendre qu'Ă finir, le plus tĂÂŽt que je pourrai, le reste d'une misĂ©rable vie. Consalve parut dĂ©terminĂ© Ă cette rĂ©solution et son esprit en fut plus calme. Il Ă©tait nĂ©anmoins dans une tristesse qui faisait pitiĂ©; il passait les journĂ©es entiĂšres dans les lieux oĂÂč il avait vu ZaĂÂŻde, et il semblait l'y chercher encore. Il garda son truchement pour apprendre la langue grecque, et, quoiqu'il fĂ»t persuadĂ© qu'il ne verrait jamais ZaĂÂŻde, il trouvait quelque douceur Ă s'assurer au moins qu'il la pourrait entendre s'il la revoyait. Il apprit en peu de temps ce que les autres n'apprennent qu'en plusieurs annĂ©es. Mais, lorsqu'il n'eut plus cette occupation, qui avait quelque rapport avec ZaĂÂŻde, il se trouva encore plus affligĂ© qu'auparavant. Il faisait souvent rĂ©flexion sur la cruautĂ© de sa destinĂ©e qui, aprĂšs l'avoir accablĂ© Ă LĂ©on de tant de malheurs, lui en faisait encore Ă©prouver un incomparablement plus sensible, en le privant d'une personne qui seule lui Ă©tait plus chĂšre que la fortune, l'ami et la maĂtresse qu'il avait perdus. En faisant cette triste diffĂ©rence de ses malheurs passĂ©s Ă son malheur prĂ©sent, il se souvint de la promesse qu'il avait faite Ă don Olmond de lui donner de ses nouvelles, et, quelque peine qu'il eĂ»t Ă penser Ă autre chose qu'Ă ZaĂÂŻde, il jugea qu'il devait cette marque de reconnaissance Ă un homme qui lui avait tĂ©moignĂ© tant d'amitiĂ©. Il ne voulut pas lui apprendre prĂ©cisĂ©ment le lieu oĂÂč il Ă©tait, il lui manda seulement qu'il le priait de lui Ă©crire Ă Tarragone; que sa retraite n'en Ă©tait pas Ă©loignĂ©e; qu'il s'y trouvait sans ambition; qu'il n'avait plus de ressentiment contre don Garcie, de haine pour don Ramire, ni d'amour pour Nugna Bella; que cependant il Ă©tait encore plus malheureux que lorsqu'il partit de LĂ©on. Alphonse Ă©tait sensiblement touchĂ© de l'Ă©tat oĂÂč il voyait Consalve; il ne l'abandonnait point et tĂÂąchait, autant qu'il lui Ă©tait possible, de diminuer son affliction. Vous avez perdu ZaĂÂŻde, lui disait-il un jour, mais vous n'avez pas contribuĂ© Ă la perdre, et, quelque malheureux que vous soyez, il y a du moins une sorte de malheur que votre destinĂ©e vous laisse ignorer. Etre la cause de son infortune est ce malheur qui vous est inconnu et c'est celui qui fera Ă©ternellement mon supplice. Si vous trouvez quelque consolation, continua-t-il, d'apprendre, par mon exemple, que vous pourriez ĂÂȘtre plus infortunĂ© que vous ne l'ĂÂȘtes, je veux bien vous raconter les accidents de ma vie, quelque douleur que me puisse donner un si triste souvenir. Consalve ne put s'empĂÂȘcher de lui laisser voir tant de dĂ©sir de savoir ce qui l'avait obligĂ© Ă se confiner dans un dĂ©sert qu'Alphonse, pour satisfaire sa curiositĂ©, et pour lui faire connaĂtre qu'il Ă©tait plus malheureux que lui, commença ainsi l'histoire de ses dĂ©plaisirs Histoire d'Alphonse et de BĂ©lasire Vous savez, seigneur, que je m'appelle Alphonse XimĂ©nĂšs et que ma maison a quelque lustre dans l'Espagne pour ĂÂȘtre descendue des premiers rois de Navarre. Comme je n'ai dessein que de vous conter l'histoire de mes derniers malheurs, je ne vous ferai pas celle de toute ma vie; il y a nĂ©anmoins des choses assez remarquables, mais comme, jusques au temps dont je vous veux parler, je n'avais Ă©tĂ© malheureux que par la faute des autres, et non pas par la mienne, je ne vous en dirai rien, et vous saurez seulement que j'avais Ă©prouvĂ© tout ce que l'infidĂ©litĂ© et l'inconstance des femmes peuvent faire souffrir de plus douloureux. Aussi Ă©tais-je trĂšs Ă©loignĂ© d'en vouloir aimer aucune. Les attachements me paraissaient des supplices, et, quoi qu'il y eĂ»t plusieurs belles personnes dans la cour dont je pouvais ĂÂȘtre aimĂ©, je n'avais pour elles que les sentiments de respect qui sont dus Ă leur sexe. Mon pĂšre, qui vivait encore, souhaitait de me marier, par cette chimĂšre si ordinaire Ă tous les hommes de vouloir conserver leur nom. Je n'avais pas de rĂ©pugnance au mariage, mais la connaissance que j'avais des femmes, m'avait fait prendre la rĂ©solution de n'en Ă©pouser jamais de belles, et, aprĂšs avoir tant souffert par la jalousie, je ne voulais pas me mettre au hasard d'avoir tout ensemble celle d'un amant et celle d'un mari. J'Ă©tais dans ces dispositions, lorsqu'un jour mon pĂšre me dit que BĂ©lasire, fille du comte de GuĂ©varre, Ă©tait arrivĂ©e Ă la cour, que c'Ă©tait un parti considĂ©rable, et par son bien, et par sa naissance, et qu'il eĂ»t fort souhaitĂ© de l'avoir pour belle-fille. Je lui rĂ©pondis qu'il faisait un souhait inutile, que j'avais dĂ©jĂ ouĂÂŻ parler de BĂ©lasire, et que je savais que personne n'avait encore pu lui plaire, que je savais aussi qu'elle Ă©tait belle et que c'Ă©tait assez pour m'ĂÂŽter la pensĂ©e de l'Ă©pouser. Il me demanda si je l'avais vue; je lui rĂ©pondis que toutes les fois qu'elle Ă©tait venue Ă la cour, je m'Ă©tais trouvĂ© Ă l'armĂ©e et que je ne la connaissais que de rĂ©putation. Voyez-la, je vous en prie, rĂ©pliqua-t-il, et, si j'Ă©tais aussi assurĂ© que vous lui pussiez plaire que je suis persuadĂ© qu'elle vous fera changer de rĂ©solution de n'Ă©pouser jamais une belle femme, je ne douterais pas de votre mariage. Quelques jours aprĂšs, je. trouvai BĂ©lasire chez la reine; je demandai son nom, me doutant bien que c'Ă©tait elle, et elle me demanda le mien, croyant bien aussi que j'Ă©tais Alphonse. Nous devinĂÂąmes l'un et l'autre ce que nous avions demandĂ©, nous nous le dĂmes et nous parlĂÂąmes ensemble avec un air plus libre qu'apparemment nous ne le devions avoir dans une premiĂšre conversation. Je trouvai la personne de BĂ©lasire trĂšs charmante, et son esprit beaucoup au-dessus de ce que j'en avais pensĂ©. Je lui dis que j'avais de la honte de ne la connaĂtre pas encore; que nĂ©anmoins je serais bien aise de ne la pas connaĂtre davantage; que je n'ignorais pas combien il Ă©tait inutile de songer Ă lui plaire, et combien il Ă©tait difficile de se garantir de le dĂ©sirer. J'ajoutai que, quelque difficultĂ© qu'il y eĂ»t Ă toucher son coeur, je ne pourrais m'empĂÂȘcher d'en former le dessein, si elle cessait d'ĂÂȘtre belle, mais que, tant qu'elle serait comme je la voyais, je n'y penserais de ma vie, que je la suppliais mĂÂȘme de m'assurer qu'il Ă©tait impossible de se faire aimer d'elle, de peur qu'une fausse espĂ©rance ne me fit changer la rĂ©solution que j'avais prise de ne m'attacher jamais Ă une belle femme. Cette conversation, qui avait quelque chose d'extraordinaire, plut Ă BĂ©lasire; elle parla de moi assez favorablement, et je parlai d'elle comme d'une personne en qui je trouvais un mĂ©rite et un agrĂ©ment au-dessus des autres femmes. Je m'enquis, avec plus de soin que je n'avais fait, qui Ă©taient ceux qui s'Ă©taient attachĂ©s Ă elle. On me dit que le comte de Lare l'avait passionnĂ©ment aimĂ©e, que cette passion avait durĂ© longtemps, qu'il avait Ă©tĂ© tuĂ© Ă l'armĂ©e et qu'il s'Ă©tait prĂ©cipitĂ© dans le pĂ©ril aprĂšs avoir perdu l'espĂ©rance de l'Ă©pouser. On me dit aussi que plusieurs autres personnes avaient essayĂ© de lui plaire, mais inutilement, et que l'on n'y pensait plus parce qu'on croyait impossible d'y rĂ©ussir. Cette impossibilitĂ© dont on me parlait me fit imaginer quelque plaisir Ă la surmonter. Je n'en fis pas nĂ©anmoins le dessein, mais je vis BĂ©lasire le plus souvent qu'il me fut possible, et comme la cour de Navarre n'est pas si austĂšre que celle de LĂ©on, je trouvais aisĂ©ment les occasions de la voir Il n'y avait pourtant rien de sĂ©rieux entre elle et moi; je lui parlait en riant de l'Ă©loignement oĂÂč nous Ă©tions l'un pour l'autre et de la joie que j'aurais, qu'elle changeĂÂąt de visage et de sentiments. Il me parut que ma conversation ne lui dĂ©plaisait pas et que mon esprit lui plaisait, parce qu'elle trouvait que je connaissais tout le sien. Comme elle avait mĂÂȘme pour moi une confiance qui me donnait une entiĂšre libertĂ© de lui parler, je la priai de me dire les raisons qu'elle avait eues de refuser si opiniĂÂątrement ceux qui s'Ă©taient attachĂ©s Ă lui plaire. Je vais vous rĂ©pondre sincĂšrement, me dit-elle. Je suis nĂ©e avec aversion pour le mariage, les liens m'en ont toujours paru trĂšs rudes, et j'ai cru qu'il n'y avait qu'une passion qui pĂ»t assez aveugler pour faire passer par-dessus toutes les raisons qui s'opposent Ă cet engagement. Vous ne voulez pas vous marier par amour, ajouta-t-elle, et moi je ne comprends pas qu'on puisse se marier sans amour et sans une amour violente, et, bien loin d'avoir eu de la passion, je n'ai mĂÂȘme jamais eu d'inclination pour personne; ainsi, Alphonse, si je ne me suis point mariĂ©e, c'est parce que je n'ai rien aimĂ©. - Quoi! madame, lui rĂ©pondis-je, personne ne vous a plu? Votre coeur n'a jamais reçu d'impression? Il n'a jamais Ă©tĂ© troublĂ© au nom et Ă la vue de ceux qui vous adoraient? - Non, me dit-elle, je ne connais aucun des sentiments de l'amour. - Quoi! pas mĂÂȘme la jalousie? lui dis-je. - Non, pas mĂÂȘme la jalousie, me rĂ©pliqua-t-elle. - Ah! si cela est, madame, lui rĂ©pondis-je, je suis persuadĂ© que vous n'avez jamais eu d'inclination pour personne. - Il est vrai, reprit-elle, personne ne m'a jamais plu, et je n'ai pas mĂÂȘme trouvĂ© d'esprit qui me fĂ»t agrĂ©able, et qui eĂ»t du rapport avec le mien. Je ne sais quel effet me firent les paroles de BĂ©lasire, je ne sais si j'en Ă©tais dĂ©jĂ amoureux sans le savoir, mais l'idĂ©e d'un coeur fait comme le sien, qui n'eĂ»t jamais reçu d'impression, me parut une chose si admirable et si nouvelle que je fus frappĂ© dans ce moment du dĂ©sir de lui plaire et d'avoir la gloire de toucher ce coeur que tout le monde croyait insensible. Je ne fus plus cet homme qui avait commencĂ© Ă parler sans dessein, je repassai dans mon esprit tout ce qu'elle me venait de dire. Je crus que, lorsqu'elle m'avait dit qu'elle n'avait trouvĂ© personne qui lui eĂ»t plu, j'avais vu dans ses yeux qu'elle m'en avait exceptĂ©; enfin j'eus assez d'espĂ©rance pour achever de me donner de l'amour et, dĂšs ce moment, je devins plus amoureux de BĂ©lasire que je ne l'avais jamais Ă©tĂ© d'aucune autre. Je ne vous redirai point comme j'osai lui dĂ©clarer que je l'aimais; j'avais commencĂ© Ă lui parler par une espĂšce de raillerie, il Ă©tait difficile de lui parler sĂ©rieusement, mais aussi cette raillerie me donna bientĂÂŽt lieu de lui dire des choses que je n'aurais osĂ© lui dire de longtemps. Ainsi j'aimai BĂ©lasire et je fus assez heureux pour toucher son inclination, mais je ne le fus pas assez pour lui persuader mon amour. Elle avait une dĂ©fiance naturelle de tous les hommes; quoiqu'elle m'estimĂÂąt beaucoup plus que tous ceux qu'elle avait vus, et par consĂ©quent plus que je ne mĂ©ritais, elle n'ajoutait pas de foi Ă mes paroles. Elle eut nĂ©anmoins un procĂ©dĂ© avec moi tout diffĂ©rent de celui des autres femmes, et j'y trouvai quelque chose de si noble et de si sincĂšre que j'en fus surpris. Elle ne demeura pas longtemps sans m'avouer l'inclination qu'elle avait pour moi, elle m'apprit ensuite le progrĂšs que je faisais dans son coeur, mais, comme elle ne me cachait point ce qui m'Ă©tait avantageux, elle m'apprenait aussi ce qui ne m'Ă©tait pas favorable. Elle me dit qu'elle ne croyait pas que je l'aimasse vĂ©ritablement et que tant qu'elle ne serait pas mieux persuadĂ©e de mon amour, elle ne consentirait jamais Ă m'Ă©pouser. Je ne vous saurais exprimer la joie que je trouvais Ă toucher ce coeur qui n'avait jamais Ă©tĂ© touchĂ©, et Ă voir l'embarras et le trouble qu'y apportait une passion qui lui Ă©tait inconnue. Quel charme c'Ă©tait pour moi de connaĂtre l'Ă©tonnement qu'avait BĂ©lasire de n'ĂÂȘtre plus maĂtresse d'elle-mĂÂȘme et de se trouver des sentiments sur quoi elle n'avait point de pouvoir! Je goĂ»tai des dĂ©lices dans ces commencements que je n'avais pas imaginĂ©es, et, qui n'a point senti le plaisir de donner une violente passion Ă une personne qui n'en a jamais eu, mĂÂȘme de mĂ©diocre, peut dire qu'il ignore les vĂ©ritables plaisirs de l'amour. Si j'eus de sensibles joies par la connaissance de l'inclination que BĂ©lasire avait pour moi, j'eus aussi de cruels chagrins par le doute oĂÂč elle Ă©tait de ma passion et par l'impossibilitĂ© qui me paraissait Ă l'en persuader. Lorsque cette pensĂ©e me donnait de l'inquiĂ©tude, je rappelais les sentiments que j'avais eus sur le mariage, je trouvais que j'allais tomber dans les malheurs que j'avais tant apprĂ©hendĂ©s, je pensais que j'aurais la douleur de ne pouvoir assurer BĂ©lasire de l'amour que j'avais pour elle; ou que, si je l'en assurais et qu'elle m'aimĂÂąt vĂ©ritablement, je serais exposĂ© au malheur de cesser d'ĂÂȘtre aimĂ©. Je me disais que le mariage diminuerait l'attachement quelle avait pour moi, qu'elle ne m'aimerait plus que par devoir, qu'elle en aimerait peut-ĂÂȘtre quelque autre; enfin je me reprĂ©sentais tellement l'horreur d'en ĂÂȘtre jaloux que, quelque estime et quelque passion que j'eusse pour elle, je me rĂ©solvais quasi d'abandonner l'entreprise que j'avais faite, et je prĂ©fĂ©rais le malheur de vivre sans BĂ©lasire Ă celui de vivre avec elle sans en ĂÂȘtre aimĂ©. BĂ©lasire avait Ă peu prĂšs des incertitudes pareilles aux miennes, elle ne me cachait point ses sentiments non plus que je ne lui cachais pas les miens. Nous parlions des raisons que nous avions de ne nous point engager, nous rĂ©solĂ»mes plusieurs fois de rompre notre attachement, nous nous dĂmes adieu dans la pensĂ©e d'exĂ©cuter nos rĂ©solutions, mais nos adieux Ă©taient si tendres et notre inclination si forte, qu'aussitĂÂŽt que nous nous Ă©tions quittĂ©s nous ne pensions plus qu'Ă nous revoir. Enfin, aprĂšs bien des irrĂ©solutions de part et d'autre, je surmontai les doutes de BĂ©lasire, elle rassura tous les miens, elle me promit qu'elle consentirait Ă notre mariage sitĂÂŽt que ceux dont nous dĂ©pendions auraient rĂ©glĂ© ce qui Ă©tait nĂ©cessaire pour l'achever. Son pĂšre fut obligĂ© de partir devant que de le pouvoir conclure; le roi l'envoya sur la frontiĂšre signer un traitĂ© avec les Maures et nous fĂ»mes contraints d'attendre son retour. J'Ă©tais cependant le plus heureux homme du monde, je n'Ă©tais occupĂ© que de l'amour que j'avais pour BĂ©lasire, j'en Ă©tais passionnĂ©ment aimĂ©, je l'estimais plus que toutes les femmes du monde, et je me croyais sur le point de la possĂ©der. Je la voyais avec toute la libertĂ© que devait avoir un homme qui l'allait bientĂÂŽt Ă©pouser. Un jour, mon malheur fit que je la priai de me dire tout ce que ses amants avaient fait pour elle. Je prenais plaisir Ă voir la diffĂ©rence du procĂ©dĂ© qu'elle avait eu avec eux d'avec celui qu'elle avait avec moi. Elle me nomma tous ceux que l'avaient aimĂ©e; elle me conta tout ce qu'ils avaient fait pour lui plaire; elle me dit que ceux qui avaient eu plus de persĂ©vĂ©rance, Ă©taient ceux dont elle avait eu plus d'Ă©loignement, et que le comte de Lare, qui l'avait aimĂ©e jusques Ă sa mort, ne lui avait jamais plu. Je ne sais pourquoi, aprĂšs ce qu'elle me disait, j'eus plus de curiositĂ© pour ce qui regardait le comte de Lare que pour les autres. Cette longue persĂ©vĂ©rance me frappa l'esprit je la priai de me redire encore tout ce qui s'Ă©tait passĂ© entre eux; elle le fit, et, quoiqu'elle ne me dĂt rien qui me dĂ»t dĂ©plaire, je fus touchĂ© d'une espĂšce de jalousie. Je trouvai que, si elle ne lui avait tĂ©moignĂ© de l'inclination, qu'au moins lui avait-elle tĂ©moignĂ© beaucoup d'estime. Le soupçon m'entra dans l'esprit qu'elle ne me disait pas tous les sentiments qu'elle avait eus pour lui. Je ne voulus point lui tĂ©moigner ce que je pensais; je me retirai chez moi plus chagrin que de coutume; je dormis peu, et je n'eus point de repos que je ne la visse le lendemain et que je ne lui fisse encore raconter tout ce qu'elle m'avait dit le jour prĂ©cĂ©dent. Il Ă©tait impossible qu'elle m'eĂ»t comtĂ© d'abord toutes les circonstances d'une passion qui avait durĂ© plusieurs annĂ©es, elle me dit des choses qu'elle ne m'avait point encore dites, je crus qu'elle avait eu dessein de me les cacher. Je lui fis mille questions, et je lui demandai Ă genoux de me rĂ©pondre avec sincĂ©ritĂ©. Mais quand ce qu'elle me rĂ©pondait, Ă©tait comme je le pouvais dĂ©sirer, je croyais qu'elle ne me parlait ainsi que pour me plaire; si elle me disait des choses un peu avantageuses pour le comte de Lare, je croyais qu'elle m'en cachait bien davantage; enfin la jalousie, avec toutes les horreurs dont on la reprĂ©sente, se saisit de mon esprit. Je ne lui donnais plus de repos, je ne pouvais plus lui tĂ©moigner ni passion ni tendresse, j'Ă©tais incapable de lui parler que du comte de Lare, j'Ă©tais pourtant au dĂ©sespoir de l'en faire souvenir et de remettre dans sa mĂ©moire tout ce qu'il avait fait pour elle. Je rĂ©solvais de ne lui en plus parler, mais je trouvais toujours que j'avais oubliĂ© de me faire expliquer quelque circonstance et, sitĂÂŽt que j'avais commencĂ© ce discours, c'Ă©tait pour moi un labyrinthe; je n'en sortais plus, et j'Ă©tais Ă©galement dĂ©sespĂ©rĂ© de lui parler du comte de Lare ou de ne lui en parler pas. Je passais les nuits entiĂšres sans dormir; BĂ©lasire ne me paraissait plus la mĂÂȘme personne. Quoi! disais-je c'est ce qui a fait le charme de ma passion que de croire que BĂ©lasire n'a jamais rien aimĂ©, et qu'elle n'a jamais eu d'inclination pour personne; cependant, par tout ce qu'elle me dit elle-mĂÂȘme, il faut qu'elle n'ait pas eu d'aversion pour le comte de Lare. Elle lui a tĂ©moignĂ© trop d'estime, et elle l'a traitĂ© avec trop de civilitĂ©; si elle ne l'avait point aimĂ©, elle l'aurait haĂÂŻ par la longue persĂ©cution qu'il lui a faite et qu'il lui a fait faire par ses parents. Non, disais-je, BĂ©lasire, vous m'avez trompĂ©, vous n'Ă©tiez point telle que je vous ai crue; c'Ă©tait comme une personne qui n'avait jamais rien aimĂ©, que je vous ai adorĂ©e, c'Ă©tait le fondement de ma passion, je ne le trouve plus, il est juste que je reprenne tout l'amour que j'ai eu pour vous. Mais, si elle me dit vrai, reprenais-je, quelle injustice ne lui fais-je point! Et quel mal ne me fais-je point Ă moi-mĂÂȘme de m'ĂÂŽter tout le plaisir que je trouvais Ă ĂÂȘtre aimĂ© d'elle! Dans ces sentiments, je prenais la rĂ©solution de parler encore une fois Ă BĂ©lasire; il me semblait que je lui dirais mieux que je n'avais fait ce qui me donnait de la peine et que je n'avais fait ce qui me donnait de la peine et que je m'Ă©claircirais avec elle d'une maniĂšre qui ne me laisserait plus de soupçon. Je faisais ce que j'avais rĂ©solu; je lui parlais, mais ce n'Ă©tait pas pour la derniĂšre fois; et, le lendemain, je reprenais le mĂÂȘme discours avec plus de chaleur que le jour prĂ©cĂ©dent. Enfin BĂ©lasire, qui avait eu jusques alors une patience et une douceur admirables, qui avait souffert tous mes soupçons et qui avait travaillĂ© Ă me les ĂÂŽter, commença Ă se lasser de la continuation d'une jalousie si violente et si mal fondĂ©e. - Alphonse, me dit-elle un jour, je vois bien que le caprice que vous avez dans l'esprit va dĂ©truire la passion que vous aviez pour moi, mais il faut que vous sachiez aussi qu'elle dĂ©truira infailliblement celle que j'ai pour vous. ConsidĂ©rez, je vous en conjure, sur quoi vous me tourmentez et sur quoi vous vous tourmentez vous-mĂÂȘme, sur un homme mort, que vous ne sauriez croire que j'aie aimĂ© puisque je ne l'ai pas Ă©pousĂ©, car, si je l'avais aimĂ©, mes parents voulaient notre mariage, et rien ne s'y opposait. - Il est vrai, madame, lui rĂ©pondis-je, je suis jaloux d'un mort et c'est ce qui me dĂ©sespĂšre. Si le comte de Lare Ă©tait vivant, je jugerais par la maniĂšre dont vous seriez ensemble, de celle dont vous y auriez Ă©tĂ©, et ce que vous faites pour moi me convaincrait que vous ne l'aimeriez pas. J'aurais le plaisir en vous Ă©pousant de lui ĂÂŽter l'espĂ©rance que vous lui aviez donnĂ©e, quoi que vous me puissiez dire, mais il est mort, et il est peut-ĂÂȘtre mort persuadĂ© que vous l'auriez aimĂ©, s'il avait vĂ©cu. Ah! madame, je ne saurais ĂÂȘtre heureux toutes les fois que je penserais qu'un autre que moi a pu se flatter d'ĂÂȘtre aimĂ© de vous. - Mais, Alphonse, me dit-elle encore, si je l'avais aimĂ©, pourquoi ne l'aurais-je pas Ă©pousĂ©? - Parce que vous ne l'avez pas assez aimĂ©, madame, lui rĂ©pliquai-je, et que la rĂ©pugnance que vous aviez au mariage ne pouvait ĂÂȘtre surmontĂ©e par une inclination mĂ©diocre. Je sais bien que vous m'aimez davantage que vous n'avez aimĂ© le comte de Lare, mais, pour peu que vous l'ayez aimĂ©, tout mon bonheur est dĂ©truit, je ne suis plus le seul homme qui vous ait plu, je ne suis plus le premier qui vous ait fait connaĂtre l'amour, votre coeur a Ă©tĂ© touchĂ© par d'autres sentiments que ceux que je lui ai donnĂ©s. Enfin, madame, ce n'est plus ce qui m'avait rendu le plus heureux homme du monde, et vous ne me paraissez plus du mĂÂȘme prix dont je vous ai trouvĂ©e d'abord. - Mais, Alphonse, me dit-elle, comment avez-vous pu vivre en repos avec celles que vous avez aimĂ©es? Je voudrais bien savoir si vous avez trouvĂ© en elles un coeur qui n'eĂ»t jamais senti de passion. - Je ne l'y cherchais pas, madame, lui rĂ©pliquai-je, je ne n'avais pas espĂ©rĂ© de l'y trouver, je ne les avais point regardĂ©es comme des personnes incapables d'en aimer d'autres que moi, je m'Ă©tais contentĂ© de croire qu'elles m'aimaient beaucoup plus que tout ce qu'elles avaient aimĂ©, mais, pour vous, madame, ce n'est pas de mĂÂȘme; je vous ai toujours regardĂ©e comme une personne au-dessus de l'amour et qui ne l'aurait jamais connu sans moi. Je me suis trouvĂ© heureux et glorieux tout ensemble d'avoir pu faire une conquĂÂȘte si extraordinaire. Par pitiĂ©, ne me laissez plus dans l'incertitude oĂÂč je suis; si vous m'avez cachĂ© quelque chose sur le comte de Lare, avouez-le-moi; le mĂ©rite de l'aveu et votre sincĂ©ritĂ© me consoleront peut-ĂÂȘtre de ce que vous m'avouerez; Ă©claircissez mes soupçons, et ne me laissez pas vous donner un plus grand prix que je ne dois, ou moindre que vous ne mĂ©ritez. - Si vous n'aviez point perdu la raison, me dit BĂ©lasire, vous verriez bien que, puisque je ne vous ai pas persuadĂ©, je ne vous persuaderai pas, mais si je pouvais ajouter quelque chose Ă ce que je vous ai dĂ©jĂ dit, ce serait qu'une marque infaillible que je n'ai pas eu d'inclination pour le comte de Lare, est de vous en assurer comme je fais. Si je l'avais aimĂ©, il n'y aurait rien qui pĂ»t me le faire dĂ©savouer, je croirais faire un crime de renoncer Ă des sentiments que j'aurais eus pour un homme mort qui les aurait mĂ©ritĂ©s. Ainsi, Alphonse, soyez assurĂ© que je n'en ai point eu qui vous puisse dĂ©plaire. Persuadez-le-moi donc, madame, m'Ă©criai-je, dites-le moi mille fois de suite, Ă©crivez-le-moi, enfin redonnez-moi le plaisir de vous aimer comme je faisais, et surtout pardonnez-moi le tourment que je vous donne. Je me fais plus de mal qu'Ă vous et, si l'Ă©tat oĂÂč je suis se pouvait racheter, je le rachĂšterais par la perte de ma vie. Ces derniĂšres paroles firent de l'impression sur BĂ©lasire; elle vit bien qu'en effet je n'Ă©tais pas le maĂtre de mes sentiments; elle me promit d'Ă©crire tout ce qu'elle avait pensĂ© et tout ce qu'elle avait fait pour le comte de Lare, et, quoique ce fussent des choses qu'elle m'avait dĂ©jĂ dites mille fois, j'eus du plaisir de m'imaginer que je les verrais Ă©crites de sa main. Le jour suivant elle m'envoya ce qu'elle m'avait promis, j'y trouvai une narration fort exacte de ce que le comte de Lare avait fait pour lui plaire, et de tout ce qu'elle avait fait pour le guĂ©rir de sa passion, avec toutes les raisons qui pouvaient me persuader que ce qu'elle me disait Ă©tait vĂ©ritable. Cette narration Ă©tait faite d'une maniĂšre qui devait me guĂ©rir de tous mes caprices, mais elle fit un effet contraire. Je commençai par ĂÂȘtre en colĂšre contre moi-mĂÂȘme d'avoir obligĂ© BĂ©lasire Ă employer tant de temps Ă penser au comte de Lare. Les endroits de son rĂ©cit oĂÂč elle entrait dans le dĂ©tail, m'Ă©taient insupportables; je trouvais qu'elle avait bien de la mĂ©moire pour les actions d'un homme qui lui avait Ă©tĂ© indiffĂ©rent. Ceux qu'elle avait passĂ©s lĂ©gĂšrement, me persuadaient qu'il y avait des choses qu'elle ne m'avait osĂ© dire; enfin je fis du poison du tout, et je vins voir BĂ©lasire plus dĂ©sespĂ©rĂ© et plus en colĂšre que je ne l'avais jamais Ă©tĂ©. Elle, qui savait combien j'avais sujet d'ĂÂȘtre satisfait, fut offensĂ©e de me voir si injuste, elle me le fit connaĂtre avec plus de force qu'elle ne l'avait encore fait. Je m'excusai le mieux que je pus, tout en colĂšre que j'Ă©tais. Je voyais bien que j'avais tort, mais il ne dĂ©pendait pas de moi d'ĂÂȘtre raisonnable. Je lui dis que ma grande dĂ©licatesse sur les sentiments qu'elle avait eus pour le comte de Lare, Ă©tait une marque de la passion et de l'estime que j'avais pour elle, et que ce n'Ă©tait que par le prix infini que je donnais Ă son coeur que je craignais si fort qu'un autre n'en eĂ»t touchĂ© la moindre partie; enfin je dis tout ce que je pus m'imaginer pour rendre ma jalousie plus excusable. BĂ©lasire n'approuva point mes raisons, elle me dit que de lĂ©gers chagrins pouvaient ĂÂȘtre produits par ce que je lui venais de dire, mais qu'un caprice si long ne pouvait venir du dĂ©faut et du dĂ©rĂšglement de mon humeur, que je lui faisais peur pour la suite de sa vie et que, si je continuais, elle serait obligĂ©e de changer de sentiments. Ces menaces me firent trembler, je me jetai Ă ses genoux, je l'assurai que je ne lui parlerai plus de mon chagrin, et je crus moi-mĂÂȘme en pouvoir ĂÂȘtre le maĂtre, mais ce ne fut que pour quelques jours. Je recommençai bientĂÂŽt Ă la tourmenter, je lui redemandai souvent pardon, mais souvent aussi je lui fis voir que je croyais toujours qu'elle avait aimĂ© le comte de Lare, et que cette pensĂ©e me rendrait Ă©ternellement malheureux. Il y avait dĂ©jĂ longtemps que j'avais fait une amitiĂ© particuliĂšre avec un homme de qualitĂ© appelĂ© don Manrique. C'Ă©tait un des hommes du monde qui avaient le plus de mĂ©rite et d'agrĂ©ment. La liaison qui Ă©tait entre nous, en avait fait une trĂšs grande entre BĂ©lasire et lui, leur amitiĂ© ne m'avait jamais dĂ©plu; au contraire, j'avais pris plaisir Ă l'augmenter. Il s'Ă©tait aperçu plusieurs fois du chagrin que j'avais depuis quelque temps. Quoique je n'eusse rien de cachĂ© pour lui, la honte de mon caprice m'avait empĂÂȘchĂ© de le lui avouer. Il vint chez BĂ©lasire un jour que j'Ă©tais encore plus dĂ©raisonnable que je n'avais accoutumĂ© et qu'elle Ă©tait aussi plus lasse qu'Ă l'ordinaire de ma jalousie. Don Manrique connut, Ă l'altĂ©ration de nos visages, que nous avions quelque dĂ©mĂÂȘlĂ©. J'avais toujours priĂ© BĂ©lasire de ne lui point parler de ma faiblesse; je lui fis encore la mĂÂȘme priĂšre quand il entra, mais elle voulut m'en faire honte, et; sans me donner le loisir de m'y opposer, elle dit Ă don Manrique ce qui faisait mon chagrin. Il en parut si Ă©tonnĂ©, il le trouva si mal fondĂ©, et il m'en fit tant de reproches qu'il acheva de troubler ma raison. Jugez, seigneur, si elle fut troublĂ©e et quelle disposition j'avais Ă la jalousie! Il me parut que, de la maniĂšre dont m'avait condamnĂ© don Manrique, il fallait qu'il fĂ»t prĂ©venu pour BĂ©lasire. Je voyais bien que je passais les bornes de la raison, mais je ne croyais pas aussi qu'on me dĂ»t condamner entiĂšrement, Ă moins que d'ĂÂȘtre amoureux de BĂ©lasire. Je m'imaginai alors que don Manrique l'Ă©tait il y avait dĂ©jĂ longtemps, et que je lui paraissais si heureux d'en ĂÂȘtre aimĂ©, qu'il ne trouvait pas que je me dusse plaindre, quand elle en aurait aimĂ© un autre. Je crus mĂÂȘme que BĂ©lasire s'Ă©tait bien aperçue que don Manrique avait pour elle plus que de l'amitiĂ©; je pensai qu'elle Ă©tait bien aise d'ĂÂȘtre aimĂ©e, comme le sont d'ordinaire toutes les femmes, et, sans la soupçonner de me faire une infidĂ©litĂ©, je fus jaloux de l'amitiĂ© qu'elle avait pour un homme qu'elle croyait son amant. BĂ©lasire et don Manrique, qui me voyaient si troublĂ© et si agitĂ©, Ă©taient bien Ă©loignĂ©s de juger ce qui causait le dĂ©sordre de mon esprit. Ils tĂÂąchĂšrent de me remettre par toutes les raisons dont ils pouvaient s'aviser, mais tout ce qu'ils me disaient, achevait de me troubler et de m'aigrir. Je les quittai et, quand je fus seul, je me reprĂ©sentai le nouveau malheur que je croyais avoir infiniment au-dessus de celui que j'avais eu Je connus alors que j'avais Ă©tĂ© dĂ©raisonnable de craindre un homme qui ne me pouvait plus faire de mal. Je trouvai que don Manrique m'Ă©tait redoutable en toutes façons, il Ă©tait aimable, BĂ©lasire avait beaucoup d'estime et d'amitiĂ© pour lui, elle Ă©tait accoutumĂ©e Ă le voir; elle Ă©tait lasse de mes chagrins et de mes caprices, il me semblait qu'elle cherchait Ă s'en consoler avec lui et qu'insensiblement elle lui donnerait la place que j'occupais dans son coeur. Enfin je fus plus jaloux de don Manrique que je ne l'avais Ă©tĂ© du comte de Lare. Je savais bien qu'il Ă©tait amoureux d'une autre personne, il y avait longtemps, mais cette personne Ă©tait si infĂ©rieure en toutes choses Ă BĂ©lasire que cet amour ne me rassurait pas. Comme ma destinĂ©e voulait que je ne pusse m'abandonner entiĂšrement Ă mon caprice et qu'il me restĂÂąt toujours assez de raison pour me laisser dans l'incertitude, je ne fus pas si injuste que de croire que don Manrique travaillĂÂąt Ă m'ĂÂŽter BĂ©lasire. Je m'imaginai qu'il en Ă©tait devenu amoureux sans s'en ĂÂȘtre aperçu et sans le vouloir; je pensai qu'il essayait de combattre sa passion Ă cause de notre amitiĂ© et, qu'encore qu'il n'en dit rien Ă BĂ©lasire, il lui laissait voir qu'il l'aimait sans espĂ©rance. Il me parut que je n'avais pas sujet de me plaindre de don Manrique, puisque je croyais que ma considĂ©ration l'avait empĂÂȘchĂ© de se dĂ©clarer. Enfin je trouvai que, comme j'avais Ă©tĂ© jaloux d'un homme mort, sans savoir si je le devais ĂÂȘtre, j'Ă©tais jaloux de mon ami, et que je le croyais mon rival sans croire avoir sujet de le haĂÂŻr. Il serait inutile de vous dire ce que des sentiments aussi extraordinaires que les miens me firent souffrir et il est aisĂ© de se l'imaginer. Lorsque je vis don Manrique, je lui fis des excuses de lui avoir cachĂ© mon chagrin sur le sujet du comte de Lare, mais je ne lui dis rien de ma nouvelle jalousie. Je n'en dis rien aussi, Ă BĂ©lasire, de peur que la connaissance qu'elle en aurait, n'achevĂÂąt de l'Ă©loigner de moi. Comme j'Ă©tais toujours persuadĂ© qu'elle m'aimait beaucoup, je croyais que, si je pouvais obtenir de moi-mĂÂȘme de ne. lui plus paraĂtre dĂ©raisonnable, elle ne m'abandonnerait pas pour don Manrique. Ainsi l'intĂ©rĂÂȘt mĂÂȘme de ma jalousie m'obligeait Ă la cacher. Je demandai encore pardon Ă BĂ©lasire, et je l'assurai que la raison m'Ă©tait entiĂšrement revenue. Elle fut bien aise de me voir dans ces sentiments, quoiqu'elle pĂ©nĂ©trĂÂąt aisĂ©ment, par la grande connaissance qu'elle avait de mon humeur, que je n'Ă©tais pas si tranquille que je le voulais paraĂtre. Don Manrique continua de la voir comme il avait accoutumĂ©, et mĂÂȘme, davantage, Ă cause de la confidence oĂÂč ils Ă©taient ensemble de ma jalousie. Comme BĂ©lasire avait vu que j'avais Ă©tĂ© offensĂ© qu'elle lui en eĂ»t parlĂ©, elle ne lui en parlait plus en ma prĂ©sence, mais, quand elle s'apercevait que j'Ă©tais chagrin, elle s'en plaignait avec lui et le priait de lui aider Ă me guĂ©rir. Mon malheur voulut que je m'aperçusse deux ou trois fois qu'elle avait cessĂ© de parler Ă don Manrique lorsque j'Ă©tais entrĂ©. Jugez ce qu'une pareille chose pouvait produire dans un esprit aussi jaloux que le mien! NĂ©anmoins je voyais tant de tendresse pour moi dans le coeur de BĂ©lasire, et il me paraissait qu'elle avait tant de joie, lorsqu'elle me voyait l'esprit en repos, que je ne pouvais croire qu'elle aimĂÂąt assez don Manrique pour ĂÂȘtre en intelligence avec lui. Je ne pouvais croire aussi que don Manrique, qui ne songeait qu'Ă empĂÂȘcher que je ne me brouillasse avec elle, songeĂÂąt Ă s'en faire aimer. Je ne pouvais donc dĂ©mĂÂȘler quels sentiments il avait pour elle, ni quels Ă©taient ceux qu'elle avait pour lui. Je ne savais mĂÂȘme trĂšs souvent quels Ă©taient les miens; enfin j'Ă©tais dans le plus misĂ©rable Ă©tat oĂÂč un homme ait jamais Ă©tĂ©. Un jour que j'Ă©tais entrĂ©, qu'elle parlait bas Ă don Manrique, il me parut qu'elle ne s'Ă©tait pas souciĂ©e que je visse qu'elle lui parlait. Je me souvins alors qu'elle m'avait dit plusieurs fois, pendant que je la persĂ©cutais sur le sujet du comte de Lare, qu'elle me donnerait de la jalousie d'un homme vivant pour me guĂ©rir de celle que j'avais d'un homme mort. Je crus que c'Ă©tait pour exĂ©cuter cette menace qu'elle traitait si bien don Manrique et qu'elle me laissait voir qu'elle avait des secrets avec lui. Cette pensĂ©e diminua le trouble oĂÂč j'Ă©tais. Je fus encore quelques jours sans lui en rien dire, mais enfin je me rĂ©solus de lui en parler. - J'allai la trouver dans cette intention et, me jetant Ă genoux devant elle - Je veux bien vous avouer, madame, lui dis-je, que le dessein que vous avez eu de me tourmenter a rĂ©ussi. Vous m'avez donnĂ© toute l'inquiĂ©tude que vous pouviez souhaiter, et vous m'avez fait sentir, comme vous me l'aviez promis tant de fois, que la jalousie qu'on a des vivants, est plus cruelle que celle qu'on peut avoir des morts. Je mĂ©ritais d'ĂÂȘtre puni de ma folie, mais je ne le suis que trop, et, si vous saviez ce que j'ai souffert des choses mĂÂȘmes que j'ai cru que vous faisiez Ă dessein, vous verriez bien que vous me rendrez aisĂ©ment malheureux quand vous le voudrez. - Que voulez-vous dire, Alphonse? me repartit-elle, vous croyez que j'ai pensĂ© Ă vous donner de la jalousie, et ne savez-vous pas que j'ai Ă©tĂ© trop affligĂ©e de celle que vous avez eue malgrĂ© moi pour avoir envie de vous en donner? - Ah! madame, lui dis-je, ne continuez pas davantage Ă me donner de l'inquiĂ©tude; encore une fois, j'ai assez souffert et, quoique j'aie bien vu que la maniĂšre dont vous vivez avec don Manrique, n'Ă©tait que pour exĂ©cuter les menaces que vous m'aviez faites, je n'ai pas laissĂ© d'en avoir une douleur mortelle. - Vous avez perdu la raison. Alphonse, rĂ©pliqua BĂ©lasire, ou vous voulez me tourmenter Ă dessein, comme vous dites que je vous tourmente. Vous ne me persuaderez pas que vous puissiez croire que j'aie pensĂ© Ă vous donner de la jalousie, et vous ne me persuaderez pas aussi que vous en ayez pu prendre. Je voudrais, ajouta-t-elle en me regardant, qu'aprĂšs avoir Ă©tĂ© jaloux d'un homme mort que je n'ai pas aimĂ©, vous le fussiez d'un homme vivant qui ne m'aime pas. - Quoi! madame, lui rĂ©pondis-je, vous n'avez pas eu l'intention de me rendre jaloux de don Manrique? Vous suivez simplement votre inclination en le traitant comme vous faites? Ce n'est pas pour me donner du soupçon que vous avez cessĂ© de lui parler bas ou que vous avez changĂ© de discours, quand je me suis approchĂ© de vous? Ah! madame, si cela est, je suis bien plus malheureux que je ne pense et je suis mĂÂȘme le plus malheureux homme du monde. Vous n'ĂÂȘtes pas le plus malheureux homme du monde, reprit BĂ©lasire, mais vous ĂÂȘtes le plus dĂ©raisonnable, et, si je suivais ma raison, je romprais avec vous et je ne vous verrais de ma vie. - Mais est-il possible, Alphonse, ajouta-t-elle, que vous soyez jaloux de don Manrique? - Et comment ne le serais-je pas, madame, lui dis-je, quand je vois que vous avez avec lui une intelligence que vous me cachez? - Je vous la cache, me rĂ©pondit-elle, parce que vous vous offensĂÂątes, lorsque je lui parlai de votre bizarrerie, et que je n'ai pas voulu que vous vissiez que je lui parlais encore de vos chagrins et de la peine que j'en souffre. - Quoi! madame, repris-je, vous vous plaignez de mon humeur Ă mon rival et vous trouverez que j'ai tort d'ĂÂȘtre jaloux? - Je m'en plains Ă votre ami, rĂ©pliqua-t-elle, mais non pas Ă votre rival. - Don Manrique est mon rival, repartis-je, et je ne crois pas que vous puissiez vous dĂ©fendre de l'avouer. - Et moi, dit-elle, je ne crois pas que vous m'osiez dire qu'il le soit, sachant, comme vous faites, qu'il passe des jours entiers Ă ne me parler que de vous. - Il est vrai, lui dis-je, que je ne soupçonne pas don Manrique de travailler Ă me dĂ©truire, mais cela n'empĂÂȘche pas qu'il ne vous aime, je crois mĂÂȘme qu'il ne le dit pas encore, mais, de la maniĂšre dont vous le traitez, il vous le dira bientĂÂŽt, et les espĂ©rances que votre procĂ©dĂ© lui donne, le feront passer aisĂ©ment sur les scrupules que notre amitiĂ© lui donnait. - Peut-on avoir perdu la raison au point que vous l'avez perdue? me rĂ©pondit BĂ©lasire. Songez-vous bien Ă vos paroles? Vous dites que don Manrique me parle pour vous, qu'il est amoureux de moi et qu'il ne me parle point pour lui; oĂÂč pouvez-vous prendre des choses si peu vraisemblables? N'est-il pas vrai que vous croyez que je vous aime et que vous croyez que don Manrique vous aime aussi? - Il est vrai, lui rĂ©pondis-je, que je crois l'un et l'autre. - Et si vous le croyez, s'Ă©cria-t-elle, comment pouvez-vous vous imaginer que je vous aime et que j'aime don Manrique? Que don Manrique m'aime, et qu'il vous aime encore? Alphonse, vous me donnez un dĂ©plaisir mortel de me faire connaĂtre le dĂ©rĂšglement de votre esprit; je vois bien que c'est un mal incurable et qu'il faudrait qu'en me rĂ©solvant Ă vous Ă©pouser, je me rĂ©solusse en mĂÂȘme temps Ă ĂÂȘtre la plus malheureuse personne du monde. Je vous aime assurĂ©ment beaucoup, mais non pas assez pour vous acheter Ă ce prix. Les jalousies des amants ne sont que fĂÂącheuses, mais celles des maris sont fĂÂącheuses et offensantes. Vous me faites voir si clairement tout ce que j'aurais Ă souffrir, si je vous avais Ă©pousĂ©, que je ne crois pas que je vous Ă©pouse jamais. Je vous aime trop pour n'ĂÂȘtre pas sensiblement touchĂ©e de voir que je ne passerai pas ma vie avec vous, comme je l'avais espĂ©rĂ©; laissez-moi seule, je vous en conjure, vos paroles et votre vue ne feraient qu'augmenter ma douleur. A ces mots, elle se leva sans vouloir m'entendre et s'en alla dans son cabinet dont elle ferma la porte sans la rouvrir, quelque priĂšre que je lui en fisse. Je fus contraint de m'en aller chez moi, si dĂ©sespĂ©rĂ© et si incertain de mes sentiments, que je m'Ă©tonne que je n'en perdis le peu de raison qui me restait. Je revins dĂšs le lendemain voir BĂ©lasire; je la trouvai triste et affligĂ©e; elle me parla sans aigreur, et mĂÂȘme avec bontĂ©; mais sans me rien dire qui dĂ»t me faire craindre qu'elle voulĂ»t m'abandonner. Il me parut qu'elle essayait d'en prendre la rĂ©solution. Comme on se flatte aisĂ©ment, je crus qu'elle ne demeurerait pas dans les sentiments oĂÂč je la voyais, je lui demandai pardon de mes caprices, comme j'avais dĂ©jĂ fait cent fois, je la priai de n'en rien dire Ă don Manrique et je la conjurai Ă genoux de changer de conduite avec lui et de ne le plus traiter assez bien pour me donner de l'inquiĂ©tude. - Je ne dirai rien de votre folie Ă don Manrique, me dit-elle, mais je ne changerai rien Ă la maniĂšre dont je vis avec lui. S'il avait de l'amour pour moi, je ne le verrais de ma vie, quand mĂÂȘme vous n'en auriez pas d'inquiĂ©tude, mais il n'a que de l'amitiĂ©, vous savez mĂÂȘme qu'il a de l'amour pour d'autres, je l'estime, je l'aime, vous avez consenti que je l'aimasse, il n'y a donc que de la folie et du dĂ©rĂšglement dans le chagrin qu'il vous donne; si je vous satisfaisais, vous seriez bientĂÂŽt pour quelque autre comme vous ĂÂȘtes pour lui. C'est pourquoi ne vous opiniĂÂątrez pas Ă me faire changer de conduite, car assurĂ©ment je n'en changerai point. - Je veux croire, lui rĂ©pondis-je, que tout ce que vous me dites est vĂ©ritable, et que vous ne croyez point que don Manrique vous aime, mais je le crois, madame, et c'est assez. Je sais bien que vous n'avez que de l'amitiĂ© pour lui, mais c'est une sorte d'amitiĂ© si tendre et si pleine de confiance, d'estime et d'agrĂ©ment, que, quand elle ne pourrait jamais devenir de l'amour, j'aurais sujet d'en ĂÂȘtre jaloux et de craindre qu'elle n'occupĂÂąt trop votre coeur. Le refus que vous me venez de faire de changer de conduite avec lui, me fait voir que c'est avec raison qu'il m'est redoutable. - Pour vous montrer, me dit-elle, que le refus que je vous fais ne regarde pas don Manrique, et qu'il ne regarde que votre caprice, c'est que, si vous me demandiez de ne plus voir l'homme du monde que je mĂ©prise le plus, je vous le refuserais comme je vous refuse de cesser d'avoir de l'amitiĂ© pour don Manrique. - Je le crois, madame, lui rĂ©pondis-je, mais ce n'est pas l'homme du monde que vous mĂ©prisez le plus, que j'ai de la jalousie, c'est d'un homme que vous aimez assez pour le prĂ©fĂ©rer Ă mon repos. Je ne vous soupçonne pas de faiblesse et de changement, mais j'avoue que je ne puis souffrir qu'il y ait des sentiments de tendresse dans votre coeur pour un autre que pour moi. J'avoue aussi que je suis blessĂ© de voir que vous ne haĂÂŻssiez pas don Manrique, encore que vous connaissiez bien qu'il vous aime, et qu'il me semble que ce n'Ă©tait qu'Ă moi seul qu'Ă©tait dĂ» l'avantage de vous avoir aimĂ©e sans ĂÂȘtre haĂÂŻ; ainsi, madame; accordez-moi ce que je vous demande, et considĂ©rez combien ma jalousie est Ă©loignĂ©e de vous devoir offenser. J'ajouterai Ă ces paroles toutes celles dont je pus m'aviser pour obtenir ce que je souhaitais, il me fut entiĂšrement impossible. Il se passa beaucoup de temps pendant lequel je devins toujours plus jaloux de don Manrique. J'eus le pouvoir sur moi de le lui cacher. BĂ©lasire eut la sagesse de ne lui en rien dire, et elle lui fit croire que mon chagrin venait encore de ma jalousie du comte de Lare. Cependant elle ne changea point de procĂ©dĂ© avec don Manrique. Comme il ignorait mes sentiments, il vĂ©cut aussi avec elle comme il avait accoutumĂ©; ainsi ma jalousie ne fit qu'augmenter et vint Ă un tel point que j'en persĂ©cutais incessamment BĂ©lasire. AprĂšs que cette persĂ©cution eut durĂ© longtemps et que cette belle personne eut en vain essayĂ© de me guĂ©rir de mon caprice, on me dit pendant deux jours qu'elle se trouvait mal et qu'elle n'Ă©tait pas mĂÂȘme en Ă©tat que je la visse. Le troisiĂšme elle m'envoya quĂ©rir, je la trouvai fort abattue, et je crus que c'Ă©tait sa maladie. Elle me fit asseoir auprĂšs d'un petit lit sur lequel elle Ă©tait couchĂ©e et, aprĂšs avoir demeurĂ© quelques moments sans parler Alphonse, me dit-elle, je pense que vous voyez bien, il y a longtemps, que j'essaye de prendre la rĂ©solution de me dĂ©tacher de vous. Quelques raisons qui m'y dussent obliger, je ne crois pas que je l'eusse pu faire, si vous ne m'en eussiez donnĂ© la force par les extraordinaires bizarreries que vous m'avez fait paraĂtre. Si ces bizarreries n'avaient Ă©tĂ© que mĂ©diocres, et que j'eusse pu croire qu'il eĂ»t Ă©tĂ© possible de vous en guĂ©rir par une bonne conduite, quelque austĂšre qu'elle eĂ»t Ă©tĂ©, la passion que j'ai pour vous me l'eĂ»t fait embrasser avec joie, mais, comme je vois que le dĂ©rĂšglement de votre esprit est sans remĂšde et que, lorsque vous ne trouvez point de sujets de vous
IlĂ©tait parti Ă une heure du matin, profitant d'un magnifique clair de lune, pour dĂ©tourner les deux loups qui se trouvaient sur sa brigade. Un quart d'heure aprĂšs son dĂ©part, un messager Ă©tait accouru annoncer Ă sa femme que son pĂšre venait d'ĂȘtre frappĂ© d'une attaque d'apoplexie, et demandait Ă la voir avant que de mourir.
Fier de nous Lyrics[Charles Aznavour]Nous avons partagĂ© une passion faroucheDe l'Ăąme, de la peau, du cĆur et de la boucheExplorant sans compter nos plaisirs jusqu'au boutAvant de se quitter, oh, je suis fier de nous[Rachelle Ferrell]Quand est venue la fin comme un adieu aux armesCe fut sans mot de trop et sans verser de larmesUn signe de la main, un dernier geste douxPuis chacun son chemin, je suis fier de nousNous n'avons jamais eu le goĂ»t du mĂ©lodrameCela ne mĂšne Ă rien de s'entredĂ©chirer[Charles Aznavour]Bien sĂ»r j'aurais voulu faire de toi ma femmeTe faire des enfants, vieillir Ă tes cĂŽtĂ©sIl en fut autrement, c'est la vie qui dĂ©cideNul ne peut empĂȘcher qu'un amour se suicide[Rachelle Ferrell]Notre comportement fut digne et je l'avoueQuand je fais le bilan, je suis fier de nous[Rachelle Ferrell]Au nom de tous nos jours de joie, de nos fous-riresNous avons, par bonheur, su Ă©viter le pire[Charles Aznavour]Ă l'heure oĂč notre amour dans son dernier va-toutFait le compte Ă rebours, je suis fier de nous[Rachelle Ferrell] L'amant devient ami[Charles Aznavour] L'amour se fait complice[Rachelle Ferrell] Nos destins sont tracĂ©s[Charles Aznavour]Il faut qu'ils s'accomplissentNous aurons rĂ©ussi lĂ oĂč d'autres Ă©chouent[Rachelle Ferrell]Ă se quitter sans cris je suis fiĂšre nousĂvitant le mĂ©lo oĂč chacun joue le rĂŽle[Charles Aznavour]De l'ĂȘtre dĂ©chirĂ© dans la scĂšne d'adieuTu as mis sans un mot ton front sur mon Ă©pauleEt tu t'en es allĂ©e sans dĂ©tourner les yeuxQuand je pense parfois Ă nous, Ă nos "Je t'aime"[Rachelle Ferrell]Ă l'Ă©poque oĂč sans loi, vivait notre bohĂšme[Charles Aznavour]Je me dis que, ma foi, dans ce monde un peu fou[Rachelle Ferrell]Nous pourrons, toi et moi[Charles Aznavour]Ătre trĂšs fiers de nous {x2}How to Format LyricsType out all lyrics, even repeating song parts like the chorusLyrics should be broken down into individual linesUse section headers above different song parts like [Verse], [Chorus], italics lyric and bold lyric to distinguish between different vocalists in the same song partIf you donât understand a lyric, use [?]To learn more, check out our transcription guide or visit our transcribers forum
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adieu adieu je pars sans détourner les yeux
Parolesde la chanson Chanteur de jazz par Michel Sardou. 3. Je vole. Mes chers parents, je pars. Ton cĆur samba Saigne autant qu'il peut. Et une petite musique pour vous dire. G
Et dĂ©roulent en paix leurs majestĂ©s sereines. Ils s'Ă©garent souvent dans l'ombre des grands bois, Et leur voix se confond avec les mille voix Qu'Ă©touffe la forĂȘt sous ses voĂ»tes obscures. Alors, pour assoupir et mĂȘler les murmures, Les cĂšdres du rivage inclinent leurs fronts noirs ; De l'un Ă l'autre bord, comme des encensoirs, Les lianes en fleurs lançant leurs girandoles, S'enlacent sur les flots en obscures coupoles. Mais est-il un seul lieu sur la terrĂ©, ĂŽ Kachmir ! Qui vaille ta vallĂ©e et ton ciel de saphir ? L'Himalaya, debout prĂšs de toi, te protĂšge, Et sur tes horizons dresse son front de neige ; Et les vents du tropique, en passant sur tes fleurs, Chargent leurs ailes d'or de magiques senteurs. C'est lĂ , parmi les fleurs, sous la brise embaumĂ©e, Qu'Euphorion ouvrit sa paupiĂšre charmĂ©e. Saluant la lumiĂšre, il contemple, Ă©bloui, Les changeants horizons qui s'ouvrent devant lui, Et jette, en secouant l'or de sa chevelure, Un caressant sourire Ă toute la nature, Et ses ailes d'argent volent d'un libre essor Dans les airs ruisselants d'azur, de pourpre et d'or. C'est l'heure oĂč le soleil, sous sa voĂ»te profonde, Baigne la terre en fleurs dans sa lumiĂšre blonde ; Le lac, les champs fĂ©conds, les bois mystĂ©rieux, Nagent dans l'Ă©ther calme en souriant aux cieux. Et la vie en tous sens frĂ©mit, filtre et serpente, Flot mobile et fĂ©cond, sĂšve luxuriante, Long torrent de parfums, de lumiĂšre et de bruit, Qui fermente et bouillonne, eu fleurs s'Ă©panouit, S'exhale en chants d'oiseaux, coule en flots, monte en gerbes ; Insectes scintillants, reptiles sous les herbes, Fleurs dans les champs, poissons nacrĂ©s dans le flot clair, Bruissement de l'eau, bourdonnement de l'air ; VA du lac de cristal, de la plaine dorĂ©e, De la forĂȘt touffue, obscure, enchevĂȘtrĂ©e, L'hymne de voluptĂ©, s'Ă©chappant Ă la fois, Au ciel immaculĂ© monte par nulle voix Peuple des airs, des eaux, des champs, des bois pleins d'ombre, CrĂ©atures sans nombre, Sous le dĂŽme infini des grands cieux Ă©toiles Chantez, aimez, volez. Que tout ĂȘtre s'abreuve aux sources d'oĂč ruisselle La vie universelle ! Flux et reflux, naissance et mort, fĂȘte Ă©ternelle OĂč tous sont appelĂ©s ! Ătoiles d'or, mĂȘlez en rondes cadencĂ©es Vos courbes enlacĂ©es ; Mondes errants, suivez vos guides dans les d'eux ! Sur leurs fronts radieux, ComĂštes, dĂ©roulez comme des aurĂ©oles Vos vagues paraboles ! Choeurs alternĂ©s du ciel, entretiens sans paroles, Appels mystĂ©rieux ! Croisez-vous, circulez, effluves Ă©lectriques, Dans les champs magnifiques De l'impalpable Ă©ther, dans les gouffres profonds De la terre et des monts ! Glissez, coulez, versez dans les bois, dans les plaines, Vos ardeurs souterraines, Que la terre, sentant vos flammes dans ses veines, Ouvre ses flancs fĂ©conds ! FraĂźche haleine des fleurs, parfums, caresses molles Que voilent leurs corolles, Voix des grands palmiers verts Ă©changeant leurs baisers Dans les vents embrasĂ©s ; Roucoulements d'amour, soupirs des tourterelles, Doux frĂ©missements d'ailes, Volez, suspendez-vous sur les brises nouvelles, Murmures apaisĂ©s ! VoluptĂ© ! voluptĂ© ! source de toute vie, La nature ravie T'appelle ! La vois-tu palpiter et frĂ©mir Sous l'Ă©ternel dĂ©sir ? MĂȘle encor, pour noyer notre soif haletante, Dans ta coupe Ă©nervante Tes magiques poisons, et la sĂšve brĂ»lante Du fruit qui fait mourir ! Les ĂȘtres tour Ă tour meurent sous ton Ă©treinte, Mais toi, voluptĂ© sainte, Tu rejettes, ainsi que des jouets brisĂ©s, Tes amants Ă©puisĂ©s. Les gĂ©nĂ©rations de toute crĂ©ature Passent comme un murmure, Mais la toute-puissante, immortelle nature RenaĂźt sous tes baisers ! EUPHORION. Tes esclaves sans nombre attendent, o nature ! La part de voluptĂ© que ta main leur mesure ; L'hymne sans fin vers toi s'Ă©lĂšve que te sort, A toi, bercĂ©e aux chants de cette cour joyeuse, O nature orgueilleuse ! Une note de plus dans ce vaste concerta Assez d ĂȘtres salis moi t'obĂ©issent, o reine ! Et se courbent devant ta force souveraine ; Je ne puis m'atteler Ă ton char triomphal. Brisant les chaĂźnes d'or que ton orgueil me rive, Par ma force native Je veux prendre mon vol vers le monde idĂ©al. Jusqu'au terme rĂȘvĂ© je tracerai ma voie, Loin des torrents d'amour oĂč leur force se noie,. Loin de ce tourbillon qui les emporte tous, Et je saurai, du ciel traduisant le mystĂšre, Faire voir Ă la terre Des formes de beautĂ© dont Dieu sera jaloux. Dans ce monde de l'art, plein de clartĂ©s sereines, Sans trouble j'entendrai les chants de tes sirĂšnes ; Leurs fascinations ne pourront m'Ă©blouir. Toujours dans le miroir uni de ma pensĂ©e Leur image tracĂ©e En poĂšmes de marbre ira s'Ă©panouir. Ainsi, pour pĂ©nĂ©trer dans la sphĂšre divine, Euphorion chassait du fond de sa poitrine Le dĂ©sir du bonheur qui ne dure qu'un jour. Sans le connaĂźtre encor repoussa-t-il l'amour, Ou bien mĂ©prisa-t-il des voluptĂ©s conquises ? Je ne sais car il est des Ăąmes indĂ©cises Pour qui l'amer dĂ©goĂ»t devance le plaisir, Et chez qui l'espĂ©rance Ă©mousse le dĂ©sir. Cependant, comme si la nature Ă©ternelle Voulait le retenir et l'enchaĂźner prĂšs d'elle. Un chant d'adieu, vers lui par la brise emportĂ©, S'envola, triste et doux comme une nuit d'Ă©tĂ© Adieu ! plus mollement que ne fait la liane Qui serpente et qui glisse entre les bananiers, Et plus Ă©troitement que le flot diaphane Qui caresse tes pieds, Dans une Ă©treinte ardente, entre mes bras d'ivoire Je voulais t'enlacer ; je voulais t'endormir Aux effluves d'amour de ma prunelle noire, Et je voulais t'offrir Mille bonheurs rĂȘvĂ©s oĂč le dĂ©sir succombe, Philtres qui font aimer, chansons, parfums des fleurs, Sourires amoureux et baisers de colombe, Enivrantes langueurs ! Mais je te souriais en vain dans d'autres voies L'orgueil t'Ă©gare, et moi, tu me fermes tes bras, Tu t'Ă©loignes, murant ton Ăąme aux saintes joies Que tu regretteras. Adieu ! la vie est bonne, et tu l'as repoussĂ©e ; Tu foules sans regret les pauvres fleurs d'un jour ; InsensĂ© ! pour rĂ©gner seul avec ta pensĂ©e Tu repousses l'amour ! II. HĂ©lios, rayonnant dans le calme empyrĂ©e, Sur les monts, sur la plaine et sur la mer sacrĂ©e, Darde ses flĂšches d'or, et du splendide azur Sur la terre d'Hellas tombe un jour large et pur. Les grands nuages blancs qui dans l'air vierge glissent Comme des blocs de marbre au soleil resplendissent. Dans l'Ă©ther inondĂ© de sereines clartĂ©s Se dressent hardiment les grands angles sculptĂ©s Des Ăźles, des rochers et des saints promontoires. La mer, qui se dĂ©roule en vastes nappes noires, ReflĂšte en son cristal, profond comme les cieux, Le tableau variĂ©, sĂ©vĂšre, harmonieux, Des temples, des citĂ©s, des vaisseaux et des Ăźles Partout de purs contours et des lignes tranquilles, Tout chante, l'air, les bois et le flot argentĂ©, Tout est force et jeunesse, harmonie et beautĂ©. La trirĂšme longeant le vieux rocher d'Ăgine Conduit Euphorion vers la citĂ© divine Qui garde le beau nom de Pallas ĂthĂ©nĂ©. LĂ , sous l'oeil protecteur des dieux d'HomĂšre, est nĂ© Pour l'orgueil de la GrĂšce et le bonheur du monde, Un peuple libre, enfant de la terre fĂ©conde, Fort, puissant, crĂ©ateur de types immortels. Aux grĂšves d'Eleusis, oĂč veillent les autels Antiques, vĂ©nĂ©rĂ©s, de la Grande DĂ©esse, S'exerce aux jeux sacrĂ©s la robuste jeunesse ; Les couronnes, les cris, volent de toutes parts, Et sous Tardent soleil reluit l'airain des chars. Puis tous les forts lutteurs, aux membres frottĂ©s d'huile, Par les champs d'oliviers se pressent vers la ville Sur leurs chevaux aux pieds ailĂ©s, prĂ©cieux don Qu'au peuple de CĂ©crops accorda PosĂ©idon. Euphorion les suit jusqu'Ă l'antique enceinte Des murs cyclopĂ©ens ; de l'Acropole sainte Tout ton peuple, ĂŽ Pallas ! gravit les blancs degrĂ©s. Les vieillards au pas lent, du peuple vĂ©nĂ©rĂ©s, Augustes, le front ceint de bandelettes blanches, De l'olivier sacrĂ© tiennent en mains les branches ; Et les beaux enfants nus, de myrte couronnĂ©s, Conduisent en chantant les grands boeufs destinĂ©s A la sainte hĂ©catombe, et portent les amphores. Des corbeilles en mains, les blanches canĂ©phores Jonchent le sol de fleurs, et leur robe de lin Sous ses plis gracieux voile leur corps divin. Et la flĂ»te et la lyre aux chants sacrĂ©s s'unissent ; Des temples spacieux les portiques s'emplissent, Puis les adolescents apportent sur l'autel Le vin, les fruits choisis, la farine et le miel ; En l'honneur des grands dieux le sang des taureaux fume, Et sur le trĂ©pied d'or l'offrande se consume. On prĂ©sente Ă Pallas un voile merveilleux, Splendide, oĂč sont tracĂ©s les grands combats des dieux LĂ , les spectres sans nom dont la terre s'Ă©tonne, Les Titans, aux replis de dragons, la Gorgone Pale, avec ses cheveux serpents et ses regards Qui changent l'homme en pierre, et les monstres pars NĂ©s du sein trop fĂ©cond de la Terre irritĂ©e, GĂ©ryon, Ăchidna, l'Hydre, Python, AntĂ©e, Se dressent menaçants contre les dieux du ciel. Mais eux, calmes et forts, au gouffre originel Replongent les enfants de l'ĂrĂšbe, et la terre BĂ©nit le rĂšgne heureux des dieux de la lumiĂšre. Du voile prĂ©cieux Pallas reçoit le don. Et sourit Ă ses fils du haut du ParthĂ©non. Sagesse antique ! ĂŽ toi qui jaillis tout armĂ©e Du large front de Zeus, la ville bien-aimĂ©e N'a-t-elle pas payĂ© tes soins et ton amour ? Pour elle, de l'Olympe oubliant le sĂ©jour, Tu lui donnas ton nom, ta force et ta science, Et l'olivier sacrĂ©, nourricier de l'enfance, Symbole de la paix et des arts crĂ©ateurs. Quand l'Asie Ă©pancha ses flots dĂ©vastateurs, Les champs de Marathon, les flots de Salamine, Reconnurent le bras et l'Ă©gide divine Qui briseront jadis la force des Titans. Mais, Ă leur tour, Pallas, tes fils reconnaissants ĂlevĂšrent pour toi le plus divin des temples, Sublime piĂ©destal, trĂŽne d'oĂč tu contemples Ce peuple glorieux qui montre Ă l'avenir Jusqu'Ă quelle hauteur l'homme peut parvenir. Un jour pourtant, pleurant leur force et leur jeunesse, Les dieux de Phidias, les grands dieux de la GrĂšce, Joncheront de dĂ©bris le temple dĂ©laissĂ©. Mais l'art sacrĂ© renaĂźt oĂč ton souffle a passĂ©, Sainte Hellas ! Ton gĂ©nie, allumĂ© comme un phare, Sur les siĂšcles nouveaux, plongĂ©s dans l'ombre avare. Rayonne ; Ă son aspect se disperse et s'enfuit Le cortĂšge effarĂ© des dĂ©mons de la nuit. Cependant, s'inclinant vers Delphes la divine, De ses derniers rayons le soleil illumine Les colonnes de marbre et les frontons sacrĂ©s Le couchant, resplendit de nuages pourprĂ©s. Euphorion, debout devant le saint portique, Embrassant du regard les plaines de l'Attique, Et le PyrĂ©e aux cent trirĂšmes, et la mer, Le front penchĂ©, s'Ă©crie, en proie au doute amer Ce qu'en vain j'ai cherchĂ© dans l'immobile Asie O race crĂ©atrice entre toutes choisie, RĂ©pondez, fils d'Hellas, cet idĂ©al rĂȘvĂ©, Me le donnerez-vous, et l'avez-vous trouvĂ© ? CHĆUR STROPHE I Fils dâHĂ©lĂšne, tu vois la fĂ©conde patrie Dos dieux et des hĂ©ros, Hellas, riche en coursiers Ce fleuve est lâIlyssos, cette plaine fleurie, La terre de Pallas, fertile en oliviers. La, les murs dos citĂ©s naissent au son des lyres, Et, du sein de la mer divine, aux matelots, Souvent Aphrodite, dĂ©esse des sourires, Dans sa conque marine apparaĂźt sur les flots. LĂ , les murs des citĂ©s naissent au son des lyres, Les joncs ont des soupirs, et les chĂȘnes des bois De prophĂ©tiques voix. ANTISTROPHE I Les dieux olympiens, par un divin mystĂšre, Unissent, dans leurs mille hymens, la terre aux cieux, Et les hĂ©ros, dompteurs des monstres de la terre, Dans lâOlympe Ă©toile rĂšgnent parmi les dieux. Comme des cygnes blancs, en troupes vagabondes, Leurs constellations, pendant les nuits dâĂ©tĂ©, Guident les matelots ; les NĂ©rĂ©ides blondes, Dans la mer oĂč naquit Cypris Aphrodite, Comme des cygnes blancs en troupes vagabondes, DĂ©nouant leur ceinture et leur robe aux longs plis, Daignent leurs flancs polis. EPODE I Sur les sommets sacrĂ©s des blanches acropoles, LâĆil indulgent des dieux Contemple chaque jour des danses et des jeux. La sagesse sourit en gracieux symboles Dans les temples de marbre aux grands frontons sculptĂ©s, Sur les sommets sacrĂ©s des blanches acropoles, DâoĂč les dieux protecteurs veillent sur les citĂ©s. STROPHE II Aux rhythmes cadencĂ©s des graves mĂ©lodies, Quand Sappho de Lesbos, reine des chants dâamour, Conduit, la lyre en main, les blanches thĂ©ories, Les danses et les chĆurs sâenlacent tour Ă tour. Chez ce peuple divin, beau comme ses statues, Les mĂšres, aux sculpteurs, prĂȘtres de la beautĂ©, Montrent pieusement le corps des vierges nues, ThĂšme religieux pour un hymne sculptĂ©. Chez ce peuple divin, beau comme ses statues, Lu temple avec respect garde dans son trĂ©sor PhrynĂ© sculptĂ©e en or. ANTISTROPHE II Contemple les lutteurs dans le stade olympique ; La GrĂšce honore en eux la force et la beautĂ©, Et chante, par la voix de lâĂambe tragique, La lutte du destin et de la volontĂ©. Aux fĂȘtes dâEleusis et des PanathĂ©nĂ©es, Avec les noms des dieux du divin ParthĂ©non, Le peuple chaule, au son des flĂ»tes alternĂ©es, Les noms dâHarmodios et dâAristogiton. Aux lâĂȘtes dâEleusis et des PanathĂ©nĂ©es, Les tyrans savent bien que des glaives vengeurs Se cachent sous les fleurs. EPODE II Couronne-toi de myrte aux lâĂȘtes de la GrĂšce, RĂ©pĂšte les accents Des vierges au long voile et des adolescents. LâĂ©ternelle beautĂ© vient des dieux ; pour prĂȘtresse Elle a la poĂ©sie aux accords inspirĂ©s. Couronne-toi de myrte aux tĂštes de la GrĂšce, Fils dâHĂ©lĂšne, en chantant sur les modes sacrĂ©s. EUPHORION. Jâai souvent invoquĂ©, sur les saintes collines, Le chĆur mĂ©lodieux des muses, que conduit Loxias Apollon, roi des strophes divines ; Et jâai chantĂ© lâamour, la jeunesse qui fuit, Et les combats sanglants, et Pergame dĂ©truit. Jâai souvent adorĂ©, dans le marbre captives, Les images du ciel que lâart dĂ©robe aux dieux ; Jâai demandĂ© lâoubli des heures fugitives A ce monde idĂ©al qui rĂ©vĂšle Ă nos yeux Comme un reflet lointain de la splendeur des cieux. PoĂ©tique rivage, oĂč le flot qui soupire Jette aux vents embaumĂ©s des mots harmonieux ; CortĂšge insouciant des dieux fils de la lyre, Blanches villes de marbre aux noms mĂ©lodieux, Peuple sacrĂ© dâHellas, recevez mes adieux. Le spectacle du mal venait troubler ma vie ; Jâai vu ceux qui souffraient dans lâombre, et jâai priĂ© Pour le faible, lâenfant, lâesclave quâon oublie, Et mon cĆur sâest rempli dâune immense pitiĂ© ; Mais vers le ciel dâairain vainement jâai criĂ©. Que me fait votre gloire indiffĂ©rente et fiĂšre, Dieux heureux, qui toujours protĂ©gez les plus forts ? Je ne veux plus offrir mon culte et ma priĂšre QuâĂ celui qui promet le pardon au remords, A la faiblesse un juge, une espĂ©rance aux morts. Jâirai dans les dĂ©serts emplis dâĂ©chos mystiques, Sur le sable Ă©peler les traces de ses pas, Et jâattendrai, courbĂ© sous les vents prophĂ©tiques, LâidĂ©ale beautĂ©, sans modĂšle ici-bas, Que tous vos dieux heureux ne me donneront pas. LE CHĆUR. HĂ©las ! hĂ©las ! au lieu des chansons et des danses, Quels flots de pleurs versĂ©s ! Quels cris dâangoisse au lieu des plaisirs repoussĂ©s ! Remords que rien nâefface, inutiles souffrances, Longs soupirs, lourde croix, Et lâĂ©ternel regret des rĂȘves dâautrefois. Les dieux vaincus, pendant la nuit impure et douce, Aux saintes visions MĂȘlent lâattrait vengeur de leurs tentations. La priĂšre ? Malheur Ă toi ! Dieu te repousse, Et laisse aux cĆurs brisĂ©s Un crucifix muet, froid sous leurs longs baisers. A ces mots, au moment de reprendre sa route, Euphorion hĂ©site au carrefour du doute, Et, pensif, devant Rome il sâarrĂȘte un instant Pour saluer encor le vieux monde en partant. Il est nuit Rome dort, sereine et reposĂ©e ; Le Forum est dĂ©sert ; le sol du ColysĂ©e Boit le sang rĂ©pandu dans les jeux du matin ; La lune disparaĂźt derriĂšre lâAventin. Chaque temple a fermĂ© sa porte aux yeux vulgaires, Mais les initiĂ©s cĂ©lĂšbrent leurs mystĂšres, Et leur priĂšre, avec lâencens des trĂ©pieds dâor, Dans lâair silencieux vibre et sâĂ©lĂšve encor. Non loin dâeux cependant, au fond des catacombes, Devant un simple autel qui nâa pas dâhĂ©tatombes, Au milieu des tombeaux, tout un peuple Ă genoux A leurs hymnes joyeux mĂȘle un chant triste et doux. Et lâĂ©cho, recueillant les notes dispersĂ©es, RĂ©seau mĂ©lodieux de strophes enlacĂ©es, Forme de ces deux voix un accord solennel Dans un hymne commun sâĂ©levant vers le ciel I VĂ©nus ! reçois nos vĆux ; les heureux sont tes prĂȘtres ; Tu souris, et lâamour enivre tous les ĂȘtres ; Les fleurs de lâĂ©tĂ© germent sous tes pas. II Dieu mort pour nous, qui fis une vertu des larmes, Quand on souffre pour loi la douleur a des charmes Lâhomme f oublĂźrait sâil ne souffrait pas. I O VĂ©nus ! Ă toi les nuits embaumĂ©es, Les danses au bruit des chansons aimĂ©es, Les roses de PĆstum autour des coupes dâor. II Tu bĂ©nis, ĂŽ Christ ! les rochers arides OĂč lâĂąme des saints, dans les ThĂ©baĂŻdes, SâĂ©pure, et vole Ă toi dâun plus sublime assor. I O BeautĂ© divine, ĂŽ reine suprĂȘme, O mĂšre de lâamour et de la voluptĂ© ! Appelle, on te suit ; souris, et Ton tâaime, O parure des dieux, ĂŽ divine BeautĂ© ! II VirginitĂ© sainte, o blanche couronne ! VĂȘtement de lumiĂšre aux anges empruntĂ©. Que lâhomme nâeĂ»t pas conquis, que Dieu donne, Parfum des lis du ciel, sainte VirginitĂ© ! I Larmes de voluptĂ©, sanglots des nuits heureuses, Ătreintes, soupirs, baisers sur baisers ! II Larmes du repentir, baume des cĆurs brisĂ©s, Pleurs des longues nuits, tristesses pieuses ! I Plaisir ! roi du monde et dompteur des dieux, RĂšgne sur nos cĆurs comme dans les cieux, Et toi, vole moins vite, ĂŽ char muet des heures ! II Douleur, ĂŽ baptĂȘme, ĂŽ suprĂȘme loi ! Heureux qui sâĂ©lĂšve, Ă©purĂ© par loi, Loin du plaisir impie, aux cĂ©lestes demeures ! I Trop tĂŽt viendra lâhiver, et puis la longue nuit ; Oublions ; fĂȘtons bien la jeunesse qui fuit Et nâattristons pas la saison des roses. II Toute chair a sa croix et tout ĂȘtre gĂ©mit EspĂ©rons, car la mort est proche, et Dieu la mit Pour terme suprĂȘme aux larmes des choses. I Quelques jours encore, ĂŽ nuit du tombeau ! La lumiĂšre est si douce et la vie est si belle ! II Ange de la mort, prends-nous sous ton aile, Quand on sâendort en Dieu, le rĂ©veil est si beau ! Comme un son de cristal qui meurt dans lâair sonore, Se turent les deux voix au rĂ©veil de lâaurore. Euphorion longtemps encor suivit, rĂȘveur, Cet Ă©cho des deux voix qui luttaient dans son cĆur ; Puis, poursuivant le cours de son pĂšlerinage, Il alla se mĂȘler aux peuples dâun autre Ăąge, Sans dĂ©tourner les yeux, de peur de regretter Le facile bonheur quâil venait de quitter. PARABASE. LA DERNIĂRE NUIT DE JULIEN. JULIEN. Par-dessus tous les dieux du ciel et de la terre, Jâadore ton pouvoir immuable, indomptĂ©, DĂ©esse des vieux jours, morne FatalitĂ©. Ce pouvoir implacable, aveugle et solitaire. Ăcrase mon orgueil et ma force, et je vois Que lâon dĂ©cline en vain tes inflexibles lois. Les peuples adoraient le joug qui les enchaĂźne, Rome dormait en paix sur son char triomphal. Des oracles veillaient sur son sommeil royal. Maintenant du destin la force souveraine Brise le sceptre dâor de Rome dans mes mains. Et Sapor va venger les Francs et les Germains. Jâai relevĂ© lâautel des dieux de la patrie, Et jâaperçois dĂ©jĂ le temps qui foule aux pieds Les vieux temples dĂ©serts de mes dieux oubliĂ©s. Au culte du passĂ© jâai dĂ©vouĂ© ma vie, BientĂŽt sous sa ruine il va mâensevelir. Le passĂ© meurt en moi, victoire Ă lâavenir ! LE GĂNIE DE lâEMPIRE. Ne crains pas lâavenir, toi dont les mains sont pures, O dernier dĂ©fenseur dâun culte dĂ©sertĂ©, Qui voulus porter seul toutes les flĂ©trissures Du vieux monde romain, et couvrir ses souillures Du manteau de ta gloire et de ta puretĂ© ! En vain tes ennemis ont vouĂ© ta mĂ©moire A lâexĂ©cration des siĂšcles Ă venir ; Le glaive est dans tes mains lâincorruptible histoire Dira ce quâil fallut Ă lâamant de la gloire De force et de vertu pour ne sâen pas servir. La fortune rendra blessure pour blessure ; A ces peuples nouveaux, aujourdâhui ses Ă©lus, Quand leurs crimes aussi combleront la mesure. Mais mille ans passeront sans laver ton injure, Car NĂ©mĂ©sis est seule Ă venger les vaincus. O CĂ©sar ! tu mourras sous une arme romaine. La tardive justice un jour effacera Ce surnom dâapostat que te donna la haine ; Mais le monde Ă©branlĂ© dans sa chute tâen traĂźne, Et ton culte proscrit avec toi pĂ©rira. Et moi, je te suivrai, car je suis le GĂ©nie De Rome et de lâempire ; unissant leurs efforts, Tes ennemis, les miens, las de mou agonie, Veulent voir le dernier soleil de la patrie. CĂ©dons-leur, le destin le veut, nos dieux sont morts. III. Maintenant suivez-moi dans les forĂȘts austĂšres, Sous les arceaux dormants des pĂąles monastĂšres, Dans la sainte Allemagne, Ă la nuit de NoĂ«l. Le vent balaye au loin les nuages du ciel, Et secoue, en versant sa sauvage harmonie, Les vieux troncs dĂ©pouillĂ©s des chĂȘnes dâHercynie, Et les grands sapins noirs aux rameaux Ă©plorĂ©s. Les pĂąles horizons par la lune Ă©clairĂ©s Sâenveloppent dâĂ©pais brouillards par intervalles, Et la neige, chassĂ©e au souffle des rafales, Ătend son blanc linceul, froid manteau des hivers, Sur la plaine, les monts et les grands bois dĂ©serts. Câest lĂ , loin de la vie et loin des bruits du monde, Sous les abris discrets de la forĂȘt profonde, Que se cache aux regards lâĂ©glise oĂč, prosternĂ©, . Le peuple saint sâĂ©crie Un enfant nous est nĂ© ! » Ainsi quâun bois touffu, les frĂȘles colonnades Inclinent leurs rameaux et croisent leurs arcades ; Comme autour des vieux troncs, le lierre glisse autour Des piliers Ă©lancĂ©s et des flĂšches Ă jour, Et, comme des sapins, les aiguilles gothiques Dressent dans le ciel gris leurs ombres fantastiques. Ăcoutez ! lâorgue saint mĂȘle ses mille voix Au bruit du vent dâhiver qui gronde dans les bois. Et les saints dont le front se meurtrit sur les dalles, Ceux dont le peuple baise Ă genoux les sandales, Car leurs pieds bienheureux touchĂšrent autrefois Le sol trois fois bĂ©ni du chemin de la croix ; Les chĂ©rubins de pierre aux figures pensives, Les anges flamboyants qui jettent des ogives Un reflet de leur robe aux magiques couleurs Et des rayons de lune Ă©panouis en fleurs, Tous chantent Ă genoux les cĂ©lestes cantiques, Et la voĂ»te dâazur pleine dâĂ©chos mystiques Redit lâhymne sans fin de lâunivers en chĆur, Et jusquâau marchepied du trĂŽne du Seigneur Les flĂ©chas, sâĂ©lançant ainsi quâune priĂšre, Portent les mille vĆux et lâencens de la terre, Tous nos soupirs mĂȘlĂ©s dans un commun soupir, Avec le sang du Christ pour les faire accueillir. LE PRĂTRE. PĂ©cheurs, courbez vos fronts pour toutes crĂ©atures La force et la vertu viennent du roi des cieux ; Nul nâest grand, nul nâest saint, nu ! nâest pur Ă ses yeux. Dieu dans ses anges mĂȘme a trouvĂ© des souillures, Et sur le lit du mort, Ă lâinstant solennel, Le juste ne sait pas sâil a conquis le ciel. LES ENFANTS. Petit enfant JĂ©sus rayonnant dans tes langes, Les humbles, les enfants dont le cĆur est sans fiel, Sont ceux que tu nommas les Ă©lus de ton ciel ; Et nous, tes prĂ©fĂ©rĂ©s, les bien-ai mes des anges, Devant lâhumble berceau dâun enfant comme nous, Nous apportons les vĆux de ce peuple Ă genoux. LES VIERGES. Vierge, Ă©toile du ciel qui luis dans le bleu calme. Notre cĆur, pur dâamour humain, dans un couvent, Ainsi quâen un tombeau, sâensevelit vivant ; Quel terrestre bonheur vaut lâimmortelle palme Que tu nous as promise au ciel, parmi tes lis, A nous qui pour Ă©poux avons choisi ton fils ? LES CROISĂS. Nous partons, Dieu le veut ! quâil bĂ©nisse nos armes ; Car au delĂ des mers nous tâallons conquĂ©rir, CitĂ© sainte oĂč pour nous son fils voulut mourir. Nos mĂšres ont mouillĂ© nos casques de leurs larmes Que la mĂšre de Dieu les protĂšge ! Au manoir Plus dâune doit mourir avant de nous revoir. LES ESCLAVES. Seigneur, toi qui promis aux serfs la dĂ©livrance, Prends pitiĂ© de nos pleurs ! Nous aurions pu changer Les fers de lâesclavage en glaive, et nous venger-, Mais Ă toi seul, Seigneur, appartient la vengeance. Seigneur, ton fils est mort pour nous aussi ! Pourquoi Nos cris sont-ils si longs Ă monter jusquâĂ toi ? LES ANACHORĂTES. Au dĂ©sert ! Pour peupler nos nuits de rĂȘves chastes, Pour Ă©lever Ă Dieu nos dĂ©sirs Ă©purĂ©s, Le silence Ă©ternel des grands cieux sidĂ©rĂ©s Et le recueillement des solitudes vastes ! Le siĂšcle est condamnĂ©, le monde va finir Au dĂ©sert, Dieu le veut ! FrĂšres, il faut mourir ! LES MORTS. Nous attendons le jour prĂ©dit par les prophĂštes OĂč la voix de lâarchange Ă©veillera les morts. Seigneur, dĂ©livre-nous ! le ver ronge nos corps, La tempĂȘte et lâorage ont passĂ© sur nos tĂȘtes, LâabĂźme nous dĂ©vore, et de la profondeur De nos tombeaux glacĂ©s nous tâimplorons, Seigneur. CHĆUR. Les mondes Ă lâabri de ta toute-puissance Roulent entrelacĂ©s dans un ordre Ă©ternel ; Sur lâhumble fleur des champs et sur lâoiseau du ciel Veille Ă©ternellement ta calme Providence Et nous, pour qui ton fils est mort, nous tes enfants, Nous tâimplorons en vain depuis plus de mille ans. Seigneur, nous tâadorons le front dans la poussiĂšre ; Mais, si tu veux compter nos pĂ©chĂ©s, qui pourra Soutenir ton regard, et qui te rĂ©pondra ? Monte vers lui, parfum de lâĂąme, humble priĂšre ; Montez comme lâencens du soir, larmes des cĆurs Quâabreuve le torrent des cĂ©lestes douleurs. Et sous les arceaux noirs des longs piliers gothiques, Les soupirs de la foule et lâencens des cantiques Montaient, et tout le peuple agenouillĂ© pleurait, Et lâ Ă©clatante voix de lâorgue saint vibrait. Le prĂȘtre, sous lâazur de la nef constellĂ©e, Ălevait des deux mains lâoffrande immaculĂ©e Pourtant Euphorion, devant un noir pilier, Seul debout, mesurant de son regard allier La croix resplendissante aux cent clartĂ©s des cierges, MĂȘlait la voix du doute aux chants dâamour des vierges. LâĂ©glise frĂ©missait sous ce blasphĂšme impur, Et les anges pleuraient dans leurs niches dâazur Seigneur, pour tes enfants ta justice est bien lente ; Nâavons-nous pas assez souffert, assez pleurĂ©, Et ne verrous-nous pas, aprĂšs mille ans dâattente, Sur la nue Ă©clatante Ton Christ transfigurĂ© ? Seigneur, cette sueur de sang qui nous inonde, Nâa-t-elle pas lavĂ© le crime originel ? Nâest-il pas temps enfin que ta voix nous rĂ©ponde ? Le calvaire du monde Sera-t-il Ă©ternel ? Humiliant sou front, le sage Ă la science Ă prĂ©fĂ©rĂ© la foi ; pour le cloĂźtre et ses pleurs La vierge a rejetĂ© lâamour rĂȘvĂ© ; lâenfance Tâoffre son innocence, Lâesclave ses douleurs. Quel souffle loin du ciel chasse donc la priĂšre ? Tâendors-tu donc aux chants des sĂ©raphins en chĆur ? Meurs-tu, pour racheter les fils dâune autre terre, Sur un autre calvaire ? OĂč donc es-tu, Seigneur ? Non ! le nouveau calvaire oĂč sa tombe se creuse Nâaura pas de rĂ©veil ni de troisiĂšme jour ; Son glas de mort, aux chants de la terre Oublieuse, Dans la nuit pluvieuse Va sonner sans retour. Mais ne le pleurons pas, et comptons ses victimes Tortures, noirs cachots, gibets, bĂ»chers eu feu, Spectres de mort, fuyez dans les sombres abĂźmes ! Fallait-il tant de crimes Pour condamner un Dieu ? FantĂŽmes de la nuit que chasse la lumiĂšre, Fuyez ! Je rĂšgne seul sur les cieux agrandis ! Hommage de la peur, silence, humble priĂšre ! Vous, rois et dieux, arriĂšre, Retirez-vous, maudits ! Lâorgueil fait dans mou sein frissonner chaque fibre Tombez, fers du captif ! foi de lâenfance, adieu ! Un cri de dĂ©livrance au fond de mon cĆur vibre Je suis fort, je suis libre, Je suis roi, je suis dieu ! LâĂ©glise Ă ces accents sâĂ©branle ; la nef sombre Tremble sur ses piliers, et des oiseaux sans nombre, Avec les chĂ©rubins sculptĂ©s aux pendendifs, Sâen volant vers le ciel, poussent des cris plaintifs. Le contour vacillant de la voĂ»te Ă©toilĂ©e, Comme au miroir dâun lac une image troublĂ©e, Comme un palais magique en un rĂȘve trompeur, Sâefface et fond en vague et bleuĂątre vapeur. Tous les saints des vitraux, tous les anges des voĂ»tes, DispersĂ©s dans les airs, volent par mille routes, Et, suivant du regard leur fuite, Euphorion Entend tomber sur lui leur malĂ©diction Sois maudit ! Tu voudrais porter le poids du monde, Tu voudrais arracher lâimage du saint lieu, Tu voudrais vaincre Dieu ! Sois maudit ! Dans la nuit Ă©ternelle et profonde, Tu fuiras, Ă travers la vague immensitĂ© Sans cesse ballottĂ©. TantĂŽt tu lasseras tes ailes dĂ©ployĂ©es, Tournoyant Ă travers lâimmensitĂ© du ciel Dans le vide Ă©ternel, Et tantĂŽt tu suivras des routes dĂ©pouillĂ©es Pour vaincre, en un combat sans cesse renaisssant, Un adversaire absent. Tu poursuivras en vain ton long pĂšlerinage ; Tes genoux sâuseront sans trouver jusquâau soir Un abri pour tâasseoir. Tu vogueras sans but sur des mers sans rivage, OĂč nul astre ne brille Ă travers lâair voilĂ© Dans le ciel dĂ©peuplĂ©. Comme sur la montagne, avant sa mort, MoĂŻse Vit les champs rĂ©servĂ©s Ă sa postĂ©ritĂ©, Qui nâavait pas doutĂ©, Le fantĂŽme rĂȘvĂ© dâune terre promise Fascine tes regards ; mais tu ne la verras Quâau jour oĂč tu mourras. Les rayons du matin percent la brume grise ; A lĂ place oĂč la veille Ă©tait la grande Ă©glise, La foule, sans abri contre les vents dâhiver, Redemande le toit qui la couvrait hier. Mais bientĂŽt, dispersĂ©s dans la forĂȘt obscure, Les sages, Ă travers les champs de la nature, Vont chercher, pleins dâardeur, dans des sentiers perdus. Lâarbre de la science et ses fruits dĂ©fendus. Les peuples, sous le vent qui dĂ©chire les nues, SâĂ©lancent en chantant vers les mers inconnues, Et lâesclave, brisant ses fers, arme son bras Pour la LibertĂ© sainte et les derniers combats. ĂPILOGUE. Un chant de mort. Voici ce que je vis en rĂȘve La nuit couvrait Paris ; sur la place de GrĂšve Ondulait tout un peuple, ainsi quâaux vents dâhiver Roulent amoncelĂ©s les grands flots de la mer. Hais nul bruit ne sortait de cette foule immense, Qui sâagitait avec un effrayant silence Ce peuple nâĂ©tait pas du monde des vivants. ĂĂ et lĂ je voyais, parmi les flots mouvants, Des nommes au front pĂąle, Ă la prunelle ardente, Et dont le cou portait une ligne sanglante. Ces hommes, sĂ©rieux, tristes, calmes et forts, Semblaient guider la foule innombrable des morts. Jâeus bientĂŽt reconnu les ombres vĂ©nĂ©rĂ©es De nos grands-pĂšres morts dans les luttes sacrĂ©es, Et, craignant leur courroux pour nous, leurs fils maudits, Je prosternai mon front contre terre et je dis O nos pĂšres, pardon ! GĂ©ants, fils de la terre, Dont les bras entassaient Ossas et Pelions, Quand des dieux oppresseurs lâOlympe solitaire Croulait au vent de feu des rĂ©volutions, âŠâŠâŠâŠ âŠâŠâŠâŠ âŠâŠâŠâŠ Alors, pareil au bruit des flots que le vent roule, Jâentendis sâĂ©lever, de toute cette foule, Un immense sanglot dont le ciel retentit, Puis une voix vibra dans lâair sonore, et dit âŠâŠâŠâŠ âŠâŠâŠâŠ âŠâŠâŠâŠ La vision de mort nâĂ©tait pas achevĂ©e ; Comme un roc noir battu par la mer soulevĂ©e, Un immense Ă©chafaud dans les airs se dressa, Et lâimmolation des martyrs commença. Tous ceux qui, pour le nom de la sainte Justice, Avaient donnĂ© jadis leur vie en sacrifice, Venaient de lâOccident, venaient de lâOrient, Les uns en combattant, les autres en priant ; Ceux-ci ; les yeux tournĂ©s vers la voĂ»te infinie, Suivaient leur divin rĂȘve Ă travers lâagonie. Dâabord parut le Dieu quâune Vierge enfanta, PĂąle et sanglant, ainsi quâaux jours du Golgotha ; Puis ceux quâaux cris joyeux de la foule en attente Les tigres dĂ©chiraient sur lâarĂšne sanglante ; Ceux dont les chants de mort, sur les bĂ»chers en feu, Aux hymnes dos bourreaux se mĂȘlaient devant Dieu, Et tous ceux quâau milieu de tortures sans nombre Les cachots de lâĂglise Ă©touffĂšrent dans lâombre. Les yeux levĂ©s au ciel, le pardon dans le cĆur, Tous disaient en mourant Mon Dieu, pardonne-leur ! » Ceux-lĂ , libres et fiers, race de PromĂ©thĂ©e, Gardaient sur lâĂ©chafaud leur colĂšre indomptĂ©e, Et pour leur testament lĂ©guaient Ă lâavenir Un glaive avec ces mots Vivre libre ou mourir ! » Mais en vain ils cherchaient dans la foule endormie Une larme, un regard, une parole amie ; Le peuple abandonnait ses dĂ©fenseurs mourants Et revenait baiser la main de ses tyrans. Les martyrs rĂ©pondaient Ă lâinsulte, Ă la haine, En lançant vers le ciel des tronçons de leur chaĂźne, Et mouraient en chantant lâhymne de libertĂ©, On rĂ©pĂ©taient tout bas Sainte simplicitĂ© ! » Et toujours, cependant, ainsi quâavant lâautomne Tombent les Ă©pis mĂ»rs quand la faux les moissonne, Sur le sombre Ă©chafaud se pressaient pour mourir Les martyrs du passĂ©, puis ceux de lâavenir. Alors, debout parmi les dĂ©pouilles sanglantes, Invoquant les grands dieux des vengeances trop lentes, Euphorion maudit tout le peuple, lançant Aux quatre vents du ciel des gouttes de leur sang Vous avez su mourir, ĂŽ Christs de tous les Ăąges ! Mais tous, et mĂȘme les plus forts, Vous pĂąlissiez devant lâinsulte et les outrages De ceux pour qui vous ĂȘtes morts. Demi-dieux rĂ©dempteurs, hĂ©ros du sacrifice, Dans votre nuit des Oliviers, Tous vous disiez Seigneur, dĂ©tourne ce calice ! » Et tous pourtant vous le buviez ; Et vous leviez les yeux vers les sphĂšres sereines OĂč brillait votre astre idĂ©al ; Car, par delĂ ce flot des lĂąchetĂ©s humaines, La croix se change en piĂ©destal, Et le temps ceint vos fronts dâune aurĂ©ole pure Au jour des tardifs repentirs. Mais ce peuple, qui nâa que lâopprobre et lâinjure Pour ses sauveurs et ses martyrs, âŠâŠâŠâŠ âŠâŠâŠâŠ âŠâŠâŠâŠ Alors se confondit la vision nocturne Que sur moi le sommeil Ă©voquait de son urne ; Dans lâabĂźme sans borne oĂč mes yeux se noyaient, De grands astres Ă©teints çà et lĂ tournoyaient. Comme un vaisseau perdu dans lâOcĂ©an des mondes, La terre sâĂ©garait en courses vagabondes ; Le soleil, â oh ! quâun seul, un seul rayon bĂ©ni TraversĂąt seulement les champs de lâInfini ! Mais dans les cieux nageait un crĂ©puscule pĂąle ; Par instants mugissait la lugubre rafale Que Dante vit planer sur les cercles maudits ; Puis un silence morne, et les vents engourdis Laissaient les mers sans vague et de bruine voilĂ©es. Cependant, au milieu des plaines dĂ©solĂ©es, Vibrait comme lâĂ©cho dâun mugissement sourd, Et dans lâair sans Ă©toile errait un brouillard lourd. Connue les cris mĂȘlĂ©s de mille oiseaux funĂšbre, Un dernier cri de mort monta dans les tĂ©nĂšbres, Et de lâimmensitĂ© lâĂ©cho le rĂ©pĂ©ta. Alors Euphorion prit sa lyre et chanta Adieu ! tout est fini ! la nuit rĂšgne sans borne Sur lâimmensitĂ© morne, Etne ramĂšnera, ni demain ni jamais, Le soleil que jâaimais. Encore un chant. A toi mes derniĂšres paroles, A toi qui fais pleurer tout ensemble et consoles, O divin souvenir ! Esprit des anciens jours, descends de ton Ă©toile ; Etends autour de moi ton aile dâor, et voile Lâimplacable avenir. Je regrette ces jours de fraĂźcheur printaniĂšre OĂč la sainte lumiĂšre Montait Ă mes regards, pour la premiĂšre fois, La verdure des bois. Oh ! la neige des monts, les torrents, lâombre Ă©paisse, Fleurs des rives, lotus, gazons verts que caresse Le flot calme et dormant ! MystĂšres des forets, profondeurs insondĂ©es, OĂč mes ailes dâargent, par les brises guidĂ©es, Volaient si librement ! Et puis voici les chĆurs, et, dans les plaines blondes, Les danses vagabondes, Et lâincarnation de la sainte BeautĂ© Dans le marbre sculptĂ©, Les frontons blancs, les dieux souriants et sans nombre, La vie heureuse et libre, et les baisers dans lâombre, Jâentends vibrer dans lâair Comme un Ă©cho lointain de chansons oubliĂ©es, Et frissonner au vent les tresses dĂ©liĂ©es Des nymphes de la mer. Pendant les longues nuits, au fond des cathĂ©drales, A genoux sur les dalles, Jâai mĂȘlĂ© ma priĂšre et mes pleurs aux soupirs Des saints et des martyrs ; Puis jâai voulu chercher, dans dâaustĂšres Ă©ludes, Lâarbre de la science, au fond des solitudes OĂč Dieu lâavait plantĂ© ; Et jâai suivi les pas de la phalange ardente Qui voulait conquĂ©rir sur lâarĂšne sanglante La sainte libertĂ©. Toujours devant mes yeux, comme devant les mages, De radieux mirages Brillaient, et je suivais lâastre qui mâavait lui. Mais en vain aujourdâhui, Dans un vague lointain, jâentends chanter les brises Les Edens dâOrient et les terres promises Ne mâattireront plus. Si je priais encore, ĂŽ Dieu, que je renie, Je ne demanderais, ĂŽ jeunesse bĂ©nie ! Quâun seul des jours perdus. Puisque mes dieux sont morts, quâau vent de ma pensĂ©e Leur cendre est dispersĂ©e, Dormons du lourd sommeil quâen son gouffre bĂ©ant Nous garde le nĂ©ant. LĂ sont les jours pleurĂ©s de ma jeunesse morte. Que les peuples nouveaux marchent oĂč les emporte Le muet avenir ! Au linceul du passĂ© couchons-nous en silence ; Dormons sans rĂȘve ; adieu, piĂšges de lâEspĂ©rance, Poisons du souvenir ! Voici la grande nuit. Si jamais, ĂŽ mes frĂšres ! Vers de meilleures terres Le souffle de lâEsprit vous emporte, donnez Une larme aux aĂźnĂ©s ! Dans ses courses, parfois lâessaim des hirondelles SâarrĂȘte, et, prĂšs du terme espĂ©rĂ©, pleure celles Qui tombent en chemin. O mortels ! suspendez votre course rapide ; Pleurez ceux qui sont morts en rĂȘvant lâAtlantide OĂč vous serez demain. FIN.
Oui tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin {Refrain:} Adieu, adieu! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler dâ moi Adieu, adieu! Je
Je viens du fond des Ăąges et viens du bout des chosesJ'ai vĂ©cu mille fois plus que n'importe quiJ'ai Ă©tĂ© dans la lune avant qu'on ne s'y posePar la magie du rĂȘve et de la poĂ©sieJ'ai fait le tour des ĂȘtres et le tour de moi-mĂȘme Associant la jeunesse Ă un sport dangereuxJ'ai dit cent fois "adieu", autant de fois "je t'aime"Avant que de partir sans dĂ©tourner les yeuxMais avec toi, ma douce, ma tendre, ma mieAvec toi, il en est autrementAvec toi, je cherche, j'invente, j'apprendsD'autres mots, d'autres gestesAvec toi, ma reine, ma belle, ma vieAvec toi, j'ai le coeur au printempsAvec toi, j'espĂšre, je rĂȘve, j'oublieTout le resteJe viens du fond des temps des plaisirs et du viceD'au-delĂ du possible de l'imaginationJe viens du bout du monde oĂč dans des prĂ©cipicesRepose ma folie, avec mes illusionsJ'ai rĂ©coltĂ© du plomb dans des guerres insipidesEt j'ai semĂ© de l'or sur des tables de jeuxJ'ai vomi des alcools de tavernes sordidesJ'ai implorĂ© le ciel, et j'ai blasphĂ©mĂ© Dieu
Créezgratuitement votre compte sur Deezer pour écouter L'adieu par Garou, et accédez à plus de 90 millions de titres. Garou. L'adieu. Garou | Durée : 04:01 Auteur : Didier Barbelivien. Compositeur : Didier Barbelivien. Paroles. Adieu Aux arbres mouillés de septembre A leur soleil de souvenirs A ces mots doux A ces mots tendres Que je t'ai entendu me dire A la faveur d'un chemin creux
Paroles de la chanson Henri Alibert Adieu... Adieu lyrics Adieu... Adieu est une chanson en Français Adieu... adieu 1 Elle me chasse... qu'ai-je entendu ? Elle ne manque pas d'audace Je suis balancĂ© tout comme un malotru Et je perds mon amour et ma place ! Elle est cruelle mais son dĂ©dain Me donne une ardeur nouvelle Oui, tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin refrain Adieu... adieu ! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d' moi Adieu... adieu ! Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un as Je n' sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au pĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pĂ©dicure chez Rockefeller Mais je s'rai bientĂŽt millionnaire Adieu... adieu ! Ne vous en faites pas pour moi Messieurs, le petit LĂ©opold Nagera bientĂŽt dans le Pactole 2 De par le monde, dans tous les coins Il est des brunes et des blondes Qui seront trĂšs fiĂšres de m'avoir pour conjoint Je ne m'en fais pas une seconde Comme en Turquie font les Pachas Quand ils ont des insomnies Je n'aurai qu'Ă choisir dans le tas Et j'oublierai JosĂ©fa au refrain final Si vous voulez Des nouvelles de mon moral Vous en trouverez En premiĂšre page dans votre journal CrĂ©dits parole paroles ajoutĂ©es par YanRev
Jepars, mon cher Taylor, aprĂšs-demain samedi, Adieu. Je vous serre tendrement les mains. Victor. Nous nous portons tous Ă merveille. Ma femme fait deux lieues Ă pied tous les jours et engraisse visiblement. Ă Mademoiselle Louise Berthin. Lundi, 22 octobre 1832. Mademoiselle, est-ce que vous me permettrez dâajouter un troisiĂšme griffonnage aux deux griffonnages
Paroles de la chanson Adieu... Adieu par Alibert Elle me chasse... qu'ai-je entendu ? Elle ne manque pas d'audace Je suis balancĂ© tout comme un malotru Et je perds mon amour et ma place ! Elle est cruelle mais son dĂ©dain Me donne une ardeur nouvelle Oui, tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin Adieu... adieu ! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d' moi Adieu... adieu ! Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un as Je n' sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au pĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pĂ©dicure chez Rockefeller Mais je s'rai bientĂŽt millionnaire Adieu... adieu ! Ne vous en faites pas pour moi Messieurs, le petit LĂ©opold Nagera bientĂŽt dans le Pactole De par le monde, dans tous les coins Il est des brunes et des blondes Qui seront trĂšs fiĂšres de m'avoir pour conjoint Je ne m'en fais pas une seconde Comme en Turquie font les Pachas Quand ils ont des insomnies Je n'aurai qu'Ă choisir dans le tas Et j'oublierai JosĂ©fa Adieu... adieu ! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d' moi Adieu... adieu ! Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un as Je n' sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au pĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pĂ©dicure chez Rockefeller Mais je s'rai bientĂŽt millionnaire Adieu... adieu ! Ne vous en faites pas pour moi Messieurs, le petit LĂ©opold Nagera bientĂŽt dans le Pactole Si vous voulez Des nouvelles de mon moral Vous en trouverez En premiĂšre page dans votre journal
GeorgesBernard entonna, avant de mourir, le chant scout : «Adieu, je pars, sans dĂ©tourner les yeux». Marguerite Martin, adhĂ©rente CFTC, arrĂȘtĂ©e par la Gestapo. Extrait de son interrogatoire : «QuestionnĂ©e encore et menacĂ©e, je suis obligĂ©e dâavouer que je connais dâautres personnes de lâorganisation, mais je ne les donnerai sous aucune contrainte. Jâai travaillĂ© pour la
Marivaux ThĂ©ĂÂątre complet. Tome premier Le PĂšre prudent et Ă©quitable Adresse A Monsieur Rogier Seigneur du Buisson, Conseiller du Roi, Lieutenant gĂ©nĂ©ral civil et de police en la sĂ©nĂ©chaussĂ©e et siĂšge prĂ©sidial de Limoges. Monsieur, Le hasard m'ayant fait tomber entre les mains cette petite piĂšce comique, je prends la libertĂ© de vous la prĂ©senter, dans l'espĂ©rance qu'elle pourra, pour quelques moments, vous dĂ©lasser des grands soins qui vous occupent, et qui font l'avantage du public. Je pourrais ici trouver matiĂšre Ă un Ă©loge sincĂšre et sans flatterie ; mais tant d'autres l'ont dĂ©jĂ fait et le font encore tous les jours qu'il est inutile de mĂÂȘler mes faibles expressions aux nobles et justes idĂ©es que tout le monde a de vous ; pour moi, conteny de vous admirer, je borne ma hardiesse Ă vous demander l'honneur de votre protection et de me dire, avec un trĂšs profond respect, Monsieur, Le trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur. M*** Acteurs DĂ©mocrite, pĂšre de Philine. Philine, fille de DĂ©mocrite. Toinette, servante de Philine. ClĂ©andre, amant de Philine. Crispin, valet de ClĂ©andre. Ariste, bourgeois campagnard. MaĂtre Jacques, paysan suivant Ariste. Le Chevalier. Le Financier. Frontin, fourbe employĂ© par Crispin. La scĂšne est sur une place publique, d'oĂÂč l'on aperçoit la maison de DĂ©mocrite. ScĂšne premiĂšre DĂ©mocrite, Philine, Toinette DĂ©mocrite Je veux ĂÂȘtre obĂ©i; votre jeune cervelle Pour l'utile, aujourd'hui, choisit la bagatelle. ClĂ©andre, ce mignon, Ă vos yeux est charmant Mais il faut l'oublier, je vous le dis tout franc. Vous rechignez, je crois, petite crĂ©ature! Ces morveuses, Ă peine ont-elles pris figure Qu'elles sentent dĂ©jĂ ce que c'est que l'amour. Eh bien donc! vous serez mariĂ©e en ce jour! Il s'offre trois partis un homme de finance, Un jeune Chevalier, le plus noble de France, Et Ariste, qui doit arriver aujourd'hui. Je le souhaiterais, que vous fussiez Ă lui. Il a de trĂšs grands biens, il est prĂšs du village; Il est vrai que l'on dit qu'il n'est pas de votre ĂÂąge Mais qu'importe aprĂšs tout? La jeune de Faubon En est-elle moins bien pour avoir un barbon? Non. Sans aller plus loin, voyez votre cousine; Avec son vieux Ă©poux sans cesse elle badine; Elle saute, elle rit, elle danse toujours. Ma fille, les voilĂ les plus charmants amours. Nous verrons aujourd'hui ce que c'est que cet homme. Pour les autres, je sais aussi comme on les nomme Ils doivent, sur le soir, me parler tous les deux. Ma fille, en voilĂ trois; choisissez l'un d'entre eux, Je le veux bien encor; mais oubliez ClĂ©andre; C'est un colifichet qui voudrait nous surprendre, Dont les biens, embrouillĂ©s dans de trĂšs grands procĂšs, Peut-ĂÂȘtre ne viendront qu'aprĂšs votre dĂ©cĂšs. Philine Si mon coeur... DĂ©mocrite Taisez-vous, je veux qu'on m'obĂ©isse. Vous suivez sottement votre amoureux caprice; C'est faire votre bien que de vous rĂ©sister, Et je ne prĂ©tends point ici vous consulter. ScĂšne II Philine, Toinette Philine Dis-moi, que faire aprĂšs ce coup terrible? Tout autre que ClĂ©andre Ă mes yeux est horrible. Quel malheur! Toinette Il est vrai. Philine Dans un tel embarras, PlutĂÂŽt que de choisir, je prendrais le trĂ©pas. ScĂšne III Philine, Toinette, ClĂ©andre, Crispin ClĂ©andre N'avez-vous pu, Madame, adoucir votre pĂšre? A nous unir tous deux est-il toujours contraire? Philine Oui, ClĂ©andre. ClĂ©andre A quoi donc vous dĂ©terminez-vous? Philine A rien. ClĂ©andre Je l'avouerai, le compliment est doux. Vous m'aimez cependant; au pĂ©ril qui nous presse, Quand je tremble d'effroi, rien ne vous intĂ©resse. Nous sommes menacĂ©s du plus affreux malheur Sans alarme pourtant... Philine Doutez-vous que mon coeur, Cher ClĂ©andre, avec vous ne partage vos craintes? De nos communs chagrins je ressens les atteintes; Mais quel remĂšde, enfin, y pourrai-je apporter? Mon pĂšre me contraint, puis-je lui rĂ©sister? De trois maris offerts il faut que je choisisse, Et ce choix Ă mon coeur est un cruel supplice. Mais Ă quoi me rĂ©soudre en cette extrĂ©mitĂ©, Si de ces trois partis mon pĂšre est entĂÂȘtĂ©? Qu'exigez-vous de moi? ClĂ©andre A quoi bon vous le dire, Philine, si l'amour n'a pu vous en instruire? Il est des moyens sĂ»rs, et quand on aime bien... Philine ArrĂÂȘtez, je comprends, mais je n'en ferai rien. Si mon amour m'est cher, ma vertu m'est plus chĂšre. Non, n'attendez de moi rien qui lui soit contraire; De ces moyens si sĂ»rs ne me parlez jamais. ClĂ©andre Quoi! Philine Si vous m'en parlez, je vous fuis dĂ©sormais. ClĂ©andre Eh bien! fuyez, ingrate, et riez de ma perte. Votre injuste froideur est enfin dĂ©couverte. N'attendez point de moi de marques de douleur; On ne perd presque rien Ă perdre un mauvais coeur; Et ce serait montrer une faiblesse extrĂÂȘme, Par de lĂÂąches transports de prouver qu'on vous aime, Vous qui n'avez pour moi qu'insensibilitĂ©. Doit-on par des soupirs payer la cruautĂ©? C'en est fait, je vous laisse Ă votre indiffĂ©rence; Je vais mettre Ă vous fuir mon unique constance; Et si vous m'accablez d'un si cruel destin, Vous ne jouirez pas du moins de mon chagrin. Philine Je ne vous retiens pas, devenez infidĂšle; Donnez-moi tous les noms d'ingrate et de cruelle; Je ne regrette point un amant tel que vous, Puisque de ma vertu vous n'ĂÂȘtes point jaloux. ClĂ©andre Finissons lĂ -dessus; quand on est sans tendresse On peut faire aisĂ©ment des leçons de sagesse, Philine, et quand un coeur chĂ©rit comme le mien... Mais quoi! vous le vanter ne servirait de rien. Je vous ai mille fois montrĂ© toute mon ĂÂąme, Et vous n'ignorez pas combien elle eut de flamme; Mon crime est d'avoir eu le coeur trop enflammĂ©; Vous m'aimeriez encor, si j'avais moins aimĂ©. Mais, dussĂ©-je, Philine, ĂÂȘtre accablĂ© de haine, Je sens que je ne puis renoncer Ă ma chaĂne. Adieu, Philine, adieu; vous ĂÂȘtes sans pitiĂ©, Et je n'exciterais que votre inimitĂ©. Rien ne vous attendrit quel coeur! qu'il est barbare! Le mien dans les soupirs s'abandonne et s'Ă©gare. Ha! qu'il m'eĂ»t Ă©tĂ© doux de conserver mes feux! Plus content mille fois... Que je suis malheureux! Adieu, chĂšre Philine... Il s'en va et il revient. Avant que je vous quitte... De quelques feints regrets du moins plaignez ma fuite. Philine, s'en allant aussi et soupirant. Ah! ClĂ©andre l'arrĂÂȘte. Mais oĂÂč fuyez-vous? arrĂÂȘtez donc vos pas. Je suis prĂÂȘt d'obĂ©ir; et ne me fuyez pas. Toinette Votre pĂšre pourrait, Madame, vous surprendre; Vous savez qu'il n'est pas fort prudent de l'attendre; Finissez vos dĂ©bats, et calmez le chagrin... Crispin Oui, croyez-en, Madame, et Toinette et Crispin; Faites la paix tous deux. Toinette Quoi! toujours triste mine! Crispin Parbleu! qu'avez-vous donc, Monsieur, qui vous chagrine? Je suis de vos amis, ouvrez-moi votre coeur A raconter sa peine on sent de la douceur. Chassez de votre esprit toute triste pensĂ©e. Votre bourse, Monsieur, serait-elle Ă©puisĂ©e? C'est, il faut l'avouer, un destin bien fatal; Mais en revanche, aussi, c'est un destin banal. Nombre de gens, atteints de la mĂÂȘme faiblesse, Dans leur triste gousset logent la sĂ©cheresse Mais Crispin fut toujours un gĂ©nĂ©reux garçon; Je vous offre ma bourse, usez-en sans façon. Toinette Ah! que vous m'ennuyez! pour finir vos alarmes, C'est un fort bon moyen que de verser des larmes! Retournez au logis passer votre chagrin. Crispin Et retournons au nĂÂŽtre y prendre un doigt de vin. Toinette Que vous ĂÂȘtes enfants! Crispin Leur douloureux martyre, En les faisant pleurer, me fait crever de rire. Toinette Qu'un air triste et mourant vous sied bien Ă tous deux! Crispin Qu'il est beau de pleurer, quand on est amoureux! Toinette Eh bien! finissez-vous? toi, Crispin, tiens ton maĂtre. HĂ©las! que vous avez de peine Ă vous connaĂtre! Crispin Ils ne se disent mot, Toinette; sifflons-les. On siffle bien aussi messieurs les perroquets. ClĂ©andre Promettez-moi, Philine, une vive tendresse. Philine Je n'aurai pas de peine Ă tenir ma promesse. Crispin Quel aimable jargon! je me sens attendrir; Si vous continuez, je vais m'Ă©vanouir. Toinette HĂ©las! beau Cupidon! le douillet personnage! Mais, Madame, en un mot, cessez ce badinage. Votre pĂšre viendra. ClĂ©andre Non, il ne suffit pas D'avoir pour Ă prĂ©sent terminĂ© nos dĂ©bats. Voyons encore ici quel biais l'on pourrait prendre, Pour nous unir enfin, ce qu'on peut entreprendre. Philine, Ă Toinette. De mon pĂšre tu sais quelle est l'intention. Il m'offre trois partis Ariste, un vieux barbon; L'autre est un chevalier, l'autre homme de finance; Mais Ariste, ce vieux, aurait la prĂ©fĂ©rence Il a de trĂšs grands biens, et mon pĂšre aujourd'hui Pourrait le prĂ©fĂ©rer Ă tout autre parti. Il arrive en ce jour. Toinette Je le sais, mais que faire? Je ne vois rien ici qui ne vous soit contraire. Dans ta tĂÂȘte, Crispin, cherche, invente un moyen. Pour moi, je suis Ă bout, et je ne trouve rien. Remue un peu, Crispin, ton imaginative. Crispin En fait de tours d'esprit, la femelle est plus vive. Toinette Pour moi, je doute fort qu'on puisse rien trouver. Crispin, tout d'un coup en enthousiasme. Silence! par mes soins je prĂ©tends vous sauver. Toinette Dieux! quel enthousiasme! Crispin Halte lĂ ! mon gĂ©nie Va des fureurs du sort affranchir votre vie. Ne redoutez plus rien; je vais tarir vos pleurs, Et vous allez par moi voir finir vos malheurs. Oui, quoique le destin vous livre ici la guerre, Si Crispin est pour vous... Toinette Quel bruit pour ne rien faire! Crispin Osez-vous me troubler, dans l'Ă©tat oĂÂč je suis? Si ma main... Mais, plutĂÂŽt, rappelons nos esprits. J'enfante... Toinette Un avorton. Crispin Le dessein d'une intrigue. Toinette Eh! ne dirait-on pas qu'il mĂ©dite une ligue? Venons, venons au fait. Crispin Enfin je l'ai trouvĂ©. Toinette Ha! votre enthousiasme est enfin achevĂ©. Crispin, parlant Ă Philine. D'Ariste vous craignez la subite arrivĂ©e. Philine Peut-ĂÂȘtre qu'Ă ce vieux je me verrais livrĂ©e. Crispin, Ă ClĂ©andre. Vaines terreurs, chansons. Vous, vous ĂÂȘtes certain De ne pouvoir jamais lui donner votre main? ClĂ©andre Oui vraiment. Crispin Avec moi, tout ceci bagatelle. ClĂ©andre HĂ© que faire? Crispin Ah! parbleu, mĂ©nagez ma cervelle. Toinette BenĂÂȘt! Crispin Sans compliment c'est dans cette journĂ©e, Qu'Ariste doit venir pour tenter hymĂ©nĂ©e? Toinette Sans doute. Crispin Du voyage il perdra tous les frais. Je saurai de ces lieux l'Ă©loigner pour jamais. Quand il sera parti, je prendrai sa figure D'un campagnard grossier imitant la posture, J'irai trouver ce pĂšre, et vous verrez enfin Et quel trĂ©sor je suis, et ce que vaut Crispin. Toinette Mais enfin, lui parti, cet homme de finance, De La BoursiniĂšre, est rival d'importance. Crispin Nous pourvoirons Ă tout. Toinette Ce chevalier charmant?... Crispin Ce sont de nos cadets brouillĂ©s avec l'argent Chez les vieilles beautĂ©s est leur bureau d'adresse. Qu'il y cherche fortune. Toinette HĂ© oui, mais le temps presse. Ne t'amuse donc pas, Crispin; il faut pourvoir A chasser tous les trois, et mĂÂȘme dĂšs ce soir. Ariste Ă©tant parti, dis-nous par quelle adresse, Des deux autres messieurs... Crispin J'ai des tours de souplesse Dont l'effet sera sĂ»r... A propos, j'ai besoin De quelque habit de femme. ClĂ©andre HĂ© bien! j'en aurai soin Va, je t'en donnerai. Crispin Je connais certain drĂÂŽle, Que je dois employer, et qui jouera son rĂÂŽle. Se tournant vers ClĂ©andre et Philine, il dit Vous, ne paraissez pas; et vous, ne craignez rien Tout doit vous rĂ©ussir, cet oracle est certain. Je ne m'Ă©loigne pas. Avertis-moi, Toinette, Si l'un des trois arrive, afin que je l'arrĂÂȘte. ClĂ©andre Adieu, chĂšre Philine. Philine ScĂšne IV ClĂ©andre, Crispin ClĂ©andre Mais dis, Crispin, Pour tromper DĂ©mocrite es-tu bien assez fin? Crispin Reposez-vous sur moi, dormez en assurance, Et mĂ©ritez mes soins par votre confiance. De ce que j'entreprends je sors avec honneur, Ou j'en sors, pour le moins, toujours avec bonheur. ClĂ©andre Que tu me rends content! Si j'Ă©pouse Philine, Je te fonde, Crispin, une sĂ»re cuisine. Crispin Je savais autrefois quelques mots de latin Mais depuis qu'Ă vos pas m'attache le destin, De tous les temps, celui que garde ma mĂ©moire. C'est le futur, soit dit sans taxer votre gloire, Vous dites au futur Ca, tu seras payĂ©; Pour de prĂ©sent, caret vous l'avez oubliĂ©. ClĂ©andre Va, tu ne perdras rien; ne te mets point en peine. Crispin Quand vous vous marierez, j'aurai bien mon Ă©trenne. Sortons; mais quel serait ce grand original? Ma foi, ce pourrait bien ĂÂȘtre notre animal. Allez chez vous m'attendre. ScĂšne V Crispin, Ariste, MaĂtre Jacques, suivant Ariste. MaĂtre Jacques C'est lĂ , monsieur Ariste VelĂ bian la maison, je le sens Ă la piste; Mais l'homme que voici nous instruira de ça. Crispin, s'entortillant le nez dans son manteau. Que cherchez-vous, Messieurs? Ariste Ne serait-ce pas lĂ La maison d'un nommĂ© le Seigneur DĂ©mocrite? MaĂtre Jacques Je sons partis tous deux pour lui rendre visite. Crispin Oui, que demandez-vous? Ariste J'arrive ici pour lui. MaĂtre Jacques C'est que ce DĂ©mocrite avertit celui-ci Qu'il lui baillait sa fille, et ça m'a fait envie; Je venions assister Ă la çarimonie. Je devons Ă©pouser la fille de Jacquet, Et je venions un peu voir comment ça se fait. Crispin Est-ce Ariste? Ariste C'est moi. MaĂtre Jacques VelĂ sa portraiture, Tout comme l'a bĂÂąti notre mĂšre nature. Crispin Moi, je suis DĂ©mocrite. Ariste Ah! quel heureux hasard! DĂ©mocrite, pardon si j'arrive un peu tard. Crispin Vous vous moquez de moi. MaĂtre Jacques VelĂ donc le biau-pĂšre? Oh! bian, pisque c'est vous, souffrez donc sans mystĂšre Que je vous dĂ©gauchisse un petit compliment, En vous remarcissant de votre traitement. Crispin Vous me comblez d'honneur; je voudrais que ma fille PĂ»t, dans la suite, Ariste, unir notre famille. On nous a fait de vous un si sage rĂ©cit. Ariste Je ne mĂ©rite pas tout ce qu'on en a dit. MaĂtre Jacques PalsanguĂ©! qu'ils feront tous deux un beau carrage Je ne sais pas au vrai si la fille est bian sage; Mais, marguĂ©! je m'en doute. Crispin Il ne me sied pas bien De la louer moi-mĂÂȘme et d'en dire du bien. Vous en pourrez juger, elle est trĂšs vertueuse. MaĂtre Jacques Biau-pĂšre, dites-moi, n'est-elle pas rĂÂȘveuse? Crispin Monsieur sera content s'il devient son Ă©poux. Ariste C'est, je l'ose assurer, mon souhait le plus doux; Et quoique dans ces lieux j'aie fait ma retraite... MaĂtre Jacques, vite. C'est qu'en ville autrefois sa fortune Ă©tait faite. Il Ă©tait emplouyĂ© dans un trĂšs grand emploi; Mais on le rechercha de par Monsieur le Roi. Il avait un biau train; quelques farmiers venirent; Ah! les mĂ©chants bourriaux! les farmiers le forcirent A compter. Ils disiont que Monsieur avait pris Plus d'argent qu'il ne faut et qu'il n'Ă©tait permis; Enfin, tout ci, tout ça, ces gens, pour son salaire, Vouliont, ce disaient-ils, lui faire pardre terre. Ceti-ci prit la mouche; il leur plantit tout lĂ , Et de ci les valets, et les cheviaux de lĂ ; Et Monsieur, bien fĂÂąchĂ© d'une telle avanie, S'en venit dans les champs vivre en mĂ©lancoulie. Ariste Le fait est seulement que, lassĂ© du fracas, Le sĂ©jour du village a pour moi plus d'appas. MaĂtre Jacques, apercevant Toinette Ă une fenĂÂȘtre. Ah! le friand minois que je vois qui regarde! Toinette, Ă la fenĂÂȘtre. Eh! qui sont donc ces gens? MaĂtre Jacques L'agriable camarde! Biau-pĂšre, c'est l'enfant dont vous voulez parler? Crispin Il est vrai, c'est ma fille; et je vais l'appeler. Ma fille, descendez. Il fait signe Ă Toinette. MaĂtre Jacques MorguĂ©, qu'elle est gentille! ScĂšne VI Ariste, MaĂtre Jacques, Crispin, Toinette Crispin, allant au-devant de Toinette, et lui disant bas. Fais ton rĂÂŽle, entends-tu? je te nomme ma fille, Et cet homme est Ariste. Approchez-vous de nous, Ma fille, et saluez votre futur Ă©poux. MaĂtre Jacques JarniguĂ©, la friponne! elle aurait ma tendresse. Ariste Je serais trop heureux, Monsieur, je le confesse. Madame a des appas dont on est si charmĂ©, Qu'en la voyant d'abord on se sent enflammĂ©. Toinette Est-il vrai, trouvez-vous que je sois bien aimable? On ne voit, me dit-on, rien de plus agrĂ©able; En gros je suis parfaite, et charmante en dĂ©tail Mes yeux sont tout de feu, mes lĂšvres de corail, Le nez le plus friand, la taille la plus fine. Mais mon esprit encor vaut bien mieux que ma mine. Gageons que votre coeur ne tient pas d'un filet? Fripon, vous soupirez, avouez-le tout net. Il est tout interdit. Crispin Tu rĂ©ponds Ă merveilles; Courage sur ce ton. MaĂtre Jacques Ca ravit mes oreilles. Ariste Que veut dire ceci? veut-elle badiner? Cet air et ses discours ont droit de m'Ă©tonner. Toinette Je vois que le pauvre homme a perdu la parole S'il devenait muet, papa, je deviens folle. Parlez donc, cher amant, petit mari futur; Sied-il bien aux amants d'avoir le coeur si dur? Allez, petit ingrat, vous mĂ©ritez ma haine. Je ferai dĂ©sormais la fiĂšre et l'inhumaine. Ariste Je n'y comprends plus rien. Toinette Tourne vers moi les yeux, Et vois combien les miens sont tendres amoureux. Ha! que pour toi dĂ©jĂ j'ai conçu de tendresse! O trop heureux mortel de m'avoir pour maĂtresse! Ariste Dans quel Ă©garement... Toinette Vous ne me dites mot! Je vous croyais poli, mais vous n'ĂÂȘtes qu'un sot. Moi devenir sa femme! ha, ha, quelle figure! Marier un objet, chef-d'oeuvre de nature, Fi donc! avec un singe aussi vilain que lui! Ariste, bas. La guenon! Toinette Cher papa, non, j'en mourrais d'ennui. Je suis, vous le savez, sujette Ă la migraine; L'aspect de ce magot la rendrait quotidienne. Que je le hais dĂ©jĂ ! je ne le puis souffrir. S'il devient mon Ă©poux, ma vertu va finir; Je ne rĂ©ponds de rien. Ariste Quelle Ă©trange folie! Crispin Son humeur est contraire Ă la mĂ©lancolie. Ariste A l'autre! Crispin Expliquez-vous, ne vous plaĂt-elle pas? Ariste Sans son extravagance elle aurait des appas. Retirons-nous d'ici, laissons ces imbĂ©ciles Ils auraient de l'argent Ă courir dans les villes. Nous venons de bien loin pour ne voir que des fous. MaĂtre Jacques Adieu, biautĂ© quinteuse; adieu donc, sans courroux. La peste les Ă©touffe. Crispin Mon humeur est mutine Point de bruit, s'il vous plaĂt, ou bien sur votre Ă©chine J'apostrophe un ergo qu'on nomme in barbara. MaĂtre Jacques Ah! morguĂ©, le biau nid que j'avions trouvĂ© lĂ ! ScĂšne VII Crispin, Toinette Crispin Il est congĂ©diĂ©. Toinette *GrĂÂąces Ă mon adresse. Crispin Je te trouve en effet digne de ma tendresse. Toinette Est-il vrai, sieur Crispin? ah! vous vous ravalez. Crispin Vous ne savez donc pas tout ce que vous valez? Toinette C'est trop se prodiguer. Crispin Je ne puis m'en dĂ©fendre Les grands hommes souvent se plaisent Ă descendre. Toinette DĂ©mocrite paraĂt adieu, songe au projet. Crispin Ne t'embarrasse pas va, je sais mon sujet. Je vais me dire Ariste, et trouver DĂ©mocrite, Et je saurai chasser les autres dans la suite. Mais prends garde, l'un d'eux pourrait bien arriver Je ne m'Ă©carte point, viens vite me trouver. Toinette Ils ne viendront qu'au soir rendre visite au pĂšre. Crispin Je pourrai donc les voir et terminer l'affaire. ScĂšne VIII DĂ©mocrite, Toinette DĂ©mocrite Toinette! Toinette Eh bien! Monsieur? DĂ©mocrite Puisque c'est aujourd'hui Qu'Ariste doit venir, ayez soin que pour lui L'on prĂ©pare un rĂ©gal ma fille est prĂ©venue... Toinette Je sais fort bien, Monsieur, qu'elle attend sa venue; Mais, pour ĂÂȘtre sa femme, il est un peu trop vieux. DĂ©mocrite Il a plus de raison. Toinette En sera-t-elle mieux? La raison, Ă son ĂÂąge, est, ma foi, bagatelle, Et la raison n'est pas le charme d'une belle. DĂ©mocrite Mais elle doit suffire. Toinette Oui, pour de vieux Ă©poux; Mais les jeunes, Monsieur, n'en sont pas si jaloux. Un peu moins de raison, plus de galanterie; Et voilĂ ce qui fait le plaisir de la vie. DĂ©mocrite C'en est fait, taisez-vous, je lui laisse le choix Qu'elle prenne celui qui lui plaira des trois. Toinette Mais... DĂ©mocrite Mais retirez-vous, et gardez le silence! Parbleu, c'est bien Ă vous Ă taxer ma prudence! ScĂšne IX DĂ©mocrite, seul. En effet, est-il rien de plus avantageux? Quoi! je prĂ©fĂ©rerais, pour je ne sais quels feux, Un jeune homme sans biens Ă trois partis sortables! Que faire, sans le bien, des figures aimables? S'il gagnait son procĂšs, cet amant si chĂ©ri, En ce cas, il pourrait devenir son mari Mais vider des procĂšs, c'est une mer Ă boire. ScĂšne X DĂ©mocrite, Le Chevalier de la MinardiniĂšre Le Chevalier C'est ici. DĂ©mocrite, ne voyant pas le Chevalier. C'est moi seul, enfin, que j'en veux croire. Le Chevalier Le seigneur DĂ©mocrite est-il pas logĂ© lĂ ? DĂ©mocrite Voulez-vous lui parler? Le Chevalier Oui, Monsieur. DĂ©mocrite Le voilĂ . Le Chevalier La rencontre est heureuse, et ma joie est extrĂÂȘme, En arrivant d'abord, de vous trouver vous-mĂÂȘme. Philine est le sujet qui m'amĂšne vers vous Mon bonheur sera grand si je suis son Ă©poux. Je suis le chevalier de la MinardiniĂšre. DĂ©mocrite Ah! je comprends, Monsieur, et la chose est fort claire; Je suis instruit de tout; j'espĂ©rais de vous voir, Comme on me l'avait dit, aujourd'hui sur le soir. Le Chevalier Puis-je croire, Monsieur, que votre aimable fille Voudra bien consentir d'unir notre famille? DĂ©mocrite Je suis persuadĂ© que vous lui plairez fort. Si vous ne lui plaisiez, elle aurait un grand tort; Mais comme vous avez pressĂ© votre visite, Et qu'on n'espĂ©rait pas que vous vinssiez si vite, Elle est chez un parent, mĂÂȘme assez loin d'ici. Si vous vouliez, Monsieur, revenir aujourd'hui, Vous vous verriez tous deux, et l'on prendrait mesure. Le Chevalier Vous pouvez ordonner, et c'est me faire injure Que de penser, Monsieur, que je plaignis mes pas, Et l'espoir qui me flatte a pour moi trop d'appas. Je reviens sur le soir. ScĂšne XI DĂ©mocrite, seul. Je fais avec prudence De ne l'avoir trompĂ© par aucune assurance. Il est bon de choisir; j'en dois voir encor deux, Et ma fille Ă son grĂ© choisira l'un d'entre eux. Ariste et l'autre ici doivent bientĂÂŽt se rendre, Et j'aurai dans ce jour l'un des trois pour mon gendre. Quelque mĂ©rite enfin qu'ait notre Chevalier, Il faut attendre Ariste et notre financier. L'heure approche, et bientĂÂŽt... ScĂšne XII DĂ©mocrite, Crispin, contrefaisant Ariste. Crispin Morbleu de DĂ©mocrite! Je pense qu'Ă mes yeux sa maison prend la fuite. Depuis longtemps ici que je la cherche en vain, J'aurais, je gage, bu dix chopines de vin. DĂ©mocrite Quel ivrogne! parlez, auriez-vous quelque affaire Avec lui? Crispin Babillard, vous plaĂt-il de vous taire? Vous interroge-t-on? DĂ©mocrite Mais c'est moi qui le suis. Crispin Ah! ah! je me reprends, si je me suis mĂ©pris. Comment vous portez-vous? Je me porte Ă merveille, Et je suis toujours frais, grĂÂące au jus de la treille. DĂ©mocrite Votre nom, s'il vous plaĂt? Crispin Et mon surnom aussi. Je suis Antoine Ariste, arrivĂ© d'aujourd'hui. ExprĂšs pour Ă©pouser votre fille, je pense Car le doute est fondĂ© dessus l'expĂ©rience. DĂ©mocrite Vous ĂÂȘtes goguenard; je suis pourtant charmĂ© De vous voir. Crispin Dites-moi, pourrai-je en ĂÂȘtre aimĂ©? Voyons-la. DĂ©mocrite Je le veux qu'on appelle ma fille. Crispin Je me promets de faire une grande famille; J'aime fort Ă peupler. ScĂšne XIII DĂ©mocrite, Crispin, Philine DĂ©mocrite La voilĂ . Crispin Je la vois. Mon humeur lui plaira, j'en juge Ă son minois. DĂ©mocrite Ma fille, c'est Ariste. Crispin Oh! oh! que de fontange! Il faut quitter cela, ma mignonne, mon ange. Philine Eh! pourquoi les quitter? DĂ©mocrite Quelles sont vos raisons? Crispin Oui, oui, parmi les boeufs, les vaches, les dindons, Il vous fera beau voir de rubans tout ornĂ©e! Dans huit jours vous serez couleur de cheminĂ©e. Tous mes biens sont ruraux, il faut beaucoup de soin TantĂÂŽt c'est au grenier, pour descendre du foin; Veiller sur les valets, leur prĂ©parer la soupe; Filer tantĂÂŽt du lin, et tantĂÂŽt de l'Ă©toupe; A faute de valets, souvent laver les plats, Eplucher la salade, et refaire les draps; Se lever avant jour, en jupe ou camisole; Pour Ă©veiller ses gens, crier comme une folle VoilĂ , ma chĂšre enfant, dĂ©sormais votre emploi, Et de ce que je veux faites-vous une loi. Philine Dieux! quel original! je n'en veux point, mon pĂšre! DĂ©mocrite Ce rustique bourgeois commence Ă me dĂ©plaire. Crispin Ses souliers, pour les champs, sont un peu trop mignons Dans une basse-cour, des sabots seront bons. Philine Des sabots! DĂ©mocrite Des sabots! Crispin Oui, des sabots, ma fille. Sachez qu'on en porta toujours dans ma famille; Et j'ai mĂÂȘme un cousin, Ă prĂ©sent financier, Qui jadis, sans reproche, Ă©tait un sabotier. Croyez-moi, vous serez mille fois plus charmante, Quand, au lieu de damas, habillĂ©e en servante, Et devenue enfin une grosse dondon, De ma maison des champs vous prendrez le timon. DĂ©mocrite Le prenne qui voudra mais je vous remercie. Non, je n'en vis jamais, de si sot, en ma vie. Adieu, sieur campagnard je vous donne un bonsoir. Pour ma fille, jamais n'espĂ©rez de l'avoir. Laissons-le. Crispin Dieu vous gard. Parbleu! qu'elle choisisse; Qu'elle prenne un garçon, Normand, Breton ou Suisse; Et que m'importe Ă moi! ScĂšne XIV Crispin, seul. Pour la subtilitĂ©, Je pense qu'ici-bas mon pareil n'est pas nĂ©. Que d'adresse, morbleu! De Paris jusqu'Ă Rome On ne trouverait pas un aussi galant homme. Oui, je suis, dans mon genre, un grand original; Les autres, aprĂšs moi, n'ont qu'un talent banal. En fait d'esprit, de ton, les anciens ont la gloire; Qu'ils viennent avec moi disputer la victoire. Un modĂšle pareil va tous les effacer. Il est vrai que de soi c'est un peu trop penser; Mais quoi! je ne mens pas, et je me rends justice; Un peu de vanitĂ© n'est pas un si grand vice. Ce n'est pourtant pas tout reste deux, et partant Il faut les Ă©carter; le cas est important. Ces deux autres messieurs n'ont point vu DĂ©mocrite; Aucun d'eux n'est venu pour lui rendre visite. Toinette m'en assure; elle veille au logis Si quelqu'un arrivait, elle en aurait avis. Je connais nos rivaux mĂÂȘme, par aventure, A tous les deux jadis je servis de Mercure. Je vais donc les trouver, et par de faux discours, Pour jamais dans leurs coeurs Ă©teindre leurs amours. J'ai dĂ©jĂ prudemment prĂ©venu certain drĂÂŽle, Qui d'un faux financier jouera fort bien le rĂÂŽle. Mais le voilĂ qui vient, notre vrai financier. Courage, il faut ici faire un tour du mĂ©tier. Il arrive Ă propos. ScĂšne XV Crispin, Le Financier Le Financier, arrivant sans voir Crispin. Oui, voilĂ sa demeure; Sans doute je pourrai le trouver Ă cette heure. Mais, est-ce toi, Crispin? Crispin C'est votre serviteur. Et quel hasard, Monsieur, ou plutĂÂŽt quel bonheur Fait qu'on vous trouve ici? Le Financier J'y fais un mariage. Crispin Vous mariez quelqu'un dans ce petit village? Le Financier Connais-tu DĂ©mocrite? Crispin HĂ©! je loge chez lui. Le Financier Quoi! tu loges chez lui? j'y viens moi-mĂÂȘme aussi. Crispin HĂ© qu'y faire? Le Financier J'y viens pour Ă©pouser sa fille. Crispin Quoi! vous vous alliez avec cette famille! Le Financier HĂ©, ne fais-je pas bien? Crispin Je suis de la maison, Et je ne puis parler. Le Financier Tu me donnes soupçon De grĂÂące, explique-toi. Crispin Je n'ose vous rien dire. Le Financier Quoi! tu me cacherais?... Crispin Je n'aime point Ă nuire. Le Financier Crispin, encore un coup... Crispin Ah! si l'on m'entendait, Je serais mort, Monsieur, et l'on m'assommerait. Le Financier Quoi! Crispin autrefois qui fut Ă mon service!... Crispin Enfin, vous voulez donc, Monsieur, que je pĂ©risse? Le Financier Ne t'embarrasse pas. Crispin Gardez donc le secret. Je suis perdu, Monsieur, si vous n'ĂÂȘtes discret. Je tremble. Le Financier Parle donc. Crispin Eh bien donc! cette fille, Son pĂšre et ses parents et toute la famille, Tombent d'un certain mal que je n'ose nommer. Le Financier Ha Crispin, quelle horreur! tu me fais frissonner. Je venais de ce pas rendre visite au pĂšre, Et peut-ĂÂȘtre, sans toi, j'eus terminĂ© l'affaire. A prĂ©sent, c'en est fait, je ne veux plus le voir, Je m'en retourne enfin Ă Paris dĂšs ce soir. Crispin Je m'enfuis, mais sur tout gardez bien le silence. Le Financier Tiens! Crispin Je n'exige pas, Monsieur, de rĂ©compense. Le Financier Tiens donc. Crispin Vous le voulez, il faut vous obĂ©ir. Adieu, Monsieur motus! ScĂšne XVI Le Financier, seul. Qu'allais-je devenir? J'aurais, sans son avis, fait un beau mariage! Elle m'eĂ»t apportĂ© belle dot en partage! Je serais bien fĂÂąchĂ© d'ĂÂȘtre Ă©poux Ă ce prix; Je ne suis point assez de ses appas Ă©pris. Retirons-nous... Pourtant un peu de biensĂ©ance, A vrai dire, n'est pas de si grande importance. DĂ©mocrite m'attend avant que de quitter, Il est bon de le voir et de me rĂ©tracter. ScĂšne XVII Le Financier, Toinette, DĂ©mocrite Le Financier frappe. Toinette, Ă la porte. Que voulez-vous, Monsieur? Le Financier Le seigneur DĂ©mocrite Est-il lĂ ? je venais pour lui rendre visite. Toinette DĂ©mocrite, Ă une fenĂÂȘtre. Qui frappe lĂ -bas? Ă qui donc en veut-on? Le Financier rĂ©pond. Le seigneur DĂ©mocrite est-il en sa maison? DĂ©mocrite J'y suis et je descends. Le Financier Vous vous trompiez, la belle. Toinette D'accord. Et Ă part. C'est bien en vain que j'ai fait sentinelle. Tout ceci va fort mal les desseins de Crispin, Autant qu'on peut juger, n'auront pas bonne fin. Je ne m'en mĂÂȘle plus. ScĂšne XVIII Le Financier, DĂ©mocrite Le Financier J'Ă©tais dans l'espĂ©rance De pouvoir avec vous contracter alliance. Un accident, Monsieur, m'oblige de partir J'ai cru de mon devoir de vous en avertir. DĂ©mocrite Vous ĂÂȘtes donc Monsieur de la BoursiniĂšre? Et quel malheur, Monsieur, quelle subite affaire Peut, en si peu de temps, causer votre dĂ©part? A cet Ă©loignement ma fille a-t-elle part? Le Financier Non, Monsieur. DĂ©mocrite Permettez pourtant que je soupçonne; Et dans l'Ă©tonnement qu'un tel dĂ©part me donne, J'entrevois que peut-ĂÂȘtre ici quelque jaloux Pourrait, en ce moment, vous Ă©loigner de nous. Vous ne rĂ©pondez rien, avouez-moi la chose; D'un changement si grand apprenez-moi la cause. J'y suis intĂ©ressĂ©; car si des envieux Vous avaient fait, Monsieur, des rapports odieux, Je ne vous retiens pas, mais daignez m'en instruire. Il faut vous dĂ©tromper. Le Financier Que pourrais-je vous dire? DĂ©mocrite Non, non, il n'est plus temps de vouloir le celer. Je vois trop ce que c'est, et vous pouvez parler. Le Financier N'avez-vous pas chez vous un valet que l'on nomme Crispin? DĂ©mocrite Moi? de ce nom je ne connais personne. Le Financier Le fourbe! il m'a trompĂ©. DĂ©mocrite Eh bien donc? ce Crispin? Le Financier Il s'est dit de chez vous. DĂ©mocrite Il ment, c'est un coquin. Le Financier Un mal affreux, dit-il, attaquait votre fille. Il en a dit autant de toute la famille. DĂ©mocrite D'un rapport si mauvais je ne puis me fĂÂącher. Le Financier Mais il faut le punir, et je vais le chercher. DĂ©mocrite Allez, je vous attends. Le Financier Au reste, je vous prie, Que je ne souffre point de cette calomnie. DĂ©mocrite J'ai le coeur mieux placĂ©. ScĂšne XIX DĂ©mocrite, Frontin arrive, contrefaisant le Financier. DĂ©mocrite, sans le voir. Quelle mĂ©chancetĂ©! Qui peut ĂÂȘtre l'auteur de cette faussetĂ©? Frontin, contrefaisant le Financier. Le rĂÂŽle que Crispin ici me donne Ă faire N'est pas des plus aisĂ©s, et veut bien du mystĂšre. DĂ©mocrite, sans le voir. Souvent, sans le savoir, on a des ennemis CachĂ©s sous le beau nom de nos meilleurs amis. Frontin Connaissez-vous ici le seigneur DĂ©mocrite? Je viens exprĂšs ici pour lui rendre visite. DĂ©mocrite C'est moi. Frontin J'en suis ravi ce que j'ai de crĂ©dit Est Ă votre service. DĂ©mocrite Eh! mais, dans quel esprit Me l'offrez-vous, Ă moi? votre nom, que je sache, M'est inconnu; qu'importe?... On dirait qu'il se fĂÂąche. Est-on Turc avec ceux que l'on ne connaĂt pas? Je ne suis pas de ceux qui font tant de fracas. Frontin En buvant tous les deux, nous saurons qui nous sommes. DĂ©mocrite, bas. Il est, je l'avouerai, de ridicules hommes. Frontin Je suis de vos amis, je vous dirai mon nom. DĂ©mocrite Il ne s'agit ici de nom ni de surnom. Frontin Vous ĂÂȘtes aujourd'hui d'une humeur chagrinante Mon amitiĂ© pourtant n'est pas indiffĂ©rente. DĂ©mocrite Finissons, s'il vous plaĂt. Frontin Je le veux. Dites-moi Comment va notre enfant? Elle est belle, ma foi; Je veux dĂšs aujourd'hui lui donner sĂ©rĂ©nade. DĂ©mocrite Qu'elle se porte bien, ou qu'elle soit malade, Que vous importe Ă vous? Frontin Je la connais fort bien; Elle est riche, papa mais vous n'en dites rien; Il ne tiendra qu'Ă vous de terminer l'affaire. DĂ©mocrite Je n'entends rien, Monsieur, Ă tout ce beau mystĂšre. Frontin Vous le dites. DĂ©mocrite J'en jure. Frontin Oh! point de jurement. Je ne vous en crois pas, mĂÂȘme Ă votre serment. DĂ©mocrite, entre nous, point tant de modestie. Venons au fait. DĂ©mocrite Monsieur, avez-vous fait partie De vous moquer de moi? Frontin Morbleu! point de dĂ©tours. Faites venir ici l'objet de mes amours. La friponne, je crois qu'elle en sera bien aise; Et vous l'ĂÂȘtes aussi, papa, ne vous dĂ©plaise. J'en suis ravi de mĂÂȘme, et nous serons tous trois. En mĂÂȘme temps, ici, plus contents que des rois. Savez-vous qui je suis? DĂ©mocrite Il ne m'importe guĂšre. Frontin Ah! si vous le saviez, vous diriez le contraire. DĂ©mocrite Moi! Frontin Je gage que si. Je suis, pour abrĂ©ger... DĂ©mocrite Je n'y prends nulle part, et ne veux point gager. Frontin C'est qu'il a peur de perdre. DĂ©mocrite Eh bien! soit je me lasse De ce galimatias; expliquez-vous de grĂÂące. Frontin Je suis le financier qui devait sur le soir, Pour ce que vous savez, vous parler et vous voir. DĂ©mocrite, Ă©tonnĂ©. Quelle est donc cette Ă©nigme? Frontin Un peu de patience; J'adoucirai bientĂÂŽt votre aigre rĂ©vĂ©rence. J'ai mille francs et plus de revenu par jour Dites, avec cela peut-on faire l'amour? Grand nombre de chevaux, de laquais, d'Ă©quipages. Quand je me marierai, ma femme aura des pages. Voyez-vous cet habit? il est beau, somptueux; Un autre avec cela ferait le glorieux Fi! c'est un guenillon que je porte en campagne Vous croiriez ma maison un pays de cocagne. Voulez-vous voir mon train? il est fort prĂšs d'ici. DĂ©mocrite Je m'y perds. Frontin Ma livrĂ©e est magnifique aussi. Papa, savez-vous bien qu'un excĂšs de tendresse Va rendre votre enfant de tant de biens maĂtresse? Vous avez, m'a-t-on dit, en rente, vingt mil francs. Partagez-nous-en dix, et nous serons contents. AprĂšs cela, mourez pour nous laisser le reste. Dites, en vĂ©ritĂ©, puis-je ĂÂȘtre plus modeste? DĂ©mocrite Non, je n'y connais rien; Monsieur le financier, Ou qui que vous soyez, il faudrait vous lier; Je ne puis dĂ©mĂÂȘler si c'est la fourberie, Ou si ce n'est enfin que pure frĂ©nĂ©sie Qui vous conduit ici mais n'y revenez plus. Frontin Adieu, je mangerai tout seul mes revenus. Vinssiez-vous Ă prĂ©sent prier pour votre fille, J'abandonne Ă jamais votre ingrate famille. Frontin sort en riant. ScĂšne XX DĂ©mocrite, seul. Je ne puis dĂ©brouiller tout ce galimatias, Et tout ceci me met dans un grand embarras. ScĂšne XXI DĂ©mocrite, Crispin, dĂ©guisĂ© en femme. Crispin N'est-ce pas vous, Monsieur, qu'on nomme DĂ©mocrite? DĂ©mocrite Crispin Vous ĂÂȘtes, dit-on, un homme de mĂ©rite; Et j'espĂšre, Monsieur, de votre probitĂ©, Que vous Ă©couterez mon infĂ©licitĂ© Mais puis-je dans ces lieux me dĂ©couvrir sans crainte? DĂ©mocrite Ne craignez rien. Crispin O ciel! sois touchĂ© de ma plainte! Vous me voyez, Monsieur, rĂ©duite au dĂ©sespoir, CausĂ© par un ingrat qui m'a su dĂ©cevoir. DĂ©mocrite Dans un malheur si grand, pourrais-je quelque chose? Crispin Oui, Monsieur, vous allez en apprendre la cause Mais la force me manque, et, dans un tel rĂ©cit, Mon coeur respire Ă peine, et ma douleur s'aigrit. DĂ©mocrite Calmez les mouvements dont votre ĂÂąme agitĂ©e... Crispin HĂ©las! par les sanglots ma voix est arrĂÂȘtĂ©e Mais enfin, il est temps d'avouer mon malheur. Daigne le juste ciel terminer ma douleur! J'aime depuis longtemps un Chevalier parjure, Qui sut de ses serments dĂ©guiser l'imposture, Le cruel! J'eus pitiĂ© de tous ses feints tourments. HĂ©las! de son bonheur je hĂÂątai les moments. Je l'Ă©pousai, Monsieur mais notre mariage, A l'insu des parents, se fit dans un village; Et croyant avoir mis ma conscience en repos, Je me livrai, Monsieur. Pour comble de tous maux, Il diffĂ©ra toujours de m'avouer pour femme. Je rĂ©pandis des pleurs pour attendrir son ĂÂąme. HĂ©las! Ă©pargnez-moi ce triste souvenir, Et ne remĂ©dions qu'aux maux de l'avenir. Cet ingrat chevalier Ă©pouse votre fille. DĂ©mocrite Quoi! c'est celui qui veut entrer dans ma famille? Crispin Lui-mĂÂȘme! vous voyez la noire trahison. DĂ©mocrite Cette action est noire. Crispin HĂ©las! c'est un fripon. Cet ingrat m'a sĂ©duite Ha Monsieur, quel dommage De tromper lĂÂąchement une fille Ă mon ĂÂąge! DĂ©mocrite Il vient bien Ă propos, nous pourrons lui parler. Crispin veut s'en aller. Non, non, je vais sortir. DĂ©mocrite Pourquoi vous en aller? Crispin Ah! c'est un furieux. DĂ©mocrite Tenez-vous donc derriĂšre; Il ne vous verra pas. Crispin J'ai peur. DĂ©mocrite Laissez-moi faire. ScĂšne XXII DĂ©mocrite, Le Chevalier et Crispin, qui, pendant cette scĂšne, fait tous les signes d'un homme qui veut s'en aller. Le Chevalier Quoique j'eus rĂ©solu de ne plus vous revoir Et que je dus partir de ces lieux dĂšs ce soir, J'ai cru devoir encor rĂ©tracter ma parole, RĂ©solu de ne point Ă©pouser une folle. Je suis fĂÂąchĂ©, Monsieur, de vous parler si franc; Mais vous mĂ©ritez bien un pareil compliment, Puisque vous me trompiez, sans un avis fidĂšle. Votre fille est fort riche, elle est jeune, elle est belle; Mais les frĂ©quents accĂšs qui troublent son esprit Ne sont pas de mon goĂ»t. DĂ©mocrite Eh! qui vous l'a donc dit Qu'elle eĂ»t de ces accĂšs? Le Chevalier J'ai promis de me taire. Celui de qui je tiens cet avis salutaire, Je le connais fort bien, et vous le connaissez. Cet homme est de chez vous, c'est vous en dire assez. DĂ©mocrite Cet homme a dĂ©jĂ fait une autre menterie C'est un nommĂ© Crispin, insigne en fourberie; Je n'en sais que le nom, il n'est point de chez moi. Mais vous, n'avez-vous point engagĂ© votre foi? Vous ĂÂȘtes interdit! que prĂ©tendiez-vous faire? Vous marier deux fois? Le Chevalier Quel est donc ce mystĂšre? DĂ©mocrite Vous devriez rougir d'une telle action C'est du ciel s'attirer la malĂ©diction. Et ne savez-vous pas que la polygamie Est ici cas pendable et qui coĂ»te la vie? Le Chevalier Moi, je suis mariĂ©! qui vous fait ce rapport? DĂ©mocrite Oui, voilĂ mon auteur, regardez si j'ai tort. Le Chevalier Eh bien? DĂ©mocrite C'est votre femme. Le Chevalier Ah! le plaisant visage, Le ragoĂ»tant objet que j'avais en partage! Mais je crois la connaĂtre. Ah parbleu! c'est Crispin, Lui-mĂÂȘme. DĂ©mocrite, Ă©tonnĂ©. Ce fripon, cet insigne coquin? Le Chevalier Malheureux, tu m'as dit que Philine Ă©tait folle, RĂ©ponds donc! Crispin Ah, Monsieur, j'ai perdu la parole. DĂ©mocrite ArrĂÂȘtons ce maraud. Crispin Oui, je suis un fripon Ayez pitiĂ© de moi. Le Chevalier Mille coups de bĂÂąton, Fourbe, vont te payer. ScĂšne XXIII Le Financier arrive; DĂ©mocrite, Crispin, Le Chevalier Le Financier Ma peine est inutile, Je crois que notre fourbe a regagnĂ© la ville, Je n'ai pu le trouver. DĂ©mocrite Regardez ce minois; Le reconnaissez-vous? Le Financier Eh! c'est Crispin, je crois. DĂ©mocrite C'est lui-mĂÂȘme. Le Financier Voleur! Crispin, en tremblant. Ah! je suis prĂÂȘt Ă rendre L'argent que j'ai reçu... vous me l'avez fait prendre. DĂ©mocrite, au financier. Qui m'aurait envoyĂ© tantĂÂŽt certain fripon? Il s'est dit financier, et prenait votre nom. Le Financier Le mien? DĂ©mocrite Oui, le coquin ne disait que sottises. Le Financier, Ă Crispin. N'Ă©tait-ce pas de toi qu'il les avait apprises? Crispin Vous l'avez dit, oui, j'ai fait tout le mal; Mais Ă mon crime, hĂ©las! mon regret est Ă©gal. Le Financier Ah! monsieur l'hypocrite! ScĂšne XXIV Le Chevalier , Le Financier, DĂ©mocrite, Crispin, Ariste, suivi de MaĂtre Jacques Ariste Il faut nous en instruire. MaĂtre Jacques ParguĂ©, ces biaux messieurs pourront bian nous le dire. Ariste DĂ©mocrite, Messieurs, est-il connu de vous? MaĂtre Jacques C'est que j'en savons un qui s'est moquĂ© de nous. VelĂ , Monsieur, Ariste. DĂ©mocrite, avec prĂ©cipitation. Ariste? MaĂtre Jacques Oui, lui-mĂÂȘme. DĂ©mocrite Mais cela ne se peut, ma surprise est extrĂÂȘme. Ariste C'est cependant mon nom. MaĂtre Jacques J'Ă©tions venus tantĂÂŽt Pour le voir mais j'avons trouvĂ© queuque maraud, Qui disait comme ça qu'il Ă©tait DĂ©mocrite. Mais le drĂÂŽle a bian mal payĂ© notre visite. Il avait avec lui queuque friponne itou, Qui tournait son esprit tout sens dessus dessous Alle faisait la folle, et se disait la fille De ce biau DĂ©mocrite; elle Ă©tait bian habile. Enfin ils ont tant fait, qu'Ariste que velĂ , Qui venait pour les voir, les a tous plantĂ©s lĂ . Or j'avons vu tantĂÂŽt passer ce mĂ©chant drĂÂŽle; J'ons tous deux en ce temps lĂÂąchĂ© quelque parole, Montrant ce DĂ©mocrite. "HĂ© bon! ce n'est pas li", A dit un paysan de ce village-ci. Dame! ça nous a fait sopçonner queuque chose. Monsieur, je sons trompĂ©, j'en avons une dose, Ai-je dit, moi. ParguĂ©! pour ĂÂȘtre plus certain, Je venons en tout ça savoir encor la fin. Ariste La chose est comme il dit. DĂ©mocrite C'est encor ton ouvrage, Dis, coquin? Crispin Il est vrai. MaĂtre Jacques Quel est donc ce visage? C'est notre homme! DĂ©mocrite, Ă Ariste. C'est lui, mais le fourbe a plus fait, Il m'a trompĂ© de mĂÂȘme, et vous a contrefait. Crispin HĂ©las! DĂ©mocrite Vous Ă©tiez trois qui demandiez ma fille; Et qui vouliez, Messieurs, entrer dans ma famille, Ma fille aimait dĂ©jĂ , elle avait fait son choix, Et refusait toujours d'Ă©pouser l'un des trois. Je vous mĂ©nageai tous, dans la douce espĂ©rance Avec un de vous trois d'entrer en alliance; J'ignore les raisons qui poussent ce coquin. Crispin Je vais tout avouer je m'appelle Crispin, Ecoutez-moi sans bruit, quatre mots font l'affaire. DĂ©mocrite frappe. Un laquais paraĂt qui fait venir Philine. Qu'on appelle ma fille. A tout ce beau mystĂšre A-t-elle quelque part? Crispin Vous allez le savoir Ces trois messieurs devaient vous parler sur le soir, Et l'un des trois allait devenir votre gendre. ClĂ©andre, au dĂ©sespoir, voulait aller se pendre; Il aime votre fille, il en est fort aimĂ©. Or, Ă©tant son valet, dans cette extrĂ©mitĂ©, Je m'offris sur le champ de dĂ©tourner l'orage, Et Toinette avec moi joua son personnage. De tout ce qui s'est fait, enfin, je suis l'auteur; Mais je me repens bien d'ĂÂȘtre nĂ© trop bon coeur Sans cela... DĂ©mocrite Franc coquin! Et puis Ă sa fille qui entre. Vous voilĂ donc, ma fille! En fait de tours d'esprit, vous ĂÂȘtes fort habile, Mais votre habiletĂ© ne servira de rien Vous n'Ă©pouserez point un jeune homme sans bien. DĂ©terminez-vous donc. Philine Mettez-vous Ă ma place, Mon pĂšre, et dites-moi ce qu'il faut que je fasse. DĂ©mocrite, Ă Crispin. Toi, sors d'ici, maraud, et ne parais jamais. Crispin, s'en allant. Je puis dire avoir vu le bĂÂąton de bien prĂšs. Il dit le vers suivant Ă ClĂ©andre qui entre. Vous venez Ă propos quoi! vous osez paraĂtre! ScĂšne XXV et derniĂšre DĂ©mocrite, ClĂ©andre, Philine, Toinette, Crispin, Le Chevalier, Le Financier, Ariste, MaĂtre Jacques. ClĂ©andre De mon destin, Monsieur, je viens vous rendre maĂtre; Pardonnez aux effets d'un violent amour, Et vous-mĂÂȘme dictez notre arrĂÂȘt en ce jour. Je me suis, il est vrai, servi de stratagĂšme; Mais que ne fait-on pas, pour avoir ce qu'on aime? On m'enlevait l'objet de mes plus tendres feux, Et, pour tout avouer, nous nous aimons tous deux. Vous connaissez, Monsieur, mon sort et ma famille; Mon procĂšs est gagnĂ©, j'adore votre fille Prononcez, et s'il faut embrasser vos genoux... Ariste De vos liens, pour moi, je ne suis point jaloux. Le Chevalier A vos dĂ©sirs aussi je suis prĂÂȘt Ă souscrire Le Financier Je me dĂ©pars de tout, je ne puis pas plus dire. Philine Mon pĂšre, faites-moi grĂÂące, et mon coeur est tout prĂÂȘt S'il faut Ă mon amant renoncer pour jamais. Crispin HĂ©las! que de douceur! Toinette Monsieur, soyez sensible. DĂ©mocrite C'en est fait, et mon coeur cesse d'ĂÂȘtre inflexible. Levez-vous, finissez tous vos remerciements Je ne sĂ©pare plus de si tendres amants. Ces messieurs resteront pour la cĂ©rĂ©monie. Soyez contents tous deux, votre peine est finie. Crispin, Ă Toinette. Finis la mienne aussi, marions-nous tous deux. Je suis pressĂ©, Toinette. Toinette Es-tu bien amoureux? Crispin Ha! l'on ne vit jamais pareille impatience, Et l'amour dans mon coeur Ă©puise sa puissance. Viens, ne retarde point l'instant de nos plaisirs Prends ce baiser pour gage, objet de mes dĂ©sirs Un seul ne suffit pas. Toinette Quelle est donc ta folie? Que fais-tu? Crispin Je pelote en attendant partie. ClĂ©andre Puisque vous vous aimez, je veux vous marier. Crispin Le veux-tu? Toinette J'y consens. Crispin Tu te fais bien prier! L'Amour et la vĂ©ritĂ© Dialogue entre l'Amour et la VĂ©ritĂ© ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 3 mars 1720 Dialogue entre l'Amour et la VĂ©ritĂ© L'Amour. - Voici une dame que je prendrais pour la VĂ©ritĂ©, si elle n'Ă©tait si ajustĂ©e. La VĂ©ritĂ©. - Si ce jeune enfant n'avait l'air un peu trop hardi, je le croirais l'Amour. L'Amour. - Elle me regarde. La VĂ©ritĂ©. - Il m'examine. L'Amour. - Je soupçonne Ă peu prĂšs ce que ce peut ĂÂȘtre; mais soyons-en sĂ»r. Madame, Ă ce que je vois, nous avons une curiositĂ© mutuelle de savoir qui nous sommes; ne faisons point de façon de nous le dire. La VĂ©ritĂ©. - J'y consens, et je commence. Ne seriez-vous pas le petit libertin d'Amour, qui depuis si longtemps tient ici-bas la place de l'Amour tendre? Enfin n'ĂÂȘtes-vous pas l'Amour Ă la mode? L'Amour. - Non, Madame, je ne suis ni libertin, ni par consĂ©quent Ă la mode, et cependant je suis l'Amour. La VĂ©ritĂ©. - Vous, l'Amour! L'Amour. - Oui, le voilĂ . Mais vous, Madame, ne tiendriez-vous pas lieu de la VĂ©ritĂ© parmi les hommes? N'ĂÂȘtes-vous pas l'Erreur, ou la Flatterie? La VĂ©ritĂ©. - Non, charmant Amour, je suis la VĂ©ritĂ© mĂÂȘme; je ne suis que cela. L'Amour. - Bon! Nous voilĂ deux divinitĂ©s de grand crĂ©dit! Je vous demande pardon de vous avoir scandalisĂ©e, vous, dont l'honneur est de ne le pas ĂÂȘtre. La VĂ©ritĂ©. - Ce reproche me fait rougir; mais je vous rendrai raison de l'Ă©quipage oĂÂč vous me voyez, quand vous m'aurez rendu raison de l'air libertin et cavalier rĂ©pandu sur vos habits et sur votre physionomie mĂÂȘme. Qu'est devenu cet air de vivacitĂ© tendre et modeste? Que sont devenus ces yeux qui apprivoisaient la vertu mĂÂȘme, qui ne demandaient que le coeur? Si ces yeux-lĂ n'attendrissent point, ils dĂ©bauchent. L'Amour. - Tels que vous les voyez cependant, ils ont dĂ©plu par leur sagesse; on leur en trouvait tant, qu'ils en Ă©taient ridicules. La VĂ©ritĂ©. - Et dans quel pays cela vous est-il arrivĂ©? L'Amour. - Dans le pays du monde entier. Vous ne vous ressouvenez peut-ĂÂȘtre pas de l'origine de ce petit effrontĂ© d'Amour, pour qui vous m'avez pris. HĂ©las! C'est moi qui suis cause qu'il est nĂ©. La VĂ©ritĂ©. - Comment cela? L'Amour. - J'eus querelle un jour avec l'Avarice et la DĂ©bauche. Vous avez combien j'ai d'aversion pour ces deux divinitĂ©s; je leur donnai tant de marques de mĂ©pris, qu'elles rĂ©solurent de s'en venger. La VĂ©ritĂ©. - Les mĂ©chantes! eh! que firent-elles? L'Amour. - Voici le tour qu'elles me jouĂšrent. La DĂ©bauche s'en alla chez Plutus, le dieu des richesses; le mit de bonne humeur, fit tomber la conversation sur VĂ©nus, lui vanta ses beautĂ©s, sa blancheur, son embonpoint, etc. Plutus, Ă ce rĂ©cit, prit un goĂ»t de conclusions, l'appĂ©tit vint au gourmand, il n'aima pas VĂ©nus il la dĂ©sira. La VĂ©ritĂ©. - Le malhonnĂÂȘte. L'Amour. - Mais, comme il craignait d'ĂÂȘtre rebutĂ©, la DĂ©bauche l'enhardit, en lui promettant son secours et celui de l'Avarice auprĂšs de VĂ©nus Vous ĂÂȘtes riche, lui dit-elle, ouvrez vos trĂ©sors Ă VĂ©nus, tandis que mon amie l'Avarice appuiera vos offres auprĂšs d'elle, et lui conseillera d'en profiter. Je vous aiderai de mon cĂÂŽtĂ©, moi. La VĂ©ritĂ©. - Je commence Ă me remettre votre aventure. L'Amour. - Vous n'avez pas un grand gĂ©nie, dit la DĂ©bauche Ă Plutus, mais vous ĂÂȘtes un gros garçon assez ragoĂ»tant. Je ferai faire Ă VĂ©nus une attention lĂ -dessus, qui peut-ĂÂȘtre lui tiendra lieu de tendresse; vous serez magnifique, elle est femme. L'Avarice et moi, nous vous servirons bien, et il est des moments oĂÂč il n'est pas besoin d'ĂÂȘtre aimĂ© pour ĂÂȘtre heureux. La VĂ©ritĂ©. - La plupart des amants doivent Ă ces moments-lĂ toute leur fortune. L'Amour. - AprĂšs ce discours, Plutus impatient courut tenter l'aventure. Or, argent, bijoux, prĂ©sents de toute sorte, soutenus de quelques bredouilleries, furent auprĂšs de VĂ©nus les truchements de sa belle passion. Que vous dirai-je enfin, ma chĂšre? un moment de fragilitĂ© me donna pour frĂšre ce vilain enfant qui m'usurpe aujourd'hui mon empire! ce petit dieu plus laid qu'un diable, et que Messieurs les hommes appellent Amour. La VĂ©ritĂ©. - HĂ© bien! Est-ce en lui ressemblant que vous avez voulu vous venger de lui? L'Amour. - Laissez-moi achever; le petit fripon ne fut pas plutĂÂŽt nĂ©, qu'il demanda son apanage. Cet apanage, c'Ă©tait le droit d'agir sur les coeurs. Je ne daignai pas m'opposer Ă sa demande; je lui voyais des airs si grossiers, je lui remarquais un caractĂšre si brutal, que je ne m'imaginai pas qu'il pĂ»t me nuire. Je comptais qu'il ferait peur en se prĂ©sentant, et que ce monstre serait obligĂ© de rabattre sur les animaux. La VĂ©ritĂ©. - En effet, il n'Ă©tait bon que pour eux. L'Amour. - Ses premiers coups d'essai ne furent pas heureux. Il insultait, bien loin de plaire; mais ma foi, le coeur de l'homme ne vaut pas grand'chose; ce maudit Amour fut insensiblement souffert; bientĂÂŽt on le trouva plus badin que moi; moins gĂÂȘnant, moins formaliste, plus expĂ©ditif. Les goĂ»ts se partagĂšrent entre nous deux; il m'enleva de mes crĂ©atures. La VĂ©ritĂ©. - Eh! que devĂntes-vous alors? L'Amour. - Quelques bonnes gens criĂšrent contre la corruption; mais ces bonnes gens n'Ă©taient que des invalides, de vieux personnages, qui, disait-on, avaient leurs raisons pour haĂÂŻr la rĂ©forme; gens Ă qui la lenteur de mes dĂ©marches convenait, et qui prĂÂȘchaient le respect, faute, en le perdant, de pouvoir rĂ©parer l'injure. La VĂ©ritĂ©. - Il en pouvait bien ĂÂȘtre quelque chose. L'Amour. - Enfin, Madame, ces tendres et tremblants aveux d'une passion, ces dĂ©pits dĂ©licats, ces transports d'amour d'aprĂšs les plus innocentes faveurs, d'aprĂšs mille petits riens prĂ©cieux, tout cela disparut. L'un ouvrit sa bourse, l'autre gesticulait insolemment auprĂšs d'une femme, et cela s'appelait une dĂ©claration. La VĂ©ritĂ©. - Ah! l'horreur! L'Amour. - A mon Ă©gard, j'ennuyais, je glaçais; on me regardait comme un innocent qui manquait d'expĂ©rience, et je ne fus plus cĂ©lĂ©brĂ© que par les poĂštes et les romanciers. La VĂ©ritĂ©. - Cela vous rebuta? L'Amour. - Oui, je me retirai, ne laissant de moi que mon nom dont on abusait. Or, il y a quelque temps, que rĂÂȘvant Ă ma triste aventure, il me vint dans l'esprit d'essayer si je pourrais me rĂ©tablir en mitigeant mon air tendre et modeste; peut-ĂÂȘtre, disais-je en moi-mĂÂȘme, qu'Ă la faveur d'un air plus libre et plus hardi, plus conforme au goĂ»t oĂÂč sont Ă prĂ©sent les hommes, peut-ĂÂȘtre pourrais-je me glisser dans ces coeurs? ils ne me trouveront pas si singulier, et je dĂ©truirai mon ennemi par ses propres armes. Ce dessein pris, je partis, et je parus dans la mascarade oĂÂč vous me voyez. La VĂ©ritĂ©. - Je gage que vous n'y gagnĂÂątes rien. L'Amour. - Ho vraiment! Je me trouvai bien loin de mon compte tout grenadier que je pensais ĂÂȘtre, dĂšs que je me montrai, on me prit pour l'Amour le plus gothique qui ait jamais paru; je fus sifflĂ© dans les Gaules comme une mauvaise comĂ©die, et vous me voyez de retour de cette expĂ©dition. VoilĂ mon histoire. La VĂ©ritĂ©. - HĂ©las! Je n'ai pas Ă©tĂ© plus heureuse que vous; on m'a chassĂ©e du monde. L'Amour. - HĂ©! qui? les chimistes, les devins, les faiseurs d'almanach, les philosophes? La VĂ©ritĂ©. - Non, ces gens-lĂ me m'ont jamais nui. On sait bien qu'ils mentent, ou qu'ils sont livrĂ©s Ă l'erreur, et je ne leur en veux aucun mal, car je ne suis point faite pour eux. L'Amour. - Vous avez raison. La VĂ©ritĂ©. - Mais, que voulez-vous que les hommes fassent de moi? Le mensonge et la flatterie sont en si grand crĂ©dit parmi eux, qu'on est perdu dĂšs qu'on se pique de m'honorer. Je ne suis bonne qu'Ă ruiner ceux qui me sont fidĂšles; par exemple, la flatterie rajeunit les vieux et les vieilles. Moi, je leur donne l'ĂÂąge qu'ils ont. Cette femme dont les cheveux blanchissent Ă son insu, singe maladroit de l'Ă©tourderie folĂÂątre des jeunes femmes, qui provoque la mĂ©disance par des galanteries qu'elle ne peut faire aboutir, qui se lĂšve avec un visage de cinquante ans, et qui voudrait que ce visage n'en eĂ»t que trente, quand elle est ajustĂ©e, ira-t-on lui dire Madame, vous vous trompez dans votre calcul; votre somme est de vingt ans plus forte? non, sans doute; ses amis souscrivent Ă la soustraction. Telle a la physionomie d'une guenon, qui se croit du moins jolie; irez-vous mĂ©riter sa haine, en lui confiant Ă quoi elle ressemble pendant que, pour ĂÂȘtre un honnĂÂȘte homme auprĂšs d'elle, il suffit de lui dire qu'elle est piquante? Cet homme s'imagine ĂÂȘtre un esprit supĂ©rieur; il se croit indispensablement obligĂ© d'avoir raison partout; il dĂ©cide, il redresse les autres; cependant ce n'est qu'un brouillon qui jouit d'une imagination dĂ©rĂ©glĂ©e. Ses amis feignent de l'admirer; pourquoi? Ils en attendent, ou lui doivent, leur fortune. L'Amour. - Il faut bien prendre patience. La VĂ©ritĂ©. - Ainsi je n'ai plus que faire au monde. Cependant, comme la Flatterie est ma plus redoutable ennemie, et qu'en triomphant d'elle, je pourrais insensiblement rentrer dans tous mes honneurs, j'ai voulu m'humaniser je me suis dĂ©guisĂ©e, comme vous voyez, mais j'ai perdu mon Ă©talage l'amour-propre des hommes est devenu d'une complexion si dĂ©licate, qu'il n'y a pas moyen de traiter avec lui; il a fallu m'en revenir encore. Pour vous, mon bel enfant, il me semble que vous aviez un asile et le mariage. L'Amour. - Le mariage! Y songez-vous? Ne savez-vous pas que le devoir des gens mariĂ©s est de s'aimer? La VĂ©ritĂ©. - HĂ© bien! c'est Ă cause de cela que vous rĂ©gnerez plus aisĂ©ment parmi eux. L'Amour. - Soit; mais des gens obligĂ©s de s'aimer ne me conviennent point. Belle occupation pour un espiĂšgle comme moi, que de faire les volontĂ©s d'un contrat; achevons de nous conter tout. Que venez-vous faire ici? La VĂ©ritĂ©. - J'y viens exĂ©cuter un projet de vengeance; voyez-vous ce puits? VoilĂ le lieu de ma retraite; je vais m'enfermer dedans. L'Amour. - Ah! Ah! Le proverbe sera donc vrai, qui dit que la VĂ©ritĂ© est au fond du puits. Et comment entendez-vous vous venger, lĂ ? La VĂ©ritĂ©. - Le voici. L'eau de ce puits va, par moi, recevoir une telle vertu, que quiconque en boira sera forcĂ© de dire tout ce qu'il pense et de dĂ©couvrir son coeur en toute occasion; nous sommes prĂšs de Rome, on vient souvent se promener ici; on y chasse; le chasseur se dĂ©saltĂšre; et Ă succession de temps, je garnirai cette grande ville de gens naĂÂŻfs, qui troubleront par leur franchise le commerce indigne de complaisance et de tromperie que la Flatterie y a introduit plus qu'ailleurs. L'Amour. - Nous allons donc ĂÂȘtre voisins; car, pendant que votre rancune s'exercera dans ce puits, la mienne agira dans cet arbre. Je vais y entrer; les fruits en sont beaux et bons, et me serviront Ă une petite malice qui sera tout Ă fait plaisante. Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu'il apercevra. Que dites-vous de ce guet-apens? La VĂ©ritĂ©. - Il est un peu fou. L'Amour. - Bon, il est digne de vous; mais adieu, je vais dans mon arbre. La VĂ©ritĂ©. - Et moi, dans mon puits. Divertissement Ier air gracieusement. D'un doux regard elle vous jure Que vous ĂÂȘtes son favori, Mais c'est peut-ĂÂȘtre une imposture Puisqu'en faveur d'un autre elle a dĂ©jĂ souri. 2e air bourrĂ©e. Dans le mĂÂȘme instant que son ĂÂąme DĂ©daigneuse d'une autre flamme Semble se dĂ©clarer pour vous, Le motif de la prĂ©fĂ©rence Empoisonne la jouissance D'un bien qui paraissait si doux. La coquette ne vous caresse Que pour alarmer la paresse D'un rival qui n'est point jaloux. 3e air menuet. L'amant trahi par ce qu'il aime Veut-il guĂ©rir presque en un jour? Qu'il aime ailleurs; l'amour lui-mĂÂȘme Est le remĂšde de l'amour. 4e air piquĂ©. Vous qui croyez d'une inhumaine Ne vaincre jamais la rigueur, Pressez, la victoire est certaine, Vous ne connaissez pas son coeur; Il prend un masque qui le gĂÂȘne; Son visage, c'est la douceur. 5e air gracieusement. Heureux, l'amant bien enflammĂ©. Celui qui n'a jamais aimĂ© Ne vit pas ou du moins l'ignore; Sans le plaisir d'ĂÂȘtre charmĂ© D'un aimable objet qu'on adore S'apercevrait-on d'ĂÂȘtre nĂ©? 6e air piquĂ©. Tel qui devant nous nous admire, S'en rit peut-ĂÂȘtre Ă quatre pas. Quand Ă son tour il nous fait rire C'est un secret qu'il ne sait pas; Oh! l'utile et charmante ruse Qui nous unit tous ici-bas; Qui de nous croit en pareil cas Etre la dupe qu'on abuse? 7e air gracieusement La raison veut que la sagesse Ait un empire sur l'amour; O vous, amants, dont la tendresse Nous attaque cent fois le jour, Quand il nous prend une faiblesse Ne pouvez-vous Ă votre tour Avoir un instant de sagesse? Arlequin dĂ©senchantĂ© par la Raison chante le couplet suivant J'aimais Arlequin et ma foi, Je crois ma guĂ©rison complĂšte; Mais, Messieurs, entre nous, j'en vois Qui peut-ĂÂȘtre, aussi bien que moi, Ont besoin d'un coup de baguette. Arlequin poli par l'Amour Acteurs de la comĂ©die ComĂ©die en un acte, en prose, ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens, le 17 octobre 1720 Acteurs de la comĂ©die La FĂ©e. Trivelin, domestique de la FĂ©e. Arlequin, jeune homme enlevĂ© par la FĂ©e. Silvia, bergĂšre, amante d'Arlequin. Un berger, amoureux de Silvia. Autre bergĂšre, cousine de Silvia. Troupe de danseurs et chanteurs. Troupe de lutins. ScĂšne premiĂšre La FĂ©e, Trivelin Le jardin de la FĂ©e est reprĂ©sentĂ©. Trivelin, Ă la FĂ©e qui soupire. - Vous soupirez, Madame, et malheureusement pour vous, vous risquez de soupirer longtemps si votre raison n'y met ordre; me permettrez-vous de vous dire ici mon petit sentiment? La FĂ©e. - Parle. Trivelin. - Le jeune homme que vous avez enlevĂ© Ă ses parents est un beau brun, bien fait; c'est la figure la plus charmante du monde; il dormait dans un bois quand vous le vĂtes, et c'Ă©tait assurĂ©ment voir l'Amour endormi; je ne suis donc point surpris du penchant subit qui vous a pris pour lui. La FĂ©e. - Est-il rien de plus naturel que d'aimer ce qui est aimable? Trivelin. - Oh sans doute; cependant avant cette aventure, vous aimiez assez le grand enchanteur Merlin. La FĂ©e. - Eh bien, l'un me fait oublier l'autre cela est encore fort naturel. Trivelin. - C'est la pure nature; mais il reste une petite observation Ă faire c'est que vous enlevez le jeune homme endormi, quand peu de jours aprĂšs vous allez Ă©pouser le mĂÂȘme Merlin qui en a votre parole. Oh! cela devient sĂ©rieux; et entre nous, c'est prendre la nature un peu trop Ă la lettre; cependant passe encore; le pis qu'il en pouvait arriver, c'Ă©tait d'ĂÂȘtre infidĂšle; cela serait trĂšs vilain dans un homme, mais dans une femme, cela est plus supportable quand une femme est fidĂšle, on l'admire; mais il y a des femmes modestes qui n'ont pas la vanitĂ© de vouloir ĂÂȘtre admirĂ©es; vous ĂÂȘtes de celles-lĂ , moins de gloire, et plus de plaisir, Ă la bonne heure. La FĂ©e. - De la gloire Ă la place oĂÂč je suis, je serais une grande dupe de me gĂÂȘner pour si peu de chose. Trivelin. - C'est bien dit, poursuivons vous portez le jeune homme endormi dans votre palais, et vous voilĂ Ă guetter le moment de son rĂ©veil; vous ĂÂȘtes en habit de conquĂÂȘte, et dans un attirail digne du mĂ©pris gĂ©nĂ©reux que vous avez pour la gloire, vous vous attendiez de la part du beau garçon Ă la surprise la plus amoureuse; il s'Ă©veille, et vous salue du regard le plus imbĂ©cile que jamais nigaud ait portĂ© vous vous approchez, il bĂÂąille deux ou trois fois de toutes ses forces, s'allonge, se retourne et se rendort voilĂ l'histoire curieuse d'un rĂ©veil qui promettait une scĂšne si intĂ©ressante. Vous sortez en soupirant de dĂ©pit, et peut-ĂÂȘtre chassĂ©e par un ronflement de basse-taille, aussi nourri qu'il en soit; une heure se passe, il se rĂ©veille encore, et ne voyant personne auprĂšs de lui, il crie Eh! A ce cri galant, vous rentrez; l'Amour se frottait les yeux Que voulez-vous, beau jeune homme, lui dites-vous? Je veux goĂ»ter, moi, rĂ©pond-il. Mais n'ĂÂȘtes-vous point surpris de me voir, ajoutez-vous? Eh! mais oui, repart-il. Depuis quinze jours qu'il est ici, sa conversation a toujours Ă©tĂ© de la mĂÂȘme force; cependant vous l'aimez, et qui pis est, vous laissez penser Ă Merlin qu'il va vous Ă©pouser, et votre dessein, m'avez-vous dit, est, s'il est possible, d'Ă©pouser le jeune homme; franchement, si vous les prenez tous deux, suivant toutes les rĂšgles, le second mari doit gĂÂąter le premier. La FĂ©e. - Je vais te rĂ©pondre en deux mots la figure du jeune homme en question m'enchante; j'ignorais qu'il eĂ»t si peu d'esprit quand je l'ai enlevĂ©. Pour moi, sa bĂÂȘtise ne me rebute point j'aime, avec les grĂÂąces qu'il a dĂ©jĂ , celles que lui prĂÂȘtera l'esprit quand il en aura. Quelle voluptĂ© de voir un homme aussi charmant me dire Ă mes pieds Je vous aime! Il est dĂ©jĂ le plus beau brun du monde mais sa bouche, ses yeux, tous ses traits seront adorables, quand un peu d'amour les aura retouchĂ©s; mes soins rĂ©ussiront peut-ĂÂȘtre Ă lui en inspirer. Souvent il me regarde; et tous les jours je touche au moment oĂÂč il peut me sentir et se sentir lui-mĂÂȘme si cela lui arrive, sur-le-champ j'en fais mon mari; cette qualitĂ© le mettra alors Ă l'abri des fureurs de Merlin; mais avant cela, je n'ose mĂ©contenter cet enchanteur, aussi puissant que moi, et avec qui je diffĂ©rerai le plus longtemps que je pourrai. Trivelin. - Mais si le jeune homme n'est jamais, ni plus amoureux, ni plus spirituel, si l'Ă©ducation que vous tĂÂąchez de lui donner ne rĂ©ussit pas, vous Ă©pouserez donc Merlin? La FĂ©e. - Non; car en l'Ă©pousant mĂÂȘme je ne pourrais me dĂ©terminer Ă perdre de vue l'autre et si jamais il venait Ă m'aimer, toute mariĂ©e que je serais, je veux bien te l'avouer, je ne me fierais pas Ă moi. Trivelin. - Oh je m'en serais bien doutĂ©, sans que vous me l'eussiez dit Femme tentĂ©e, et femme vaincue, c'est tout un. Mais je vois notre bel imbĂ©cile qui vient avec son maĂtre Ă danser. ScĂšne II Arlequin entre, la tĂÂȘte dans l'estomac, ou de la façon niaise dont il voudra, son maĂtre Ă danser, la FĂ©e, Trivelin La FĂ©e. - Eh bien, aimable enfant, vous me paraissez triste y a-t-il quelque chose ici qui vous dĂ©plaise? Arlequin. - Moi, je n'en sais rien. Trivelin rit. La FĂ©e, Ă Trivelin. - Oh! je vous prie, ne riez pas, cela me fait injure, je l'aime, cela vous suffit pour le respecter. Pendant ce temps Arlequin prend des mouches, la FĂ©e continuant Ă parler Ă Arlequin. Voulez-vous bien prendre votre leçon, mon cher enfant? Arlequin, comme n'ayant pas entendu. - Hem. La FĂ©e. - Voulez-vous prendre votre leçon, pour l'amour de moi? Arlequin. - Non. La FĂ©e. - Quoi! vous me refusez si peu de chose, Ă moi qui vous aime? Alors Arlequin lui voit une grosse bague au doigt, il lui va prendre la main, regarde la bague, et lĂšve la tĂÂȘte en se mettant Ă rire niaisement. La FĂ©e. - Voulez-vous que je vous la donne? Arlequin. - Oui-dĂ . La FĂ©e tire la bague de son doigt, et lui prĂ©sente. Comme il la prend grossiĂšrement, elle lui dit. - Mon cher Arlequin, un beau garçon comme vous, quand une dame lui prĂ©sente quelque chose, doit baiser la main en le recevant. Arlequin alors prend goulĂ»ment la main de la FĂ©e qu'il baise. La FĂ©e dit. - Il ne m'entend pas, mais du moins sa mĂ©prise m'a fait plaisir. Elle ajoute Baisez la vĂÂŽtre Ă prĂ©sent. Arlequin alors baise le dessus de sa main; la FĂ©e soupire, et lui donnant sa bague, lui dit La voilĂ , en revanche, recevez votre leçon. Alors le maĂtre Ă danser apprend Ă Arlequin Ă faire la rĂ©vĂ©rence. Arlequin Ă©gaie cette scĂšne de tout ce que son gĂ©nie peut lui fournir de propre au sujet. Arlequin. - Je m'ennuie. La FĂ©e. - En voilĂ donc assez nous allons tĂÂącher de vous divertir. Arlequin alors saute de joie du divertissement proposĂ©, et dit en riant. - Divertir, divertir. ScĂšne III La FĂ©e, Arlequin, Trivelin Une troupe de chanteurs et danseurs. La FĂ©e fait asseoir Arlequin alors auprĂšs d'elle sur un banc de gazon qui sera auprĂšs de la grille du thĂ©ĂÂątre. Pendant qu'on danse, Arlequin siffle. Un Chanteur, Ă Arlequin. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, Ă ce vers, se lĂšve niaisement et dit. - Je ne l'entends pas, oĂÂč est-il? Il l'appelle HĂ©! hĂ©! Le Chanteur continue. Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, en se rasseyant, dit. - Qu'il crie donc plus haut. Le Chanteur continue en lui montrant la FĂ©e. Voyez-vous cet objet charmant, Ces yeux dont l'ardeur Ă©tincelle, Vous rĂ©pĂštent Ă tout moment Beau brunet, l'Amour vous appelle. Arlequin, alors en regardant les yeux de la FĂ©e, dit. - Dame, cela est drĂÂŽle! Une Chanteuse bergĂšre vient, et dit Ă Arlequin. Aimez, aimez, rien n'est si doux. Arlequin, lĂ -dessus, rĂ©pond. - Apprenez, apprenez-moi cela. La Chanteuse continue en le regardant. Ah! que je plains votre ignorance. Quel bonheur pour moi, quand j'y pense, Elle montre le chanteur. Qu'Atys en sache plus que vous! La FĂ©e, alors en se levant, dit Ă Arlequin. - Cher Arlequin, ces tendres chansons ne vous inspirent-elles rien? Que sentez-vous? Arlequin. - Je sens un grand appĂ©tit. Trivelin. - C'est-Ă -dire qu'il soupire aprĂšs sa collation; mais voici un paysan qui veut vous donner le plaisir d'une danse de village, aprĂšs quoi nous irons manger. Un paysan danse. La FĂ©e se rassied, et fait asseoir Arlequin qui s'endort. Quand la danse finit, la FĂ©e le tire par le bras, et lui dit en se levant. - Vous vous endormez, que faut-il donc faire pour vous amuser? Arlequin, en se rĂ©veillant, pleure. - Hi, hi, hi, mon pĂšre, eh! je ne vois point ma mĂšre! La FĂ©e, Ă Trivelin. - Emmenez-le, il se distraira peut-ĂÂȘtre, en mangeant, du chagrin qui le prend; je sors d'ici pour quelques moments; quand il aura fait collation, laissez-le se promener oĂÂč il voudra. Ils sortent tous. ScĂšne IV Silvia, Le Berger La scĂšne change et reprĂ©sente au loin quelques moutons qui paissent. Silvia entre sur la scĂšne en habit de bergĂšre, une houlette Ă la main, un berger la suit. Le Vous me fuyez, belle Silvia? Silvia. - Que voulez-vous que je fasse, vous m'entretenez d'une chose qui m'ennuie, vous me parlez toujours d'amour. Le Berger. - Je vous parle de ce que je sens. Silvia. - Oui, mais je ne sens rien, moi. Le Berger. - VoilĂ ce qui me dĂ©sespĂšre. Silvia. - Ce n'est pas ma faute, je sais bien que toutes nos bergĂšres ont chacune un berger qui ne les quitte point; elles me disent qu'elles aiment, qu'elles soupirent; elles y trouvent leur plaisir. Pour moi, je suis bien malheureuse depuis que vous dites que vous soupirez pour moi, j'ai fait ce que j'ai pu pour soupirer aussi, car j'aimerais autant qu'une autre Ă ĂÂȘtre bien aise; s'il y avait quelque secret pour cela, tenez, je vous rendrais heureux tout d'un coup, car je suis naturellement bonne. Le Berger. - HĂ©las! pour de secret, je n'en sais point d'autre que celui de vous aimer moi-mĂÂȘme. Silvia. - Apparemment que ce secret-lĂ ne vaut rien; car je ne vous aime point encore, et j'en suis bien fĂÂąchĂ©e; comment avez-vous fait pour m'aimer, vous? Le Berger. - Moi, je vous ai vue voilĂ tout. Silvia. - Voyez quelle diffĂ©rence; et moi, plus je vous vois et moins je vous aime. N'importe, allez, allez, cela viendra peut-ĂÂȘtre, mais ne me gĂÂȘnez point. Par exemple, Ă prĂ©sent, je vous haĂÂŻrais si vous restiez ici. Le Berger. - Je me retirerai donc, puisque c'est vous plaire, mais pour me consoler, donnez-moi votre main, que je la baise. Silvia. - Oh non! on dit que c'est une faveur, et qu'il n'est pas honnĂÂȘte d'en faire, et cela est vrai, car je sais bien que les bergĂšres se cachent de cela. Le Berger. - Personne ne nous voit. Silvia. - Oui; mais puisque c'est une faute, je ne veux point la faire qu'elle ne me donne du plaisir comme aux autres. Le Berger. - Adieu donc, belle Silvia, songez quelquefois Ă moi. Silvia. - Oui, oui. ScĂšne V Silvia, Arlequin, mais il ne vient qu'un moment aprĂšs que Silvia a Ă©tĂ© seule. Silvia. - Que ce berger me dĂ©plaĂt avec son amour! Toutes les fois qu'il me parle, je suis toute de mĂ©chante humeur. Et puis voyant Arlequin. Mais qui est-ce qui vient lĂ ? Ah mon Dieu le beau garçon! Arlequin entre en jouant au volant, il vient de cette façon jusqu'aux pieds de Silvia, lĂ il laisse en jouant tomber le volant, et, en se baissant pour le ramasser, il voit Silvia; il demeure Ă©tonnĂ© et courbĂ©; petit Ă petit et par secousses il se redresse le corps quand il s'est entiĂšrement redressĂ©, il la regarde, elle, honteuse, feint de se retirer dans son embarras, il l'arrĂÂȘte, et dit. - Vous ĂÂȘtes bien pressĂ©e? Silvia. - Je me retire, car je ne vous connais pas. Arlequin. - Vous ne me connaissez pas? tant pis; faisons connaissance, voulez-vous? Silvia, encore honteuse. - Je le veux bien. Arlequin, alors s'approche d'elle et lui marque sa joie par de petits ris, et dit. - Que vous ĂÂȘtes jolie! Silvia. - Vous ĂÂȘtes bien obligeant. Arlequin. - Oh point, je dis la vĂ©ritĂ©. Silvia, en riant un peu Ă son tour. - Vous ĂÂȘtes bien joli aussi, vous. Arlequin. - Tant mieux oĂÂč demeurez-vous? je vous irai voir. Silvia. - Je demeure tout prĂšs; mais il ne faut pas venir; il vaut mieux nous voir toujours ici, parce qu'il y a un berger qui m'aime; il serait jaloux, et il nous suivrait. Arlequin. - Ce berger-lĂ vous aime? Silvia. - Oui. Arlequin. - Voyez donc cet impertinent! je ne le veux pas, moi. Est-ce que vous l'aimez, vous? Silvia. - Non, je n'en ai jamais pu venir Ă bout. Arlequin. - C'est bien fait, il faut n'aimer personne que nous deux; voyez si vous le pouvez? Silvia. - Oh! de reste, je ne trouve rien de si aisĂ©. Arlequin. - Tout de bon? Silvia. - Oh! je ne mens jamais, mais oĂÂč demeurez-vous aussi? Arlequin, lui montrant du doigt. - Dans cette grande maison. Silvia. - Quoi! chez la fĂ©e? Arlequin. - Oui. Silvia, tristement. - J'ai toujours eu du malheur. Arlequin, tristement aussi. - Qu'est-ce que vous avez, ma chĂšre amie? Silvia. - C'est que cette fĂ©e est plus belle que moi, et j'ai peur que notre amitiĂ© ne tienne pas. Arlequin, impatiemment. - J'aimerais mieux mourir. Et puis tendrement. Allez, ne vous affligez pas, mon petit coeur. Silvia. - Vous m'aimerez donc toujours? Arlequin. - Tant que je serai en vie. Silvia. - Ce serait bien dommage de me tromper, car je suis si simple. Mais mes moutons s'Ă©cartent, on me gronderait s'il s'en perdait quelqu'un il faut que je m'en aille. Quand reviendrez-vous? Arlequin, avec chagrin. - Oh! que ces moutons me fĂÂąchent! Silvia. - Et moi aussi, mais que faire? Serez-vous ici sur le soir? Arlequin. - Sans faute. En disant cela il lui prend la main et il ajoute Oh les jolis petits doigts! Il lui baise la main et dit Je n'ai jamais eu de bonbon si bon que cela. Silvia rit et dit. - Adieu donc. Et puis Ă part. VoilĂ que je soupire, et je n'ai point eu de secret pour cela. Elle laisse tomber son mouchoir en s'en allant. Arlequin le ramasse et la rappelle pour lui donner. Arlequin. - Mon amie! Silvia. - Que voulez-vous, mon amant?. Et puis voyant son mouchoir entre les mains d'Arlequin. Ah! c'est mon mouchoir, donnez. Arlequin le tend, et puis retire la main; il hĂ©site, et enfin il le garde, et dit - Non, je veux le garder, il me tiendra compagnie qu'est-ce que vous en faites? Silvia. - Je me lave quelquefois le visage, et je m'essuie avec. Arlequin, en le dĂ©ployant. - Et par oĂÂč vous sert-il, afin que je le baise par lĂ ? Silvia, en s'en allant. - Partout, mais j'ai hĂÂąte, je ne vois plus mes moutons; adieu, jusqu'Ă tantĂÂŽt. Arlequin la salue en faisant des singeries, et se retire aussi. ScĂšne VI La fĂ©e, Trivelin La scĂšne change, et reprĂ©sente le jardin de la FĂ©e. La FĂ©e. - Eh bien! notre jeune homme, a-t-il goĂ»tĂ©? Trivelin. - Oui, goĂ»tĂ© comme quatre il excelle en fait d'appĂ©tit. La FĂ©e. - OĂÂč est-il Ă prĂ©sent? Trivelin. - Je crois qu'il joue au volant dans les prairies; mais j'ai une nouvelle Ă vous apprendre. La FĂ©e. - Quoi, qu'est-ce que c'est? Trivelin. - Merlin est venu pour vous voir. La FĂ©e. - Je suis ravie de ne m'y ĂÂȘtre point rencontrĂ©e; car c'est une grande peine que de feindre de l'amour pour qui l'on n'en sent plus. Trivelin. - En vĂ©ritĂ©, Madame, c'est bien dommage que ce petit innocent l'ait chassĂ© de votre coeur! Merlin est au comble de la joie, il croit vous Ă©pouser incessamment. Imagines-tu quelque chose d'aussi beau qu'elle? me disait-il tantĂÂŽt, en regardant votre portrait. Ah! Trivelin, que de plaisirs m'attendent! Mais je vois bien que de ces plaisirs-lĂ il n'en tĂÂątera qu'en idĂ©e, et cela est d'une triste ressource, quand on s'en est promis la belle et bonne rĂ©alitĂ©. Il reviendra, comment vous tirerez-vous d'affaire avec lui? La FĂ©e. - Jusqu'ici je n'ai point encore d'autre parti Ă prendre que de le tromper. Trivelin. - Eh! n'en sentez-vous pas quelque remords de conscience? La FĂ©e. - Oh! j'ai bien d'autres choses en tĂÂȘte, qu'Ă m'amuser Ă consulter ma conscience sur une bagatelle. Trivelin, Ă part. - VoilĂ ce qui s'appelle un coeur de femme complet. La FĂ©e. - Je m'ennuie de ne point voir Arlequin; je vais le chercher; mais le voilĂ qui vient Ă nous qu'en dis-tu, Trivelin? il me semble qu'il se tient mieux qu'Ă l'ordinaire? ScĂšne VII La FĂ©e, Trivelin, Arlequin Arlequin arrive tenant en main le mouchoir de Silvia qu'il regarde, et dont il se frotte tout doucement le visage. La FĂ©e, continuant de parler Ă Trivelin. - Je suis curieuse de voir ce qu'il fera tout seul, mets-toi Ă cĂÂŽtĂ© de moi, je vais tourner mon anneau qui nous rendra invisibles. Arlequin arrive au bord du thĂ©ĂÂątre, et il saute en tenant le mouchoir de Silvia, il le met dans son sein, il se couche et se roule dessus; et tout cela gaiement. La FĂ©e, Ă Trivelin. - Qu'est-ce que cela veut dire? Cela me paraĂt singulier. OĂÂč a-t-il pris ce mouchoir? Ne serait-ce pas un des miens qu'il aurait trouvĂ©? Ah! si cela Ă©tait, Trivelin, toutes ces postures-lĂ seraient peut-ĂÂȘtre de bon augure. Trivelin. - Je gagerais moi que c'est un linge qui sent le musc. La FĂ©e. - Oh non! Je veux lui parler, mais Ă©loignons-nous un peu pour feindre que nous arrivons. Elle s'Ă©loigne de quelques pas, pendant qu'Arlequin se promĂšne en long en chantant Ter li ta ta li ta. La FĂ©e. - Bonjour, Arlequin. Arlequin, en tirant le pied, et mettant le mouchoir sous son bras. - Je suis votre trĂšs humble serviteur. La FĂ©e, Ă part Ă Trivelin. - Comment! voilĂ des maniĂšres! il ne m'en a jamais tant dit depuis qu'il est ici. Arlequin, Ă la FĂ©e. - Madame, voulez-vous avoir la bontĂ© de vouloir bien me dire comment on est quand on aime bien une personne? La FĂ©e, charmĂ©e Ă Trivelin. - Trivelin, entends-tu? Et puis Ă Arlequin. Quand on aime, mon cher enfant, on souhaite toujours de voir les gens, on ne peut se sĂ©parer d'eux, on les perd de vue avec chagrin enfin on sent des transports, des impatiences et souvent des dĂ©sirs. Arlequin, en sautant d'aise et comme Ă part. - M'y voilĂ . La FĂ©e. - Est-ce que vous sentez tout ce que je dis lĂ ? Arlequin, d'un air indiffĂ©rent. - Non, c'est une curiositĂ© que j'ai. Trivelin. - Il jase vraiment! La FĂ©e. - Il jase, il est vrai, mais sa rĂ©ponse ne me plaĂt pas mon cher Arlequin, ce n'est donc pas de moi que vous parlez? Arlequin. - Oh! je ne suis pas un niais, je ne dis pas ce que je pense. La FĂ©e, avec feu, et d'un ton brusque. - Qu'est-ce que cela signifie? OĂÂč avez-vous pris ce mouchoir? Arlequin, la regardant avec crainte. - Je l'ai pris Ă terre. La FĂ©e. - A qui est-il? Arlequin. - Il est Ă ... Et puis s'arrĂÂȘtant. Je n'en sais rien. La FĂ©e. - Il y a quelque mystĂšre dĂ©solant lĂ -dessous! Donnez-moi ce mouchoir! Elle lui arrache, et aprĂšs l'avoir regardĂ© avec chagrin, et Ă part. Il n'est pas Ă moi et il le baisait; n'importe, cachons-lui mes soupçons, et ne l'intimidons pas; car il ne me dĂ©couvrirait rien. Arlequin, alors va, le chapeau bas et humblement, lui redemander le mouchoir. - Ayez la charitĂ© de me rendre le mouchoir. La FĂ©e, en soupirant en secret. - Tenez, Arlequin, je ne veux pas vous l'ĂÂŽter, puisqu'il vous fait plaisir. Arlequin en le recevant baise la main, la salue, et s'en va. La FĂ©e, le regardant. - Vous me quittez; oĂÂč allez-vous? Arlequin. - Dormir sous un arbre. La FĂ©e, doucement. - Allez, allez. ScĂšne VIII La FĂ©e, Trivelin La FĂ©e. - Ah! Trivelin, je suis perdue. Trivelin. - Je vous avoue, Madame, que voici une aventure oĂÂč je ne comprends rien, que serait-il donc arrivĂ© Ă ce petit peste-lĂ ? La FĂ©e, au dĂ©sespoir et avec feu. - Il a de l'esprit, Trivelin, il en a, et je n'en suis pas mieux, je suis plus folle que jamais. Ah! quel coup pour moi, que le petit ingrat vient de me paraĂtre aimable! As-tu vu comme il est changĂ©? As-tu remarquĂ© de quel air il me parlait? combien sa physionomie Ă©tait devenue fine? Et ce n'est pas de moi qu'il tient toutes ces grĂÂąces-lĂ ! Il a dĂ©jĂ de la dĂ©licatesse de sentiment, il s'est retenu, il n'ose me dire Ă qui appartient le mouchoir, il devine que j'en serais jalouse; ah! qu'il faut qu'il ait pris d'amour pour avoir dĂ©jĂ tant d'esprit! Que je suis malheureuse! Une autre lui entendra dire ce je vous aime que j'ai tant dĂ©sirĂ©, et je sens qu'il mĂ©ritera d'ĂÂȘtre adorĂ©; je suis au dĂ©sespoir. Sortons, Trivelin; il s'agit ici de dĂ©couvrir ma rivale, je vais le suivre et parcourir tous les lieux oĂÂč ils pourront se voir. Cherche de ton cĂÂŽtĂ©, va vite, je me meurs. ScĂšne IX Silvia, une de ses cousines La scĂšne change et reprĂ©sente une prairie oĂÂč de loin paissent des moutons. Silvia. - ArrĂÂȘte-toi un moment, ma cousine; je t'aurai bientĂÂŽt contĂ© mon histoire, et tu me donneras quelque avis. Tiens, j'Ă©tais ici quand il est venu; dĂšs qu'il s'est approchĂ©, le coeur m'a dit que je l'aimais; cela est admirable! Il s'est approchĂ© aussi, il m'a parlĂ©; sais-tu ce qu'il m'a dit? Qu'il m'aimait aussi. J'Ă©tais plus contente que si on m'avait donnĂ© tous les moutons du hameau vraiment je ne m'Ă©tonne pas si toutes nos bergĂšres sont si aises d'aimer; je voudrais n'avoir fait que cela depuis que je suis au monde, tant je le trouve charmant; mais ce n'est pas tout, il doit revenir ici bientĂÂŽt; il m'a dĂ©jĂ baisĂ© la main, et je vois bien qu'il voudra me la baiser encore. Donne-moi conseil, toi qui as eu tant d'amants; dois-je le laisser faire? La Cousine. - Garde-t'en bien, ma cousine, sois bien sĂ©vĂšre, cela entretient l'amour d'un amant. Silvia. - Quoi, il n'y a point de moyen plus aisĂ© que cela pour l'entretenir? La Cousine. - Non; il ne faut point aussi lui dire tant que tu l'aimes. Silvia. - Eh! comment s'en empĂÂȘcher? Je suis encore trop jeune pour pouvoir me gĂÂȘner. La Cousine. - Fais comme tu pourras, mais on m'attend, je ne puis rester plus longtemps, adieu, ma cousine. ScĂšne X Silvia, un moment aprĂšs. - Que je suis inquiĂšte! j'aimerais autant ne point aimer que d'ĂÂȘtre obligĂ©e d'ĂÂȘtre sĂ©vĂšre; cependant elle dit que cela entretient l'amour, voilĂ qui est Ă©trange; on devrait bien changer une maniĂšre si incommode; ceux qui l'on inventĂ©e n'aimaient pas tant que moi. ScĂšne XI Silvia, Arlequin Arlequin arrive. Silvia, en le voyant. - Voici mon amant; que j'aurai de peine Ă me retenir! DĂšs qu'Arlequin l'aperçoit, il vient Ă elle en sautant de joie; il lui fait des caresses avec son chapeau, auquel il a attachĂ© le mouchoir, il tourne autour de Silvia, tantĂÂŽt il baise le mouchoir, tantĂÂŽt il caresse Silvia. Arlequin. - Vous voilĂ donc, mon petit coeur? Silvia, en riant. - Oui, mon amant. Arlequin. - Etes-vous bien aise de me voir? Silvia. - Assez. Arlequin, en rĂ©pĂ©tant ce mot. - Assez, ce n'est pas assez. Silvia. - Oh si fait, il n'en faut pas davantage. Arlequin ici lui prend la main, Silvia paraĂt embarrassĂ©. Arlequin, en la tenant, dit. - Et moi, je ne veux pas que vous disiez comme cela. Il veut alors lui baiser la main, en disant ces derniers mots. Silvia, retirant sa main. - Ne me baisez pas la main au moins. Arlequin, fĂÂąchĂ©. - Ne voilĂ -t-il pas encore? Allez, vous ĂÂȘtes une trompeuse. Il pleure. Silvia, tendrement, en lui prenant le menton. - HĂ©las! mon petit amant, ne pleurez pas. Arlequin, continuant de gĂ©mir. - Vous m'aviez promis votre amitiĂ©. Silvia. - Eh! je vous l'ai donnĂ©e. Arlequin. - Non quand on aime les gens, on ne les empĂÂȘche pas de baiser sa main. En lui offrant la sienne. Tenez, voilĂ la mienne; voyez si je ferai comme vous. Silvia, en se ressouvenant des conseils de sa cousine. - Oh! ma cousine dira ce qu'elle voudra, mais je ne puis y tenir. LĂ , lĂ , consolez-vous, mon amant, et baisez ma main puisque vous en avez envie; baisez, mais Ă©coutez, n'allez pas me demander combien je vous aime, car je vous en dirais toujours la moitiĂ© moins qu'il n'y en a. Cela n'empĂÂȘchera pas que, dans le fond, je ne vous aime de tout mon coeur; mais vous ne devez pas le savoir, parce que cela vous ĂÂŽterait votre amitiĂ©, on me l'a dit. Arlequin, d'une voix plaintive. - Tous ceux qui vous ont dit cela ont fait un mensonge ce sont des causeurs qui n'entendent rien Ă notre affaire. Le coeur me bat quand je baise votre main et que vous dites que vous m'aimez, et c'est marque que ces choses-lĂ sont bonnes Ă mon amitiĂ©. Silvia. - Cela se peut bien, car la mienne en va de mieux en mieux aussi; mais n'importe, puisqu'on dit que cela ne vaut rien, faisons un marchĂ© de peur d'accident toutes les fois que vous me demanderez si j'ai beaucoup d'amitiĂ© pour vous, je vous rĂ©pondrai que je n'en ai guĂšre, et cela ne sera pourtant pas vrai; et quand vous voudrez me baiser la main, je ne le voudrai pas, et pourtant j'en aurai envie. Arlequin, en riant. - Eh! eh! cela sera drĂÂŽle! je le veux bien; mais avant ce marchĂ©-lĂ , laissez-moi baiser votre main Ă mon aise, cela ne sera pas du jeu. Silvia. - Baisez, cela est juste. Arlequin lui baise et rebaise la main, et aprĂšs, faisant rĂ©flexion au plaisir qu'il vient d'avoir, il dit. - Oh! mais, mon amie, peut-ĂÂȘtre que le marchĂ© nous fĂÂąchera tous deux. Silvia. - Eh! quand cela nous fĂÂąchera tout de bon, ne sommes-nous pas les maĂtres? Arlequin. - Il est vrai, mon amie; cela est donc arrĂÂȘtĂ©? Silvia. - Oui. Arlequin. - Cela sera tout divertissant voyons pour voir. Arlequin ici badine, et l'interroge pour rire. M'aimez-vous beaucoup? Silvia. - Pas beaucoup. Arlequin, sĂ©rieusement. - Ce n'est que pour rire au moins, autrement... Silvia, riant. - Eh! sans doute. Arlequin, poursuivant toujours la badinerie, et riant. - Ah! ah! ah! Et puis pour badiner encore. Donnez-moi votre main, ma mignonne. Silvia. - Je ne le veux pas. Arlequin, souriant. - Je sais pourtant que vous le voudriez bien. Silvia. - Plus que vous; mais je ne veux pas le dire. Arlequin, souriant encore ici, et puis changeant de façon, et tristement. - Je veux la baiser, ou je serai fĂÂąchĂ©. Silvia. - Vous badinez, mon amant? Arlequin, comme tristement toujours. - Non. Silvia. - Quoi! c'est tout de bon? Arlequin. - Tout de bon. Silvia, en lui tendant la main. - Tenez donc. ScĂšne XII La FĂ©e, Arlequin, Silvia Ici la FĂ©e qui les cherchait arrive, et dit Ă part en retournant son anneau. - Ah! je vois mon malheur! Arlequin, aprĂšs avoir baisĂ© la main de Silvia. - Dame! je badinais. Silvia. - Je vois bien que vous m'avez attrapĂ©e, mais j'en profite aussi. Arlequin, qui lui tient toujours la main. - VoilĂ un petit mot qui me plaĂt comme tout. La FĂ©e, Ă part. - Ah! juste ciel, quel langage! Paraissons. Elle retourne son anneau. Silvia, effrayĂ©e de la voir, fait un cri. - Ah! Arlequin, de son cĂÂŽtĂ©. - Ouf! La FĂ©e, Ă Arlequin avec altĂ©ration. - Vous en savez dĂ©jĂ beaucoup! Arlequin, embarrassĂ©. - Eh! eh! je ne savais pourtant pas que vous Ă©tiez lĂ . La FĂ©e, en le regardant fixement. - Ingrat! Et puis le touchant de sa baguette. Suivez-moi. AprĂšs ce dernier mot, elle touche aussi Silvia sans lui rien dire. Silvia, touchĂ©e, dit. - MisĂ©ricorde! La FĂ©e alors part avec Arlequin, qui marche devant en silence et comme par compas. ScĂšne XIII Silvia, seule, tremblante, et sans bouger. - Ah! la mĂ©chante femme, je tremble encore de peur. HĂ©las! peut-ĂÂȘtre qu'elle va tuer mon amant, elle ne lui pardonnera jamais de m'aimer, mais je sais bien comment je ferai; je m'en vais assembler tous les bergers du hameau, et les mener chez elle allons. Silvia lĂ -dessus veut marcher, mais elle ne peut avancer un pas, elle dit Qu'est-ce que j'ai donc? Je ne puis me remuer. Elle fait des efforts et ajoute Ah! cette magicienne m'a jetĂ© un sortilĂšge aux jambes. A ces mots, deux ou trois Lutins viennent pour l'enlever. Silvia, tremblante. - Ahi! Ahi! Messieurs, ayez pitiĂ© de moi, au secours, au secours! Un des Lutins. - Suivez-nous, suivez-nous. Silvia. - Je ne veux pas, je veux retourner au logis. Un autre Lutin. - Marchons. Ils l'enlĂšvent en criant. ScĂšne XIV La scĂšne change et reprĂ©sente le jardin de la FĂ©e. La FĂ©e paraĂt avec Arlequin, qui marche devant elle dans la mĂÂȘme posture qu'il a fait ci-devant, et la tĂÂȘte baissĂ©e. - Fourbe que tu es! je n'ai pu paraĂtre aimable Ă tes yeux, je n'ai pu t'inspirer le moindre sentiment, malgrĂ© tous les soins et toute la tendresse que tu m'as vue; et ton changement est l'ouvrage d'une misĂ©rable bergĂšre! RĂ©ponds, ingrat, que lui trouves-tu de si charmant? Parle. Arlequin, feignant d'ĂÂȘtre retombĂ© dans sa bĂÂȘtise. - Qu'est-ce que vous voulez? La FĂ©e. - Je ne te conseille pas d'affecter une stupiditĂ© que tu n'as plus, et si tu ne te montres tel que tu es, tu vas me voir poignarder l'indigne objet de ton choix. Arlequin, vite et avec crainte. - Eh! non, non; je vous promets que j'aurai de l'esprit autant que vous le voudrez. La FĂ©e. - Tu trembles pour elle. Arlequin. - C'est que je n'aime Ă voir mourir personne. La FĂ©e. - Tu me verras mourir, moi, si tu ne m'aimes. Arlequin, en la flattant. - Ne soyez donc point en colĂšre contre nous. La FĂ©e, en s'attendrissant. - Ah! mon cher Arlequin, regarde-moi, repens-toi de m'avoir dĂ©sespĂ©rĂ©e, j'oublierai de quelle part t'est venu ton esprit; mais puisque tu en as, qu'il te serve Ă connaĂtre les avantages que je t'offre. Arlequin. - Tenez, dans le fond, je vois bien que j'ai tort; vous ĂÂȘtes belle et brave cent fois plus que l'autre, mais j'enrage. La FĂ©e. - Eh! de quoi? Arlequin. - C'est que j'ai laissĂ© prendre mon coeur par cette petite friponne qui est plus laide que vous. La FĂ©e soupire en secret et dit. - Arlequin, voudrais-tu aimer une personne qui te trompe, qui a voulu badiner avec toi, et qui ne t'aime pas? Arlequin. - Oh! pour cela si fait, elle m'aime Ă la folie. La FĂ©e. - Elle t'abusait, je le sais bien, puisqu'elle doit Ă©pouser un berger du village qui est son amant si tu veux, je m'en vais l'envoyer chercher, et elle te le dira elle-mĂÂȘme. Arlequin, en se mettant la main sur la poitrine ou sur son coeur. - Tic, tac, tic, tac, ouf voilĂ des paroles qui me rendent malade. Et puis vite. Allons, allons, je veux savoir cela; car si elle me trompe, jarni, je vous caresserai, je vous Ă©pouserai devant ses deux yeux pour la punir. La FĂ©e. - Eh bien! je vais donc l'envoyer chercher. Arlequin, encore Ă©mu. - Oui; mais vous ĂÂȘtes bien fine, si vous ĂÂȘtes lĂ quand elle me parlera, vous lui ferez la grimace, elle vous craindra, et elle n'osera me dire rondement sa pensĂ©e. La FĂ©e. - Je me retirerai. Arlequin. - La peste! vous ĂÂȘtes une sorciĂšre, vous nous jouerez un tour comme tantĂÂŽt, et elle s'en doutera vous ĂÂȘtes au milieu du monde, et on ne voit rien. Oh! je ne veux point que vous trichiez; faites un serment que vous n'y serez pas en cachette. La FĂ©e. - Je te le jure, foi de fĂ©e. Arlequin. - Je ne sais point si ce juron-lĂ est bon; mais je me souviens Ă cette heure, quand on me lisait des histoires, d'avoir vu qu'on jurait par le six, le tix, oui, le Styx. La FĂ©e. - C'est la mĂÂȘme chose. Arlequin. - N'importe, jurez toujours; dame, puisque vous craignez, c'est que c'est le meilleur. La FĂ©e, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - Eh bien! je n'y serai point, je t'en jure par le Styx, et je vais donner ordre qu'on l'amĂšne ici. Arlequin. - Et moi en attendant je m'en vais gĂ©mir en me promenant. Il sort. ScĂšne XV La FĂ©e, seule. - Mon serment me lie, mais je n'en sais pas moins le moyen d'Ă©pouvanter la bergĂšre sans ĂÂȘtre prĂ©sente, et il me reste une ressource; je donnerai mon anneau Ă Trivelin qui les Ă©coutera invisible, et qui me rapportera ce qu'ils auront dit Appelons-le Trivelin! Trivelin! ScĂšne XVI La FĂ©e, Trivelin Trivelin vient. - Que voulez-vous, Madame? La FĂ©e. - Faites venir ici cette bergĂšre, je veux lui parler; et vous, prenez cette bague. Quand j'aurai quittĂ© cette fille, vous avertirez Arlequin de lui venir parler, et vous le suivrez sans qu'il le sache pour venir Ă©couter leur entretien, avec la prĂ©caution de retourner la bague, pour n'ĂÂȘtre point vu d'eux; aprĂšs quoi, vous me redirez leur discours entendez-vous? Soyez exact, je vous prie. Trivelin. - Oui, Madame. Il sort pour aller chercher Silvia. ScĂšne XVII La FĂ©e, Silvia La FĂ©e, un moment seule. - Est-il d'aventure plus triste que la mienne? Je n'ai lieu d'aimer plus que je n'aimais, que pour en souffrir davantage; cependant il me reste encore quelque espĂ©rance; mais voici ma rivale. Silvia entre. La FĂ©e en colĂšre. Approchez, approchez. Silvia. - Madame, est-ce que vous voulez toujours me retenir de force ici? Si ce beau garçon m'aime, est-ce ma faute? Il dit que je suis belle, dame, je ne puis pas m'empĂÂȘcher de l'ĂÂȘtre. La FĂ©e, avec un sentiment de fureur. - Oh! si je ne craignais de tout perdre, je la dĂ©chirerais. Haut. Ecoutez-moi, petite fille, mille tourments vous sont prĂ©parĂ©s, si vous ne m'obĂ©issez. Silvia, en tremblant. - HĂ©las! vous n'avez qu'Ă dire. La FĂ©e. - Arlequin va paraĂtre ici je vous ordonne de lui dire que vous n'avez voulu que vous divertir avec lui, que vous ne l'aimez point, et qu'on va vous marier avec un berger du village; je ne paraĂtrai point dans votre conversation, mais je serai Ă vos cĂÂŽtĂ©s sans que vous me voyiez, et si vous n'observez mes ordres avec la derniĂšre rigueur, s'il vous Ă©chappe le moindre mot qui lui fasse deviner que je vous aie forcĂ©e Ă lui parler comme je le veux, tout est prĂÂȘt pour votre supplice. Silvia. - Moi, lui dire que j'ai voulu me moquer de lui? Cela est-il raisonnable? Il se mettra Ă pleurer, et je me mettrai Ă pleurer aussi vous savez bien que cela est immanquable. La FĂ©e, en colĂšre. - Vous osez me rĂ©sister! Paraissez, esprits infernaux, enchaĂnez-la, et n'oubliez rien pour la tourmenter. Des esprit entrent. Silvia, pleurant, dit. - N'avez-vous pas de conscience de me demander une chose impossible? La FĂ©e, aux esprits. - Ce n'est pas tout; allez prendre l'ingrat qu'elle aime, et donnez-lui la mort Ă ses yeux. Silvia, avec exclamation. - La mort! Ah! Madame la FĂ©e, vous n'avez qu'Ă le faire venir; je m'en vais lui dire que je le hais, et je vous promets de ne point pleurer du tout; je l'aime trop pour cela. La FĂ©e. - Si vous versez une larme, si vous ne paraissez tranquille, il est perdu, et vous aussi. Aux esprits. Otez-lui ses fers. A Silvia. Quand vous lui aurez parlĂ©, je vous ferai reconduire chez vous, si j'ai lieu d'ĂÂȘtre contente il va venir, attendez ici. La FĂ©e sort et les diables aussi. ScĂšne XVIII Silvia, Arlequin, Trivelin Silvia, un moment seule. - Achevons vite de pleurer, afin que mon amant ne croie pas que je l'aime, le pauvre enfant, ce serait le tuer moi-mĂÂȘme. Ah! maudite fĂ©e! Mais essuyons mes yeux, le voilĂ qui vient. Arlequin entre alors triste et la tĂÂȘte penchĂ©e, il ne dit mot jusqu'auprĂšs de Silvia, il se prĂ©sente Ă elle, la regarde un moment sans parler; et aprĂšs, Trivelin invisible entre. Arlequin. - Mon amie! Silvia, d'un air libre. - Eh bien? Arlequin. - Regardez-moi. Silvia, embarrassĂ©e. - A quoi sert tout cela? On m'a fait venir ici pour vous parler; j'ai hĂÂąte, qu'est-ce que vous voulez? Arlequin, tendrement. - Est-ce vrai que vous m'avez fourbĂ©? Silvia. - Oui, tout ce que j'ai fait, ce n'Ă©tait que pour me donner du plaisir. Arlequin s'approche d'elle tendrement et lui dit. - Mon amie, dites franchement, cette coquine de fĂ©e n'est point ici, car elle en a jurĂ©. Et puis en flattant Silvia. LĂ , lĂ , remettez-vous, mon petit coeur dites, ĂÂȘtes-vous une perfide? Allez-vous ĂÂȘtre la femme d'un vilain berger? Silvia. - Oui, encore une fois, tout cela est vrai. Arlequin, lĂ -dessus, pleure de toute sa force. - Hi, hi, hi. Silvia, Ă part. - Le courage me manque. Arlequin, en pleurant sans rien dire, cherche dans ses poches; il en tire un petit couteau qu'il aiguise sur sa manche. Silvia, le voyant faire. - Qu'allez-vous donc faire? Alors Arlequin sans rĂ©pondre allonge le bras comme pour prendre sa secousse, et ouvre un peu son estomac. Silvia, effrayĂ©e. - Ah! il va se tuer; arrĂÂȘtez-vous, mon amant! j'ai Ă©tĂ© obligĂ©e de vous dire des menteries Et puis en parlant Ă la FĂ©e qu'elle croit Ă cĂÂŽtĂ© d'elle. Madame la FĂ©e, pardonnez-moi en quelque endroit que vous soyez ici, vous voyez bien ce qui en est. Arlequin, Ă ces mots cessant son dĂ©sespoir, lui prend vite la main et dit. - Ah! quel plaisir! soutenez-moi, m'amour, je m'Ă©vanouis d'aise. Silvia le soutient. Trivelin, alors, paraĂt tout d'un coup Ă leurs yeux. Silvia, dans la surprise, dit. - Ah! voilĂ la FĂ©e. Trivelin. - Non, mes enfants, ce n'est pas la FĂ©e; mais elle m'a donnĂ© son anneau, afin que je vous Ă©coutasse sans ĂÂȘtre vu. Ce serait bien dommage d'abandonner de si tendres amants Ă sa fureur aussi bien ne mĂ©rite-t-elle pas qu'on la serve, puisqu'elle est infidĂšle au plus gĂ©nĂ©reux magicien du monde, Ă qui je suis dĂ©vouĂ© soyez en repos, je vais vous donner un moyen d'assurer votre bonheur. Il faut qu'Arlequin paraisse mĂ©content de vous, Silvia; et que de votre cĂÂŽtĂ© vous feigniez de le quitter en le raillant. Je vais chercher la FĂ©e qui m'attend, Ă qui je dirai que vous vous ĂÂȘtes parfaitement acquittĂ©e de ce qu'elle vous avait ordonnĂ© elle sera tĂ©moin de votre retraite. Pour vous, Arlequin, quand Silvia sera sortie, vous resterez avec la FĂ©e, et alors en l'assurant que vous ne songez plus Ă Silvia infidĂšle, vous jurerez de vous attacher Ă elle, et tĂÂącherez par quelque tour d'adresse, et comme en badinant, de lui prendre sa baguette; je vous avertis que dĂšs qu'elle sera dans vos mains, la FĂ©e n'aura plus aucun pouvoir sur vous deux; et qu'en la touchant elle-mĂÂȘme d'un coup de la baguette, vous en serez absolument le maĂtre. Pour lors, vous pourrez sortir d'ici et vous faire telle destinĂ©e qu'il vous plaira. Silvia. - Je prie le ciel qu'il vous rĂ©compense. Arlequin. - Oh! quel honnĂÂȘte homme! Quand j'aurai la baguette, je vous donnerai votre plein chapeau de liards. Trivelin. - PrĂ©parez-vous, je vais amener ici la FĂ©e. ScĂšne XIX Arlequin, Silvia Arlequin. - Ma chĂšre amie, la joie me court dans le corps; il faut que je vous baise, nous avons bien le temps de cela. Silvia, en l'arrĂÂȘtant. - Taisez-vous donc, mon ami, ne nous caressons pas Ă cette heure, afin de pouvoir nous caresser toujours on vient, dites-moi bien des injures, pour avoir la baguette. La FĂ©e entre. Arlequin, comme en colĂšre. - Allons, petite coquine. ScĂšne XX La FĂ©e, Trivelin, Silvia, Arlequin Trivelin, Ă la FĂ©e en entrant. - Je crois, Madame, que vous aurez lieu d'ĂÂȘtre contente. Arlequin, continuant Ă gronder Silvia. - Sortez d'ici, friponne; voyez cette petite effrontĂ©e! sortez d'ici, mort de ma vie! Silvia, se retirant en riant. - Ah! ah! qu'il est drĂÂŽle! Adieu, adieu, je m'en vais Ă©pouser mon amant une autre fois ne croyez pas tout ce qu'on vous dit, petit garçon. Et puis Silvia dit Ă la FĂ©e Madame, voulez-vous que je m'en aille? La FĂ©e, Ă Trivelin. - Faites-la sortir, Trivelin. Elle sort avec Trivelin. ScĂšne XXI La FĂ©e, Arlequin La FĂ©e. - Je vous avais dit la vĂ©ritĂ©, comme vous voyez Arlequin, comme indiffĂ©rent. - Oh! je me soucie bien de cela c'est une petite laide qui ne vous vaut pas. Allez, allez, Ă prĂ©sent je vois bien que vous ĂÂȘtes une bonne personne. Fi! que j'Ă©tais sot; laissez faire, nous l'attraperons bien, quand nous serons mari et femme. La FĂ©e. - Quoi! mon cher Arlequin, vous m'aimerez donc? Arlequin. - Eh qui donc? J'avais assurĂ©ment la vue trouble. Tenez, cela m'avait fĂÂąchĂ© d'abord, mais Ă prĂ©sent je donnerais toutes les bergĂšres des champs pour une mauvaise Ă©pingle. Et puis doucement. Mais vous n'avez peut-ĂÂȘtre plus envie de moi, Ă cause que j'ai Ă©tĂ© si bĂÂȘte? La FĂ©e, charmĂ©e. - Mon cher Arlequin, je te fais mon maĂtre, mon mari; oui, je t'Ă©pouse; je te donne mon coeur, mes richesses, ma puissance. Es-tu content? Arlequin, en la regardant sur cela tendrement. - Ah! ma mie, que vous me plaisez! Et lui prenant la main. Moi, je vous donne ma personne, et puis cela encore. C'est son chapeau. Et puis encore cela. C'est son Ă©pĂ©e. LĂ -dessus, en badinant, il lui met son Ă©pĂ©e au cĂÂŽtĂ©, et dit en lui prenant sa baguette Et je m'en vais mettre ce bĂÂąton Ă mon cĂÂŽtĂ©. Quand il tient la baguette, La FĂ©e, inquiĂšte, lui dit Donnez, donnez-moi cette baguette, mon fils; vous la casserez. Arlequin, se reculant aux approches de la FĂ©e, tournant autour du thĂ©ĂÂątre, et d'une façon reposĂ©e. - Tout doucement, tout doucement! La FĂ©e, encore plus alarmĂ©e. - Donnez donc vite, j'en ai besoin. Arlequin, alors, la touche de la baguette adroitement et lui dit. - Tout beau, asseyez-vous lĂ ; et soyez sage. La FĂ©e tombe sur le siĂšge de gazon mis auprĂšs de la grille du thĂ©ĂÂątre et dit. - Ah! je suis perdue, je suis trahie. Arlequin, en riant. - Et moi, je suis on ne peut pas mieux. Oh! oh! vous me grondiez tantĂÂŽt parce que je n'avais pas d'esprit; j'en ai pourtant plus que vous. Arlequin alors fait des sauts de joie; il rit, il danse, il siffle, et de temps en temps va autour de la FĂ©e, et lui montrant la baguette. Soyez bien sage, madame la sorciĂšre, car voyez bien cela! Alors il appelle tout le monde. Allons, qu'on m'apporte ici mon petit coeur. Trivelin oĂÂč sont mes valets et tous les diables aussi? Vite, j'ordonne, je commande, ou par la sambleu... Tout accourt Ă sa voix. ScĂšne derniĂšre Silvia conduite par Trivelin, les Danseurs, Les Chanteurs et Les Esprits Arlequin, courant au-devant de Silvia, et lui montrant la baguette. - Ma chĂšre amie, voilĂ la machine; je suis sorcier Ă cette heure; tenez, prenez, prenez; il faut que vous soyez sorciĂšre aussi. Il lui donne la baguette. Silvia prend la baguette en sautant d'aise et dit. - Oh! mon amant, nous n'aurons plus d'envieux. A peine Silvia a-t-elle dit ces mots, que quelques esprits s'avancent, et l'un d'eux dit Vous ĂÂȘtes notre maĂtresse, que voulez-vous de nous? Silvia, surprise de leur approche, se retire et a peur, et dit. - VoilĂ encore ces vilains hommes qui me font peur. Arlequin, fĂÂąchĂ©. - Jarni, je vous apprendrai Ă vivre. A Silvia. Donnez-moi ce bĂÂąton, afin que je les rosse. Il prend la baguette, et ensuite bat les esprits avec son Ă©pĂ©e; il bat aprĂšs les danseurs, les chanteurs, et jusqu'Ă Trivelin mĂÂȘme. Silvia, lui dit, en l'arrĂÂȘtant. - En voilĂ assez, mon ami. Arlequin menace toujours tout le monde, et va Ă la FĂ©e qui est sur le banc, et la menace aussi. Silvia, alors, s'approche Ă son tour de la FĂ©e et lui dit en la saluant. - Bonjour, Madame, comment vous portez-vous? Vous n'ĂÂȘtes donc plus si mĂ©chante? La FĂ©e retourne la tĂÂȘte en jetant des regards de fureur sur eux. Silvia. - Oh! qu'elle est en colĂšre. Arlequin, alors Ă la FĂ©e. - Tout doux, je suis le maĂtre; allons, qu'on nous regarde tout Ă l'heure agrĂ©ablement. Silvia. - Laissons-la, mon ami, soyons gĂ©nĂ©reux la compassion est une belle chose. Arlequin. - Je lui pardonne, mais je veux qu'on chante, qu'on danse, et puis aprĂšs nous irons nous faire roi quelque part. Annibal Acteurs ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 3 mars 1720 Acteurs Laodice, fille de Prusias. Flaminius, ambassadeur romain. HiĂ©ron, confident de Prusias. Amilcar, confident d'Annibal. Flavius, confident de Flaminius. Egine, confidente de Laodice. La scĂšne est dans le palais de Prusias. Acte premier ScĂšne premiĂšre Laodice, Egine Egine Je ne puis plus longtemps vous taire mes alarmes, Madame; de vos yeux j'ai vu couler des larmes. Quel important sujet a pu donc aujourd'hui Verser dans votre coeur la tristesse et l'ennui? Laodice Sais-tu quel est celui que Rome nous envoie? Egine Laodice Pourquoi faut-il que je le voie? Sans lui j'allais, sans trouble, Ă©pouser Annibal. O Rome! que ton choix Ă mon coeur est fatal! Ecoute, je veux bien t'apprendre, chĂšre Egine, Des pleurs que je versais la secrĂšte origine Trois ans se sont passĂ©s, depuis qu'en ces Etats Le mĂÂȘme ambassadeur vint trouver Prusias. Je n'avais jamais vu de Romain chez mon pĂšre; Je pensais que d'un roi l'auguste caractĂšre L'Ă©levait au-dessus du reste des humains Mais je vis qu'il fallait excepter les Romains. Je vis du moins mon pĂšre, ornĂ© du diadĂšme, Honorer ce Romain, le respecter lui-mĂÂȘme; Et, s'il te faut ici dire la vĂ©ritĂ©, Ce Romain n'en parut ni surpris, ni flattĂ©. Cependant ces respects et cette dĂ©fĂ©rence BlessĂšrent en secret l'orgueil de ma naissance. J'eus peine Ă voir un roi qui me donna le jour, DĂ©pouillĂ© de ses droits, courtisan dans sa cour, Et d'un front couronnĂ© perdant toute l'audace, Devant Flaminius n'oser prendre sa place. J'en rougis, et jetai sur ce hardi Romain Des regards qui marquaient un gĂ©nĂ©reux dĂ©dain. Mais du destin sans doute un injuste caprice Veut devant les Romains que tout orgueil flĂ©chisse Mes dĂ©daigneux regards rencontrĂšrent les siens, Et les siens, sans effort, confondirent les miens. Jusques au fond du coeur je me sentis Ă©mue; Je ne pouvais ni fuir, ni soutenir sa vue. Je perdis sans regret un impuissant courroux; Mon propre abaissement, Egine, me fut doux. J'oubliai ces respects qui m'avaient offensĂ©e; Mon pĂšre mĂÂȘme alors sortit de ma pensĂ©e Je m'oubliai moi-mĂÂȘme, et ne m'occupai plus Qu'Ă voir et n'oser voir le seul Flaminius. Egine, ce rĂ©cit, que j'ai honte de faire, De tous mes mouvements t'explique le mystĂšre. Egine De ce Romain si fier, qui fut votre vainqueur. Sans doute, Ă votre tour, vous surprĂtes le coeur. Laodice J'ignore jusqu'ici si je touchai son ĂÂąme J'examinai pourtant s'il partageait ma flamme; J'observai si ses yeux ne m'en apprendraient rien Mais je le voulais trop pour m'en instruire bien. Je le crus cependant, et si sur l'apparence Il est permis de prendre un peu de confiance, Egine, il me sembla que, pendant son sĂ©jour, Dans son silence mĂÂȘme Ă©clatait son amour. Mille indices pressants me le faisaient comprendre Quand je te les dirais, tu ne pourrais m'entendre; Moi-mĂÂȘme, que l'amour sut peut-ĂÂȘtre tromper, Je les sens, et ne puis te les dĂ©velopper. Flaminius partit, Egine, et je veux croire Qu'il ignora toujours ma honte et sa victoire. HĂ©las! pour revenir Ă ma tranquillitĂ©, Que de maux Ă mon coeur n'en a-t-il pas coĂ»tĂ©! J'appelai vainement la raison Ă mon aide Elle irrite l'amour, loin d'y porter remĂšde. Quand sur ma folle ardeur elle m'ouvrait les yeux, En rougissant d'aimer, je n'en aimais que mieux. Je ne me servis plus d'un secours inutile; J'attendis que le temps vĂnt me rendre tranquille Je le devins, Egine, et j'ai cru l'ĂÂȘtre enfin, Quand j'ai su le retour de ce mĂÂȘme Romain. Que ferai-je, dis-moi, si ce retour funeste D'un malheureux amour trouve en moi quelque reste? Quoi! j'aimerais encore! Ah! puisque je le crains, Pourrais-je me flatter que mes feux sont Ă©teints? D'oĂÂč naĂtraient dans mon coeur de si promptes alarmes? Et si je n'aime plus, pourquoi verser des larmes? Cependant, chĂšre Egine, Annibal a ma foi, Et je suis destinĂ©e Ă vivre sous sa loi. Sans amour, il est vrai, j'allais ĂÂȘtre asservie; Mais j'allais partager la gloire de sa vie. Mon ĂÂąme, que flattait un partage si grand, Se disait qu'un hĂ©ros valait bien un amant. HĂ©las! si dans ce jour mon amour se ranime, Je deviendrai bien moins Ă©pouse que victime. N'importe, quelque sort qui m'attende aujourd'hui, J'achĂšverai l'hymen qui doit m'unir Ă lui, Et dĂ»t mon coeur brĂ»ler d'une ardeur Ă©ternelle, Egine, il a ma foi; je lui serai fidĂšle. Egine Madame, le voici. ScĂšne II Laodice, Annibal, Egine, Amilcar Annibal Puis-je, sans me flatter, EspĂ©rer qu'un moment vous voudrez m'Ă©couter? Je ne viens point, trop fier de l'espoir qui m'engage, De mes tristes soupirs vous prĂ©senter l'hommage C'est un secret qu'il faut renfermer dans son coeur, Quand on n'a plus de grĂÂące Ă vanter son ardeur. Un soin qui me sied mieux, mais moins cher Ă mon ĂÂąme, M'invite en ce moment Ă vous parler, Madame. On attend dans ces lieux un agent des Romains, Et le roi votre pĂšre ignore ses desseins; Mais je crois les savoir. Rome me persĂ©cute. Par moi, Rome autrefois se vit prĂšs de sa chute; Ce qu'elle en ressentit et de trouble et d'effroi Dure encore, et lui tient les yeux ouverts sur moi. Son pouvoir est peu sĂ»r tant qu'il respire un homme Qui peut apprendre aux rois Ă marcher jusqu'Ă Rome. A peine ils m'ont reçu, que sa juste frayeur M'en Ă©carte aussitĂÂŽt par un ambassadeur; Je puis porter trop loin le succĂšs de leurs armes, VoilĂ ce qui nourrit ses prudentes alarmes Et de l'ambassadeur, peut-ĂÂȘtre, tout l'emploi Est de n'oublier rien pour m'Ă©loigner du roi. Il va mĂÂȘme essayer l'impĂ©rieux langage Dont Ă ses envoyĂ©s Rome prescrit l'usage; Et ce piĂšge grossier, que tend sa vanitĂ©, Souvent de plus d'un roi surprit la fermetĂ©. Quoi qu'il en soit, enfin, trop aimable Princesse, Vous possĂ©dez du roi l'estime et la tendresse Et moi, qui vous connais, je puis avec honneur En demander ici l'usage en ma faveur. Se soustraire au bienfait d'une ĂÂąme vertueuse, C'est soi-mĂÂȘme souvent l'avoir peu gĂ©nĂ©reuse. Annibal, destinĂ© pour ĂÂȘtre votre Ă©poux, N'aura point Ă rougir d'avoir comptĂ© sur vous Et votre coeur, enfin, est assez grand pour croire Qu'il est de son devoir d'avoir soin de ma gloire. Laodice Oui, je la soutiendrai; n'en doutez point, Seigneur, L'espoir que vous formez rend justice Ă mon coeur. L'inviolable foi que je vous ai donnĂ©e M'associe aux hasards de votre destinĂ©e. Mais aujourd'hui, Seigneur, je n'en ferais pas moins, Quand vous n'auriez point droit de demander mes soins. Croyez Ă votre tour que j'ai l'ĂÂąme trop fiĂšre Pour qu'Annibal en vain m'eĂ»t fait une priĂšre. Mais, Seigneur, Prusias, dont vous vous dĂ©fiez, Sera plus vertueux que vous ne le croyez Et puisque avec ma foi vous reçûtes la sienne, Vos intĂ©rĂÂȘts n'ont pas besoin qu'on les soutienne. Annibal Non, je m'occupe ici de plus nobles projets, Et ne vous parle point de mes seuls intĂ©rĂÂȘts. Mon nom m'honore assez, Madame, et j'ose dire Qu'au plus avide orgueil ma gloire peut suffire. Tout vaincu que je suis, je suis craint du vainqueur Le triomphe n'est pas plus beau que mon malheur. Quand je serais rĂ©duit au plus obscur asile, J'y serais respectable, et j'y vivrais tranquille, Si d'un roi gĂ©nĂ©reux les soins et l'amitiĂ©, Le noeud dont avec vous je dois ĂÂȘtre liĂ©, N'avaient rempli mon coeur de la douce espĂ©rance Que ce bras fera foi de ma reconnaissance; Et que l'heureux Ă©poux dont vous avez fait choix, Sur de nouveaux sujets Ă©tablissant vos lois, Justifiera l'honneur que me fait Laodice, En souffrant que ma main Ă la sienne s'unisse. Oui, je voudrais encor par des faits Ă©clatants RĂ©parer entre nous la distance des ans, Et de tant de lauriers orner cette vieillesse, Qu'elle effaçĂÂąt l'Ă©clat que donne la jeunesse. Mais mon courage en vain mĂ©dite ces desseins, Madame, si le roi ne rĂ©siste aux Romains Je ne vous dirai point que le SĂ©nat, peut-ĂÂȘtre, Deviendra par degrĂ©s son tyran et son maĂtre; Et que, si votre pĂšre obĂ©it aujourd'hui, Ce maĂtre ordonnera de vous comme de lui; Qu'on verra quelque jour sa politique injuste Disposer de la main d'une princesse auguste, L'accorder quelquefois, la refuser aprĂšs, Au grĂ© de son caprice ou de ses intĂ©rĂÂȘts, Et d'un lĂÂąche alliĂ© trop payer le service, En lui livrant enfin la main de Laodice. Laodice Seigneur, quand Annibal arriva dans ces lieux, Mon pĂšre le reçut comme un prĂ©sent, des dieux, Et sans doute il connut quel Ă©tait l'avantage De pouvoir acquĂ©rir des droits sur son courage, De se l'approprier en se liant Ă vous, En vous donnant enfin le nom de mon Ă©poux. Sans la guerre, il aurait conclu notre hymĂ©nĂ©e; Mais il n'est pas moins sĂ»r, et j'y suis destinĂ©e. Qu'Annibal juge donc, sur les desseins du roi, Si jamais les Romains disposeront de moi; Si jamais leur SĂ©nat peut Ă prĂ©sent s'attendre Que de son fier pouvoir le roi veuille dĂ©pendre. Mais je vous laisse. Il vient. Vous pourrez avec lui Juger si vous aurez besoin de mon appui. ScĂšne III Prusias, Annibal, Amilcar Prusias Enfin, Flaminius va bientĂÂŽt nous instruire Des motifs importants qui peuvent le conduire. Avant la fin du jour, Seigneur, nous l'allons voir, Et dĂ©jĂ je m'apprĂÂȘte Ă l'aller recevoir. Annibal Qu'entends-je? vous, Seigneur! Prusias D'oĂÂč vient cette surprise? Je lui fais un honneur que l'usage autorise J'imite mes pareils. Annibal Et n'ĂÂȘtes-vous pas roi? Prusias Seigneur, ceux dont je parle ont mĂÂȘme rang que moi. Annibal Eh quoi! pour vos pareils voulez-vous reconnaĂtre Des hommes, par abus appelĂ©s rois sans l'ĂÂȘtre; Des esclaves de Rome, et dont la dignitĂ© Est l'ouvrage insolent de son autoritĂ©; Qui, du trĂÂŽne hĂ©ritiers, n'osent y prendre place, Si Rome auparavant n'en a permis l'audace; Qui, sur ce trĂÂŽne assis, et le sceptre Ă la main, S'abaissent Ă l'aspect d'un citoyen romain; Des rois qui, soupçonnĂ©s de dĂ©sobĂ©issance, Prouvent Ă force d'or leur honteuse innocence, Et que d'un fier SĂ©nat l'ordre souvent fatal Expose en criminels devant son tribunal; MĂ©prisĂ©s des Romains autant que mĂ©prisables? VoilĂ ceux qu'un monarque appelle ses semblables! Ces rois dont le SĂ©nat, sans armer de soldats, A de vils concurrents adjuge les Etats; Ces clients, en un mot, qu'il punit et protĂšge, Peuvent de ses agents augmenter le cortĂšge. Mais vous, examinez, en voyant ce qu'ils sont, Si vous devez encor imiter ce qu'ils font. Prusias Si ceux dont nous parlons vivent dans l'infamie, S'ils livrent aux Romains et leur sceptre et leur vie, Ce lĂÂąche oubli du rang qu'ils ont reçu des dieux, Autant qu'Ă vous, Seigneur, me paraĂt odieux Mais donner au SĂ©nat quelque marque d'estime, Rendre Ă ses envoyĂ©s un honneur lĂ©gitime, Je l'avouerai, Seigneur, j'aurais peine Ă penser Qu'Ă de honteux Ă©gards ce fĂ»t se rabaisser; Je crois pouvoir enfin les imiter moi-mĂÂȘme, Et n'en garder pas moins les droits du rang suprĂÂȘme. Annibal Quoi! Seigneur, votre rang n'est pas sacrifiĂ©, En courant au-devant des pas d'un envoyĂ©! C'est montrer votre estime, en produire des marques Que vous ne croyez pas indignes des monarques! L'ai-je bien entendu? De quel oeil, dites-moi, Voyez-vous le SĂ©nat? et qu'est-ce donc qu'un roi? Quel discours! juste ciel! de quelle fantaisie L'ĂÂąme aujourd'hui des rois est-elle donc saisie? Et quel est donc enfin le charme ou le poison Dont Rome semble avoir altĂ©rĂ© leur raison? Cet orgueil, que leur coeur respire sur le trĂÂŽne, Au seul nom de Romain, fuit et les abandonne; Et d'un commun accord, ces maĂtres des humains, Sans s'en apercevoir, respectent les Romains! O rois! et ce respect, vous l'appelez estime! Je ne m'Ă©tonne plus si Rome vous opprime. Seigneur, connaissez-vous; rompez l'enchantement Qui vous fait un devoir de votre abaissement. Vous rĂ©gnez, et ce n'est qu'un agent qui s'avance. Au trĂÂŽne, votre place, attendez sa prĂ©sence. Sans vous embarrasser s'il est Scythe ou Romain, Laissez-le jusqu'Ă vous poursuivre son chemin. De quel droit le SĂ©nat pourrait-il donc prĂ©tendre Des respects qu'Ă vous-mĂÂȘme il ne voudrait pas rendre? Mais que vous dis-je? Ă Rome, Ă peine un sĂ©nateur Daignerait d'un regard vous accorder l'honneur, Et vous apercevant dans une foule obscure, Vous ferait un accueil plus choquant qu'une injure. De combien cependant ĂÂȘtes-vous au-dessus De chaque sĂ©nateur!... Prusias Seigneur, n'en parlons plus. J'avais cru faire un pas d'une moindre importance Mais pendant qu'en ces lieux l'ambassadeur s'avance, Souffrez que je vous quitte, et qu'au moins aujourd'hui Des soins moins Ă©clatants m'excusent envers lui. ScĂšne IV Annibal, Amilcar Amilcar Seigneur, nous sommes seuls oserais-je vous dire Ce que le ciel peut-ĂÂȘtre en ce moment m'inspire? Je connais peu le roi; mais sa timiditĂ© Semble vous prĂ©sager quelque infidĂ©litĂ©. Non qu'Ă prĂ©sent son coeur manque pour vous de zĂšle; Sans doute il a dessein de vous ĂÂȘtre fidĂšle Mais un prince Ă qui Rome imprime du respect, De peu de fermetĂ© doit vous ĂÂȘtre suspect. Ces timides Ă©gards vous annoncent un homme Assez faible, Seigneur, pour vous livrer Ă Rome. Qui sait si l'envoyĂ© qu'on attend aujourd'hui Ne vient pas, de sa part, vous demander Ă lui? Pendant que de ces lieux la retraite est facile, M'en croirez-vous? fuyez un dangereux asile; Et sans attendre ici... Annibal Nomme-moi des Etats Plus sĂ»rs pour Annibal que ceux de Prusias. Enseigne-moi des rois qui ne soient point timides; Je les ai trouvĂ©s tous ou lĂÂąches ou perfides. Amilcar Il en serait peut-ĂÂȘtre encor de gĂ©nĂ©reux Mais une autre raison fait vos dĂ©goĂ»ts pour eux Et si vous n'espĂ©riez d'Ă©pouser Laodice, Peut-ĂÂȘtre Ă quelqu'un d'eux rendriez-vous justice. Vous voudrez bien, Seigneur, excuser un discours Que me dicte mon zĂšle et le soin de vos jours. Annibal Crois-tu que l'intĂ©rĂÂȘt d'une amoureuse, flamme Dans cet Ă©garement pĂ»t entraĂner mon ĂÂąme? Penses-tu que ce soit seulement de ce jour Que mon coeur ait appris Ă surmonter l'amour? De ses emportements j'ai sauvĂ© ma jeunesse; J'en pourrai bien encor dĂ©fendre ma vieillesse. Nous tenterions en vain d'empĂÂȘcher que nos coeurs D'un amour imprĂ©vu ne sentent les douceurs. Ce sont lĂ des hasards Ă qui l'ĂÂąme est soumise, Et dont on peut sans honte Ă©prouver la surprise Mais, quel qu'en soit l'attrait, ces douceurs ne sont rien, Et ne font de progrĂšs qu'autant qu'on le veut bien. Ce feu, dont on nous dit la violence extrĂÂȘme, Ne brĂ»le que le coeur qui l'allume lui-mĂÂȘme. Laodice est aimable, et je ne pense pas Qu'avec indiffĂ©rence on pĂ»t voir ses appas. L'hymen doit me donner une Ă©pouse si belle; Mais la gloire, Amilcar, est plus aimable qu'elle Et jamais Annibal ne pourra s'Ă©garer Jusqu'au trouble honteux d'oser les comparer. Mais je suis las d'aller mendier un asile, D'affliger mon orgueil d'un opprobre stĂ©rile. OĂÂč conduire mes pas? Va, crois-moi, mon destin Doit changer dans ces lieux ou doit y prendre fin. Prusias ne peut plus m'abandonner sans crime Il est faible, il est vrai; mais il veut qu'on l'estime. Je feins qu'il le mĂ©rite; et malgrĂ© sa frayeur, Sa vanitĂ© du moins lui tiendra lieu d'honneur. S'il en croit les Romains, si le Ciel veut qu'il cĂšde, Des crimes de son coeur le mien sait le remĂšde. Soit tranquille, Amilcar, et ne crains rien pour moi. Mais sortons. HĂÂątons-nous de rejoindre le roi; Ne l'abandonnons point; il faut mĂÂȘme sans cesse, Par de nouveaux efforts, combattre sa faiblesse, L'irriter contre Rome; et mon unique soin Est de me rendre ici son assidu tĂ©moin. Acte II ScĂšne premiĂšre Flavius, Flaminius Flavius Le roi ne paraĂt point, et j'ai peine Ă comprendre, Seigneur, comment ce prince ose se faire attendre. Et depuis quand les rois font-ils si peu d'Ă©tat Des ministres chargĂ©s des ordres du SĂ©nat? MalgrĂ© la dignitĂ© dont Rome vous honore, Prusias Ă vos yeux ne s'offre point encore? Flaminius N'accuse point le roi de ce superbe accueil; Un roi n'en peut avoir imaginĂ© l'orgueil. J'y reconnais l'audace et les conseils d'un homme Ennemi dĂ©clarĂ© des respects dus Ă Rome. Le roi de son devoir ne serait point sorti; C'est du seul Annibal que ce trait est parti. Prusias, sur la foi des leçons qu'on lui donne, Ne croit plus le respect d'usage sur le trĂÂŽne. Annibal, de son rang exagĂ©rant l'honneur, SĂšme avec la fiertĂ© la rĂ©volte en son coeur. Quel que soit le succĂšs qu'Annibal en attende, Les rois rĂ©sistent peu quand le SĂ©nat commande. DĂ©jĂ ce fugitif a dĂ» s'apercevoir. Combien ses volontĂ©s ont sur eux de pouvoir. Flavius Seigneur, Ă ce discours souffrez que je comprenne. Que vous ne venez pas pour le seul ArtamĂšne, Et que la guerre enfin que lui fait Prusias Est le moindre intĂ©rĂÂȘt qui guide ici vos pas. En vous suivant, j'en ai soupçonnĂ© le mystĂšre; Mais, Seigneur, jusqu'ici j'ai cru devoir me taire. Flaminius DĂ©jĂ mon amitiĂ© te l'eĂ»t dĂ©veloppĂ©, Sans les soins inquiets dont je suis occupĂ©. Je t'apprends donc qu'Ă Rome Annibal doit me suivre, Et qu'en mes mains il faut que Prusias le livre. VoilĂ quel est ici mon vĂ©ritable emploi, Sans d'autres intĂ©rĂÂȘts qui ne touchent que moi. Flavius Quoi! vous? Flaminius Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre. Annibal n'a que trop montrĂ© qu'il est Ă craindre. Il fuit, il est vaincu, mais vaincu par des coups Que nous devons encor plus au hasard qu'Ă nous. Et s'il n'eĂ»t, autrefois, ralenti son courage, Rome Ă©tait en danger d'obĂ©ir Ă Carthage. Quoique vaincu, les rois dont il cherche l'appui Pourraient bien essayer de se servir de lui; Et sur ce qu'il a fait fondant leur espĂ©rance Avec moins de frayeur tenter l'indĂ©pendance Et Rome Ă les punir aurait un embarras Qu'il serait imprudent de ne s'Ă©pargner pas. Nos aigles, en un mot, trop frĂ©quemment dĂ©faites Par ce mĂÂȘme ennemi qui trouve des retraites, Qui n'a jamais craint Rome, et qui mĂÂȘme la voit Seulement ce qu'elle est et non ce qu'on la croit; Son audace, son nom et sa haine implacable, Tout, jusqu'Ă sa dĂ©faite, est en lui formidable, Et depuis quelque temps un bruit court parmi nous Qu'il va de Laodice ĂÂȘtre bientĂÂŽt l'Ă©poux. Ce coup est important Rome en est alarmĂ©e. Pour le rompre elle a fait avancer son armĂ©e; Elle exige Annibal, et malgrĂ© le mĂ©pris Que pour les rois tu sais que le SĂ©nat a pris, Son orgueil inquiet en fait un sacrifice, Et livre Ă mon espoir la main de Laodice. Le roi, flattĂ© par lĂ , peut en oublier mieux La valeur d'un dĂ©pĂÂŽt trop suspect en ces lieux. Pour effacer l'affront d'un pareil hymĂ©nĂ©e, Si contraire Ă la loi que Rome s'est donnĂ©e, Et je te l'avouerai, d'un hymen dont mon coeur N'aurait peut-ĂÂȘtre pu sentir le dĂ©shonneur, Cette Rome facile accorde Ă la princesse Le titre qui pouvait excuser ma tendresse, La fait Romaine enfin. Cependant ne crois pas Qu'en faveur de mes feux j'Ă©pargne Prusias. Rome emprunte ma voix, et m'ordonne elle-mĂÂȘme D'user ici pour lui d'une rigueur extrĂÂȘme. Il le faut en effet. Flavius Mais depuis quand, Seigneur, BrĂ»lez-vous en secret d'une si tendre ardeur? L'aimable Laodice a-t-elle fait connaĂtre Qu'elle-mĂÂȘme Ă son tour... Flaminius Prusias va paraĂtre; Cessons; mais souviens-toi que l'on doit ignorer Ce que ma confiance ose te dĂ©clarer. ScĂšne II Prusias, Annibal, Flaminius, Flavius, suite du roi. Flaminius Rome, qui vous observe, et de qui la clĂ©mence Vous a fait jusqu'ici grĂÂące de sa vengeance, A commandĂ©, Seigneur, que je vinsse vers vous Vous dire le danger oĂÂč vous met son courroux. Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre, Entre ArtamĂšne et vous renouvellent la guerre. Rome la dĂ©sapprouve, et dĂ©jĂ le SĂ©nat Vous en avait, Seigneur, averti sans Ă©clat. Un Romain, de sa part, a dĂ» vous faire entendre Quel parti lĂ -dessus vous feriez bien de prendre; Qu'il souhaitait enfin qu'on eĂ»t, en pareil cas, Recours Ă sa justice, et non Ă des combats. Cet auguste SĂ©nat, qui peut parler en maĂtre, Mais qui donne Ă regret des preuves qu'il peut l'ĂÂȘtre, Crut que, vous Ă©pargnant des ordres rigoureux, Vous n'attendriez pas qu'il vous dĂt je le veux. Il le dit aujourd'hui; c'est moi qui vous l'annonce. Vous allez vous juger en me faisant rĂ©ponse. Ainsi, quand le pardon vous est encore offert, N'oubliez pas qu'un mot vous absout ou vous perd. Pour Ă©carter de vous tout dessein tĂ©mĂ©raire, Empruntez le secours d'un effroi salutaire Voyez en quel Ă©tat Rome a mis tous ces rois Qui d'un coupable orgueil ont Ă©coutĂ© la voix. PrĂ©sentez Ă vos yeux cette foule de princes, Dont les uns vagabonds, chassĂ©s de leurs provinces, Les autres gĂ©missants; abandonnĂ©s aux fers, De son devoir, Seigneur, instruisent l'univers. VoilĂ , pour imposer silence Ă votre audace, Le spectacle qu'il faut que votre esprit se fasse. Vous vaincrez ArtamĂšne, et vos heureux destins Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains. Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente, Qu'en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mĂ©contente? Que ferez-vous du vĂÂŽtre, et qui vous sauvera Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra? Restez en paix, rĂ©gnez, gardez votre couronne Le SĂ©nat vous la laisse, ou plutĂÂŽt vous la donne. Obtenez sa faveur, faites ce qu'il lui plaĂt; Je ne vous connais point de plus grand intĂ©rĂÂȘt. Consultez nos amis ce qu'ils ont de puissance N'est que le prix heureux de leur obĂ©issance. Quoi qu'il en soit, enfin, que votre ambition Respecte un roi qui vit sous sa protection. Prusias Seigneur, quand le SĂ©nat s'abstiendrait d'un langage Qui fait Ă tous les rois un si sensible outrage; Que, sans me conseiller le secours de l'effroi, Il dirait simplement ce qu'il attend de moi; Quand le SĂ©nat, enfin, honorerait lui-mĂÂȘme Ce front, qu'avec Ă©clat distingue un diadĂšme, Croyez-moi, le SĂ©nat et son ambassadeur N'en parleraient tous deux qu'avec plus de grandeur. Vous ne m'Ă©tonnez point, Seigneur, et la menace Fait rarement trembler ceux qui sont Ă ma place. Un roi, sans s'alarmer d'un procĂ©dĂ© si haut, Refuse s'il le peut, accorde s'il le faut. C'est de ses actions la raison qui dĂ©cide, Et l'outrage jamais ne le rend plus timide. ArtamĂšne avec moi, Seigneur, fit un traitĂ© Qui de sa part encore n'est pas exĂ©cutĂ© Et quand je l'en pressais, j'appris que son armĂ©e Pour venir me surprendre Ă©tait dĂ©jĂ formĂ©e. Son perfide dessein alors m'Ă©tant connu, J'ai rassemblĂ© la mienne, et je l'ai prĂ©venu. Le SĂ©nat pourrait-il approuver l'injustice, Et d'une lĂÂąchetĂ© veut-il ĂÂȘtre complice? Son pouvoir n'est-il pas guidĂ© par la raison? Vos alliĂ©s ont-ils le droit de trahison? Et lorsque je suis prĂÂȘt d'en ĂÂȘtre la victime, M'en dĂ©fendre, Seigneur, est-ce commettre un crime? Flaminius Pourquoi nous dĂ©guiser ce que vous avez fait? A ce traitĂ© vous-mĂÂȘme avez-vous satisfait? Et pourquoi d'ArtamĂšne accuser la conduite, Seigneur, si de la vĂÂŽtre elle n'est que la suite? Vous aviez fait la paix pourquoi dans vos Etats Avez-vous conservĂ©, mĂÂȘme accru vos soldats? PrĂ©tendiez-vous, malgrĂ© cette paix solennelle, Lui laisser soupçonner qu'elle Ă©tait infidĂšle, Et l'engager Ă prendre une prĂ©caution Qui servĂt de prĂ©texte Ă votre ambition? Mais le SĂ©nat a vu votre coupable ruse, Et ne recevra point une frivole excuse. Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux Que pour vous avertir qu'ils lui sont odieux. Songez-y; mais surtout tĂÂąchez de vous dĂ©fendre Du poison des conseils dont on veut vous surprendre. Annibal S'il Ă©coute les miens, ou s'il prend les meilleurs, Rome ira proposer son esclavage ailleurs. Prusias indignĂ© poursuivra la conquĂÂȘte Qu'Ă lui livrer bientĂÂŽt la victoire s'apprĂÂȘte. Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui Que pour ce fier SĂ©nat qui l'insulte aujourd'hui. Si le roi contre lui veut en faire l'Ă©preuve, Moi, qui vous parle, moi, je m'engage Ă la preuve. Flaminius Le projet est hardi. Cependant votre Ă©tat Promet dĂ©jĂ beaucoup en faveur du SĂ©nat; Et votre orgueil, rĂ©duit Ă chercher un asile, Fournit Ă Prusias un espoir bien fragile. Annibal Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal A vanter le SĂ©nat aux dĂ©pens d'Annibal. Cet Ă©tat oĂÂč je suis rappelle une matiĂšre Dont votre Rome aurait Ă rougir la premiĂšre. Ne vous souvient-il plus du temps oĂÂč dans mes mains La victoire avait mis le destin des Romains? Retracez-vous ce temps oĂÂč par moi l'Italie D'Ă©pouvante, d'horreur et de sang fut remplie. Laissons de vains discours, dont le faste menteur De ma chute aux Romains semble donner l'honneur. Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource? Parlez, quelqu'un de vous arrĂÂȘta-t-il ma course? Sans l'imprudent repos que mon bras s'est permis, Romains, vous n'auriez plus d'amis ni d'ennemis. De ce peuple insolent, qui veut qu'on obĂ©isse, Le fer et l'esclavage allaient faire justice; Et les rois, que soumet sa superbe amitiĂ©, En verraient Ă prĂ©sent le reste avec pitiĂ©. O Rome! tes destins ont pris une autre face. Ma lenteur, ou plutĂÂŽt mon mĂ©pris te fit grĂÂące NĂ©gligeant des progrĂšs qui me semblaient trop sĂ»rs, Je laissai respirer ton peuple dans tes murs. Il Ă©chappa depuis, et ma seule imprudence Des Romains abattus releva l'espĂ©rance. Mais ces fiers citoyens, que je n'accablai pas, Ne sont point assez vains pour mĂ©priser mon bras; Et si Flaminius voulait parler sans feindre, Il dirait qu'on m'honore encor jusqu'Ă me craindre. En effet, si le roi profite du sĂ©jour Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour, S'il ose pour lui-mĂÂȘme employer mon courage, Je n'en demande pas Ă ces dieux davantage. Le SĂ©nat, qui d'un autre est aujourd'hui l'appui, Pourra voir arriver le danger jusqu'Ă lui. Je sais me corriger; il sera difficile De me rĂ©duire alors Ă chercher un asile. Flaminius Ce qu'Annibal appelle imprudence et lenteur, S'appellerait effroi, s'il nous ouvrait son coeur. Du moins, cette lenteur et cette nĂ©gligence Eurent avec l'effroi beaucoup de ressemblance; Et l'aspect de nos murs si remplis de hĂ©ros Put bien vous conseiller le parti du repos. Vous vous corrigerez? Et pourquoi dans l'Afrique N'avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique? Serait-ce qu'il manquait Ă votre instruction La honte d'ĂÂȘtre encor vaincu par Scipion? Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire, Et vous avez raison quand vous en faites gloire. Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer Tous les rois dont l'audace osera s'y fier. Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre Avait Ă soutenir le fardeau de la guerre. L'univers attentif crut la voir en danger, Douta que ses efforts pussent l'en dĂ©gager. L'univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre Qu'on ne devait jamais espĂ©rer de la vaincre, Voulut jusqu'Ă ses murs vous ouvrir un chemin, Pour qu'on la crĂ»t encor plus proche de sa fin, Et que la terre aprĂšs, dĂ©trompĂ©e et surprise, ApprĂt Ă l'avenir Ă nous ĂÂȘtre soumise. Annibal A tant de vains discours, je vois votre embarras; Et si vous m'en croyez, vous ne poursuivrez pas. Rome allait succomber son vainqueur la nĂ©glige; Elle en a profitĂ©; voilĂ tout le prodige. Tout le reste est chimĂšre ou pure vanitĂ©, Qui dĂ©shonore Rome et toute sa fiertĂ©. Flaminius Rome de vos mĂ©pris aurait tort de se plaindre Tout est indiffĂ©rent de qui n'est plus Ă craindre. Annibal ArrĂÂȘtez, et cessez d'insulter au malheur D'un homme qu'autrefois Rome a vu son vainqueur; Et quoique sa fortune ait surmontĂ© la mienne, Les grands coups qu'Annibal a portĂ©s Ă la sienne Doivent du moins apprendre aux Romains gĂ©nĂ©reux Qu'il a bien mĂ©ritĂ© d'ĂÂȘtre respectĂ© d'eux. Je sors; je ne pourrais m'empĂÂȘcher de rĂ©pondre A des discours qu'il est trop aisĂ© de confondre. ScĂšne III Prusias, Flaminius, HiĂ©ron Flaminius Seigneur, il me paraĂt qu'il n'Ă©tait pas besoin Que de notre entretien Annibal fĂ»t tĂ©moin, Et vous pouviez, sans lui, faire votre rĂ©ponse Aux ordres que par moi le SĂ©nat vous annonce. J'en ai qui de si prĂšs touchent cet ennemi, Que je n'ai pu, Seigneur, m'expliquer qu'Ă demi. Prusias Lui! vous me surprenez, Seigneur de quelle crainte Rome, qui vous envoie, est-elle donc atteinte? Flaminius Rome ne le craint point, Seigneur; mais sa pitiĂ© Travaille Ă vous sauver de son inimitiĂ©. Rome ne le craint point, vous dis-je; mais l'audace Ne lui plaĂt point dans ceux qui tiennent votre place. Elle veut que les rois soient soumis au devoir Que leur a dĂšs longtemps imposĂ© son pouvoir. Ce devoir est, Seigneur, de n'oser entreprendre Ce qu'ils n'ignorent pas qu'elle pourrait dĂ©fendre; De n'oublier jamais que ses intentions Doivent Ă la rigueur rĂ©gler leurs actions; Et de se regarder comme dĂ©positaires D'un pouvoir qu'ils n'ont plus dĂšs qu'ils sont tĂ©mĂ©raires. VoilĂ votre devoir, et vous l'observez mal, Quand vous osez chez vous recevoir Annibal. Rome, qui tient ici ce sĂ©vĂšre langage, N'a point dessein, Seigneur, de vous faire un outrage; Et si les fiers avis offensent votre coeur, Vous pouvez lui rĂ©pondre avec plus de hauteur. Cette Rome s'explique en maĂtresse du monde. Si sur un titre Ă©gal votre audace se fonde, Si vous ĂÂȘtes enfin Ă l'abri de ses coups, Vous pouvez lui parler comme elle parle Ă vous. Mais s'il est vrai, Seigneur, que vous dĂ©pendiez d'elle, Si, lorsqu'elle voudra, votre trĂÂŽne chancelle, Et pour dire encor plus, si ce que Rome veut, Cette Rome absolue en mĂÂȘme temps le peut, Que son droit soit injuste ou qu'il soit Ă©quitable, Qu'importe? c'est aux dieux que Rome en est comptable. Le faible, s'il Ă©tait le juge du plus fort, Aurait toujours raison, et l'autre toujours tort. Annibal est chez vous, Rome en est courroucĂ©e Pouvez-vous lĂ -dessus ignorer sa pensĂ©e? Est-ce donc imprudence, ou n'avez-vous point su Ce qu'elle envoya dire aux rois qui l'ont reçu? Prusias Seigneur, de vos discours l'excessive licence Semble vouloir ici tenter ma patience. Je sens des mouvements qui vous sont des conseils De ne jamais chez eux mĂ©priser mes pareils. Les rois, dans le haut rang oĂÂč le ciel les fait naĂtre, Ont souvent des vainqueurs et n'ont jamais de maĂtre; Et sans en appeler Ă l'Ă©quitĂ© des dieux, Leur courroux peut juger de vos droits odieux. J'honore le SĂ©nat; mais, malgrĂ© sa menace, Je me dispenserai d'excuser mon audace. Je crois pouvoir enfin recevoir qui me plaĂt, Et pouvoir ignorer quel est votre intĂ©rĂÂȘt. J'avouerai cependant, puisque Rome est puissante, Qu'il est avantageux de la rendre contente. Expliquez-vous, Seigneur, et voyons si je puis Faire ce qu'elle exige, Ă©tant ce que je suis. Mais retranchez ces mots d'ordre, de dĂ©pendance, Qui ne m'invitent pas Ă plus d'obĂ©issance. Flaminius Eh bien! daignez souffrir un avis important Je demande Annibal, et le SĂ©nat l'attend. Prusias Annibal? Flaminius Oui, ma charge est de vous en instruire; Mais, Seigneur, Ă©coutez ce qui me reste Ă dire. Rome pour Laodice a fait choix d'un Ă©poux, Et c'est un choix, Seigneur, avantageux pour vous. Prusias Lui nommer un Ă©poux! Je puis l'avoir promise. Flaminius En ce cas, du SĂ©nat avouez l'entremise. AprĂšs un tel aveu, je pense qu'aucun roi Ne vous reprochera d'avoir manquĂ© de foi. Mais agrĂ©ez, Seigneur, que l'aimable princesse Sache par moi que Rome Ă son sort s'intĂ©resse, Que sur ce mĂÂȘme choix interrogeant son coeur, Moi-mĂÂȘme... Prusias Vous pouvez l'en avertir, Seigneur, J'admire ici les soins que Rome prend pour elle, Et de son amitiĂ© l'entreprise est nouvelle; Ma fille en peut rĂ©soudre, et je vais consulter Ce que pour Annibal je dois exĂ©cuter. ScĂšne IV Prusias, HiĂ©ron HiĂ©ron Rome de vos desseins est sans doute informĂ©e? Prusias Et tu peux ajouter qu'elle en est alarmĂ©e. HiĂ©ron Observez donc aussi, Seigneur, que son courroux En est en mĂÂȘme temps plus terrible pour vous. Prusias Mais as-tu bien conçu quelle est la perfidie Dont cette Rome veut que je souille ma vie? Ce guerrier, qu'il faudrait lui livrer en ce jour, Ne souhaitait de moi qu'un asile en ma cour. Ces serments que j'ai faits de lui donner ma fille, De rendre sa valeur l'appui de ma famille, De confondre Ă jamais son sort avec le mien, Je suis l'auteur de tout, il ne demandait rien. Ce hĂ©ros, qui se fie Ă ces marques d'estime, S'attend-il que mon coeur achĂšve par un crime? Le SĂ©nat qui travaille Ă sĂ©duire ce coeur, En profitant du coup, il en aurait horreur. HiĂ©ron Non de trop de vertu votre esprit le soupçonne, Et ce n'est pas ainsi que ce SĂ©nat raisonne. Ne vous y trompez pas sa superbe fiertĂ© Vous presse d'un devoir, non d'une lĂÂąchetĂ©. Vous vous croiriez perfide; il vous croirait fidĂšle, Puisque lui rĂ©sister c'est se montrer rebelle. D'ailleurs, cette action dont vous avez horreur, Le pĂ©ril du refus en ĂÂŽte la noirceur. Pensez-vous, en effet, que vous devez en croire Les dangereux conseils d'une fatale gloire? Et ces princes, Seigneur, sont-ils donc gĂ©nĂ©reux, Qui le sont en risquant tout un peuple avec eux? Qui, sacrifiant tout Ă l'affreuse faiblesse D'accomplir sans Ă©gard une injuste promesse, Egorgent par scrupule un monde de sujets, Et ne gardent leur foi qu'Ă force de forfaits? Prusias Ah! lorsqu'Ă ce hĂ©ros j'ai promis Laodice, J'ai cru qu'Ă mes sujets c'Ă©tait rendre un service. Tu sais que souvent Rome a contraint nos Etats De servir ses desseins, de fournir des soldats J'ai donc cru qu'en donnant retraite Ă ce grand homme, Sa valeur gĂÂȘnerait l'insolence de Rome; Que ce guerrier chez moi pourrait l'Ă©pouvanter, Que ce qu'elle en connaĂt m'en ferait respecter; Je me trompais; et c'est son Ă©pouvante mĂÂȘme Qui me plonge aujourd'hui dans un pĂ©ril extrĂÂȘme. Mais n'importe, HiĂ©ron Rome a beau menacer, A rompre mes serments rien ne doit me forcer; Et du moins essayons ce qu'en cette occurrence Peut produire pour moi la ferme rĂ©sistance. La menace n'est rien, ce n'est pas ce qui nuit; Mais pour prendre un parti, voyons ce qui la suit. Acte III ScĂšne premiĂšre aodice, Egine Laodice Oui, ce Flaminius dont je crus ĂÂȘtre aimĂ©e, Et dont je me repens d'avoir Ă©tĂ© charmĂ©e, Egine, il doit me voir pour me faire accepter Je ne sais quel Ă©poux qu'il vient me prĂ©senter. L'ingrat! je le craignais; Ă prĂ©sent, quand j'y pense, Je ne sais point encor si c'est indiffĂ©rence; Mais enfin, le penchant qui me surprit pour lui Me semble, grĂÂące au ciel, expirer aujourd'hui. Egine Quand il vous aimerait, eh! quel espoir, Madame, Oserait en ce jour se permettre votre ĂÂąme? Il faudrait l'oublier. Laodice HĂ©las! depuis le jour Que pour Flaminius je sentis de l'amour, Mon coeur tĂÂącha du moins de se rendre le maĂtre De cet amour qu'il plut au sort d'y faire naĂtre. Mais d'un tel ennemi penses-tu que le coeur Puisse avec fermetĂ© vouloir ĂÂȘtre vainqueur? Il croit qu'autant qu'il peut il combat, il s'efforce Mais il a peur de vaincre, et veut manquer de force; Et souvent sa dĂ©faite a pour lui tant d'appas, Que, pour aimer sans trouble, il feint de n'aimer pas. Ce coeur, Ă la faveur de sa propre imposture, Se dĂ©livre du soin de guĂ©rir sa blessure. C'est ainsi que le mien nourrissait un amour Qui s'accrut sur la foi d'un apparent retour. Oh! d'un retour trompeur apparence flatteuse! Ce fut toi qui nourris une flamme honteuse. Mais que dis-je? ah! plutĂÂŽt ne la rappelons plus Sans crainte et sans espoir voyons Flaminius. Egine Contraignez-vous il vient. ScĂšne II Laodice, Flaminius, Egine Flaminius, Ă part. Quelle grĂÂące nouvelle A mes regards surpris la rend encor plus belle! Madame, le SĂ©nat, en m'envoyant au roi, N'a point Ă lui parler limitĂ© mon emploi. Rome, Ă qui la vertu fut toujours respectable, Envers vous aujourd'hui croit la sienne comptable D'un tĂ©moignage ardent dont l'Ă©clat mette au jour Ce qu'elle a pour la vĂÂŽtre et d'estime et d'amour. Je n'ose ici mĂÂȘler mes respects ni mon zĂšle Avec les sentiments que j'explique pour elle. Non, c'est Rome qui parle, et malgrĂ© la grandeur Que me prĂÂȘte le nom de son ambassadeur, Quoique enfin le SĂ©nat n'ait consacrĂ© ce titre Qu'Ă s'annoncer des rois et le juge et l'arbitre, Il a cru que le soin d'honorer la vertu Ornait la dignitĂ© dont il m'a revĂÂȘtu. Madame, en sa faveur, que votre ĂÂąme indulgente Fasse grĂÂące Ă l'Ă©poux que sa main vous prĂ©sente. Celui qu'il a choisi... Laodice Non, n'allez pas plus loin; Ne dites pas son nom il n'en est pas besoin. Je dois beaucoup aux soins oĂÂč le SĂ©nat s'engage; Mais je n'ai pas, Seigneur, dessein d'en faire usage. Cependant vous dirai-je ici mon sentiment Sur l'estime de Rome et son empressement? Par oĂÂč, s'il ne s'y mĂÂȘle un peu de politique, Ai-je l'honneur de plaire Ă votre rĂ©publique? Mes paisibles vertus ne valent pas, Seigneur, Que le SĂ©nat s'emporte Ă cet excĂšs d'honneur. Je n'aurais jamais cru qu'il vĂt comme un prodige Des vertus oĂÂč mon rang, oĂÂč mon sexe m'oblige. Quoi! le ciel, de ses dons prodigue aux seuls Romains, En prive-t-il le coeur du reste des humains? Et nous a-t-il fait naĂtre avec tant d'infortune, Qu'il faille nous louer d'une vertu commune? Si tel est notre sort, du moins Ă©pargnez-nous L'honneur humiliant d'ĂÂȘtre admirĂ©s de vous. Quoi qu'il en soit enfin, dans la peur d'ĂÂȘtre ingrate, Je rends grĂÂące au SĂ©nat, et son zĂšle me flatte! Bien plus, Seigneur, je vois d'un oeil reconnaissant Le choix de cet Ă©poux dont il me fait prĂ©sent. C'est en dire beaucoup une telle entreprise De trop de libertĂ© pourrait ĂÂȘtre reprise; Mais je me rends justice, et ne puis soupçonner Qu'il ait de mon destin cru pouvoir ordonner. Non, son zĂšle a tout fait, et ce zĂšle l'excuse; Mais, Seigneur, il en prend un espoir qui l'abuse; Et c'est trop, entre nous, prĂ©sumer des effets Que produiront sur moi ses soins et ses bienfaits, S'il pense que mon coeur, par un excĂšs de joie, Va se sacrifier aux honneurs qu'il m'envoie. Non, aux droits de mon rang ce coeur accoutumĂ© Est trop fait aux honneurs pour en ĂÂȘtre charmĂ©. D'ailleurs, je deviendrais le partage d'un homme Qui va, pour m'obtenir, me demander Ă Rome; Ou qui, choisi par elle, a le coeur assez bas Pour n'oser dĂ©clarer qu'il ne me choisit pas; Qui n'a ni mon aveu ni celui de mon pĂšre! Non il est, quel qu'il soit, indigne de me plaire. Flaminius Qui n'a point votre aveu, Madame! Ah! cet Ă©poux Vous aime, et ne veut ĂÂȘtre agréé que de vous. Quand les dieux, le SĂ©nat, et le roi votre pĂšre, HĂÂąteraient en ce jour une union si chĂšre, Si vous ne confirmiez leurs favorables voeux, Il vous aimerait trop pour vouloir ĂÂȘtre heureux. Un feu moins gĂ©nĂ©reux serait-il votre ouvrage? Pensez-vous qu'un amant que Laodice engage PĂ»t Ă tant de rĂ©volte encourager son coeur, Qu'il voulĂ»t malgrĂ© vous usurper son bonheur? Ah! dans celui que Rome aujourd'hui vous prĂ©sente, Ne voyez qu'une ardeur timide, obĂ©issante, FidĂšle, et qui, bravant l'injure des refus, Durera, mais, s'il faut, ne se produira plus. Perdez donc les soupçons qui vous avaient aigrie. Arbitre de l'amant dont vous ĂÂȘtes chĂ©rie, Que le courroux du moins n'ait, dans ce mĂÂȘme instant, Nulle part dangereuse Ă l'arrĂÂȘt qu'il attend. Je vous ai tu son nom; mais mon rĂ©cit peut-ĂÂȘtre, Et le vif intĂ©rĂÂȘt que j'ai laissĂ© paraĂtre, Sans en expliquer plus, vous instruisent assez. Laodice Quoi! Seigneur, vous seriez... Mais que dis-je? cessez, Et n'Ă©claircissez point ce que j'ignore encore. J'entends qu'on me recherche, et que Rome m'honore. Le reste est un secret oĂÂč je ne dois rien voir. Flaminius Vous m'entendez assez pour m'ĂÂŽter tout espoir; Il faut vous l'avouer je vous ai trop aimĂ©e, Et pour dire encore plus, toujours trop estimĂ©e, Pour me laisser surprendre Ă la crĂ©dule erreur De supposer quelqu'un digne de votre coeur. Il est vrai qu'Ă nos voeux le ciel souvent propice Pouvait en ma faveur disposer Laodice Mais aprĂšs vos refus, qui ne m'ont point surpris, Je ne m'attendais pas encor Ă des mĂ©pris, Ni que vous feignissiez de ne point reconnaĂtre L'infortunĂ© penchant que vous avez vu naĂtre. Laodice Un pareil entretien a durĂ© trop longtemps, Seigneur; je plains des feux si tendres, si constants; Je voudrais que pour eux le sort plus favorable EĂ»t destinĂ© mon coeur Ă leur ĂÂȘtre Ă©quitable. Mais je ne puis, Seigneur; et des liens si doux, Quand je les aimerais, ne sont point faits pour nous. Oubliez-vous quel rang nous tenons l'un et l'autre? Vous rougiriez du mien, je rougirais du vĂÂŽtre. Flaminius Qu'entends-je! moi, Madame, oser m'estimer plus! N'ĂÂȘtes-vous pas Romaine avec tant de vertus? Ah! pourvu que ce coeur partageĂÂąt ma tendresse... Laodice Non, Seigneur; c'est en vain que le vĂÂŽtre m'en presse; Et quand mĂÂȘme l'amour nous unirait tous deux... Flaminius Achevez; qui pourrait m'empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre heureux? Vous aurait-on promise? et le roi votre pĂšre Aurait-il?... Laodice N'accusez nulle cause Ă©trangĂšre. Je ne puis vous aimer, Seigneur, et vos soupçons Ne doivent point ailleurs en chercher des raisons. ScĂšne III Flaminius, seul. Enfin, elle me fuit, et Rome mĂ©prisĂ©e A permettre mes feux s'est en vain abaissĂ©e. Et moi, je l'aime encore, aprĂšs tant de refus, Ou plutĂÂŽt je sens bien que je l'aime encor plus. Mais cependant, pourquoi s'est-elle interrompue? Quel secret allait-elle exposer Ă ma vue? Et quand un mĂÂȘme amour nous unirait tous deux... OĂÂč tendait ce discours qu'elle a laissĂ© douteux? Aurait-on fait Ă Rome un rapport trop fidĂšle? Serait-ce qu'Annibal est destinĂ© pour elle, Et que, sans cet hymen, je pourrais espĂ©rer...? Mais Ă quel piĂšge ici vais-je encor me livrer? N'importe, instruisons-nous; le coeur plein de tendresse, M'appartient-il d'oser combattre une faiblesse? Le roi vient; et je vois Annibal avec lui. Sachons ce que je puis en attendre aujourd'hui. ScĂšne IV Prusias, Annibal, Flaminius Prusias J'ignorais qu'en ces lieux... Flaminius Non avant que j'Ă©coute, RĂ©pondez-moi, de grĂÂące, et tirez-moi d'un doute. L'hymen de votre fille est aujourd'hui certain. A quel heureux Ă©poux destinez-vous sa main? Prusias Que dites-vous, Seigneur? Flaminius Est-ce donc un mystĂšre? Prusias Ce que vous exigez ne regarde qu'un pĂšre. Flaminius Rome y prend intĂ©rĂÂȘt, je vous l'ai dĂ©jĂ dit; Et je crois qu'avec vous cet intĂ©rĂÂȘt suffit. Prusias Quelque intĂ©rĂÂȘt, Seigneur, que votre Rome y prenne, Est-il juste, aprĂšs tout, que sa bontĂ© me gĂÂȘne? Flaminius AbrĂ©geons ces discours. RĂ©pondez, Prusias Quel est donc cet Ă©poux que vous ne nommez pas? Prusias Plus d'un prince, Seigneur, demande Laodice; Mais qu'importe au SĂ©nat que je l'en avertisse, Puisque avec aucun d'eux je ne suis engagĂ©? Annibal De qui dĂ©pendez-vous, pour ĂÂȘtre interrogĂ©? Flaminius Et vous qui rĂ©pondez, instruisez-moi, de grĂÂące Est-ce Ă vous qu'on m'envoie? Est-ce ici votre place? Qu'y faites-vous enfin? Annibal J'y viens dĂ©fendre un roi Dont le coeur gĂ©nĂ©reux s'est signalĂ© pour moi; D'un roi dont Annibal embrasse la fortune, Et qu'avec trop d'excĂšs votre orgueil importune. Je blesse ici vos yeux, dites-vous je le croi; Mais j'y suis Ă bon titre, et comme ami du roi. Si ce n'est pas assez pour y pouvoir paraĂtre, Je suis donc son ministre, et je le fais mon maĂtre. Flaminius DĂ»t-il de votre fille ĂÂȘtre bientĂÂŽt l'Ă©poux, Pourrait-il de son sort se montrer plus jaloux? Qu'en dites-vous, Seigneur? Prusias Il me marque son zĂšle, Et vous dit ce qu'inspire une amitiĂ© fidĂšle. Annibal Instruisez le SĂ©nat, rendez-lui la frayeur Que son agent voudrait jeter dans votre coeur DĂ©clarez avec qui votre foi vous engage J'en rĂ©ponds, cet aveu vaudra bien un outrage. Flaminius Qui doit donc Ă©pouser Laodice? Annibal C'est moi. Flaminius Annibal? Annibal Oui, c'est lui qui dĂ©fendra le roi; Et puisque sa bontĂ© m'accorde Laodice, Puisque de sa rĂ©volte Annibal est complice, Le parti le meilleur pour Rome est dĂ©sormais De laisser ce rebelle et son complice en paix. A Prusias. Seigneur, vous avez vu qu'il Ă©tait nĂ©cessaire De finir par l'aveu que je viens de lui faire, Et vous devez juger, par son empressement, Que Rome a des soupçons de notre engagement. J'ose dire encor plus l'intĂ©rĂÂȘt d'ArtamĂšne Ne sert que de prĂ©texte au motif qui l'amĂšne; Et sans m'estimer trop, j'assurerai, Seigneur, Que vous n'eussiez point vu sans moi d'ambassadeur; Que Rome craint de voir conclure un hymĂ©nĂ©e Qui m'attache Ă jamais Ă votre destinĂ©e, Qui me remet encor les armes Ă la main, Qui de Rome peut-ĂÂȘtre expose le destin, Qui contre elle du moins fait revivre un courage Dont jamais son orgueil n'oubliera le ravage. Cette Rome, il est vrai, ne parle point de moi; Mais ses prĂ©cautions trahissent son effroi. Oui, les soins qu'elle prend du sort de Laodice D'un orgueil alarmĂ© vous montrent l'artifice. Son SĂ©nat en bienfaits serait moins libĂ©ral, S'il ne s'agissait pas d'Ă©carter Annibal. En vous dĂ©veloppant sa timide prudence, Ce n'est pas que, saisi de quelque dĂ©fiance, Je veuille encourager votre honneur Ă©tonnĂ© A confirmer l'espoir que vous m'avez donnĂ©. Non, je mĂ©riterais une amitiĂ© parjure, Si j'osais un moment vous faire cette injure. Et que pourriez-vous craindre en gardant votre foi? Est-ce d'ĂÂȘtre vaincu, de cesser d'ĂÂȘtre roi? Si vous n'exercez pas les droits du rang suprĂÂȘme, Si vous portez des fers avec un diadĂšme, Et si de vos enfants vous ne disposez pas, Vous ne pouvez rien perdre en perdant vos Etats. Mais vous les dĂ©fendrez et j'ose encor vous dire Qu'un prince Ă qui le ciel a commis un empire, Pour qui cent mille bras peuvent se rĂ©unir, Doit braver les Romains, les vaincre et les punir. Flaminius Annibal est vaincu; je laisse Ă sa colĂšre Le faible amusement d'une vaine chimĂšre. Epuisez votre adresse Ă tromper Prusias; Pressez; Rome commande et ne dispute pas; Et ce n'est qu'en faisant Ă©clater sa vengeance, Qu'il lui sied de donner des preuves de puissance. Le refus d'obĂ©ir Ă ses augustes lois N'intĂ©resse point Rome, et n'est fatal qu'aux rois. C'est donc Ă Prusias Ă qui seul il importe De se rendre docile aux ordres que j'apporte. Poursuivez vos discours, je n'y rĂ©pondrai rien; Mais laissez-nous aprĂšs un moment d'entretien. Je vous cĂšde l'honneur d'une vaine querelle, Et je dois de mon temps un compte plus fidĂšle. Annibal Oui, je vais m'Ă©loigner mais prouvez-lui, Seigneur, Qu'il ne rend pas ici justice Ă votre coeur. ScĂšne V Flaminius, Prusias Flaminius Gardez-vous d'Ă©couter une audace frivole, Par qui son dĂ©sespoir follement se console. Ne vous y trompez pas, Seigneur; Rome aujourd'hui Vous demande Annibal, sans en vouloir Ă lui. Elle avait dĂ©fendu qu'on lui donnĂÂąt retraite; Non qu'elle eĂ»t, comme il dit, une frayeur secrĂšte Mais il ne convient pas qu'aucun roi parmi vous Fasse grĂÂące aux vaincus que proscrit son courroux. Apaisez-la, Seigneur une nombreuse armĂ©e Pour venir vous surprendre a dĂ» s'ĂÂȘtre formĂ©e; Elle attend vos refus pour fondre en vos Etats; L'orgueilleux Annibal ne les sauvera pas. Vous, de son dĂ©sespoir instrument et ministre, Qui n'en pĂ©nĂ©trez pas le mystĂšre sinistre, Vous, qu'il abuse enfin, vous par qui son orgueil Se cherche, en vous perdant, un Ă©clatant Ă©cueil, Vous pĂ©rirez, Seigneur; et bientĂÂŽt ArtamĂšne, AidĂ© de son cĂÂŽtĂ© des troupes qu'on lui mĂšne, DĂ©pouillera ce front de ce bandeau royal, ConfiĂ© sans prudence aux fureurs d'Annibal. Annonçant du SĂ©nat la volontĂ© suprĂÂȘme, J'ai parlĂ© jusqu'ici comme il parle lui-mĂÂȘme; J'ai dĂ» de son langage observer la rigueur Je l'ai fait; mais jugez s'il en coĂ»te Ă mon coeur. Connaissez-le, Seigneur Laodice m'est chĂšre; Il doit m'ĂÂȘtre bien dur de menacer son pĂšre. Oui, vous voyez l'Ă©poux proposĂ© dans ce jour, Et dont Rome n'a pas dĂ©sapprouvĂ© l'amour. Je ne vous dirai point ce que pourrait attendre Un roi qui choisirait Flaminius pour gendre. Pensez-y, mon amour ne vous fait point de loi, Et vous ne risquez rien ne refusant que moi. Mon ĂÂąme Ă vous servir n'en sera pas moins prĂÂȘte; Mais, par reconnaissance, Ă©pargnez votre tĂÂȘte. Oui, malgrĂ© vos refus et malgrĂ© ma douleur, Je vous promets des soins d'une Ă©ternelle ardeur. A prĂ©sent trop frappĂ© des malheurs que j'annonce, Peut-ĂÂȘtre auriez-vous peine Ă me faire rĂ©ponse; Songez-y; mais sachez qu'aprĂšs cet entretien, Je pars, si dans ce jour vous ne rĂ©solvez rien. ScĂšne VI Prusias, seul. Il aime Laodice! Imprudente promesse, Ah! sans toi, quel appui m'assurait sa tendresse! Dois-je vous immoler le sang de mes sujets, Serments qui l'exposez, et que l'orgueil a faits? Toi, dont j'admirai trop la fortune passĂ©e, Sauras-tu vaincre mieux ceux qui l'ont renversĂ©e? Abattu sous le faix de l'ĂÂąge et du malheur, Quel fruit espĂšres-tu d'une infirme valeur? Tristes rĂ©flexions, qu'il n'est plus temps de faire! Quand je me suis perdu, la sagesse m'Ă©claire Sa lumiĂšre importune, en ce fatal moment, N'est plus une ressource, et n'est qu'un chĂÂątiment. En vain s'ouvre Ă mes yeux un affreux prĂ©cipice; Si je ne suis un traĂtre, il faut que j'y pĂ©risse. Oui, deux partis encore Ă mon choix sont offerts Je puis vivre en infĂÂąme, ou mourir dans les fers. Choisis, mon coeur. Mais quoi! tu crains la servitude? Tu n'es dĂ©jĂ qu'un lĂÂąche Ă ton incertitude! Mais ne puis-je, aprĂšs tout, balancer sur le choix? Impitoyable honneur, examinons tes droits. Annibal a ma foi; faut-il que je la tienne, AssurĂ© de ma perte, et certain de la sienne? Quel projet insensĂ©! La raison et les dieux Me font-ils un devoir d'un transport furieux? O ciel! j'aurais peut-ĂÂȘtre, au grĂ© d'une chimĂšre SacrifiĂ© mon peuple et conclu sa misĂšre. Non, ridicule honneur, tu m'as en vain pressĂ© Non, ce peuple t'Ă©chappe, et ton charme a cessĂ©. Le parti que je prends, dĂ»t-il mĂÂȘme ĂÂȘtre infĂÂąme, Sujets, pour vous sauver j'en accepte le blĂÂąme. Il faudra donc, grands dieux! que mes serments soient vains, Et je vais donc livrer Annibal aux Romains, L'exposer aux affronts que Rome lui destine! Ah! ne vaut-il pas mieux rĂ©soudre ma ruine? Que dis-je? mon malheur est-il donc sans retour? Non, de Flaminius sollicitons l'amour. Mais Annibal revient, et son ĂÂąme inquiĂšte Peut-ĂÂȘtre a pressenti ce que Rome projette. ScĂšne VII Prusias, Annibal Annibal J'ai vu sortir l'ambassadeur. De quels ordres encor s'agissait-il, Seigneur? Sans doute il aura fait des menaces nouvelles? Son SĂ©nat... Prusias Il voulait terminer vos querelles Mais il ne m'a tenu que les mĂÂȘmes discours, Dont vos longs diffĂ©rends interrompaient le cours. Il demande la paix, et m'a parlĂ© sans cesse De l'intĂ©rĂÂȘt que Rome a pris Ă la princesse. Il la verra peut-ĂÂȘtre, et je vais, de ce pas, D'un pareil entretien prĂ©venir l'embarras. ScĂšne VIII Annibal, seul. Il fuit; je l'ai surpris dans une inquiĂ©tude Dont il ne me dit rien, qu'il cache avec Ă©tude. Observons tout la mort n'est pas ce que je crains; Mais j'avais espĂ©rĂ© de punir les Romains. Le succĂšs Ă©tait sĂ»r, si ce prince timide Prend mon expĂ©rience ou ma haine pour guide. Rome, quoi qu'il en soit, j'attendrai que les dieux Sur ton sort et le mien s'expliquent encor mieux. Acte IV ScĂšne premiĂšre aodice, seule. Quel agrĂ©able espoir vient me luire en ce jour! Le roi de mon amant approuve donc l'amour! Auteur de mes serments, il les romprait lui-mĂÂȘme, Et je pourrais sans crime Ă©pouser ce que j'aime. Sans crime! Ah! c'en est un, que d'avoir souhaitĂ© Que mon pĂšre m'ordonne une infidĂ©litĂ©. Abjure tes souhaits, mon coeur; qu'il te souvienne Que c'est faire des voeux pour sa honte et la mienne. Mais que vois-je? Annibal! ScĂšne II Laodice, Annibal Annibal Enfin voici l'instant OĂÂč tout semble annoncer qu'un outrage m'attend. Un outrage, grands dieux! A ce seul mot, Madame, Souffrez qu'un juste orgueil s'empare de mon ĂÂąme. Dans un pareil danger, il doit m'ĂÂȘtre permis, Sans craindre d'ĂÂȘtre vain, d'exposer qui je suis. J'ai besoin, en un mot, qu'ici votre mĂ©moire D'un malheureux guerrier se rappelle la gloire; Et qu'Ă ce souvenir votre coeur excitĂ©, Redouble encor pour moi sa gĂ©nĂ©rositĂ©. Je ne vous dirai plus de presser votre pĂšre De tenir les serments qu'il a voulu me faire. Ces serments me flattaient du bonheur d'ĂÂȘtre Ă vous; VoilĂ ce que mon coeur y trouvait de plus doux. Je vois que c'en est fait, et que Rome l'emporte; Mais j'ignore oĂÂč s'Ă©tend le coup qu'elle me porte. Instruisez Annibal; il n'a que vous ici. Par qui de ses projets il puisse ĂÂȘtre Ă©clairci. Des devoirs oĂÂč pour moi votre foi vous oblige, Un aveu qui me sauve est tout ce que j'exige. Songez que votre coeur est pour moi dans ces lieux L'incorruptible ami que me laissent les dieux. On vous offre un Ă©poux, sans doute; mais j'ignore Tout ce qu'Ă Prusias Rome demande encore. Il craint de me parler, et je vois aujourd'hui Que la foi qui le lie est un fardeau pour lui, Et je vous l'avouerai, mon courage s'Ă©tonne Des desseins oĂÂč l'effroi peut-ĂÂȘtre l'abandonne. Sans quelque tendre espoir qui retarde ma main, Sans Rome que je hais, j'assurais mon destin. Parlez, ne craignez point que ma bouche trahisse La faveur que ma gloire attend de Laodice. Quel est donc cet Ă©poux que l'on vient vous offrir? Puis-je vivre, ou faut-il me hĂÂąter de mourir? Laodice Vivez, Seigneur, vivez; j'estime trop moi-mĂÂȘme Et la gloire et le coeur de ce hĂ©ros qui m'aime Pour ne l'instruire pas, si jamais dans ces lieux Quelqu'un lui rĂ©servait un sort injurieux. Oui, puisque c'est Ă moi que ce hĂ©ros se livre, Et qu'enfin c'est pour lui que j'ai jurĂ© de vivre, Vous devez ĂÂȘtre sĂ»r qu'un coeur tel que le mien Prendra les sentiments qui conviennent au sien; Et que, me conformant Ă votre grand courage, Si vous deviez, Seigneur, essuyer un outrage, Et que la seule mort pĂ»t vous en garantir, Mes larmes couleraient pour vous en avertir. Mais votre honneur ici n'aura pas besoin d'elles Les dieux m'Ă©pargneront des larmes si cruelles; Mon pĂšre est vertueux; et si le sort jaloux S'opposait aux desseins qu'il a formĂ©s pour nous, Si par de fiers tyrans sa vertu traversĂ©e A faillir envers vous est aujourd'hui forcĂ©e, Gardez-vous cependant de penser que son coeur PĂ»t d'une trahison mĂ©diter la noirceur. Annibal Je vous entends la main qui me fut accordĂ©e, Pour un nouvel Ă©poux Rome l'a demandĂ©e, VoilĂ quel est le soin que Rome prend de vous. Mais, dites-moi, de grĂÂące, aimez-vous cet Ă©poux? Vous faites-vous pour moi la moindre violence? Madame, honorez-moi de cette confidence. Parlez-moi sans dĂ©tour content d'ĂÂȘtre estimĂ©, Je me connais trop bien pour vouloir ĂÂȘtre aimĂ©. Laodice C'est Ă vous cependant que je dois ma tendresse. Annibal Et moi, je la refuse, adorable Princesse, Et je n'exige point qu'un coeur si vertueux S'immole en remplissant un devoir rigoureux; Que d'un si noble effort le prix soit un supplice. Non, non, je vous dĂ©gage, et je me fais justice; Et je rends Ă ce coeur, dont l'amour me fut dĂ», Le pĂ©nible prĂ©sent que me fait sa vertu. Ce coeur est prĂ©venu, je m'aperçois qu'il aime. Qu'il suive son penchant, qu'il se donne lui-mĂÂȘme. Si je le mĂ©ritais, et que l'offre du mien PĂ»t plaire Ă Laodice et me valoir le sien, Je n'aurais consacrĂ© mon courage et ma vie Qu'Ă m'acquĂ©rir ce bien que je lui sacrifie. Il n'est plus temps, Madame, et dans ce triste jour, Je serais un ingrat d'en croire mon amour. Je verrai Prusias, rĂ©solu de lui dire Qu'aux dĂ©sirs du SĂ©nat son effroi peut souscrire, Et je vais le presser d'Ă©claircir un soupçon Que mon ĂÂąme inquiĂšte a pris avec raison. Peut-ĂÂȘtre cependant ma crainte est-elle vaine; Peut-ĂÂȘtre notre hymen est tout ce qui le gĂÂȘne Quoi qu'il en soit enfin, je remets en vos mains Un sort livrĂ© peut-ĂÂȘtre aux fureurs des Romains. Quand mĂÂȘme je fuirais, la retraite est peu sĂ»re. Fuir, c'est en pareil cas donner jour Ă l'injure; C'est enhardir le crime; et pour l'Ă©pouvanter, Le parti le plus sĂ»r c'est de m'y prĂ©senter. Il ne m'importe plus d'ĂÂȘtre informĂ©, Madame, Du reste des secrets que j'ai lus dans votre ĂÂąme; Et ce serait ici fatiguer votre coeur Que de lui demander le nom de son vainqueur. Non, vous m'avez tout dit en gardant le silence, Et je n'ai pas besoin de cette confidence. Je sors si dans ces lieux on n'en veut qu'Ă mes jours, Laissez mes ennemis en terminer le cours. Ce malheur ne vaut pas que vous veniez me faire Un trop pĂ©nible aveu des faiblesses d'un pĂšre. S'il ne faut que mourir, il vaut mieux que mon bras CĂšde Ă mes ennemis le soin de mon trĂ©pas, Et que, de leur effroi victime glorieuse, J'en assure, en mourant, la mĂ©moire honteuse, Et qu'on sache Ă jamais que Rome et son SĂ©nat Ont portĂ© cet effroi jusqu'Ă l'assassinat. Mais je vous quitte, on vient. Laodice Seigneur, le temps me presse. Mais, quoique vous ayez pĂ©nĂ©trĂ© ma faiblesse, Vous m'estimez assez pour ne prĂ©sumer pas Qu'on puisse m'obtenir aprĂšs votre trĂ©pas. ScĂšne III Laodice, Flaminius Laodice J'ai cru trouver en vous une ĂÂąme bienfaisante; De mon estime ici remplirez-vous l'attente? Flaminius Oui, commandez, Madame. Oserais-je douter De l'Ă©quitĂ© des lois que vous m'allez dicter? Laodice On vous a dit Ă qui ma main fut destinĂ©e? Flaminius Ah! de ce triste coup ma tendresse Ă©tonnĂ©e... Laodice Eh bien! le roi, jaloux de ramener la paix Dont trop longtemps la guerre a privĂ© ses sujets, En faveur de son peuple a bien voulu se rendre Aux dĂ©sirs que par vous Rome lui fait entendre. Notre hymen est rompu. Flaminius Ah! je rends grĂÂące aux dieux, Qui dĂ©tournent le roi d'un dessein odieux. Annibal me suivra sans doute? Mais, Madame, Le roi ne fait-il rien en faveur de ma flamme? Laodice Oui, Seigneur, vous serez content Ă votre tour, Si vous ne trahissez vous-mĂÂȘme votre amour. Flaminius Moi, le trahir! ĂÂŽ ciel! Laodice Ecoutez ce qui reste. Votre emploi dans ces lieux Ă ma gloire est funeste. Ce hĂ©ros qu'aujourd'hui vous demandez au roi, Songez, Flaminius, songez qu'il eut ma foi; Que de sa sĂ»retĂ© cette foi fut le gage; Que vous m'insulteriez en lui faisant outrage. Les droits qu'il eut sur moi sont transportĂ©s Ă vous; Mais enfin ce guerrier dut ĂÂȘtre mon Ă©poux. Il porte un caractĂšre Ă mes yeux respectable, Dont je lui vois toujours la marque ineffaçable. Sauvez donc ce hĂ©ros ma main est Ă ce prix. Flaminius Mais, songez-vous, Madame, Ă l'emploi que j'ai pris? Pourquoi proposez-vous un crime Ă ma tendresse? Est-ce de votre haine une fatale adresse? Cherchez-vous un refus, et votre cruautĂ© Veut-elle ici m'en faire une nĂ©cessitĂ©? Votre main est pour moi d'un prix inestimable, Et vous me la donnez si je deviens coupable! Ah! vous ne m'offrez rien. Laodice Vous vous trompez, Seigneur; Et j'en ai cru le don plus cher Ă votre coeur. Mais Ă me refuser quel motif vous engage? Flaminius Mon devoir. Laodice Suivez-vous un devoir si sauvage Qui vous inspire ici des sentiments outrĂ©s, Qu'un tyrannique orgueil ose rendre sacrĂ©s? Annibal, chargĂ© d'ans, va terminer sa vie. S'il ne meurt outragĂ©, Rome est-elle trahie? Quel devoir! Flaminius Vous savez la grandeur des Romains, Et jusqu'oĂÂč sont portĂ©s leurs augustes destins. De l'univers entier et la crainte et l'hommage Sont moins de leur valeur le formidable ouvrage Qu'un effet glorieux de l'amour du devoir, Qui sur Flaminius borne votre pouvoir. Je pourrais tromper Rome; un rapport peu sincĂšre En surprendrait sans doute un ordre moins sĂ©vĂšre Mais je lui ravirais, si j'osais la trahir, L'avantage important de se faire obĂ©ir. Lui dĂ©guiser des rois et l'audace et l'offense, C'est conjurer sa perte et saper sa puissance. Rome doit sa durĂ©e aux chĂÂątiments vengeurs Des crimes rĂ©vĂ©lĂ©s par ses ambassadeurs; Et par lĂ nos avis sont la source fĂ©conde De l'effroi que sa foudre entretient dans le monde; Et lorsqu'elle poursuit sur un roi rĂ©voltĂ© Le mĂ©pris imprudent de son autoritĂ©, La valeur seulement achĂšve la victoire Dont un rapport fidĂšle a mĂ©nagĂ© la gloire. Nos austĂšres vertus ont mĂ©ritĂ© des dieux... Laodice Ah! les consultez-vous, Romains ambitieux? Ces dieux, Flaminius, auraient cessĂ© de l'ĂÂȘtre S'ils voulaient ce que veut le SĂ©nat, votre maĂtre. Son orgueil, ses succĂšs sur de malheureux rois, VoilĂ les dieux dont Rome emprunte tous ses droits; VoilĂ les dieux cruels Ă qui ce coeur austĂšre Immole son amour, un hĂ©ros et mon pĂšre, Et pour qui l'on rĂ©pond que l'offre de ma main N'est pas un bien que puisse accepter un Romain. Cependant cet hymen que votre coeur rejette, MĂ©ritez-vous, ingrat, que le mien le regrette? Vous ne rĂ©pondez rien? Flaminius C'est avec dĂ©sespoir Que je vais m'acquitter de mon triste devoir. NĂ© Romain, je gĂ©mis de ce noble avantage, Qui force Ă des vertus d'un si cruel usage. Voyez l'Ă©garement oĂÂč m'emportent mes feux; Je gĂ©mis d'ĂÂȘtre nĂ© pour ĂÂȘtre vertueux. Je n'en suis point confus ce que je sacrifie Excuse mes regrets, ou plutĂÂŽt les expie; Et ce serait peut-ĂÂȘtre une fĂ©rocitĂ© Que d'oser aspirer Ă plus de fermetĂ©. Mais enfin, pardonnez Ă ce coeur qui vous aime Des refus dont il est si dĂ©chirĂ© lui-mĂÂȘme. Ne rougiriez-vous pas de rĂ©gner sur un coeur Qui vous aimerait plus que sa foi, son honneur? Laodice Ah! Seigneur, oubliez cet honneur chimĂ©rique, Crime que d'un beau nom couvre la politique. Songez qu'un sentiment et plus juste et plus doux D'un lien Ă©ternel va m'attacher Ă vous. Ce n'est pas tout encor songez que votre amante Va trouver avec vous cette union charmante, Et que je souhaitais de vous avoir donnĂ© Cet amour dont le mien vous avait soupçonnĂ©. Vous devez aujourd'hui l'aveu de ma tendresse Aux pĂ©rils du hĂ©ros pour qui je m'intĂ©resse Mais, Seigneur, qu'avec vous mon coeur s'est Ă©cartĂ© Des bornes de l'aveu qu'il avait projetĂ©! N'importe; plus je cĂšde Ă l'amour qui m'inspire, Et plus sur vous peut-ĂÂȘtre obtiendrai-je d'empire. Me trompĂ©-je, Seigneur? Ai-je trop prĂ©sumĂ©? Et vous aurais-je en vain si tendrement aimĂ©? Vous soupirez! Grands dieux! c'est vous qui dans nos ĂÂąmes VoulĂ»tes allumer de mutuelles flammes; Contre mon propre amour en vain j'ai combattu; Justes dieux! dans mon coeur vous l'avez dĂ©fendu. Qu'il soit donc un bienfait et non pas un supplice. Oui, Seigneur, qu'avec soin votre ĂÂąme y rĂ©flĂ©chisse. Vous ne prĂ©voyez pas, si vous me refusez, Jusqu'oĂÂč vont les tourments oĂÂč vous vous exposez. Vous ne sentez encor que la perte Ă©ternelle Du bonheur oĂÂč l'amour aujourd'hui nous appelle; Mais l'Ă©tat douloureux oĂÂč vous laissez mon coeur, Vous n'en connaissez pas le souvenir vengeur. Flaminius Quelle Ă©preuve! Laodice Ah! Seigneur, ma tendresse l'emporte! Flaminius Dieux! que ne peut-elle ĂÂȘtre aujourd'hui la plus forte! Mais Rome... Laodice Ingrat! cessez d'excuser vos refus Mon coeur vous garde un prix digne de vos vertus. ScĂšne IV Flaminius, seul. Elle fuit; je soupire, et mon ĂÂąme abattue A presque perdu Rome et son devoir de vue. Vil Romain, homme nĂ© pour les soins amoureux, Rome est donc le jouet de tes transports honteux! ScĂšne V Prusias, Flaminius Flaminius Prince, vous seriez-vous flattĂ© de l'espĂ©rance De pouvoir par l'amour vaincre ma rĂ©sistance? Quand vous la combattez par des efforts si vains, Savez-vous bien quel sang anime les Romains? Savez-vous que ce sang instruit ceux qu'il anime, Non Ă fuir, c'est trop peu, mais Ă haĂÂŻr le crime; Qu'Ă l'honneur de ce sang je n'ai point satisfait, S'il s'est joint un soupir au refus que j'ai fait? Ce sont lĂ nos devoirs avec nous, dans la suite, Sur ces instructions rĂ©glez votre conduite. A quoi donc Ă prĂ©sent ĂÂȘtes-vous rĂ©solu? J'ai donnĂ© tout le temps que vous avez voulu Pour juger du parti que vous aviez Ă prendre... Mais quoi! sans Annibal ne pouvez-vous m'entendre? ScĂšne VI Prusias, Annibal, Flaminius Annibal J'interromps vos secrets; mais ne vous troublez pas Je sors, et n'ai qu'un mot Ă dire Ă Prusias. Restez, de grĂÂące; il m'est d'une importance extrĂÂȘme Que ce qu'il rĂ©pondra vous l'entendiez vous-mĂÂȘme. A Prusias. Laodice est Ă moi, si vous ĂÂȘtes jaloux De tenir le serment que j'ai reçu de vous. Mais enfin ce serment pĂšse Ă votre courage, Et je vois qu'il est temps que je vous en dĂ©gage. Jamais je n'exigeai de vous cette faveur, Et si vous aviez su connaĂtre votre coeur, Sans doute vous n'auriez osĂ© me la promettre Et ne rougiriez pas de vous la voir remettre. Mais il vous reste encore un autre engagement, Qui doit m'importer plus que ce premier serment. Vous jurĂÂątes alors d'avoir soin de ma gloire, Et quelque juste orgueil m'aida mĂÂȘme Ă vous croire, Puisque aprĂšs tout, Seigneur, pour tenir votre foi, Je vis que vous n'aviez qu'Ă vous servir de moi. Comment penser, d'ailleurs, que vous seriez parjure! Vous, qu'Annibal pouvait payer avec usure; Vous qui, si le sort mĂÂȘme eĂ»t trahi votre appui, Vous assuriez l'honneur de tomber avec lui? Vous me fuyez pourtant; le SĂ©nat vous menace, Et de vos procĂ©dĂ©s la raison m'embarrasse. Seigneur, je suis chez vous y suis-je en sĂ»retĂ©? Ou bien y dois-je craindre une infidĂ©litĂ©? Prusias Ici? n'y craignez rien, Seigneur. Annibal Je me retire. C'en est assez; voilĂ ce que j'avais Ă dire. ScĂšne VII Flaminius, Prusias Flaminius Ce que dans ce moment vous avez rĂ©pondu, M'apprend trop qu'il est temps... Prusias J'ai dit ce que j'ai dĂ»... ArrĂÂȘtez. Le SĂ©nat n'aura point Ă se plaindre. Flaminius Eh! comment Annibal n'a-t-il plus rien Ă craindre? Que pensez-vous? Prusias Seigneur, je ne m'explique pas; Mais vous serez bientĂÂŽt content de Prusias. Vous devrez l'ĂÂȘtre, au moins. ScĂšne VIII Flaminius, seul. Quel est donc ce mystĂšre Dont Ă m'instruire ici sa prudence diffĂšre? Quoi qu'il en soit, ĂÂŽ Rome! approuve que mon coeur Souhaite que ce prince Ă©chappe Ă son malheur. Acte V ScĂšne premiĂšre Prusias, HiĂ©ron Prusias Je vais donc rĂ©tracter la foi que j'ai donnĂ©e, Peut-ĂÂȘtre d'Annibal trancher la destinĂ©e. Dieux! quel coup va frapper ce hĂ©ros malheureux! HiĂ©ron Non, Seigneur, Annibal a le coeur gĂ©nĂ©reux. Du courroux du SĂ©nat la nouvelle est semĂ©e; On sait que l'ennemi forme une double armĂ©e. Le peuple Ă©pouvantĂ© murmure, et ce hĂ©ros Doit, en se retirant, faire notre repos; Et vous verrez, Seigneur, Flaminius souscrire Aux doux tempĂ©raments que le ciel vous inspire. Prusias Mais si l'ambassadeur le poursuit, HiĂ©ron? HiĂ©ron Eh! Seigneur, Ă©loignez ce scrupuleux soupçon Des fautes du hasard ĂÂȘtes-vous responsable? Mais le voici. Prusias Grands dieux! sa prĂ©sence m'accable. Je me sens pĂ©nĂ©trĂ© de honte et de douleur. HiĂ©ron C'est la faute du sort, et non de votre coeur. ScĂšne II Prusias, Annibal, HiĂ©ron Prusias Enfin voici le temps de rompre le silence Qui porte votre esprit Ă tant de mĂ©fiance? Depuis que dans ces lieux vous ĂÂȘtes arrivĂ©, Seigneur, tous mes serments vous ont assez prouvĂ© L'amitiĂ© dont pour vous mon ĂÂąme Ă©tait remplie, Et que je garderai le reste de ma vie. Mais un coup imprĂ©vu retarde les effets De ces mĂÂȘmes serments que mon coeur vous a faits. De toutes parts sur moi mes ennemis vont fondre; Le sort mĂÂȘme avec eux travaille Ă me confondre, Et semble leur avoir indiquĂ© le moment OĂÂč leurs armes pourront triompher sĂ»rement. ArtamĂšne est vaincu, sa dĂ©faite est entiĂšre; Mais la gloire, Seigneur, en est si meurtriĂšre, Tant de sang fut versĂ© dans nos derniers combats, Que la victoire mĂÂȘme affaiblit mes Etats. A mes propres malheurs je serais peu sensible; Mais de mon peuple entier la perte est infaillible Je suis son roi; les dieux qui me l'ont confiĂ© Veulent qu'Ă ses pĂ©rils cĂšde notre amitiĂ©. De ces pĂ©rils, Seigneur, vous seul ĂÂȘtes la cause. Je ne vous dirai point ce que Rome propose. Mon coeur en a frĂ©mi d'horreur et de courroux; Mais enfin nos tyrans sont plus puissants que nous. Fuyez pour quelque temps, et conjurons l'orage Essayons ce moyen pour ralentir leur rage Attendons que le ciel, plus propice Ă nos voeux, Nous mette en libertĂ© de nous revoir tous deux. Sans doute qu'Ă vous yeux Prusias excusable N'aura point... Annibal Oui, Seigneur, vous ĂÂȘtes pardonnable. Pour surmonter l'effroi dont il est abattu, Sans doute votre coeur a fait ce qu'il a pu. Si, malgrĂ© ses efforts, tant d'Ă©pouvante y rĂšgne, C'est de moi, non de vous, qu'il faut que je me plaigne. J'ai tort, et j'aurais dĂ» prĂ©voir que mon destin DĂ©pendrait avec vous de l'aspect d'un Romain. Mais je suis libre encor, et ma folle espĂ©rance N'avait pas mĂ©ritĂ© de vous tant d'indulgence. Prusias Seigneur, je le vois bien, trop coupable Ă vos yeux... Annibal VoilĂ ce que je puis vous rĂ©pondre de mieux Mais voulez-vous m'en croire? oublions l'un et l'autre Ces serments que mon coeur dut refuser du vĂÂŽtre, Je me suis cru prudent; vous prĂ©sumiez de vous, Et ces mĂÂȘmes serments dĂ©posent contre nous. Ainsi n'y pensons plus. Si Rome vous menace, Je pars, et ma retraite obtiendra votre grĂÂące. En violant les droits de l'hospitalitĂ©, Vous allez du SĂ©nat rappeler la bontĂ©. Prusias Que sur nos ennemis votre ĂÂąme, moins Ă©mue, Avec attention daigne jeter la vue. Annibal Je changerai beaucoup, si quelque lĂ©gion, Qui loin d'ici s'assemble avec confusion, Si quelques escadrons dĂ©jĂ mis en dĂ©route Me paraissent jamais dignes qu'on les redoute. Mais, Seigneur, finissons cet entretien fĂÂącheux, Nous voyons ces objets diffĂ©remment tous deux. Je pars; pour quelque temps cachez-en la nouvelle. Prusias Oui, Seigneur; mais un jour vous connaĂtrez mon zĂšle. ScĂšne III Annibal, seul. Ton zĂšle! homme sans coeur, esclave couronnĂ©! A quels rois l'univers est-il abandonnĂ©! Tu les charges de fers, ĂÂŽ Rome! et, je l'avoue, Leur bassesse en effet mĂ©rite qu'on t'en loue. Mais tu pars, Annibal. Imprudent! oĂÂč vas-tu? Cet infidĂšle roi ne t'a-t-il pas vendu? Il n'en faut point douter, il mĂ©dite ce crime; Mais le lĂÂąche, qui craint les yeux de sa victime, Qui n'ose s'exposer Ă mes regards vengeurs, M'Ă©carte avec dessein de me livrer ailleurs. Mais qui vient? ScĂšne IV Laodice, avec un mouchoir dont elle essuie ses pleurs, Annibal Annibal Ah! c'est vous, gĂ©nĂ©reuse Princesse. Vous pleurez votre coeur accomplit sa promesse. Les voilĂ donc ces pleurs, mon unique secours, Qui devaient m'avertir du pĂ©ril que je cours! Laodice Oui, je vous rends enfin ce funeste service; Mais de la trahison le roi n'est point complice. FidĂšle Ă votre gloire, il veut la garantir Et cependant, Seigneur, gardez-vous de partir. Quelques avis certains m'ont dĂ©couvert qu'un traĂtre Qui pense qu'un forfait obligera son maĂtre, Qu'HiĂ©ron en secret informe les Romains; Qu'en un mot vous risquez de tomber en leurs mains. Annibal Je dois beaucoup aux dieux ils m'ont comblĂ© de gloire, Et j'en laisse aprĂšs moi l'Ă©clatante mĂ©moire. Mais de tous leurs bienfaits, le plus grand, le plus doux, C'est ce dernier secours qu'ils me laissaient en vous. Je vous aimais, Madame, et je vous aime encore, Et je fais vanitĂ© d'un aveu qui m'honore. Je ne pouvais jamais espĂ©rer de retour, Mais votre coeur me donne autant que son amour. Eh! que dis-je? l'amour vaut-il donc mon partage? Non, ce coeur gĂ©nĂ©reux m'a donnĂ© davantage J'ai pour moi sa vertu, dont la fidĂ©litĂ© Voulut mĂÂȘme immoler le feu qui l'a flattĂ©. Eh quoi! vous gĂ©missez, vous rĂ©pandez des larmes! Ah! que pour mon orgueil vos regrets ont de charmes! Que d'estime pour moi me dĂ©couvrent vos pleurs! Est-il pour Annibal de plus dignes faveurs? Cessez pourtant, cessez d'en verser, Laodice; Que l'amour de ma gloire Ă prĂ©sent les tarisse. Puisque la mort m'arrache aux injures du sort, Puisque vous m'estimez, ne pleurez pas ma mort. Laodice Ah! Seigneur, cet aveu me glace d'Ă©pouvante. Ne me prĂ©sentez point cette image sanglante. Sans doute que le ciel m'a dĂ©robĂ© l'horreur De ce funeste soin que vous devait mon coeur. Si le terrible effet en eĂ»t frappĂ© ma vue, Ah! jamais jusqu'ici je ne serais venue. Annibal Non, je vous connais mieux, et vous vous faites tort. Laodice Mais, Seigneur, permettez que je fasse un effort, Qu'auprĂšs du roi... Annibal Madame, il serait inutile; Les moments me sont chers, je cours Ă mon asile. Laodice A votre asile! ĂÂŽ ciel! Seigneur oĂÂč courez-vous? Annibal MĂ©riter tous vos soins. Laodice Quelle honte pour nous! Annibal Je ne vous dis plus rien; la vertu, quand on l'aime, Porte de nos bienfaits le salaire elle-mĂÂȘme. Mon admiration, mon respect, mon amour, VoilĂ ce que je puis vous offrir en ce jour; Mais vous les mĂ©ritez. Je fuis, quelqu'un s'avance. Adieu, chĂšre Princesse. ScĂšne V Laodice, seule. O ciel! quelle constance! Tes devoirs tant vantĂ©s, ministre des Romains, Etaient donc d'outrager le plus grand des humains! De quel indigne amant mon ĂÂąme possĂ©dĂ©e Avec tant de plaisir gardait-elle l'idĂ©e? ScĂšne VI Laodice, Flaminius, Flavius Flaminius Eh quoi! vous me fuyez, Madame? Laodice Laissez-moi. HĂÂątez-vous d'achever votre barbare emploi Portez les derniers coups Ă l'honneur de mon pĂšre; Des dieux que vous bravez mĂ©ritez la colĂšre. Mes pleurs vont les presser d'accorder Ă mon coeur Le pardon d'un penchant qui doit leur faire horreur. ScĂšne VII Flaminius, Flavius Flaminius Il me serait heureux de l'ignorer encore, Cet aveu d'un penchant que votre coeur abhorre. Poursuivons mon dessein. Flavius, va savoir Si sans aucun tĂ©moin Annibal veut me voir. ScĂšne VIII Flaminius, seul. J'ai satisfait aux soins que m'imposait ta cause; Souffre ceux qu'Ă son tour la vertu me propose, Rome! Laisse mon coeur favoriser ses feux, Quand sans crime il peut ĂÂȘtre et tendre et gĂ©nĂ©reux. Je puis, sans t'offenser, prouver Ă Laodice Que, s'il m'est dĂ©fendu de lui rendre un service, Sensible cependant Ă sa juste douleur, Du soin de l'adoucir j'occupe encor mon coeur. Annibal vient ĂÂŽ ciel! ce que je sacrifie Vaut bien qu'Ă me cĂ©der ta bontĂ© te convie. Le motif qui m'engage Ă le persuader Est digne du succĂšs que j'ose demander. ScĂšne IX Annibal, Flaminius Flaminius Seigneur, puis-je espĂ©rer qu'oubliant l'un et l'autre Tout ce qui peut aigrir mon esprit et le vĂÂŽtre, Et que nous confiant, en hommes gĂ©nĂ©reux, L'estime qu'aprĂšs tout nous mĂ©ritons tous deux, Vous voudrez bien ici que je vous entretienne D'un projet que pour vous vient de former la mienne? Annibal Seigneur, si votre estime a conçu ce projet, FĂ»t-il vain, je le tiens dĂ©jĂ pour un bienfait. Flaminius Ce que Rome en ces lieux m'a commandĂ© de faire, Pour Annibal peut-ĂÂȘtre est encore un mystĂšre. Seigneur, je viens ici vous demander au roi; Vous n'en devez pas ĂÂȘtre irritĂ© contre moi. Tel Ă©tait mon devoir; je l'ai fait avec zĂšle, Et vous m'approuverez d'avoir Ă©tĂ© fidĂšle. Prusias, retenu par son engagement, A cru qu'il suffirait de votre Ă©loignement. Il a pensĂ© que Rome en serait satisfaite, Et n'exigerait rien aprĂšs votre retraite. Je pouvais l'accepter, et vous ne doutez pas Qu'il ne me fĂ»t aisĂ© d'envoyer sur vos pas; D'autant plus qu'HiĂ©ron aux Romains de ma suite Promet de rĂ©vĂ©ler le jour de votre fuite. Mais, Seigneur, le SĂ©nat veut bien moins vous avoir Qu'il ne veut que le roi fasse ici son devoir Et l'univers jaloux, de qui l'oeil nous contemple, De sa soumission aurait perdu l'exemple. J'ai donc refusĂ© tout, et Prusias, alors, AprĂšs avoir tentĂ© d'inutiles efforts, Pour me donner enfin sa rĂ©ponse prĂ©cise, Ne m'a plus demandĂ© qu'une heure de remise. Seigneur, je suis certain du parti qu'il prendra, Et ce prince, en un mot, vous abandonnera. S'il demande du temps, ce n'est pas qu'il hĂ©site; Mais de son embarras il se fait un mĂ©rite. Il croit que vous serez content de sa vertu, Quand vous saurez combien il aura combattu. Et vous, que jusque-lĂ le destin persĂ©cute, Tombez, mais d'un hĂ©ros mĂ©nagez-vous la chute. Vous l'ĂÂȘtes, Annibal, et l'aveu m'en est doux. Pratiquez les vertus que ce nom veut de vous. Voudriez-vous attendre ici la violence? Non, non; qu'une superbe et pleine confiance, Digne de l'ennemi que vous vous ĂÂȘtes fait, Que vous honorerez par ce gĂ©nĂ©reux trait, Vous invitant Ă fuir des retraites peu sĂ»res, OĂÂč vous deviez, Seigneur, prĂ©sager vos injures, Vous guide jusqu'Ă Rome, et vous jette en des bras Plus fidĂšles pour vous que ceux de Prusias. VoilĂ , Seigneur, voilĂ la chute la plus fiĂšre Que puisse se choisir votre audace guerriĂšre. A votre place enfin, voilĂ le seul Ă©cueil OĂÂč, mĂÂȘme en se brisant, se maintient votre orgueil. N'hĂ©sitez point, venez; achevez de connaĂtre Ces vainqueurs que dĂ©jĂ vous estimez peut-ĂÂȘtre. Puisque autrefois, Seigneur, vous les avez vaincus, C'est pour vous honorer une raison de plus. Montrez-leur Annibal; qu'il vienne les convaincre Qu'un si noble vaincu mĂ©rita de les vaincre. Partons sans diffĂ©rer; venez les rendre tous D'une action si noble admirateurs jaloux. Annibal Oui, le parti sans doute est glorieux Ă prendre, Et c'est avec plaisir que je viens de l'entendre. Il m'oblige. Annibal porte en effet un coeur Capable de donner ces marques de grandeur, Et je crois vos Romains, mĂÂȘme aprĂšs ma dĂ©faite, Dignes que de leurs murs je fisse ma retraite. Il ne me restait plus, persĂ©cutĂ© du sort, D'autre asile Ă choisir que Rome ou que la mort. Mais enfin c'en est fait, j'ai cru que la derniĂšre Avec assez d'honneur finissait ma carriĂšre. Le secours du poison... Flaminius Je l'avais pressenti Du hĂ©ros dĂ©sarmĂ© c'est le dernier parti. Ah! souffrez qu'un Romain, dont l'estime est sincĂšre, Regrette ici l'honneur que vous pouviez nous faire. Le roi s'avance; ĂÂŽ ciel! sa fille en pleurs le suit. ScĂšne X et derniĂšre Tous les acteurs Prusias, Ă Annibal. Seigneur, serait-il vrai ce qu'Amilcar nous dit? Annibal Prusias car enfin je ne crois pas qu'un homme LĂÂąche assez pour n'oser dĂ©sobĂ©ir Ă Rome, InfidĂšle Ă son rang, Ă sa parole, Ă moi, EspĂšre qu'Annibal daigne en lui voir un roi, Prusias, pensez-vous que ma mort vous dĂ©livre Des hasards qu'avec moi vous avez craint de suivre? Quand mĂÂȘme vous m'eussiez remis entre ses mains, Quel fruit en pouviez-vous attendre des Romains? La paix? Vous vous trompiez. Rome va vous apprendre Qu'il faut la mĂ©riter pour oser y prĂ©tendre. Non, non; de l'Ă©pouvante esclave dĂ©clarĂ©, A des malheurs sans fin vous vous ĂÂȘtes livrĂ©. Que je vous plains! Je meurs, et ne perds que la vie. A la Princesse. Du plus grand des malheurs vous l'avez garantie, Et j'expire honorĂ© des soins de la vertu. Adieu, chĂšre Princesse. Laodice, Ă Flaminius. Enfin Rome a vaincu. Il meurt, et vous avez consommĂ© l'injustice, Barbare! et vous osiez demander Laodice! Flaminius MalgrĂ© tout le courroux qui trouble votre coeur, Plus Ă©quitable un jour, vous plaindrez mon malheur. Quoique de vos refus ma tendresse soupire, Ils ont droit de paraĂtre, et je dois y souscrire. HĂ©las! un doux espoir m'amena dans ces lieux; Je ne suis point coupable, et j'en sors odieux. La Surprise de l'amour Acteurs de la comĂ©die ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 3 mai 1722. Acteurs de la comĂ©die La Comtesse LĂ©lio Le Baron, ami de LĂ©lio Colombine, suivante de la Comtesse Arlequin, valet de LĂ©lio Jacqueline, servante de LĂ©lio Pierre, jardinier de la Comtesse La scĂšne est dans une maison de campagne. Acte premier ScĂšne premiĂšre Pierre, Jacqueline Pierre. - Tiens, Jacqueline, t'as une himeur qui me fĂÂąche. ParguĂ©, encore faut-il dire queuque parole d'amiquiĂ© aux gens. Jacqueline. - Mais, qu'est-ce qu'il te faut donc? Tu me veux pour ta femme eh bian, est-ce que je recule Ă cela? Pierre. - Bon, qu'est-ce que ça dit! Est-ce que toutes les filles n'aimont pas Ă devenir la femme d'un homme? Jacqueline. - Tredame! c'est donc un oisiau bien rare qu'un homme, pour en ĂÂȘtre si envieuse? Pierre. - HĂ© lĂ , lĂ , je parle en discourant, je savons bian que l'oisiau n'est pas rare; mais quand une fille est grande, alle a la fantaisie d'en avoir un, et il n'y a pas de mal à ça, Jacqueline, car ça est vrai, et tu n'iras pas lĂ contre. Jacqueline. - Acoute, n'ons-je pas d'autre amoureux que toi? Est-ce que Blaise et le gros Colas ne sont pas affolĂ©s de moi tous deux? Est-ce qu'ils ne sont pas des hommes aussi bian que toi? Pierre. - Eh mais, je pense qu'oui. Jacqueline. - Eh bian, butor, je te baille la parfarence, qu'as-tu Ă dire à ça? Pierre. - C'est que tu m'aimes mieux qu'eux tant seulement; mais si je ne te prenais pas, moi, ça te fĂÂącherait-il? Jacqueline. - Oh dame, t'en veux trop. Pierre. - Eh morguenne, voilĂ le tu autem; je veux de l'amiquiĂ© pour la parsonne de moi tout seul. Quand tout le village vianrait te dire Jacqueline, Ă©pouse-moi; je voudrais que tu fis bravement la grimace Ă tout le village, et que tu lui disi Nennin-da, je veux ĂÂȘtre la femme de Piarre, et pis c'est tout. Pour ce qui est d'en cas de moi, si j'allais ĂÂȘtre un parfide, je voudrais que ça te fĂÂąchit rudement, et que t'en pleurisse tout ton soĂ»l; et velĂ marguĂ© ce qu'en appelle aimer le monde. Tians, moi qui te parle, si t'allais me changer, il n'y aurait pu de çarvelle cheux moi, c'est de l'amiquiĂ© que ça. TatiguĂ© que je serais content si tu pouvais itout devenir folle! Ah! que ça serait touchant! Ma pauvre Jacqueline, dis-moi queuque mot qui me fasse comprendre que tu pardrais un petit brin l'esprit. Jacqueline. - Va, va, Piarre, je ne dis rian mais je n'en pense pas moins. Pierre. - Eh, penses-tu que tu m'aimes, par hasard? Dis-moi oui ou non. Jacqueline. - Devine lequel. Pierre. - Regarde-moi entre deux yeux. Tu ris tout comme si tu disais oui; hĂ©, hĂ©, hĂ©, qu'en dis-tu? Jacqueline. - Eh, je dis franchement que je serais bian empĂÂȘchĂ©e de ne pas t'aimer, car t'es bien agriable. Pierre. - Eh, jarni, velĂ dire les mots et les paroles. Jacqueline. - Je t'ai toujours trouvĂ© une bonne philosomie d'homme tu m'as fait l'amour, et franchement ça m'a fait plaisir; mais l'honneur des filles les empĂÂȘche de parler aprĂšs ça, ma tante disait toujours qu'un amant, c'est comme un homme qui a faim pu il a faim, et pu il a envie de manger; pu un homme a de peine aprĂšs une fille, et pu il l'aime. Pierre. - Parsanguenne, il faut que ta tante ait dit vrai; car je meurs de faim, je t'en avertis, Jacqueleine. Jacqueline. - Tant mieux, je t'aime de cette himeur-lĂ , pourvu qu'alle dure; mais j'ai bian peur que M. LĂ©lio, mon maĂtre, ne consente Ă noute mariage, et qu'il ne me boute hors de chez li, quand il saura que je t'aime; car il nous a dit qu'il ne voulait point voir d'amourette parmi nous. Pierre. - Et pourquoi donc ça, est-ce qu'il y a du mal Ă aimer son prochain? Et morguĂ© je m'en vas lui gager, moi, que ça se pratique chez les Turcs, et si ils sont bien mĂ©chants. Jacqueline. - Oh, c'est pis qu'un Turc, Ă cause d'une dame de Paris qui l'aimait beaucoup, et qui li a tournĂ© casaque pour un autre galant plus mal bĂÂąti que li noute monsieur a fait du tapage; il li a dit qu'alle devait ĂÂȘtre honteuse; alle lui a dit qu'alle ne voulait pas l'ĂÂȘtre. Et voilĂ bian de quoi! ç'a-t-elle fait. Et pis des injures ous ĂÂȘtes cun indeigne. Et voyez donc cet impertinent! Et je me vengerai. Et moi, je m'en gausse. Tant y a qu'Ă la parfin alle li a farmĂ© la porte sur le nez li qui est glorieux a pris ça en mal, et il est venu ici pour vivre en harmite, en philosophe, car velĂ comme il dit. Et depuis ce temps, quand il entend parler d'amour, il semble qu'en l'Ă©corche comme une anguille. Son valet Arlequin fait itou le dĂ©goĂ»tĂ© quand il voit une fille Ă droite, ce drĂÂŽle de corps se baille les airs d'aller Ă gauche, Ă cause de queuque mijaurĂ©e de chambriĂšre qui li a, Ă ce qu'il dit, vendu du noir. Pierre. - Quiens, vĂ©ritablement c'est une piquiĂ© que ça, il n'y a pas de police; au punit tous les jours de pauvres voleurs, et an laisse aller et venir les parfides. Mais velĂ ton maĂtre, parle-li. Jacqueline. - Non, il a la face triste, c'est peut-ĂÂȘtre qu'il rĂÂȘve aux femmes; je sis d'avis que j'attende que ça soit passĂ© va, va, il y a bonne espĂ©rance, pisque ta maĂtresse est arrivĂ©e, et qu'alle a dit qu'alle lui en parlerait. ScĂšne II LĂ©lio, Arlequin, tous deux d'un air triste. LĂ©lio. - Le temps est sombre aujourd'hui. Arlequin. - Ma foi oui, il est aussi mĂ©lancolique que nous. LĂ©lio. - Oh, on n'est pas toujours dans la mĂÂȘme disposition, l'esprit aussi bien que le temps est sujet Ă des nuages. Arlequin. - Pour moi, quand mon esprit va bien, je ne m'embarrasse guĂšre du brouillard. LĂ©lio. - Tout le monde en est assez de mĂÂȘme. Arlequin. - Mais je trouve toujours le temps vilain, quand je suis triste. LĂ©lio. - C'est que tu as quelque chose qui te chagrine. Arlequin. - Non. LĂ©lio. - Tu n'as donc point de tristesse? Si fait. LĂ©lio. - Dis donc pourquoi? Arlequin. - Pourquoi? En vĂ©ritĂ© je n'en sais rien; c'est peut-ĂÂȘtre que je suis triste de ce que je ne suis pas gai. LĂ©lio. - Va, tu ne sais ce que tu dis. Arlequin. - Avec cela, il me semble que je ne me porte pas bien. LĂ©lio. - Ah, si tu es malade, c'est une autre affaire. Arlequin. - Je ne suis pas malade, non plus. LĂ©lio. - Es-tu fou? Si tu n'es pas malade, comment trouves-tu donc que tu ne te portes pas bien? Arlequin. - Tenez, Monsieur, je bois Ă merveille, je mange de mĂÂȘme, je dors comme une marmotte, voilĂ ma santĂ©. LĂ©lio. - C'est une santĂ© de crocheteur, un honnĂÂȘte homme serait heureux de l'avoir. Arlequin. - Cependant je me sens pesant et lourd, j'ai une fainĂ©antise dans les membres, je bĂÂąille sans sujet, je n'ai du courage qu'Ă mes repas, tout me dĂ©plaĂt; je ne vis pas, je traĂne; quand le jour est venu, je voudrais qu'il fĂ»t nuit; quand il est nuit, je voudrais qu'il fĂ»t jour voilĂ ma maladie; voilĂ comment je me porte bien et mal. LĂ©lio. - Je t'entends, c'est un peu d'ennui qui t'a pris; cela se passera. As-tu sur toi ce livre qu'on m'a envoyĂ© de Paris...? RĂ©ponds donc! Arlequin. - Monsieur, avec votre permission, que je passe de l'autre cĂÂŽtĂ©. LĂ©lio. - Que veux-tu donc? Qu'est-ce que cette cĂ©rĂ©monie? Arlequin. - C'est pour ne pas voir sur cet arbre deux petits oiseaux qui sont amoureux; cela me tracasse, j'ai jurĂ© de ne plus faire l'*amour; mais quand je le vois faire, j'ai presque envie de manquer de parole Ă mon serment cela me raccommode avec ces pestes de femmes, et puis c'est le diable de me refĂÂącher contre elles. LĂ©lio. - Eh, mon cher Arlequin, me crois-tu plus exempt que toi de ces petites inquiĂ©tudes-lĂ ? Je me ressouviens qu'il y a des femmes au monde, qu'elles sont aimables, et ce ressouvenir-lĂ ne va pas sans quelques Ă©motions de coeur; mais ce sont ces Ă©motions-lĂ qui me rendent inĂ©branlable dans la rĂ©solution de ne plus voir de femmes. Arlequin. - Pardi, cela me fait tout le contraire, Ă moi; quand ces Ă©motions-lĂ me prennent, c'est alors que ma rĂ©solution branle. Enseignez-moi donc Ă en faire mon profit comme vous. LĂ©lio. - Oui-da, mon ami je t'aime; tu as du bon sens, quoique un peu grossier. L'infidĂ©litĂ© de ta maĂtresse t'a rebutĂ© de l'amour, la trahison de la mienne m'en a rebutĂ© de mĂÂȘme; tu m'as suivi avec courage dans ma retraite, et tu m'es devenu cher par la conformitĂ© de ton gĂ©nie avec le mien, et par la ressemblance de nos aventures. Arlequin. - Et moi, Monsieur, je vous assure que je vous aime cent fois plus aussi que de coutume, Ă cause que vous avez la bontĂ© de m'aimer tant. Je ne veux plus voir de femmes, non plus que vous, cela n'a point de conscience; j'ai pensĂ© crever de l'infidĂ©litĂ© de Margot les passe-temps de la campagne, votre conversation et la bonne nourriture m'ont un peu remis. Je n'aime plus cette Margot, seulement quelquefois son petit nez me trotte encore dans la tĂÂȘte; mais quand je ne songe point Ă elle, je n'y gagne rien; car je pense Ă toutes les femmes en gros, et alors les Ă©motions de coeur que vous dites viennent me tourmenter je cours, je saute, je chante, je danse, je n'ai point d'autre secret pour me chasser cela; mais ce secret-lĂ n'est que de l'*onguent miton-mitaine je suis dans un grand danger; et puisque vous m'aimez tant, ayez la charitĂ© de me dire comment je ferai pour devenir fort, quand je suis faible. LĂ©lio. - Ce pauvre garçon me fait pitiĂ©. Ah! sexe trompeur, tourmente ceux qui t'approchent, mais laisse en repos ceux qui te fuient! Arlequin. - Cela est tout raisonnable, pourquoi faire du mal Ă ceux qui ne te font rien? LĂ©lio. - Quand quelqu'un me vante une femme aimable et l'amour qu'il a pour elle, je crois voir un frĂ©nĂ©tique qui me fait l'Ă©loge d'une vipĂšre, qui me dit qu'elle est charmante, et qu'il a le bonheur d'en ĂÂȘtre mordu. Arlequin. - Fi donc, cela fait mourir. LĂ©lio. - Eh, mon cher enfant, la vipĂšre n'ĂÂŽte que la vie. Femmes, vous nous ravissez notre raison, notre libertĂ©, notre repos; vous nous ravissez Ă nous-mĂÂȘmes, et vous nous laissez vivre. Ne voilĂ -t-il pas des hommes en bel Ă©tat aprĂšs? Des pauvres fous, des hommes troublĂ©s, ivres de douleur ou de joie, toujours en convulsion, des esclaves. Et Ă qui appartiennent ces esclaves? Ă des femmes! Et qu'est-ce que c'est qu'une femme? Pour la dĂ©finir il faudrait la connaĂtre nous pouvons aujourd'hui en commencer la dĂ©finition, mais je soutiens qu'on n'en verra le bout qu'Ă la fin du monde. Arlequin. - En vĂ©ritĂ©, c'est pourtant un joli petit animal que cette femme, un joli petit chat, c'est dommage qu'il ait tant de griffes. LĂ©lio. - Tu as raison, c'est dommage; car enfin, est-il dans l'univers de figure plus charmante? Que de grĂÂąces, et que de variĂ©tĂ© dans ces grĂÂąces! Arlequin. - C'est une crĂ©ature Ă manger. LĂ©lio. - Voyez ces ajustements, jupes Ă©troites, jupes en lanterne, coiffure en clocher, coiffure sur le nez, capuchon sur la tĂÂȘte, et toutes les modes les plus extravagantes mettez-les sur une femme, dĂšs qu'elles auront touchĂ© sa figure enchanteresse, c'est l'Amour et les GrĂÂąces qui l'ont habillĂ©e, c'est de l'esprit qui lui vient jusques au bout des doigts. Cela n'est-il pas bien singulier? Arlequin. - Oh, cela est vrai; il n'y a mardi! pas de livre qui ait tant d'esprit qu'une femme, quand elle est en corset et en petites pantoufles. LĂ©lio. - Quel aimable dĂ©sordre d'idĂ©es dans la tĂÂȘte! que de vivacitĂ©! quelles expressions! que de naĂÂŻvetĂ©! L'homme a le bon sens en partage, mais ma foi l'esprit n'appartient qu'Ă la femme. A l'Ă©gard de son coeur, ah! si les plaisirs qu'il nous donne Ă©taient durables, ce serait un sĂ©jour dĂ©licieux que la terre. Nous autres hommes, la plupart, nous sommes jolis en amour nous nous rĂ©pandons en petits sentiments doucereux; nous avons la marotte d'ĂÂȘtre dĂ©licats, parce que cela donne un air plus tendre; nous faisons l'amour rĂ©glĂ©ment, tout comme on fait une charge; nous nous faisons des mĂ©thodes de tendresse; nous allons chez une femme, pourquoi? Pour l'aimer, parce que c'est le devoir de notre emploi. Quelle pitoyable façon de faire! Une femme ne veut ĂÂȘtre ni tendre ni dĂ©licate, ni fĂÂąchĂ©e ni bien aise; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime, et qu'elle ne veut pas le dire, morbleu, nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l'amour qui passe Ă travers son silence? Arlequin. - Ah! Monsieur, je m'en souviens, Margot avait si bonne grĂÂące Ă faire comme cela la nigaude! LĂ©lio. - Sans l'aiguillon de la jalousie et du plaisir, notre coeur Ă nous autres est un vrai paralytique nous restons lĂ comme des eaux dormantes, qui attendent qu'on les remue pour se remuer. Le coeur d'une femme se donne sa secousse Ă lui-mĂÂȘme; il part sur un mot qu'on dit, sur un mot qu'on ne dit pas, sur une contenance. Elle a beau vous avoir dit qu'elle aime; le rĂ©pĂšte-t-elle, vous l'apprenez toujours, vous ne le saviez pas encore ici par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant; enfin c'est de la jalousie, du calme, de l'inquiĂ©tude, de la joie, du babil et du silence de toutes couleurs. Et le moyen de ne pas s'enivrer du plaisir que cela donne? Le moyen de se voir adorer sans que la tĂÂȘte vous tourne? Pour moi, j'Ă©tais tout aussi sot que les autres amants; je me croyais un petit prodige, mon mĂ©rite m'Ă©tonnait ah! qu'il est mortifiant d'en rabattre! C'est aujourd'hui ma bĂÂȘtise qui m'Ă©tonne; l'homme prodigieux a disparu, et je n'ai trouvĂ© qu'une dupe Ă la place. Arlequin. - Eh bien, Monsieur, queussi, queumi, voilĂ mon histoire; j'Ă©tais tout aussi sot que vous vous faites pourtant un portrait qui fait venir l'envie de l'original. LĂ©lio. - Butor que tu es! Ne t'ai-je pas dit que la femme Ă©tait aimable, qu'elle avait le coeur tendre, et beaucoup d'esprit? Arlequin. - Oui, est-ce que tout cela n'est pas bien joli? LĂ©lio. - Non, tout cela est affreux. Arlequin. - Bon, bon, c'est que vous voulez m'attraper peut-ĂÂȘtre. LĂ©lio. - Non, ce sont lĂ les instruments de notre supplice. Dis-moi, mon pauvre garçon, si tu trouvais sur ton chemin de l'argent d'abord, un peu plus loin de l'or, un peu plus loin des perles, et que cela te conduisĂt Ă la caverne d'un monstre, d'un tigre, si tu veux, est-ce que tu ne haĂÂŻrais pas cet argent, cet or et ces perles? Arlequin. - Je ne suis pas si dĂ©goĂ»tĂ©, je trouverais cela fort bon; il n'y aurait que le vilain tigre dont je ne voudrais pas, mais je prendrais vitement quelques milliers d'Ă©cus dans mes poches, je laisserais lĂ le reste, et je dĂ©camperais bravement aprĂšs. LĂ©lio. - Oui, mais tu ne saurais point qu'il y a un tigre au bout, et tu n'auras pas plutĂÂŽt ramassĂ© un Ă©cu, que tu ne pourras t'empĂÂȘcher de vouloir le reste. Arlequin. - Fi, par la morbleu, c'est bien dommage voilĂ un sot trĂ©sor, de se trouver sur ce chemin-lĂ . Pardi, qu'il aille au diable, et l'animal avec. LĂ©lio. - Mon enfant, cet argent que tu trouves d'abord sur ton chemin, c'est la beautĂ©, ce sont les agrĂ©ments d'une femme qui t'arrĂÂȘtent; cet or que tu rencontres encore, ce sont les espĂ©rances qu'elle te donne; enfin ces perles, c'est son coeur qu'elle t'abandonne avec tous ses transports. Arlequin. - Ahi! ahi! gare l'animal. LĂ©lio. - Le tigre enfin paraĂt aprĂšs les perles, et ce tigre, c'est un caractĂšre perfide retranchĂ© dans l'ĂÂąme de ta maĂtresse; il se montre, il t'arrache son coeur, il dĂ©chire le tien; adieu tes plaisirs, il te laisse aussi misĂ©rable que tu croyais ĂÂȘtre heureux. Arlequin. - Ah, c'est justement la bĂÂȘte que Margot a lĂÂąchĂ©e sur moi, pour avoir aimĂ© son argent, son or et ses perles. LĂ©lio. - Les aimeras-tu encore? Arlequin. - HĂ©las, Monsieur, je ne songeais pas Ă ce diable qui m'attendait au bout. Quand on n'a pas Ă©tudiĂ©, on ne voit pas plus loin que son nez. LĂ©lio. - Quand tu seras tentĂ© de revoir des femmes, souviens-toi toujours du tigre, et regarde tes Ă©motions de coeur comme une envie fatale d'aller sur sa route, et de te perdre. Arlequin. - Oh, voilĂ qui est fait; je renonce Ă toutes les femmes, et Ă tous les trĂ©sors du monde, et je m'en vais boire un petit coup pour me fortifier dans cette bonne pensĂ©e. ScĂšne III LĂ©lio, Jacqueline, Pierre LĂ©lio. - Que me veux-tu, Jacqueline? Jacqueline. - Monsieur, c'est que je voulions vous parler d'une petite affaire. LĂ©lio. - De quoi s'agit-il? Jacqueline. - C'est que, ne vous dĂ©plaise... mais vous vous fĂÂącherez. LĂ©lio. - Voyons. Jacqueline. - Monsieur, vous avez dit, il y a queuque temps, que vous ne vouliez pas que j'eussions de galants. LĂ©lio. - Non, je ne veux point voir d'amour dans ma maison. Jacqueline. - Je vians pourtant vous demander un petit privilĂšge. LĂ©lio. - Quel est-il? Jacqueline. - C'est que, rĂ©vĂ©rence parler, j'avons le coeur tendre. LĂ©lio. - Tu as le coeur tendre? voilĂ un plaisant aveu; et qui est le nigaud qui est amoureux de toi? Pierre. - Eh, eh, eh, c'est moi, Monsieur. LĂ©lio. - Ah, c'est toi, maĂtre Pierre, je t'aurais cru plus raisonnable. Eh bien, Jacqueline, c'est donc pour lui que tu as le coeur tendre? Jacqueline. - Oui, Monsieur, il y a bien deux ans en ça que ça m'est venu... mais, dis toi-mĂÂȘme, je ne sis pas assez effrontĂ©e de mon naturel. Pierre. - Monsieur, franchement, c'est qu'Ă me trouve gentil; et si ce n'Ă©tait qu'alle fait la difficile, il y aurait longtemps que je serions ennocĂ©s. LĂ©lio. - Tu es fou, maĂtre Pierre, ta Jacqueline au premier jour te plantera lĂ crois-moi, ne t'attache point Ă elle; laisse-la lĂ , tu cherches malheur. Jacqueline. - Bon, voilĂ de biaux contes qu'ous li faites-lĂ , Monsieur. Est-ce que vous croyez que je sommes comme vos girouettes de Paris, qui tournent Ă tout vent? Allez, allez, si quelqu'un de nous deux se plante lĂ , ce sera li qui me plantera, et non pas moi. A tout hasard, notre monsieur, donnez-moi tant seulement une petite parmission de mariage, c'est pour ça que j'avons prins la libertĂ© de vous attaquer. Pierre. - Oui, Monsieur, voilĂ tout fin dret ce que c'est, et Jacqueline a itou queuque doutance que vous vourez bian de votre grĂÂące, et pour l'amour de son sarvice, et de sti-lĂ de son pĂšre et de sa mĂšre, qui vous ont tant sarvi quand ils n'Ă©tient pas encore dĂ©funts, tant y a, Monsieur excusez l'importunance, c'est que je sommes pauvres, et tout franchement, pour vous le couper court... LĂ©lio. - AchĂšve donc, il y a une heure que tu traĂnes. Jacqueline. - Parguenne, aussi tu t'embarbouilles dans je ne sais combien de paroles qui ne sarvont de rian, et Monsieur pard la patience. C'est donc, ne vous en dĂ©plaise, que je voulons nous marier; et, comme ce dit l'autre, ce n'est pas le tout qu'un pourpoint, s'il n'y a des manches; c'est ce qui fait, si vous parmettez que je vous le disions en bref... LĂ©lio. - Eh non, Jacqueline, dis-moi-le en long, tu auras plus tĂÂŽt fait. Jacqueline. - C'est que j'avons queuque espĂ©rance que vous nous baillerez queuque chose en entrĂ©e de mĂ©nage. LĂ©lio. - Soit, je le veux; nous verrons cela une autre fois, et je ferai ce que je pourrai, pourvu que le parti te convienne. Laissez-moi. ScĂšne IV Arlequin, LĂ©lio, Pierre, Jacqueline Pierre, prenant Arlequin Ă l'Ă©cart. - Arlequin, par charitĂ©, recommandez-nous Ă Monsieur c'est que je nous aimons, Jacqueline et moi; je n'avons pas de grands moyens, et... Arlequin. - Tout beau, maĂtre Pierre; dis-moi, as-tu son coeur? Pierre. - Parguienne oui, Ă la parfin alle m'a lĂÂąchĂ© son amiquiĂ©. Arlequin. - Ah malheureux, que je te plains! voilĂ le caractĂšre perfide qui va venir; je t'expliquerai cela plus au long une autre fois, mais tu le sentiras bien adieu, pauvre homme, je n'ai plus rien Ă te dire, ton mal est sans remĂšde. Jacqueline. - Queu tripotage est-ce qu'il fait donc lĂ , avec ce remĂšde et ce caractĂšre? Pierre. - MarguiĂ©, tous ces discours me chiffonnont malheur je varrons ce qui en est par un petit tour d'adresse. Allons-nous-en, Jacqueline, madame la comtesse fera mieux que nous. ScĂšne V LĂ©lio, Arlequin Arlequin, revenant Ă son maĂtre. - Monsieur, mon cher maĂtre, il y a une mauvaise nouvelle. LĂ©lio. - Qu'est-ce que c'est? Arlequin. - Vous avez entendu parler de cette comtesse qui a achetĂ© depuis un an cette belle maison prĂšs de la vĂÂŽtre? LĂ©lio. - Oui. Arlequin. - Eh bien, on m'a dit que cette comtesse est ici, et qu'elle veut vous parler j'ai mauvaise opinion de cela. LĂ©lio. - Eh morbleu, toujours des femmes! Et que me veut-elle? Arlequin. - Je n'en sais rien; mais on dit qu'elle est belle et veuve, et je gage qu'elle est encline Ă faire du mal. LĂ©lio. - Et moi enclin Ă l'Ă©viter je ne me soucie ni de sa beautĂ©, ni de son veuvage. Arlequin. - Que le ciel vous maintienne dans cette bonne disposition. Ouf! LĂ©lio. - Qu'as-tu? Arlequin. - C'est qu'on dit qu'il y a aussi une fille de chambre avec elle, et voilĂ mes Ă©motions de coeur qui me prennent. LĂ©lio. - BenĂÂȘt! une femme te fait peur? Arlequin. - HĂ©las, Monsieur, j'espĂšre en vous et en votre assistance. LĂ©lio. - Je crois que les voilĂ qui se promĂšnent, retirons-nous. Ils se retirent. ScĂšne VI La Comtesse, Colombine, Arlequin La Comtesse, parlant de LĂ©lio. - VoilĂ un jeune homme bien sauvage. Colombine, arrĂÂȘtant Arlequin. - Un petit mot, s'il vous plaĂt. Oserait-on vous demander d'oĂÂč vient cette fĂ©rocitĂ© qui vous prend Ă vous et Ă votre maĂtre? Arlequin. - A cause d'un proverbe qui dit, que chat Ă©chaudĂ© craint l'eau froide. La Comtesse. - Parle plus clairement. Pourquoi nous fuit-il? Arlequin. - C'est que nous savons ce qu'en vaut l'aune. Colombine. - Remarquez-vous qu'il n'ose nous regarder, Madame? Allons, allons, levez la tĂÂȘte, et rendez-nous compte de la sottise que vous venez de faire. Arlequin, la regardant doucement. - Par la jarni, qu'elle est jolie! La Comtesse. - Laisse-le lĂ , je crois qu'il est imbĂ©cile. Colombine. - Et moi je crois que c'est malice. Parleras-tu? Arlequin. - C'est que mon maĂtre a fait voeu de fuir les femmes, parce qu'elles ne valent rien. Colombine. - Impertinent! Arlequin. - Ce n'est pas votre faute, c'est la nature qui vous a bĂÂąties comme cela, et moi j'ai fait voeu aussi. Nous avons souffert comme des misĂ©rables Ă cause de votre bel esprit, de vos jolis charmes, et de votre tendre coeur. Colombine. - HĂ©las! quelle lamentable histoire! Et comment te tireras-tu d'affaire avec moi? Je suis une espiĂšgle, et j'ai envie de te rendre un peu misĂ©rable de ma façon. Arlequin. - Prrr! il n'y a pas pied. La Comtesse. - Va, mon ami, va dire Ă ton maĂtre que je me soucie fort peu des hommes, mais que je souhaiterais lui parler. Arlequin. - Je le vois lĂ qui m'attend, je m'en vais l'appeler. Monsieur, Madame dit qu'elle ne se soucie point de vous vous n'avez qu'Ă venir, elle veut vous dire un mot. Ah! comme cela m'accrocherait, si je me laissais faire. ScĂšne VII La Comtesse, LĂ©lio, Colombine LĂ©lio. - Madame, puis-je vous rendre quelque service? La Comtesse. - Monsieur, je vous demande pardon de la libertĂ© que j'ai prise; mais il y a le neveu de mon fermier qui cherche en mariage une jeune paysanne de chez vous. Ils ont peur que vous ne consentiez pas Ă ce mariage ils m'ont priĂ©e de vous engager Ă les aider de quelque libĂ©ralitĂ©, comme de mon cĂÂŽtĂ© j'ai dessein de le faire. VoilĂ , Monsieur, tout ce que j'avais Ă vous dire quand vous vous ĂÂȘtes retirĂ©. LĂ©lio. - Madame, j'aurai tous les Ă©gards que mĂ©rite votre recommandation, et je vous prie de m'excuser si j'ai fui; mais je vous avoue que vous ĂÂȘtes d'un sexe avec qui j'ai cru devoir rompre pour toute ma vie cela vous paraĂtra bien bizarre; je ne chercherai point Ă me justifier; car il me reste un peu de politesse, et je craindrais d'entamer une matiĂšre qui me met toujours de mauvaise humeur; et si je parlais, il pourrait, malgrĂ© moi, m'Ă©chapper des traits d'une incivilitĂ© qui vous dĂ©plairait, et que mon respect vous Ă©pargne. Colombine. - Mort de ma vie, Madame, est-ce que ce discours-lĂ ne vous remue pas la bile? Allez, Monsieur, tous les renĂ©gats font mauvaise fin vous viendrez quelque jour crier misĂ©ricorde et ramper aux pieds de vos maĂtres, et ils vous Ă©craseront comme un serpent. Il faut bien que justice se fasse. LĂ©lio. - Si Madame n'Ă©tait pas prĂ©sente, je vous dirais franchement que je ne vous crains ni ne vous aime. La Comtesse. - Ne vous gĂÂȘnez point, Monsieur. Tout ce que nous disons ici ne s'adresse point Ă vous; regardons-nous comme hors d'intĂ©rĂÂȘt. Et sur ce pied-lĂ , peut-on vous demander ce qui vous fĂÂąche si fort contre les femmes? LĂ©lio. - Ah! Madame, dispensez-moi de vous le dire; c'est un rĂ©cit que j'accompagne ordinairement de rĂ©flexions oĂÂč votre sexe ne trouve pas son compte. La Comtesse. - Je vous devine, c'est une infidĂ©litĂ© qui vous a donnĂ© tant de colĂšre. LĂ©lio. - Oui, Madame, c'est une infidĂ©litĂ©; mais affreuse, mais dĂ©testable. La Comtesse. - N'allons point si vite. Votre maĂtresse cessa-t-elle de vous aimer pour en aimer un autre? LĂ©lio. - En doutez-vous, Madame? La simple infidĂ©litĂ© serait insipide et ne tenterait pas une femme sans l'assaisonnement de la perfidie. La Comtesse. - Quoi! vous eĂ»tes un successeur? Elle en aima un autre? LĂ©lio. - Oui, Madame. Comment, cela vous Ă©tonne? VoilĂ pourtant les femmes, et ces actions doivent vous mettre en pays de connaissance. Colombine. - Le petit blasphĂ©mateur! La Comtesse. - Oui, votre maĂtresse est une indigne, et l'on ne saurait trop la mĂ©priser. Colombine. - D'accord, qu'il la mĂ©prise, il n'y a pas Ă tortiller c'est une coquine celle-lĂ . La Comtesse. - J'ai cru d'abord, moi, qu'elle n'avait fait que se dĂ©goĂ»ter de vous, et de l'amour, et je lui pardonnais en faveur de cela la sottise qu'elle avait eue de vous aimer. Quand je dis vous, je parle des hommes en gĂ©nĂ©ral. Colombine. - Prenez, prenez toujours cela en attendant mieux. LĂ©lio. - Comment, Madame, ce n'est donc rien, Ă votre compte, que de cesser sans raison d'avoir de la tendresse pour un homme? La Comtesse. - C'est beaucoup, au contraire; cesser d'avoir de l'amour pour un homme, c'est Ă mon compte connaĂtre sa faute, s'en repentir, en avoir honte, sentir la misĂšre de l'idole qu'on adorait, et rentrer dans le respect qu'une femme se doit Ă elle-mĂÂȘme. J'ai bien vu que nous ne nous entendions point si votre maĂtresse n'avait fait que renoncer Ă son attachement ridicule, eh! il n'y aurait rien de plus louable; mais ne faire que changer d'objet, ne guĂ©rir d'une folie que par une extravagance, eh fi! Je suis de votre sentiment, cette femme-lĂ est tout Ă fait mĂ©prisable. Amant pour amant, il valait autant que vous dĂ©shonorassiez sa raison qu'un autre. LĂ©lio. - Je vous avoue que je ne m'attendais pas Ă cette chute-lĂ . Colombine. - Ah, ah, ah, il faudrait bien des conversations comme celle-lĂ pour en faire une raisonnable. Courage, Monsieur, vous voilĂ tout dĂ©ferrĂ© dĂ©cochez-lui-moi quelque trait bien hĂ©tĂ©roclite, qui sente bien l'original. Eh! vous avez fait des merveilles d'abord. LĂ©lio. - C'est assurĂ©ment mettre les hommes bien bas, que de les juger indignes de la tendresse d'une femme l'idĂ©e est neuve. Colombine. - Elle ne fera pas fortune chez vous. LĂ©lio. - On voit bien que vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©e, Madame. La Comtesse. - Moi, Monsieur! Je n'ai point Ă me plaindre des hommes; je ne les hais point non plus. HĂ©las, la pauvre espĂšce! elle est, pour qui l'examine, encore plus comique que haĂÂŻssable. Colombine. - Oui-da, je crois que nous trouverons plus de ressource Ă nous en divertir, qu'Ă nous fĂÂącher contre elle. LĂ©lio. - Mais, qu'a-t-elle donc de si comique? La Comtesse. - Ce qu'elle a de comique? Mais y songez-vous, Monsieur? Vous ĂÂȘtes bien curieux d'ĂÂȘtre humiliĂ© dans vos confrĂšres. Si je parlais, vous seriez tout Ă©tonnĂ© de vous trouver de cent piques au-dessous de nous. Vous demandez ce que votre espĂšce a de comique, qui, pour se mettre Ă son aise, a eu besoin de se rĂ©server un privilĂšge d'indiscrĂ©tion, d'impertinence et de fatuitĂ©; qui suffoquerait si elle n'Ă©tait babillarde, si sa misĂ©rable vanitĂ© n'avait pas ses coudĂ©es franches; s'il ne lui Ă©tait pas permis de dĂ©shonorer un sexe qu'elle ose mĂ©priser pour les mĂÂȘmes choses dont l'indigne qu'elle est fait sa gloire. Oh! l'admirable engeance qui a trouvĂ© la raison et la vertu des fardeaux trop pesants pour elle, et qui nous a chargĂ©es du soin de les porter ne voilĂ -t-il pas de beaux titres de supĂ©rioritĂ© sur nous? et de pareilles gens ne sont-ils pas risibles! Fiez-vous Ă moi, Monsieur, vous ne connaissez pas votre misĂšre, j'oserai vous le dire vous voilĂ bien irritĂ© contre les femmes; je suis peut-ĂÂȘtre, moi, la moins aimable de toutes. Tout hĂ©rissĂ© de rancune que vous croyez ĂÂȘtre, moyennant deux ou trois coups d'oeil flatteurs qu'il m'en coĂ»terait, grĂÂące Ă la tournure grotesque de l'esprit de l'homme, vous m'allez donner la comĂ©die. LĂ©lio. - Oh! je vous dĂ©fie de me faire payer ce tribut de folie-lĂ . Colombine. - Ma foi, Madame, cette expĂ©rience-lĂ vous porterait malheur. LĂ©lio. - Ah, ah, cela est plaisant! Madame, peu de femmes sont aussi aimables que vous, vous l'ĂÂȘtes tout autant que je suis sĂ»r que vous croyez l'ĂÂȘtre; mais s'il n'y a que la comĂ©die dont vous parlez qui puisse vous rĂ©jouir, en ma conscience, vous ne rirez de votre vie. Colombine. - En ma conscience, vous me la donnez tous les deux, la comĂ©die. Cependant, si j'Ă©tais Ă la place de Madame, le dĂ©fi me piquerait, et je ne voudrais pas en avoir le dĂ©menti. La Comtesse. - Non, la partie ne me pique point, je la tiens gagnĂ©e. Mais comme Ă la campagne il faut voir quelqu'un, soyons amis pendant que nous y resterons; je vous promets sĂ»retĂ© nous nous divertirons, vous Ă mĂ©dire des femmes, et moi Ă mĂ©priser les hommes. LĂ©lio. - Volontiers. Colombine. - Le joli commerce! on n'a qu'Ă vous en croire; les hommes tireront Ă l'orient, les femmes Ă l'occident; cela fera de belles productions, et nos petits-neveux auront bon air. Eh morbleu! pourquoi prĂÂȘcher la fin du monde? Cela coupe la gorge Ă tout soyons raisonnables; condamnez les amants dĂ©loyaux, les conteurs de sornettes, Ă ĂÂȘtre jetĂ©s dans la riviĂšre une pierre au col; Ă merveille. Enfermez les coquettes entre quatre murailles, fort bien. Mais les amants fidĂšles, dressez-leur de belles et bonnes statues pour encourager le public. Vous riez! Adieu, pauvres brebis Ă©garĂ©es; pour moi, je vais travailler Ă la conversion d'Arlequin. A votre Ă©gard, que le ciel vous assiste, mais il serait curieux de vous voir chanter la palinodie, je vous y attends. La Comtesse. - La folle! Je vous quitte, Monsieur; j'ai quelque ordre Ă donner n'oubliez pas, de grĂÂące, ma recommandation pour ces paysans. ScĂšne VIII Le Baron, ami de LĂ©lio, La Comtesse, LĂ©lio Le Baron. - Ne me trompĂ©-je point? Est-ce vous que je vois, madame la Comtesse? La Comtesse. - Oui, Monsieur, c'est moi-mĂÂȘme. Le Baron. - Quoi! avec notre ami LĂ©lio! Cela se peut-il? La Comtesse. - Que trouvez-vous donc lĂ de si Ă©trange? LĂ©lio. - Je n'ai l'honneur de connaĂtre Madame que depuis un instant. Et d'oĂÂč vient ta surprise? Le Baron. - Comment, ma surprise! voici peut-ĂÂȘtre le coup de hasard le plus bizarre qui soit arrivĂ©. LĂ©lio. - En quoi? Le Baron. - En quoi? Morbleu, je n'en saurais revenir; c'est le fait le plus curieux qu'on puisse imaginer dĂšs que je serai Ă Paris, oĂÂč je vais, je le ferai mettre dans la gazette. LĂ©lio. - Mais, que veux-tu dire? Le Baron. - Songez-vous Ă tous les millions de femmes qu'il y a dans le monde, au couchant, au levant, au septentrion, au midi, EuropĂ©ennes, Asiatiques, Africaines, AmĂ©ricaines, blanches, noires, basanĂ©es, de toutes les couleurs? Nos propres expĂ©riences, et les relations de nos voyageurs, nous apprennent que partout la femme est amie de l'homme, que la nature l'a pourvue de bonne volontĂ© pour lui; la nature n'a manquĂ© que Madame, le soleil n'Ă©claire qu'elle chez qui notre espĂšce n'ait point rencontrĂ© grĂÂące, et cette seule exception de la loi gĂ©nĂ©rale se rencontre avec un personnage unique, je te le dis en ami; avec-un homme qui nous a donnĂ© l'exemple d'un fanatisme tout neuf; qui seul de tous les hommes n'a pu s'accoutumer aux coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde; enfin qui s'est condamnĂ© Ă venir ici languir de chagrin de ne plus voir de femmes, en expiation du crime qu'il a fait quand il en a vu. Oh! je ne sache point d'aventure qui aille de pair avec la vĂÂŽtre. LĂ©lio, riant. - Ah! ah! je te pardonne toutes tes injures en faveur de ces coquettes qui fourmillent sur la terre, et qui sont aussi anciennes que le monde. La Comtesse, riant. - Pour moi, je me sais bon grĂ© que la nature m'ait manquĂ©e, et je me passerai bien de la façon qu'elle aurait pu me donner de plus; c'est autant de sauvĂ©, c'est un ridicule de moins. Le Baron, sĂ©rieusement. - Madame, n'appelez point cette faiblesse-lĂ ridicule; mĂ©nageons les termes il peut venir un jour oĂÂč vous serez bien aise de lui trouver une Ă©pithĂšte plus honnĂÂȘte. La Comtesse. - Oui, si l'esprit me tourne. Le Baron. - Eh bien, il vous tournera c'est si peu de chose que l'esprit! AprĂšs tout, il n'est pas encore sĂ»r que la nature vous ait absolument manquĂ©e. HĂ©las! peut-ĂÂȘtre jouez-vous de votre reste aujourd'hui. Combien voyons-nous de choses qui sont d'abord merveilleuses, et qui finissent par faire rire! Je suis un homme Ă pronostic voulez-vous que je vous dise; tenez, je crois que votre merveilleux est Ă fin de terme. LĂ©lio. - Cela se peut bien, Madame, cela se peut bien; les fous sont quelquefois inspirĂ©s. La Comtesse. - Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez. Le Baron, Ă LĂ©lio. - Mais, toi qui raisonnes, as-tu lu l'histoire romaine? LĂ©lio. - Oui, qu'en veux-tu faire, de ton histoire romaine? Le Baron. - Te souviens-tu qu'un ambassadeur romain enferma Antiochus dans un cercle qu'il traça autour de lui, et lui dĂ©clara la guerre s'il en sortait avant qu'il eĂ»t rĂ©pondu Ă sa demande? LĂ©lio. - Oui, je m'en ressouviens. Le Baron. - Tiens, mon enfant, moi indigne, je te fais un cercle Ă l'imitation de ce Romain, et sous peine des vengeances de l'Amour, qui vaut bien la rĂ©publique de Rome, je t'ordonne de n'en sortir que soupirant pour les beautĂ©s de Madame; voyons si tu oseras broncher. LĂ©lio passe le cercle. - Tiens, je suis hors du cercle, voilĂ ma rĂ©ponse va-t'en la porter Ă ton benĂÂȘt d'Amour. La Comtesse. - Monsieur le Baron, je vous prie, badinez tant qu'il vous plaira, mais ne me mettez point en jeu. Le Baron. - Je ne badine point, Madame, je vous le cautionne garrottĂ© Ă votre char; il vous aime de ce moment-ci, il a obĂ©i. La peste, vous ne le verriez pas hors du cercle; il avait plus de peur qu'Antiochus. LĂ©lio, riant. - Madame, vous pouvez me donner des rivaux tant qu'il vous plaira, mon amour n'est point jaloux. La Comtesse, embarrassĂ©e. - Messieurs, j'entends volontiers raillerie, mais finissons-la pourtant. Le Baron. - Vous montrez lĂ certaine impatience qui pourra venir Ă bien faisons-la profiter par un petit tour de cercle. Il l'enferme aussi. La Comtesse, sortant du cercle. - Laissez-moi, qu'est-ce que cela signifie? Baron, ne lisez jamais d'histoire, puisqu'elle ne vous apprend que des polissonneries. LĂ©lio rit. Le Baron. - Je vous demande pardon, mais vous aimerez, s'il vous plaĂt, Madame. LĂ©lio est mon ami, et je ne veux point lui donner de maĂtresse insensible. La Comtesse, sĂ©rieusement. - Cherchez-lui donc une maĂtresse ailleurs, car il trouverait fort mal son compte ici. LĂ©lio. - Madame, je sais le peu que je vaux, on peut se dispenser de me l'apprendre; aprĂšs tout, votre antipathie ne me fait point trembler. Le Baron. - Bon, voilĂ de l'amour qui prĂ©lude par du dĂ©pit. La Comtesse, Ă LĂ©lio. - Vous seriez fort Ă plaindre, Monsieur, si mes sentiments ne vous Ă©taient indiffĂ©rents. Le Baron. - Ah le beau duo! Vous ne savez pas encore combien il est tendre. La Comtesse, s'en allant doucement. - En vĂ©ritĂ©, vos folies me poussent Ă bout, Baron. Le Baron. - Oh, Madame, nous aurons l'honneur, LĂ©lio et moi, de vous reconduire jusque chez vous. ScĂšne IX Le Baron, La Comtesse, LĂ©lio, Colombine Colombine, arrivant. Bonjour, Monsieur le Baron. Comme vous voilĂ rouge, Madame. Monsieur LĂ©lio est tout je ne sais comment aussi il a l'air d'un homme qui veut ĂÂȘtre fier, et qui ne peut pas l'ĂÂȘtre. Qu'avez-vous donc tous deux? La Comtesse, sortant. - L'Ă©tourdie! Le Baron. - Laissez-les lĂ , Colombine, ils sont de mĂ©chante humeur; ils viennent de se faire une dĂ©claration d'amour l'un Ă l'autre, et le tout en se fĂÂąchant. ScĂšne X Colombine, Arlequin, avec un Ă©quipage de chasseur. Colombine, qui a Ă©coutĂ© un peu leur conversation. - Je vois bien qu'ils nous apprĂÂȘteront Ă rire. Mais oĂÂč est Arlequin? Je veux qu'il m'amuse ici. J'entends quelqu'un, ne serait-ce pas lui? Arlequin. - Ouf, ce gibier-lĂ mĂšne un chasseur trop loin je me perdrais, tournons d'un autre cĂÂŽtĂ©... Allons donc... Euh! me voilĂ justement sur le chemin du tigre, maudits soient l'argent, l'or et les perles! Colombine. - Quelle heure est-il, Arlequin? Arlequin. - Ah! la fine mouche je vois bien que tu cherches midi Ă quatorze heures. Passez, passez votre chemin, ma mie. Colombine. - Il ne me plaĂt pas, moi passe-le toi-mĂÂȘme. Arlequin. - Oh pardi, Ă bon chat bon rat, je veux rester ici. Colombine. - Eh le fou, qui perd l'esprit en voyant une femme! Arlequin. - Va-t'en, va-t'en demander ton portrait Ă mon maĂtre, il te le donnera pour rien tu verras si tu n'es pas une vipĂšre. Colombine. - Ton maĂtre est un visionnaire, qui te fait faire pĂ©nitence de ses sottises. Dans le fond tu me fais pitiĂ©; c'est dommage qu'un jeune homme comme toi, assez bien fait et bon enfant, car tu es sans malice... Arlequin. - Je n'en ai non plus qu'un poulet. Colombine. - C'est dommage qu'il consume sa jeunesse dans la langueur et la souffrance; car, dis la vĂ©ritĂ©, tu t'ennuies ici, tu pĂÂątis? Arlequin. - Oh! cela n'est pas croyable. Colombine. - Et pourquoi, nigaud, mener une pareille vie? Arlequin. - Pour ne point tomber dans vos pattes, race de chats que vous ĂÂȘtes; si vous Ă©tiez de bonnes gens, nous ne serions pas venus nous rendre ermites. Il n'y a plus de bon temps pour moi, et c'est vous qui en ĂÂȘtes la cause; et malgrĂ© tout cela, il ne s'en faut de rien que je ne t'aime. La sotte chose que le coeur de l'homme! Colombine. - Cet original qui dispute contre son coeur comme un honnĂÂȘte homme. Arlequin. - N'as-tu pas de honte d'ĂÂȘtre si jolie et si traĂtresse? Colombine. - Comme si on devait rougir de ses bonnes qualitĂ©s! Au revoir, nigaud; tu me fuis, mais cela ne durera pas. Acte II ScĂšne premiĂšre Colombine, La Comtesse, Colombine, en regardant sa montre. - Cela est singulier! La Comtesse. - Quoi? Colombine. - Je trouve qu'il y a un quart d'heure que nous nous promenons sans rien dire entre deux femmes, cela ne laisse pas d'ĂÂȘtre fort. Sommes-nous bien dans notre Ă©tat naturel? La Comtesse. - Je ne sache rien d'extraordinaire en moi. Colombine. - Vous voilĂ pourtant bien rĂÂȘveuse. La Comtesse. - C'est que je songe Ă une chose. Colombine. - Voyons ce que c'est; suivant l'espĂšce de la chose, je ferai l'estime de votre silence. La Comtesse. - C'est que je songe qu'il n'est pas nĂ©cessaire que je voie si souvent LĂ©lio. Colombine. - Hum, il y a du LĂ©lio votre taciturnitĂ© n'est pas si belle que je le pensais. La mienne, Ă vous dire le vrai, n'est pas plus mĂ©ritoire. Je me taisais Ă peu prĂšs dans le mĂÂȘme goĂ»t; je ne rĂÂȘve pas Ă LĂ©lio, mais je suis autour de cela, je rĂÂȘve au valet. La Comtesse. - Mais que veux-tu dire? Quel mal y a-t-il Ă penser Ă ce que je pense? Colombine. - Oh! pour du mal, il n'y en a pas; mais je croyais que vous ne disiez mot par pure paresse de langue, et je trouvais cela beau dans une femme; car on prĂ©tend que cela est rare. Mais pourquoi jugez-vous qu'il n'est pas nĂ©cessaire que vous voyiez si souvent LĂ©lio? La Comtesse. - Je n'ai d'autres raisons pour lui parler que le mariage de ces jeunes gens il ne m'a point dit ce qu'il veut donner Ă la fille; je suis bien aise que le neveu de mon fermier trouve quelque avantage; mais sans nous parler, LĂ©lio peut me faire savoir ses intentions, et je puis le faire informer des miennes. Colombine. - L'imagination de cela est tout Ă fait plaisante. La Comtesse. - Ne vas-tu pas faire un commentaire lĂ -dessus? Colombine. - Comment? il n'y a pas de commentaire Ă cela. Malepeste, c'est un joli trait d'esprit que cette invention-lĂ . Le chemin de tout le monde, quand on a affaire aux gens, c'est d'aller leur parler; mais cela n'est pas commode. Le plus court est de l'entretenir de loin; vraiment on s'entend bien mieux lui parlerez-vous avec une sarbacane, ou par procureur? La Comtesse. - Mademoiselle Colombine, vos fades railleries ne me plaisent point du tout; je vois bien les petites idĂ©es que vous avez dans l'esprit. Colombine. - Je me doute, moi, que vous ne vous doutez pas des vĂÂŽtres, mais cela viendra. La Comtesse. - Taisez-vous. Colombine. - Mais aussi de quoi vous avisez-vous, de prendre un si grand tour pour parler Ă un homme? Monsieur, soyons amis tant que nous resterons ici; nous nous amuserons, vous Ă mĂ©dire des femmes, moi Ă mĂ©priser les hommes, voilĂ ce que vous lui avez dit tantĂÂŽt. Est-ce que l'amusement que vous avez choisi ne vous plaĂt plus? La Comtesse. - Il me plaira toujours; mais j'ai songĂ© que je mettrai LĂ©lio plus Ă son aise en ne le voyant plus. D'ailleurs la conversation que nous avons eue tantĂÂŽt ensemble, jointe aux plaisanteries que le Baron a continuĂ© de faire chez moi, pourraient donner matiĂšre Ă de nouvelles scĂšnes que je suis bien aise d'Ă©viter tiens, prends ce billet. Colombine. - Pour qui? La Comtesse. - Pour LĂ©lio. C'est de cette paysanne dont il s'agit; je lui demande rĂ©ponse. Colombine. - Un billet Ă monsieur LĂ©lio, exprĂšs pour ne point donner matiĂšre Ă la plaisanterie! Mais voilĂ des prĂ©cautions d'un jugement!... La Comtesse. - Fais ce que je te dis. Colombine. - Madame, c'est une maladie qui commence votre coeur en est Ă son premier accĂšs de fiĂšvre. Tenez, le billet n'est plus nĂ©cessaire, je vois LĂ©lio qui s'approche. La Comtesse. - Je me retire, faites votre commission. ScĂšne II LĂ©lio, Arlequin, Colombine LĂ©lio. - Pourquoi donc madame la Comtesse se retire-t-elle en me voyant? Colombine, prĂ©sentant le billet. - Monsieur... ma maĂtresse a jugĂ© Ă propos de rĂ©duire sa conversation dans ce billet. A la campagne on a l'esprit ingĂ©nieux. LĂ©lio. - Je ne vois pas la finesse qu'il peut y avoir Ă me laisser lĂ , quand j'arrive, pour m'entretenir dans des papiers. J'allais prendre des mesures avec elle pour nos paysans; mais voyons ses raisons. Arlequin. - Je vous conseille de lui rĂ©pondre sur une carte, cela sera bien aussi drĂÂŽle. LĂ©lio lit. - Monsieur, depuis que nous nous sommes quittĂ©s, j'ai fait rĂ©flexion qu'il Ă©tait assez inutile de nous voir. Oh! trĂšs inutile; je l'ai pensĂ© de mĂÂȘme. Je prĂ©vois que cela vous gĂÂȘnerait; et moi, Ă qui il n'ennuie pas d'ĂÂȘtre seule, je serais fĂÂąchĂ©e de vous contraindre. Vous avez raison, Madame; je vous remercie de votre attention. Vous savez la priĂšre que je vous ai faite tantĂÂŽt au sujet du mariage de nos jeunes gens; je vous prie de vouloir bien me marquer lĂ -dessus quelque chose de positif. Volontiers, Madame, vous n'attendrez point. VoilĂ la femme du caractĂšre le plus passable que j'aie vue de ma vie; si j'Ă©tais capable d'en aimer quelqu'une, ce serait elle. Arlequin. - Par la morbleu, j'ai peur que ce tour-lĂ ne vous joue d'un mauvais tour. LĂ©lio. - Oh non; l'Ă©loignement qu'elle a pour moi me donne en vĂ©ritĂ© beaucoup d'estime pour elle; cela est dans mon goĂ»t je suis ravi que la proposition vienne d'elle, elle m'Ă©pargne, Ă moi, la peine de la lui faire. Arlequin. - Pour cela oui, notre dessein Ă©tait de lui dire que nous ne voulions plus d'elle. Colombine. - Quoi! ni de moi non plus? Arlequin. - Oh! je suis honnĂÂȘte; je ne veux point dire aux gens des injures Ă leur nez. Colombine. - Eh bien, Monsieur, faites-vous rĂ©ponse? LĂ©lio. - Oui, ma chĂšre enfant, j'y cours; vous pouvez lui dire, puisqu'elle choisit le papier pour le champ de bataille de nos conversations, que j'en ai prĂšs d'une rame chez moi, et que le terrain ne me manquera de longtemps. Arlequin. - Eh! eh! eh! nous verrons Ă qui aura le dernier. Colombine. - Vous ĂÂȘtes distrait, Monsieur, vous me dites que vous courez faire rĂ©ponse, et vous voilĂ encore. LĂ©lio. - J'ai tort, j'oublie les choses d'un moment Ă l'autre. Attendez lĂ un moment. Colombine, l'arrĂÂȘtant. - C'est-Ă -dire que vous ĂÂȘtes bien charmĂ© du parti que prend ma maĂtresse? Arlequin. - Pardi, cela est admirable! LĂ©lio. - Oui, assurĂ©ment cela me fera plaisir. Colombine. - Cela se passera, allez. LĂ©lio. - Il faut bien que cela se passe. Arlequin. - Emmenez-moi avec vous; car je ne me fie point Ă elle. Colombine. - Oh! je n'attendrai point, si je suis seule je veux causer. LĂ©lio. - Fais-lui l'honnĂÂȘtetĂ© de rester avec elle, je vais revenir. ScĂšne III Arlequin, Colombine Arlequin. - J'ai bien affaire, moi, d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte Ă mes dĂ©pens. Colombine. - Et que crains-tu? Tu ne m'aimes point, tu ne veux point m'aimer. Arlequin. - Non, je ne veux point t'aimer; mais je n'ai que faire de prendre la peine de m'empĂÂȘcher de le vouloir. Colombine. - Tu m'aimerais donc, si tu ne t'en empĂÂȘchais? Arlequin. - Laissez-moi en repos, mademoiselle Colombine; promenez-vous d'un cĂÂŽtĂ©, et moi d'un autre; sinon, je m'enfuirai, car je rĂ©ponds tout de travers. Colombine. - Puisqu'on ne peut avoir l'honneur de ta compagnie qu'Ă ce prix-lĂ , je le veux bien, promenons-nous. Et puis Ă part et en se promenant, comme Arlequin fait de son cĂÂŽtĂ©. Tout en badinant cependant, me voilĂ dans la fantaisie d'ĂÂȘtre aimĂ©e de ce petit corps-lĂ . Arlequin, dĂ©concertĂ©, et se promenant de son cĂÂŽtĂ©. - C'est une malĂ©diction que cet amour il m'a tourmentĂ© quand j'en avais, et il me fait encore du mal Ă cette heure que je n'en veux point. Il faut prendre patience et faire bonne mine. Il chante. Turlu, turluton. Colombine, le rencontrant sur le thĂ©ĂÂątre, et s'arrĂÂȘtant. - Mais vraiment, tu as la voix belle sais-tu la musique? Arlequin, s'arrĂÂȘtant aussi. - Oui, je commence Ă lire les paroles. Il chante. Tourleroutoutou. Colombine, continuant de se promener. - Peste soit du petit coquin! SĂ©rieusement je crois qu'il me pique. Arlequin, de son cĂÂŽtĂ©. - Elle me regarde, elle voit bien que je fais semblant de ne pas songer Ă elle. Colombine. - Arlequin? Arlequin. - Hom. Colombine. - Je commence Ă me lasser de la promenade. Arlequin. - Cela se peut bien. Colombine. - Comment te va le coeur? Arlequin. - Ah! je ne prends pas garde Ă cela. Colombine. - Gageons que tu m'aimes? Arlequin. - Je ne gage jamais, je suis trop malheureux, je perds toujours. Colombine, allant Ă lui. - Oh! tu m'ennuies, je veux que tu me dises franchement que tu m'aimes. Arlequin. - Encore un petit tour de promenade. Colombine. - Non, parle, ou je te hais. Arlequin. - Et que t'ai-je fait pour me haĂÂŻr? Colombine. - Savez-vous bien, monsieur le butor, que je vous trouve Ă mon grĂ©, et qu'il faut que vous soupiriez pour moi? Arlequin. - Je te plais donc? Colombine. - Oui; ta petite figure me revient assez. Arlequin. - Je suis perdu, j'Ă©touffe, adieu ma mie, sauve qui peut... Ah! Monsieur, vous voilĂ ? ScĂšne IV LĂ©lio, Arlequin, Colombine LĂ©lio. - Qu'as-tu donc? Arlequin. - HĂ©las! c'est ce lutin-lĂ qui me prend Ă la gorge elle veut que je l'aime. LĂ©lio. - Et ne saurais-tu lui dire que tu ne veux pas? Arlequin. - Vous en parlez bien Ă votre aise elle a la malice de me dire qu'elle me haĂÂŻra. Colombine. - J'ai entrepris la guĂ©rison de sa folie, il faut que j'en vienne Ă bout. Va, va, c'est partie Ă remettre. Arlequin. - Voyez la belle guĂ©rison; je suis de la moitiĂ© plus fou que je n'Ă©tais. LĂ©lio. - Bon courage, Arlequin. Tenez, Colombine, voilĂ la rĂ©ponse au billet de votre maĂtresse. Colombine. - Monsieur, ne l'avez-vous pas faite un peu trop fiĂšre? LĂ©lio. - Eh! pourquoi la ferais-je fiĂšre? Je la fais indiffĂ©rente. Ai-je quelque intĂ©rĂÂȘt de la faire autrement? Colombine. - Ecoutez, je vous parle en amie. Les plus courtes folies sont les meilleures l'homme est faible; tous les philosophes du temps passĂ© nous l'ont dit, et je m'en fie bien Ă eux. Vous vous croyez leste et gaillard, vous n'ĂÂȘtes point cela; ce que vous ĂÂȘtes est cachĂ© derriĂšre tout cela si j'avais besoin d'indiffĂ©rence et qu'on en vendĂt, je ne ferais pas emplette de la vĂÂŽtre, j'ai bien peur que ce ne soit une drogue de charlatan, car on dit que l'Amour en est un, et franchement vous m'avez tout l'air d'avoir pris de son mithridate. Vous vous agitez, vous allez et venez, vous riez du bout des dents, vous ĂÂȘtes sĂ©rieux tout de bon; tout autant de symptĂÂŽmes d'une indiffĂ©rence amoureuse. LĂ©lio. - Et laissez-moi, Colombine, ce discours-lĂ m'ennuie. Colombine. - Je pars; mais mon avis est que vous avez la vue trouble attendez qu'elle s'Ă©claircisse, vous verrez mieux votre chemin; n'allez pas vous jeter dans quelque orniĂšre, vous embourber dans quelque pas. Quand vous soupirerez, vous serez bien aise de trouver un Ă©cho qui vous rĂ©ponde n'en dites rien, ma maĂtresse est Ă©tourdie du bateau; la bonne dame bataille, et c'est autant de battu. Motus, Monsieur. Je suis votre servante. Elle s'en va. ScĂšne V LĂ©lio, Arlequin LĂ©lio. - Ah! ah! ah! cela ne te fait-il pas rire? Arlequin. - Non. LĂ©lio. - Cette folle, qui me vient dire qu'elle croit que sa maĂtresse s'humanise, elle qui me fuit, et qui me fuit, et qui me fuit moi prĂ©sent! Oh! parbleu, madame la Comtesse, vos maniĂšres sont tout Ă fait de mon goĂ»t, je les trouve pourtant un peu sauvages; car enfin, l'on n'Ă©crit pas Ă un homme de qui l'on n'a pas Ă se plaindre Je ne veux plus vous voir, vous me fatiguez, vous m'ĂÂȘtes insupportable. Et voilĂ le sens du billet, tout mitigĂ© qu'il est. Oh! la vĂ©ritĂ© est que je ne croyais pas ĂÂȘtre si haĂÂŻssable. Qu'en dis-tu, Arlequin? Arlequin. - Eh! Monsieur, chacun a son goĂ»t. LĂ©lio. - Parbleu, je suis content de la rĂ©ponse que j'ai faite au billet et de l'air dont je l'ai reçu mais trĂšs content. Arlequin. - Cela ne vaut pas la peine d'ĂÂȘtre si content, Ă moins qu'on ne soit fĂÂąchĂ©. Tenez-vous ferme, mon cher maĂtre; car si vous tombez, me voilĂ Ă bas. LĂ©lio. - Moi, tomber? Je pars dĂšs demain pour Paris voilĂ comme je tombe. Arlequin. - Ce voyage-lĂ pourrait bien ĂÂȘtre une culbute Ă gauche, au lieu d'une culbute Ă droite. LĂ©lio. - Point du tout, cette femme croirait peut-ĂÂȘtre que je serais sensible Ă son amour, et je veux la laisser lĂ pour lui prouver que non. Arlequin. - Que ferai-je donc, moi? LĂ©lio. - Tu me suivras. Arlequin. - Mais je n'ai rien Ă prouver Ă Colombine. LĂ©lio. - Bon, ta Colombine! il s'agit bien de Colombine Veux-tu encore aimer, dis? Ne te souvient-il plus de ce que c'est qu'une femme? Arlequin. - Je n'ai non plus de mĂ©moire qu'un liĂšvre, quand je vois cette fille-lĂ . LĂ©lio, avec distraction. - Il faut avouer que les bizarreries de l'esprit d'une femme sont des piĂšges bien finement dressĂ©s contre nous! Arlequin. - Dites-moi, Monsieur, j'ai fait un gros serment de n'ĂÂȘtre plus amoureux; mais si Colombine m'ensorcelle, je n'ai pas mis cet article dans mon marchĂ© mon serment ne vaudra rien, n'est-ce pas? LĂ©lio, distrait. - Nous verrons. Ce qui m'arrive avec la comtesse ne suffirait-il pas pour jeter des Ă©tincelles de passion dans le coeur d'un autre? Oh! sans l'inimitiĂ© que j'ai vouĂ©e Ă l'amour, j'extravaguerais actuellement, peut-ĂÂȘtre je sens bien qu'il ne m'en faudrait pas davantage, je serais piquĂ©, j'aimerais Cela irait tout de suite. Arlequin. - J'ai toujours entendu dire Il a du coeur comme un CĂ©sar; mais si ce CĂ©sar Ă©tait Ă ma place, il serait bien sot. LĂ©lio, continuant. - Le hasard me fit connaĂtre une femme qui hait l'amour; nous lions cependant commerce d'amitiĂ©, qui doit durer pendant notre sĂ©jour ici je la conduis chez elle, nous nous quittons en bonne intelligence; nous avons Ă nous revoir; je viens la trouver indiffĂ©remment; je ne songe non plus Ă l'amour qu'Ă m'aller noyer, j'ai vu sans danger les charmes de sa personne voilĂ qui est fini, ce semble. Point du tout, cela n'est pas fini; j'ai maintenant affaire Ă des caprices, Ă des fantaisies; Ă©quipages d'esprit que toute femme apporte en naissant madame la comtesse se met Ă rĂÂȘver, et l'idĂ©e qu'elle imagine en se jouant serait la ruine de mon repos, si j'Ă©tais capable d'y ĂÂȘtre sensible. Arlequin. - Mon cher maĂtre, je crois qu'il faudra que je saute le bĂÂąton. LĂ©lio. - Un billet m'arrĂÂȘte en chemin, billet diabolique, empoisonnĂ©, oĂÂč l'on Ă©crit que l'on ne veut plus me voir, que ce n'est pas la peine. M'Ă©crire cela Ă moi, qui suis en pleine sĂ©curitĂ©, qui n'ai rien fait Ă cette femme s'attend-on Ă cela? Si je ne prends garde Ă moi, si je raisonne Ă l'ordinaire, qu'en arrivera-t-il? Je serai Ă©tonnĂ©, dĂ©concertĂ©; premier degrĂ© de folie, car je vois cela tout comme si j'y Ă©tais. AprĂšs quoi, l'amour-propre s'en mĂÂȘle; je me croirais mĂ©prisĂ©, parce qu'on s'estime un peu; je m'aviserai d'ĂÂȘtre choquĂ©; me voilĂ fou complet. Deux jours aprĂšs, c'est de l'amour qui se dĂ©clare; d'oĂÂč vient-il? pourquoi vient-il? D'une petite fantaisie magique qui prend Ă une femme; et qui plus est, ce n'est pas sa faute Ă elle la nature a mis du poison pour nous dans toutes ses idĂ©es; son esprit ne peut se retourner qu'Ă notre dommage, sa vocation est de nous mettre en dĂ©mence elle fait sa charge involontairement. Ah! que je suis heureux, dans cette occasion, d'ĂÂȘtre Ă l'abri de tous ces pĂ©rils! Le voilĂ , ce billet insultant, malhonnĂÂȘte; mais cette rĂ©flexion-lĂ me met de mauvaise humeur; les mauvais procĂ©dĂ©s m'ont toujours dĂ©plu, et le vĂÂŽtre est un des plus dĂ©plaisants, madame la Comtesse; je suis bien fĂÂąchĂ© de ne l'avoir pas rendu Ă Colombine. Arlequin, entendant nommer sa maĂtresse. - Monsieur, ne me parlez plus d'elle; car, voyez-vous, j'ai dans mon esprit qu'elle est amoureuse, et j'enrage. LĂ©lio. - Amoureuse! elle amoureuse? Arlequin. - Oui, je la voyais tantĂÂŽt qui badinait, qui ne savait que dire; elle tournait autour du pot, je crois mĂÂȘme qu'elle a tapĂ© du pied; tout cela est signe d'amour, tout cela mĂšne un homme Ă mal. LĂ©lio. - Si je m'imaginais que ce que tu dis fĂ»t vrai, nous partirions tout Ă l'heure pour Constantinople. Arlequin. - Eh! mon maĂtre, ce n'est pas la peine que vous fassiez ce chemin-lĂ pour moi; je ne mĂ©rite pas cela, et il vaut mieux que j'aime que de vous coĂ»ter tant de dĂ©pense. LĂ©lio. - Plus j'y rĂÂȘve, et plus je vois qu'il faut que tu sois fou pour me dire que je lui plais, aprĂšs son billet et son procĂ©dĂ©. Arlequin. - Son billet! De qui parlez-vous? LĂ©lio. - D'elle. Arlequin. - Eh bien, ce billet n'est pas d'elle. LĂ©lio. - Il ne vient pas d'elle? Arlequin. - Pardi non, c'est de la comtesse. LĂ©lio. - Eh! de qui diantre me parles-tu donc, butor? Arlequin. - Moi? de Colombine ce n'Ă©tait donc pas Ă cause d'elle que vous vouliez me mener Ă Constantinople? LĂ©lio. - Peste soit de l'animal, avec son galimatias! Arlequin. - Je croyais que c'Ă©tait pour moi que vous vouliez voyager. LĂ©lio. - Oh! qu'il ne t'arrive plus de faire de ces mĂ©prises-lĂ ; car j'Ă©tais certain que tu n'avais rien remarquĂ© pour moi dans la comtesse. Arlequin. - Si fait, j'ai remarquĂ© qu'elle vous aimera bientĂÂŽt. LĂ©lio. - Tu rĂÂȘves. Arlequin. - Et je remarque que vous l'aimerez aussi. LĂ©lio. - Moi, l'aimer! moi, l'aimer! Tiens, tu me feras plaisir de savoir adroitement de Colombine les dispositions oĂÂč elle se trouve; car je veux savoir Ă quoi m'en tenir et si, contre toute apparence, il se trouvait dans son coeur une ombre de penchant pour moi, vite Ă cheval je pars. Arlequin. - Bon! et vous partez demain pour Paris! LĂ©lio. - Qu'est-ce qui t'a dit cela? Arlequin. - Vous il n'y a qu'un moment; mais c'est que la mĂ©moire vous faille, comme Ă moi. Voulez-vous que je vous dise, il est bien aisĂ© de voir que le coeur vous dĂ©mange; vous parlez tout seul, vous faites des discours qui ont dix lieues de long; vous voulez vous en aller en Turquie, vous mettez vos bottes, vous les ĂÂŽtez, vous partez, vous restez, et puis du noir, et puis du blanc. Pardi, quand on ne sait ni ce qu'on dit ni ce qu'on fait, ce n'est pas pour des prunes. Et moi, que ferai-je aprĂšs? Quand je vois mon maĂtre qui perd l'esprit, le mien s'en va de compagnie. LĂ©lio. - Je te dis qu'il ne me reste plus qu'une simple curiositĂ©, c'est de savoir s'il ne se passerait pas quelque chose dans le coeur de la comtesse, et je donnerais tout Ă l'heure cent Ă©cus pour avoir soupçonnĂ© juste. TĂÂąchons de le savoir. Arlequin. - Mais encore une fois, je vous dis que Colombine m'attrapera, je le sens bien. LĂ©lio. - Ecoute; aprĂšs tout, mon pauvre Arlequin, si tu te fais tant de violence pour ne pas aimer cette fille-lĂ , je ne t'ai jamais conseillĂ© l'impossible. Arlequin. - Par la mardi, vous parlez d'or, vous m'ĂÂŽtez plus de cent pesant de dessus le corps, et vous prenez bien la chose. Franchement, Monsieur, la femme est un peu vaurienne, mais elle a du bon entre nous, je la crois plus ratiĂšre que malicieuse. Je m'en vais tĂÂącher de rencontrer Colombine, et je ferai votre affaire je ne veux pas l'aimer; mais si j'ai tant de peine Ă me retenir, adieu panier, je me laisserai aller. Si vous m'en croyez, vous ferez de mĂÂȘme. Etre amoureux et ne l'ĂÂȘtre pas, ma foi, je donnerai le choix pour un liard. C'est misĂšre j'aime mieux la misĂšre gaillarde que la misĂšre triste. Adieu, je vais travailler pour vous. LĂ©lio. - Attends tiens, ce n'est pas la peine que tu y ailles. Arlequin. - Pourquoi? LĂ©lio. - C'est que ce que je pourrais apprendre ne me servirait de rien. Si elle m'aime, que m'importe? Si elle ne m'aime pas, je n'ai pas besoin de le savoir; ainsi, je ferai mieux de rester comme je suis. Arlequin. - Monsieur, si je deviens amoureux, je veux avoir la consolation que vous le soyez aussi, afin qu'on dise toujours tel valet, tel maĂtre. Je ne m'embarrasse pas d'ĂÂȘtre un ridicule, pourvu que je vous ressemble. Si la comtesse vous aime, je viendrai vitement vous le dire, afin que cela vous achĂšve par bonheur que vous ĂÂȘtes dĂ©jĂ bien avancĂ©, et cela me fait un grand plaisir. Je m'en vais voir l'air du bureau. ScĂšne VI LĂ©lio, Jacqueline LĂ©lio. - Je ne le querelle point, car il est dĂ©jĂ tout Ă©garĂ©. Jacqueline. - Monsieur? LĂ©lio, distrait. - Je prierai pourtant la comtesse d'ordonner Ă Colombine de laisser ce malheureux en repos; mais peut-ĂÂȘtre elle est bien aise elle-mĂÂȘme que l'autre travaille Ă lui dĂ©traquer la cervelle, car madame la Comtesse n'est pas dans le goĂ»t de m'obliger. Jacqueline. - Monsieur? LĂ©lio, d'un air fĂÂąchĂ© et agitĂ©. - Eh bien, que veux-tu? Jacqueline. - Je vians vous demander mon congĂ©. LĂ©lio, sans l'entendre. - Morbleu, je n'entends parler que d'amour. Eh, laissez-moi respirer, vous autres! Vous me laissez, faites comme il vous plaira; j'ai la tĂÂȘte remplie de femmes et de tendresses Ces maudites idĂ©es-lĂ me suivent partout, elles m'assiĂšgent; Arlequin d'un cĂÂŽtĂ©, les folies de la comtesse de l'autre, et toi aussi. Jacqueline. - Monsieur, c'est que je vians vous dire que je veux m'en aller. LĂ©lio. - Pourquoi? Jacqueline. - C'est que Piarre ne m'aime plus, ce mĂ©sĂ©rable-lĂ s'est amourachĂ© de la fille Ă Thomas tenez, Monsieur, ce que c'est que la cruautĂ© des hommes, je l'ai vu qui batifolait avec elle; moi, pour le faire venir, je lui ai fait comme ça avec le bras Et y allons donc, et le vilain qu'il est m'a fait comme cela un geste du coude; cela voulait dire Va te promener. Oh que les hommes sont traĂtres! VoilĂ qui est fait, j'en suis si soĂ»le, si soĂ»le, que je n'en veux plus entendre parler; et je vians pour cet effet vous demander mon congĂ©. LĂ©lio. - De quoi s'avise ce coquin-lĂ d'ĂÂȘtre infidĂšle? Jacqueline. - Je ne comprends pas cela, il m'est avis que c'est un rĂÂȘve. LĂ©lio. - Tu ne le comprends pas? C'est pourtant un vice dont il a plu aux femmes d'enrichir l'humanitĂ©. Jacqueline. - Qui que ce soit, voilĂ de belles richesses qu'on a boutĂ©es lĂ dans le monde. LĂ©lio. - Va, va, Jacqueline, il ne faut pas que tu t'en ailles. Jacqueline. - Oh, Monsieur, je ne veux pas rester dans le village, car on est si faible Si ce garçon-lĂ me recharchait, je ne sis pas rancuneuse, il y aurait du rapatriage, et je prĂ©tends ĂÂȘtre brouillĂ©e. LĂ©lio. - Ne te presse pas, nous verrons ce que dira la comtesse. Jacqueline. - Hom! la voilĂ , cette comtesse. Je m'en vas, Piarre est son valet, et ça me fĂÂąche itou contre elle. ScĂšne VII LĂ©lio, La Comtesse, qui cherche Ă terre avec application. LĂ©lio, la voyant chercher. - Elle m'a fui tantĂÂŽt si je me retire, elle croira que je prends ma revanche, et que j'ai remarquĂ© son procĂ©dĂ©; comme il n'en est rien, il est bon de lui paraĂtre tout aussi indiffĂ©rent que je le suis. Continuons de rĂÂȘver, je n'ai qu'Ă ne lui point parler pour remplir les conditions du billet. La Comtesse, cherchant toujours. - Je ne trouve rien. LĂ©lio. - Ce voisinage-lĂ me dĂ©plaĂt, je crois que je ferai fort bien de m'en aller, dĂ»t-elle en penser ce qu'elle voudra. Et puis la voyant approcher. Oh parbleu, c'en est trop, Madame, vous m'avez fait l'honneur de m'Ă©crire qu'il Ă©tait inutile de nous revoir, et j'ai trouvĂ© que vous pensiez juste; mais je prendrai la libertĂ© de vous reprĂ©senter que vous me mettez hors d'Ă©tat de vous obĂ©ir. Le moyen de ne vous point voir? Je me trouve prĂšs de vous, Madame, vous venez jusqu'Ă moi; je me trouve irrĂ©gulier sans avoir tort! La Comtesse. - HĂ©las, Monsieur, je ne vous voyais pas. AprĂšs cela, quand je vous aurais vu, je ne me ferais pas un grand scrupule d'approcher de l'endroit oĂÂč vous ĂÂȘtes, et je ne me dĂ©tournerais pas de mon chemin Ă cause de vous. Je vous dirai cependant que vous outrez les termes de mon billet; il ne signifiait pas HaĂÂŻssons-nous, soyons-nous odieux. Si vos dispositions de haine ou pour toutes les femmes ou pour moi vous l'ont fait expliquer comme cela, et si vous le pratiquez comme vous l'entendez, ce n'est pas ma faute. Je vous plains beaucoup de m'avoir vue; vous souffrez apparemment, et j'en suis fĂÂąchĂ©e; mais vous avez le champ libre, voilĂ de la place pour fuir, dĂ©livrez-vous de ma vue. Quant Ă moi, Monsieur, qui ne vous hais ni ne vous aime, qui n'ai ni chagrin ni plaisir Ă vous voir, vous trouverez bon que j'aille mon train; que vous me soyez un objet parfaitement indiffĂ©rent, et que j'agisse tout comme si vous n'Ă©tiez pas lĂ . Je cherche mon portrait, j'ai besoin de quelques petits diamants qui en ornent la boĂte; je l'ai prise pour les envoyer dĂ©monter Ă Paris, et Colombine, Ă qui je l'ai donnĂ© pour le remettre Ă un de mes gens qui part exprĂšs, l'a perdu; voilĂ ce qui m'occupe. Et si je vous avais aperçu lĂ , il ne m'en aurait coĂ»tĂ© que de vous prier trĂšs froidement et trĂšs poliment de vous dĂ©tourner; peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme m'aurait-il pris fantaisie de vous prier de chercher avec moi, puisque vous vous trouvez lĂ ; car je n'aurais pas devinĂ© que ma prĂ©sence vous affligeait; Ă prĂ©sent que je le sais, je n'userai point d'une priĂšre incivile fuyez vite, Monsieur, car je continue. LĂ©lio. - Madame, je ne veux point ĂÂȘtre incivil non plus; et je reste, puisque je puis vous rendre service, je vais chercher avec vous. La Comtesse. - Ah non, Monsieur, ne vous contraignez pas; allez-vous-en, je vous dis que vous me haĂÂŻssez, je vous l'ai dit, vous n'en disconvenez point. Allez-vous-en donc, ou je m'en vais. LĂ©lio. - Parbleu, Madame, c'est trop souffrir de rebuts en un jour; et billet et discours, tout se ressemble. Adieu, donc, Madame, je suis votre serviteur. La Comtesse. - Monsieur, je suis votre servante. Quand il est parti, elle dit Mais Ă propos, cet Ă©tourdi qui s'en va, et qui n'a point marquĂ© positivement dans son billet ce qu'il voulait donner Ă sa fermiĂšre il me dit simplement qu'il verra ce qu'il doit faire. Ah! je ne suis pas d'humeur Ă mettre toujours la main Ă la plume. Je me moque de sa haine, il faut qu'il me parle. Dans l'instant elle part pour le rappeler, quand il revient lui-mĂÂȘme. Quoi! vous revenez, Monsieur? LĂ©lio, d'un air agitĂ©. - Oui, Madame, je reviens, j'ai quelque chose Ă vous dire; et puisque vous voilĂ , ce sera un billet d'Ă©pargnĂ© et pour vous et pour moi. La Comtesse. - A la bonne heure, de quoi s'agit-il? LĂ©lio. - C'est que le neveu de votre fermier ne doit plus compter sur Jacqueline. Madame, cela doit vous faire plaisir; car cela finit le peu de commerce forcĂ© que nous avons ensemble. La Comtesse. - Le commerce forcĂ©? Vous ĂÂȘtes bien difficile, Monsieur, et vos expressions sont bien naĂÂŻves! Mais passons. Pourquoi donc, s'il vous plaĂt, Jacqueline ne veut-elle pas de ce jeune homme? Que signifie ce caprice-lĂ ? LĂ©lio. - Ce que signifie un caprice? Je vous le demande, Madame; cela n'est point Ă mon usage, et vous le dĂ©finiriez mieux que moi. La Comtesse. - Vous pourriez cependant me rendre un bon compte de celui-ci, si vous vouliez il est de votre ouvrage apparemment; je me mĂÂȘlais de leur mariage, cela vous fatiguait, vous avez tout arrĂÂȘtĂ©. Je vous suis obligĂ©e de vos Ă©gards. LĂ©lio. - Moi, Madame! La Comtesse. - Oui, Monsieur, il n'Ă©tait pas nĂ©cessaire de vous y prendre de cette façon-lĂ ; cependant je ne trouve point mauvais que le peu d'intĂ©rĂÂȘt que j'avais Ă vous voir fĂ»t Ă charge je ne condamne point dans les autres ce qui est en moi; et sans le hasard qui nous rejoint ici, vous ne m'auriez vue de votre vie, si j'avais pu. LĂ©lio. - Eh, je n'en doute pas, Madame, je n'en doute pas. La Comtesse. - Non, Monsieur, de votre vie; et pourquoi en douteriez-vous? En vĂ©ritĂ©, je ne vous comprends pas! Vous avez rompu avec les femmes, moi avec les hommes vous n'avez pas changĂ© de sentiments, n'est-il pas vrai? d'oĂÂč vient donc que j'en changerais? Sur quoi en changerais-je? Y songez-vous? Oh! mettez-vous dans l'esprit que mon opiniĂÂątretĂ© vaut bien la vĂÂŽtre, et que je n'en dĂ©mordrai point. LĂ©lio. - Eh Madame, vous m'en avez accablĂ©, de preuves d'opiniĂÂątretĂ©; ne m'en donnez plus, voilĂ qui est fini. Je ne songe Ă rien, je vous assure. La Comtesse. - Qu'appelez-vous, Monsieur, vous ne songez Ă rien? mais du ton dont vous le dites, il semble que vous vous imaginez m'annoncer une mauvaise nouvelle? Eh bien, Monsieur, vous ne m'aimerez jamais, cela est-il si triste? Oh! je le vois bien, je vous ai Ă©crit qu'il ne fallait plus nous voir, et je veux mourir si vous n'avez pris cela pour quelque agitation de coeur; assurĂ©ment vous me soupçonnez de penchant pour vous. Vous m'assurez que vous n'en aurez jamais pour moi vous croyez me mortifier, vous le croyez, monsieur LĂ©lio, vous le croyez, vous dis-je, ne vous en dĂ©fendez point. J'espĂ©rais que vous me divertiriez en m'aimant vous avez pris un autre tour, je ne perds point au change, et je vous trouve trĂšs divertissant comme vous ĂÂȘtes. LĂ©lio, d'un air riant et piquĂ©. - Ma foi, Madame, nous ne nous ennuierons donc point ensemble; si je vous rĂ©jouis, vous n'ĂÂȘtes point ingrate Vous espĂ©riez que je vous divertirais, mais vous ne m'aviez pas dit que je serais diverti. Quoi qu'il en soit, brisons lĂ -dessus; la comĂ©die ne me plaĂt pas longtemps, et je ne veux ĂÂȘtre ni acteur ni spectateur. La Comtesse, d'un ton badin. - Ecoutez, Monsieur, vous m'avouerez qu'un homme Ă votre place, qui se croit aimĂ©, surtout quand il n'aime pas, se met en prise? LĂ©lio. - Je ne pense point que vous m'aimez, Madame; vous me traitez mal, mais vous y trouvez du goĂ»t. N'usez point de prĂ©texte, je vous ai dĂ©plu d'abord; moi spĂ©cialement, je l'ai remarquĂ© et si je vous aimais, de tous les hommes qui pourraient vous aimer, je serais peut-ĂÂȘtre le plus humiliĂ©, le plus raillĂ©, et le plus Ă plaindre. La Comtesse. - D'oĂÂč vous vient cette idĂ©e-lĂ ? Vous vous trompez, je serais fĂÂąchĂ©e que vous m'aimassiez, parce que j'ai rĂ©solu de ne point aimer Mais quelque chose que j'aie dit, je croirais du moins devoir vous estimer. LĂ©lio. - J'ai bien de la peine Ă le croire. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes injuste, je ne suis pas sans discernement Mais Ă quoi bon faire cette supposition, que si vous m'aimiez je vous traiterais plus mal qu'un autre? La supposition est inutile, puisque vous n'avez point envie de faire l'essai de mes maniĂšres; que vous importe ce qui en arriverait? Cela vous doit ĂÂȘtre indiffĂ©rent; vous ne m'aimez pas? car enfin, si je le pensais... LĂ©lio. - Eh! je vous prie, point de menace, Madame vous m'avez tantĂÂŽt offert votre amitiĂ©, je ne vous demande que cela, je n'ai besoin que de cela Ainsi vous n'avez rien Ă craindre. La Comtesse, d'un air froid. - Puisque vous n'avez besoin que de cela, Monsieur, j'en suis ravie; je vous l'accorde, j'en serai moins gĂÂȘnĂ©e avec vous. LĂ©lio. - Moins gĂÂȘnĂ©e? Ma foi, Madame, il ne faut pas que vous la soyez du tout; et tout bien pesĂ©, je crois que nous ferons mieux de suivre les termes de votre billet. La Comtesse. - Oh, de tout mon coeur allons, Monsieur, ne nous voyons plus. Je fais prĂ©sent de cent pistoles au neveu de mon fermier; vous me ferez savoir ce que vous voulez donner Ă la fille, et je verrai si je souscrirai Ă ce mariage, dont notre rupture va lever l'obstacle que vous y avez mis. Soyons-nous inconnus l'un Ă l'autre; j'oublie que je vous ai vu; je ne vous reconnaĂtrai pas demain. LĂ©lio. - Et moi, Madame, je vous reconnaĂtrai toute ma vie; je ne vous oublierai point vos façons avec moi vous ont gravĂ© pour jamais dans ma mĂ©moire. La Comtesse. - Vous m'y donnerez la place qu'il vous plaira, je n'ai rien Ă me reprocher; mes façons ont Ă©tĂ© celles d'une femme raisonnable. LĂ©lio. - Morbleu, Madame, vous ĂÂȘtes une dame raisonnable, Ă la bonne heure. Mais accordez donc cette lettre avec vos premiĂšres honnĂÂȘtetĂ©s et avec vos offres d'amitiĂ©; cela est inconcevable, aujourd'hui votre ami, demain rien. Pour moi, Madame, je ne vous ressemble pas, et j'ai le coeur aussi jaloux en amitiĂ© qu'en amour ainsi nous ne nous convenons point. La Comtesse. - Adieu, Monsieur, vous parlez d'un air bien dĂ©gagĂ© et presque offensant, si j'Ă©tais vaine Cependant, et si j'en crois Colombine, je vaux quelque chose, Ă vos yeux mĂÂȘmes. LĂ©lio. - Un moment; vous ĂÂȘtes de toutes les dames que j'ai vues celle qui vaut le mieux; je sens mĂÂȘme que j'ai du plaisir Ă vous rendre cette justice-lĂ . Colombine vous en a dit davantage; c'est une visionnaire, non seulement sur mon chapitre, mais encore sur le vĂÂŽtre, Madame, je vous en avertis. Ainsi n'en croyez jamais au rapport de vos domestiques. La Comtesse. - Comment! Que dites-vous, Monsieur? Colombine vous aurait fait entendre... Ah l'impertinente! je la vois qui passe. Colombine, venez ici. ScĂšne VIII La Comtesse, LĂ©lio, Colombine Colombine arrive. - Que me voulez-vous, Madame? La Comtesse. - Ce que je veux? Colombine. - Si vous ne voulez rien, je m'en retourne. La Comtesse. - Parlez, quels discours avez-vous tenus Ă Monsieur sur mon compte? Colombine. - Des discours trĂšs sensĂ©s, Ă mon ordinaire. La Comtesse. - Je vous trouve bien hardie d'oser, suivant votre petite cervelle; tirer de folles conjectures de mes sentiments, et je voudrais bien vous demander sur quoi vous avez compris que j'aime Monsieur, Ă qui vous l'avez dit. Colombine. - N'est-ce que cela? Je vous jure que je l'ai cru comme je l'ai dit, et je l'ai dit pour le bien de la chose; c'Ă©tait pour abrĂ©ger votre chemin Ă l'un et Ă l'autre, car vous y viendrez tous deux. Cela ira lĂ , et si la chose arrive, je n'aurai fait aucun mal. A votre Ă©gard, Madame, je vais vous expliquer sur quoi j'ai pensĂ© que vous aimiez... La Comtesse, lui coupant la parole. - Je vous dĂ©fends de parler. LĂ©lio, d'un air doux et modeste. - Je suis honteux d'ĂÂȘtre la cause de cette explication-lĂ , mais vous pouvez ĂÂȘtre persuadĂ©e que ce qu'elle a pu me dire ne m'a fait aucune impression. Non, Madame, vous ne m'aimez point, et j'en suis convaincu; et je vous avouerai mĂÂȘme, dans le moment oĂÂč je suis, que cette conviction m'est nĂ©cessaire. Je vous laisse. Si nos paysans se raccommodent, je verrai ce que je puis faire pour eux puisque vous vous intĂ©ressez Ă leur mariage, je me ferai un plaisir de le hĂÂąter; et j'aurai l'honneur de vous porter tantĂÂŽt ma rĂ©ponse, si vous me le permettez. La Comtesse, quand il est parti. - Juste ciel! que vient-il de me dire? Et d'oĂÂč vient que je suis Ă©mue de ce que je viens d'entendre? Cette conviction m'est absolument nĂ©cessaire. Non, cela ne signifie rien, et je n'y veux rien comprendre. Colombine, Ă part. - Oh, notre amour se fait grand! il parlera bientĂÂŽt bon français. Acte III ScĂšne premiĂšre Arlequin, Colombine Colombine, Ă part les premiers mots. - Battons-lui toujours froid. Tous les diamants y sont, rien n'y manque, hors le portrait que monsieur LĂ©lio a gardĂ©. C'est un grand bonheur que vous ayez trouvĂ© cela; je vous rends la boĂte, il est juste que vous la donniez vous-mĂÂȘme Ă madame la Comtesse adieu, je suis pressĂ©e. Arlequin l'arrĂÂȘte. - Eh lĂ , lĂ , ne vous en allez pas si vite, je suis de si bonne humeur. Colombine. - Je vous ai dit ce que je pensais de ma maĂtresse Ă l'Ă©gard de votre maĂtre Bonjour. Arlequin. - Eh bien, dites Ă cette heure ce que vous pensez de moi, hĂ©, hĂ©, hĂ©. Colombine. - Je pense de vous que vous m'ennuieriez si je restais plus longtemps. Arlequin. - Fi, la mauvaise pensĂ©e! Causons pour chasser cela, c'est une migraine. Colombine. - Je n'ai pas le temps, monsieur Arlequin. Arlequin. - Et allons donc, faut-il avoir des maniĂšres comme cela avec moi? Vous me traitez de Monsieur, cela est-il honnĂÂȘte? Colombine. - TrĂšs honnĂÂȘte; mais vous m'amusez, laissez-moi. Que voulez-vous que je fasse ici? Arlequin. - Me dire comment je me porte, par exemple; me faire de petites questions Arlequin par-ci, Arlequin par-lĂ ; me demander comme tantĂÂŽt si je vous aime que sait-on? peut-ĂÂȘtre je vous rĂ©pondrai que oui. Colombine. - Oh! je ne m'y fie plus. Arlequin. - Si fait, si fait; fiez-vous-y pour voir. Colombine. - Non, vous haĂÂŻssez trop les femmes. Arlequin. - Cela m'a passĂ©, je leur pardonne. Colombine. - Et moi, Ă compter d'aujourd'hui, je me brouille avec les hommes; dans un an ou deux, je me raccommoderai peut-ĂÂȘtre avec ces nigauds-lĂ . Arlequin. - Il faudra donc que je me tienne pendant ce temps-lĂ les bras croisĂ©s Ă vous voir venir, moi? Colombine. - Voyez-moi venir dans la posture qu'il vous plaira que m'importe que vos bras soient croisĂ©s ou ne le soient pas? Arlequin. - Par la sambille, j'enrage. Maudit esprit lunatique, que je te donnerais de grand coeur un bon coup de poing, si tu ne portais pas une cornette! Colombine, riant. - Ah! je vous entends! Vous m'aimez; j'en suis fĂÂąchĂ©e, mon ami; le ciel vous assiste! Arlequin. - Mardi oui, je t'aime. Mais laisse-moi faire; tiens, mon chien d'amour s'en ira, je m'Ă©tranglerais plutĂÂŽt je m'en vais ĂÂȘtre ivrogne, je jouerai Ă la boule toute la journĂ©e, je prierai mon maĂtre de m'apprendre le piquet; je jouerai avec lui ou avec moi, je dormirai plutĂÂŽt que de rester sans rien faire. Tu verras, va; je cours tirer bouteille, pour commencer. Colombine. - Tu mĂ©riterais que je te fisse expirer de pur chagrin, mais je suis gĂ©nĂ©reuse. Tu as mĂ©prisĂ© toutes les suivantes de France en ma personne, je les reprĂ©sente. Il faut une rĂ©paration Ă cette insulte; Ă mon Ă©gard, je t'en quitterais volontiers; mais je ne puis trahir les intĂ©rĂÂȘts et l'honneur d'un corps si respectable pour toi; fais-lui donc satisfaction. Demande-lui Ă genoux pardon de toutes tes impertinences, et la grĂÂące t'est accordĂ©e. Arlequin. - M'aimeras-tu aprĂšs cette autre impertinence-lĂ ? Colombine. - Humilie-toi, et tu seras instruit. Arlequin, se mettant Ă genoux. - Pardi, je le veux bien je demande pardon Ă ce drĂÂŽle de corps pour qui tu parles. Colombine. - En diras-tu du bien? Arlequin. - C'est une autre affaire. Il est dĂ©fendu de mentir. Colombine. - Point de grĂÂące. Arlequin. - Accommodons-nous. Je n'en dirai ni bien ni mal. Est-ce fait? Colombine. - HĂ©! la rĂ©paration est un peu cavaliĂšre; mais le corps n'est pas formaliste. Baise-moi la main en signe de paix, et lĂšve-toi. Tu me parais vraiment repentant, cela me fait plaisir. Arlequin, relevĂ©. - Tu m'aimeras, au moins? Colombine. - Je l'espĂšre. Arlequin, sautant. - Je me sens plus lĂ©ger qu'une plume. Colombine. - Ecoute, nous avons intĂ©rĂÂȘt de hĂÂąter l'amour de nos maĂtres, il faut qu'ils se marient ensemble. Arlequin. - Oui, afin que je t'Ă©pouse par-dessus le marchĂ©. Colombine. - Tu l'as dit n'oublions rien pour les conduire Ă s'avouer qu'ils s'aiment. Quand tu rendras la boĂte Ă la comtesse, ne manque pas de lui dire pourquoi ton maĂtre en garde le portrait. Je la vois qui rĂÂȘve, retire-toi, et reviens dans un moment, de peur qu'en nous voyant ensemble, elle ne nous soupçonne d'intelligence. J'ai dessein de la faire parler; je veux qu'elle sache qu'elle aime, son amour en ira mieux, quand elle se l'avouera. ScĂšne II La Comtesse, Colombine La Comtesse, d'un air de mĂ©chante humeur. - Ah! vous voilĂ a-t-on trouvĂ© mon portrait? Colombine. - Je n'en sais rien, Madame, je le fais chercher. La Comtesse. - Je viens de rencontrer Arlequin, ne vous a-t-il point parlĂ©? n'a-t-il rien Ă me dire de la part de son maĂtre? Colombine. - Je ne l'ai pas vu. La Comtesse. - Vous ne l'avez pas vu? Colombine. - Non, Madame. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes donc aveugle? Avez-vous dit au cocher de mettre les chevaux au carrosse? Colombine. - Moi? non, vraiment. La Comtesse. - Et pourquoi, s'il vous plaĂt? Colombine. - Faute de savoir deviner. La Comtesse. - Comment, deviner? Faut-il tant de fois vous rĂ©pĂ©ter les choses? Colombine. - Ce qui n'a jamais Ă©tĂ© dit n'a pas Ă©tĂ© rĂ©pĂ©tĂ©, Madame, cela est clair demandez cela Ă tout le monde. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes une grande raisonneuse! Colombine. - Qui diantre savait que vous voulussiez partir pour aller quelque part? Mais je m'en vais avertir le cocher. La Comtesse. - Il n'est plus temps. Colombine. - Il ne faut qu'un instant. La Comtesse. - Je vous dis qu'il est trop tard. Colombine. - Peut-on vous demander oĂÂč vous vouliez aller, Madame? La Comtesse. - Chez ma soeur, qui est Ă sa terre J'avais dessein d'y passer quelques jours. Colombine. - Et la raison de ce dessein-lĂ ? La Comtesse. - Pour quitter LĂ©lio, qui s'avise de m'aimer, je pense. Colombine. - Oh! rassurez-vous, Madame, je crois maintenant qu'il n'en est rien. La Comtesse. - Il n'en est rien? Je vous trouve plaisante de me venir dire qu'il n'en est rien, vous de qui je sais la chose en partie. Colombine. - Cela est vrai, je l'avais cru; mais je vois que je me suis trompĂ©e. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes faite aujourd'hui pour m'impatienter. Colombine. - Ce n'est pas mon intention. La Comtesse. - Non, d'aujourd'hui vous ne m'avez rĂ©pondu que des impertinences. Colombine. - Mais, Madame, tout le monde se peut tromper. La Comtesse. - Je vous dis encore une fois que cet homme-lĂ m'aime, et que je vous trouve ridicule de me disputer cela. Prenez-y garde, vous me rĂ©pondrez de cet amour-lĂ , au moins? Colombine. - Moi, Madame, m'a-t-il donnĂ© son coeur en garde? Eh, que vous importe qu'il vous aime? La Comtesse. - Ce n'est pas son amour qui m'importe, je ne m'en soucie guĂšre; mais il m'importe de ne point prendre de fausses idĂ©es des gens, et de n'ĂÂȘtre pas la dupe Ă©ternelle de vos Ă©tourderies! Colombine. - VoilĂ un sujet de querelle furieusement tirĂ© par les cheveux cela est bien subtil! La Comtesse. - En vĂ©ritĂ©, je vous admire dans vos rĂ©cits! Monsieur LĂ©lio vous aime, Madame, j'en suis certaine, votre billet l'a piquĂ©, il l'a reçu en colĂšre, il l'a lu de mĂÂȘme, il a pĂÂąli, il a rougi. Dites-moi, sur un pareil rapport, qui est-ce qui ne croira pas qu'un homme est amoureux? Cependant il n'en est rien, il ne plaĂt plus Ă Mademoiselle que cela soit, elle s'est trompĂ©e. Moi, je compte lĂ -dessus, je prends des mesures pour me retirer. Mesures perdues. Colombine. - Quelles si grandes mesures avez-vous donc prises, Madame? Si vos ballots sont faits, ce n'est encore qu'en idĂ©e, et cela ne dĂ©range rien. Au bout du compte, tant mieux s'il ne vous aime point. La Comtesse. - Oh! vous croyez que cela va comme votre tĂÂȘte, avec votre tant mieux! Il serait Ă souhaiter qu'il m'aimĂÂąt, pour justifier le reproche que je lui en ai fait. Je suis dĂ©solĂ©e d'avoir accusĂ© un homme d'un amour qu'il n'a pas. Mais si vous vous ĂÂȘtes trompĂ©e, pourquoi LĂ©lio m'a-t-il fait presque entendre qu'il m'aimait? Parlez donc, me prenez-vous pour une bĂÂȘte? Colombine. - Le ciel m'en prĂ©serve! La Comtesse. - Que signifie le discours qu'il m'a tenu en me quittant? Madame, vous ne m'aimez point, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nĂ©cessaire; n'est-ce pas tout comme s'il m'avait dit Je serais en danger de vous aimer, si je croyais que vous puissiez m'aimer vous-mĂÂȘme? Allez, allez, vous ne savez ce que vous dites, c'est de l'amour que ce sentiment-lĂ . Colombine. - Cela est plaisant! Je donnerais Ă ces paroles-lĂ , moi, toute une autre interprĂ©tation, tant je les trouve Ă©quivoques! La Comtesse. - Oh! je vous prie, gardez votre belle interprĂ©tation, je n'en suis point curieuse, je vois d'ici qu'elle ne vaut rien. Colombine. - Je la crois pourtant aussi naturelle que la vĂÂŽtre, Madame. La Comtesse. - Pour la raretĂ© du fait, voyons donc. Colombine. - Vous savez que monsieur LĂ©lio fuit les femmes; cela posĂ©, examinons ce qu'il vous dit Vous ne m'aimez pas, Madame, j'en suis convaincu, et je vous avouerai que cette conviction m'est absolument nĂ©cessaire; c'est-Ă -dire Pour rester oĂÂč vous ĂÂȘtes, j'ai besoin d'ĂÂȘtre certain que vous ne m'aimez pas, sans quoi je dĂ©camperais. C'est une pensĂ©e dĂ©sobligeante, entortillĂ©e dans un tour honnĂÂȘte cela me paraĂt assez net. La Comtesse, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - Cette fille-lĂ n'a jamais eu d'esprit que contre moi; mais, Colombine, l'air affectueux et tendre qu'il a joint Ă cela?... Colombine. - Cet air-lĂ , Madame, peut ne signifier encore qu'un homme honteux de dire une impertinence, et qui l'adoucit le plus qu'il peut. La Comtesse. - Non, Colombine, cela ne se peut pas; tu n'y Ă©tais point, tu ne lui as pas vu prononcer ces paroles-lĂ je t'assure qu'il les a dites d'un ton de coeur attendri. Par quel esprit de contradiction veux-tu penser autrement? J'y Ă©tais, je m'y connais, ou bien LĂ©lio est le plus fourbe de tous les hommes; et s'il ne m'aime pas, je fais voeu de dĂ©tester son caractĂšre. Oui, son honneur y est engagĂ©, il faut qu'il m'aime, ou qu'il soit un malhonnĂÂȘte homme; car il a donc voulu me faire prendre le change? Colombine. - Il vous aimait peut-ĂÂȘtre, et je lui avais dit que vous pourriez l'aimer; mais vous vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©e, et j'ai dĂ©truit mon ouvrage. J'ai dit tantĂÂŽt Ă Arlequin que vous ne songiez nullement Ă lui; que j'avais voulu flatter son maĂtre pour me divertir, et qu'enfin monsieur LĂ©lio Ă©tait l'homme du monde que vous aimeriez le moins. La Et cela n'est pas vrai! de quoi vous mĂÂȘlez-vous, Colombine? Si monsieur LĂ©lio a du penchant pour moi, de quoi vous avisez-vous d'aller mortifier un homme Ă qui je ne veux point de mal, que j'estime? Il faut avoir le coeur bien dur pour donner du chagrin aux gens sans nĂ©cessitĂ©! En vĂ©ritĂ©, vous avez jurĂ© de me dĂ©sobliger. Colombine. - Tenez, Madame, dussiez-vous me quereller, vous aimez cet homme Ă qui vous ne voulez point de mal! Oui, vous l'aimez. La Comtesse, d'un ton froid. - Retirez-vous. Colombine. - Je vous demande pardon. La Comtesse. - Retirez-vous, vous dis-je, j'aurai soin demain de vous payer et de vous renvoyer Ă Paris. Colombine. - Madame, il n'y a que l'intention de punissable, et je fais serment que je n'ai eu nul dessein de vous fĂÂącher; je vous respecte et je vous aime, vous le savez. La Comtesse. - Colombine, je vous passe encore cette sottise-lĂ observez-vous bien dorĂ©navant. Colombine, Ă part les premiers mots. - Voyons la fin de cela. Je vous l'avoue, une seule chose me chagrine c'est de m'apercevoir que vous manquez de confiance pour moi, qui ne veux savoir vos secrets que pour vous servir. De grĂÂące, ma chĂšre maĂtresse, ne me donnez plus ce chagrin-lĂ , rĂ©compensez mon zĂšle pour vous, ouvrez-moi votre coeur, vous n'en serez point fĂÂąchĂ©e. Colombine approchant de sa maĂtresse et la caressant. La Comtesse. - Ah! Colombine. - Eh bien! voilĂ un soupir c'est un commencement de franchise; achevez donc! La Comtesse. - Colombine! Colombine. - Madame? La Comtesse. - AprĂšs tout, aurais-tu raison? Est-ce que j'aimerais? Colombine. - Je crois que oui mais d'oĂÂč vient vous faire un si grand monstre de cela? Eh bien, vous aimez, voilĂ qui est bien rare! La Comtesse. - Non, je n'aime point encore. Colombine. - Vous avez l'Ă©quivalent de cela. La Comtesse. - Quoi! je pourrais tomber dans ces malheureuses situations, si pleines de troubles, d'inquiĂ©tudes, de chagrins? moi, moi! Non, Colombine, cela n'est pas fait encore, je serais au dĂ©sespoir. Quand je suis venue ici, j'Ă©tais triste; tu me demandais ce que j'avais ah Colombine! c'Ă©tait un pressentiment du malheur qui devait m'arriver. Colombine. - Voici Arlequin qui vient Ă nous, renfermez vos regrets. ScĂšne III Arlequin, La Comtesse, Colombine Arlequin. - Madame, mon maĂtre m'a dit que vous avez perdu une boĂte de portrait; je sais un homme qui l'a trouvĂ©e; de quelle couleur est-elle? combien y-a-t-il de diamants? sont-ils gros ou petits? Colombine. - Montre, nigaud! te mĂ©fies-tu de Madame? Tu fais lĂ d'impertinentes questions! Arlequin. - Mais c'est la coutume d'interroger le monde pour plus grande sĂ»retĂ© je n'y pense point Ă mal. La Comtesse. - OĂÂč est-elle, cette boĂte? Arlequin, la montrant. - La voilĂ , Madame un autre que vous ne la verrait pas, mais vous ĂÂȘtes une femme de bien. La Comtesse. - C'est la mĂÂȘme tiens, prends cela en revanche. Arlequin. - Vivent les revanches! le ciel vous soit en aide! La Comtesse. - Le portrait n'y est pas! Arlequin. - Chut, il n'est pas perdu, c'est mon maĂtre qui le garde. La Comtesse. - Il me garde mon portrait! Qu'en veut-il faire? Arlequin. - C'est pour vous mirer quand il ne vous voit plus; il dit que ce portrait ressemble Ă une cousine qui est morte, et qu'il aimait beaucoup. Il m'a dĂ©fendu d'en rien dire, et de vous faire accroire qu'il est perdu; mais il faut bien vous donner de la marchandise pour votre argent. Motus, le pauvre homme en tient. Colombine. - Madame, la cousine dont il parle peut ĂÂȘtre morte, mais la cousine qu'il ne dit pas se porte bien, et votre cousin n'est pas votre parent. Arlequin. - Eh! eh! eh! La Comtesse. - De quoi ris-tu? Arlequin. - De ce drĂÂŽle de cousin mon maĂtre croit bonnement qu'il garde le portrait Ă cause de la cousine; et il ne sait pas que c'est Ă cause de vous, cela est risible, il fait des quiproquos d'apothicaire. La Comtesse. - Eh! que sais-tu si c'est Ă cause de moi? Arlequin. - Je vous dis que la cousine est un conte Ă dormir debout. Est-ce qu'on dit des injures Ă la copie d'une cousine qui est morte? Colombine. - Comment, des injures? Arlequin. - Oui, je l'ai laissĂ© lĂ -bas qui se fĂÂąche contre le visage de Madame; il le querelle tant qu'il peut de ce qu'il aime. Il y a Ă mourir de rire de le voir faire. Quelquefois il met de bons gros soupirs au bout des mots qu'il dit Oh! de ces soupirs-lĂ , la cousine dĂ©funte n'en tĂÂąte que d'une dent. La Comtesse. - Colombine, il faut absolument qu'il me rende mon portrait, cela est de consĂ©quence pour moi je vais lui demander. Je ne souffrirai pas mon portrait entre les mains d'un homme. OĂÂč se promĂšne-t-il? Arlequin. - De ce cĂÂŽtĂ©-lĂ ; vous le trouverez sans faute Ă droite ou Ă gauche. ScĂšne IV LĂ©lio, Colombine, Arlequin Arlequin. - Son coeur va-t-il bien? Colombine. - Oh, je te rĂ©ponds qu'il va grand train. Mais voici ton maĂtre, laisse-moi faire. LĂ©lio arrive. - Colombine, oĂÂč est madame la Comtesse? je souhaiterais lui parler. Colombine. - Madame la Comtesse va, je pense, partir tout Ă l'heure pour Paris. LĂ©lio. - Quoi, sans me voir? sans me l'avoir dit? Colombine. - C'est bien Ă vous Ă vous apercevoir de cela; n'avez-vous pas dessein de vivre en sauvage? de quoi vous plaignez-vous? LĂ©lio. - De quoi je me plains? La question est singuliĂšre, mademoiselle Colombine voilĂ donc le penchant que vous lui connaissez pour moi. Partir sans me dire adieu, et vous voulez que je sois un homme de bon sens, et que je m'accommode de cela, moi! Non, les procĂ©dĂ©s bizarres me rĂ©volteront toujours. Colombine. - Si elle ne vous a pas dit adieu, c'est qu'entre amis on en agit sans façon. LĂ©lio. - Amis! oh doucement, je veux du vrai dans mes amis, des maniĂšres franches et stables, et je n'en trouve point lĂ ; dorĂ©navant je ferai mieux de n'ĂÂȘtre ami de personne, car je vois bien qu'il n'y a que du faux partout. Colombine. - Lui ferai-je vos compliments? Arlequin. - Cela sera honnĂÂȘte. LĂ©lio. - Et moi, je ne suis point aujourd'hui dans le goĂ»t d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte, je suis las de la bagatelle. Colombine. - Je vois bien que je ne ferai rien par la feinte, il vaut mieux vous parler franchement. Monsieur, madame la Comtesse ne part pas; elle attend, pour se dĂ©terminer, qu'elle sache si vous l'aimez ou non; mais dites-moi naturellement vous-mĂÂȘme ce qui en est; c'est le plus court. LĂ©lio. - C'est le plus court, il est vrai; mais j'y trouve pourtant de la difficultĂ© car enfin, dirai-je que je ne l'aime pas? Colombine. - Oui, si vous le pensez. LĂ©lio. - Mais, madame la Comtesse est aimable, et ce serait une grossiĂšretĂ©. Arlequin. - Tirez votre rĂ©ponse Ă la courte paille. Colombine. - Eh bien, dites que vous l'aimez. LĂ©lio. - Mais en vĂ©ritĂ©, c'est une tyrannie que cette alternative-lĂ ; si je vais dire que je l'aime, cela dĂ©rangera peut-ĂÂȘtre madame la Comtesse, cela la fera partir. Si je dis que je ne l'aime point... Colombine. - Peut-ĂÂȘtre aussi partira-t-elle? LĂ©lio. - Vous voyez donc bien que cela est embarrassant. Colombine. - Adieu, je vous entends; je lui rendrai compte de votre indiffĂ©rence, n'est-ce pas? LĂ©lio. - Mon indiffĂ©rence, voilĂ un beau rapport, et cela me ferait un joli cavalier! Vous dĂ©cidez bien cela Ă la lĂ©gĂšre; en savez-vous plus que moi? Colombine. - DĂ©terminez-vous donc. LĂ©lio. - Vous me mettez dans une dĂ©sagrĂ©able situation. Dites-lui que je suis plein d'estime, de considĂ©ration et de respect pour elle. Arlequin. - Discours de normand que tout cela. Colombine. - Vous me faites pitiĂ©. LĂ©lio. - Qui, moi? Colombine. - Oui, et vous ĂÂȘtes un Ă©trange homme, de ne m'avoir pas confiĂ© que vous l'aimiez. LĂ©lio. - Eh, Colombine, le savais-je? Arlequin. - Ce n'est pas ma faute, je vous en avais averti. LĂ©lio. - Je ne sais oĂÂč je suis. Colombine. - Ah! vous voilĂ dans le ton songez Ă dire toujours de mĂÂȘme, entendez-vous, monsieur de l'ermitage? LĂ©lio. - Que signifie cela? Colombine. - Rien, sinon que je vous ai donnĂ© la question, et que vous avez jasĂ© dans vos souffrances. Tenez vous gai, l'homme indiffĂ©rent, tout ira bien. Arlequin, je te le recommande, instruis-le plus amplement, je vais chercher l'autre. ScĂšne V LĂ©lio, Arlequin Arlequin. - Ah çà , Monsieur, voilĂ qui est donc fait! c'est maintenant qu'il faut dire va comme je te pousse! Vive l'amour, mon cher maĂtre, et faites chorus, car il n'y a pas deux chemins il faut passer par lĂ , ou par la fenĂÂȘtre. LĂ©lio. - Ah! je suis un homme sans jugement. Arlequin. - Je ne vous dispute point cela. LĂ©lio. - Arlequin, je ne devais jamais revoir de femmes. Arlequin. - Monsieur, il fallait donc devenir aveugle. LĂ©lio. - Il me prend envie de m'enfermer chez moi, et de n'en sortir de six mois. Arlequin siffle. De quoi t'avises-tu de siffler? Arlequin. - Vous dites une chanson, et je l'accompagne. Ne vous fĂÂąchez pas, j'ai de bonnes nouvelles Ă vous apprendre cette comtesse vous aime, et la voilĂ qui vient vous donner le dernier coup Ă vous. LĂ©lio, Ă part. - Cachons-lui ma faiblesse; peut-ĂÂȘtre ne la sait-elle pas encore. ScĂšne VI La Comtesse, LĂ©lio, Arlequin La Comtesse. - Monsieur, vous devez savoir ce qui m'amĂšne? LĂ©lio. - Madame, je m'en doute du moins, et je consens Ă tout. Nos paysans se sont raccommodĂ©s, et je donne Ă Jacqueline autant que vous donnez Ă son amant C'est de quoi j'allais prendre la libertĂ© de vous informer. La Comtesse. - Je vous suis obligĂ©e de finir cela, Monsieur, mais j'avais quelque autre chose Ă vous dire; bagatelle pour vous, et assez importante pour moi. LĂ©lio. - Que serait-ce donc? La Comtesse. - C'est mon portrait, qu'on m'a dit que vous avez, et je viens vous prier de me le rendre, rien ne vous est plus inutile. LĂ©lio. - Madame, il est vrai qu'Arlequin a trouvĂ© une boĂte de portrait que vous cherchiez; je vous l'ai fait remettre sur-le-champ; s'il vous a dit autre chose, c'est un Ă©tourdi, et je voudrais bien lui demander oĂÂč est le portrait dont il parle? Arlequin, timidement. - Eh, Monsieur! LĂ©lio. - Quoi? Arlequin. - Il est dans votre poche. LĂ©lio. - Vous ne savez ce que vous dites. Arlequin. - Si fait, Monsieur, vous vous souvenez bien que vous lui avez parlĂ© tantĂÂŽt, je vous l'ai vu mettre aprĂšs dans la poche du cĂÂŽtĂ© gauche. LĂ©lio. - Quelle impertinence! La Comtesse. - Cherchez, Monsieur, peut-ĂÂȘtre avez-vous oubliĂ© que vous l'avez tenu? LĂ©lio. - Ah, Madame, vous pouvez m'en croire. Arlequin. - Tenez, Monsieur; tĂÂątez, Madame, le voilĂ . La Comtesse, touchant Ă la poche de la veste. - Cela est vrai, il me paraĂt que c'est lui. LĂ©lio, mettant la main dans sa poche, et honteux d'y trouver le portrait. - Voyons donc, il a raison! Le voulez-vous, Madame? La Comtesse, un peu confuse. - Il le faut bien, Monsieur. LĂ©lio. - Comment donc cela s'est-il fait? Arlequin. - Eh! c'est que vous vouliez le garder, Ă cause, disiez-vous, qu'il ressemblait Ă une cousine qui est morte; et moi, qui suis fin, je vous disais que c'Ă©tait Ă cause qu'il ressemblait Ă Madame, et cela Ă©tait vrai. La Comtesse. - Je ne vois point d'apparence Ă cela. LĂ©lio. - En vĂ©ritĂ©, Madame, je ne comprends pas ce coquin-lĂ . A part. Tu me la paieras. Arlequin. - Madame la Comtesse! voilĂ Monsieur qui me menace derriĂšre vous. LĂ©lio. - Moi! Arlequin. - Oui, parce que je dis la vĂ©ritĂ©. Madame, vous me feriez bien du plaisir de l'obliger Ă vous dire qu'il vous aime; il n'aura pas plus tĂÂŽt avouĂ© cela, qu'il me pardonnera. La Comtesse. - Va, mon ami, tu n'as pas besoin de mon intercession. LĂ©lio. - Eh, Madame, je vous assure que je ne lui veux aucun mal; il faut qu'il ait l'esprit troublĂ©. Retire-toi et ne nous romps plus la tĂÂȘte de tes sots discours. Arlequin s'en va, et un moment aprĂšs LĂ©lio continue. Je vous prie, Madame, de n'ĂÂȘtre point fĂÂąchĂ©e de ce que j'avais votre portrait, j'Ă©tais dans l'ignorance. La Comtesse, d'un air embarrassĂ©. - Ce n'est rien que cela, Monsieur. LĂ©lio. - C'est une aventure qui ne laisse pas que d'avoir un air singulier. La Comtesse. - Effectivement. LĂ©lio. - Il n'y a personne qui ne se persuade lĂ -dessus que je vous aime. La Comtesse. - Je l'aurais cru moi-mĂÂȘme, si je ne vous connaissais pas. LĂ©lio. - Quand vous le croiriez encore, je ne vous estimerais guĂšre moins clairvoyante. La Comtesse. - On n'est pas clairvoyante quand on se trompe, et je me tromperais. LĂ©lio. - Ce n'est presque pas une erreur que cela, la chose est si naturelle Ă penser! La Comtesse. - Mais voudriez-vous que j'eusse cette erreur-lĂ ? LĂ©lio. - Moi, Madame! vous ĂÂȘtes la maĂtresse. La Comtesse. - Et vous le maĂtre, Monsieur. LĂ©lio. - De quoi le suis-je? La Comtesse. - D'aimer ou de n'aimer pas. LĂ©lio. - Je vous reconnais l'alternative est bien de vous, Madame. La Comtesse. - Eh! pas trop. LĂ©lio. - Pas trop... si j'osais interprĂ©ter ce mot-lĂ ! La Comtesse. - Et que trouvez-vous donc qu'il signifie? LĂ©lio. - Ce qu'apparemment vous n'avez pas pensĂ©. La Comtesse. - Voyons. LĂ©lio. - Vous ne me le pardonneriez jamais. La Comtesse. - Je ne suis pas vindicative. LĂ©lio, Ă part. - Ah! je ne sais ce que je dois faire. La Comtesse, d'un air impatient. - Monsieur LĂ©lio, expliquez-vous, et ne vous attendez pas que je vous devine. LĂ©lio. - Eh bien, Madame! me voilĂ expliquĂ©, m'entendez-vous? Vous ne rĂ©pondez rien, vous avez raison mes extravagances ont combattu trop longtemps contre vous, et j'ai mĂ©ritĂ© votre haine. La Comtesse. - Levez-vous, Monsieur. LĂ©lio. - Non, Madame, condamnez-moi, ou faites-moi grĂÂące. La Comtesse, confuse. - Ne me demandez rien Ă prĂ©sent reprenez le portrait de votre parente, et laissez-moi respirer. Arlequin. - Vivat! Enfin, voilĂ la fin. Colombine. - Je suis contente de vous, monsieur LĂ©lio. Pierre. - Parguenne, ça me boute la joie au coeur. LĂ©lio. - Ne vous mettez en peine de rien, mes enfants, j'aurai soin de votre noce. Pierre. - Grand marci; mais morguĂ©, pisque je sommes en joie, j'allons faire venir les mĂ©nĂ©triers que j'avons retenus. Arlequin. - Colombine, pour nous, allons nous marier sans cĂ©rĂ©monie. Colombine. - Avant le mariage, il en faut un peu; aprĂšs le mariage, je t'en dispense. Divertissement Le Chanteur Je ne crains point que Mathurine S'amuse Ă me manquer de foi; Car drĂ©s que je vois dans sa mine Queuque indiffĂ©rence envars moi, Sans li demander le pourquoi, Je laisse aller la pĂ©lerine; Je ne dis mot, je me tiens coi; Je batifole avec Claudine. En voyant ça, la Mathurine Prend du souci, rĂÂȘve Ă part soi; Et pis tout d'un coup la mutine Me dit J'enrage contre toi. La Chanteuse Colas me disait l'autre jour Margot, donne-moi ton amour. Je rĂ©pondis Je te le donne, Mais ne va le dire Ă personne; Colas ne m'entendit pas bien, Car l'innocent ne reçut rien. Arlequin Femmes, nous Ă©tions de grands fous D'ĂÂȘtre aux champs pour l'amour de vous. Si de chaque femme volage L'amant allait planter des choux, Par la ventrebille! je gage Que nous serions condamnĂ©s tous A travailler au jardinage. La Double Inconstance Adresse ComĂ©die en trois actes ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens, le mardi 6 avril 1723 A Madame la Marquise de Prie Madame, On ne verra point ici ce tas d'Ă©loges dont les Ă©pĂtres dĂ©dicatoires sont ordinairement chargĂ©es; Ă quoi servent-ils? Le peu de cas que le public en fait devrait en corriger ceux qui les donnent, et en dĂ©goĂ»ter ceux qui les reçoivent. Je serais pourtant bien tentĂ© de vous louer d'une chose, Madame; et c'est d'avoir vĂ©ritablement craint que je ne vous louasse; mais ce seul Ă©loge que je vous donnerais, il est si distinguĂ©, qu'il aurait ici tout l'air d'un prĂ©sent de flatteur, surtout s'adressant Ă une dame de votre ĂÂąge, Ă qui la nature n'a rien Ă©pargnĂ© de tout ce qui peut inviter l'amour-propre Ă n'ĂÂȘtre point modeste. J'en reviens donc, Madame, au seul motif que j'ai en vous offrant ce petit ouvrage; c'est de vous remercier du plaisir que vous y avez pris, ou plutĂÂŽt de la vanitĂ© que vous m'avez donnĂ©e, quand vous m'avez dit qu'il vous avait plu. Vous dirai-je tout? Je suis charmĂ© d'apprendre Ă toutes les personnes de goĂ»t qu'il a votre suffrage; en vous disant cela, je vous proteste que je n'ai nul dessein de louer votre esprit; c'est seulement vous avouer que je pense aux intĂ©rĂÂȘts du mien. Je suis avec un profond respect, Madame, votre trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur. D. M. Acteurs Le Prince. Un Seigneur. Des laquais. Des filles de chambre. La scĂšne est dans le palais du Prince. Acte premier ScĂšne premiĂšre Silvia, Trivelin et quelques femmes Ă la suite de Silvia Silvia paraĂt sortir comme fĂÂąchĂ©e. Trivelin. - Mais, Madame, Ă©coutez-moi. Silvia. - Vous m'ennuyez. Trivelin. - Ne faut-il pas ĂÂȘtre raisonnable? Silvia, impatiente. - Non, il ne faut pas l'ĂÂȘtre, et je ne le serai point. Trivelin. - Cependant... Silvia, avec colĂšre. - Cependant, je ne veux point avoir de raison et quand vous recommenceriez cinquante fois votre cependant, je n'en veux point avoir que ferez-vous lĂ ? Trivelin. - Vous avez soupĂ© hier si lĂ©gĂšrement, que vous serez malade, si vous ne prenez rien ce matin. Silvia. - Et moi, je hais la santĂ©, et je suis bien aise d'ĂÂȘtre malade; ainsi, vous n'avez qu'Ă renvoyer tout ce qu'on m'apporte, car je ne veux aujourd'hui ni dĂ©jeuner, ni dĂner, ni souper; demain la mĂÂȘme chose. Je ne veux qu'ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©e, vous haĂÂŻr tous tant que vous ĂÂȘtes, jusqu'Ă tant que j'aie vu Arlequin, dont on m'a sĂ©parĂ©e voilĂ mes petites rĂ©solutions, et si vous voulez que je devienne folle, vous n'avez qu'Ă me prĂÂȘcher d'ĂÂȘtre plus raisonnable, cela sera bientĂÂŽt fait. Trivelin. - Ma foi, je ne m'y jouerai pas, je vois bien que vous me tiendriez parole; si j'osais cependant... Silvia, plus en colĂšre. - Eh bien! ne voilĂ -t-il pas encore un cependant? Trivelin. - En vĂ©ritĂ©, je vous demande pardon, celui-lĂ m'est Ă©chappĂ©, mais je n'en dirai plus, je me corrigerai. Je vous prierai seulement de considĂ©rer... Silvia. - Oh! vous ne vous corrigez pas, voilĂ des considĂ©rations qui ne me conviennent point non plus. Trivelin, continuant. - ...que c'est votre souverain qui vous aime. Silvia. - Je ne l'empĂÂȘche pas, il est le maĂtre mais faut-il que je l'aime, moi? Non, et il ne le faut pas, parce que je ne le puis pas; cela va tout seul, un enfant le verrait, et vous ne le voyez pas. Trivelin. - Songez que c'est sur vous qu'il fait tomber le choix qu'il doit faire d'une Ă©pouse entre ses sujettes. Silvia. - Qui est-ce qui lui a dit de me choisir? M'a-t-il demandĂ© mon avis? S'il m'avait dit Me voulez-vous, Silvia? je lui aurais rĂ©pondu Non, seigneur, il faut qu'une honnĂÂȘte femme aime son mari, et je ne pourrais pas vous aimer. VoilĂ la pure raison, cela; mais point du tout, il m'aime, crac, il m'enlĂšve, sans me demander si je le trouverai bon. Trivelin. - Il ne vous enlĂšve que pour vous donner la main. Silvia. - Eh! que veut-il que je fasse de cette main, si je n'ai pas envie d'avancer la mienne pour la prendre? Force-t-on les gens Ă recevoir des prĂ©sents malgrĂ© eux? Trivelin. - Voyez, depuis deux jours que vous ĂÂȘtes ici, comment il vous traite; n'ĂÂȘtes-vous pas dĂ©jĂ servie comme si vous Ă©tiez sa femme? Voyez les honneurs qu'il vous fait rendre, le nombre de femmes qui sont Ă votre suite, les amusements qu'on tĂÂąche de vous procurer par ses ordres. Qu'est-ce qu'Arlequin au prix d'un prince plein d'Ă©gards, qui ne veut pas mĂÂȘme se montrer qu'on ne vous ait disposĂ©e Ă le voir? d'un prince jeune, aimable et rempli d'amour, car vous le trouverez tel. Eh! Madame, ouvrez les yeux, voyez votre fortune, et profitez de ses faveurs. Silvia. - Dites-moi, vous et toutes celles qui me parlent, vous a-t-on mis avec moi, vous a-t-on payĂ©s pour m'impatienter, pour me tenir des discours qui n'ont pas le sens commun, qui me font pitiĂ©? Trivelin. - Oh parbleu! je n'en sais pas davantage, voilĂ tout l'esprit que j'ai. Silvia. - Sur ce pied-lĂ , vous seriez tout aussi avancĂ© de n'en point avoir du tout. Trivelin. - Mais encore, daignez, s'il vous plaĂt, me dire en quoi je me trompe. Silvia, en se tournant vivement de son cĂÂŽtĂ©. - Oui, je vais vous dire, en quoi, oui... Trivelin. - Eh! doucement, Madame, mon dessein n'est pas de vous fĂÂącher. Silvia. - Vous ĂÂȘtes donc bien maladroit. Trivelin. - Je suis votre serviteur. Silvia. - Eh bien! mon serviteur, qui me vantez tant les honneurs que j'ai ici, qu'ai-je affaire de ces quatre ou cinq fainĂ©antes qui m'espionnent toujours? On m'ĂÂŽte mon amant, et on me rend des femmes Ă la place; ne voilĂ -t-il pas un beau dĂ©dommagement? Et on veut que je sois heureuse avec cela! Que m'importe toute cette musique, ces concerts et cette danse dont on croit me rĂ©galer? Arlequin chantait mieux que tout cela, et j'aime mieux danser moi-mĂÂȘme que de voir danser les autres, entendez-vous? Une bourgeoise contente dans un petit village vaut mieux qu'une princesse qui pleure dans un bel appartement. Si le prince est si tendre, ce n'est pas ma faute, je n'ai pas Ă©tĂ© le chercher; pourquoi m'a-t-il vue? S'il est jeune et aimable, tant mieux pour lui, j'en suis bien aise qu'il garde tout cela pour ses pareils, et qu'il me laisse mon pauvre Arlequin, qui n'est pas plus gros monsieur que je suis grosse dame, pas plus riche que moi, pas plus glorieux que moi, pas mieux logĂ©, qui m'aime sans façon, que j'aime de mĂÂȘme, et que je mourrai de chagrin de ne pas voir. HĂ©las, le pauvre enfant! qu'en aura-t-on fait? qu'est-il devenu? Il se dĂ©sespĂšre quelque part, j'en suis sĂ»re, car il a le coeur si bon! Peut-ĂÂȘtre aussi qu'on le maltraite... Elle se dĂ©range de sa place. Je suis outrĂ©e. Tenez, voulez-vous me faire un plaisir? Otez-vous de lĂ , je ne puis vous souffrir, laissez-moi m'affliger en repos. Trivelin. - Le compliment est court, mais il est net. Tranquillisez-vous pourtant, Madame. Silvia. - Sortez sans me rĂ©pondre, cela vaudra mieux. Trivelin. - Encore une fois, calmez-vous, vous voulez Arlequin, il viendra incessamment, on est allĂ© le chercher. Silvia, avec un soupir. - Je le verrai donc? Trivelin. - Et vous lui parlerez aussi. Silvia, s'en allant. - Je vais l'attendre mais si vous me trompez, je ne veux plus ni voir ni entendre personne. Pendant qu'elle sort, le Prince et Flaminia entrent d'un autre cĂÂŽtĂ© et la regardent sortir. ScĂšne II Le Prince, Flaminia, Trivelin Le Prince, Ă Trivelin. - Eh bien, as-tu quelque espĂ©rance Ă me donner? Que dit-elle? Trivelin. - Ce qu'elle dit, seigneur, ma foi, ce n'est pas la peine de le rĂ©pĂ©ter, il n'y a rien encore qui mĂ©rite votre curiositĂ©. Le Prince. - N'importe, dis toujours. Trivelin. - Eh non, seigneur, ce sont de petites bagatelles dont le rĂ©cit vous ennuierait, tendresse pour Arlequin, impatience de le rejoindre, nulle envie de vous connaĂtre, dĂ©sir violent de ne vous point voir, et force haine pour nous; voilĂ l'abrĂ©gĂ© de ses dispositions, vous voyez bien que cela n'est point rĂ©jouissant; et franchement, si j'osais dire ma pensĂ©e, le meilleur serait de la remettre oĂÂč on l'a prise. Le Prince rĂÂȘve tristement. Flaminia. - J'ai dĂ©jĂ dit la mĂÂȘme chose au Prince, mais cela est inutile. Ainsi continuons, et ne songeons qu'Ă dĂ©truire l'amour de Silvia pour Arlequin. Trivelin. - Mon sentiment Ă moi est qu'il y a quelque chose d'extraordinaire dans cette fille-lĂ ; refuser ce qu'elle refuse, cela n'est point naturel, ce n'est point lĂ une femme, voyez-vous, c'est quelque crĂ©ature d'une espĂšce Ă nous inconnue. Avec une femme, nous irions notre train; celle-ci nous arrĂÂȘte, cela nous avertit d'un prodige, n'allons pas plus loin. Le Prince. - Et c'est ce prodige qui augmente encore l'amour que j'ai conçu pour elle. Flaminia, en riant. - Eh, seigneur, ne l'Ă©coutez pas avec son prodige, cela est bon dans un conte de fĂ©e. Je connais mon sexe, il n'a rien de prodigieux que sa coquetterie. Du cĂÂŽtĂ© de l'ambition, Silvia n'est point en prise, mais elle a un coeur, et par consĂ©quent de la vanitĂ©; avec cela, je saurai bien la ranger Ă son devoir de femme. Est-on allĂ© chercher Arlequin? Trivelin. - Oui; je l'attends. Le Prince, d'un air inquiet. - Je vous avoue, Flaminia, que nous risquons beaucoup Ă lui montrer son amant, sa tendresse pour lui n'en deviendra que plus forte. Trivelin. - Oui; mais si elle ne le voit, l'esprit lui tournera, j'en ai sa parole. Flaminia. - Seigneur, je vous ai dĂ©jĂ dit qu'Arlequin nous Ă©tait nĂ©cessaire. Le Prince. - Oui, qu'on l'arrĂÂȘte autant qu'on pourra; vous pouvez lui promettre que je le comblerai de biens et de faveurs, s'il veut en Ă©pouser une autre que sa maĂtresse. Trivelin. - Il n'y a qu'Ă rĂ©duire ce drĂÂŽle-lĂ , s'il ne veut pas. Le Prince. - Non, la loi qui veut que j'Ă©pouse une de mes sujettes me dĂ©fend d'user de violence contre qui que ce soit. Flaminia. - Vous avez raison; soyez tranquille, j'espĂšre que tout se fera Ă l'amiable. Silvia vous connaĂt dĂ©jĂ sans savoir que vous ĂÂȘtes le Prince, n'est-il pas vrai? Le Prince. - Je vous ai dit qu'un jour Ă la chasse, Ă©cartĂ© de ma troupe, je la rencontrai prĂšs de sa maison; j'avais soif, elle alla me chercher Ă boire je fus enchantĂ© de sa beautĂ© et de sa simplicitĂ©, et je lui en fis l'aveu. Je l'ai vue cinq ou six fois de la mĂÂȘme maniĂšre, comme simple officier du palais mais quoiqu'elle m'ait traitĂ© avec beaucoup de douceur, je n'ai pu la faire renoncer Ă Arlequin, qui m'a surpris deux fois avec elle. Flaminia. - Il faudra mettre Ă profit l'ignorance oĂÂč elle est de votre rang; on l'a dĂ©jĂ prĂ©venue que vous ne la verriez pas sitĂÂŽt; je me charge du reste, pourvu que vous vouliez bien agir comme je voudrai. Le Prince, en s'en allant. - J'y consens. Si vous m'acquĂ©rez le coeur de Silvia, il n'est rien que vous ne deviez attendre de ma reconnaissance. Flaminia. - Toi, Trivelin, va-t'en dire Ă ma soeur qu'elle tarde trop Ă venir. Trivelin. - Il n'est pas besoin, la voilĂ qui entre; adieu, je vais au-devant d'Arlequin. ScĂšne III Lisette, Flaminia Lisette. - Je viens recevoir tes ordres, que me veux-tu? Flaminia. - Approche un peu que je te regarde. Lisette. - Tiens, vois Ă ton aise. Flaminia, aprĂšs l'avoir regardĂ©e. - Oui-dĂ , tu es jolie aujourd'hui. Lisette, en riant. - Je le sais bien; mais qu'est-ce que cela fait? Flaminia. - Ote cette mouche galante que tu as lĂ . Lisette, refusant. - Je ne saurais, mon miroir me l'a recommandĂ©e. Flaminia. - Il le faut, te dis-je. Lisette, en tirant sa boĂte Ă miroir, et ĂÂŽtant la mouche. - Quel meurtre! Pourquoi persĂ©cutes-tu ma mouche? Flaminia. - J'ai mes raisons pour cela. Or ça, Lisette, tu es grande et bien faite. Lisette. - C'est le sentiment de bien des gens. Flaminia. - Tu aimes Ă plaire? Lisette. - C'est mon faible. Flaminia. - Saurais-tu avec une adresse naĂÂŻve et modeste inspirer un tendre penchant Ă quelqu'un, en lui tĂ©moignant d'en avoir pour lui, et le tout pour une bonne fin? Lisette. - Mais j'en reviens Ă ma mouche, elle me paraĂt nĂ©cessaire Ă l'expĂ©dition que tu me proposes. Flaminia. - N'oublieras-tu jamais ta mouche? non, elle n'est pas nĂ©cessaire il s'agit ici d'un homme simple, d'un villageois sans expĂ©rience, qui s'imagine que nous autres femmes d'ici sommes obligĂ©es d'ĂÂȘtre aussi modestes que les femmes de son village; oh! la modestie de ces femmes-lĂ n'est pas faite comme la nĂÂŽtre; nous avons des dispenses qui le scandaliseraient; ainsi ne regrette plus tes mouches, et mets-en la valeur dans tes maniĂšres; c'est de ces maniĂšres dont je te parle; je te demande si tu sauras les avoir comme il faut? Voyons, que lui diras-tu? Lisette. - Mais, je lui dirai... Que lui dirais-tu, toi? Flaminia. - Ecoute-moi, point d'air coquet d'abord. Par exemple, on voit dans ta petite contenance un dessein de plaire, oh! il faut en effacer cela; tu mets je ne sais quoi d'Ă©tourdi et de vif dans ton geste, quelquefois c'est du nonchalant, du tendre, du mignard; tes yeux veulent ĂÂȘtre fripons, veulent attendrir, veulent frapper, font mille singeries; ta tĂÂȘte est lĂ©gĂšre; ton menton porte au vent; tu cours aprĂšs un air jeune, galant et dissipĂ©; parles-tu aux gens, leur rĂ©ponds-tu? tu prends de certains tons, tu te sers d'un certain langage, et le tout finement relevĂ© de saillies folles; oh! toutes ces petites impertinences-lĂ sont trĂšs jolies dans une fille du monde, il est dĂ©cidĂ© que ce sont des grĂÂąces, le coeur des hommes s'est tournĂ© comme cela, voilĂ qui est fini mais ici il faut, s'il te plaĂt, faire main basse sur tous ces agrĂ©ments-lĂ ; le petit homme en question ne les approuverait point, il n'a pas le goĂ»t si fort, lui. Tiens, c'est tout comme un homme qui n'aurait jamais bu que de belle eau bien claire, le vin ou l'eau-de-vie ne lui plairaient pas. Lisette, Ă©tonnĂ©e. - Mais de la façon dont tu arranges mes agrĂ©ments, je ne les trouve pas si jolis que tu dis. Flaminia, d'un air naĂÂŻf. - Bon! c'est que je les examine, moi, voilĂ pourquoi ils deviennent ridicules mais tu es en sĂ»retĂ© de la part des hommes. Lisette. - Que mettrai-je donc Ă la place de ces impertinences que j'ai? Flaminia. - Rien tu laisseras aller tes regards comme ils iraient si ta coquetterie les laissait en repos; ta tĂÂȘte comme elle se tiendrait, si tu ne songeais pas Ă lui donner des airs Ă©vaporĂ©s; et ta contenance tout comme elle est quand personne ne te regarde. Pour essayer, donne-moi quelque Ă©chantillon de ton savoir-faire; regarde-moi d'un air ingĂ©nu. Lisette, se tournant. - Tiens, ce regard-lĂ est-il bon? Flaminia. - Hum! il a encore besoin de quelque correction. Lisette. - Oh dame, veux-tu que je te dise? Tu n'es qu'une femme, est-ce que cela anime? Laissons cela, car tu m'emporterais la fleur de mon rĂÂŽle. C'est pour Arlequin, n'est-ce-pas? Flaminia. - Pour lui-mĂÂȘme. Lisette. - Mais le pauvre garçon, si je ne l'aime pas, je le tromperai; je suis fille d'honneur, et je m'en fais un scrupule. Flaminia. - S'il vient Ă t'aimer, tu l'Ă©pouseras, et cela te fera ta fortune; as-tu encore des scrupules? Tu n'es, non plus que moi, que la fille d'un domestique du Prince, et tu deviendras grande dame. Lisette. - Oh! voilĂ ma conscience en repos, et en ce cas-lĂ , si je l'Ă©pouse, il n'est pas nĂ©cessaire que je l'aime. Adieu, tu n'as qu'Ă m'avertir quand il sera temps de commencer. Flaminia. - Je me retire aussi; car voilĂ Arlequin qu'on amĂšne. ScĂšne IV Arlequin, Trivelin Arlequin regarde Trivelin et tout l'appartement avec Ă©tonnement. Trivelin. - Eh bien, seigneur Arlequin, comment vous trouvez-vous ici? Arlequin ne dit mot. N'est-il pas vrai que voilĂ une belle maison? Arlequin. - Que diantre, qu'est-ce que cette maison-lĂ et moi avons affaire ensemble? qu'est-ce que c'est que vous? que me voulez-vous? oĂÂč allons-nous? Trivelin. - Je suis un honnĂÂȘte homme, Ă prĂ©sent votre domestique je ne veux que vous servir, et nous n'allons pas plus loin. Arlequin. - HonnĂÂȘte homme ou fripon, je n'ai que faire de vous, je vous donne votre congĂ©, et je m'en retourne. Trivelin, l'arrĂÂȘtant. - Doucement. Arlequin. - Parlez donc, eh! vous ĂÂȘtes bien impertinent d'arrĂÂȘter votre maĂtre? Trivelin. - C'est un plus grand maĂtre que vous qui vous a fait le mien. Arlequin. - Qui est donc cet original-lĂ , qui me donne des valets malgrĂ© moi? Trivelin. - Quand vous le connaĂtrez, vous parlerez autrement. Expliquons-nous Ă prĂ©sent. Arlequin. - Est-ce que nous avons quelque chose Ă nous dire? Trivelin. - Oui, sur Silvia. Arlequin, charmĂ©, et vivement. - Ah! Silvia! hĂ©las, je vous demande pardon, voyez ce que c'est, je ne savais pas que j'avais Ă vous parler. Trivelin. - Vous l'avez perdue depuis deux jours? Arlequin. - Oui, des voleurs me l'ont dĂ©robĂ©e. Trivelin. - Ce ne sont pas des voleurs. Arlequin. - Enfin, si ce ne sont pas des voleurs, ce sont toujours des fripons. Trivelin. - Je sais oĂÂč elle est. Arlequin, charmĂ© et le caressant. - Vous savez oĂÂč elle est, mon ami, mon valet, mon maĂtre, mon tout ce qu'il vous plaira? Que je suis fĂÂąchĂ© de n'ĂÂȘtre pas riche, je vous donnerais tous mes revenus pour gages. Dites, l'honnĂÂȘte homme, de quel cĂÂŽtĂ© faut-il tourner? Est-ce Ă droite, Ă gauche, ou tout devant moi? Trivelin. - Vous la verrez ici. Arlequin, charmĂ© et d'un air doux. - Mais quand j'y songe, il faut que vous soyez bien bon, bien obligeant pour m'amener ici comme vous faites? O Silvia! chĂšre enfant de mon ĂÂąme, ma mie, je pleure de joie. Trivelin, Ă part les premiers mots. - De la façon dont ce drĂÂŽle-lĂ prĂ©lude, il ne nous promet rien de bon. Ecoutez, j'ai bien autre chose Ă vous dire. Arlequin, le pressant. - Allons d'abord voir Silvia, prenez pitiĂ© de mon impatience. Trivelin. - Je vous dis que vous la verrez mais il faut que je vous entretienne auparavant. Vous souvenez-vous d'un certain cavalier, qui a rendu cinq ou six visites Ă Silvia, et que vous avez vu avec elle? Arlequin, triste. - Oui il avait la mine d'un hypocrite. Trivelin. - Cet homme-lĂ a trouvĂ© votre maĂtresse fort aimable. Arlequin. - Pardi, il n'a rien trouvĂ© de nouveau. Trivelin. - Et il en a fait au Prince un rĂ©cit qui l'a enchantĂ©. Arlequin. - Le babillard! Trivelin. - Le Prince a voulu la voir, et a donnĂ© ordre qu'on l'amenĂÂąt ici. Arlequin. - Mais il me la rendra, comme cela est juste? Trivelin. - Hum! il y a une petite difficultĂ© il en est devenu amoureux, et souhaiterait d'en ĂÂȘtre aimĂ© Ă son tour. Arlequin. - Son tour ne peut pas venir, c'est moi qu'elle aime. Trivelin. - Vous n'allez point au fait, Ă©coutez jusqu'au bout. Arlequin, haussant le ton. - Mais le voilĂ , le bout. Est-ce qu'on veut me chicaner mon bon droit? Trivelin. - Vous savez que le Prince doit se choisir une femme dans ses Etats? Arlequin, brusquement. - Je ne sais point cela cela m'est inutile. Trivelin. - Je vous l'apprends. Arlequin, brusquement. - Je ne me soucie pas de nouvelles. Trivelin. - Silvia plaĂt donc au Prince, et il voudrait lui plaire avant que de l'Ă©pouser. L'amour qu'elle a pour vous fait obstacle Ă celui qu'il tĂÂąche de lui donner pour lui. Arlequin. - Qu'il fasse donc l'amour ailleurs; car il n'aurait que la femme, moi, j'aurais le coeur, il nous manquerait quelque chose Ă l'un et Ă l'autre, et nous serions tous trois mal Ă notre aise. Trivelin. - Vous avez raison mais ne voyez-vous pas que si vous Ă©pousez Silvia, le Prince resterait malheureux? Arlequin, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - A la vĂ©ritĂ© il sera d'abord un peu triste, mais il aura fait le devoir d'un brave homme, et cela console; au lieu que s'il l'Ă©pouse, il fera pleurer ce pauvre enfant, je pleurerai aussi, moi, il n'y aura que lui qui rira, et il n'y a pas de plaisir Ă rire tout seul. Trivelin. - Seigneur Arlequin, croyez-moi, faites quelque chose pour votre maĂtre. Il ne peut se rĂ©soudre Ă quitter Silvia, je vous dirai mĂÂȘme qu'on lui a prĂ©dit l'aventure qui la lui a fait connaĂtre, et qu'elle doit ĂÂȘtre sa femme; il faut que cela arrive, cela est Ă©crit lĂ -haut. Arlequin. - LĂ -haut on n'Ă©crit pas de telles impertinences pour marque de cela, si on avait prĂ©dit que je dois vous assommer, vous tuer par derriĂšre, trouveriez-vous bon que j'accomplisse la prĂ©diction? Trivelin. - Non vraiment, il ne faut jamais faire de mal Ă personne. Arlequin. - Eh bien, c'est ma mort qu'on a prĂ©dite; ainsi c'est prĂ©dire rien qui vaille, et dans tout cela il n'y a que l'astrologue Ă pendre. Trivelin. - Eh morbleu, on ne prĂ©tend pas vous faire du mal; nous avons ici d'aimables filles, Ă©pousez-en une, vous y trouverez votre avantage. Arlequin. - Oui-da, que je me marie Ă une autre, afin de mettre Silvia en colĂšre et qu'elle porte son amitiĂ© ailleurs! Oh, oh, mon mignon, combien vous a-t-on donnĂ© pour m'attraper? Allez, mon fils, vous n'ĂÂȘtes qu'un butor, gardez vos filles, nous ne nous accommoderons pas, vous ĂÂȘtes trop cher. Trivelin. - Savez-vous bien que le mariage que je vous propose vous acquerra l'amitiĂ© du Prince? Arlequin. - Bon! mon ami ne serait pas seulement mon camarade. Trivelin. - Mais les richesses que vous promet cette amitiĂ©? Arlequin. - On n'a que faire de toutes ces babioles-lĂ , quand on se porte bien, qu'on a bon appĂ©tit et de quoi vivre. Trivelin. - Vous ignorez le prix de ce que vous refusez. Arlequin, d'un air nĂ©gligent. - C'est Ă cause de cela que je n'y perds rien. Trivelin. - Maison Ă la ville, maison Ă la campagne. Arlequin. - Ah, que cela est beau! il n'y a qu'une chose qui m'embarrasse; qui est-ce qui habitera ma maison de ville, quand je serai Ă ma maison de campagne? Trivelin. - Parbleu, vos valets! Arlequin. - Mes valets? Qu'ai-je besoin de faire fortune pour ces canailles-lĂ ? Je ne pourrai donc pas les habiter toutes Ă la fois? Trivelin, riant. - Non, que je pense; vous ne serez pas en deux endroits en mĂÂȘme temps. Arlequin. - Eh bien, innocent que vous ĂÂȘtes, si je n'ai pas ce secret-lĂ , il est inutile d'avoir deux maisons. Trivelin. - Quand il vous plaira, vous irez de l'une Ă l'autre. Arlequin. - A ce compte, je donnerai donc ma maĂtresse pour avoir le plaisir de dĂ©mĂ©nager souvent? Trivelin. - Mais rien ne vous touche, vous ĂÂȘtes bien Ă©trange! Cependant tout le monde est charmĂ© d'avoir de grands appartements, nombre de domestiques... Arlequin. - Il ne me faut qu'une chambre, je n'aime pont Ă nourrir des fainĂ©ants, et je ne trouverai point de valet plus fidĂšle, plus affectionnĂ© Ă mon service que moi. Trivelin. - Je conviens que vous ne serez point en danger de mettre ce domestique-lĂ dehors mais ne seriez-vous pas sensible au plaisir d'avoir un bon Ă©quipage, un bon carrosse, sans parler de l'agrĂ©ment d'ĂÂȘtre meublĂ© superbement? Arlequin. - Vous ĂÂȘtes un grand nigaud, mon ami, de faire entrer Silvia en comparaison avec des meubles, un carrosse et des chevaux qui le traĂnent; dites-moi, fait-on autre chose dans sa maison que s'asseoir, prendre ses repas et se coucher? Eh bien, avec un bon lit, une bonne table, une douzaine de chaises de paille, ne suis-je pas bien meublĂ©? N'ai-je pas toutes mes commoditĂ©s? Oh, mais je n'ai pas de carrosse? Eh bien en montrant ses jambes, je ne verserai point. Ne voilĂ -t-il pas un Ă©quipage que ma mĂšre m'a donnĂ©? N'est-ce pas lĂ de bonnes jambes? Eh morbleu, il n'y a pas de raison Ă vous d'avoir une autre voiture que la mienne. Alerte, alerte, paresseux, laissez vos chevaux Ă tant d'honnĂÂȘtes laboureurs qui n'en ont point, cela nous fera du pain; vous marcherez, et vous n'aurez pas les gouttes. Trivelin. - TĂÂȘtubleu! vous ĂÂȘtes vif si l'on vous en croyait, on ne pourrait fournir les hommes de souliers. Arlequin, brusquement. - Ils porteraient des sabots. Mais je commence Ă m'ennuyer de tous vos comptes. Vous m'avez promis de me montrer Silvia, et un honnĂÂȘte homme n'a que sa parole. Trivelin. - Un moment vous ne vous souciez ni d'honneurs, ni de richesses, ni de belles maisons, ni de magnificence, ni de crĂ©dit, ni d'Ă©quipages. Arlequin. - Il n'y a pas lĂ pour un sol de bonne marchandise. Trivelin. - La bonne chĂšre vous tenterait-elle? Une cave remplie de vin exquis vous plairait-elle? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprĂÂȘtĂÂąt dĂ©licatement Ă manger, et en abondance? Imaginez-vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand en viande et en poisson vous l'aurez, et pour toute votre vie. Arlequin est quelque temps Ă rĂ©pondre. Vous ne rĂ©pondez rien? Arlequin. - Ce que vous dites lĂ serait plus de mon goĂ»t que tout le reste; car je suis gourmand, je l'avoue mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise. Trivelin. - Allons, seigneur Arlequin, faites-vous un sort heureux; il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre. Arlequin. - Non, non, je m'en tiens au boeuf, et au vin de mon cru. Trivelin. - Que vous auriez bu de bon vin! Que vous auriez mangĂ© de bons morceaux! Arlequin. - J'en suis fĂÂąchĂ©, mais il n'y a rien Ă faire; le coeur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela voulez-vous me la montrer, ou ne le voulez-vous pas? Trivelin. - Vous l'entretiendrez, soyez-en sĂ»r, mais il est encore un peu matin. ScĂšne V Lisette, Arlequin, Trivelin Lisette, Ă Trivelin. - Je vous cherche partout, Monsieur Trivelin, le Prince vous demande. Trivelin. - Le Prince me demande, j'y cours mais tenez donc compagnie au seigneur Arlequin pendant mon absence. Arlequin. - Oh! ce n'est pas la peine; quand je suis seul, moi, je me fais compagnie. Trivelin. - Non, non, vous pourriez vous ennuyer. Adieu, je vous rejoindrai bientĂÂŽt. Trivelin sort. ScĂšne VI Arlequin, Lisette Arlequin, se retirant au coin du thĂ©ĂÂątre. - Je gage que voilĂ une Ă©veillĂ©e qui vient pour m'affriander d'elle. NĂ©ant. Lisette, doucement. - C'est donc vous, Monsieur, qui ĂÂȘtes l'amant de Mademoiselle Silvia? Arlequin, froidement. - Oui. Lisette. - C'est une trĂšs jolie fille. Arlequin, du mĂÂȘme ton. - Oui. Lisette. - Tout le monde l'aime. Arlequin, brusquement. - Tout le monde a tort. Lisette. - Pourquoi cela, puisqu'elle le mĂ©rite? Arlequin, brusquement. - C'est quelle n'aimera personne que moi. Lisette. - Je n'en doute pas, et je lui pardonne son attachement pour vous. Arlequin. - A quoi cela sert-il, ce pardon-lĂ ? Lisette. - Je veux dire que je ne suis plus si surprise que je l'Ă©tais de son obstination Ă vous aimer. Arlequin. - Et en vertu de quoi Ă©tiez-vous surprise? Lisette. - C'est qu'elle refuse un prince aimable. Arlequin. - Et quand il serait aimable, cela empĂÂȘche-t-il que je ne le sois aussi, moi? Lisette, d'un air doux. - Non, mais enfin c'est un prince. Arlequin. - Qu'importe? en fait de fille, ce prince n'est pas plus avancĂ© que moi. Lisette, doucement. - A la bonne heure; j'entends seulement qu'il a des sujets et des Etats, et que, tout aimable que vous ĂÂȘtes, vous n'en avez point. Arlequin. - Vous me la baillez belle avec vos sujets et vos Etats; si je n'ai pas de sujets, je n'ai charge de personne; et si tout va bien, je m'en rĂ©jouis, si tout va mal, ce n'est pas ma faute. Pour des Etats, qu'on en ait ou qu'on n'en ait point, on n'en tient pas plus de place, et cela ne rend ni plus beau ni plus laid ainsi, de toutes façons, vous Ă©tiez surprise Ă propos de rien. Lisette, Ă part. - VoilĂ un vilain petit homme, je lui fais des compliments, et il me querelle. Arlequin, comme lui demandant ce qu'elle dit. - Hem? Lisette. - J'ai du malheur dans ce que je vous dis; et j'avoue qu'Ă vous voir seulement, je me serais promis une conversation plus douce. Arlequin. - Dame, Mademoiselle, il n'y a rien de si trompeur que la mine des gens. Lisette. - Il est vrai que la vĂÂŽtre m'a trompĂ©e, et voilĂ comme on a souvent tort de se prĂ©venir en faveur de quelqu'un. Arlequin. - Oh trĂšs tort mais que voulez-vous? je n'ai pas choisi ma physionomie. Lisette, en le regardant comme Ă©tonnĂ©e. - Non, je n'en saurais revenir quand je vous regarde. Arlequin. - Me voilĂ pourtant, et il n'y a point de remĂšde, je serai toujours comme cela. Lisette, d'un air un peu fĂÂąchĂ©. - Oh j'en suis persuadĂ©e. Arlequin. - Par bonheur vous ne vous en souciez guĂšre? Lisette. - Pourquoi me demandez-vous cela? Arlequin. - Eh pour le savoir. Lisette, d'un air naturel. - Je serais bien sotte de vous dire la vĂ©ritĂ© lĂ -dessus, et une fille doit se taire. Arlequin, Ă part les premiers mots. - Comme elle y va! Tenez, dans le fond, c'est dommage que vous soyez une si grande coquette. Lisette. - Moi? Arlequin. - Vous-mĂÂȘme. Lisette. - Savez-vous bien qu'on n'a jamais dit pareille chose Ă une femme, et que vous m'insultez? Arlequin, d'un air naĂÂŻf. - Point du tout il n'y a point de mal Ă voir ce que les gens nous montrent; ce n'est point moi qui ai tort de vous trouver coquette, c'est vous qui avez tort de l'ĂÂȘtre, Mademoiselle. Lisette, d'un air un peu vif. - Mais par oĂÂč voyez-vous donc que je le suis? Arlequin. - Parce qu'il y a une heure que vous me dites des douceurs, et que vous prenez le tour pour me dire que vous m'aimez. Ecoutez, si vous m'aimez tout de bon, retirez-vous vite, afin que cela s'en aille; car je suis pris, et naturellement je ne veux pas qu'une fille me fasse l'amour la premiĂšre, c'est moi qui veux commencer Ă le faire Ă la fille, cela est bien meilleur. Et si vous ne m'aimez pas, eh fi! Mademoiselle, fi! fi! Lisette. - Allez, allez, vous n'ĂÂȘtes qu'un visionnaire. Arlequin. - Comment est-ce que les garçons Ă la cour peuvent souffrir ces maniĂšres-lĂ dans leurs maĂtresses? Par la morbleu! qu'une femme est laide quand elle est coquette. Lisette. - Mais, mon pauvre garçon, vous extravaguez. Arlequin. - Vous parlez de Silvia, c'est cela qui est aimable; si je vous contais notre amour, vous tomberiez dans l'admiration de sa modestie. Les premiers jours, il fallait voir comme elle se reculait d'auprĂšs de moi, et puis elle reculait plus doucement, et puis petit Ă petit elle ne reculait plus, ensuite elle me regardait en cachette, et puis elle avait honte quand je l'avais vu faire, et puis moi j'avais un plaisir de roi Ă voir sa honte; ensuite j'attrapais sa main, qu'elle me laissait prendre, et puis elle Ă©tait encore toute confuse; et puis je lui parlais; ensuite elle ne me rĂ©pondait rien, mais n'en pensait pas moins; ensuite elle me donnait des regards pour des paroles, et puis des paroles qu'elle laissait aller sans y songer, parce que son coeur allait plus vite qu'elle enfin c'Ă©tait un charme, aussi j'Ă©tais comme un fou. Et voilĂ ce qui s'appelle une fille; mais vous ne ressemblez point Ă Silvia. Lisette. - En vĂ©ritĂ© vous me divertissez, vous me faites rire. Arlequin, en s'en allant. - Oh! pour moi, je m'ennuie de vous faire rire Ă vos dĂ©pens adieu, si tout le monde Ă©tait comme moi, vous trouveriez plus tĂÂŽt un merle blanc qu'un amoureux. Trivelin arrive quand il sort. ScĂšne VII Arlequin, Lisette, Trivelin Trivelin, Ă Arlequin. - Vous sortez? Arlequin. - Oui; cette demoiselle veut que je l'aime, mais il n'y a pas moyen. Trivelin. - Allons, allons faire un tour en attendant le dĂner, cela vous dĂ©sennuiera. ScĂšne VIII Le Prince, Flaminia, Lisette Flaminia, Ă Lisette. - Eh bien, nos affaires avancent-elles? Comment va le coeur d'Arlequin? Lisette, d'un air fĂÂąchĂ©. - Il va trĂšs brutalement pour moi. Flaminia. - Il t'a donc mal reçue? Lisette. - Eh fi! Mademoiselle, vous ĂÂȘtes une coquette voilĂ de son style. Le Prince. - J'en suis fĂÂąchĂ©, Lisette mais il ne faut pas que cela vous chagrine, vous n'en valez pas moins. Lisette. - Je vous avoue, seigneur, que si j'Ă©tais vaine, je n'aurais pas mon compte; j'ai des preuves que je puis dĂ©plaire, et nous autres femmes nous nous passons bien de ces preuves-lĂ . Flaminia. - Allons, allons, c'est maintenant Ă moi Ă tenter l'aventure. Le Prince. - Puisqu'on ne peut gagner Arlequin, Silvia ne m'aimera jamais. Flaminia. - Et moi je vous dis, seigneur, que j'ai vu Arlequin, qu'il me plaĂt Ă moi, que je me suis mise dans la tĂÂȘte de vous rendre content; que je vous ai promis que vous le seriez; que je vous tiendrai parole, et que de tout ce que je vous dis lĂ , je n'en rabattrais pas la valeur d'un mot. Oh! vous ne me connaissez pas. Quoi, seigneur, Arlequin et Silvia me rĂ©sisteraient? Je ne gouvernerais pas deux coeurs de cette espĂšce-lĂ , moi qui l'ai entrepris, moi qui suis opiniĂÂątre, moi qui suis femme? c'est tout dire. Eh mais j'irais me cacher, mon sexe me renoncerait. Seigneur, vous pouvez en toute sĂ»retĂ© ordonner les apprĂÂȘts de votre mariage, vous arranger pour cela; je vous garantis aimĂ©, je vous garantis mariĂ©, Silvia va vous donner son coeur, ensuite sa main; je l'entends d'ici vous dire Je vous aime; je vois vos noces, elles se font; Arlequin m'Ă©pouse, vous nous honorez de vos bienfaits, et voilĂ qui est fini Lisette, d'un air incrĂ©dule. - Tout est fini, rien n'est commencĂ©. Flaminia. - Tais-toi, esprit court. Le Prince. - Vous m'encouragez Ă espĂ©rer; mais je vous avoue que je ne vois d'apparence Ă rien. Flaminia. - Je les ferai bien venir, ces apparences, j'ai de bons moyens pour cela; je vais commencer par aller chercher Silvia, il est temps qu'elle voie Arlequin. Lisette. - Quand ils se seront vus, j'ai bien peur que tes moyens n'aillent mal. Le Prince. - Je pense de mĂÂȘme. Flaminia, d'un air indiffĂ©rent. - Eh! nous ne diffĂ©rons que du oui et du non, ce n'est qu'une bagatelle. Pour moi, j'ai rĂ©solu qu'ils se voient librement sur la liste des mauvais tours que je veux jouer Ă leur amour, c'est ce tour-lĂ que j'ai mis Ă la tĂÂȘte. Le Prince. - Faites donc Ă votre fantaisie. Flaminia. - Retirons-nous, voici Arlequin qui vient. ScĂšne IX Arlequin, Trivelin et une suite de valets. Arlequin. - Par parenthĂšse, dites-moi une chose il y a une heure que je rĂÂȘve Ă quoi servent ces grands drĂÂŽles bariolĂ©s qui nous accompagnent partout. Ces gens-lĂ sont bien curieux! Trivelin. - Le Prince, qui vous aime, commence par lĂ Ă vous donner des tĂ©moignages de sa bienveillance; il veut que ces gens-lĂ vous suivent pour vous faire honneur. Arlequin. - Oh! oh! c'est donc une marque d'honneur? Trivelin. - Oui sans doute. Arlequin. - Et dites-moi, ces gens-lĂ qui me suivent, qui est-ce qui les suit, eux? Trivelin. - Personne. Arlequin. - Eh vous, n'avez-vous personne aussi? Trivelin. - Non. Arlequin. - On ne vous honore donc pas, vous autres? Trivelin. - Nous ne mĂ©ritons pas cela. Arlequin, en colĂšre et prenant son bĂÂąton. - Allons, cela Ă©tant, hors d'ici, tournez-moi les talons avec toutes ces canailles-lĂ . Trivelin. - D'oĂÂč vient donc cela? Arlequin. - DĂ©talez, je n'aime point les gens sans honneur et qui ne mĂ©ritent pas qu'on les honore. Trivelin. - Vous ne m'entendez pas. Arlequin, en le frappant. - Je m'en vais donc vous parler plus clairement. Trivelin, en s'enfuyant. - ArrĂÂȘtez, arrĂÂȘtez, que faites-vous? Arlequin court aussi aprĂšs les autres valets qu'il chasse, et Trivelin se rĂ©fugie dans une coulisse. ScĂšne X Arlequin, Trivelin Arlequin revient sur le thĂ©ĂÂątre. - Ces maurauds-lĂ ! j'ai eu toutes les peines du monde Ă les congĂ©dier. VoilĂ une drĂÂŽle de façon d'honorer un honnĂÂȘte homme, que de mettre une troupe de coquins aprĂšs lui c'est se moquer du monde. Il se retourne et voit Trivelin qui revient. Mon ami, est-ce que je ne me suis pas bien expliquĂ©? Trivelin, de loin. - Ecoutez, vous m'avez battu mais je vous le pardonne, je vous crois un garçon raisonnable. Arlequin. - Vous le voyez bien. Trivelin, de loin. - Quand je vous dis que nous ne mĂ©ritons pas d'avoir des gens Ă notre suite, ce n'est pas que nous manquions d'honneur; c'est qu'il n'y a que les personnes considĂ©rables, les seigneurs, les gens riches, qu'on honore de cette maniĂšre-lĂ s'il suffisait d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte homme, moi qui vous parle, j'aurais aprĂšs moi une armĂ©e de valets. Arlequin, remettant sa latte. - Oh! Ă prĂ©sent je vous comprends; que diantre! que ne dites-vous les choses comme il faut? Je n'aurais pas les bras dĂ©mis, et vos Ă©paules s'en porteraient mieux. Trivelin. - Vous m'avez fait mal. Arlequin. - Je le crois bien, c'Ă©tait mon intention; par bonheur ce n'est qu'un malentendu, et vous devez ĂÂȘtre bien aise d'avoir reçu innocemment les coups de bĂÂąton que je vous ai donnĂ©s. Je vois bien Ă prĂ©sent que c'est qu'on fait ici tout l'honneur aux gens considĂ©rables, riches, et Ă celui qui n'est qu'honnĂÂȘte homme, rien. Trivelin. - C'est cela mĂÂȘme. Arlequin, d'un air dĂ©goĂ»tĂ©. - Sur ce pied-lĂ ce n'est pas grand-chose que d'ĂÂȘtre honorĂ©, puisque cela ne signifie pas qu'on soit honorable. Trivelin. - Mais on peut ĂÂȘtre honorable avec cela. Arlequin. - Ma foi, tout bien comptĂ©, vous me ferez plaisir de me laisser lĂ sans compagnie; ceux qui me verront tout seul me prendront tout d'un coup pour un honnĂÂȘte homme, j'aime autant cela que d'ĂÂȘtre pris pour un grand seigneur. Trivelin. - Nous avons ordre de rester auprĂšs de vous. Arlequin. - Menez-moi donc voir Silvia. Trivelin. - Vous serez satisfait, elle va venir... Parbleu je ne vous trompe pas, car la voilĂ qui entre adieu, je me retire. ScĂšne XI Silvia, Flaminia, Arlequin Silvia, en entrant, accourt avec joie. - Ah le voici! Eh! mon cher Arlequin, c'est donc vous! Je vous revois donc! Le pauvre enfant! que je suis aise! Arlequin, tout Ă©touffĂ© de joie. - Et moi aussi. Il prend respiration. Oh! oh! je me meurs de joie. Silvia. - LĂ , lĂ , mon fils, doucement; comme il m'aime, quel plaisir d'ĂÂȘtre aimĂ©e comme cela! Flaminia, en les regardant tous deux. - Vous me ravissez tous deux, mes chers enfants, et vous ĂÂȘtes bien aimables de vous ĂÂȘtre si fidĂšles. Et comme tout bas. Si quelqu'un m'entendait dire cela, je serais perdue mais dans le fond du coeur je vous estime, et je vous plains. Silvia, lui rĂ©pondant. - HĂ©las! c'est que vous ĂÂȘtes un bon coeur. J'ai bien soupirĂ©, mon cher Arlequin. Arlequin, tendrement et lui prenant la main. - M'aimez-vous toujours? Silvia. - Si je vous aime! Cela se demande-t-il? est-ce une question Ă faire? Flaminia, d'un air naturel Ă Arlequin. - Oh! pour cela, je puis vous certifier sa tendresse. Je l'ai vue au dĂ©sespoir, je l'ai vue pleurer de votre absence; elle m'a touchĂ©e moi-mĂÂȘme, je mourais d'envie de vous voir ensemble; vous voilĂ adieu, mes amis, je m'en vais, car vous m'attendrissez; vous me faites tristement ressouvenir d'un amant que j'avais, et qui est mort; il avait de l'air d'Arlequin, et je ne l'oublierai jamais. Adieu, Silvia, on m'a mise auprĂšs de vous, mais je ne vous desservirai point. Aimez toujours Arlequin, il le mĂ©rite; et vous, Arlequin, quelque chose qu'il arrive, regardez-moi comme une amie, comme une personne qui voudrait pouvoir vous obliger, je ne nĂ©gligerai rien pour cela. Arlequin, doucement. - Allez, Mademoiselle, vous ĂÂȘtes une fille de bien; je suis votre ami aussi, moi; je suis fĂÂąchĂ© de la mort de votre amant, c'est bien dommage que vous soyez affligĂ©e, et nous aussi. Flaminia sort. ScĂšne XII Arlequin, Silvia Silvia, d'un air plaintif. - Eh bien, mon cher Arlequin? Arlequin. - Eh bien, mon ĂÂąme? Silvia. - Nous sommes bien malheureux. Arlequin. - Aimons-nous toujours; cela nous aidera Ă prendre patience. Silvia. - Oui, mais notre amitiĂ©, que deviendra-t-elle? Cela m'inquiĂšte. Arlequin. - HĂ©las! m'amour, je vous dis de prendre patience, mais je n'ai pas plus de courage que vous. Il lui prend la main. Pauvre petit trĂ©sor Ă moi, ma mie; il y a trois jours que je n'ai vu ces beaux yeux-lĂ , regardez-moi toujours pour me rĂ©compenser. Silvia, d'un air inquiet. - Ah! j'ai bien des chose Ă vous dire! j'ai peur de vous perdre; j'ai peur qu'on ne vous fasse quelque mal par mĂ©chancetĂ© de jalousie; j'ai peur que vous ne soyez trop longtemps sans me voir, et que vous ne vous y accoutumiez. Arlequin. - Petit coeur, est-ce que je m'accoutumerais Ă ĂÂȘtre malheureux? Silvia. - Je ne veux point que vous m'oubliiez; je ne veux point non plus que vous enduriez rien Ă cause de moi; je ne sais point dire ce que je veux, je vous aime trop, c'est une pitiĂ© que mon embarras, tout me chagrine. Arlequin pleure. - Hi! hi! hi! hi! Silvia, tristement. - Oh bien, Arlequin, je m'en vais donc pleurer aussi, moi. Arlequin. - Comment voulez-vous que je m'empĂÂȘche de pleurer, puisque vous voulez ĂÂȘtre si triste? si vous aviez un peu de compassion pour moi, est-ce que vous seriez si affligĂ©e? Silvia. - Demeurez donc en repos, je ne vous dirai plus que je suis chagrine. Arlequin. - Oui; mais je devinerai que vous l'ĂÂȘtes; il faut me promettre que vous ne le serez plus. Silvia. - Oui, mon fils mais promettez-moi aussi que vous m'aimerez toujours. Arlequin, en s'arrĂÂȘtant tout court pour la regarder. - Silvia, je suis votre amant, vous ĂÂȘtes ma maĂtresse, retenez-le bien, car cela est vrai, et tant que je serai en vie, cela ira toujours le mĂÂȘme train, cela ne branlera pas, je mourrai de compagnie avec cela. Ah çà , dites-moi le serment que vous voulez que je vous fasse? Silvia, bonnement. - VoilĂ qui va bien, je ne sais point de serments; vous ĂÂȘtes un garçon d'honneur, j'ai votre amitiĂ©, vous avez la mienne, je ne la reprendrai pas. A qui est-ce que je la porterais? N'ĂÂȘtes-vous pas le plus joli garçon qu'il y ait? Y a-t-il quelque fille qui puisse vous aimer autant que moi? Eh bien, n'est-ce pas assez? Nous en faut-il davantage? Il n'y a qu'Ă rester comme nous sommes, il n'y aura pas besoin de serments. Arlequin. - Dans cent ans d'ici, nous serons tout de mĂÂȘme. Silvia. - Sans doute. Arlequin. - Il n'y a donc rien Ă craindre, ma mie, tenons-nous joyeux. Silvia. - Nous souffrirons peut-ĂÂȘtre un peu, voilĂ tout. Arlequin. - C'est une bagatelle; quand on a un peu pĂÂąti, le plaisir en semble meilleur. Silvia. - Oh! pourtant, je n'aurais que faire de pĂÂątir pour ĂÂȘtre bien aise, moi. Arlequin. - Il n'y aura qu'Ă ne pas songer que nous pĂÂątissons. Silvia, en le regardant tendrement. - Ce cher petit homme, comme il m'encourage! Arlequin, tendrement. - Je ne m'embarrasse que de vous. Silvia, en le regardant. - OĂÂč est-ce qu'il prend tout ce qu'il me dit? Il n'y a que lui au monde comme cela; mais aussi il n'y a que moi pour vous aimer, Arlequin. Arlequin saute d'aise. - C'est comme du miel, ces paroles-lĂ . En mĂÂȘme temps viennent Flaminia et Trivelin. ScĂšne XIII Arlequin, Silvia, Flaminia, Trivelin Trivelin, Ă Silvia. - Je suis au dĂ©sespoir de vous interrompre mais votre mĂšre vient d'arriver, Mademoiselle Silvia, et elle demande instamment Ă vous parler. Silvia, regardant Arlequin. - Arlequin, ne me quittez pas, je n'ai rien de secret pour vous. Arlequin, la prenant sous le bras. - Marchons, ma petite. Flaminia, d'un air de confiance, et s'approchant d'eux. - Ne craignez rien, mes enfants; allez toute seule trouver votre mĂšre, ma chĂšre Silvia; cela sera plus sĂ©ant. Vous ĂÂȘtes libres de vous voir autant qu'il vous plaira, c'est moi qui vous en assure, vous savez bien que je ne voudrais pas vous tromper. Arlequin. - Oh non; vous ĂÂȘtes de notre parti, vous. Silvia. - Adieu donc, mon fils, je vous rejoindrai bientĂÂŽt. Elle sort. Arlequin, Ă Flaminia qui veut s'en aller, et qu'il arrĂÂȘte. - Notre amie, pendant qu'elle sera lĂ , restez avec moi, pour empĂÂȘcher que je ne m'ennuie; il n'y a ici que votre compagnie que je puisse endurer. Flaminia, comme en secret. - Mon cher Arlequin, la vĂÂŽtre me fait bien du plaisir aussi mais j'ai peur qu'on ne s'aperçoive de l'amitiĂ© que j'ai pour vous. Trivelin. - Seigneur Arlequin, le dĂner est prĂÂȘt. Arlequin, tristement. - Je n'ai point de faim. Flaminia, d'un air d'amitiĂ©. - Je veux que vous mangiez, vous en avez besoin. Arlequin, doucement. - Croyez-vous? Flaminia. - Oui. Arlequin. - Je ne saurais. A Trivelin. La soupe est-elle bonne? Trivelin. - Exquise. Arlequin. - Hum, il faut attendre Silvia; elle aime le potage. Flaminia. - Je crois qu'elle dĂnera avec sa mĂšre; vous ĂÂȘtes le maĂtre pourtant mais je vous conseille de les laisser ensemble, n'est-il pas vrai? AprĂšs dĂner vous la verrez. Arlequin. - Je veux bien mais mon appĂ©tit n'est pas encore ouvert. Trivelin. - Le vin est au frais, et le rĂÂŽt tout prĂÂȘt. Arlequin. - Je suis si triste... Ce rĂÂŽt est donc friand? Trivelin. - C'est du gibier qui a une mine... Arlequin. - Que de chagrins! Allons donc; quand la viande est froide, elle ne vaut rien. Flaminia. - N'oubliez pas de boire Ă ma santĂ©. Arlequin. - Venez boire Ă la mienne, Ă cause de la connaissance. Flaminia. - Oui-da, de tout mon coeur, j'ai une demi-heure Ă vous donner. Arlequin. - Bon, je suis content de vous. Acte II ScĂšne premiĂšre Flaminia, Silvia Silvia. - Oui, je vous crois, vous paraissez me vouloir du bien; aussi vous voyez que je ne souffre que vous, je regarde tous les autres comme mes ennemis. Mais oĂÂč est Arlequin? Flaminia. - Il va venir, il dĂne encore. Silvia. - C'est quelque chose d'Ă©pouvantable que ce pays-ci! Je n'ai jamais vu de femmes si civiles, des hommes si honnĂÂȘtes, ce sont des maniĂšres si douces, tant de rĂ©vĂ©rences, tant de compliments, tant de signes d'amitiĂ©, vous diriez que ce sont les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de coeur et de conscience; point du tout, de tous ces gens-lĂ , il n'y en a pas un qui ne vienne me dire d'un air prudent Mademoiselle, croyez-moi, je vous conseille d'abandonner Arlequin, et d'Ă©pouser le Prince. Mais ils me conseillent cela tout naturellement, sans avoir honte, non plus que s'ils m'exhortaient Ă quelque bonne action. Mais, leur dis-je, j'ai promis Ă Arlequin; oĂÂč est la fidĂ©litĂ©, la probitĂ©, la bonne foi? Ils ne m'entendent pas; ils ne savent ce que c'est que tout cela, c'est tout comme si je leur parlais grec; ils me rient au nez, me disent que je fais l'enfant, qu'une grande fille doit avoir de la raison Eh! cela n'est-il pas joli? Ne valoir rien, tromper son prochain, lui manquer de parole, ĂÂȘtre fourbe et mensonger, voilĂ le devoir des grandes personnes de ce maudit endroit-ci. Qu'est-ce que c'est que ces gens-lĂ ? D'oĂÂč sortent-ils? De quelle pĂÂąte sont-ils? Flaminia. - De la pĂÂąte des autres hommes, ma chĂšre Silvia; que cela ne vous Ă©tonne pas, ils s'imaginent que ce serait votre bonheur que le mariage du Prince. Silvia. - Mais ne suis-je pas obligĂ©e d'ĂÂȘtre fidĂšle? N'est-ce pas mon devoir d'honnĂÂȘte fille? et quand on ne fait pas son devoir, est-on heureuse? Par-dessus le marchĂ©, cette fidĂ©litĂ© n'est-elle pas mon charme? Et on a le courage de me dire LĂ , fais un mauvais tour, qui ne te rapportera que du mal, perds ton plaisir et ta bonne foi. Et parce que je ne veux pas, moi, on me trouve dĂ©goĂ»tĂ©e. Flaminia. - Que voulez-vous? ces gens-lĂ pensent Ă leur façon, et souhaiteraient que le Prince fĂ»t content. Silvia. - Mais ce Prince, que ne prend-il une fille qui se rende Ă lui de bonne volontĂ©? Quelle fantaisie d'en vouloir une qui ne veut pas de lui? Quel goĂ»t trouve-t-il Ă cela? Car c'est un abus que tout ce qu'il fait, tous ces concerts, ces comĂ©dies, ces grands repas qui ressemblent Ă des noces, ces bijoux qu'il m'envoie; tout cela lui coĂ»te un argent infini, c'est un abĂme, il se ruine; demandez-moi ce qu'il y gagne? Quand il me donnerait toute la boutique d'un mercier, cela ne me ferait pas tant de plaisir qu'un petit peloton qu'Arlequin m'a donnĂ©. Flaminia. - Je n'en doute pas, voilĂ ce que c'est que l'amour; j'ai aimĂ© de mĂÂȘme, et je me reconnais au petit peloton. Silvia. - Tenez, si j'avais eu Ă changer Arlequin contre un autre, ç'aurait Ă©tĂ© contre un officier du palais, qui m'a vue cinq ou six fois, et qui est d'aussi bonne façon qu'on puisse ĂÂȘtre il y a bien Ă tirer si le Prince le vaut; c'est dommage que je n'aie pu l'aimer dans le fond, et je le plains plus que le Prince. Flaminia, souriant en cachette. - Oh! Silvia, je vous assure que vous plaindrez le Prince autant que lui quand vous le connaĂtrez. Silvia. - Eh bien, qu'il tĂÂąche de m'oublier, qu'il me renvoie, qu'il voie d'autres filles; il y en a ici qui ont leur amant tout comme moi mais cela ne les empĂÂȘche pas d'aimer tout le monde, j'ai bien vu que cela ne leur coĂ»te rien mais pour moi, cela m'est impossible. Flaminia. - Eh ma chĂšre enfant, avons-nous rien ici qui vous vaille, rien qui approche de vous? Silvia, d'un air modeste. - Oh que si, il y en a de plus jolies que moi; et quand elles seraient la moitiĂ© moins jolies, cela leur fait plus de profit qu'Ă moi d'ĂÂȘtre tout Ă fait belle j'en vois ici de laides qui font si bien aller leur visage, qu'on y est trompĂ©. Flaminia. - Oui, mais le vĂÂŽtre va tout seul, et cela est charmant. Silvia. - Bon, moi, je ne parais rien, je suis toute d'une piĂšce auprĂšs d'elles, je demeure lĂ , je ne vais ni ne viens; au lieu qu'elles, elles sont d'une humeur joyeuse, elles ont des yeux qui caressent tout le monde, elles ont une mine hardie, une beautĂ© libre qui ne se gĂÂȘne point, qui est sans façon; cela plaĂt davantage que non pas une honteuse comme moi, qui n'ose regarder les gens et qui est confuse qu'on la trouve belle. Flaminia. - Eh! voilĂ justement ce qui touche le Prince, voilĂ ce qu'il estime; c'est cette ingĂ©nuitĂ©, cette beautĂ© simple, ce sont ces grĂÂąces naturelles Eh! croyez-moi, ne louez pas tant les femmes d'ici, car elles ne vous louent guĂšre. Silvia. - Qu'est-ce donc qu'elles disent? Flaminia. - Des impertinences; elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se porte sa beautĂ© rustique. Y a-t-il de visage plus commun disaient l'autre jour ces jalouses entre elles; de taille plus gauche? LĂ -dessus l'une vous prenait par les yeux, l'autre par la bouche; il n'y avait pas jusqu'aux hommes qui ne vous trouvaient pas trop jolie; j'Ă©tais dans une colĂšre... Silvia, fĂÂąchĂ©e. - Pardi, voilĂ de vilains hommes, de trahir comme cela leur pensĂ©e pour plaire Ă ces sottes-lĂ . Flaminia. - Sans difficultĂ©. Silvia. - Que je les hais, ces femmes-lĂ ! Mais puisque je suis si peu agrĂ©able Ă leur compte, pourquoi donc est-ce que le Prince m'aime et qu'il les laisse lĂ ? Flaminia. - Oh! elles sont persuadĂ©es qu'il ne vous aimera pas longtemps, que c'est un caprice qui lui passera, et qu'il en rira tout le premier. Silvia, piquĂ©e, et aprĂšs avoir un peu regardĂ© Flaminia. - Hum! elles sont bien heureuses que j'aime Arlequin, sans cela j'aurais grand plaisir Ă les faire mentir, ces babillardes-lĂ . Flaminia. - Ah! qu'elles mĂ©riteraient bien d'ĂÂȘtre punies! Je leur ai dit Vous faites ce que vous pouvez pour faire renvoyer Silvia et pour plaire au Prince; et si elle voulait, il ne daignerait pas vous regarder. Silvia. - Pardi, vous voyez bien ce qu'il en est, il ne tient qu'Ă moi de les confondre. Flaminia. - VoilĂ de la compagnie qui vous vient. Silvia. - Eh! je crois que c'est cet officier dont je vous ai parlĂ©, c'est lui-mĂÂȘme. Voyez la belle physionomie d'homme! ScĂšne II Le Prince, sous le nom d'officier du palais, et Lisette, sous le nom de dame de la cour, et les acteurs prĂ©cĂ©dents. Le Prince, en voyant Silvia, salue avec beaucoup de soumission. Silvia. - Comment, vous voilĂ , Monsieur? Vous saviez donc bien que j'Ă©tais ici? Le Prince. - Oui, Mademoiselle, je le savais; mais vous m'aviez dit de ne plus vous voir, et je n'aurais osĂ© paraĂtre sans Madame, qui a souhaitĂ© que je l'accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l'honneur de vous faire la rĂ©vĂ©rence. La dame ne dit mot, et regarde seulement Silvia avec attention; Flaminia et elle se font des mines. Silvia, doucement. - Je ne suis pas fĂÂąchĂ©e de vous revoir, et vous me retrouvez bien triste. A l'Ă©gard de cette dame, je la remercie de la volontĂ© qu'elle a de me faire une rĂ©vĂ©rence, je ne mĂ©rite pas cela; mais qu'elle me la fasse, puisque c'est son dĂ©sir, je lui en rendrai une comme je pourrai, elle excusera si je la fais mal. Lisette. - Oui, ma mie, je vous excuserai de bon coeur, je ne vous demande pas l'impossible. Silvia, rĂ©pĂ©tant d'un air fĂÂąchĂ©, et Ă part, et faisant une rĂ©vĂ©rence. - Je ne vous demande pas l'impossible, quelle maniĂšre de parler! Lisette. - Quel ĂÂąge avez-vous, ma fille? Silvia. - Je l'ai oubliĂ©e, ma mĂšre. Flaminia, Ă Silvia. - Bon. Le Prince paraĂt et affecte d'ĂÂȘtre surpris. Lisette. - Elle se fĂÂąche, je pense? Le Prince. - Mais, Madame, que signifient ces discours-lĂ ? Sous prĂ©texte de venir saluer Silvia, vous lui faites une insulte! Lisette. - Ce n'est pas mon dessein; j'avais la curiositĂ© de voir cette petite fille qu'on aime tant, qui fait naĂtre une si forte passion; et je cherche ce qu'elle a de si aimable. On dit qu'elle est naĂÂŻve, c'est un agrĂ©ment campagnard qui doit la rendre amusante, priez-la de nous donner quelques traits de naĂÂŻvetĂ©; voyons son esprit. Silvia. - Eh non, Madame, ce n'est pas la peine, il n'est pas si plaisant que le vĂÂŽtre. Lisette, riant. - Ah! ah! vous demandiez du naĂÂŻf, en voilĂ . Le Prince. - Allez-vous-en, Madame. Silvia. - Cela m'impatiente Ă la fin, et si elle ne s'en va, je me fĂÂącherai tout de bon. Le Prince, Ă Lisette. - Vous vous repentirez de votre procĂ©dĂ©. Lisette, en se retirant d'un air dĂ©daigneux. - Adieu; un pareil objet me venge assez de celui qui en a fait choix. ScĂšne III Le Prince, Flaminia, Silvia Flaminia. - VoilĂ une crĂ©ature bien effrontĂ©e! Silvia. - Je suis outrĂ©e, j'ai bien affaire qu'on m'enlĂšve pour se moquer de moi; chacun a son prix, ne semble-t-il pas que je ne vaille pas bien ces femmes-lĂ ? je ne voudrais pas ĂÂȘtre changĂ©e contre elles. Flaminia. - Bon, ce sont des compliments que les injures de cette jalouse-lĂ . Le Prince. - Belle Silvia, cette femme-lĂ nous a trompĂ©s, le Prince et moi; vous m'en voyez au dĂ©sespoir, n'en doutez pas. Vous savez que je suis pĂ©nĂ©trĂ© de respect pour vous; vous connaissez mon coeur, je venais ici pour me donner la satisfaction de vous voir, pour jeter encore une fois les yeux sur une personne si chĂšre, et reconnaĂtre notre souveraine; mais je ne prends pas garde que je me dĂ©couvre, que Flaminia m'Ă©coute, et que je vous importune encore. Flaminia, d'un air naturel. - Quel mal faites-vous? ne sais-je pas bien qu'on ne peut la voir sans l'aimer? Silvia. - Et moi, je voudrais qu'il ne m'aimĂÂąt pas, car j'ai du chagrin de ne pouvoir lui rendre le change; encore si c'Ă©tait un homme comme tant d'autres, Ă qui on dit ce qu'on veut; mais il est trop agrĂ©able pour qu'on le maltraite, lui, et il a toujours Ă©tĂ© comme vous le voyez. Le Prince. - Ah! que vous ĂÂȘtes obligeante, Silvia! Que puis-je faire pour mĂ©riter ce que vous venez de me dire, si ce n'est de vous aimer toujours! Silvia. - Eh bien! aimez-moi, Ă la bonne heure, j'y aurai du plaisir, pourvu que vous promettiez de prendre votre mal en patience; car je ne saurais mieux faire, en vĂ©ritĂ© Arlequin est venu le premier, voilĂ tout ce qui vous nuit. Si j'avais devinĂ© que vous viendriez aprĂšs lui, en bonne foi je vous aurais attendu; mais vous avez du malheur, et moi je ne suis pas heureuse. Le Prince. - Flaminia, je vous en fais juge, pourrait-on cesser d'aimer Silvia? Connaissez-vous de coeur plus compatissant, plus gĂ©nĂ©reux que le sien? Non, la tendresse d'une autre me toucherait moins que la seule bontĂ© qu'elle a de me plaindre. Silvia, Ă Flaminia. - Et moi, je vous en fais juge aussi; lĂ , vous l'entendez, comment se comporter avec un homme qui me remercie toujours, qui prend tout ce qu'on lui dit en bien? Flaminia. - Franchement, il a raison, Silvia, vous ĂÂȘtes charmante, et Ă sa place je serais tout comme il est. Silvia. - Ah çà ! n'allez-vous pas l'attendrir encore, il n'a pas besoin qu'on lui dise tant que je suis jolie, il le croit assez. A LĂ©lio. Croyez-moi, tĂÂąchez de m'aimer tranquillement, et vengez-moi de cette femme qui m'a injuriĂ©e. Le Prince. - Oui, ma chĂšre Silvia, j'y cours; Ă mon Ă©gard, de quelque façon que vous me traitiez, mon parti est pris, j'aurai du moins le plaisir de vous aimer toute ma vie. Silvia. - Oh! je m'en doutais bien, je vous connais. Flaminia. - Allez, Monsieur, hĂÂątez-vous d'informer le Prince du mauvais procĂ©dĂ© de la dame en question; il faut que tout le monde sache ici le respect qui est dĂ» Ă Silvia. Le Prince. - Vous aurez bientĂÂŽt de mes nouvelles. Il sort. ScĂšne IV Flaminia, Silvia Flaminia. - Vous, ma chĂšre, pendant que je vais chercher Arlequin, qu'on retient peut-ĂÂȘtre un peu trop longtemps Ă table, allez essayer l'habit qu'on vous a fait, il me tarde de vous le voir. Silvia. - Tenez, l'Ă©toffe est belle, elle m'ira bien; mais je ne veux point de tous ces habits-lĂ , car le Prince me veut en troc, et jamais nous ne finirons ce marchĂ©-lĂ . Flaminia. - Vous vous trompez; quand il vous quitterait, vous emporteriez tout; vraiment, vous ne le connaissez pas. Silvia. - Je m'en vais donc sur votre parole; pourvu qu'il ne me dise pas aprĂšs Pourquoi as-tu pris mes prĂ©sents? Flaminia. - Il vous dira Pourquoi n'en avoir pas pris davantage? Silvia. - En ce cas-lĂ , j'en prendrai tant qu'il voudra, afin qu'il n'ait rien Ă me dire. Flaminia. - Allez, je rĂ©ponds de tout. ScĂšne V Flaminia, Arlequin, tout Ă©clatant de rire, entre avec Trivelin Flaminia, Ă part. - Il me semble que les choses commencent Ă prendre forme; voici Arlequin. En vĂ©ritĂ©, je ne sais, mais si ce petit homme venait Ă m'aimer, j'en profiterais de bon coeur. Arlequin, riant. - Ah! ah! ah! Bonjour, mon amie. Flaminia, en souriant. - Bonjour, Arlequin; dites-moi donc de quoi vous riez, afin que j'en rie aussi? Arlequin. - C'est que mon valet Trivelin, que je ne paye point, m'a menĂ© par toutes les chambres de la maison, oĂÂč l'on trotte comme dans les rues; oĂÂč l'on jase comme dans notre halle, sans que le maĂtre de la maison s'embarrasse de tous ces visages-lĂ , et qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu'il leur dise Voulez-vous boire un coup? Je me divertissais de ces originaux-lĂ en revenant, quand j'ai vu un grand coquin qui a levĂ© l'habit d'une dame par-derriĂšre. Moi, j'ai cru qu'il lui faisait quelque niche, et je lui ai dit bonnement ArrĂÂȘtez-vous, polisson, vous badinez malhonnĂÂȘtement. Elle, qui m'a entendu, s'est retournĂ©e et m'a dit Ne voyez-vous pas bien qu'il me porte la queue? Et pourquoi vous la laissez-vous porter, cette queue? ai-je repris. Sur cela le polisson s'est mis Ă rire, la dame riait, Trivelin riait, tout le monde riait par compagnie je me suis mis Ă rire aussi. A cette heure je vous demande pourquoi nous avons ri, tous? Flaminia. - D'une bagatelle c'est que vous ne savez pas que ce que vous avez vu faire Ă ce laquais est un usage pour les dames. Arlequin. - C'est donc encore un honneur? Flaminia. - Oui, vraiment. Arlequin. - Pardi, j'ai donc bien fait d'en rire; car cet honneur-lĂ est bouffon et Ă bon marchĂ©. Flaminia. - Vous ĂÂȘtes gai, j'aime Ă vous voir comme cela; avez-vous bien mangĂ© depuis que je vous ai quittĂ©? Arlequin. - Ah! morbleu, qu'on a apportĂ© de friandes drogues! Que le cuisinier d'ici fait de bonnes fricassĂ©es! Il n'y a pas moyen de tenir contre sa cuisine; j'ai tant bu Ă la santĂ© de Silvia et de vous, que si vous ĂÂȘtes malades, ce ne sera pas ma faute. Flaminia. - Quoi! vous vous ĂÂȘtes encore ressouvenu de moi? Arlequin. - Quand j'ai donnĂ© mon amitiĂ© Ă quelqu'un, jamais je ne l'oublie, surtout Ă table. Mais Ă propos de Silvia, est-elle encore avec sa mĂšre? Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, songerez-vous toujours Ă Silvia? Arlequin. - Taisez-vous quand je parle. Flaminia. - Vous avez tort, Trivelin. Trivelin. - Comment, j'ai tort! Flaminia. - Oui; pourquoi l'empĂÂȘchez-vous de parler de ce qu'il aime? Trivelin. - A ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des intĂ©rĂÂȘts du Prince! Flaminia, comme Ă©pouvantĂ©e. - Arlequin, cet homme-lĂ me fera des affaires Ă cause de vous. Arlequin, en colĂšre. - Non, ma bonne. A Trivelin. Ecoute, je suis ton maĂtre, car tu me l'as dit; je n'en savais rien, fainĂ©ant que tu es! S'il t'arrive de faire le rapporteur, et qu'Ă cause de toi on fasse seulement la moue Ă cette honnĂÂȘte fille-lĂ , c'est deux oreilles que tu auras de moins je te les garantis dans ma poche. Trivelin. - Je ne suis pas Ă cela prĂšs, et je veux faire mon devoir. Arlequin. - Deux oreilles, entends-tu bien Ă prĂ©sent? Va-t'en. Trivelin. - Je vous pardonne tout Ă vous, car enfin il le faut mais vous me le paierez, Flaminia. Arlequin veut retourner sur lui, et Flaminia l'arrĂÂȘte; quand il est revenu, il dit ScĂšne VI Arlequin, Flaminia Arlequin. - Cela est terrible! Je n'ai trouvĂ© ici qu'une personne qui entende la raison, et l'on vient chicaner ma conversation avec elle. Ma chĂšre Flaminia, Ă prĂ©sent, parlons de Silvia Ă notre aise; quand je ne la vois point, il n'y a qu'avec vous que je m'en passe. Flaminia, d'un air simple. - Je ne suis point ingrate, il n'y a rien que je ne fisse pour vous rendre contents tous deux; et d'ailleurs vous ĂÂȘtes si estimable, Arlequin, quand je vois qu'on vous chagrine, je souffre autant que vous. Arlequin. - La bonne sorte de fille! Toutes les fois que vous me plaignez, cela m'apaise, je suis la moitiĂ© moins fĂÂąchĂ© d'ĂÂȘtre triste. Flaminia. - Pardi, qui est-ce qui ne vous plaindrait pas? Qui est-ce qui ne s'intĂ©resserait pas Ă vous? Vous ne connaissez pas ce que vous valez, Arlequin. Arlequin. - Cela se peut bien, je n'y ai jamais regardĂ© de si prĂšs. Flaminia. - Si vous saviez combien il m'est cruel de n'avoir point de pouvoir! si vous lisiez dans mon coeur! Arlequin. - HĂ©las! je ne sais point lire, mais vous me l'expliqueriez. Par la mardi, je voudrais n'ĂÂȘtre plus affligĂ©, quand ce ne serait que pour l'amour du souci que cela vous donne; mais cela viendra. Flaminia, d'un ton triste. - Non, je ne serai jamais tĂ©moin de votre contentement, voilĂ qui est fini; Trivelin causera, l'on me sĂ©parera d'avec vous, et que sais-je, moi, oĂÂč l'on m'emmĂšnera? Arlequin, je vous parle peut-ĂÂȘtre pour la derniĂšre fois, et il n'y a plus de plaisir pour moi dans le monde. Arlequin, triste. - Pour la derniĂšre fois! J'ai donc bien du guignon! Je n'ai qu'une pauvre maĂtresse, ils me l'ont emportĂ©e, vous emporteraient-ils encore? et oĂÂč est-ce que je prendrai du courage pour endurer tout cela? Ces gens-lĂ croient-ils que j'aie un coeur de fer? ont-ils entrepris mon trĂ©pas? seront-ils si barbares? Flaminia. - En tout cas, j'espĂšre que vous n'oublierez jamais Flaminia, qui n'a rien tant souhaitĂ© que votre bonheur. Arlequin. - Ma mie, vous me gagnez le coeur; conseillez-moi dans ma peine, avisons-nous, quelle est votre pensĂ©e? Car je n'ai point d'esprit, moi, quand je suis fĂÂąchĂ©; il faut que j'aime Silvia, il faut que je vous garde, il ne faut pas que mon amour pĂÂątisse de notre amitiĂ©, ni notre amitiĂ© de mon amour, et me voilĂ bien embarrassĂ©. Flaminia. - Et moi bien malheureuse. Depuis que j'ai perdu mon amant, je n'ai eu de repos qu'en votre compagnie, je respire avec vous; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler; je n'ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables. Arlequin. - Pauvre fille! il est fĂÂącheux que j'aime Silvia, sans cela je vous donnerais de bon coeur la ressemblance de votre amant. C'Ă©tait donc un joli garçon? Flaminia. - Ne vous ai-je pas dit qu'il Ă©tait fait comme vous, que vous ĂÂȘtes son portrait? Arlequin. - Eh vous l'aimiez donc beaucoup? Flaminia. - Regardez-vous, Arlequin, voyez combien vous mĂ©ritez d'ĂÂȘtre aimĂ©, et vous verrez combien je l'aimais. Arlequin. - Je n'ai vu personne rĂ©pondre si doucement que vous, votre amitiĂ© se met partout; je n'aurais jamais cru ĂÂȘtre si joli que vous le dites; mais puisque vous aimiez tant ma copie, il faut bien croire que l'original mĂ©rite quelque chose. Flaminia. - Je crois que vous m'auriez encore plu davantage; mais je n'aurais pas Ă©tĂ© assez belle pour vous. Arlequin, avec feu. - Par la sambille, je vous trouve charmante avec cette pensĂ©e-lĂ . Flaminia. - Vous me troublez, il faut que je vous quitte; je n'ai que trop de peine Ă m'arracher d'auprĂšs de vous mais oĂÂč cela nous conduirait-il? Adieu, Arlequin, je vous verrai toujours, si on me le permet; je ne sais oĂÂč je suis. Arlequin. - Je suis tout de mĂÂȘme. Flaminia. - J'ai trop de plaisir Ă vous voir. Arlequin. - Je ne vous refuse pas ce plaisir-lĂ , moi, regardez-moi Ă votre aise, je vous rendrai la pareille. Flaminia, s'en allant. - Je n'oserais adieu. Arlequin, seul. - Ce pays-ci n'est pas digne d'avoir cette fille-lĂ ; si par quelque malheur Silvia venait Ă manquer, dans mon dĂ©sespoir je crois que je me retirerais avec elle. ScĂšne VII Trivelin arrive avec un Seigneur qui vient derriĂšre lui. Arlequin Trivelin. - Seigneur Arlequin, n'y a-t-il point de risque Ă reparaĂtre? N'est-ce point compromettre mes Ă©paules? Car vous jouez merveilleusement de votre Ă©pĂ©e de bois. Arlequin. - Je serai bon, quand vous serez sage. Trivelin. - VoilĂ un seigneur qui demande Ă vous parler. Le Seigneur approche, et fait des rĂ©vĂ©rences, qu'Arlequin lui rend. Arlequin, Ă part. - J'ai vu cet homme-lĂ quelque part. Le Seigneur. - Je viens vous demander une grĂÂące; mais ne vous incommodĂ©-je point, Monsieur Arlequin? Arlequin. - Non, Monsieur, vous ne me faites ni bien ni mal, en vĂ©ritĂ©. Et voyant le Seigneur qui se couvre. Vous n'avez seulement qu'Ă me dire si je dois aussi mettre mon chapeau. Le Seigneur. - De quelque façon que vous soyez, vous me ferez honneur. Arlequin, se couvrant. - Je vous crois, puisque vous le dites. Que souhaite de moi Votre Seigneurie? Mais ne me faites point de compliments, ce serait autant de perdu, car je n'en sais point rendre. Le Seigneur. - Ce ne sont point des compliments, mais des tĂ©moignages d'estime. Arlequin. - Galbanum que tout cela! Votre visage ne m'est point nouveau, Monsieur; je vous ai vu quelque part Ă la chasse, oĂÂč vous jouiez de la trompette; je vous ai ĂÂŽtĂ© mon chapeau en passant, et vous me devez ce coup de chapeau-lĂ . Le Seigneur. - Quoi! je ne vous saluai point? Arlequin. - Pas un brin. Le Seigneur. - Je ne m'aperçus donc pas de votre honnĂÂȘtetĂ©? Arlequin. - Oh que si; mais vous n'aviez pas de grĂÂące Ă me demander, voilĂ pourquoi je perdis mon Ă©talage. Le Seigneur. - Je ne me reconnais point Ă cela. Arlequin. - Ma foi, vous n'y perdez rien. Mais que vous plaĂt-il? Le Seigneur. - Je compte sur votre bon coeur; voici ce que c'est j'ai eu le malheur de parler cavaliĂšrement de vous devant le Prince. Arlequin. - Vous n'avez encore qu'Ă ne vous pas reconnaĂtre Ă cela. Le Seigneur. - Oui; mais le Prince s'est fĂÂąchĂ© contre moi. Arlequin. - Il n'aime donc pas les mĂ©disants? Le Seigneur. - Vous le voyez bien. Arlequin. - Oh! oh! voilĂ qui me plaĂt; c'est un honnĂÂȘte homme; s'il ne me retenait pas ma maĂtresse, je serais fort content de lui. Et que vous a-t-il dit? Que vous Ă©tiez un mal appris? Le Seigneur. - Oui. Arlequin. - Cela est trĂšs raisonnable de quoi vous plaignez-vous? Le Seigneur. - Ce n'est pas lĂ tout Arlequin, m'a-t-il rĂ©pondu, est un garçon d'honneur; je veux qu'on l'honore, puisque je l'estime; la franchise et la simplicitĂ© de son caractĂšre sont des qualitĂ©s que je voudrais que vous eussiez tous. Je nuis Ă son amour, et je suis au dĂ©sespoir que le mien m'y force. Arlequin, attendri. - Par la morbleu, je suis son serviteur; franchement, je fais cas de lui, et je croyais ĂÂȘtre plus en colĂšre contre lui que je ne le suis. Le Seigneur. - Ensuite il m'a dit de me retirer; mes amis lĂ -dessus ont tĂÂąchĂ© de le flĂ©chir pour moi. Arlequin. - Quand ces amis-lĂ s'en iraient aussi avec vous, il n'y aurait pas grand mal; car dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. Le Seigneur. - Il s'est aussi fĂÂąchĂ© contre eux. Arlequin. - Que le ciel bĂ©nisse cet homme de bien, il a vidĂ© lĂ sa maison d'une mauvaise graine de gens. Le Seigneur. - Et nous ne pouvons reparaĂtre tous qu'Ă condition que vous demandiez notre grĂÂące. Arlequin. - Par ma foi, Messieurs, allez oĂÂč il vous plaira; je vous souhaite un bon voyage. Le Seigneur. - Quoi! vous refuserez de prier pour moi? Si vous n'y consentiez pas, ma fortune serait ruinĂ©e; Ă prĂ©sent qu'il ne m'est plus permis de voir le Prince, que ferais-je Ă la cour? Il faudra que je m'en aille dans mes terres; car je suis comme exilĂ©. Arlequin. - Comment, ĂÂȘtre exilĂ©, ce n'est donc point vous faire d'autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous? Le Seigneur. - Vraiment non; voilĂ ce que c'est. Arlequin. - Et vous vivrez lĂ paix et aise, vous ferez vos quatre repas comme Ă l'ordinaire? Le Seigneur. - Sans doute, qu'y a-t-il d'Ă©trange Ă cela? Arlequin. - Ne me trompez-vous pas? Est-il sĂ»r qu'on est exilĂ© quand on mĂ©dit? Le Seigneur. - Cela arrive assez souvent. Arlequin saute d'aise. - Allons, voilĂ qui est fait, je m'en vais mĂ©dire du premier venu, et j'avertirai Silvia et Flaminia d'en faire autant. Le Seigneur. - Eh la raison de cela? Arlequin. - Parce que je veux aller en exil, moi; de la maniĂšre dont on punit les gens ici, je vais gager qu'il y a plus de gain Ă ĂÂȘtre puni que rĂ©compensĂ©. Le Seigneur. - Quoi qu'il en soit, Ă©pargnez-moi cette punition-lĂ , je vous prie; d'ailleurs, ce que j'ai dit de vous n'est pas grande chose. Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Le Seigneur. - Une bagatelle, vous dis-je. Arlequin. - Mais voyons. Le Seigneur. - J'ai dit que vous aviez l'air d'un homme ingĂ©nu, sans malice, lĂ , d'un garçon de bonne foi. Arlequin rit de tout son coeur. - L'air d'un innocent, pour parler Ă la franquette; mais qu'est-ce que cela fait? Moi, j'ai l'air d'un innocent; vous, vous avez l'air d'un homme d'esprit; eh bien, Ă cause de cela, faut-il s'en fier Ă notre air? N'avez-vous rien dit que cela? Le Seigneur. - Non; j'ai ajoutĂ© seulement que vous donniez la comĂ©die Ă ceux qui vous parlaient. Arlequin. - Pardi, il faut bien vous donner votre revanche Ă vous autres. VoilĂ donc toute votre faute? Le Seigneur. - Oui. Arlequin. - C'est se moquer, vous ne mĂ©ritez pas d'ĂÂȘtre exilĂ©, vous avez cette bonne fortune-lĂ pour rien. Le Seigneur. - N'importe, empĂÂȘchez que je ne le sois; un homme comme moi ne peut demeurer qu'Ă la cour il n'est en considĂ©ration, il n'est en Ă©tat de pouvoir se venger de ses envieux qu'autant qu'il se rend agrĂ©able au Prince, et qu'il cultive l'amitiĂ© de ceux qui gouvernent les affaires. Arlequin. - J'aimerais mieux cultiver un bon champ, cela rapporte toujours peu ou prou, et je me doute que l'amitiĂ© de ces gens-lĂ n'est pas aisĂ©e Ă avoir ni Ă garder. Le Seigneur. - Vous avez raison dans le fond ils ont quelquefois des caprices fĂÂącheux, mais on n'oserait s'en ressentir, on les mĂ©nage, on est souple avec eux, parce que c'est par leur moyen que vous vous vengez des autres. Arlequin. - Quel trafic! C'est justement recevoir des coups de bĂÂąton d'un cĂÂŽtĂ©, pour avoir le privilĂšge d'en donner d'un autre; voilĂ une drĂÂŽle de vanitĂ©! A vous voir si humbles, vous autres, on ne croirait jamais que vous ĂÂȘtes si glorieux. Le Seigneur. - Nous sommes Ă©levĂ©s lĂ -dedans. Mais Ă©coutez, vous n'aurez point de peine Ă me remettre en faveur, car vous connaissez bien Flaminia? Arlequin. - Oui, c'est mon intime. Le Seigneur. - Le Prince a beaucoup de bienveillance pour elle; elle est la fille d'un de ses officiers; et je me suis imaginĂ© de lui faire sa fortune en la mariant Ă un petit-cousin que j'ai Ă la campagne, que je gouverne, et qui est riche. Dites-le au Prince, mon dessein me conciliera ses bonnes grĂÂąces. Arlequin. - Oui, mais ce n'est pas lĂ le chemin des miennes; car je n'aime point qu'on Ă©pouse mes amies, moi, et vous n'imaginez rien qui vaille avec votre petit-cousin. Le Seigneur. - Je croyais... Arlequin. - Ne croyez plus. Le Seigneur. - Je renonce Ă mon projet. Arlequin. - N'y manquez pas; je vous promets mon intercession, sans que le petit-cousin s'en mĂÂȘle. Le Seigneur. - Je vous ai beaucoup d'obligation; j'attends l'effet de vos promesses adieu, Monsieur Arlequin. Arlequin. - Je suis votre serviteur. Diantre, je suis en crĂ©dit, car on fait ce que je veux. Il ne faut rien dire Ă Flaminia du cousin. ScĂšne VIII Arlequin, Flaminia arrive. Flaminia. - Mon cher, je vous amĂšne Silvia; elle me suit. Arlequin. - Mon amie, vous deviez bien venir m'avertir plus tĂÂŽt, nous l'aurions attendue en causant ensemble. Silvia arrive. ScĂšne IX Arlequin, Flaminia, Silvia Silvia. - Bonjour, Arlequin. Ah! que je viens d'essayer un bel habit! Si vous me voyiez, en vĂ©ritĂ©, vous me trouveriez jolie; demandez Ă Flaminia. Ah! ah! si je portais ces habits-lĂ , les femmes d'ici seraient bien attrapĂ©es, elles ne diraient pas que j'ai l'air gauche. Oh! que les ouvriĂšres d'ici sont habiles! Arlequin. - Ah, m'amour, elles ne sont pas si habiles que vous ĂÂȘtes bien faite. Silvia. - Si je suis bien faite, Arlequin, vous n'ĂÂȘtes pas moins honnĂÂȘte. Flaminia. - Du moins ai-je le plaisir de vous voir un peu plus contents Ă prĂ©sent. Silvia. - Eh dame, puisqu'on ne nous gĂÂȘne plus, j'aime autant ĂÂȘtre ici qu'ailleurs; qu'est-ce que cela fait d'ĂÂȘtre lĂ ou lĂ ? On s'aime partout. Arlequin. - Comment, nous gĂÂȘner! On envoie les gens me demander pardon pour la moindre impertinence qu'ils disent de moi. Silvia, d'un air content. - J'attends une dame aussi, moi, qui viendra devant moi se repentir de ne m'avoir pas trouvĂ©e belle. Flaminia. - Si quelqu'un vous fĂÂąche dorĂ©navant, vous n'avez qu'Ă m'en avertir. Arlequin. - Pour cela, Flaminia nous aime comme si nous Ă©tions frĂšres et soeurs. Il dit cela Ă Flaminia. Aussi, de notre part, c'est queussi queumi. Silvia. - Devinez, Arlequin, qui j'ai encore rencontrĂ© ici? Mon amoureux qui venait me voir chez nous, ce grand monsieur si bien tournĂ©; je veux que vous soyez amis ensemble, car il a bon coeur aussi. Arlequin, d'un air nĂ©gligent. - A la bonne heure, je suis de tous bons accords. Silvia. - AprĂšs tout, quel mal y a-t-il qu'il me trouve Ă son grĂ©? Prix pour prix, les gens qui nous aiment sont de meilleure compagnie que ceux qui ne se soucient pas de nous, n'est-il pas vrai? Flaminia. - Sans doute. Arlequin, gaiement. - Mettons encore Flaminia, elle se soucie de nous, et nous serons partie carrĂ©e. Flaminia. - Arlequin, vous me donnez lĂ une marque d'amitiĂ© que je n'oublierai point. Arlequin. - Ah ça, puisque nous voilĂ ensemble, allons faire collation, cela amuse. Silvia. - Allez, allez, Arlequin; Ă cette heure que nous nous voyons quand nous voulons, ce n'est pas la peine de nous ĂÂŽter notre libertĂ© Ă nous-mĂÂȘmes; ne vous gĂÂȘnez point. Arlequin fait signe Ă Flaminia de venir. Flaminia, sur son geste, dit. - Je m'en vais avec vous; aussi bien voilĂ quelqu'un qui entre et qui tiendra compagnie Ă Silvia. ScĂšne X Lisette entre avec quelques femmes pour tĂ©moins de ce qu'elle va faire, et qui restent derriĂšre. Silvia. Lisette fait de grandes rĂ©vĂ©rences. Silvia, d'un air un peu piquĂ©. - Ne faites point tant de rĂ©vĂ©rences, Madame, cela m'exemptera de vous en faire; je m'y prends de si mauvaise grĂÂące, Ă votre fantaisie! Lisette, d'un ton triste. - On ne vous trouve que trop de mĂ©rite. Silvia. - Cela se passera. Ce n'est pas moi qui ai envie de plaire, telle que vous me voyez; il me fĂÂąche assez d'ĂÂȘtre si jolie, et que vous ne soyez pas assez belle. Lisette. - Ah, quelle situation! Silvia. - Vous soupirez Ă cause d'une petite villageoise, vous ĂÂȘtes bien de loisir; et oĂÂč avez-vous mis votre langue de tantĂÂŽt, Madame? Est-ce que vous n'avez plus de caquet quand il faut bien dire? Lisette. - Je ne puis me rĂ©soudre Ă parler. Silvia. - Gardez donc le silence; car quand vous vous lamenteriez jusqu'Ă demain, mon visage n'empirera pas beau ou laid, il restera comme il est. Qu'est-ce que vous me voulez? Est-ce que vous ne m'avez pas assez querellĂ©e? Eh bien, achevez, prenez-en votre suffisance. Lisette. - Epargnez-moi, Mademoiselle; l'emportement que j'ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l'embarras le Prince m'oblige Ă venir vous faire une rĂ©paration, et je vous prie de la recevoir sans me railler. Silvia. - VoilĂ qui est fini, je ne me moquerai plus de vous; je sais bien que l'humilitĂ© n'accommode pas les glorieux, mais la rancune donne de la malice. Cependant je plains votre peine, et je vous pardonne. De quoi aussi vous avisiez-vous de me mĂ©priser? Lisette. - J'avais cru m'apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi, et je ne croyais pas en ĂÂȘtre indigne mais je vois bien que ce n'est pas toujours aux agrĂ©ments qu'on se rend. Silvia, d'un ton vif. - Vous verrez que c'est Ă la laideur et Ă la mauvaise façon, Ă cause qu'on se rend Ă moi. Comme ces jalouses ont l'esprit tournĂ©! Lisette. - Eh bien oui, je suis jalouse, il est vrai; mais puisque vous n'aimez pas le Prince, aidez-moi Ă le remettre dans les dispositions oĂÂč j'ai cru qu'il Ă©tait pour moi il est sĂ»r que je ne lui dĂ©plaisais pas, et je le guĂ©rirai de l'inclination qu'il a pour vous, si vous me laissez faire. Silvia, d'un air piquĂ©. - Croyez-moi, vous ne le guĂ©rirez de rien; mon avis est que cela vous passe. Lisette. - Cependant cela me paraĂt possible; car enfin je ne suis ni si maladroite, ni si dĂ©sagrĂ©able. Silvia. - Tenez, tenez, parlons d'autre chose; vos bonnes qualitĂ©s m'ennuient. Lisette. - Vous me rĂ©pondez d'une Ă©trange maniĂšre! Quoi qu'il en soit, avant qu'il soit quelques jours, nous verrons si j'ai si peu de pouvoir. Silvia, vivement. - Oui, nous verrons des balivernes. Pardi, je parlerai au Prince; il n'a pas encore osĂ© me parler, lui, Ă cause que je suis trop fĂÂąchĂ©e mais je lui ferai dire qu'il s'enhardisse, seulement pour voir. Lisette. - Adieu, Mademoiselle, chacune de nous fera ce qu'elle pourra. J'ai satisfait Ă ce qu'on exigeait de moi Ă votre Ă©gard, et je vous prie d'oublier tout ce qui s'est passĂ© entre nous. Silvia, brusquement. - Marchez, marchez, je ne sais pas seulement si vous ĂÂȘtes au monde. ScĂšne XI Silvia, Flaminia arrive. Flaminia. - Qu'avez-vous, Silvia? Vous ĂÂȘtes bien Ă©mue! Silvia. - J'ai, que je suis en colĂšre; cette impertinente femme de tantĂÂŽt est venue pour me demander pardon, et sans faire semblant de rien, voyez la mĂ©chancetĂ©, elle m'a encore fĂÂąchĂ©e, m'a dit que c'Ă©tait Ă ma laideur qu'on se rendait, qu'elle Ă©tait plus agrĂ©able, plus adroite que moi, qu'elle ferait bien passer l'amour du Prince; qu'elle allait travailler pour cela; que je verrais, pati, pata; que sais-je, moi, tout ce qu'elle mis en avant contre mon visage! Est-ce que je n'ai pas raison d'ĂÂȘtre piquĂ©e? Flaminia, d'un air vif et d'intĂ©rĂÂȘt. - Ecoutez, si vous ne faites taire tous ces gens-lĂ , il faut vous cacher pour toute votre vie. Silvia. - Je ne manque pas de bonne volontĂ©; mais c'est Arlequin qui m'embarrasse. Flaminia. - Eh! je vous entends; voilĂ un amour aussi mal placĂ©, qui se rencontre lĂ aussi mal Ă propos qu'on le puisse. Silvia. - Oh! j'ai toujours eu du guignon dans les rencontres. Flaminia. - Mais si Arlequin vous voit sortir de la cour et mĂ©prisĂ©e, pensez-vous que cela le rĂ©jouisse? Silvia. - Il ne m'aimera pas tant, voulez-vous dire? Flaminia. - Il y a tout Ă craindre. Silvia. - Vous me faites rĂÂȘver Ă une chose, ne trouvez-vous pas qu'il est un peu nĂ©gligent depuis que nous sommes ici, Arlequin? il m'a quittĂ©e tantĂÂŽt pour aller goĂ»ter; voilĂ une belle excuse! Flaminia. - Je l'ai remarquĂ© comme vous; mais ne me trahissez pas au moins; nous nous parlons de fille Ă fille dites-moi, aprĂšs tout, l'aimez-vous tant, ce garçon? Silvia, d'un air indiffĂ©rent. - Mais vraiment oui, je l'aime, il le faut bien. Flaminia. - Voulez-vous que je vous dise? Vous me paraissez mal assortis ensemble. Vous avez du goĂ»t, de l'esprit, l'air fin et distinguĂ©; lui il a l'air pesant, les maniĂšres grossiĂšres; cela ne cadre point, et je ne comprends pas comment vous l'avez aimĂ©; je vous dirai mĂÂȘme que cela vous fait tort. Silvia. - Mettez-vous Ă ma place. C'Ă©tait le garçon le plus passable de nos cantons, il demeurait dans mon village, il Ă©tait mon voisin, il est assez facĂ©tieux, je suis de bonne humeur, il me faisait quelquefois rire, il me suivait partout, il m'aimait, j'avais coutume de le voir, et de coutume en coutume je l'ai aimĂ© aussi, faute de mieux mais j'ai toujours bien vu qu'il Ă©tait enclin au vin et Ă la gourmandise. Flaminia. - VoilĂ de jolies vertus, surtout dans l'amant de l'aimable et tendre Silvia! Mais Ă quoi vous dĂ©terminez-vous donc? Silvia. - Je ne puis que dire; il me passe tant de oui et de non par la tĂÂȘte, que je ne sais auquel entendre. D'un cĂÂŽtĂ©, Arlequin est un petit nĂ©gligent qui ne songe ici qu'Ă manger; d'un autre cĂÂŽtĂ©, si on me renvoie, ces glorieuses de femmes feront accroire partout qu'on m'aura dit Va-t'en, tu n'es pas assez jolie. D'un autre cĂÂŽtĂ©, ce monsieur que j'ai retrouvĂ© ici... Flaminia. - Quoi? Silvia. - Je vous le dis en secret; je ne sais ce qu'il m'a fait depuis que je l'ai revu; mais il m'a toujours paru si doux, il m'a dit des choses si tendres, m'a contĂ© son amour d'un air si poli, si humble, que j'en ai une vĂ©ritable pitiĂ©, et cette pitiĂ©-lĂ m'empĂÂȘche encore d'ĂÂȘtre la maĂtresse de moi. Flaminia. - L'aimez-vous? Silvia. - Je ne crois pas; car je dois aimer Arlequin. Flaminia. - C'est un homme aimable. Silvia. - Je le sens bien. Flaminia. - Si vous nĂ©gligiez de vous venger pour l'Ă©pouser, je vous le pardonnerais, voilĂ la vĂ©ritĂ©. Silvia. - Si Arlequin se mariait Ă une autre fille que moi, Ă la bonne heure; je serais en droit de lui dire Tu m'as quittĂ©e, je te quitte, je prends ma revanche mais il n'y a rien Ă faire; qui est-ce qui voudrait d'Arlequin ici, rude et bourru comme il est? Flaminia. - Il n'y a pas presse, entre nous pour moi, j'ai toujours eu dessein de passer ma vie aux champs; Arlequin est grossier, je ne l'aime point, mais je ne le hais pas; et dans les sentiments oĂÂč je suis, s'il voulait, je vous en dĂ©barrasserais volontiers pour vous faire plaisir. Silvia. - Mais mon plaisir, oĂÂč est-il? il n'est ni lĂ , ni lĂ ; je le cherche. Flaminia. - Vous verrez le Prince aujourd'hui. Voici ce cavalier qui vous plaĂt, tĂÂąchez de prendre votre parti. Adieu, nous nous retrouverons tantĂÂŽt. ScĂšne XII Silvia, Le Prince, qui entre. Silvia. - Vous venez vous allez encore me dire que vous m'aimez, pour me mettre davantage en peine. Le Prince. - Je venais voir si la dame qui vous a fait insulte s'Ă©tait bien acquittĂ©e de son devoir. Quant Ă moi, belle Silvia, quand mon amour vous fatiguera, quand je vous dĂ©plairai moi-mĂÂȘme, vous n'avez qu'Ă m'ordonner de me taire et de me retirer; je me tairai, j'irai oĂÂč vous voudrez, et je souffrirai sans me plaindre, rĂ©solu de vous obĂ©ir en tout. Silvia. - Ne voilĂ -t-il pas? ne l'ai-je pas bien dit? Comment voulez-vous que je vous renvoie? Vous vous tairez, s'il me plaĂt; vous vous en irez, s'il me plaĂt; vous n'oserez pas vous plaindre, vous m'obĂ©irez en tout. C'est bien lĂ le moyen de faire que je vous commande quelque chose! Le Prince. - Mais que puis-je mieux que de vous rendre maĂtresse de mon sort? Silvia. - Qu'est-ce que cela avance? Vous rendrai-je malheureux? en aurai-je le courage? Si je vous dis Allez-vous en, vous croirez que je vous hais; si je vous dis de vous taire, vous croirez que je ne me soucie pas de vous; et toutes ces croyances-lĂ ne seront pas vraies; elles vous affligeront; en serai-je plus Ă mon aise aprĂšs? Le Prince. - Que voulez-vous donc que je devienne, belle Silvia? Silvia. - Oh! ce que je veux! j'attends qu'on me le dise; j'en suis encore plus ignorante que vous; voilĂ Arlequin qui m'aime, voilĂ le Prince qui demande mon coeur, voilĂ vous qui mĂ©riteriez de l'avoir, voilĂ ces femmes qui m'injurient, et que je voudrais punir, voilĂ que j'aurai un affront, si je n'Ă©pouse pas le Prince Arlequin m'inquiĂšte, vous me donnez du souci, vous m'aimez trop, je voudrais ne vous avoir jamais connu, et je suis bien malheureuse d'avoir tout ce tracas-lĂ dans la tĂÂȘte. Le Prince. - Vos discours me pĂ©nĂštrent, Silvia, vous ĂÂȘtes trop touchĂ©e de ma douleur; ma tendresse, toute grande qu'elle est, ne vaut pas le chagrin que vous avez de ne pouvoir m'aimer. Silvia. - Je pourrais bien vous aimer, cela ne serait pas difficile, si je voulais. Le Prince. - Souffrez donc que je m'afflige, et ne m'empĂÂȘchez pas de vous regretter toujours. Silvia, comme impatiente. - Je vous en avertis, je ne saurais supporter de vous voir si tendre; il semble que vous le fassiez exprĂšs. Y a-t-il de la raison Ă cela? Pardi, j'aurais moins de mal Ă vous aimer tout Ă fait qu'Ă ĂÂȘtre comme je suis; pour moi, je laisserai tout lĂ ; voilĂ ce que vous gagnerez. Le Prince. - Je ne veux donc plus vous ĂÂȘtre Ă charge; vous souhaitez que je vous quitte et je ne dois pas rĂ©sister aux volontĂ©s d'une personne si chĂšre. Adieu, Silvia. Silvia, vivement. - Adieu, Silvia! Je vous querellerais volontiers; oĂÂč allez-vous? Restez-lĂ , c'est ma volontĂ©; je la sais mieux que vous, peut-ĂÂȘtre. Le Prince. - J'ai cru vous obliger. Silvia. - Quel train que tout cela! Que faire d'Arlequin? Encore si c'Ă©tait vous qui fĂ»t le Prince! Le Prince, d'un air Ă©mu. - Eh quand je le serais? Silvia. - Cela serait diffĂ©rent, parce que je dirais Ă Arlequin que vous prĂ©tendriez ĂÂȘtre le maĂtre, ce serait mon excuse mais il n'y a que pour vous que je voudrais prendre cette excuse-lĂ . Le Prince, Ă part les premiers mots. - Qu'elle est aimable! il est temps de dire qui je suis. Silvia. - Qu'avez-vous? est-ce que je vous fĂÂąche? Ce n'est pas Ă cause de la principautĂ© que je voudrais que vous fussiez prince, c'est seulement Ă cause de vous tout seul; et si vous l'Ă©tiez, Arlequin ne saurait pas que je vous prendrais par amour; voilĂ ma raison. Mais non, aprĂšs tout, il vaut mieux que vous ne soyez pas le maĂtre; cela me tenterait trop. Et quand vous le seriez, tenez, je ne pourrais me rĂ©soudre Ă ĂÂȘtre une infidĂšle, voilĂ qui est fini. Le Prince, Ă part les premiers mots. - DiffĂ©rons encore de l'instruire. Silvia, conservez-moi seulement les bontĂ©s que vous avez pour moi le Prince vous a fait prĂ©parer un spectacle, permettez que je vous y accompagne, et que je profite de toutes les occasions d'ĂÂȘtre avec vous. AprĂšs la fĂÂȘte, vous verrez le Prince, et je suis chargĂ© de vous dire que vous serez libre de vous retirer, si votre coeur ne vous dit rien pour lui. Silvia. - Oh! il ne me dira pas un mot, c'est tout comme si j'Ă©tais partie; mais quand je serai chez nous, vous y viendrez; eh, que sait-on ce qui peut arriver? peut-ĂÂȘtre que vous m'aurez. Allons-nous-en toujours, de peur qu'Arlequin ne vienne. Acte III ScĂšne premiĂšre Le Prince, Flaminia Flaminia. - Oui, seigneur, vous avez fort bien fait de ne pas vous dĂ©couvrir tantĂÂŽt, malgrĂ© tout ce que Silvia vous a dit de tendre; ce retardement ne gĂÂąte rien, et lui laisse le temps de se confirmer dans le penchant qu'elle a pour vous. GrĂÂąces au ciel, vous voilĂ presque arrivĂ© oĂÂč vous le souhaitiez. Le Prince. - Ah! Flaminia, qu'elle est aimable! Flaminia. - Elle l'est infiniment. Le Prince. - Je ne connais rien comme elle parmi les gens du monde. Quand une maĂtresse, Ă force d'amour, nous dit clairement Je vous aime, cela fait assurĂ©ment un grand plaisir. Eh bien, Flaminia, ce plaisir-lĂ , imaginez-vous qu'il n'est que fadeur, qu'il n'est qu'ennui, en comparaison du plaisir que m'ont donnĂ© les discours de Silvia, qui ne m'a pourtant point dit Je vous aime. Flaminia. - Mais, seigneur, oserais-je vous prier de m'en rĂ©pĂ©ter quelque chose? Le Prince. - Cela est impossible je suis ravi, je suis enchantĂ©, je ne peux pas vous rĂ©pĂ©ter cela autrement. Flaminia. - Je prĂ©sume beaucoup du rapport singulier que vous m'en faites. Le Prince. - Si vous saviez combien, dit-elle, elle est affligĂ©e de ne pouvoir m'aimer, parce que cela me rend malheureux et qu'elle doit ĂÂȘtre fidĂšle Ă Arlequin... J'ai vu le moment oĂÂč elle allait me dire Ne m'aimez plus, je vous prie, parce que vous seriez cause que je vous aimerais aussi. Flaminia. - Bon, cela vaut mieux qu'un aveu. Le Prince. - Non, je le dis encore, il n'y a que l'amour de Silvia qui soit vĂ©ritablement de l'amour; les autres femmes qui aiment ont l'esprit cultivĂ©, elles ont une certaine Ă©ducation, un certain usage, et tout cela chez elles falsifie la nature; ici c'est le coeur tout pur qui me parle; comme ses sentiments viennent, il les montre; sa naĂÂŻvetĂ© en fait tout l'art, et sa pudeur toute la dĂ©cence. Vous m'avouerez que cela est charmant. Tout ce qui la retient Ă prĂ©sent, c'est qu'elle se fait un scrupule de m'aimer sans l'aveu d'Arlequin. Ainsi, Flaminia, hĂÂątez-vous; sera-t-il bientĂÂŽt gagnĂ©, Arlequin? Vous savez que je ne dois ni ne veux le traiter avec violence. Que dit-il? Flaminia. - A vous dire le vrai, seigneur, je le crois tout Ă fait amoureux de moi; mais il n'en sait rien; comme il ne m'appelle encore que sa chĂšre amie, il vit sur la bonne foi de ce nom qu'il me donne, et prend toujours de l'amour Ă bon compte. Le Prince. - Fort bien. Flaminia. - Oh! dans la premiĂšre conversation, je l'instruirai de l'Ă©tat de ses petites affaires avec moi, et ce penchant qui est incognito chez lui, et que je lui ferai sentir par un autre stratagĂšme, la douceur avec laquelle vous lui parlerez, comme nous en sommes convenus, tout cela, je pense, va vous tirer d'inquiĂ©tude, et terminer mes travaux dont je sortirai, seigneur, victorieuse et vaincue. Le Prince. - Comment donc? Flaminia. - C'est une petite bagatelle qui ne mĂ©rite pas de vous ĂÂȘtre dite; c'est que j'ai pris du goĂ»t pour Arlequin, seulement pour me dĂ©sennuyer dans le cours de notre intrigue. Mais retirons-nous, et rejoignez Silvia; il ne faut pas qu'Arlequin vous voie encore, et je le vois qui vient. Ils se retirent tous deux. ScĂšne II Trivelin, Arlequin entre d'un air un peu sombre. Trivelin, aprĂšs quelque temps. - Eh bien, que voulez-vous que je fasse de l'Ă©critoire et du papier que vous m'avez fait prendre? Arlequin. - Donnez-vous patience, mon domestique. Trivelin. - Tant qu'il vous plaira. Arlequin. - Dites-moi, qui est-ce qui me nourrit ici? Trivelin. - C'est le Prince. Arlequin. - Par la sambille! la bonne chĂšre que je fais me donne des scrupules. Trivelin. - D'oĂÂč vient donc? Arlequin. - Mardi, j'ai peur d'ĂÂȘtre en pension sans le savoir. Trivelin, riant. - Ha, ha, ha, ha. Arlequin. - De quoi riez-vous, grand benĂÂȘt? Trivelin. - Je ris de votre idĂ©e, qui est plaisante. Allez, allez, seigneur Arlequin, mangez en toute sĂ»retĂ© de conscience, et buvez de mĂÂȘme. Arlequin. - Dame, je prends mes repas dans la bonne foi; il me serait bien rude de me voir un jour apporter le mĂ©moire de ma dĂ©pense; mais je vous crois. Dites-moi, Ă prĂ©sent, comment s'appelle celui qui rend compte au Prince de ses affaires? Trivelin. - Son secrĂ©taire d'Etat, voulez-vous dire? Arlequin. - Oui; j'ai dessein de lui faire un Ă©crit pour le prier d'avertir le Prince que je m'ennuie, et lui demander quand il veut finir avec nous; car mon pĂšre est tout seul. Trivelin. - Eh bien? Arlequin. - Si on veut me garder, il faut lui envoyer une carriole afin qu'il vienne. Trivelin. - Vous n'avez qu'Ă parler, la carriole partira sur-le-champ. Arlequin. - Il faut, aprĂšs cela, qu'on nous marie Silvia et moi, et qu'on m'ouvre la porte de la maison; car j'ai accoutumĂ© de trotter partout, et d'avoir la clef des champs, moi. Ensuite nous tiendrons ici mĂ©nage avec l'amie Flaminia, qui ne veut pas nous quitter Ă cause de son affection pour nous; et si le Prince a toujours bonne envie de nous rĂ©galer, ce que je mangerai me profitera davantage. Trivelin. - Mais, seigneur Arlequin, il n'est pas besoin de mĂÂȘler Flaminia lĂ -dedans. Arlequin. - Cela me plaĂt, Ă moi. Trivelin, d'un air mĂ©content. - Hum! Arlequin, le contrefaisant. - Hum! Le mauvais valet! Allons vite, tirez votre plume, et griffonnez-moi mon Ă©criture. Trivelin, se mettant en Ă©tat. - Dictez. Arlequin. - Monsieur. Trivelin. - Halte-lĂ , dites Monseigneur. Arlequin. - Mettez les deux, afin qu'il choisisse. Trivelin. - Fort bien. Arlequin. - Vous saurez que je m'appelle Arlequin. Trivelin. - Doucement. Vous devez dire Votre Grandeur saura. Arlequin. - Votre Grandeur saura. C'est donc un gĂ©ant, ce secrĂ©taire d'Etat? Trivelin. - Non, mais n'importe. Arlequin. - Quel diantre de galimatias! Qui jamais a entendu dire qu'on s'adresse Ă la taille d'un homme quand on a affaire Ă lui? Trivelin, Ă©crivant. - Je mettrai comme il vous plaira. Vous saurez que je m'appelle Arlequin. AprĂšs? Arlequin. - Que j'ai une maĂtresse qui s'appelle Silvia, bourgeoise de mon village et fille d'honneur. Trivelin, Ă©crivant. - Courage! Arlequin. - Avec une bonne amie que j'ai faite depuis peu, qui ne saurait se passer de nous, ni nous d'elle ainsi, aussitĂÂŽt la prĂ©sente reçue... Trivelin, s'arrĂÂȘtant comme affligĂ©. - Flaminia ne saurait se passer de vous? Ahi! la plume me tombe des mains. Arlequin. - Oh, oh! que signifie donc cette impertinente pĂÂąmoison-lĂ ? Trivelin. - Il y a deux ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle. Arlequin, tirant sa latte. - Cela est fĂÂącheux, mon mignon; mais en attendant qu'elle en soit informĂ©e, je vais toujours vous en faire quelques remerciements pour elle. Trivelin. - Des remerciements Ă coups de bĂÂąton! je ne suis pas friand de ces compliments-lĂ . Eh que vous importe que je l'aime? Vous n'avez que de l'amitiĂ© pour elle, et l'amitiĂ© ne rend point jaloux. Arlequin. - Vous vous trompez, mon amitiĂ© fait tout comme l'amour, en voilĂ des preuves. Il le bat. Trivelin s'enfuit en disant. - Oh! diable soit de l'amitiĂ©! ScĂšne III Flaminia arrive, Trivelin sort. Flaminia, Ă Arlequin. - Qu'est-ce que c'est? Qu'avez-vous, Arlequin? Arlequin. - Bonjour, ma mie; c'est ce faquin qui dit qu'il vous aime depuis deux ans. Flaminia. - Cela se peut bien. Arlequin. - Et vous, ma mie, que dites-vous de cela? Que c'est tant pis pour lui. Arlequin. - Tout de bon? Flaminia. - Sans doute mais est-ce que vous seriez fĂÂąchĂ© que l'on m'aimĂÂąt? Arlequin. - HĂ©las! vous ĂÂȘtes votre maĂtresse mais si vous aviez un amant, vous l'aimeriez peut-ĂÂȘtre; cela gĂÂąterait la bonne amitiĂ© que vous me portez, et vous m'en feriez ma part plus petite Oh! de cette part-lĂ , je n'en voudrais rien perdre. Flaminia, d'un air doux. - Arlequin, savez-vous bien que vous ne mĂ©nagez pas mon coeur? Arlequin. - Moi! eh, quel mal lui fais-je donc? Flaminia. - Si vous continuez de me parler toujours de mĂÂȘme, je ne saura plus bientĂÂŽt de quelle espĂšce seront mes sentiments pour vous en vĂ©ritĂ© je n'ose m'examiner lĂ -dessus, j'ai peur de trouver plus que je ne veux. Arlequin. - C'est bien fait, n'examinez jamais, Flaminia, cela sera ce que cela pourra; au reste, croyez-moi, ne prenez point d'amant j'ai une maĂtresse, je la garde; si je n'en avais point, je n'en chercherais pas. Qu'en ferais-je avec vous? elle m'ennuierait. Flaminia. - Elle vous ennuierait! Le moyen, aprĂšs tout ce que vous dites, de rester votre amie? Arlequin. - Eh! que serez-vous donc? Flaminia. - Ne me le demandez pas, je n'en veux rien savoir; ce qui est de sĂ»r, c'est que dans le monde je n'aime rien plus que vous. Vous n'en pouvez pas dire autant; Silvia va devant moi, comme de raison. Arlequin. - Chut vous allez de compagnie ensemble. Flaminia. - Je vais vous l'envoyer si je la trouve, Silvia; en serez-vous bien aise? Arlequin. - Comme vous voudrez mais il ne faut pas l'envoyer, il faut venir toutes deux. Flaminia. - Je ne pourrai pas; car le Prince m'a mandĂ©e, et je vais voir ce qu'il me veut. Adieu, Arlequin, je serai bientĂÂŽt de retour. En sortant, elle sourit Ă celui qui entre. ScĂšne IV Arlequin, Le Seigneur du deuxiĂšme acte entre avec des lettres de noblesse. Arlequin, le voyant. - VoilĂ mon homme de tantĂÂŽt; ma foi, Monsieur le mĂ©disant, car je ne sais point votre autre nom, je n'ai rien dit de vous au Prince, par la raison que je ne l'ai point vu. Le Seigneur. - Je vous suis obligĂ© de votre bonne volontĂ©, seigneur Arlequin mais je suis sorti d'embarras et rentrĂ© dans les bonnes grĂÂąces du Prince, sur l'assurance que je lui ai donnĂ©e que vous lui parleriez pour moi j'espĂšre qu'Ă votre tour vous me tiendrez parole. Arlequin. - Oh! quoique je paraisse un innocent, je suis homme d'honneur. Le Seigneur. - De grĂÂące, ne vous ressouvenez plus de rien, et rĂ©conciliez-vous avec moi, en faveur du prĂ©sent que je vous apporte de la part du Prince; c'est de tous les prĂ©sents le plus grand qu'on puisse vous faire. Arlequin. - Est-ce Silvia que vous m'apportez? Le Seigneur. - Non, le prĂ©sent dont il s'agit est dans ma poche; ce sont des lettres de noblesse dont le Prince vous gratifie comme parent de Silvia, car on dit que vous l'ĂÂȘtes un peu. Arlequin. - Pas un brin, remportez cela, car si je le prenais, ce serait friponner la gratification. Le Seigneur. - Acceptez toujours, qu'importe? Vous ferez plaisir au Prince; refuseriez-vous ce qui fait l'ambition de tous les gens de coeur? Arlequin. - J'ai pourtant bon coeur aussi; pour de l'ambition, j'en ai bien entendu parler, mais je ne l'ai jamais vue, et j'en ai peut-ĂÂȘtre sans le savoir. Le Seigneur. - Si vous n'en avez pas, cela vous en donnera. Arlequin. - Qu'est-ce que c'est donc? Le Seigneur, Ă part les premiers mots. - En voilĂ bien d'un autre! L'ambition, c'est un noble orgueil de s'Ă©lever. Arlequin. - Un orgueil qui est noble! donnez-vous comme cela de jolis noms Ă toutes les sottises, vous autres? Le Seigneur. - Vous ne comprenez pas; cet orgueil ne signifie lĂ qu'un dĂ©sir de gloire. Arlequin. - Par ma foi, sa signification ne vaut pas mieux que lui, c'est bonnet blanc, et blanc bonnet. Le Seigneur. - Prenez, vous dis-je ne serez-vous pas bien aise d'ĂÂȘtre gentilhomme? Arlequin. - Eh! je n'en serais ni bien aise ni fĂÂąchĂ©; c'est suivant la fantaisie qu'on a. Le Seigneur. - Vous y trouverez de l'avantage, vous en serez plus respectĂ© et plus craint de vos voisins. Arlequin. - J'ai opinion que cela les empĂÂȘcherait de m'aimer de bon coeur; car quand je respecte les gens, moi, et que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage; je ne saurais faire tant de choses Ă la fois. Le Seigneur. - Vous m'Ă©tonnez. Arlequin. - VoilĂ comme je suis bĂÂąti; d'ailleurs voyez-vous, je suis le meilleur enfant du monde, je ne fais de mal Ă personne mais quand je voudrais nuire, je n'en ai pas le pouvoir. Eh bien, si j'avais ce pouvoir, si j'Ă©tais noble, diable emporte si je voudrais gager d'ĂÂȘtre toujours brave homme je ferais parfois comme le gentilhomme de chez nous, qui n'Ă©pargne pas les coups de bĂÂąton Ă cause qu'on n'oserait lui rendre. Le Seigneur. - Et si on vous donnait ces coups de bĂÂąton, ne souhaiteriez-vous pas ĂÂȘtre en Ă©tat de les rendre? Arlequin. - Pour cela, je voudrais payer cette dette-lĂ sur-le-champ. Le Seigneur. - Oh! comme les hommes sont quelquefois mĂ©chants, mettez-vous en Ă©tat de faire du mal, seulement afin qu'on n'ose pas vous en faire, et pour cet effet prenez vos lettres de noblesse. Arlequin prend les lettres. - TĂÂȘtubleu, vous avez raison, je ne suis qu'une bĂÂȘte allons, me voilĂ noble, je garde le parchemin, je ne crains plus que les rats, qui pourraient bien gruger ma noblesse; mais j'y mettrai bon ordre. Je vous remercie, et le Prince aussi; car il est bien obligeant dans le fond. Le Seigneur. - Je suis charmĂ© de vous voir content; adieu. Arlequin. - Je suis votre serviteur. Quand le Seigneur a fait dix ou douze pas, Arlequin le rappelle. Monsieur! Monsieur! Le Seigneur. - Que me voulez-vous? Arlequin. - Ma noblesse m'oblige-t-elle Ă rien? car il faut faire son devoir dans une charge. Le Seigneur. - Elle oblige Ă ĂÂȘtre honnĂÂȘte homme. Arlequin, trĂšs sĂ©rieusement. - Vous aviez donc des exemptions, vous, quand vous avez dit du mal de moi? Le Seigneur. - N'y songez plus, un gentilhomme doit ĂÂȘtre gĂ©nĂ©reux. Arlequin. - GĂ©nĂ©reux et honnĂÂȘte homme! Vertuchoux, ces devoirs-lĂ sont bons! je les trouve encore plus nobles que mes lettres de noblesse. Et quand on ne s'en acquitte pas, est-on encore gentilhomme? Le Seigneur. - Nullement. Arlequin. - Diantre! il y a donc bien des nobles qui payent la taille? Le Seigneur. - Je n'en sais pas le nombre. Arlequin. - Est-ce lĂ tout? N'y a-t-il plus d'autre devoir? Le Seigneur. - Non; cependant, vous qui, suivant toute apparence, serez favori du Prince, vous aurez un devoir de plus ce sera de mĂ©riter cette faveur par toute la soumission, tout le respect et toute la complaisance possibles. A l'Ă©gard du reste, comme je vous ai dit, ayez de la vertu, aimez l'honneur plus que la vie, et vous serez dans l'ordre. Arlequin. - Tout doucement ces derniĂšres obligations-lĂ ne me plaisent pas tant que les autres. PremiĂšrement, il est bon d'expliquer ce que c'est que cet honneur qu'on doit aimer plus que la vie. Malapeste, quel honneur! Le Seigneur. - Vous approuverez ce que cela veut dire; c'est qu'il faut se venger d'une injure, ou pĂ©rir plutĂÂŽt que de la souffrir. Arlequin. - Tout ce que vous m'avez dit n'est donc qu'un coq-Ă -l'ĂÂąne; car si je suis obligĂ© d'ĂÂȘtre gĂ©nĂ©reux, il faut que je pardonne aux gens; si je suis obligĂ© d'ĂÂȘtre mĂ©chant, il faut que je les assomme. Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre? Le Seigneur. - Vous serez gĂ©nĂ©reux et bon, quand on ne vous insultera pas. Arlequin. - Je vous entends, il m'est dĂ©fendu d'ĂÂȘtre meilleur que les autres; et si je rends le bien pour le mal, je serai donc un homme sans honneur? Par la mardi! la mĂ©chancetĂ© n'est pas rare; ce n'Ă©tait pas la peine de la recommander tant. VoilĂ une vilaine invention! Tenez, accommodons-nous plutĂÂŽt; quand on me dira une grosse injure, j'en rĂ©pondrai une autre si je suis le plus fort. Voulez-vous me laisser votre marchandise Ă ce prix-lĂ ? dites-moi votre dernier mot. Le Seigneur. - Une injure rĂ©pondue Ă une injure ne suffit point; cela ne peut se laver, s'effacer que par le sang de votre ennemi ou le vĂÂŽtre. Arlequin. - Que la tache y reste; vous parlez du sang comme si c'Ă©tait de l'eau de la riviĂšre. Je vous rends votre paquet de noblesse, mon honneur n'est pas fait pour ĂÂȘtre noble, il est trop raisonnable pour cela. Bonjour. Le Seigneur. - Vous n'y songez pas. Arlequin. - Sans compliment, reprenez votre affaire. Le Seigneur. - Gardez-la toujours, vous vous ajusterez avec le Prince, on n'y regardera pas de si prĂšs avec vous. Arlequin, les reprenant. - Il faudra donc qu'il me signe un contrat comme quoi je serai exempt de me faire tuer par mon prochain, pour le faire repentir de son impertinence avec moi. Le Seigneur. - A la bonne heure, vous ferez vos conventions. Adieu, je suis votre serviteur. Arlequin. - Et moi le vĂÂŽtre. ScĂšne V Le Prince arrive, Arlequin Arlequin, le voyant. - Qui diantre vient encore me rendre visite? Ah! c'est celui-lĂ qui est cause qu'on m'a pris Silvia! Vous voilĂ donc, Monsieur le babillard, qui allez dire partout que la maĂtresse des gens est belle; ce qui fait qu'on m'a escamotĂ© la mienne. Le Prince. - Point d'injure, Arlequin. Arlequin. - Etes-vous gentilhomme, vous? Le Prince. - AssurĂ©ment. Arlequin. - Mardi, vous ĂÂȘtes bienheureux; sans cela je vous dirais de bon coeur ce que vous mĂ©ritez mais votre honneur voudrait peut-ĂÂȘtre faire son devoir, et aprĂšs cela, il faudrait vous tuer pour vous venger de moi. Le Prince. - Calmez-vous, je vous prie, Arlequin, le Prince m'a donnĂ© ordre de vous entretenir. Arlequin. - Parlez, il vous est libre mais je n'ai pas ordre de vous Ă©couter, moi. Le Prince. - Eh bien, prends un esprit plus doux, connais-moi, puisqu'il le faut. C'est ton prince lui-mĂÂȘme qui te parle, et non pas un officier du palais, comme tu l'as cru jusqu'ici aussi bien que Silvia. Arlequin. - Votre foi? Le Prince. - Tu dois m'en croire. Arlequin, humblement. - Excusez, Monseigneur, c'est donc moi qui suis un sot d'avoir Ă©tĂ© un impertinent avec vous? Le Prince. - Je te pardonne volontiers. Arlequin, tristement. - Puisque vous n'avez pas de rancune contre moi, ne permettez que j'en aie contre vous; je ne suis pas digne d'ĂÂȘtre fĂÂąchĂ© contre un prince, je suis trop petit pour cela si vous m'affligez, je pleurerai de toute ma force, et puis c'est tout; cela doit faire compassion Ă votre puissance, vous ne voudriez pas avoir une principautĂ© pour le contentement de vous tout seul. Le Prince. - Tu te plains donc bien de moi, Arlequin? Arlequin. - Que voulez-vous, Monseigneur, j'ai une fille qui m'aime; vous, vous en avez plein votre maison, et nonobstant vous m'ĂÂŽtez la mienne. Prenez que je suis pauvre, et que tout mon bien est un liard; vous qui ĂÂȘtes riche de plus de mille Ă©cus, vous vous jetez sur ma pauvretĂ© et vous m'arrachez mon liard; cela n'est-il pas bien triste? Le Prince, Ă part. - Il a raison, et ses plaintes me touchent. Arlequin. - Je sais bien que vous ĂÂȘtes un bon prince, tout le monde le dit dans le pays, il n'y aura que moi qui n'aurai pas le plaisir de le dire comme les autres. Le Prince. - Je te prive de Silvia, il est vrai mais demande-moi ce que tu voudras, je t'offre tous les biens que tu pourras souhaiter, et laisse-moi cette seule personne que j'aime. Arlequin. - Ne parlons point de ce marchĂ©-lĂ , vous gagneriez trop sur moi; disons en conscience si un autre que vous me l'avait prise, est-ce que vous ne me la feriez pas remettre? Eh bien, personne ne me l'a prise que vous; voyez la belle occasion de montrer que la justice est pour tout le monde. Le Prince. - Que lui rĂ©pondre? Arlequin. - Allons, Monseigneur, dites-vous comme cela Faut-il que je retienne le bonheur de ce petit homme parce que j'ai le pouvoir de le garder? N'est-ce pas Ă moi Ă ĂÂȘtre son protecteur, puisque je suis son maĂtre? S'en ira-t-il sans avoir justice? n'en aurais-je pas du regret? Qui est-ce qui fera mon office de prince, si je ne le fais pas? J'ordonne donc que je lui rendrai Silvia. Le Prince. - Ne changeras-tu jamais de langage? Regarde comme j'en agis avec toi. Je pourrais te renvoyer, et garder Silvia sans t'Ă©couter; cependant, malgrĂ© l'inclination que j'ai pour elle, malgrĂ© ton obstination et le peu de respect que tu me montres, je m'intĂ©resse Ă ta douleur, je cherche Ă la calmer par mes faveurs, je descends jusqu'Ă te prier de me cĂ©der Silvia de bonne volontĂ©; tout le monde t'y exhorte, tout le monde te blĂÂąme, et te donne un exemple de l'ardeur qu'on a de me plaire, tu es le seul qui rĂ©siste; tu dis que je suis ton prince marque-le-moi donc par un peu de docilitĂ©. Arlequin, toujours triste. - Eh! Monseigneur, ne vous fiez pas Ă ces gens qui vous disent que vous avez raison avec moi, car ils vous trompent. Vous prenez cela pour argent comptant; et puis vous avez beau ĂÂȘtre bon, vous avez beau ĂÂȘtre brave homme, c'est autant de perdu, cela ne vous fait point de profit; sans ces gens-lĂ , vous ne me chercheriez point chicane, vous ne diriez pas que je vous manque de respect parce que je vous reprĂ©sente mon bon droit allez, vous ĂÂȘtes mon prince, et je vous aime bien; mais je suis votre sujet, et cela mĂ©rite quelque chose. Le Prince. - Va, tu me dĂ©sespĂšres. Arlequin. - Que je suis Ă plaindre! Le Prince. - Faudra-t-il donc que je renonce Ă Silvia? Le moyen d'en ĂÂȘtre jamais aimĂ©, si tu ne veux pas m'aider? Arlequin, je t'ai causĂ© du chagrin, mais celui que tu me laisses est plus cruel que le tien. Arlequin. - Prenez quelque consolation, Monseigneur, promenez-vous, voyagez quelque part, votre douleur se passera dans les chemins. Le Prince. - Non, mon enfant, j'espĂ©rais quelque chose de ton coeur pour moi, je t'aurais eu plus d'obligation que je n'en aurai jamais Ă personne mais tu me fais tout le mal qu'on peut me faire; va, n'importe, mes bienfaits t'Ă©taient rĂ©servĂ©s, et ta duretĂ© n'empĂÂȘchera pas que tu n'en jouisses. Arlequin. - Ahi! qu'on a de mal dans la vie! Le Prince. - Il est vrai que j'ai tort Ă ton Ă©gard; je me reproche l'action que j'ai faite, c'est une injustice mais tu n'en es que trop vengĂ©. Arlequin. - Il faut que je m'en aille, vous ĂÂȘtes trop fĂÂąchĂ© d'avoir tort, j'aurais peur de vous donner raison. Le Prince. - Non, il est juste que tu sois content; tu souhaites que je te rende justice; sois heureux aux dĂ©pens de tout mon repos. Arlequin. - Vous avez tant de charitĂ© pour moi, n'en aurais-je donc pas pour vous? Le Prince, triste. - Ne t'embarrasse pas de moi. Arlequin. - Que j'ai de souci! le voilĂ dĂ©solĂ©. Le Prince, en caressant Arlequin. - Je te sais bon grĂ© de la sensibilitĂ© oĂÂč je te vois. Adieu, Arlequin, je t'estime malgrĂ© tes refus. Arlequin laisse faire un ou deux pas au Prince. - Monseigneur! Le Prince. - Que me veux-tu? me demandes-tu quelque grĂÂące? Arlequin. - Non, je ne suis qu'en peine de savoir si je vous accorderai celle que vous voulez. Le Prince. - Il faut avouer que tu as le coeur excellent! Arlequin. - Et vous aussi, voilĂ ce qui m'ĂÂŽte le courage hĂ©las! que les bonnes gens sont faibles! Le Prince. - J'admire tes sentiments. Arlequin. - Je le crois bien; je ne vous promets pourtant rien, il y a trop d'embarras dans ma volontĂ© mais Ă tout hasard, si je vous donnais Silvia, avez-vous dessein que je sois votre favori? Le Prince. - Et qui le serait donc? Arlequin. - C'est qu'on m'a dit que vous aviez coutume d'ĂÂȘtre flattĂ©; moi, j'ai coutume de dire vrai, et une bonne coutume comme celle-lĂ ne s'accorde pas avec une mauvaise; jamais votre amitiĂ© ne sera assez forte pour endurer la mienne. Le Prince. - Nous nous brouillerons ensemble si tu ne me rĂ©ponds toujours ce que tu penses. Il ne me reste qu'une chose Ă te dire, Arlequin souviens-toi que je t'aime; c'est tout ce que je te recommande. Arlequin. - Flaminia sera-t-elle sa maĂtresse? Le Prince. - Ah ne me parle point de Flaminia; tu n'Ă©tais pas capable de me donner tant de chagrins sans elle. Il s'en va. Arlequin. - Point du tout; c'est la meilleure fille du monde, vous ne devez point lui vouloir de mal. ScĂšne VI Arlequin, seul. Arlequin. - Apparemment que mon coquin de valet aura mĂ©dit de ma bonne amie; par la mardi, il faut que j'aille voir oĂÂč elle est. Mais moi, que ferai-je Ă cette heure? Est-ce que je quitterai Silvia lĂ ? cela se pourra-t-il? y aura-t-il moyen? ma foi non, non assurĂ©ment. J'ai un peu fait le nigaud avec le Prince, parce que je suis tendre Ă la peine d'autrui; mais le Prince est tendre aussi lui, et il ne dira mot. ScĂšne VII Flaminia arrive d'un air triste; Arlequin Arlequin. - Bonjour, Flaminia, j'allais vous chercher. Flaminia, en soupirant. - Adieu, Arlequin. Arlequin. - Qu'est-ce que cela veut dire, adieu? Flaminia. - Trivelin nous a trahis; le Prince a su l'intelligence qui est entre nous; il vient de m'ordonner de sortir d'ici, et m'a dĂ©fendu de vous voir jamais. MalgrĂ© cela, je n'ai pu m'empĂÂȘcher de venir vous parler encore une fois; ensuite j'irai oĂÂč je pourrai pour Ă©viter sa colĂšre. Arlequin, Ă©tonnĂ© et dĂ©concertĂ©. - Ah me voilĂ un joli garçon Ă prĂ©sent! Flaminia. - Je suis au dĂ©sespoir, moi! me voir sĂ©parĂ©e pour jamais d'avec vous, de tout ce que j'avais de plus cher au monde! Le temps me presse, je suis forcĂ©e de vous quitter mais avant que de partir, il faut que je vous ouvre mon coeur. Arlequin, en reprenant son haleine. - Ahi, qu'est-ce, ma mie? qu'a-t-il, ce cher coeur? Flaminia. - Ce n'est point de l'amitiĂ© que j'avais pour vous, Arlequin, je m'Ă©tais trompĂ©e. Arlequin, d'un ton essoufflĂ© - C'est donc de l'amour? Flaminia. - Et du plus tendre. Adieu. Arlequin, la retenant. - Attendez... Je me suis peut-ĂÂȘtre trompĂ©, moi aussi, sur mon compte. Flaminia. - Comment, vous vous seriez mĂ©pris? vous m'aimeriez, et nous ne nous verrons plus? Arlequin, ne m'en dites pas davantage, je m'enfuis. Elle fait un ou deux pas. Arlequin. - Restez. Flaminia. - Laissez-moi aller, que ferons-nous? Arlequin. - Parlons raison. Flaminia. - Que vous dirai-je? Arlequin. - C'est que mon amitiĂ© est aussi loin que la vĂÂŽtre; elle est partie voilĂ que je vous aime, cela est dĂ©cidĂ©, et je n'y comprends rien. Ouf! Flaminia. - Quelle aventure! Arlequin. - Je ne suis point mariĂ©, par bonheur. Flaminia. - Il est vrai. Arlequin. - Silvia se mariera avec le Prince, et il sera content. Flaminia. - Je n'en doute point. Arlequin. - Ensuite, puisque notre coeur s'est mĂ©comptĂ© et que nous nous aimons par mĂ©garde, nous prendrons patience et nous nous accommoderons Ă l'avenant. Flaminia, d'un ton doux. - J'entends bien, vous voulez dire que nous nous marierons ensemble. Arlequin. - Vraiment oui; est-ce ma faute, Ă moi? Pourquoi ne m'avertissiez-vous pas que vous m'attraperiez et que vous seriez ma maĂtresse? Flaminia. - M'avez-vous avertie que vous deviendriez mon amant? Arlequin. - Morbleu! le devinais-je? Flaminia. - Vous Ă©tiez assez aimable pour le deviner. Arlequin. - Ne nous reprochons rien; s'il ne tient qu'Ă ĂÂȘtre aimable, vous avez plus de tort que moi. Flaminia. - Epousez-moi, j'y consens mais il n'y a point de temps Ă perdre, et je crains qu'on ne vienne m'ordonner de sortir. Arlequin, en soupirant. - Ah! je pars pour parler au Prince; ne dites pas Ă Silvia que je vous aime, elle croirait que je suis dans mon tort, et vous savez que je suis innocent; je ne ferai semblant de rien avec elle, je lui dirai que c'est pour sa fortune que je la laisse lĂ . Flaminia. - Fort bien; j'allais vous le conseiller. Arlequin. - Attendez, et donnez-moi votre main que je la baise... AprĂšs avoir baisĂ© sa main. Qui est-ce qui aurait cru que j'y prendrais tant de plaisir? Cela me confond. ScĂšne VIII Flaminia, Silvia Flaminia. - En vĂ©ritĂ©, le Prince a raison; ces petites personnes-lĂ font l'amour d'une maniĂšre Ă ne pouvoir y rĂ©sister. Voici l'autre. A quoi rĂÂȘvez-vous, belle Silvia? Silvia. - Je rĂÂȘve Ă moi, et je n'y entends rien. Flaminia. - Que trouvez-vous donc en vous de si incomprĂ©hensible? Silvia. - Je voulais me venger de ces femmes, vous savez bien, cela s'est passĂ©. Flaminia. - Vous n'ĂÂȘtes guĂšre vindicative. Silvia. - J'aimais Arlequin, n'est-ce pas? Flaminia. - Il me le semblait. Silvia. - Eh bien, je crois que je ne l'aime plus. Flaminia. - Ce n'est pas un si grand malheur. Silvia. - Quand ce serait un malheur, qu'y ferais-je? Lorsque je l'ai aimĂ©, c'Ă©tait un amour qui m'Ă©tait venu; Ă cette heure que je ne l'aime plus, c'est un amour qui s'en est allĂ©; il est venu sans mon avis, il s'en retourne de mĂÂȘme, je ne crois pas ĂÂȘtre blĂÂąmable. Flaminia, les premiers mots Ă part. - Rions un moment. Je le pense Ă peu prĂšs de mĂÂȘme. Silvia, vivement. - Qu'appelez-vous Ă peu prĂšs? Il faut le penser tout Ă fait comme moi, parce que cela est voilĂ de mes gens qui disent tantĂÂŽt oui, tantĂÂŽt non. Flaminia. - Sur quoi vous emportez-vous donc? Silvia. - Je m'emporte Ă propos; je vous consulte bonnement, et vous allez me rĂ©pondre des Ă peu prĂšs qui me chicanent. Flaminia. - Ne voyez-vous pas bien que je badine, et que vous n'ĂÂȘtes que louable? Mais n'est-ce pas cet officier que vous aimez? Silvia. - Eh, qui donc? Pourtant je n'y consens pas encore, Ă l'aimer mais Ă la fin il faudra bien y venir; car dire toujours non Ă un homme qui demande toujours oui, le voir triste, toujours se lamentant, toujours le consoler de la peine qu'on lui fait, dame, cela lasse; il vaut mieux ne lui en plus faire. Flaminia. - Oh! vous allez le charmer; il mourra de joie. Silvia. - Il mourrait de tristesse, et c'est encore pis. Flaminia. - Il n'y a pas de comparaison. Silvia. - Je l'attends; nous avons Ă©tĂ© plus de deux heures ensemble, et il va revenir pour ĂÂȘtre avec moi quand le Prince me parlera. Cependant j'ai peur qu'Arlequin ne s'afflige trop, qu'en dites-vous? Mais ne me rendez pas scrupuleuse. Flaminia. - Ne vous inquiĂ©tez pas, on trouvera aisĂ©ment moyen de l'apaiser. Silvia, avec un petit air d'inquiĂ©tude. - De l'apaiser! Diantre, il est donc bien facile de m'oublier, Ă ce compte? Est-ce qu'il a fait quelque maĂtresse ici? Flaminia. - Lui, vous oublier! J'aurais donc perdu l'esprit si je vous le disais; vous serez trop heureuse s'il ne se dĂ©sespĂšre pas. Silvia. - Vous avez bien affaire de me dire cela; vous ĂÂȘtes cause que je redeviens incertaine, avec votre dĂ©sespoir. Flaminia. - Et s'il ne vous aime plus, que diriez-vous? Silvia. - S'il ne m'aime plus, vous n'avez qu'Ă garder votre nouvelle. Flaminia. - Eh bien, il vous aime encore, et vous en ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©e; que vous faut-il donc? Silvia. - Hom! vous qui riez, je voudrais bien vous voir Ă ma place. Flaminia. - Votre amant vous cherche; croyez-moi, finissez avec lui sans vous inquiĂ©ter du reste. ScĂšne IX Silvia, Le Prince Le Prince. - Eh quoi! Silvia, vous ne me regardez pas? Vous devenez triste toutes les fois que je vous aborde; j'ai toujours le chagrin de penser que je vous suis importun. Bon, importun! je parlais de lui tout Ă l'heure. Le Prince. - Vous parliez de moi? et qu'en disiez-vous, belle Silvia? Silvia. - Oh je disais bien des choses; je disais que vous ne saviez pas encore ce que je pensais. Le Prince. - Je sais que vous ĂÂȘtes rĂ©solue Ă me refuser votre coeur, et c'est lĂ savoir ce que vous pensez. Silvia. - Hom, vous n'ĂÂȘtes pas si savant que vous le croyez, ne vous vantez pas tant. Mais, dites-moi, vous ĂÂȘtes un honnĂÂȘte homme, et je suis sĂ»re que vous me direz la vĂ©ritĂ© vous savez comme je suis avec Arlequin; Ă prĂ©sent, prenez que j'aie envie de vous aimer si je contentais mon envie, ferais-je bien? ferais-je mal? LĂ , conseillez-moi dans la bonne foi. Le Prince. - Comme on n'est pas le maĂtre de son coeur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire; voilĂ mon sentiment. Silvia. - Me parlez-vous en ami? Le Prince. - Oui, Silvia, en homme sincĂšre. Silvia. - C'est mon avis aussi; j'ai dĂ©cidĂ© de mĂÂȘme, et je crois que nous avons raison tous deux; ainsi je vous aimerai, s'il me plaĂt, sans qu'il y ait le petit mot Ă dire. Le Prince. - Je n'y gagne rien, car il ne vous plaĂt point. Silvia. - Ne vous mĂÂȘlez point de deviner, car je n'ai point de foi Ă vous. Mais enfin ce prince, puisqu'il faut que je le voie, quand viendra-t-il? S'il veut, je l'en quitte. Le Prince. - Il ne viendra que trop tĂÂŽt pour moi; lorsque vous le connaĂtrez, vous ne voudrez peut-ĂÂȘtre plus de moi. Silvia. - Courage, vous voilĂ dans la crainte Ă cette heure; je crois qu'il a jurĂ© de n'avoir jamais un moment de bon temps. Le Prince. - Je vous avoue que j'ai peur. Silvia. - Quel homme! il faut bien que je lui remette l'esprit. Ne tremblez plus, je n'aimerai jamais le Prince, je vous en fais un serment par... Le Prince. - ArrĂÂȘtez, Silvia, n'achevez pas votre serment, je vous en conjure. Silvia. - Vous m'empĂÂȘchez de jurer cela est joli! j'en suis bien aise. Le Prince. - Voulez-vous que je vous laisse jurer contre moi? Silvia. - Contre vous! est-ce que vous ĂÂȘtes le Prince? Le Prince. - Oui, Silvia; je vous ai jusqu'ici cachĂ© mon rang, pour essayer de ne devoir votre tendresse qu'Ă la mienne je ne voulais rien perdre du plaisir qu'elle pouvait me faire. A prĂ©sent que vous me connaissez, vous ĂÂȘtes libre d'accepter ma main et mon coeur, ou de refuser l'un et l'autre. Parlez, Silvia. Silvia. - Ah, mon cher Prince! j'allais faire un beau serment; si vous avez cherchĂ© le plaisir d'ĂÂȘtre aimĂ© de moi, vous avez bien trouvĂ© ce que vous cherchiez; vous savez que je dis la vĂ©ritĂ©, voilĂ ce qui m'en plaĂt. Le Prince. - Notre union est donc assurĂ©e. ScĂšne X et derniĂšre Arlequin, Flaminia, Silvia, Le Prince Arlequin. - J'ai tout entendu, Silvia. Silvia. - Eh bien, Arlequin, je n'aurai donc pas la peine de vous le dire; consolez-vous comme vous pourrez de vous-mĂÂȘme; le Prince vous parlera, j'ai le coeur tout entrepris voyez, accommodez-vous, il n'y a plus de raison Ă moi, c'est la vĂ©ritĂ©. Qu'est-ce que vous me diriez? que je vous quitte. Qu'est-ce que je vous rĂ©pondrais? que je le sais bien. Prenez que vous l'avez dit, prenez que j'ai rĂ©pondu, laissez-moi aprĂšs, et voilĂ qui sera fini. Le Prince. - Flaminia, c'est Ă vous que je remets Arlequin; je l'estime et je vais le combler de biens. Toi, Arlequin, accepte de ma main Flaminia pour Ă©pouse, et sois pour jamais assurĂ© de la bienveillance de ton prince. Belle Silvia, souffrez que des fĂÂȘtes qui vous sont prĂ©parĂ©es annoncent ma joie Ă des sujets dont vous allez ĂÂȘtre la souveraine. Arlequin. - A prĂ©sent, je me moque du tour que notre amitiĂ© nous a jouĂ©; patience, tantĂÂŽt nous lui en jouerons d'un autre. Le Prince travesti Acteurs ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois le 5 fĂ©vrier 1724 par les comĂ©diens italiens Acteurs La Princesse de Barcelone. Le Prince de LĂ©on, sous le nom de LĂ©lio. FrĂ©dĂ©ric, ministre de la Princesse. Arlequin, valet de LĂ©lio. Lisette, maĂtresse d'Arlequin. Le Roi de Castille, sous le nom d'ambassadeur. Un garde de la Princesse. Femmes de la Princesse. La scĂšne est Ă Barcelone. Acte premier ScĂšne premiĂšre La Princesse et sa suite, Hortense La scĂšne reprĂ©sente une salle oĂÂč la Princesse entre rĂÂȘveuse, accompagnĂ©e de quelques femmes qui s'arrĂÂȘtent au milieu du thĂ©ĂÂątre. La Princesse, se retournant vers ses femmes. - Hortense ne vient point, qu'on aille lui dire encore que je l'attends avec impatience. Hortense entre. Je vous demandais, Hortense. Hortense. - Vous me paraissez bien agitĂ©e, Madame. La Princesse, Ă ses femmes. - Laissez-nous. ScĂšne II La Princesse, Hortense La Princesse. - Ma chĂšre Hortense, depuis un an que vous ĂÂȘtes absente, il m'est arrivĂ© une grande aventure. Hortense. - Hier au soir en arrivant, quand j'eus l'honneur de vous revoir, vous me parĂ»tes aussi tranquille que vous l'Ă©tiez avant mon dĂ©part. La Princesse. - Cela est bien diffĂ©rent, et je vous parus hier ce que je n'Ă©tais pas; mais nous avions des tĂ©moins, et d'ailleurs vous aviez besoin de repos. Hortense. - Que vous est-il donc arrivĂ©, Madame? Car je compte que mon absence n'aura rien diminuĂ© des bontĂ©s et de la confiance que vous aviez pour moi. La Princesse. - Non, sans doute. Le sang nous unit; je sais votre attachement pour moi, et vous me serez toujours chĂšre; mais j'ai peur que vous ne condamniez mes faiblesses. Hortense. - Moi, Madame, les condamner! Eh n'est-ce pas un dĂ©faut que de n'avoir point de faiblesse? Que ferions-nous d'une personne parfaite? A quoi nous serait-elle bonne? Entendrait-elle quelque chose Ă nous, Ă notre coeur, Ă ses petits besoins? quel service pourrait-elle nous rendre avec sa raison ferme et sans quartier, qui ferait main basse sur tous nos mouvements? Croyez-moi Madame; il faut vivre avec les autres, et avoir du moins moitiĂ© raison et moitiĂ© folie, pour lier commerce; avec cela vous nous ressemblerez un peu; car pour nous ressembler tout Ă fait, il ne faudrait presque que de la folie; mais je ne vous en demande pas tant. Venons au fait. Quel est le sujet de votre inquiĂ©tude? La Princesse. - J'aime, voilĂ ma peine. Hortense. - Que ne dites-vous J'aime, voilĂ mon plaisir? car elle est faite comme un plaisir, cette peine que vous dites. La Princesse. - Non, je vous assure; elle m'embarrasse beaucoup. Hortense. - Mais vous ĂÂȘtes aimĂ©e, sans doute? La Princesse. - Je crois voir qu'on n'est pas ingrat. Hortense. - Comment, vous croyez voir! Celui qui vous aime met-il son amour en Ă©nigme? Oh! Madame, il faut que l'amour parle bien clairement et qu'il rĂ©pĂšte toujours, encore avec cela ne parle-t-il pas assez. La Princesse. - Je rĂšgne; celui dont il s'agit ne pense pas sans doute qu'il lui soit permis de s'expliquer autrement que par ses respects. Hortense. - Eh bien! Madame, que ne lui donnez-vous un pouvoir plus ample? Car qu'est-ce que c'est que du respect? L'amour est bien enveloppĂ© lĂ -dedans. Sans lui dire prĂ©cisĂ©ment Expliquez-vous mieux, ne pouvez-vous lui glisser la valeur de cela dans quelque regard? Avec deux yeux ne dit-on pas ce que l'on veut? La Princesse. - Je n'ose, Hortense, un reste de fiertĂ© me retient. Hortense. - Il faudra pourtant bien que ce reste-lĂ s'en aille avec le reste, si vous voulez vous Ă©claircir. Mais quelle est la personne en question? La Princesse. - Vous avez entendu parler de LĂ©lio? Hortense. - Oui, comme d'un illustre Ă©tranger qui, ayant rencontrĂ© notre armĂ©e, y servit volontaire il y a six ou sept mois, et Ă qui nous dĂ»mes le gain de la derniĂšre bataille. La Princesse. - Celui qui commandait l'armĂ©e l'engagea par mon ordre Ă venir ici; depuis qu'il y est, ses sages conseils dans mes affaires ne m'ont pas Ă©tĂ© moins avantageux que sa valeur; c'est d'ailleurs l'ĂÂąme la plus gĂ©nĂ©reuse... Hortense. - Est-il jeune? La Princesse. - Il est dans la fleur de son ĂÂąge. Hortense. - De bonne mine? La Princesse. - Il me le paraĂt. Hortense. - Jeune, aimable, vaillant, gĂ©nĂ©reux et sage, cet homme-lĂ vous a donnĂ© son coeur; vous lui avez rendu le vĂÂŽtre en revanche, c'est coeur pour coeur, le troc est sans reproche, et je trouve que vous avez fait lĂ un fort bon marchĂ©. Comptons; dans cet homme-lĂ vous avez d'abord un amant, ensuite un ministre, ensuite un gĂ©nĂ©ral d'armĂ©e, ensuite un mari, s'il le faut, et le tout pour vous; voilĂ donc quatre hommes pour un, et le tout en un seul, Madame; ce calcul-lĂ mĂ©rite attention. La Princesse. - Vous ĂÂȘtes toujours badine. Mais cet homme qui en vaut quatre, et que vous voulez que j'Ă©pouse, savez-vous qu'il n'est, Ă ce qu'il dit, qu'un simple gentilhomme, et qu'il me faut un prince? Il est vrai que dans nos Etats le privilĂšge des princesses qui rĂšgnent est d'Ă©pouser qui elles veulent; mais il ne sied pas toujours de se servir de ses privilĂšges. Hortense. - Madame, il vous faut un prince ou un homme qui mĂ©rite de l'ĂÂȘtre, c'est la mĂÂȘme chose; un peu d'attention, s'il vous plaĂt. Jeune, aimable, vaillant, gĂ©nĂ©reux et sage, Madame, avec cela, fĂ»t-il nĂ© dans une chaumiĂšre, sa naissance est royale, et voilĂ mon Prince; je vous dĂ©fie d'en trouver un meilleur. Croyez-moi, je parle quelquefois sĂ©rieusement; vous et moi nous restons seules de la famille de nos maĂtres; donnez Ă vos sujets un souverain vertueux; ils se consoleront avec sa vertu du dĂ©faut de sa naissance. La Princesse. - Vous avez raison, et vous m'encouragez; mais, ma chĂšre Hortense, il vient d'arriver ici un ambassadeur de Castille, dont je sais que la commission est de demander ma main pour son maĂtre; aurais-je bonne grĂÂące de refuser un prince pour n'Ă©pouser qu'un particulier? Hortense. - Si vous aurez bonne grĂÂące? Eh! qui en empĂÂȘchera? Quand on refuse les gens bien poliment, ne les refuse-t-on pas de bonne grĂÂące? La Princesse. - Eh bien! Hortense, je vous en croirai; mais j'attends un service de vous. Je ne saurais me rĂ©soudre Ă montrer clairement mes dispositions Ă LĂ©lio; souffrez que je vous charge de ce soin-lĂ , et acquittez-vous-en adroitement dĂšs que vous le verrez. Hortense. - Avec plaisir, Madame; car j'aime Ă faire de bonnes actions. A la charge que, quand vous aurez Ă©pousĂ© cet honnĂÂȘte homme-lĂ , il y aura dans votre histoire un petit article que je dresserai moi-mĂÂȘme, et qui dira prĂ©cisĂ©ment "Ce fut la sage Hortense qui procura cette bonne fortune au peuple; la Princesse craignait de n'avoir pas bonne grĂÂące en Ă©pousant LĂ©lio; Hortense lui leva ce vain scrupule, qui eĂ»t peut-ĂÂȘtre privĂ© la rĂ©publique de cette longue suite de bons princes qui ressemblĂšrent Ă leur pĂšre." VoilĂ ce qu'il faudra mettre pour la gloire de mes descendants, qui, par ce moyen, auront en moi une aĂÂŻeule d'heureuse mĂ©moire. La Princesse. - Quel fonds de gaietĂ©!... Mais, ma chĂšre Hortense, vous parlez de vos descendants; vous n'avez Ă©tĂ© qu'un an avec votre mari, qui ne vous a pas laissĂ© d'enfants, et toute jeune que vous ĂÂȘtes, vous ne voulez pas vous remarier; oĂÂč prendrez-vous votre postĂ©ritĂ©? Hortense. - Cela est vrai, je n'y songeais pas, et voilĂ tout d'un coup ma postĂ©ritĂ© anĂ©antie... Mais trouvez-moi quelqu'un qui ait Ă peu prĂšs le mĂ©rite de LĂ©lio, et le goĂ»t du mariage me reviendra peut-ĂÂȘtre; car je l'ai tout Ă fait perdu, et je n'ai point tort. Avant que le comte Rodrigue m'Ă©pousĂÂąt, il n'y avait amour ancien ni moderne qui pĂ»t figurer auprĂšs du sien. Les autres amants auprĂšs de lui rampaient comme de mauvaises copies d'un excellent original, c'Ă©tait une chose admirable, c'Ă©tait une passion formĂ©e de tout ce qu'on peut imaginer en sentiments, langueurs, soupirs, transports, dĂ©licatesses, douce impatience, et le tout ensemble; pleurs de joie au moindre regard favorable, torrent de larmes au moindre coup d'oeil un peu froid; m'adorant aujourd'hui, m'idolĂÂątrant demain; plus qu'idolĂÂątre ensuite, se livrant Ă des hommages toujours nouveaux; enfin, si l'on avait partagĂ© sa passion entre un million de coeurs, la part de chacun d'eux aurait Ă©tĂ© fort raisonnable. J'Ă©tais enchantĂ©e. Deux siĂšcles, si nous les passions ensemble, n'Ă©puiseraient pas cette tendresse-lĂ , disais-je en moi-mĂÂȘme; en voilĂ pour plus que je n'en userai. Je ne craignais qu'une chose, c'est qu'il ne mourĂ»t de tant d'amour avant que d'arriver au jour de notre union. Quand nous fĂ»mes mariĂ©s, j'eus peur qu'il n'expirĂÂąt de joie. HĂ©las! Madame, il ne mourut ni avant ni aprĂšs, il soutint fort bien sa joie. Le premier mois elle fut violente; le second elle devint plus calme, Ă l'aide d'une de mes femmes qu'il trouva jolie; le troisiĂšme elle baissa Ă vue d'oeil, et le quatriĂšme il n'y en avait plus. Ah! c'Ă©tait un triste personnage aprĂšs cela que le mien. La Princesse. - J'avoue que cela est affligeant. Hortense. - Affligeant, Madame, affligeant! Imaginez-vous ce que c'est que d'ĂÂȘtre humiliĂ©e, rebutĂ©e, abandonnĂ©e, et vous aurez quelque lĂ©gĂšre idĂ©e de tout ce qui compose la douleur d'une jeune femme alors. Etre aimĂ©e d'un homme autant que je l'Ă©tais, c'est faire son bonheur et ses dĂ©lices; c'est ĂÂȘtre l'objet de toutes ses complaisances, c'est rĂ©gner sur lui, disposer de son ĂÂąme; c'est voir sa vie consacrĂ©e Ă vos dĂ©sirs, Ă vos caprices, c'est passer la vĂÂŽtre dans la flatteuse conviction de vos charmes; c'est voir sans cesse qu'on est aimable ah! que cela est doux Ă voir! le charmant point de vue pour une femme! En vĂ©ritĂ©, tout est perdu quand vous perdez cela. Eh bien! Madame, cet homme dont vous Ă©tiez l'idole, concevez qu'il ne vous aime plus; et mettez-vous vis-Ă -vis de lui; la jolie figure que vous y ferez! Quel opprobre! Lui parlez-vous, toutes ses rĂ©ponses sont des monosyllabes, oui, non; car le dĂ©goĂ»t est laconique. L'approchez-vous, il fuit; vous plaignez-vous, il querelle; quelle vie! quelle chute! quelle fin tragique! Cela fait frĂ©mir l'amour-propre. VoilĂ pourtant mes aventures; et si je me rembarquais, j'ai du malheur, je ferais encore naufrage, Ă moins que de trouver un autre LĂ©lio. La Princesse. - Vous ne tiendrez pas votre colĂšre, et je chercherai de quoi vous rĂ©concilier avec les hommes. Hortense. - Cela est inutile; je ne sache qu'un homme dans le monde qui pĂ»t me convertir lĂ -dessus, homme que je ne connais point, que je n'ai jamais vu que deux jours. Je revenais de mon chĂÂąteau pour retourner dans la province dont mon mari Ă©tait gouverneur, quand ma chaise fut attaquĂ©e par des voleurs qui avaient dĂ©jĂ fait plier le peu de gens que j'avais avec moi. L'homme dont je vous parle, accompagnĂ© de trois autres, vint Ă mes cris, et fondit sur mes voleurs, qu'il contraignit Ă prendre la fuite. J'Ă©tais presque Ă©vanouie; il vint Ă moi, s'empressa Ă me faire revenir, et me parut le plus aimable et le plus galant homme que j'aie encore vu. Si je n'avais pas Ă©tĂ© mariĂ©e, je ne sais ce que mon coeur serait devenu, je ne sais pas trop mĂÂȘme ce qu'il devint alors; mais il ne s'agissait plus de cela, je priai mon libĂ©rateur de se retirer. Il insista Ă me suivre prĂšs de deux jours; Ă la fin je lui marquai que cela m'embarrassait; j'ajoutai que j'allais joindre mon mari, et je tirai un diamant de mon doigt que je le pressai de prendre; mais sans le regarder il s'Ă©loigna trĂšs vite, et avec quelque sorte de douleur. Mon mari mourut deux mois aprĂšs, et je ne sais par quelle fatalitĂ© l'homme que j'ai vu m'est toujours restĂ© dans l'esprit. Mais il y a apparence que nous ne nous reverrons jamais; ainsi mon coeur est en sĂ»retĂ©. Mais qui est-ce qui vient Ă nous? La Princesse. - C'est un homme Ă LĂ©lio. Hortense. - Il me vient une idĂ©e pour vous; ne saurait-il pas qui est son maĂtre? La Princesse. - Il n'y a pas d'apparence; car LĂ©lio perdit ses gens Ă la derniĂšre bataille, et il n'a que de nouveaux domestiques. Hortense. - N'importe, faisons-lui toujours quelque question. ScĂšne III La Princesse, Hortense, Arlequin Arlequin arrive d'un air dĂ©soeuvrĂ© en regardant de tous cĂÂŽtĂ©s. Il voit la Princesse et Hortense, et veut s'en aller. La Princesse. - Que cherches-tu, Arlequin? ton maĂtre est-il dans le palais? Arlequin. - Madame, je supplie Votre PrincipautĂ© de pardonner l'impertinence de mon Ă©tourderie; si j'avais su que votre prĂ©sence eĂ»t Ă©tĂ© ici, je n'aurais pas Ă©tĂ© assez nigaud pour y venir apporter ma personne. La Princesse. - Tu n'as point fait de mal. Mais, dis-moi, cherches-tu ton maĂtre? Arlequin. - Tout juste, vous l'avez devinĂ©, Madame. Depuis qu'il vous a parlĂ© tantĂÂŽt, je l'ai perdu de vue dans cette peste de maison, et, ne vous dĂ©plaise, je me suis aussi perdu, moi. Si vous vouliez bien m'enseigner mon chemin, vous me feriez plaisir; il y a ici un si grand tas de chambres, que j'y voyage depuis une heure sans en trouver le bout. Par la mardi! si vous louez tout cela, cela vous doit rapporter bien de l'argent, pourtant. Que de fatras de meubles, de drĂÂŽleries, de colifichets! Tout un village vivrait un an de ce que cela vaut. Depuis six mois que nous sommes ici, je n'avais point encore vu cela. Cela est si beau, si beau, qu'on n'ose pas le regarder; cela fait peur Ă un pauvre homme comme moi. Que vous ĂÂȘtes riches, vous autres Princes! et moi, qu'est-ce que je suis en comparaison de cela? Mais n'est-ce pas encore une autre impertinence que je fais, de raisonner avec vous comme avec ma pareille? Hortense rit. VoilĂ votre camarade qui rit; j'aurai dit quelque sottise. Adieu, Madame; je salue Votre Grandeur. La Princesse. - ArrĂÂȘte, arrĂÂȘte... Hortense. - Tu n'as point dit de sottise; au contraire, tu me parais de bonne humeur. Arlequin. - Pardi! je ris toujours; que voulez-vous? je n'ai rien Ă perdre. Vous vous amusez Ă ĂÂȘtre riches, vous autres, et moi je m'amuse Ă ĂÂȘtre gaillard; il faut bien que chacun ait son amusette en ce monde. Hortense. - Ta condition est-elle bonne? Es-tu bien avec LĂ©lio? Arlequin. - Fort bien nous vivons ensemble de bonne amitiĂ©; je n'aime pas le bruit, ni lui non plus; je suis drĂÂŽle, et cela l'amuse. Il me paie bien, me nourrit bien, m'habille bien honnĂÂȘtement et de belle Ă©toffe, comme vous voyez; me donne par-ci par-lĂ quelques petits profits, sans ceux qu'il veut bien que je prenne, et qu'il ne sait pas; et, comme cela, je passe tout bellement ma vie. La Princesse, Ă part. - Il est aussi babillard que joyeux. Arlequin. - Est-ce que vous savez une meilleure condition pour moi, Madame? Hortense. - Non, je n'en sache point de meilleure que celle de ton maĂtre; car on dit qu'il est grand seigneur. Arlequin. - Il a l'air d'un garçon de famille. Hortense. - Tu me rĂ©ponds comme si tu ne savais pas qui il est. Arlequin. - Non, je n'en sais rien, de bonne vĂ©ritĂ©. Je l'ai rencontrĂ© comme il sortait d'une bataille; je lui fis un petit plaisir; il me dit grand merci. Il disait que son monde avait Ă©tĂ© tuĂ©; je lui rĂ©pondis Tant pis. Il me dit Tu me plais, veux-tu venir avec moi? Je lui dis Tope, je le veux bien. Ce qui fut dit, fut fait; il prit encore d'autre monde; et puis le voilĂ qui part pour venir ici, et puis moi je pars de mĂÂȘme, et puis nous voilĂ en voyage, en courant la poste, qui est le train du diable; car parlant par respect, j'ai Ă©tĂ© prĂšs d'un mois sans pouvoir m'asseoir. Ah! les mauvaises mazettes! La Princesse, en riant. - Tu es un historien bien exact. Arlequin. - Oh! quand je compte quelque chose, je n'oublie rien; bref, tant y a que nous arrivĂÂąmes ici, mon maĂtre et moi. La Grandeur de Madame l'a trouvĂ© brave homme, elle l'a favorisĂ© de sa faveur; car on l'appelle favori; il n'en est pas plus impertinent qu'il l'Ă©tait pour cela, ni moi non plus. Il est courtisĂ©, et moi aussi; car tout le monde me respecte, tout le monde est ici en peine de ma santĂ©, et me demande mon amitiĂ©; moi, je la donne Ă tout hasard, cela ne me coĂ»te rien, ils en feront ce qu'ils pourront, ils n'en feront pas grand-chose. C'est un drĂÂŽle de mĂ©tier que d'avoir un maĂtre ici qui a fait fortune; tous les courtisans veulent ĂÂȘtre les serviteurs de son valet. La Princesse. - Nous n'en apprendrons rien; allons-nous-en. Adieu, Arlequin. Arlequin. - Ah! Madame, sans compliment, je ne suis pas digne d'avoir cet adieu-lĂ ... Quand elles sont parties. Cette Princesse est une bonne femme; elle n'a pas voulu me tourner le dos sans me faire une civilitĂ©. Bon! voilĂ mon maĂtre. ScĂšne IV LĂ©lio, Arlequin LĂ©lio. - Qu'est-ce que tu fais ici? Arlequin. - J'y fais connaissance avec la Princesse, et j'y reçois ses compliments. LĂ©lio. - Que veux-tu dire avec ta connaissance et tes compliments? Est-ce que tu l'as vue, la Princesse? OĂÂč est-elle? Arlequin. - Nous venons de nous quitter. LĂ©lio. - Explique-toi donc; que t'a-t-elle dit? Arlequin. - Bien des choses. Elle me demandait si nous nous trouvions bien ensemble, comment s'appelaient votre pĂšre et votre mĂšre, de quel mĂ©tier ils Ă©taient, s'ils vivaient de leurs rentes ou de celles d'autrui. Moi, je lui ai dit Que le diable emporte celui qui les connaĂt! je ne sais pas quelle mine ils ont, s'ils sont nobles ou vilains, gentilshommes ou laboureurs mais que vous aviez l'air d'un enfant d'honnĂÂȘtes gens. AprĂšs cela elle m'a dit Je vous salue. Et moi je lui ai dit Vous me faites trop de grĂÂąces. Et puis c'est tout. LĂ©lio, Ă part. - Quel galimatias! Tout ce que j'en puis comprendre, c'est que la Princesse s'est informĂ©e de lui s'il me connaissait. Enfin tu lui as donc dit que tu ne savais pas qui je suis? Arlequin. - Oui; cependant je voudrais bien le savoir; car quelquefois cela me chicane. Dans la vie il y a tant de fripons, tant de vauriens qui courent par le monde pour fourber l'un, pour attraper l'autre, et qui ont bonne mine comme vous. Je vous crois un honnĂÂȘte garçon, moi. LĂ©lio, en riant. - Va, va, ne t'embarrasse pas, Arlequin; tu as bon maĂtre, je t'en assure. Arlequin. - Vous me payez bien, je n'ai pas besoin d'autre caution; et au cas que vous soyez quelque bohĂ©mien, pardi! au moins vous ĂÂȘtes un bohĂ©mien de bon compte. LĂ©lio. - En voilĂ assez, ne sors point du respect que tu me dois. Arlequin. - Tenez, d'un autre cĂÂŽtĂ©, je m'imagine quelquefois que vous ĂÂȘtes quelque grand seigneur; car j'ai entendu dire qu'il y a eu des princes qui ont couru la prĂ©tantaine pour s'Ă©baudir, et peut-ĂÂȘtre que c'est un vertigo qui vous a pris aussi. LĂ©lio, Ă part. - Ce benĂÂȘt-lĂ se serait-il aperçu de ce que je suis... Et par oĂÂč juges-tu que je pourrais ĂÂȘtre un prince? VoilĂ une plaisante idĂ©e! Est-ce par le nombre des Ă©quipages que j'avais quand je t'ai pris? par ma magnificence? Arlequin. - Bon! belles bagatelles! tout le monde a de cela; mais, par la mardi! personne n'a si bon coeur que vous, et il m'est avis que c'est lĂ la marque d'un prince. LĂ©lio. - On peut avoir le coeur bon sans ĂÂȘtre prince, et pour l'avoir tel, un prince a plus Ă travailler qu'un autre; mais comme tu es attachĂ© Ă moi, je veux bien te confier que je suis un homme de condition qui me divertis Ă voyager inconnu pour Ă©tudier les hommes, et voir ce qu'ils sont dans tous les Etats. Je suis jeune, c'est une Ă©tude qui me sera nĂ©cessaire un jour; voilĂ mon secret, mon enfant. Arlequin. - Ma foi! cette Ă©tude-lĂ ne vous apprendra que misĂšre; ce n'Ă©tait pas la peine de courir la poste pour aller Ă©tudier toute cette racaille. Qu'est-ce que vous ferez de cette connaissance des hommes? Vous n'apprendrez rien que des pauvretĂ©s. LĂ©lio. - C'est qu'ils ne me tromperont plus. Arlequin. - Cela vous gĂÂątera. LĂ©lio. - D'oĂÂč vient? Arlequin. - Vous ne serez plus si bon enfant quand vous serez bien savant sur cette race-lĂ . En voyant tant de canailles, par dĂ©pit canaille vous deviendrez. LĂ©lio, Ă part les premiers mots. - Il ne raisonne pas mal. Adieu, te voilĂ instruit, garde-moi le secret; je vais retrouver la Princesse. Arlequin. - De quel cĂÂŽtĂ© tournerai-je pour retrouver notre cuisine? LĂ©lio. - Ne sais-tu pas ton chemin? Tu n'as qu'Ă traverser cette galerie-lĂ . ScĂšne V LĂ©lio, seul. LĂ©lio. - La Princesse cherche Ă me connaĂtre, et me confirme dans mes soupçons; les services que je lui ai rendu ont disposĂ© son coeur Ă me vouloir du bien, et mes respects empressĂ©s l'ont persuadĂ©e que je l'aimais sans oser le dire. Depuis que j'ai quittĂ© les Etats de mon pĂšre, et que je voyage sous ce dĂ©guisement pour hĂÂąter l'expĂ©rience dont j'aurai besoin si je rĂšgne un jour, je n'ai fait nulle part un sĂ©jour si long qu'ici; Ă quoi donc aboutira-t-il? Mon pĂšre souhaite que je me marie, et me laisse le choix d'une Ă©pouse. Ne dois-je pas m'en tenir Ă cette Princesse? Elle est aimable; et si je lui plais, rien n'est plus flatteur pour moi que son inclination, car elle ne me connaĂt pas. N'en cherchons donc point d'autre qu'elle; dĂ©clarons-lui qui je suis, enlevons-la au prince de Castille, qui envoie la demander. Elle ne m'est pas indiffĂ©rente; mais que je l'aimerais sans le souvenir inutile que je garde encore de cette belle personne que je sauvai des mains des voleurs! ScĂšne VI LĂ©lio, Hortense, Ă qui un garde dit en montrant LĂ©lio. [Un Garde.] - Le voilĂ , Madame. LĂ©lio, surpris. - Je connais cette dame-lĂ . Hortense, Ă©tonnĂ©e. - Que vois-je? LĂ©lio, s'approchant. - Me reconnaissez-vous, Madame? Hortense. - Je crois que oui, Monsieur. LĂ©lio. - Me fuirez-vous encore? Hortense. - Il le faudra peut-ĂÂȘtre bien. LĂ©lio. - Eh pourquoi donc le faudra-t-il? Vous dĂ©plais-je tant, que vous ne puissiez au moins supporter ma vue? Hortense. - Monsieur, la conversation commence d'une maniĂšre qui m'embarrasse; je ne sais que vous rĂ©pondre; je ne saurais vous dire que vous me plaisez. LĂ©lio. - Non, Madame; je ne l'exige point non plus; ce bonheur-lĂ n'est pas fait pour moi, et je ne mĂ©rite sans doute que votre indiffĂ©rence. Hortense. - Je ne serais pas assez modeste si je vous disais que vous l'ĂÂȘtes trop, mais de quoi s'agit-il? Je vous estime, je vous ai une grande obligation; nous nous retrouvons ici, nous nous reconnaissons; vous n'avez pas besoin de moi, vous avez la Princesse; que pourriez-vous me vouloir encore? LĂ©lio. - Vous demander la seule consolation de vous ouvrir mon coeur. Hortense. - Oh! je vous consolerais mal; je n'ai point de talents pour ĂÂȘtre confidente. LĂ©lio. - Vous, confidente, Madame! Ah! vous ne voulez pas m'entendre. Hortense. - Non, je suis naturelle; et pour preuve de cela, vous pouvez vous expliquer mieux, je ne vous en empĂÂȘche point, cela est sans consĂ©quence. LĂ©lio. - Eh quoi! Madame, le chagrin que j'eus en vous quittant, il y a sept ou huit mois, ne vous a point appris mes sentiments? Hortense. - Le chagrin que vous eĂ»tes en me quittant? et Ă propos de quoi? Qu'est-ce que c'Ă©tait que votre tristesse? Rappelez-m'en le sujet, voyons, car je ne m'en souviens plus. LĂ©lio. - Que ne m'en coĂ»ta-t-il pas pour vous quitter, vous que j'aurais voulu ne quitter jamais, et dont il faudra pourtant que je me sĂ©pare? Hortense. - Quoi! c'est lĂ ce que vous entendiez? En vĂ©ritĂ©, je suis confuse de vous avoir demandĂ© cette explication-lĂ , je vous prie de croire que j'Ă©tais dans la meilleure foi du monde. LĂ©lio. - Je vois bien que vous ne voudrez jamais en apprendre davantage. Hortense, le regardant de cĂÂŽtĂ©. - Vous ne m'avez donc point oubliĂ©e? LĂ©lio. - Non, Madame, je ne l'ai jamais pu; et puisque je vous revois, je ne le pourrai jamais... Mais quelle Ă©tait mon erreur quand je vous quittai! Je crus recevoir de vous un regard dont la douceur me pĂ©nĂ©tra; mais je vois bien que je me suis trompĂ©. Hortense. - Je me souviens de ce regard-lĂ , par exemple. LĂ©lio. - Et que pensiez-vous, Madame, en me gardant ainsi? Hortense. - Je pensais apparemment que je vous devais la vie. LĂ©lio. - c'Ă©tait donc une pure reconnaissance? Hortense. - J'aurais de la peine Ă vous rendre compte de cela; j'Ă©tais pĂ©nĂ©trĂ©e du service que vous m'aviez rendu, de votre gĂ©nĂ©rositĂ©; vous alliez me quitter, je vous voyais triste, je l'Ă©tais peut-ĂÂȘtre moi-mĂÂȘme; je vous regardai comme je pus, sans savoir comment, sans me gĂÂȘner; il y a des moments oĂÂč des regards signifient ce qu'ils peuvent, on ne rĂ©pond de rien, on ne sait point trop ce qu'on y met; il y entre trop de choses, et peut-ĂÂȘtre de tout. Tout ce que je sais, c'est que je me serais bien passĂ©e de savoir votre secret. LĂ©lio. - Eh que vous importe de le savoir, puisque j'en souffrirai tout seul? Hortense. - Tout seul! ĂÂŽtez-moi donc mon coeur, ĂÂŽtez-moi ma reconnaissance, ĂÂŽtez-vous vous-mĂÂȘme... Que vous dirai-je? je me mĂ©fie de tout. LĂ©lio. - Il est vrai que votre pitiĂ© m'est bien due; j'ai plus d'un chagrin; vous ne m'aimerez jamais, et vous m'avez dit que vous Ă©tiez mariĂ©e. Hortense. - HĂ© bien, je suis veuve; perdez du moins la moitiĂ© de vos chagrins; Ă l'Ă©gard de celui de n'ĂÂȘtre point aimĂ©... LĂ©lio. - Achevez, Madame Ă l'Ă©gard de celui-lĂ ?... Hortense. - Faites comme vous pourrez, je ne suis pas mal intentionnĂ©e... Mais supposons que je vous aime, n'y a-t-il pas une princesse qui croit que vous l'aimez, qui vous aime peut-ĂÂȘtre elle-mĂÂȘme, qui est la maĂtresse ici, qui est vive, qui peut disposer de vous et de moi? A quoi donc mon amour aboutirait-il? LĂ©lio. - Il n'aboutira Ă rien, dĂšs lors qu'il n'est qu'une supposition. Hortense. - J'avais oubliĂ© que je le supposais. LĂ©lio. - Ne deviendra-t-il jamais rĂ©el? Hortense, s'en allant. - Je ne vous dirai plus rien; vous m'avez demandĂ© la consolation de m'ouvrir votre coeur, et vous me trompez; au lieu de cela, vous prenez la consolation de voir dans le mien. Je sais votre secret, en voilĂ assez; laissez-moi garder le mien, si je l'ai encore. Elle part. ScĂšne VII LĂ©lio, un moment seul. LĂ©lio. - Voici un coup de hasard qui change mes desseins; il ne s'agit plus maintenant d'Ă©pouser la Princesse; tĂÂąchons de m'assurer parfaitement du coeur de la personne que j'aime, et s'il est vrai qu'il soit sensible pour moi. ScĂšne VIII LĂ©lio, Hortense Hortense, revient. - J'oubliais Ă vous informer d'une chose la Princesse vous aime, vous pouvez aspirer Ă tout; je vous l'apprends de sa part, il en arrivera ce qu'il pourra. Adieu. LĂ©lio, l'arrĂÂȘtant avec un air et un ton de surprise. - Eh! de grĂÂące, Madame, arrĂÂȘtez-vous un instant. Quoi! la Princesse elle-mĂÂȘme vous aurait chargĂ©e de me dire... Hortense. - VoilĂ de grands transports; mais je n'ai pas charge de les rapporter; j'ai dit ce que j'avais Ă vous dire, vous m'avez entendue; je n'ai pas le temps de le rĂ©pĂ©ter, et je n'ai rien Ă savoir de vous. Elle s'en va; LĂ©lio, piquĂ©, l'arrĂÂȘte. LĂ©lio. - Et moi, Madame, ma rĂ©ponse Ă cela est que je vous adore, et je vais de ce pas la porter Ă la Princesse. Hortense, l'arrĂÂȘtant. - Y songez-vous? Si elle sait que vous m'aimez, vous ne pourrez plus me le dire, je vous en avertis. LĂ©lio. - Cette rĂ©flexion m'arrĂÂȘte; mais il est cruel de se voir soupçonnĂ© de joie, quand on n'a que du trouble. Hortense, d'un air de dĂ©pit. - Oh fort cruel! Vous avez raison de vous fĂÂącher! La vivacitĂ© qui vient de me prendre vous fait beaucoup de tort! Il doit vous rester de violents chagrins! LĂ©lio, lui baisant la main. - Il ne me reste que des sentiments de tendresse qui ne finiront qu'avec ma vie. Hortense. - Que voulez-vous que je fasse de ces sentiments-lĂ ? LĂ©lio. - Que vous les honoriez d'un peu de retour. Hortense. - Je ne veux point, car je n'oserais. LĂ©lio. - Je rĂ©ponds de tout; nous prendrons nos mesures, et je suis d'un rang... Hortense. - Votre rang est d'ĂÂȘtre un homme aimable et vertueux, et c'est lĂ le plus beau rang du monde; mais je vous dis encore une fois que cela est rĂ©solu; je ne vous aimerai point, je n'en conviendrai jamais. Qui? moi, vous aimer... vous accorder mon amour pour vous empĂÂȘcher de rĂ©gner, pour causer la perte de votre libertĂ©, peut-ĂÂȘtre pis! mon coeur vous ferait lĂ de beaux prĂ©sents! Non, LĂ©lio, n'en parlons plus, donnez-vous tout entier Ă la Princesse, je vous le pardonne; cachez votre tendresse pour moi, ne me demandez plus la mienne, vous vous exposeriez Ă l'obtenir, je ne veux point vous l'accorder, je vous aime trop pour vous perdre, je ne peux pas vous mieux dire. Adieu, je crois que quelqu'un vient. LĂ©lio l'arrĂÂȘte. - J'obĂ©irai, je me conduirai comme vous voudrez; je ne vous demande plus qu'une grĂÂące; c'est de vouloir bien, quand l'occasion s'en prĂ©sentera, que j'aie encore une conversation avec vous. Hortense. - Prenez-y garde; une conversation en amĂšnera une autre, et cela ne finira point, je le sens bien. LĂ©lio. - Ne me refusez pas. Hortense. - N'abusez point de l'envie que j'ai d'y consentir. LĂ©lio. - Je vous en conjure. Hortense, en s'en allant. - Soit; perdez-vous donc, puisque vous le voulez. ScĂšne IX LĂ©lio, seul. LĂ©lio. - Je suis au comble de la joie; j'ai retrouvĂ© ce que j'aimais, j'ai touchĂ© le seul coeur qui pouvait rendre le mien heureux; il ne s'agit plus que de convenir avec cette aimable personne de la maniĂšre dont je m'y prendrai pour m'assurer sa main. ScĂšne X FrĂ©dĂ©ric, LĂ©lio FrĂ©dĂ©ric. - Puis-je avoir l'honneur de vous dire un mot? LĂ©lio. - Volontiers, Monsieur. FrĂ©dĂ©ric. - Je me flatte d'ĂÂȘtre de vos amis. LĂ©lio. - Vous me faites honneur. FrĂ©dĂ©ric. - Sur ce pied-lĂ , je prendrai la libertĂ© de vous prier d'une chose. Vous savez que le premier secrĂ©taire d'Etat de la Princesse vient de mourir, et je vous avoue que j'aspire Ă sa place; dans le rang oĂÂč je suis; je n'ai plus qu'un pas Ă faire pour la remplir; naturellement elle me paraĂt due; il y a vingt-cinq ans que je sers l'Etat en qualitĂ© de conseiller de la Princesse; je sais combien elle vous estime et dĂ©fĂšre Ă vos avis, je vous prie de faire en sorte qu'elle pense Ă moi; vous ne pouvez obliger personne qui soit plus votre serviteur que je le suis. On sait Ă la cour en quels termes je parle de vous. LĂ©lio, le regardant d'un air aisĂ©. - Vous y dites donc beaucoup de bien de moi? FrĂ©dĂ©ric. - AssurĂ©ment. LĂ©lio. - Ayez la bontĂ© de me regarder un peu fixement en me disant cela. FrĂ©dĂ©ric. - Je vous le rĂ©pĂšte encore. D'oĂÂč vient que vous me tenez ce discours? LĂ©lio, aprĂšs l'avoir examinĂ©. - Oui, vous soutenez cela Ă merveille; l'admirable homme de cour que vous ĂÂȘtes! FrĂ©dĂ©ric. - Je ne vous comprends pas. LĂ©lio. - Je vais m'expliquer mieux. C'est que le service que vous me demandez ne vaut pas qu'un honnĂÂȘte homme, pour l'obtenir, s'abaisse jusqu'Ă trahir ses sentiments. FrĂ©dĂ©ric. - Jusqu'Ă trahir mes sentiments! Et par oĂÂč jugez-vous que l'amitiĂ© dont je vous parle ne soit pas vraie? LĂ©lio. - Vous me haĂÂŻssez, vous dis-je, je le sais, et ne vous en veux aucun mal; il n'y a que l'artifice dont vous vous servez que je condamne. FrĂ©dĂ©ric. - Je vois bien que quelqu'un de mes ennemis vous aura indisposĂ© contre moi. LĂ©lio. - C'est de la Princesse elle-mĂÂȘme que je tiens ce que je vous dis; et quoiqu'elle ne m'en ait fait aucun mystĂšre, vous ne le sauriez pas sans vos compliments. J'ignore si vous avez craint la confiance dont elle m'honore; mais depuis que je suis ici, vous n'avez rien oubliĂ© pour lui donner de moi des idĂ©es dĂ©savantageuses, et vous tremblez tous les jours, dites-vous, que je ne sois un espion gagĂ© de quelque puissance, ou quelque aventurier qui s'enfuira au premier jour avec de grandes sommes, si on le met en Ă©tat d'en prendre. Oh! si vous appelez cela de l'amitiĂ©, vous en avez beaucoup pour moi; mais vous aurez de la peine Ă faire passer votre dĂ©finition. FrĂ©dĂ©ric, d'un ton sĂ©rieux. - Puisque vous ĂÂȘtes si bien instruit, je vous avouerai franchement que mon zĂšle pour l'Etat m'a fait tenir ces discours-lĂ , et que je craignais qu'on ne se repentĂt de vous avancer trop; je vous ai cru suspect et dangereux; voilĂ la vĂ©ritĂ©. LĂ©lio. - Parbleu! vous me charmez de me parler ainsi! Vous ne vouliez me perdre que parce que vous me soupçonniez d'ĂÂȘtre dangereux pour l'Etat? Vous ĂÂȘtes louable, Monsieur, et votre zĂšle est digne de rĂ©compense; il me servira d'exemple. Oui, je le trouve si beau que je veux l'imiter, moi qui dois tant Ă la Princesse. Vous avez craint qu'on ne m'avançĂÂąt, parce que vous me croyez un espion; et moi je craindrais qu'on ne vous fĂt ministre, parce que je ne crois pas que l'Etat y gagnĂÂąt; ainsi je ne parlerai point pour vous... Ne m'en louez-vous pas aussi? FrĂ©dĂ©ric. - Vous ĂÂȘtes fĂÂąchĂ©. LĂ©lio. - Non, en homme d'honneur, je ne suis pas fait pour me venger de vous. FrĂ©dĂ©ric. - Rapprochons-nous. Vous ĂÂȘtes jeune, la Princesse vous estime, et j'ai une fille aimable, qui est un assez bon parti. Unissons nos intĂ©rĂÂȘts, et devenez mon gendre. LĂ©lio. - Vous n'y pensez pas, mon cher Monsieur. Ce mariage-lĂ serait une conspiration contre l'Etat, il faudrait travailler Ă vous faire ministre. FrĂ©dĂ©ric. - Vous refusez l'offre que je vous fais! LĂ©lio. - Un espion devenir votre gendre! Votre fille devenir la femme d'un aventurier! Ah! je vous demande grĂÂące pour elle; j'ai pitiĂ© de la victime que vous voulez sacrifier Ă votre ambition; c'est trop aimer la fortune. FrĂ©dĂ©ric. - Je crois offrir ma fille Ă un homme d'honneur; et d'ailleurs vous m'accusez d'un plaisant crime, d'aimer la fortune! Qui est-ce qui n'aimerait pas Ă gouverner? LĂ©lio. - Celui qui en serait digne. FrĂ©dĂ©ric. - Celui qui en serait digne? LĂ©lio. - Oui, et c'est l'homme qui aurait plus de vertu que d'ambition et d'avarice. Oh cet homme-lĂ n'y verrait que de la peine. FrĂ©dĂ©ric. - Vous avez bien de la fiertĂ©. LĂ©lio. - Point du tout, ce n'est que du zĂšle. FrĂ©dĂ©ric. - Ne vous flattez pas tant; on peut tomber de plus haut que vous n'ĂÂȘtes, et la Princesse verra clair un jour. LĂ©lio. - Ah vous voilĂ dans votre figure naturelle, je vous vois le visage Ă prĂ©sent; il n'est pas joli, mais cela vaut toujours mieux que le masque que vous portiez tout Ă l'heure. ScĂšne XI LĂ©lio, FrĂ©dĂ©ric, La Princesse La Princesse. - Je vous cherchais, LĂ©lio. Vous ĂÂȘtes de ces personnes que les souverains doivent s'attacher; il ne tiendra pas Ă moi que vous ne vous fixiez ici, et j'espĂšre que vous accepterez l'emploi de mon premier secrĂ©taire d'Etat, que je vous offre. LĂ©lio. - Vos bontĂ©s sont infinies, Madame; mais mon mĂ©tier est la guerre. La Princesse. - Vous faites mieux qu'un autre tout ce que vous voulez faire; et quand votre prĂ©sence sera nĂ©cessaire Ă l'armĂ©e, vous choisirez pour exercer vos fonctions ici ceux que vous en jugerez les plus capables ce que vous ferez n'est pas sans exemple dans cet Etat. LĂ©lio. - Madame, vous avez d'habiles gens ici, d'anciens serviteurs, Ă qui cet emploi convient mieux qu'Ă moi. La Princesse. - La supĂ©rioritĂ© de mĂ©rite doit l'emporter en pareil cas sur l'anciennetĂ© de services; et d'ailleurs FrĂ©dĂ©ric est le seul que cette fonction pouvait regarder, si vous n'y Ă©tiez pas; mais il m'est affectionnĂ©, et je suis sĂ»re qu'il se soumet de bon coeur au choix qui m'a paru le meilleur. FrĂ©dĂ©ric, soyez ami de LĂ©lio; je vous le recommande. FrĂ©dĂ©ric fait une profonde rĂ©vĂ©rence; la Princesse continue. C'est aujourd'hui le jour de ma naissance, et ma cour, suivant l'usage me donne aujourd'hui une fĂÂȘte que je vais voir. LĂ©lio, donnez-moi la main pour m'y conduire; vous y verra-t-on, FrĂ©dĂ©ric? FrĂ©dĂ©ric. - Madame, les fĂÂȘtes ne me conviennent plus. ScĂšne XII FrĂ©dĂ©ric, seul. FrĂ©dĂ©ric. - Si je ne viens Ă bout de perdre cet homme-lĂ , ma chute est sĂ»re... Un homme sans nom, sans parents, sans patrie, car on ne sait d'oĂÂč il vient, m'arrache le ministĂšre, le fruit de trente annĂ©es de travail!... Quel coup de malheur! je ne puis digĂ©rer une aussi bizarre aventure. Et je n'en saurais douter, c'est l'amour qui a nommĂ© ce ministre-lĂ oui, la Princesse a du penchant pour lui... Ne pourrait-on savoir l'histoire de sa vie errante, et prendre ensuite quelques mesures avec l'ambassadeur du roi de Castille, dont j'ai la confiance? Voici le valet de cet aventurier; tĂÂąchons Ă quelque prix que ce soit de le mettre dans mes intĂ©rĂÂȘts, il pourra m'ĂÂȘtre utile. ScĂšne XIII FrĂ©dĂ©ric, Arlequin Il entre en comptant de l'argent dans son chapeau. FrĂ©dĂ©ric. - Bonjour, Arlequin. Es-tu bien riche? Arlequin. - Chut! Vingt-quatre, vingt-cinq, vingt-six et vingt-sept sols. J'en avais trente. Comptez, vous, Monseigneur le conseiller; n'est-ce pas trois sols que je perds? FrĂ©dĂ©ric. - Cela est juste. Arlequin. - HĂ© bien, que le diable emporte le jeu et les fripons avec! FrĂ©dĂ©ric. - Quoi! tu jures pour trois sols de perte! Oh je veux te rendre la joie. Tiens, voilĂ une pistole. Arlequin. - Le brave conseiller que vous ĂÂȘtes! Il saute. Hi! hi! Vous mĂ©ritez bien une cabriole. FrĂ©dĂ©ric. - Te voilĂ de meilleure humeur. Arlequin. - Quand j'ai dit que le diable emporte les fripons; je ne vous comptais pas, au moins. FrĂ©dĂ©ric. - J'en suis persuadĂ©. Arlequin, recomptant son argent. - Mais il me manque toujours trois sols. FrĂ©dĂ©ric. - Non, car il y a bien des trois sols dans une pistole. Arlequin. - Il y a bien des trois sols dans une pistole! mais cela ne fait rien aux trois sols qui manquent dans mon chapeau. FrĂ©dĂ©ric. - Je vois bien qu'il t'en faut encore une autre. Arlequin. - Ho ho deux cabrioles. FrĂ©dĂ©ric. - Aimes-tu l'argent? Arlequin. - Beaucoup. FrĂ©dĂ©ric. - Tu serais donc bien aise de faire une petite fortune? Arlequin. - Quand elle serait grosse, je la prendrais en patience. FrĂ©dĂ©ric. - Ecoute; j'ai bien peur que la faveur de ton maĂtre ne soit pas longue; elle est un grand coup de hasard. Arlequin. - C'est comme s'il avait gagnĂ© aux cartes. FrĂ©dĂ©ric. - Le connais-tu? Arlequin. - Non, je crois que c'est quelque enfant trouvĂ©. FrĂ©dĂ©ric. - Je te conseillerais de t'attacher Ă quelqu'un de stable; Ă moi, par exemple. Arlequin. - Ah! vous avez l'air d'un bon homme; mais vous ĂÂȘtes trop vieux. FrĂ©dĂ©ric. - Comment, trop vieux! Arlequin. - Oui, vous mourrez bientĂÂŽt, et vous me laisseriez orphelin de votre amitiĂ©. FrĂ©dĂ©ric. - J'espĂšre que tu ne seras pas bon prophĂšte; mais je puis te faire beaucoup de bien en trĂšs peu de temps. Arlequin. - Tenez, vous avez raison; mais on sait bien ce qu'on quitte, et l'on ne sait pas ce que l'on prend. Je n'ai point d'esprit; mais de la prudence, j'en ai que c'est une merveille; et voilĂ comme je dis Un homme qui se trouve bien assis, qu'a-t-il besoin de se mettre debout? J'ai bon pain, bon vin, bonne fricassĂ©e et bon visage, cent Ă©cus par an, et les Ă©trennes au bout; cela n'est-il pas magnifique? FrĂ©dĂ©ric. - Tu me cites lĂ de beaux avantages! Je ne prĂ©tends pas que tu t'attaches Ă moi pour ĂÂȘtre mon domestique; je veux te donner des emplois qui t'enrichiront, et par-dessus le marchĂ© te marier avec une jolie fille qui a du bien. Arlequin. - Oh! dame! ma prudence dit que vous avez raison; je suis debout, et vous me faites asseoir; cela vaut mieux. FrĂ©dĂ©ric. - Il n'y a point de comparaison. Arlequin. - Pardi! vous me traitez comme votre enfant; il n'y a pas Ă tortiller Ă cela. Du bien, des emplois et une jolie fille! voilĂ une pleine boutique de vivres, d'argent et de friandises; par la sanguenne, vous m'aimez beaucoup, pourtant! FrĂ©dĂ©ric. - Oui, ta physionomie me plaĂt, je te trouve un bon garçon. Arlequin. - Oh! pour cela, je suis drĂÂŽle comme un coffre; laissez faire, nous rirons comme des fous ensemble; mais allons faire venir ce bien, ces emplois, et cette jolie fille, car j'ai hĂÂąte d'ĂÂȘtre riche et bien aise. FrĂ©dĂ©ric. - Ils te sont assurĂ©s, te dis-je; mais il faut que tu me rendes un petit service; puisque tu te donnes Ă moi, tu n'en dois pas faire de difficultĂ©. Arlequin. - Je vous regarde comme mon pĂšre. FrĂ©dĂ©ric. - Je ne veux de toi qu'une bagatelle. Tu es chez le seigneur LĂ©lio; je serais curieux de savoir qui il est. Je souhaiterais donc que tu y restasses encore trois semaines ou un mois, pour me rapporter tout ce que tu lui entendras dire en particulier, et tout ce que tu lui verras faire. Il peut arriver que, dans des moments, un homme chez lui dise de certaines choses et en fasse d'autres qui le dĂ©cĂšlent, et dont on peut tirer des conjectures. Observe tout soigneusement; et en attendant que je te rĂ©compense entiĂšrement voilĂ par avance de l'argent que je te donne encore. Arlequin. - Avancez-moi encore la fille; nous la rabattrons sur le reste. FrĂ©dĂ©ric. - On ne paie un service qu'aprĂšs qu'il est rendu, mon enfant; c'est la coutume. Arlequin. - Coutume de vilain que cela! FrĂ©dĂ©ric. - Tu n'attendras que trois semaines. Arlequin. - J'aime mieux vous faire mon billet comme quoi j'aurai reçu cette fille Ă compte; je ne plaiderai pas contre mon Ă©crit. FrĂ©dĂ©ric. - Tu me serviras de meilleur courage en l'attendant. Acquitte-toi d'abord de ce que je te dis; pourquoi hĂ©sites-tu? Arlequin. - Tout franc, c'est que la commission me chiffonne. FrĂ©dĂ©ric. - Quoi tu mets mon argent dans ta poche, et tu refuses de me servir! Arlequin. - Ne parlons point de votre argent, il est fort bon, je n'ai rien Ă lui dire; mais, tenez, j'ai opinion que vous voulez me donner un office de fripon; car qu'est-ce que vous voulez faire des paroles du seigneur LĂ©lio, mon maĂtre, lĂ ? FrĂ©dĂ©ric. - C'est une simple curiositĂ© qui me prend. Arlequin. - Hom... il y a de la malice lĂ -dessous; vous avez l'air d'un sournois; je m'en vais gager dix sols contre vous, que vous ne valez rien. FrĂ©dĂ©ric. - Que te mets-tu donc dans l'esprit? Tu n'y songes pas, Arlequin. Arlequin, d'un ton triste. - Allez, vous ne devriez pas tenter un pauvre garçon, qui n'a pas plus d'honneur qu'il lui en faut, et qui aime les filles. J'ai bien de la peine Ă m'empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre un coquin; faut-il que l'honneur me ruine, qu'il m'ĂÂŽte mon bien, mes emplois et une jolie fille? Par la mardi, vous ĂÂȘtes bien mĂ©chant, d'avoir Ă©tĂ© trouver l'invention de cette fille. FrĂ©dĂ©ric, Ă part. - Ce butor-lĂ m'inquiĂšte avec ses rĂ©flexions. Encore une fois, es-tu fou d'ĂÂȘtre si longtemps Ă prendre ton parti? D'oĂÂč vient ton scrupule? De quoi s'agit-il? de me donner quelques instructions innocentes sur le chapitre d'un homme inconnu, qui demain tombera peut-ĂÂȘtre, et qui te laissera sur le pavĂ©. Songes-tu bien que je t'offre la fortune, et que tu la perds? Arlequin. - Je songe que cette commission-lĂ sent le tricot tout pur; et par bonheur que ce tricot fortifie mon pauvre honneur, qui a pensĂ© barguigner. Tenez, votre jolie fille, ce n'est qu'une guenon; vos emplois, de la marchandise de chien; voilĂ mon dernier mot, et je m'en vais tout droit trouver la Princesse et mon maĂtre; peut-ĂÂȘtre rĂ©compenseront-ils le dommage que je souffre pour l'amour de ma bonne conscience. FrĂ©dĂ©ric. - Comment! tu vas trouver la Princesse et ton maĂtre! Et d'oĂÂč vient? Arlequin. - Pour leur compter mon dĂ©sastre, et toute votre marchandise. FrĂ©dĂ©ric. - MisĂ©rable! as-tu donc rĂ©solu de me perdre, de me dĂ©shonorer? Arlequin. - Bon, quand on n'a point d'honneur, est-ce qu'il faut avoir de la rĂ©putation? FrĂ©dĂ©ric. - Si tu parles, malheureux que tu es, je prendrai de toi une vengeance terrible. Ta vie me rĂ©pondra de ce que tu feras; m'entends-tu bien? Arlequin, se moquant. - Brrrr! ma vie n'a jamais servi de caution; je boirai encore bouteille trente ans aprĂšs votre trĂ©passement. Vous ĂÂȘtes vieux comme le pĂšre Ă trĂ©tous, et moi je m'appelle le cadet Arlequin. Adieu. FrĂ©dĂ©ric, outrĂ©. - ArrĂÂȘte, Arlequin; tu me mets au dĂ©sespoir, tu ne sais pas la consĂ©quence de ce que tu vas faire, mon enfant, tu me fais trembler; c'est toi-mĂÂȘme que je te conjure d'Ă©pargner, en te priant de sauver mon honneur; encore une fois; arrĂÂȘte, la situation d'esprit oĂÂč tu me mets ne me punit que trop de mon imprudence. Arlequin, comme transportĂ©. - Comment! cela est Ă©pouvantable. Je passe mon chemin sans penser Ă mal, et puis vous venez Ă l'encontre de moi pour m'offrir des filles, et puis vous me donnez une pistole pour trois sols est-ce que cela se fait? Moi, je prends cela, parce que je suis honnĂÂȘte, et puis vous me fourbez encore avec je ne sais combien d'autres pistoles que j'ai dans ma poche, et que je ferai venir en tĂ©moignage contre vous, comme quoi vous avez mitonnĂ© le coeur d'un innocent, qui a eu sa conscience et la crainte du bĂÂąton devant les yeux, et qui sans cela aurait trahi son bon maĂtre, qui est le plus brave et le plus gentil garçon, le meilleur corps qu'on puisse trouver dans tous les corps du monde, et le factotum de la Princesse; cela se peut-il souffrir? FrĂ©dĂ©ric. - Doucement, Arlequin; quelqu'un peut venir; j'ai tort mais finissons; j'achĂšterai ton silence de tout ce que tu voudras; parle, que me demandes-tu? Arlequin. - Je ne vous ferai pas bon marchĂ©, prenez-y garde. FrĂ©dĂ©ric. - Dis ce que tu veux; tes longueurs me tuent. Arlequin, rĂ©flĂ©chissant. - Pourtant, ce que c'est que d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte homme! Je n'ai que cela pour tout potage, moi. Voyez comme je me carre avec vous! Allons, prĂ©sentez-moi votre requĂÂȘte, appelez-moi un peu Monseigneur, pour voir comment cela fait; je suis FrĂ©dĂ©ric Ă cette heure, et vous, vous ĂÂȘtes Arlequin. FrĂ©dĂ©ric, Ă part. - Je ne sais oĂÂč j'en suis. Quand je nierais le fait, c'est un homme simple qu'on n'en croira que trop sur une infinitĂ© d'autres prĂ©somptions, et la quantitĂ© d'argent que je lui ai donnĂ© prouve encore contre moi. A Arlequin. Finissons, mon enfant, que te faut-il? Arlequin. - Oh tout bellement; pendant que je suis FrĂ©dĂ©ric, je veux profiter un petit brin de ma seigneurie. Quand j'Ă©tais Arlequin, vous faisiez le gros dos avec moi; Ă cette heure que c'est vous qui l'ĂÂȘtes, je veux prendre ma revanche. FrĂ©dĂ©ric soupire. - Ah je suis perdu! Arlequin, Ă part. - Il me fait pitiĂ©. Allons, consolez-vous; je suis las de faire le glorieux, cela est trop sot; il n'y a que vous autres qui puissiez vous accoutumer Ă cela. Ajustons-nous. FrĂ©dĂ©ric. - Tu n'as qu'Ă dire. Arlequin. - Avez-vous encore de cet argent jaune? J'aime cette couleur-lĂ ; elle dure plus longtemps qu'une autre. FrĂ©dĂ©ric. - VoilĂ tout ce qui m'en reste. Arlequin. - Bon; ces pistoles-lĂ , c'est pour votre pĂ©nitence de m'avoir donnĂ© les autres pistoles. Venons au reste de la boutique, parlons des emplois. FrĂ©dĂ©ric. - Mais, ces emplois, tu ne peux les exercer qu'en quittant ton maĂtre. Arlequin. - J'aurai un commis; et pour l'argent qu'il m'en coĂ»tera, vous me donnerez une bonne pension de cent Ă©cus par an. FrĂ©dĂ©ric. - Soit, tu seras content; mais me promets-tu de te taire? Arlequin. - Touchez lĂ ; c'est marchĂ© fait. FrĂ©dĂ©ric. - Tu ne te repentiras pas de m'avoir tenu parole. Adieu, Arlequin, je m'en vais tranquille. Arlequin, le rappelant. - St st st st st... FrĂ©dĂ©ric, revenant. - Que me veux-tu? Arlequin. - Et Ă propos, nous oublions cette jolie fille. FrĂ©dĂ©ric. - Tu dis que c'est une guenon. Arlequin. - Oh j'aime assez les guenons. FrĂ©dĂ©ric. - Eh bien! je tĂÂącherai de te la faire avoir. Arlequin. - Et moi, je tĂÂącherai de me taire. FrĂ©dĂ©ric. - Puisqu'il te la faut absolument, reviens me trouver tantĂÂŽt; tu la verras. A part. Peut-ĂÂȘtre me le dĂ©bauchera-t-elle mieux que je n'ai su faire. Arlequin. - Je veux avoir son coeur sans tricherie. FrĂ©dĂ©ric. - Sans doute; sortons d'ici. Arlequin. - Dans un quart d'heure je suis Ă vous. Tenez-moi la fille prĂÂȘte. Acte II ScĂšne premiĂšre Lisette, Arlequin Arlequin. - Mon bijou, j'ai fait une offense envers vos grĂÂąces, et je suis d'avis de vous en demander pardon, pendant que j'en ai la repentance. Lisette. - Quoi! un si joli garçon que vous est-il capable d'offenser quelqu'un? Arlequin. - Un aussi joli garçon que moi! Oh! cela me confond; je ne mĂ©rite pas le pain que je mange. Lisette. - Pourquoi donc? Qu'avez-vous fait? Arlequin. - J'ai fait une insolence; donnez-moi conseil. Voulez-vous que je m'en accuse Ă genoux, ou bien sur mes deux jambes? dites-moi sans façon; faites-moi bien de la honte, ne m'Ă©pargnez pas. Lisette. - Je ne veux ni vous battre ni vous voir Ă genoux; je me contenterai de savoir ce que vous avez dit. Arlequin, s'agenouillant. - M'amie, vous n'ĂÂȘtes point assez rude, mais je sais mon devoir. Lisette. - Levez-vous donc, mon cher; je vous ai dĂ©jĂ pardonnĂ©. Arlequin. - Ecoutez-moi; j'ai dit, en parlant de votre inimitable personne, j'ai dit... le reste est si gros qu'il m'Ă©trangle. Lisette. - Vous avez dit?... Arlequin. - J'ai dit que vous n'Ă©tiez qu'une guenon. Lisette, fĂÂąchĂ©e. - Pourquoi donc m'aimez-vous, si vous me trouvez telle? Arlequin, pleurant. - Je confesse que j'en ai menti. Lisette. - Je me croyais plus supportable; voilĂ la vĂ©ritĂ©. Arlequin. - Ne vous ai-je pas dit que j'Ă©tais un misĂ©rable? Mais, m'amour, je n'avais pas encore vu votre gentil minois... ois... ois... ois... Lisette. - Comment! vous ne me connaissiez pas dans ce temps-lĂ ? Vous ne m'aviez jamais vue? Arlequin. - Pas seulement le bout de votre nez. Lisette. - Eh! mon cher Arlequin, je ne suis plus fĂÂąchĂ©e. Ne me trouvez-vous pas de votre goĂ»t Ă prĂ©sent? Arlequin. - Vous ĂÂȘtes dĂ©licieuse. Lisette. - Eh bien! vous ne m'avez pas insultĂ©e; et, quand cela serait, y a-t-il de meilleure rĂ©paration que l'amour que vous avez pour moi? Allez, mon ami, ne songez plus Ă cela. Arlequin. - Quand je vous regarde, je me trouve si sot! Lisette. - Tant mieux, je suis bien aise que vous m'aimiez; car vous me plaisez beaucoup, vous. Arlequin, charmĂ©. - Oh! oh! oh! vous me faites mourir d'aise. Lisette. - Mais, est-il bien vrai que vous m'aimiez? Arlequin. - Tenez, je vous aime... Mais qui diantre peut dire cela, combien je vous aime?... Cela est si gros, que je n'en sais pas le compte. Lisette. - Vous voulez m'Ă©pouser? Arlequin. - Oh! je ne badine point; je vous recherche honnĂÂȘtement, par-devant notaire. Lisette. - Vous ĂÂȘtes tout Ă moi? Arlequin. - Comme un quarteron d'Ă©pingles que vous auriez achetĂ© chez le marchand. Lisette. - Vous avez envie que je sois heureuse? Arlequin. - Je voudrais pouvoir vous entretenir fainĂ©ante toute votre vie manger, boire et dormir, voilĂ l'ouvrage que je vous souhaite. Lisette. - Eh bien! mon ami, il faut que je vous avoue une chose; j'ai fait tirer mon horoscope il n'y a pas plus de huit jours. Arlequin. - Oh! oh! Lisette. - Vous passĂÂątes dans ce moment-lĂ , et on me dit Voyez-vous ce joli brunet qui passe? il s'appelle Arlequin. Arlequin. - Tout juste. Lisette. - Il vous aimera. Arlequin. - Ah! l'habile homme! Lisette. - Le seigneur FrĂ©dĂ©ric lui proposera de le servir contre un inconnu; il refusera d'abord de le faire, parce qu'il s'imaginera que cela ne serait pas bien; mais vous obtiendrez de lui ce qu'il aura refusĂ© au seigneur FrĂ©dĂ©ric; et de lĂ , s'ensuivra pour vous deux une grosse fortune, dont vous jouirez mariĂ©s ensemble. VoilĂ ce qu'on m'a prĂ©dit. Vous m'aimez dĂ©jĂ , vous voulez m'Ă©pouser; la prĂ©diction est bien avancĂ©e; Ă l'Ă©gard de la proposition du seigneur FrĂ©dĂ©ric, je ne sais ce que c'est; mais vous savez bien ce qu'il vous a dit; quant Ă moi, il m'a seulement recommandĂ© de vous aimer, et je suis en bon train de cela, comme vous voyez. Arlequin, Ă©tonnĂ©. - Cela est admirable! je vous aime, cela est vrai; je veux vous Ă©pouser, cela est encore vrai, et vĂ©ritablement le seigneur FrĂ©dĂ©ric m'a proposĂ© d'ĂÂȘtre un fripon; je n'ai pas voulu l'ĂÂȘtre, et pourtant vous verrez qu'il faudra que j'en passe par lĂ ; car quand une chose est prĂ©dite, elle ne manque pas d'arriver. Lisette. - Prenez garde on ne m'a pas prĂ©dit que le seigneur FrĂ©dĂ©ric vous proposerait une friponnerie; on m'a seulement prĂ©dit que vous croiriez que c'en serait une. Arlequin. - Je l'ai cru, et apparemment je me suis trompĂ©. Lisette. - Cela va tout seul. Arlequin. - Je suis un grand nigaud; mais, au bout du compte, cela avait la mine d'une friponnerie, comme j'ai la mine d'Arlequin; je suis fĂÂąchĂ© d'avoir vilipendĂ© ce bon seigneur FrĂ©dĂ©ric; je lui ai fait donner tout son argent; par bonheur je ne suis pas obligĂ© Ă restitution; je ne devinais pas qu'il y avait une prĂ©diction qui me donnait le tort. Lisette. - Sans doute. Arlequin. - Avec cela, cette prĂ©diction doit avoir prĂ©dit que je lui viderais sa bourse. Lisette. - Oh! gardez ce que vous avez reçu. Arlequin. - Cet argent-lĂ m'Ă©tait dĂ» comme une lettre de change; si j'allais le rendre, cela gĂÂąterait l'horoscope, et il ne faut pas aller Ă l'encontre d'un astrologue. Lisette. - Vous avez raison. Il ne s'agit plus Ă prĂ©sent que d'obĂ©ir Ă ce qui est prĂ©dit, en faisant ce que souhaite le seigneur FrĂ©dĂ©ric, afin de gagner pour nous cette grosse fortune qui nous est promise. Arlequin. - Gagnons, ma mie, gagnons, cela est juste, Arlequin est Ă vous, tournez-le, virez-le Ă votre fantaisie, je ne m'embrasse plus de lui, la prĂ©diction m'a transportĂ© Ă vous, elle sait bien ce qu'elle fait, il ne m'appartient pas de contredire Ă son ordonnance, je vous aime, je vous Ă©pouserai, je tromperai Monsieur LĂ©lio, et je m'en gausse, le vent me pousse, il faut que j'aille, il me pousse Ă baiser votre menotte, il faut que je la baise. Lisette, riant. - L'astrologue n'a pas parlĂ© de cet article-lĂ . Arlequin. - Il l'aura peut-ĂÂȘtre oubliĂ©. Lisette. - Apparemment; mais allons trouver le seigneur FrĂ©dĂ©ric, pour vous rĂ©concilier avec lui. Arlequin. - VoilĂ mon maĂtre; je dois ĂÂȘtre encore trois semaines avec lui pour guetter ce qu'il fera, et je vais voir s'il n'a pas besoin de moi. Allez, mes amours, allez m'attendre chez le seigneur FrĂ©dĂ©ric. Lisette. - Ne tardez pas. ScĂšne II LĂ©lio, Arlequin LĂ©lio arrive rĂÂȘveur, sans voir Arlequin qui se retire Ă quartier. LĂ©lio s'arrĂÂȘte sur le bord du thĂ©ĂÂątre en rĂÂȘvant. Arlequin, Ă part. - Il ne me voit pas. Voyons sa pensĂ©e. LĂ©lio. - Me voilĂ dans un embarras dont je ne sais comment me tirer. Arlequin, Ă part. - Il est embarrassĂ©. LĂ©lio. - Je tremble que la Princesse, pendant la fĂÂȘte, n'ait surpris mes regards sur la personne que j'aime. Arlequin, Ă part. - Il tremble Ă cause de la Princesse... tubleu!... ce frisson-lĂ est une affaire d'Etat... vertuchoux! LĂ©lio. - Si la Princesse vient Ă soupçonner mon penchant pour son amie, sa jalousie me la dĂ©robera, et peut-ĂÂȘtre fera-t-elle pis. Arlequin, Ă part. - Oh! oh!... la dĂ©robera... Il traite la Princesse de friponne. Par la sambille! Monsieur le conseiller fera bien ses orges de ces bribes-lĂ que je ramasse, et je vois bien que cela me vaudra pignon sur rue. LĂ©lio. - J'aurais besoin d'une entrevue. Arlequin, Ă part. - Qu'est-ce que c'est qu'une entrevue? Je crois qu'il parle latin... Le pauvre homme! il me fait pitiĂ© pourtant; car peut-ĂÂȘtre qu'il en mourra; mais l'horoscope le veut. Cependant si j'avais un peu sa permission... Voyons, je vais lui parler. Il retourne dans le fond du thĂ©ĂÂątre et de lĂ il accourt comme s'il arrivait, et dit Ah! mon cher maĂtre! LĂ©lio. - Que me veux-tu? Arlequin. - Je viens vous demander ma petite fortune. LĂ©lio. - Qu'est-ce que c'est que cette fortune? Arlequin. - C'est que le seigneur FrĂ©dĂ©ric m'a promis tout plein mes poches d'argent, si je lui contais un peu ce que vous ĂÂȘtes, et tout ce que je sais de vous; il m'a bien recommandĂ© le secret, et je suis obligĂ© de le garder en conscience; ce que j'en dis, ce n'est que par maniĂšre de parler. Voulez-vous que je lui rapporte toutes les babioles qu'il demande? Vous savez que je suis pauvre; l'argent qui m'en viendra, je le mettrai en rente ou je le prĂÂȘterai Ă usure. LĂ©lio. - Que FrĂ©dĂ©ric est lĂÂąche! Mon enfant, je pardonne Ă ta simplicitĂ© le compliment que tu me fais. Tu as de l'honneur Ă ta maniĂšre, et je ne vois nul inconvĂ©nient pour moi Ă te laisser profiter de la bassesse de FrĂ©dĂ©ric. Oui, reçois son argent; je veux bien que tu lui rapportes ce que je t'ai dit que j'Ă©tais, et ce que tu sais. Arlequin. - Votre foi? LĂ©lio. - Fais; j'y consens. Arlequin. - Ne vous gĂÂȘnez point, parlez-moi sans façon; je vous laisse la libertĂ©; rien de force. LĂ©lio. - Va ton chemin, et n'oublie pas surtout de lui marquer le souverain mĂ©pris que j'ai pour lui. Arlequin. - Je ferai votre commission. LĂ©lio. - J'aperçois la Princesse. Adieu, Arlequin, va gagner ton argent. ScĂšne III Arlequin, seul. Arlequin. - Quand on a un peu d'esprit, on accommode tout. Un butor aurait Ă©tĂ© chagriner son maĂtre sans lui en demander honnĂÂȘtement le privilĂšge. A cette heure, si je lui cause du chagrin, ce sera de bonne amitiĂ©, au moins... Mais voilĂ cette Princesse avec sa camarade. ScĂšne IV La Princesse, Hortense, Arlequin La Princesse, Ă Arlequin. - Il me semble avoir vu de loin ton maĂtre avec toi. Arlequin. - Il vous a semblĂ© la vĂ©ritĂ©, Madame; et quand cela ne serait pas, je ne suis pas lĂ pour vous dĂ©dire. La Princesse. - Va le chercher, et dis-lui que j'ai Ă lui parler. Arlequin. - J'y cours, Madame. Il va et revient. Si je ne le trouve pas, qu'est-ce que je lui dirai? La Princesse. - Il ne peut pas encore ĂÂȘtre loin, tu le trouveras sans doute. Arlequin, Ă part. - Bon, je vais tout d'un coup chercher le seigneur FrĂ©dĂ©ric. ScĂšne V La Princesse, Hortense La Princesse. - Ma chĂšre Hortense, apparemment que ma rĂÂȘverie est contagieuse; car vous devenez rĂÂȘveuse aussi bien que moi. Hortense. - Que voulez-vous, Madame? Je vous vois rĂÂȘver, et cela me donne un air pensif; je vous copie de figure. La Princesse. - Vous copiez si bien, qu'on s'y mĂ©prendrait. Quant Ă moi, je ne suis point tranquille; le rapport que vous me faites de LĂ©lio ne me satisfait pas. Un homme Ă qui vous avez fait apercevoir que je l'aime, un homme Ă qui j'ai cru voir du penchant pour moi, devrait, Ă votre discours, donner malgrĂ© lui quelques marques de joie, et vous ne me parlez que de son profond respect; cela est bien froid. Hortense. - Mais, Madame, ordinairement le respect n'est ni chaud ni froid; je ne lui ai pas dit crĂ»ment La Princesse vous aime; il ne m'a pas rĂ©pondu crĂ»ment J'en suis charmĂ©; il ne lui a pas pris des transports; mais il m'a paru pĂ©nĂ©trĂ© d'un profond respect. J'en reviens toujours Ă ce respect, et je le trouve en sa place. La Princesse. - Vous ĂÂȘtes femme d'esprit; lui avez vous senti quelque surprise agrĂ©able? Hortense. - De la surprise? Oui, il en a montrĂ©; Ă l'Ă©gard de savoir si elle Ă©tait agrĂ©able ou non, quand un homme sent du plaisir, et qu'il ne le dit point, il en aurait un jour entier sans qu'on le devinĂÂąt; mais enfin, pour moi, je suis fort contente de lui. La Princesse, souriant d'un air forcĂ©. - Vous ĂÂȘtes fort contente de lui, Hortense; N'y aurait-il rien d'Ă©quivoque lĂ -dessous? Qu'est-ce que cela signifie? Hortense. - Ce que signifie je suis contente de lui? Cela veut dire... En vĂ©ritĂ©, Madame, cela veut dire que je suis contente de lui; on ne saurait expliquer cela qu'en le rĂ©pĂ©tant. Comment feriez-vous pour dire autrement? Je suis satisfaite de ce qu'il m'a rĂ©pondu sur votre chapitre; l'aimez-vous mieux de cette façon-lĂ ? La Princesse. - Cela est plus clair. Hortense. - C'est pourtant la mĂÂȘme chose. La Princesse. - Ne vous fĂÂąchez point; je suis dans une situation d'esprit qui mĂ©rite un peu d'indulgence. Il me vient des idĂ©es fĂÂącheuses, dĂ©raisonnables. Je crains tout, je soupçonne tout; je crois que j'ai Ă©tĂ© jalouse de vous, oui de vous-mĂÂȘme, qui ĂÂȘtes la meilleure de mes amies, qui mĂ©ritez ma confiance, et qui l'avez. Vous ĂÂȘtes aimable, LĂ©lio l'est aussi; vous vous ĂÂȘtes vu tous deux; vous m'avez fait un rapport de lui qui n'a pas rempli mes espĂ©rances; je me suis Ă©garĂ©e lĂ -dessus; j'ai vu mille chimĂšres; vous Ă©tiez dĂ©jĂ ma rivale. Qu'est-ce que c'est que l'amour, ma chĂšre Hortense! OĂÂč est l'estime que j'ai pour vous, la justice que je dois vous rendre? Me reconnaissez-vous? Ne sont-ce pas lĂ les faiblesses d'un enfant que je rapporte? Hortense. - Oui; mais les faiblesses d'un enfant de votre ĂÂąge sont dangereuses, et je voudrais bien n'avoir rien Ă dĂ©mĂÂȘler avec elles. La Princesse. - Ecoutez; je n'ai pas tant de tort; tantĂÂŽt pendant que nous Ă©tions Ă cette fĂÂȘte, LĂ©lio n'a presque regardĂ© que vous, vous le savez bien. Hortense. - Moi, Madame? La Princesse. - HĂ© bien, vous n'en convenez pas; cela est mal entendu, par exemple; il semblerait qu'il y a du mystĂšre; n'ai-je pas remarquĂ© que les regards de LĂ©lio vous embarrassaient, et que vous n'osiez pas le regarder, par considĂ©ration pour moi sans doute?... Vous ne me rĂ©pondez pas? Hortense. - C'est que je vous vois en train de remarquer, et si je rĂ©ponds, j'ai peur que vous ne remarquiez encore quelque chose dans ma rĂ©ponse; cependant je n'y gagne rien, car vous faites une remarque sur mon silence. Je ne sais plus comment me conduire; si je me tais, c'est du mystĂšre; si je parle, autre mystĂšre; enfin je suis mystĂšre depuis les pieds jusqu'Ă la tĂÂȘte. En vĂ©ritĂ©, je n'ose pas me remuer; j'ai peur que vous n'y trouviez un Ă©quivoque. Quel Ă©trange amour que le vĂÂŽtre, Madame! Je n'en ai jamais vu de cette humeur-lĂ . La Princesse. - Encore une fois, je me condamne; mais vous n'ĂÂȘtes pas mon amie pour rien; vous ĂÂȘtes obligĂ©e de me supporter; j'ai de l'amour, en un mot, voilĂ mon excuse. Hortense. - Mais, Madame, c'est plus mon amour que le vĂÂŽtre; de la maniĂšre dont vous le prenez, il me fatigue plus que vous; ne pourriez-vous me dispenser de votre confidence? Je me trouve une passion sur les bras qui ne m'appartient pas; peut-on de fardeau plus ingrat? La Princesse, d'un air sĂ©rieux. - Hortense, je vous croyais plus d'attachement pour moi; et je ne sais que penser, aprĂšs tout, du dĂ©goĂ»t que vous tĂ©moignez. Quand je rĂ©pare mes soupçons Ă votre Ă©gard par l'aveu franc que je vous en fais, mon amour vous dĂ©plaĂt trop; je n'y comprends rien; on dirait presque que vous en avez peur. Hortense. - Ah la dĂ©sagrĂ©able situation! Que je suis malheureuse de ne pouvoir ouvrir ni fermer la bouche en sĂ»retĂ©! Que faudra-t-il donc que je devienne? Les remarques me suivent, je n'y saurais tenir; vous me dĂ©sespĂ©rez, je vous tourmente, toujours je vous fĂÂącherai en parlant, toujours je vous fĂÂącherai en ne disant mot je ne saurais donc me corriger; voilĂ une querelle fondĂ©e pour l'Ă©ternitĂ©; le moyen de vivre ensemble, j'aimerais mieux mourir. Vous me trouvez rĂÂȘveuse; aprĂšs cela il faut que je m'explique. LĂ©lio m'a regardĂ©e, vous ne savez que penser, vous ne me comprenez pas, vous m'estimez, vous me croyez fourbe; haine, amitiĂ©, soupçon, confiance, le calme, l'orage, vous mettez tout ensemble, je m'y perds, la tĂÂȘte me tourne, je ne sais oĂÂč je suis; je quitte la partie, je me sauve, je m'en retourne; dussiez-vous prendre encore mon voyage pour une finesse. La Princesse, la caressant. - Non, ma chĂšre Hortense, vous ne me quitterez point; je ne veux point vous perdre, je veux vous aimer, je veux que vous m'aimiez; j'abjure toutes mes faiblesses; vous ĂÂȘtes mon amie, je suis la vĂÂŽtre, et cela durera toujours. Hortense. - Madame, cet amour-lĂ nous brouillera ensemble, vous le verrez; laissez-moi partir; comptez que je le fais pour le mieux. La Princesse. - Non, ma chĂšre; je vais faire arrĂÂȘter tous vos Ă©quipages, vous ne vous servirez que des miens; et, pour plus de sĂ»retĂ©, Ă toutes les portes de la ville vous trouverez des gardes qui ne vous laisseront passer qu'avec moi. Nous irons quelquefois nous promener ensemble; voilĂ tous les voyages que vous ferez; point de mutinerie; je n'en rabattrai rien. A l'Ă©gard de LĂ©lio, vous continuerez de le voir avec moi ou sans moi, quand votre amie vous en priera. Hortense. - Moi, voir LĂ©lio, Madame! Et si LĂ©lio me regarde? il a des yeux. Et si je le regarde? j'en ai aussi. Ou bien si je ne le regarde pas? car tout est Ă©gal avec vous. Que voulez-vous que je fasse dans la compagnie d'un homme avec qui toute fonction de mes deux yeux est interdite? les fermerai-je? les dĂ©tournerai-je? VoilĂ tout ce qu'on en peut faire, et rien de tout cela ne vous convient. D'ailleurs, s'il a toujours ce profond respect qui n'est pas de votre goĂ»t, vous vous en prendrez Ă moi, vous me direz encore Cela est bien froid; comme si je n'avais qu'Ă lui dire Monsieur, soyez plus tendre. Ainsi son respect, ses yeux et les miens, voilĂ trois choses que vous ne me passerez jamais. Je ne sais si, pour vous accommoder, il me suffirait d'ĂÂȘtre aveugle, sourde et muette; je ne serais peut-ĂÂȘtre pas encore Ă l'abri de votre chicane. La Princesse. - Toute cette vivacitĂ©-lĂ ne me fait point de peur; je vous connais vous ĂÂȘtes bonne, mais impatiente; et quelque jour, vous et moi, nous rirons de ce qui nous arrive aujourd'hui. Hortense. - Souffrez que je m'Ă©loigne pendant que vous aimez. Au lieu de rire de mon sĂ©jour, nous rirons de mon absence; n'est-ce pas la mĂÂȘme chose? La Princesse. - Ne m'en parlez plus, vous m'affligez. Voici LĂ©lio, qu'apparemment Arlequin aura averti de ma part; prenez de grĂÂące, un air moins triste; je n'ai qu'un mot Ă lui dire; aprĂšs l'instruction que vous lui avez donnĂ©e, nous jugerons bientĂÂŽt de ses sentiments, par la maniĂšre dont il se comportera dans la suite. Le don de ma main lui fait un beau rang; mais il peut avoir le coeur pris. ScĂšne VI LĂ©lio, Hortense, La Princesse LĂ©lio. - Je me rends Ă vos ordres, Madame. Arlequin m'a dit que vous souhaitiez me parler. La Princesse. - Je vous attendais, LĂ©lio; vous savez quelle est la commission de l'ambassadeur du roi de Castille, qu'on est convenu d'en dĂ©libĂ©rer aujourd'hui. FrĂ©dĂ©ric s'y trouvera; mais c'est Ă vous seul Ă dĂ©cider. Il s'agit de ma main que le roi de Castille demande; vous pouvez l'accorder ou la refuser. Je ne vous dirai point quelles seraient mes intentions lĂ -dessus; je m'en tiens Ă souhaiter que vous les deviniez. J'ai quelques ordres Ă donner; je vous laisse un moment avec Hortense, Ă peine vous connaissez-vous encore, elle est mon amie, et je suis bien aise que l'estime que j'ai pour vous ait son aveu. Elle sort. ScĂšne VII LĂ©lio, Hortense LĂ©lio. - Enfin, Madame, il est temps que vous dĂ©cidiez de mon sort, il n'y a point de moments Ă perdre. Vous venez d'entendre la Princesse; elle veut que je prononce sur le mariage qu'on lui propose. Si je refuse de le conclure, c'est entrer dans ses vues, et lui dire que je l'aime; si je le conclus, c'est lui donner des preuves d'une indiffĂ©rence dont elle cherchera les raisons. La conjoncture est pressante; que rĂ©solvez-vous en ma faveur? Il faut que je me dĂ©robe d'ici incessamment; mais vous, Madame, y resterez-vous? Je puis vous offrir un asile oĂÂč vous ne craindrez personne. Oserai-je espĂ©rer que vous consentiez aux mesures promptes et nĂ©cessaires?... Hortense. - Non, Monsieur, n'espĂ©rez rien, je vous prie; ne parlons plus de votre coeur, et laissez le mien en repos; vous le troublez, je ne sais ce qu'il est devenu; je n'entends parler que d'amour Ă droite et Ă gauche, il m'environne; il m'obsĂšde, et le vĂÂŽtre, au bout du compte, est celui qui me presse le plus. LĂ©lio. - Quoi! Madame, c'en est donc fait, mon amour vous fatigue, et vous me rebutez? Hortense. - Si vous cherchez Ă m'attendrir, je vous avertis que je vous quitte; je n'aime point qu'on exerce mon courage. LĂ©lio. - Ah! Madame, il ne vous en faut pas beaucoup pour rĂ©sister Ă ma douleur. Hortense. - Eh! Monsieur, je ne sais point ce qu'il m'en faut, et ne trouve point Ă propos de le savoir. Laissez-moi me gouverner, chacun se sent; brisons lĂ -dessus. LĂ©lio. - Il n'est que trop vrai que vous pouvez m'Ă©couter sans aucun risque. Hortense. - Il n'est que trop vrai! Oh! je suis plus difficile en vĂ©ritĂ©s que vous; et ce qui est trop vrai pour vous ne l'est pas assez pour moi. Je crois que j'irais loin avec vos sĂ»retĂ©s, surtout avec un garant comme vous! En vĂ©ritĂ©, Monsieur, vous n'y songez pas il n'est que trop vrai! Si cela Ă©tait si vrai, j'en saurais quelque chose; car vous me forcez, Ă vous dire plus que je ne veux, et je ne vous le pardonnerai pas. LĂ©lio. - Si vous sentez quelque heureuse disposition pour moi, qu'ai-je fait depuis tantĂÂŽt qui puisse mĂ©riter que vous la combattiez? Hortense. - Ce que vous avez fait? Pourquoi me rencontrez-vous ici? Qu'y venez-vous chercher? Vous ĂÂȘtes arrivĂ© Ă la cour; vous avez plu Ă la Princesse, elle vous aime; vous dĂ©pendez d'elle, j'en dĂ©pends de mĂÂȘme; elle est jalouse de moi voilĂ ce que vous avez fait, Monsieur, et il n'y a point de remĂšde Ă cela, puisque je n'en trouve point. LĂ©lio, Ă©tonnĂ©. - La Princesse est jalouse de vous? Hortense. - Oui, trĂšs jalouse peut-ĂÂȘtre actuellement sommes-nous observĂ©s l'un et l'autre; et aprĂšs cela vous venez me parler de votre passion, vous voulez que je vous aime; vous le voulez, et je tremble de ce qui en peut arriver car enfin on se lasse. J'ai beau vous dire que cela ne se peut pas, que mon coeur vous serait inutile; vous ne m'Ă©coutez point, vous vous plaisez Ă me pousser Ă bout. Eh! LĂ©lio, qu'est-ce que c'est que votre amour? Vous ne me mĂ©nagez point; aime-t-on les gens quand on les persĂ©cute, quand ils sont plus Ă plaindre que nous, quand ils ont leurs chagrins et les nĂÂŽtres, quand ils ne nous font un peu de mal que pour Ă©viter de nous en faire davantage? Je refuse de vous aimer qu'est-ce que j'y gagne? Vous imaginez-vous que j'y prends plaisir? Non, LĂ©lio, non; le plaisir n'est pas grand. Vous ĂÂȘtes un ingrat; vous devriez me remercier de mes refus, vous ne les mĂ©ritez pas. Dites-moi, qu'est-ce qui m'empĂÂȘche de vous aimer? cela est-il si difficile? n'ai-je pas le coeur libre? n'ĂÂȘtes-vous pas aimable? ne m'aimez-vous pas assez? que vous manque-t-il? vous n'ĂÂȘtes pas raisonnable. Je vous refuse mon coeur avec le pĂ©ril qu'il y a de l'avoir; mon amour vous perdrait. VoilĂ pourquoi vous ne l'aurez point; voilĂ d'oĂÂč me vient ce courage que vous me reprochez. Et vous vous plaignez de moi, et vous me demandez encore que je vous aime, expliquez-vous donc, que me demandez-vous? Que vous faut-il? Qu'appelez-vous aimer? Je n'y comprends rien. LĂ©lio, vivement. - C'est votre main qui manque Ă mon bonheur. Hortense, tendrement. - Ma main!... Ah! je ne pĂ©rirais pas seule, et le don que je vous en ferais me coĂ»terait mon Ă©poux; et je ne veux pas mourir, en perdant un homme comme vous. Non, si je faisais jamais votre bonheur, je voudrais qu'il durĂÂąt longtemps. LĂ©lio, animĂ©. - Mon coeur ne peut suffire Ă toute ma tendresse. Madame, prĂÂȘtez-moi, de grĂÂące, un moment d'attention, je vais vous instruire. Hortense. - ArrĂÂȘtez, LĂ©lio; j'envisage un malheur qui me fait frĂ©mir; je ne sache rien de si cruel que votre obstination; il me semble que tout ce que vous me dites m'entretient de votre mort. Je vous avais priĂ© de laisser mon coeur en repos, vous n'en faites rien; voilĂ qui est fini; poursuivez, je ne vous crains plus. Je me suis d'abord contentĂ©e de vous dire que je ne pouvais pas vous aimer, cela ne vous a pas Ă©pouvantĂ©; mais je sais des façons de parler plus positives, plus intelligibles, et qui assurĂ©ment vous guĂ©riront de toute espĂ©rance. Voici donc, Ă la lettre, ce que je pense, et ce que je penserai toujours c'est que je ne vous aime point, et que je ne vous aimerai jamais. Ce discours est net, je le crois sans rĂ©plique; il ne reste plus de question Ă faire. Je ne sortirai point de lĂ ; je ne vous aime point, vous ne me plaisez point. Si je savais une maniĂšre de m'expliquer plus dure, je m'en servirais pour vous punir de la douleur que je souffre Ă vous en faire. Je ne pense pas qu'Ă prĂ©sent vous ayez envie de parler de votre amour; ainsi changeons de sujet. LĂ©lio. - Oui, Madame, je vois bien que votre rĂ©solution est prise. La seule espĂ©rance d'ĂÂȘtre uni pour jamais avec vous m'arrĂÂȘtait encore ici; je m'Ă©tais flattĂ©, je l'avoue; mais c'est bien peu de chose que l'intĂ©rĂÂȘt que l'on prend Ă un homme Ă qui l'on peut parler comme vous le faites. Quand je vous apprendrais qui je suis, cela ne servirait de rien; vos refus n'en seraient que plus affligeants. Adieu, Madame; il n'y a plus de sĂ©jour ici pour moi; je pars dans l'instant, et je ne vous oublierai jamais. Il s'Ă©loigne. Hortense, pendant qu'il s'en va. - Oh! je ne sais plus oĂÂč j'en suis; je n'avais pas prĂ©vu ce coup-lĂ . Elle l'appelle. LĂ©lio! LĂ©lio, revenant. - Que me voulez-vous, Madame? Hortense. - Je n'en sais rien; vous ĂÂȘtes au dĂ©sespoir, vous m'y mettez, je ne sais encore que cela. LĂ©lio. - Vous me haĂÂŻrez si je ne vous quitte. Hortense. - Je ne vous hais plus quand vous me quittez. LĂ©lio. - Daignez donc consulter votre coeur. Hortense. - Vous voyez bien les conseils qu'il me donne; vous partez, je vous rappelle; je vous rappellerai, si je vous renvoie; mon coeur ne finira rien. LĂ©lio. - Eh! Madame, ne me renvoyez plus; nous Ă©chapperons aisĂ©ment Ă tous les malheurs que vous craignez; laissez-moi vous expliquer mes mesures, et vous dire que ma naissance... Hortense, vivement. - Non, je me retrouve enfin, je ne veux plus rien entendre. Echapper Ă nos malheurs! Ne s'agit-il pas de sortir d'ici? le pourrons-nous? n'a-t-on pas les yeux sur nous? ne serez-vous pas arrĂÂȘtĂ©? Adieu; je vous dois la vie; je ne vous devrai rien, si vous ne sauvez la vĂÂŽtre. Vous dites que vous m'aimez; non, je n'en crois rien, si vous ne partez. Partez donc, ou soyez mon ennemi mortel; partez, ma tendresse vous l'ordonne; ou restez ici l'homme du monde le plus haĂÂŻ de moi, et le plus haĂÂŻssable que je connaisse. Elle s'en va comme en colĂšre. LĂ©lio, d'un ton de dĂ©pit. - Je partirai donc, puisque vous le voulez; mais vous prĂ©tendez me sauver la vie, et vous n'y rĂ©ussirez pas. Hortense, se retournant de loin. - Vous me rappelez donc Ă votre tour? LĂ©lio. - J'aime autant mourir que de ne vous plus voir. Hortense. - Ah! voyons donc les mesures que vous voulez prendre. LĂ©lio, transportĂ© de joie. - Quel bonheur! je ne saurais retenir mes transports. Hortense, nonchalamment. - Vous m'aimez beaucoup, je le sais bien; passons votre reconnaissance, nous dirons cela une autre fois. Venons aux mesures... LĂ©lio. - Que n'ai-je, au lieu d'une couronne qui m'attend, l'empire de la terre Ă vous offrir? Hortense, avec une surprise modeste. - Vous ĂÂȘtes nĂ© prince? Mais vous n'avez qu'Ă me garder votre coeur, vous ne me donnerez rien qui le vaille; achevons. LĂ©lio. - J'attends demain incognito un courrier du roi de LĂ©on, mon pĂšre. Hortense. - ArrĂÂȘtez, Prince; FrĂ©dĂ©ric vient, l'Ambassadeur le suit sans doute. Vous m'informerez tantĂÂŽt de vos rĂ©solutions. LĂ©lio. - Je crains encore vos inquiĂ©tudes. Hortense. - Et moi, je ne crains plus rien; je me sens l'imprudence la plus tranquille du monde; vous me l'avez donnĂ©e, je m'en trouve bien; c'est Ă vous Ă me la garantir, faites comme vous pourrez. LĂ©lio. - Tout ira bien, Madame; je ne conclurai rien avec l'Ambassadeur pour gagner du temps; je vous reverrai tantĂÂŽt. ScĂšne VIII L'Ambassadeur, LĂ©lio, FrĂ©dĂ©ric FrĂ©dĂ©ric, Ă part Ă l'Ambassadeur. - Vous sentirez, j'en suis sĂ»r, jusqu'oĂÂč va l'audace de ses espĂ©rances. L'Ambassadeur, Ă LĂ©lio. - Vous savez, Monsieur, ce qui m'amĂšne ici, et votre habiletĂ© me rĂ©pond du succĂšs de ma commission. Il s'agit d'un mariage entre votre Princesse et le roi de Castille, mon maĂtre. Tout invite Ă le conclure; jamais union ne fut peut-ĂÂȘtre plus nĂ©cessaire. Vous n'ignorez pas les justes droits que les rois de Castille prĂ©tendent avoir sur une partie de cet Etat, par les alliances... LĂ©lio. - Laissons lĂ ces droits historiques, Monsieur; je sais ce que c'est; et quand on voudra, la Princesse en produira de mĂÂȘme valeur sur les Etats du roi votre maĂtre. Nous n'avons qu'Ă relire aussi les alliances passĂ©es, vous verrez qu'il y aura quelqu'une de vos provinces qui nous appartiendra. FrĂ©dĂ©ric. - Effectivement vos droits ne sont pas fondĂ©s, et il n'est pas besoin d'en appuyer le mariage dont il s'agit. L'Ambassadeur. - Laissons-les donc pour le prĂ©sent, j'y consens; mais la trop grande proximitĂ© des deux Etats entretient depuis vingt ans des guerres qui ne finissent que pour des instants, et qui recommenceront bientĂÂŽt entre deux nations voisines, et dont les intĂ©rĂÂȘts se croiseront toujours. Vos peuples sont fatiguĂ©s; mille occasions vous ont prouvĂ© que vos ressources sont inĂ©gales aux nĂÂŽtres. La paix que nous venons de faire avec vous, vous la devez Ă des circonstances qui ne se rencontreront pas toujours. Si la Castille n'avait Ă©tĂ© occupĂ©e ailleurs, les choses auraient bien changĂ© de face. LĂ©lio. - Point du tout; il en aurait Ă©tĂ© de cette guerre comme de toutes les autres. Depuis tant de siĂšcles que cet Etat se dĂ©fend contre le vĂÂŽtre, oĂÂč sont vos progrĂšs? Je n'en vois point qui puissent justifier cette grande inĂ©galitĂ© de forces dont vous parlez. L'Ambassadeur. - Vous ne vous ĂÂȘtes soutenus que par des secours Ă©trangers. LĂ©lio. - Ces mĂÂȘmes secours dans bien des occasions vous ont aussi rendu de grands services; et voilĂ comment subsistent les Etats la politique de l'un arrĂÂȘte l'ambition de l'autre. FrĂ©dĂ©ric. - Retranchons-nous sur des choses plus effectives, sur la tranquillitĂ© durable que ce mariage assurerait aux deux peuples qui ne seraient plus qu'un, et qui n'auraient plus qu'un mĂÂȘme maĂtre. LĂ©lio. - Fort bien; mais nos peuples n'ont-ils pas leurs lois particuliĂšres? Etes-vous sĂ»r, Monsieur, qu'ils voudront bien passer sous une domination Ă©trangĂšre, et peut-ĂÂȘtre se soumettre aux coutumes d'une nation qui leur est antipathique? L'Ambassadeur. - DĂ©sobĂ©iront-ils Ă leur souveraine? LĂ©lio. - Ils lui dĂ©sobĂ©iront par amour pour elle. FrĂ©dĂ©ric. - En ce cas-lĂ , il ne sera pas difficile de les rĂ©duire. LĂ©lio. - Y pensez-vous, Monsieur? S'il faut les opprimer pour les rendre tranquilles, comme vous l'entendez, ce n'est pas de leur souveraine que doit leur venir un pareil repos; il n'appartient qu'Ă la fureur d'un ennemi de leur faire un prĂ©sent si funeste. FrĂ©dĂ©ric, Ă part, Ă l'Ambassadeur. - Vous voyez des preuves de ce que je vous ai dit. L'Ambassadeur, Ă LĂ©lio. - Votre avis est donc de rejeter le mariage que je propose? LĂ©lio. - Je ne le rejette point; mais il mĂ©rite rĂ©flexion. Il faut examiner mĂ»rement les choses; aprĂšs quoi, je conseillerai Ă la Princesse ce que je jugerai de mieux pour sa gloire et pour le bien de ses peuples; le seigneur FrĂ©dĂ©ric dira ses raisons, et moi les miennes. FrĂ©dĂ©ric. - On dĂ©cidera sur les vĂÂŽtres. L'Ambassadeur, Ă LĂ©lio. Me permettez-vous de vous parler Ă coeur ouvert? LĂ©lio. - Vous ĂÂȘtes le maĂtre. L'Ambassadeur. - Vous ĂÂȘtes ici dans une belle situation, et vous craignez d'en sortir, si la Princesse se marie; mais le Roi mon maĂtre est assez grand seigneur pour vous dĂ©dommager, et j'en rĂ©ponds pour lui. LĂ©lio, froidement. - Ah! de grĂÂące, ne citez point ici le Roi votre maĂtre; soupçonnez-moi tant que vous voudrez de manquer de droiture, mais ne l'associez point Ă vos soupçons. Quand nous faisons parler les princes, Monsieur, que ce soit toujours d'une maniĂšre noble et digne d'eux; c'est un respect que nous leur devons, et vous me faites rougir pour le roi de Castille. L'Ambassadeur. - ArrĂÂȘtons lĂ . Une discussion lĂ -dessus nous mĂšnerait trop loin; il ne me reste qu'un mot Ă vous dire; et ce n'est plus le roi de Castille, c'est moi qui vous parle Ă prĂ©sent. On m'a averti que je vous trouverais contraire au mariage dont il s'agit, tout convenable, tout nĂ©cessaire qu'il est, si jamais la Princesse veut Ă©pouser un prince. On a prĂ©vu les difficultĂ©s que vous faites, et l'on prĂ©tend que vous avez vos raisons pour les faire, raisons si hardies que je n'ai pu les croire, et qui sont fondĂ©es, dit-on, sur la confiance dont la Princesse vous honore. LĂ©lio. - Vous m'allez encore parler Ă coeur ouvert, Monsieur, et si vous m'en croyez, vous n'en ferez rien; la franchise ne vous rĂ©ussit pas; le Roi votre maĂtre s'en est mal trouvĂ© tout Ă l'heure, et vous m'inquiĂ©tez pour la Princesse. L'Ambassadeur. - Ne craignez rien; loin de manquer moi-mĂÂȘme Ă ce que je lui dois, je ne veux que l'apprendre Ă ceux qui l'oublient. LĂ©lio. - Voyons; j'en sais tant lĂ -dessus, que je suis en Ă©tat de corriger vos leçons mĂÂȘmes. Que dit-on de moi? L'Ambassadeur. - Des choses hors de toute vraisemblance. FrĂ©dĂ©ric. - Ne les expliquez point; je crois savoir ce que c'est; on me les a dites aussi, et j'en ai ri comme d'une chimĂšre. LĂ©lio, regardant FrĂ©dĂ©ric. - N'importe; je serai bien aise de voir jusqu'oĂÂč va la lĂÂąche inimitiĂ© de ceux dont je blesse ici les yeux, que vous connaissez comme moi, et Ă qui j'aurais fait bien du mal si j'avais voulu, mais qui ne valent pas la peine qu'un honnĂÂȘte homme se venge. Revenons. L'Ambassadeur. - Non, le seigneur FrĂ©dĂ©ric a raison; n'expliquons rien; ce sont des illusions. Un homme d'esprit comme vous, dont la fortune est dĂ©jĂ si prodigieuse, et qui la mĂ©rite, ne saurait avoir des sentiments aussi pĂ©rilleux que ceux qu'on vous attribue. La Princesse n'est sans doute que l'objet de vos respects; mais le bruit qui court sur votre compte vous expose, et pour le dĂ©truire, je vous conseillerais de porter la Princesse Ă un mariage avantageux Ă l'Etat. LĂ©lio. - Je vous suis trĂšs obligĂ© de vos conseils, Monsieur; mais j'ai regret Ă la peine que vous prenez de m'en donner. Jusqu'ici les Ambassadeurs n'ont jamais Ă©tĂ© les prĂ©cepteurs des ministres chez qui ils vont, et je n'ose renverser l'ordre. Quand je verrai votre nouvelle mĂ©thode bien Ă©tablie, je vous promets de la suivre. L'Ambassadeur. - Je n'ai pas tout dit. Le roi de Castille a pris de l'inclination pour la Princesse sur un portrait qu'il en a vu; c'est en amant que ce jeune prince souhaite un mariage que la raison, l'Ă©galitĂ© d'ĂÂąge et la politique doivent presser de part et d'autre. S'il ne s'achĂšve pas, si vous en dĂ©tournez la Princesse par des motifs qu'elle ne sait pas, faites du moins qu'Ă son tour ce prince ignore les secrĂštes raisons qui s'opposent en vous Ă ce qu'il souhaite; la vengeance des princes peut porter loin; souvenez-vous-en. LĂ©lio. - Encore une fois, je ne rejette point votre proposition, nous l'examinerons plus Ă loisir; mais si les raisons secrĂštes que vous voulez dire Ă©taient rĂ©elles, Monsieur, je ne laisserais pas que d'embarrasser le ressentiment de votre prince. Il serait plus difficile de se venger de moi que vous ne pensez. L'Ambassadeur, outrĂ©. - De vous? LĂ©lio, froidement. - Oui, de moi. L'Ambassadeur. - Doucement; vous ne savez pas Ă qui vous parlez. LĂ©lio. - Je sais qui je suis, en voilĂ assez. L'Ambassadeur. - Laissez lĂ ce que vous ĂÂȘtes, et soyez sĂ»r que vous me devez respect. LĂ©lio. - Soit; et moi je n'ai, si vous le voulez, que mon coeur pour tout avantage; mais les Ă©gards que l'on doit Ă la seule vertu sont aussi lĂ©gitimes que les respects que l'on doit aux princes; et fussiez-vous le roi de Castille mĂÂȘme, si vous ĂÂȘtes gĂ©nĂ©reux, vous ne sauriez penser autrement. Je ne vous ai point manquĂ© de respect, supposĂ© que je vous en doive; mais les sentiments que je vous montre depuis que je vous parle mĂ©ritaient de votre part plus d'attention que vous ne leur en avez donnĂ©. Cependant je continuerai Ă vous respecter, puisque vous dites qu'il le faut, sans pourtant en examiner moins si le mariage dont il s'agit est vraiment convenable. Il sort fiĂšrement. ScĂšne IX FrĂ©dĂ©ric, L'Ambassadeur FrĂ©dĂ©ric. - La maniĂšre dont vous venez de lui parler me fait prĂ©sumer bien des choses; peut-ĂÂȘtre sous le titre d'Ambassadeur nous cachez-vous... L'Ambassadeur. - Non, Monsieur, il n'y a rien Ă prĂ©sumer; c'est un ton que j'ai cru pouvoir prendre avec un aventurier que le sort a Ă©levĂ©. FrĂ©dĂ©ric. - Eh bien! que dites-vous de cet homme-lĂ ? L'Ambassadeur. - Je dis que je l'estime. FrĂ©dĂ©ric. - Cependant, si nous ne le renversons, vous ne pouvez rĂ©ussir; ne joindrez-vous pas vos efforts aux nĂÂŽtres? L'Ambassadeur. - J'y consens, Ă condition que nous ne tenterons rien qui soit indigne de nous; je veux le combattre gĂ©nĂ©reusement, comme il le mĂ©rite. FrĂ©dĂ©ric. - Toutes actions sont gĂ©nĂ©reuses, quand elles tendent au bien gĂ©nĂ©ral. L'Ambassadeur. - Ne vous en fiez pas Ă vous vous haĂÂŻssez LĂ©lio, et la haine entend mal Ă faire des maximes d'honneur. Je tĂÂącherai de voir aujourd'hui la Princesse. Je vous quitte, j'ai quelques dĂ©pĂÂȘches Ă faire, nous nous reverrons tantĂÂŽt. ScĂšne X FrĂ©dĂ©ric, Arlequin, arrivant tout essoufflĂ©. FrĂ©dĂ©ric, Ă part. - Monsieur l'Ambassadeur me paraĂt bien scrupuleux! Mais voici Arlequin qui accourt Ă moi. Arlequin. - Par la mardi! Monsieur le conseiller, il y a longtemps que je galope aprĂšs vous; vous ĂÂȘtes plus difficile Ă trouver qu'une botte de foin dans une aiguille. FrĂ©dĂ©ric. - Je ne me suis pourtant pas Ă©cartĂ©; as-tu quelque chose Ă me dire? Arlequin. - Attendez, je crois que j'ai laissĂ© ma respiration par les chemins; ouf... FrĂ©dĂ©ric. - Reprends haleine. Arlequin. - Oh dame, cela ne se prend pas avec la main. Ohi! ohi! Je vous ai Ă©tĂ© chercher au palais, dans les salles, dans les cuisines; je trottais par-ci, je trottais par-lĂ , je trottais partout; et y allons vite, et boute et gare. N'avez-vous pas vu le seigneur FrĂ©dĂ©ric? HĂ© non, mon ami! OĂÂč diable est-il donc? que la peste l'Ă©touffe! Et puis je cours encore, patati, patata; je jure, je rencontre un porteur d'eau, je renverse son eau N'avez-vous pas vu le seigneur FrĂ©dĂ©ric? Attends, attends, je vais te donner du seigneur FrĂ©dĂ©ric par les oreilles. Moi, je m'enfuis. Par la sambleu, morbleu, ne serait-il pas au cabaret? J'y rentre, je trouve du vin, je bois chopine, je m'apaise, et puis je reviens; et puis vous voilĂ . FrĂ©dĂ©ric. - AchĂšve; sais-tu quelque chose? Tu me donnes bien de l'impatience. Arlequin. - Cent mille Ă©cus ne seraient pas dignes de me payer ma peine; pourtant j'en rabattrai beaucoup. FrĂ©dĂ©ric. - Je n'ai point d'argent sur moi, mais je t'en promets au sortir d'ici. Arlequin. - Pourquoi est-ce que vous laissez votre bourse Ă la maison? Si j'avais su cela, je ne vous aurais pas trouvĂ©; car, pendant que j'y suis, il faut que je vous tienne. FrĂ©dĂ©ric. - Tu n'y perdras rien; parle, que sais-tu? Arlequin. - De bonnes choses, c'est du nanan. FrĂ©dĂ©ric. - Voyons. Arlequin. - Cet argent promis m'envoie des scrupules; si vous pouviez me donner des gages; ce petit diamant qui est Ă votre doigt, par exemple? quand cela promet de l'argent, cela tient parole. FrĂ©dĂ©ric. - Prends; le voilĂ pour garant de la mienne; ne me fais plus languir. Arlequin. - Vous ĂÂȘtes honnĂÂȘte homme, et votre bague aussi. Or donc, tantĂÂŽt, Monsieur LĂ©lio, qui vous mĂ©prise que c'est une bĂ©nĂ©diction, il parlait Ă lui tout seul... FrĂ©dĂ©ric. - Bon! Arlequin. - Oui, bon!... VoilĂ la Princesse qui vient. Dirai-je tout devant elle? FrĂ©dĂ©ric, aprĂšs avoir rĂÂȘvĂ©. - Tu m'en fais venir l'idĂ©e. Oui; mais ne dis rien de tes engagements avec moi. Je vais parler le premier; conforme-toi Ă ce que tu m'entendras dire. ScĂšne XI La Princesse, Hortense, FrĂ©dĂ©ric, Arlequin La Princesse. - Eh bien! FrĂ©dĂ©ric, qu'a-t-on conclu avec l'Ambassadeur? FrĂ©dĂ©ric. - Madame, Monsieur LĂ©lio penche Ă croire que sa proposition est recevable. La Princesse. - Lui, son sentiment est que j'Ă©pouse le roi de Castille? FrĂ©dĂ©ric. - Il n'a demandĂ© que le temps d'examiner un peu la chose. La Princesse. - Je n'aurais pas cru qu'il dĂ»t penser comme vous le dites. Arlequin, derriĂšre elle. - Il en pense, ma foi, bien d'autres! La Princesse. - Ah! te voilĂ ? A FrĂ©dĂ©ric. Que faites-vous de son valet ici? FrĂ©dĂ©ric. - Quand vous ĂÂȘtes arrivĂ©e, Madame, il venait, disait-il, me dĂ©clarer quelque chose qui vous concerne, et que le zĂšle qu'il a pour vous l'oblige de dĂ©couvrir. Monsieur LĂ©lio y est mĂÂȘlĂ©; mais je n'ai pas eu encore le temps de savoir ce que c'est. La Princesse. - Sachons-le; de quoi s'agit-il? Arlequin. - C'est que, voyez-vous, Madame, il n'y a mardi point de chanson Ă cela, je suis bon serviteur de Votre PrincipautĂ©. Hortense. - Eh quoi Madame, pouvez-vous prĂÂȘter l'oreille aux discours de pareilles gens? La Princesse. - On s'amuse de tout. Continue. Arlequin. - Je n'entends ni Ă dia ni Ă huau, quand on ne vous rend pas la rĂ©vĂ©rence qui vous appartient. La Princesse. - A merveille. Mais viens au fait sans compliment. Arlequin. - Oh! dame, quand on vous parle, Ă vous autres, ce n'est pas le tout que d'ĂÂŽter son chapeau, il faut bien mettre en avant quelque petite faribole au bout. A cette heure voilĂ mon histoire. Vous saurez donc, avec votre permission, que tantĂÂŽt j'Ă©coutais Monsieur LĂ©lio, qui faisait la conversation des fous, car il parlait tout seul. Il Ă©tait devant moi, et moi derriĂšre. Or, ne vous dĂ©plaise, il ne savait pas que j'Ă©tais lĂ ; il se virait, je me virais; c'Ă©tait une farce. Tout d'un coup il ne s'est plus virĂ©, et puis s'est mis Ă dire comme cela Ouf je suis diablement embarrassĂ©. Moi j'ai devinĂ© qu'il avait de l'embarras. Quand il a eu dit cela, il n'a rien dit davantage, il s'est promenĂ©; ensuite il y a pris un grand frisson. Hortense. - En vĂ©ritĂ©, Madame, vous m'Ă©tonnez. La Princesse. - Que veux-tu dire un frisson? Arlequin. - Oui, il a dit Je tremble. Et ce n'Ă©tait pas pour des prunes, le gaillard! Car, a-t-il repris, j'ai lorgnĂ© ma gentille maĂtresse pendant cette belle fĂÂȘte; et si cette Princesse, qui est plus fine qu'un merle, a vu trotter ma prunelle, mon affaire va mal, j'en dis du mirlirot. LĂ -dessus autre promenade, ensuite autre conversation. Par la ventre-bleu! a-t-il dit, j'ai du guignon je suis amoureux de cette gracieuse personne, et si la Princesse vient Ă le savoir, et y allons donc, nous verrons beau train, je serai un joli mignon; elle sera capable de me friponner ma mie. Jour de Dieu! ai-je dit en moi-mĂÂȘme, friponner, c'est le fait des larrons, et non pas d'une Princesse qui est fidĂšle comme l'or. Vertuchoux! qu'est-ce que c'est que tout ce tripotage-lĂ ? toutes ces paroles-lĂ ont mauvaise mine; mon patron songe Ă la malice, et il faut avertir cette pauvre Princesse Ă qui on en ferait passer quinze pour quatorze. Je suis donc venu comme un honnĂÂȘte garçon, et voilĂ que je vous dĂ©couvre le pot aux roses peut-ĂÂȘtre que je ne vous dis pas les mots, mais je vous dis la signification du discours, et le tout gratis, si cela vous plaĂt. Hortense, Ă part. - Quelle aventure! FrĂ©dĂ©ric, Ă la Princesse. - Madame, vous m'avez dit quelquefois que je prĂ©sumais mal de LĂ©lio; voyez l'abus qu'il fait de votre estime. La Princesse. - Taisez-vous; je n'ai que faire de vos rĂ©flexions. A Arlequin. Pour toi, je vais t'apprendre Ă trahir ton maĂtre, Ă te mĂÂȘler de choses que tu ne devais pas entendre et Ă me compromettre dans l'impertinente rĂ©pĂ©tition que tu en fais; une Ă©troite prison me rĂ©pondra de ton silence. Arlequin, se mettant Ă genoux. - Ah! ma bonne dame, ayez pitiĂ© de moi; arrachez-moi la langue, et laissez-moi la clef des champs. MisĂ©ricorde, ma reine! je ne suis qu'un butor, et c'est ce misĂ©rable conseiller de malheur qui m'a brouillĂ© avec votre charitable personne. La princesse. - Comment cela? FrĂ©dĂ©ric. - Madame, c'est un valet qui vous parle, et qui cherche Ă se sauver; je ne sais ce qu'il veut dire. Hortense. - Laissez, laissez-le parler, Monsieur. Arlequin, Ă FrĂ©dĂ©ric. - Allez, je vous ai bien dit que vous ne valiez rien, et vous ne m'avez pas voulu croire. Je ne suis qu'un chĂ©tif valet, et si pourtant, je voulais ĂÂȘtre homme de bien; et lui, qui est riche et grand seigneur, il n'a jamais eu le coeur d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte homme. FrĂ©dĂ©ric. - Il va vous en imposer, Madame. La Princesse. - Taisez-vous, vous dis-je; je veux qu'il parle. Arlequin. - Tenez, Madame, voilĂ comme cela est venu. Il m'a trouvĂ© comme j'allais tout droit devant moi... Veux-tu me faire un plaisir? m'a-t-il dit. - HĂ©las! de toute mon ĂÂąme, car je suis bon et serviable de mon naturel. - Tiens, voilĂ une pistole. - Grand merci. - En voilĂ encore une autre. - Donnez, mon brave homme. - Prends encore cette poignĂ©e de pistoles. - Et oui-da, mon bon Monsieur. - Veux-tu me rapporter ce que tu entendras dire Ă ton maĂtre? - Et pourquoi cela? - Pour rien, par curiositĂ©. - Oh! non, mon compĂšre, non. - Mais je te donnerai tant de bonnes drogues; je te ferai ci, je te ferai cela; je sais une fille qui est jolie, qui est dans ses meubles; je la tiens dans ma manche; je te la garde. - Oh! oh! montrez-la pour voir. - Je l'ai laissĂ©e au logis; mais, suis-moi, tu l'auras. - Non, non, brocanteur, non. - Quoi! tu ne veux pas d'une jolie fille?... A la vĂ©ritĂ©, Madame, cette fille-lĂ me trottait dans l'ĂÂąme; il me semblait que je la voyais, qu'elle Ă©tait blanche, potelĂ©e. Quelle satisfaction! Je trouvais cela bien friand. Je bataillais, je bataillais comme un CĂ©sar; vous m'auriez mangĂ© de plaisir en voyant mon courage; Ă la fin je suis chu. Il me doit encore une pension de cent Ă©cus par an, et j'ai dĂ©jĂ reçu la fillette, que je ne puis pas vous montrer, parce qu'elle n'est pas lĂ ; sans compter une prophĂ©tie qui a parlĂ©, Ă ce qu'ils disent, de mon argent, de ma fortune et de ma friponnerie. La Princesse. - Comment s'appelle-t-elle, cette fille? Arlequin. - Lisette. Ah! Madame, si vous voyiez sa face, vous seriez ravie; avec cette crĂ©ature-lĂ , il faut que l'honneur d'un homme plie bagage, il n'y a pas moyen. FrĂ©dĂ©ric. - Un misĂ©rable comme celui-lĂ peut-il imaginer tant d'impostures? Arlequin. - Tenez, Madame, voilĂ encore sa bague qu'il m'a mise en gage pour de l'argent qu'il me doit donner tantĂÂŽt. Regardez mon innocence. Vous qui ĂÂȘtes une princesse, si on vous donnait tant d'argent, de pensions, de bagues, et un joli garçon, est-ce que vous y pourriez tenir? Mettez la main sur la conscience. Je n'ai rien inventĂ©; j'ai dit ce que Monsieur LĂ©lio a dit. Hortense, Ă part. - Juste ciel! La Princesse, Ă FrĂ©dĂ©ric en s'en allant. - Je verrai ce que je dois faire de vous, FrĂ©dĂ©ric; mais vous ĂÂȘtes le plus indigne et le plus lĂÂąche de tous les hommes. Arlequin. - HĂ©las! dĂ©livre-moi de la prison. La Princesse. - Laisse-moi. Hortense, dĂ©concertĂ©e. - Voulez-vous que je vous suive, Madame? La Princesse. - Non, Madame, restez, je suis bien aise d'ĂÂȘtre seule; mais ne vous Ă©cartez point. ScĂšne XII FrĂ©dĂ©ric, Hortense, Arlequin Arlequin. - Me voilĂ bien accommodĂ©! je suis un bel oiseau! j'aurai bon air en cage! Et puis aprĂšs cela fiez-vous aux prophĂ©ties! prenez des pensions, et aimez les filles! Pauvre Arlequin! adieu la joie; je n'userai plus de souliers, on va m'enfermer dans un Ă©tui, Ă cause de ce Sarrasin-lĂ en montrant FrĂ©dĂ©ric. FrĂ©dĂ©ric. - Que je suis malheureux, Madame! Vous n'avez jamais paru me vouloir du mal; dans la situation oĂÂč m'a mis un zĂšle imprudent pour les intĂ©rĂÂȘts de la Princesse, puis-je espĂ©rer de vous une grĂÂące? Hortense, outrĂ©e. - Oui-da, Monsieur, faut-il demander qu'on vous ĂÂŽte la vie, pour vous dĂ©livrer du malheur d'ĂÂȘtre dĂ©testĂ© de tous les hommes? VoilĂ , je pense, tout le service qu'on peut vous rendre, et vous pouvez compter sur moi. ScĂšne XIII LĂ©lio, arrive, Hortense, FrĂ©dĂ©ric, Arlequin FrĂ©dĂ©ric. - Que vous ai-je fait, Madame Arlequin, voyant LĂ©lio. - Ah! mon maĂtre bien-aimĂ©, venez que je vous baise les pieds, je ne suis pas digne de vous baiser les mains. Vous savez bien le privilĂšge que vous m'avez donnĂ© tantĂÂŽt; eh bien ce privilĂšge est ma perdition pour deux ou trois petites miettes de paroles que j'ai lĂÂąchĂ©es de vous Ă la Princesse, elle veut que je garde la chambre; et j'allais faire mes fiançailles. LĂ©lio. - Que signifient les paroles qu'il a dites, Madame? Je m'aperçois qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire dans le palais; les gardes m'ont reçu avec une froideur qui m'a surpris; qu'est-il arrivĂ©? Hortense. - Votre valet, payĂ© par FrĂ©dĂ©ric, a rapportĂ© Ă la Princesse ce qu'il vous a entendu dire dans un moment oĂÂč vous vous croyiez seul. LĂ©lio. - Eh qu'a-t-il rapportĂ©? Hortense. - Que vous aimiez certaine dame; que vous aviez peur que la Princesse ne vous l'eĂ»t vu regarder pendant la fĂÂȘte, et ne vous l'ĂÂŽtĂÂąt, si elle savait que vous l'aimiez. LĂ©lio. - Et cette dame, l'a-t-on nommĂ©e? Hortense. - Non; mais apparemment on la connaĂt bien; et voilĂ l'obligation que vous avez Ă FrĂ©dĂ©ric, dont les prĂ©sents ont corrompu votre valet. Arlequin. - Oui, c'est fort bien dit; il m'a corrompu; j'avais le coeur plus net qu'une perle; j'Ă©tais tout Ă fait gentil; mais depuis que je l'ai frĂ©quentĂ©, je vaux moins d'Ă©cus que je ne valais de mailles. FrĂ©dĂ©ric, se retirant de son abstraction. - Oui, Monsieur, je vous l'avouerai encore une fois, j'ai cru bien servir l'Etat et la Princesse en tĂÂąchant d'arrĂÂȘter votre fortune; suivez ma conduite, elle me justifie. Je vous ai priĂ© de travailler Ă me faire premier ministre, il est vrai; mais quel pouvait ĂÂȘtre mon dessein? Suis-je dans un ĂÂąge Ă souhaiter un emploi si fatigant? Non, Monsieur; trente annĂ©es d'exercice m'ont rassasiĂ© d'emplois et d'honneurs, il ne me faut que du repos; mais je voulais m'assurer de vos idĂ©es, et voir si vous aspiriez vous-mĂÂȘme au rang que je feignais de souhaiter. J'allais dans ce cas parler Ă la Princesse, et la dĂ©tourner, autant que j'aurais pu, de remettre tant de pouvoir entre des mains dangereuses et tout Ă fait inconnues. Pour achever de vous pĂ©nĂ©trer, je vous ai offert ma fille; vous l'avez refusĂ©e; je l'avais prĂ©vu, et j'ai tremblĂ© du projet dont je vous ai soupçonnĂ© sur ce refus, et du succĂšs que pouvait avoir ce projet mĂÂȘme. Car enfin, vous avez la faveur de la Princesse, vous ĂÂȘtes jeune et aimable, tranchons le mot, vous pouvez lui plaire, et jeter dans son coeur de quoi lui faire oublier ses vĂ©ritables intĂ©rĂÂȘts et les nĂÂŽtres, qui Ă©taient qu'elle Ă©pousĂÂąt le roi de Castille. VoilĂ ce que j'apprĂ©hendais, et la raison de tous les efforts que j'ai fait contre vous. Vous m'avez cru jaloux de vous, quand je n'Ă©tais inquiet que pour le bien public. Je ne vous le reproche pas les vues jalouses et ambitieuses ne sont que trop ordinaires Ă mes pareils; et ne me connaissant pas, il vous Ă©tait permis de me confondre avec eux, de mĂ©connaĂtre un zĂšle assez rare, et qui d'ailleurs se montrait par des actions Ă©quivoques. Quoi qu'il en soit, tout louable qu'il est, ce zĂšle, je me vois prĂšs d'en ĂÂȘtre la victime. J'ai combattu vos desseins, parce qu'ils m'ont paru dangereux. Peut-ĂÂȘtre ĂÂȘtes-vous digne qu'ils rĂ©ussissent, et la maniĂšre dont vous en userez avec moi dans l'Ă©tat oĂÂč je suis, l'usage que vous ferez de votre crĂ©dit auprĂšs de la Princesse, enfin la destinĂ©e que j'Ă©prouverai, dĂ©cidera de l'opinion que je dois avoir de vous. Si je pĂ©ris aprĂšs d'aussi louables intentions que les miennes, je ne me serai point trompĂ© sur votre compte; je pĂ©rirai du moins avec la consolation d'avoir Ă©tĂ© l'ennemi d'un homme qui, en effet, n'Ă©tait pas vertueux. Si je ne pĂ©ris pas, au contraire, mon estime, ma reconnaissance et mes satisfactions vous attendent. Arlequin. - Il n'y aura donc que moi qui resterai un fripon, faute de savoir faire une harangue. LĂ©lio, Ă FrĂ©dĂ©ric. - Je vous sauverai si je puis, FrĂ©dĂ©ric; vous me faites du tort; mais l'honnĂÂȘte homme n'est pas mĂ©chant, et je ne saurais refuser ma pitiĂ© aux opprobres dont vous couvre votre caractĂšre. FrĂ©dĂ©ric. - Votre pitiĂ©!... Adieu, LĂ©lio; peut-ĂÂȘtre Ă votre tour aurez-vous besoin de la mienne. Il s'en va. LĂ©lio, Ă Arlequin. - Va m'attendre. Arlequin sort en pleurant. ScĂšne XIV LĂ©lio, Hortense LĂ©lio. - Vous l'avez prĂ©vu, Madame, mon amour vous met dans le pĂ©ril, et je n'ose presque vous regarder. Hortense. - Quoi! l'on va peut-ĂÂȘtre me sĂ©parer d'avec vous, et vous ne voulez pas me regarder, ni voir combien je vous aime! Montrez-moi du moins combien vous m'aimez, je veux vous voir. LĂ©lio, lui baisant la main. - Je vous adore. Hortense. - J'en dirai autant que vous, si vous le voulez; cela ne tient Ă rien; je ne vous verrai plus, je ne me gĂÂȘne point, je dis tout. LĂ©lio. - Quel bonheur! mais qu'il est traversĂ©; cependant, Madame, ne vous alarmez point, je vais dĂ©clarer qui je suis Ă la Princesse, et lui avouer... Hortense. - Lui dire qui vous ĂÂȘtes!... Je vous le dĂ©fends; c'est une ĂÂąme violente, elle vous aime, elle se flattait que vous l'aimiez, elle vous aurait Ă©pousĂ©, tout inconnu que vous lui ĂÂȘtes; elle verrait Ă prĂ©sent que vous lui convenez. Vous ĂÂȘtes dans son palais sans secours, vous m'avez donnĂ© votre coeur, tout cela serait affreux pour elle; vous pĂ©ririez, j'en suis sĂ»re; elle est dĂ©jĂ jalouse, elle deviendrait furieuse, elle en perdrait l'esprit; elle aurait raison de le perdre, je le perdrais comme elle, et toute la terre le perdrait. Je sens cela; mon amour le dit; fiez-vous Ă lui, il vous connaĂt bien. Se voir enlever un homme comme vous! vous ne savez pas ce que c'est; j'en frĂ©mis, n'en parlons plus. Laissez-vous gouverner; rĂ©glons-nous sur les Ă©vĂ©nements, je le veux. Peut-ĂÂȘtre allez-vous ĂÂȘtre arrĂÂȘtĂ©; ne restons point ici, retirons-nous; je suis mourante de frayeur pour vous; mon cher Prince, que vous m'avez donnĂ© d'amour! N'importe, je vous le pardonne, sauvez-vous, je vous en promets encore davantage. Adieu; ne restons point Ă prĂ©sent ensemble, peut-ĂÂȘtre nous verrons-nous libres. LĂ©lio. - Je vous obĂ©is; mais si l'on s'en prend Ă vous, vous devez me laisser faire. Acte III ScĂšne premiĂšre Hortense, seule. Hortense. - La Princesse m'envoie chercher que je crains la conversation que nous aurons ensemble! Que me veut-elle? aurait-elle encore dĂ©couvert quelque chose? Il a fallu me servir d'Arlequin, qui m'a paru fidĂšle. On n'a permis qu'Ă lui de voir LĂ©lio. M'aurait-il trahi? l'aurait-on surpris? Voici quelqu'un, retirons-nous, c'est peut-ĂÂȘtre la Princesse, et je ne veux pas qu'elle me voie dans ce moment-ci. ScĂšne II Arlequin, Lisette Lisette. - Il semble que vous vous dĂ©fiez de moi, Arlequin; vous ne m'apprenez rien de ce qui vous regarde. La Princesse vous a tantĂÂŽt envoyĂ© chercher; est-elle encore fĂÂąchĂ©e contre nous? Qu'a-t-elle dit? Arlequin. - D'abord, elle ne m'a rien dit, elle m'a regardĂ© d'un air suffisant; moi, la peur m'a pris; je me tenais comme cela tout dans un tas; ensuite elle m'a dit approche. J'ai donc avancĂ© un pied, et puis un autre pied, et puis un troisiĂšme pied, et de pied en pied je me suis trouvĂ© vers elle, mon chapeau sur mes deux mains. Lisette. - AprĂšs?... Arlequin. - AprĂšs, nous sommes entrĂ©s en conversation; elle m'a dit veux-tu que je te pardonne ce que tu as fait? Tout comme il vous plaira, ai-je dit, je n'ai rien Ă vous commander, ma bonne dame. Elle a rĂ©pondu Va-t'en dire Ă Hortense que ton maĂtre, Ă qui on t'a permis de parler, t'a donnĂ© en secret ce billet pour elle. Tu me rapporteras sa rĂ©ponse. Madame, dormez en repos, et tenez-vous gaillarde; vous voyez le premier homme du monde pour donner une bourde, vous ne la donneriez pas mieux que moi; car je mens Ă faire plaisir, foi de garçon d'honneur. Lisette. - Vous avez pris le billet? Arlequin. - Oui, bien proprement. Lisette. - Et vous l'avez portĂ© Ă Hortense? Arlequin. - Oui, mais la prudence m'a pris, et j'ai fait une rĂ©flexion; j'ai dit Par la mardi, c'est que cette Princesse avec Hortense veut Ă©prouver si je serai encore un coquin. Lisette. - HĂ© bien, Ă quoi vous a conduit cette rĂ©flexion-lĂ ? Avez-vous dit Ă Hortense que ce billet venait de la Princesse, et non pas de Monsieur LĂ©lio? Arlequin. - Vous l'avez devinĂ©, ma mie. Lisette. - Et vous croyez qu'Hortense est de concert avec la Princesse, et qu'elle lui rendra compte de votre sincĂ©ritĂ©? Arlequin. - Eh quoi donc? elle ne l'a pas dit; mais plus fin que moi n'est pas bĂÂȘte. Lisette. - Qu'a-t-elle rĂ©pondu Ă votre message? Arlequin. - Oh, elle a voulu m'enjĂÂŽler, en me disant que j'Ă©tais un honnĂÂȘte garçon; ensuite elle a fait semblant de griffonner un papier pour Monsieur LĂ©lio. Lisette. - Qu'elle vous a recommandĂ© de lui rendre? Arlequin. - Oui; mais il n'aura pas besoin de lunettes pour le lire; c'est encore une attrape qu'on me fait. Lisette. - Et qu'en ferez-vous donc? Arlequin. - Je n'en sais rien; mon honneur est dans l'embarras lĂ -dessus. Lisette. - Il faut absolument le remettre Ă la Princesse, Arlequin, n'y manquez pas; son intention n'Ă©tait pas que vous avouassiez que ce billet venait d'elle; par bonheur que votre aveu n'a servi qu'Ă persuader Ă Hortense qu'elle pouvait se fier Ă vous; peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme ne vous aurait-elle pas donnĂ© un billet pour LĂ©lio sans cela; votre imprudence a rĂ©ussi; mais encore une fois, remettez la rĂ©ponse Ă la Princesse, elle ne vous pardonnera qu'Ă ce prix. Arlequin. - Votre foi? Lisette. - J'entends du bruit, c'est peut-ĂÂȘtre elle qui vient pour vous le demander. Adieu; vous me direz ce qui en sera arrivĂ©. ScĂšne III Arlequin, La Princesse Arlequin, seul un moment. - TantĂÂŽt on voulait m'emprisonner pour une fourberie; et Ă cette heure, pour une fourberie, on me pardonne. Quel galimatias que l'honneur de ce pays-ci! La Princesse. - As-tu vu Hortense? Arlequin. - Oui, Madame, je lui ai menti, suivant votre ordonnance. La Princesse. - A-t-elle fait rĂ©ponse? Arlequin. - Notre tromperie va Ă merveille; j'ai un billet doux pour Monsieur LĂ©lio. La Princesse. - Juste ciel! donne vite et retire-toi. Arlequin, aprĂšs avoir fouillĂ© dans toutes ses poches, les vide, et en tire toutes sortes de brimborions. - Ah! le maudit tailleur, qui m'a fait des poches percĂ©es! Vous verrez que la lettre aura passĂ© par ce trou-lĂ . Attendez, attendez, j'oubliais une poche; la voilĂ . Non; peut-ĂÂȘtre que je l'aurai oubliĂ©e Ă l'office, oĂÂč j'ai Ă©tĂ© pour me rafraĂchir. La Princesse. - Va la chercher, et me l'apporte sur-le-champ... Arlequin s'en va... Elle continue. ScĂšne IV La Princesse La Princesse. - Indigne amie, tu lui fais rĂ©ponse, et me voici convaincue de ta trahison, tu ne l'aurais jamais avouĂ© sans ce malheureux stratagĂšme, qui ne m'instruit que trop; allons, poursuivons mon projet, privons l'ingrat de ses honneurs, qu'il ait la douleur de voir son ennemi en sa place, promettons ma main au roi de Castille, et punissons aprĂšs les deux perfides de la honte dont ils me couvrent. La voici; contraignons-nous, en attendant le billet qui doit la convaincre. ScĂšne V La Princesse, Hortense Hortense. - Je me rends Ă vos ordres, Madame, on m'a dit que vous vouliez me parler. La Princesse. - Vous jugez bien que, dans l'Ă©tat oĂÂč je suis, j'ai besoin de consolation, Hortense; et ce n'est qu'Ă vous seule Ă qui je puis ouvrir mon coeur. Hortense. - HĂ©las! Madame, j'ose vous assurer que vos chagrins sont les miens. La Princesse, Ă part. - Je le sais bien, perfide... Je vous ai confiĂ© mon secret comme Ă la seule amie que j'aie au monde; LĂ©lio ne m'aime point, vous le savez. Hortense. - On aurait de la peine Ă se l'imaginer; et Ă votre place, je voudrais encore m'Ă©claircir. Il entre peut-ĂÂȘtre dans son coeur plus de timiditĂ© que d'indiffĂ©rence. La Princesse. - De la timiditĂ©, Madame! Votre amitiĂ© pour moi vous fournit des motifs de consolation bien faibles, ou vous ĂÂȘtes bien distraite! Hortense. - On ne peut ĂÂȘtre plus attentive que je le suis, Madame. La Princesse. - Vous oubliez pourtant les obligations que je vous ai; lui, n'oser me dire qu'il m'aime! eh! ne l'avez-vous pas informĂ© de ma part des sentiments que j'avais pour lui? Hortense. - J'y pensais tout Ă l'heure, Madame; mais je crains de l'en avoir mal informĂ©. Je parlais pour une princesse; la matiĂšre Ă©tait dĂ©licate, je vous aurai peut-ĂÂȘtre un peu trop mĂ©nagĂ©e, je me serai expliquĂ©e d'une maniĂšre obscure, LĂ©lio ne m'aura pas entendue et ce sera ma faute. La Princesse. - Je crains, Ă mon tour, que votre mĂ©nagement pour moi n'ait Ă©tĂ© plus loin que vous ne dites; peut-ĂÂȘtre ne l'avez-vous pas entretenu de mes sentiments; peut-ĂÂȘtre l'avez-vous trouvĂ© prĂ©venu pour une autre; et vous, qui prenez Ă mon coeur un intĂ©rĂÂȘt si tendre, si gĂ©nĂ©reux, vous m'avez fait un mystĂšre de tout ce qui s'est passĂ©; c'est une discrĂ©tion prudente, dont je vous crois trĂšs capable. Hortense. - Je lui ai dit que vous l'aimiez, Madame, soyez-en persuadĂ©e. La Princesse. - Vous lui avez dit que je l'aimais, et il ne vous a pas entendue, dites-vous? Ce n'est pourtant pas s'expliquer d'une maniĂšre Ă©nigmatique; je suis outrĂ©e, je suis trahie, mĂ©prisĂ©e, et par qui, Hortense? Hortense. - Madame, je puis vous ĂÂȘtre importune en ce moment-ci; je me retirerai, si vous voulez. La Princesse. - C'est moi qui vous suis Ă charge; notre conversation vous fatigue, je le sens bien; mais cependant restez, vous me devez un peu de complaisance. Hortense. - HĂ©las! Madame, si vous lisiez dans mon coeur, vous verriez combien vous m'inquiĂ©tez. La Princesse, Ă part. - Ah! je n'en doute pas... Arlequin ne vient point... Calmez cependant vos inquiĂ©tudes sur mon compte; ma situation est triste, Ă la vĂ©ritĂ©; j'ai Ă©tĂ© le jouet de l'ingratitude et de la perfidie; mais j'ai pris mon parti. Il ne me reste plus qu'Ă dĂ©couvrir ma rivale, et cela va ĂÂȘtre fait; vous auriez pu me la faire connaĂtre, sans doute; mais vous la trouvez trop coupable, et vous avez raison. Hortense. - Votre rivale! mais en avez-vous une, ma chĂšre Princesse? Ne serait-ce pas moi que vous soupçonneriez encore? parlez-moi franchement, c'est moi, vos soupçons continuent. LĂ©lio, disiez-vous tantĂÂŽt, m'a regardĂ©e pendant la fĂÂȘte, Arlequin en dit autant, vous me condamnez lĂ -dessus, vous n'envisagez que moi voilĂ comment l'amour juge. Mais mettez-vous l'esprit en repos; souffrez que je me retire, comme je le voulais. Je suis prĂÂȘte Ă partir tout Ă l'heure, indiquez-moi l'endroit oĂÂč vous voulez que j'aille, ĂÂŽtez-moi la libertĂ©, s'il est nĂ©cessaire, rendez-la ensuite Ă LĂ©lio, faites-lui un accueil obligeant, rejetez sa dĂ©tention sur quelques faux avis; montrez-lui dĂšs aujourd'hui plus d'estime, plus d'amitiĂ© que jamais, et de cette amitiĂ© qui le frappe, qui l'avertisse de vous Ă©tudier; et dans trois jours, dans vingt-quatre heures, peut-ĂÂȘtre saurez-vous Ă quoi vous en tenir avec lui. Vous voyez comment je m'y prends avec vous; voilĂ , de mon cĂÂŽtĂ©, tout ce que je puis faire. Je vous offre tout ce qui dĂ©pend de moi pour vous calmer, bien mortifiĂ©e de n'en pouvoir faire davantage. La Princesse. - Non, Madame, la vĂ©ritĂ© mĂÂȘme ne peut s'expliquer d'une maniĂšre plus naĂÂŻve. Et que serait-ce donc que votre coeur, si vous Ă©tiez coupable aprĂšs cela? Calmez-vous, j'attends des preuves incontestables de votre innocence. A l'Ă©gard de LĂ©lio, je donne la place Ă FrĂ©dĂ©ric, qui n'a pĂ©chĂ©, j'en suis sĂ»re, que par excĂšs de zĂšle. Je l'ai envoyĂ© chercher, et je veux le charger du soin de mettre LĂ©lio en lieu oĂÂč il ne pourra me nuire; il m'Ă©chapperait s'il Ă©tait libre, et me rendrait la fable de toute la terre. Hortense. - Ah! voilĂ d'Ă©tranges rĂ©solutions, Madame. La Princesse. - Elles sont judicieuses. ScĂšne VI La Princesse, Hortense, Arlequin Arlequin. - Madame, c'est lĂ le billet que Madame Hortense m'a donnĂ©... la voilĂ pour le dire elle-mĂÂȘme. Hortense. - Oh ciel! La Princesse. - Va-t'en. Il s'en va. Hortense. - Souvenez-vous que vous ĂÂȘtes gĂ©nĂ©reuse. La Princesse lit. - Arlequin est le seul par qui je puisse vous avertir de ce que j'ai Ă vous dire, tout dangereux qu'il est peut-ĂÂȘtre de s'y fier; il vient de me donner une preuve de fidĂ©litĂ©, sur laquelle je crois pouvoir hasarder ce billet pour vous, dans le pĂ©ril oĂÂč vous ĂÂȘtes. Demandez Ă parler Ă la Princesse, plaignez-vous avec douleur de votre situation, calmez son coeur, et n'oubliez rien de ce qui pourra lui faire espĂ©rer qu'elle touchera le vĂÂŽtre... Devenez libre, si vous voulez que je vive; fuyez aprĂšs, et laissez Ă mon amour le soin d'assurer mon bonheur et le vĂÂŽtre. La Princesse. - Je ne sais oĂÂč j'en suis. Hortense. - C'est lui qui m'a sauvĂ© la vie. La Princesse. - Et c'est vous qui m'arrachez la mienne. Adieu; je vais me rĂ©soudre Ă ce que je dois faire. Hortense. - ArrĂÂȘtez un moment, Madame, je suis moins coupable que vous ne pensez... Elle fuit... elle ne m'Ă©coute point; cher Prince, qu'allez-vous devenir... je me meurs, c'est moi, c'est mon amour qui vous perd! Mon amour! ah! juste ciel! mon sort sera-t-il de vous faire pĂ©rir? Cherchons-lui partout du secours. Voici FrĂ©dĂ©ric; essayons de le gagner lui-mĂÂȘme. ScĂšne VII FrĂ©dĂ©ric, Hortense Hortense. - Seigneur, je vous demande un moment d'entretien. FrĂ©dĂ©ric. - J'ai ordre d'aller trouver la Princesse, Madame. Hortense. - Je le sais, et je n'ai qu'un mot Ă vous dire. Je vous apprends que vous allez remplir la place de LĂ©lio. FrĂ©dĂ©ric. - Je l'ignorais; mais si la Princesse le veut, il faudra bien obĂ©ir. Hortense. - Vous haĂÂŻssez LĂ©lio, il ne mĂ©rite plus votre haine, il est Ă plaindre aujourd'hui. FrĂ©dĂ©ric. - J'en suis fĂÂąchĂ©, mais son malheur ne me surprend point; il devait mĂÂȘme lui arriver plus tĂÂŽt sa conduite Ă©tait si hardie... Hortense. - Moins que vous ne croyez, Seigneur; c'est un homme estimable, plein d'honneur. FrĂ©dĂ©ric. - A l'Ă©gard de l'honneur, je n'y touche pas; j'attends toujours Ă la derniĂšre extrĂ©mitĂ© pour dĂ©cider contre les gens lĂ -dessus. Hortense. - Vous ne le connaissez pas, soyez persuadĂ© qu'il n'avait nulle intention de vous nuire. FrĂ©dĂ©ric. - J'aurais besoin pour cet article-lĂ d'un peu plus de crĂ©dulitĂ© que je n'en ai, Madame. Hortense. - Laissons donc cela, Seigneur; mais me croyez-vous sincĂšre? FrĂ©dĂ©ric. - Oui, Madame, trĂšs sincĂšre, c'est un titre que je ne pourrais vous disputer sans injustice; tantĂÂŽt, quand je vous ai demandĂ© votre protection, vous m'avez donnĂ© des preuves de franchise qui ne souffrent pas un mot de rĂ©plique. Hortense. - Je vous regardais alors comme l'auteur d'une intrigue qui m'Ă©tait fĂÂącheuse; mais achevons. La Princesse a des desseins contre LĂ©lio, dont elle doit vous charger; dĂ©tournez-la de ces desseins; obtenez d'elle que LĂ©lio sorte dĂšs Ă prĂ©sent de ses Etats; vous n'obligerez point un ingrat. Ce service que vous lui rendrez, que vous me rendrez Ă moi-mĂÂȘme, le fruit n'en sera pas bornĂ© pour vous au seul plaisir d'avoir fait une bonne action, je vous en garantis des rĂ©compenses au-dessus de ce que vous pourriez vous imaginer, et telles enfin que je n'ose vous le dire. FrĂ©dĂ©ric. - Des rĂ©compenses, Madame! Quand j'aurais l'ĂÂąme intĂ©ressĂ©e, que pourrais-je attendre de LĂ©lio? Mais, grĂÂąces au ciel, je n'envie ni ses biens ni ses emplois; ses emplois, j'en accepterai l'embarras, s'il le faut, par dĂ©vouement aux intĂ©rĂÂȘts de la Princesse. A l'Ă©gard de ses biens, l'acquisition en a Ă©tĂ© trop rapide et trop aisĂ©e Ă faire; je n'en voudrais pas, quand il ne tiendrait qu'Ă moi de m'en saisir; je rougirais de les mĂÂȘler avec les miens; c'est Ă l'Etat Ă qui ils appartiennent, et c'est Ă l'Etat Ă les reprendre. Hortense. - Ha Seigneur! Que l'Etat s'en saisisse, de ces biens dont vous parlez, si on les lui trouve. FrĂ©dĂ©ric. - Si on les lui trouve? C'est fort bien dit, Madame; car les aventuriers prennent leurs mesures; il est vrai que, lorsqu'on les tient, on peut les engager Ă rĂ©vĂ©ler leur secret. Hortense. - Si vous saviez de qui vous parlez, vous changeriez bien de langage; je n'ose en dire plus, je jetterais peut-ĂÂȘtre LĂ©lio dans un nouveau pĂ©ril. Quoi qu'il en soit, les avantages que vous trouveriez Ă le servir n'ont point de rapport Ă sa fortune prĂ©sente; ceux dont je vous entretiens sont d'une autre sorte, et bien supĂ©rieurs. Je vous le rĂ©pĂšte vous ne ferez jamais rien qui puisse vous en apporter de si grands, je vous en donne ma parole; croyez-moi, vous m'en remercierez. FrĂ©dĂ©ric. - Madame, modĂ©rez l'intĂ©rĂÂȘt que vous prenez Ă lui; supprimez des promesses dont vous ne remarquez pas l'excĂšs, et qui se dĂ©crĂ©ditent d'elles-mĂÂȘmes. La Princesse a fait arrĂÂȘter LĂ©lio, et elle ne pouvait se dĂ©terminer Ă rien de plus sage. Si, avant que d'en venir lĂ , elle m'avait demandĂ© mon avis, ce qu'elle a fait, j'aurais cru, je vous jure, ĂÂȘtre obligĂ© en conscience de lui conseiller de le faire; cela posĂ©, vous voyez quel est mon devoir dans cette occasion-ci, Madame, la consĂ©quence est aisĂ©e Ă tirer. Hortense. - TrĂšs aisĂ©e, seigneur FrĂ©dĂ©ric; vous avez raison; dĂšs que vous me renvoyez Ă votre conscience, tout est dit; je sais quelle espĂšce de devoirs sa dĂ©licatesse peut vous dicter. FrĂ©dĂ©ric. - Sur ce pied-lĂ , Madame, loin de conseiller Ă la Princesse de laisser Ă©chapper un homme aussi dangereux que LĂ©lio, et qui pourrait le devenir encore, vous approuverez que je lui montre la nĂ©cessitĂ© qu'il y a de m'en laisser disposer d'une maniĂšre qui sera douce pour LĂ©lio, et qui pourtant remĂ©diera Ă tout. Hortense. - Qui remĂ©diera Ă tout!... A part. Le scĂ©lĂ©rat! Je serais curieuse, seigneur FrĂ©dĂ©ric, de savoir par quelles voies vous rendriez LĂ©lio suspect; voyons, de grĂÂące, jusqu'oĂÂč l'industrie de votre iniquitĂ© pourrait tromper la Princesse sur un homme aussi ennemi du mal que vous l'ĂÂȘtes du bien; car voilĂ son portrait et le vĂÂŽtre. FrĂ©dĂ©ric. - Vous vous emportez sans sujet, Madame; encore une fois, cachez vos chagrins sur le sort de cet inconnu; ils vous feraient tort, et je ne voudrais pas que la Princesse en fĂ»t informĂ©e. Vous ĂÂȘtes du sang de nos souverains; LĂ©lio travaillait Ă se rendre maĂtre de l'Etat; son malheur vous consterne tout cela amĂšnerait des rĂ©flexions qui pourraient vous embarrasser. Hortense. - Allez, FrĂ©dĂ©ric, je ne vous demande plus rien; vous ĂÂȘtes trop mĂ©chant pour ĂÂȘtre Ă craindre; votre mĂ©chancetĂ© vous met hors d'Ă©tat de nuire Ă d'autres qu'Ă vous-mĂÂȘme; Ă l'Ă©gard de LĂ©lio, sa destinĂ©e, non plus que la mienne, ne relĂšvera jamais de la lĂÂąchetĂ© de vos pareils. FrĂ©dĂ©ric. - Madame, je crois que vous voudrez bien me dispenser d'en Ă©couter davantage; je puis me passer de vous entendre achever mon Ă©loge. Voici Monsieur l'Ambassadeur, et vous me permettrez de le joindre. ScĂšne VIII L'Ambassadeur, Hortense, FrĂ©dĂ©ric Hortense. - Il me fera raison de vos refus. Seigneur, daignez m'accorder une grĂÂące; je vous la demande avec la confiance que l'Ambassadeur d'un roi si vantĂ© me paraĂt mĂ©riter. La Princesse est irritĂ©e contre LĂ©lio; elle a dessein de le mettre entre les mains du plus grand ennemi qu'il ait ici, c'est FrĂ©dĂ©ric. Je rĂ©ponds cependant de son innocence. Vous en dirai-je encore plus, Seigneur? LĂ©lio m'est cher, c'est aveu que je donne au pĂ©ril oĂÂč il est; le temps vous prouvera que j'ai pu le faire. Sauvez LĂ©lio, Seigneur, engagez la Princesse Ă vous le confier; vous serez charmĂ© de l'avoir servi, quand vous le connaĂtrez, et le roi de Castille mĂÂȘme vous saura grĂ© du service que vous lui rendrez. FrĂ©dĂ©ric. - DĂšs que LĂ©lio est dĂ©sagrĂ©able Ă la Princesse, et qu'elle l'a jugĂ© coupable, Monsieur l'Ambassadeur n'ira point lui faire une priĂšre qui lui dĂ©plairait. L'Ambassadeur. - J'ai meilleure opinion de la Princesse; elle ne dĂ©sapprouvera pas une action qui d'elle-mĂÂȘme est louable. Oui, Madame, la confiance que vous avez en moi me fait honneur, je ferai tous mes efforts pour la rendre heureuse. Hortense. - Je vois la Princesse qui arrive, et je me retire, sĂ»re de vos bontĂ©s. ScĂšne IX La Princesse, FrĂ©dĂ©ric, L'Ambassadeur La Princesse. - Qu'on dise Ă Hortense de venir, et qu'on amĂšne LĂ©lio. L'Ambassadeur. - Madame, puis-je espĂ©rer que vous voudrez bien obliger le roi de Castille? Ce prince, en me chargeant des intĂ©rĂÂȘts de son coeur auprĂšs de vous, m'a recommandĂ© encore d'ĂÂȘtre secourable Ă tout le monde; c'est donc en son nom que je vous prie de pardonner Ă LĂ©lio les sujets de colĂšre que vous pouvez avoir contre lui. Quoiqu'il ait mis quelque obstacle aux dĂ©sirs de mon maĂtre, il faut que je lui rende justice; il m'a paru trĂšs estimable, et je saisis avec plaisir l'occasion qui s'offre de lui ĂÂȘtre utile. FrĂ©dĂ©ric. - Rien de plus beau que ce que fait Monsieur l'Ambassadeur pour LĂ©lio, Madame; mais je m'expose encore Ă vous dire qu'il y a du risque Ă le rendre libre. L'Ambassadeur. - Je le crois incapable de rien de criminel. La Princesse. - Laissez-nous, FrĂ©dĂ©ric. FrĂ©dĂ©ric. - Souhaitez-vous que je revienne, Madame? La Princesse. - Il n'est pas nĂ©cessaire. ScĂšne X L'Ambassadeur, La Princesse La Princesse. - La priĂšre que vous me faites aurait suffi, Monsieur, pour m'engager Ă rendre la libertĂ© Ă LĂ©lio, quand mĂÂȘme je n'y aurais pas Ă©tĂ© dĂ©terminĂ©e; mais votre recommandation doit hĂÂąter mes rĂ©solutions, et je ne l'envoie chercher que pour vous satisfaire. ScĂšne XI LĂ©lio, Hortense entrent. La Princesse. - LĂ©lio, je croyais avoir Ă me plaindre de vous; mais je suis dĂ©trompĂ©e. Pour vous faire oublier le chagrin que je vous ai donnĂ©, vous aimez Hortense, elle vous aime, et je vous unis ensemble. Pour vous, Monsieur, qui m'avez priĂ© si gĂ©nĂ©reusement de pardonner Ă LĂ©lio, vous pouvez informer le Roi votre maĂtre que je suis prĂÂȘte Ă recevoir sa main et Ă lui donner la mienne. J'ai grande idĂ©e d'un prince qui sait se choisir des ministres aussi estimables que vous l'ĂÂȘtes, et son coeur... L'Ambassadeur. - Madame, il ne me siĂ©rait pas d'en entendre davantage; c'est le roi de Castille lui-mĂÂȘme qui reçoit le bonheur dont vous le comblez. La Princesse. - Vous, Seigneur! Ma main est bien due Ă un prince qui la demande d'une maniĂšre si galante et si peu attendue. LĂ©lio. - Pour moi, Madame, il ne me reste plus qu'Ă vous jurer une reconnaissance Ă©ternelle. Vous trouverez dans le prince de LĂ©on tout le zĂšle qu'il eut pour vous en qualitĂ© de ministre; je me flatte qu'Ă son tour le roi de Castille voudra bien accepter mes remerciements. Le Roi de Castille. - Prince, votre rang ne me surprend point il rĂ©pond aux sentiments que vous m'avez montrĂ©s. La Princesse, Ă Hortense. - Allons, Madame, de si grands Ă©vĂ©nements mĂ©ritent bien qu'on se hĂÂąte de les terminer. Arlequin. - Pourtant, sans moi, il y aurait eu encore du tapage. LĂ©lio. - Suis-moi, j'aurai soin de toi. La Fausse Suivante ou le fourbe puni Acteurs ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 8 juillet 1724 Acteurs La Comtesse. LĂ©lio. Le Chevalier. Trivelin, valet du Chevalier. Arlequin, valet de LĂ©lio. Frontin, autre valet du Chevalier. Paysans et paysannes. Danseurs et danseuses. La scĂšne est devant le chĂÂąteau de la Comtesse. Acte premier ScĂšne premiĂšre Frontin, Trivelin Frontin. - Je pense que voilĂ le seigneur Trivelin; c'est lui-mĂÂȘme. Eh! comment te portes-tu, mon cher ami? Trivelin. - A merveille, mon cher Frontin, Ă merveille. Je n'ai rien perdu des vrais biens que tu me connaissais, santĂ© admirable et grand appĂ©tit. Mais toi, que fais-tu Ă prĂ©sent? Je t'ai vu dans un petit nĂ©goce qui t'allait bientĂÂŽt rendre citoyen de Paris; l'as-tu quittĂ©? Frontin. - Je suis culbutĂ©, mon enfant; mais toi-mĂÂȘme, comment la fortune t'a-t-elle traitĂ© depuis que je ne t'ai vu? Trivelin. - Comme tu sais qu'elle traite tous les gens de mĂ©rite. Frontin. - Cela veut dire trĂšs mal? Trivelin. - Oui. Je lui ai pourtant une obligation c'est qu'elle m'a mis dans l'habitude de me passer d'elle. Je ne sens plus ses disgrĂÂąces, je n'envie point ses faveurs, et cela me suffit; un homme raisonnable n'en doit pas demander davantage. Je ne suis pas heureux, mais je ne me soucie pas de l'ĂÂȘtre. VoilĂ ma façon de penser. Frontin. - Diantre! je t'ai toujours connu pour un garçon d'esprit et d'une intrigue admirable; mais je n'aurais jamais soupçonnĂ© que tu deviendrais philosophe. Malepeste! que tu es avancĂ©! Tu mĂ©prises dĂ©jĂ les biens de ce monde! Trivelin. - Doucement, mon ami, doucement, ton admiration me fait rougir, j'ai peur de ne la pas mĂ©riter. Le mĂ©pris que je crois avoir pour les biens n'est peut-ĂÂȘtre qu'un beau verbiage; et, Ă te parler confidemment, je ne conseillerais encore Ă personne de laisser les siens Ă la discrĂ©tion de ma philosophie. J'en prendrais, Frontin, je le sens bien; j'en prendrais, Ă la honte de mes rĂ©flexions. Le coeur de l'homme est un grand fripon! Frontin. - HĂ©las! je ne saurais nier cette vĂ©ritĂ©-lĂ , sans blesser ma conscience. Trivelin. - Je ne la dirais pas Ă tout le monde; mais je sais bien que je ne parle pas Ă un profane. Frontin. - Eh! dis-moi, mon ami qu'est-ce que c'est que ce paquet-lĂ que tu portes? Trivelin. - C'est le triste bagage de ton serviteur; ce paquet enferme toutes mes possessions. Frontin. - On ne peut pas les accuser d'occuper trop de terrain. Trivelin. - Depuis quinze ans que je roule dans le monde, tu sais combien je me suis tourmentĂ©, combien j'ai fait d'efforts pour arriver Ă un Ă©tat fixe. J'avais entendu dire que les scrupules nuisaient Ă la fortune; je fis trĂÂȘve avec les miens, pour n'avoir rien Ă me reprocher. Etait-il question d'avoir de l'honneur? j'en avais. Fallait-il ĂÂȘtre fourbe? j'en soupirais, mais j'allais mon train. Je me suis vu quelquefois Ă mon aise; mais le moyen d'y rester avec le jeu, le vin et les femmes? Comment se mettre Ă l'abri de ces flĂ©aux-lĂ ? Frontin. - Cela est vrai. Trivelin. - Que te dirai-je enfin? TantĂÂŽt maĂtre, tantĂÂŽt valet; toujours prudent, toujours industrieux, ami des fripons par intĂ©rĂÂȘt, ami des honnĂÂȘtes gens par goĂ»t; traitĂ© poliment sous une figure, menacĂ© d'Ă©triviĂšres sous une autre; changeant Ă propos de mĂ©tier, d'habit, de caractĂšre, de moeurs; risquant beaucoup, rĂ©ussissant peu; libertin dans le fond, rĂ©glĂ© dans la forme; dĂ©masquĂ© par les uns, soupçonnĂ© par les autres, Ă la fin Ă©quivoque Ă tout le monde, j'ai tĂÂątĂ© de tout; je dois partout; mes crĂ©anciers sont de deux espĂšces les uns ne savent pas que je leur dois; les autres le savent et le sauront longtemps. J'ai logĂ© partout, sur le pavĂ©; chez l'aubergiste, au cabaret, chez le bourgeois, chez l'homme de qualitĂ©, chez moi, chez la justice, qui m'a souvent recueilli dans mes malheurs; mais ses appartements sont trop tristes, et je n'y faisais que des retraites; enfin, mon ami, aprĂšs quinze ans de soins, de travaux et de peines, ce malheureux paquet est tout ce qui me reste; voilĂ ce que le monde m'a laissĂ©, l'ingrat! aprĂšs ce que j'ai fait pour lui! tous ses prĂ©sents ne valent pas une pistole! Frontin. - Ne t'afflige point, mon ami. L'article de ton rĂ©cit qui m'a paru le plus dĂ©sagrĂ©able, ce sont les retraites chez la justice; mais ne parlons plus de cela. Tu arrives Ă propos; j'ai un parti Ă te proposer. Cependant qu'as-tu fait depuis deux ans que je ne t'ai vu, et d'oĂÂč sors-tu Ă prĂ©sent? Trivelin. - Primo, depuis que je ne t'ai vu, je me suis jetĂ© dans le service. Frontin. - Je t'entends, tu t'es fait soldat; ne serais-tu pas dĂ©serteur par hasard? Trivelin. - Non, mon habit d'ordonnance Ă©tait une livrĂ©e. Frontin. - Fort bien. Trivelin. - Avant que de me rĂ©duire tout Ă fait Ă cet Ă©tat humiliant, je commençai par vendre ma garde-robe. Frontin. - Toi, une garde-robe? Trivelin. - Oui, c'Ă©taient trois ou quatre habits que j'avais trouvĂ©s convenables Ă ma taille chez les fripiers, et qui m'avaient servi Ă figurer en honnĂÂȘte homme. Je crus devoir m'en dĂ©faire, pour perdre de vue tout ce qui pouvait me rappeler ma grandeur passĂ©e. Quand on renonce Ă la vanitĂ©, il n'en faut pas faire Ă deux fois; qu'est-ce que c'est que se mĂ©nager des ressources? Point de quartier, je vendis tout; ce n'est pas assez, j'allai tout boire. Frontin. - Fort bien. Trivelin. - Oui, mon ami; j'eus le courage de faire deux ou trois dĂ©bauches salutaires, qui me vidĂšrent ma bourse, et me garantirent ma persĂ©vĂ©rance dans la condition que j'allais embrasser; de sorte que j'avais le plaisir de penser, en m'enivrant, que c'Ă©tait la raison qui me versait Ă boire. Quel nectar! Ensuite, un beau matin, je me trouvai sans un sol. Comme j'avais besoin d'un prompt secours, et qu'il n'y avait point de temps Ă perdre, un de mes amis que je rencontrai me proposa de me mener chez un honnĂÂȘte particulier qui Ă©tait mariĂ©, et qui passait sa vie Ă Ă©tudier des langues mortes; cela me convenait assez, car j'ai de l'Ă©tude je restai donc chez lui. LĂ , je n'entendis parler que de sciences, et je remarquai que mon maĂtre Ă©tait Ă©pris de passion pour certains quidams, qu'il appelait des anciens, et qu'il avait une souveraine antipathie pour d'autres, qu'il appelait des modernes; je me fis expliquer tout cela. Frontin. - Et qu'est-ce que c'est que les anciens et les modernes? Trivelin. - Des anciens..., attends, il y en a un dont je sais le nom, et qui est le capitaine de la bande; c'est comme qui te dirait un HomĂšre. Connais-tu cela? Frontin. - Non. Trivelin. - C'est dommage; car c'Ă©tait un homme qui parlait bien grec. Frontin. - Il n'Ă©tait donc pas Français cet homme-lĂ ? Trivelin. - Oh! que non; je pense qu'il Ă©tait de QuĂ©bec, quelque part dans cette Egypte, et qu'il vivait du temps du dĂ©luge. Nous avons encore de lui le fort belles satires; et mon maĂtre l'aimait beaucoup, lui et tous les honnĂÂȘtes gens de son temps, comme Virgile, NĂ©ron, Plutarque, Ulysse et DiogĂšne. Frontin. - Je n'ai jamais entendu parler de cette race-lĂ , mais voilĂ de vilains noms. Trivelin. - De vilains noms! c'est que tu n'y es pas accoutumĂ©. Sais-tu bien qu'il y a plus d'esprit dans ces noms-lĂ que dans le royaume de France? Frontin. - Je le crois. Et que veulent dire les modernes? Trivelin. - Tu m'Ă©cartes de mon sujet; mais n'importe. Les modernes, c'est comme qui dirait... toi, par exemple. Frontin. - Oh! oh! je suis un moderne, moi!. Trivelin. - Oui, vraiment, tu es un moderne, et des plus modernes; il n'y a que l'enfant qui vient de naĂtre qui l'est plus que toi, car il ne fait que d'arriver. Frontin. - Et pourquoi ton maĂtre nous haĂÂŻssait-il? Trivelin. - Parce qu'il voulait qu'on eĂ»t quatre mille ans sur la tĂÂȘte pour valoir quelque chose. Oh! moi, pour gagner son amitiĂ©, je me mis Ă admirer tout ce qui me paraissait ancien; j'aimais les vieux meubles, je louais les vieilles modes, les vieilles espĂšces, les mĂ©dailles, les lunettes; je me coiffais chez les crieuses de vieux chapeaux; je n'avais commerce qu'avec des vieillards il Ă©tait charmĂ© de mes inclinations; j'avais la clef de la cave, oĂÂč logeait un certain vin vieux qu'il appelait son vin grec; il m'en donnait quelquefois, et j'en dĂ©tournais aussi quelques bouteilles, par amour louable pour tout ce qui Ă©tait vieux. Non que je nĂ©gligeasse le vin nouveau; je n'en demandais point d'autre Ă sa femme, qui vraiment estimait bien autrement les modernes que les anciens, et, par complaisance pour son goĂ»t, j'en emplissais aussi quelques bouteilles, sans lui en faire ma cour. Frontin. - A merveille! Trivelin. - Qui n'aurait pas cru que cette conduite aurait dĂ» me concilier ces deux esprits? Point du tout; ils s'aperçurent du mĂ©nagement judicieux que j'avais pour chacun d'eux; ils m'en firent un crime. Le mari crut les anciens insultĂ©s par la quantitĂ© de vin nouveau que j'avais bu; il m'en fit mauvaise mine. La femme me chicana sur le vin vieux; j'eus beau m'excuser, les gens de partis n'entendent point raison; il fallut les quitter, pour avoir voulu me partager entre les anciens et les modernes. Avais-je tort? Frontin. - Non; tu avais observĂ© toutes les rĂšgles de la prudence humaine. Mais je ne puis en Ă©couter davantage. Je dois aller coucher ce soir Ă Paris, oĂÂč l'on m'envoie, et je cherchais quelqu'un qui tĂnt ma place auprĂšs de mon maĂtre pendant mon absence; veux-tu que je te prĂ©sente? Trivelin. - Oui-da. Et qu'est-ce que c'est que ton maĂtre? Fait-il bonne chĂšre? Car, dans l'Ă©tat oĂÂč je suis, j'ai besoin d'une bonne cuisine. Frontin. - Tu seras content; tu serviras la meilleure fille... Trivelin. - Pourquoi donc l'appelles-tu ton maĂtre? Frontin. - Ah, foin de moi, je ne sais ce que je dis, je rĂÂȘve Ă autre chose. Trivelin. - Tu me trompes, Frontin. Frontin. - Ma foi, oui, Trivelin. C'est une fille habillĂ©e en homme dont il s'agit. Je voulais te le cacher; mais la vĂ©ritĂ© m'est Ă©chappĂ©e, et je me suis blousĂ© comme un sot. Sois discret, je te prie. Trivelin. - Je le suis dĂšs le berceau. C'est donc une intrigue que vous conduisez tous deux ici, cette fille-lĂ et toi? Frontin. - Oui. A part. Cachons-lui son rang... Mais la voilĂ qui vient; retire-toi Ă l'Ă©cart, afin que je lui parle. Trivelin se retire et s'Ă©loigne. ScĂšne II Le Chevalier, Frontin Le Chevalier. - Eh bien, m'avez-vous trouvĂ© un domestique? Frontin. - Oui, Mademoiselle; j'ai rencontrĂ©... Le Chevalier. - Vous m'impatientez avec votre Demoiselle; ne sauriez-vous m'appeler Monsieur? Frontin. - Je vous demande pardon, Mademoiselle... je veux dire Monsieur. J'ai trouvĂ© un de mes amis, qui est fort brave garçon; il sort actuellement de chez un bourgeois de campagne qui vient de mourir, et il est lĂ qui attend que je l'appelle pour offrir ses respects. Le Chevalier. - Vous n'avez peut-ĂÂȘtre pas eu l'imprudence de lui dire qui j'Ă©tais? Frontin. - Ah! Monsieur, mettez-vous l'esprit en repos je sais garder un secret bas, pourvu qu'il ne m'Ă©chappe pas... Souhaitez-vous que mon ami s'approche? Le Chevalier. - Je le veux bien; mais partez sur-le-champ pour Paris. Frontin. - Je n'attends que vos dĂ©pĂÂȘches. Le Chevalier. - Je ne trouve point Ă propos de vous en donner, vous pourriez les perdre. Ma soeur, Ă qui je les adresserais pourrait les Ă©garer aussi; et il n'est pas besoin, que mon aventure soit sue de tout le monde. Voici votre commission, Ă©coutez-moi Vous direz Ă ma soeur qu'elle ne soit point en peine de moi; qu'Ă la derniĂšre partie de bal oĂÂč mes amies m'amenĂšrent dans le dĂ©guisement oĂÂč me voilĂ , le hasard me fit connaĂtre le gentilhomme que je n'avais jamais vu, qu'on disait ĂÂȘtre encore en province, et qui est ce LĂ©lio avec qui, par lettres, le mari de ma soeur a presque arrĂÂȘtĂ© mon mariage; que, surprise de le trouver Ă Paris sans que nous le sussions, et le voyant avec une dame, je rĂ©solus sur-le-champ de profiter de mon dĂ©guisement pour me mettre au fait de l'Ă©tat de son coeur et de son caractĂšre; qu'enfin nous liĂÂąmes amitiĂ© ensemble aussi promptement que des cavaliers peuvent le faire, et qu'il m'engagea Ă le suivre le lendemain Ă une partie de campagne chez la dame avec qui il Ă©tait, et qu'un de ses parents accompagnait; que nous y sommes actuellement, que j'ai dĂ©jĂ dĂ©couvert des choses qui mĂ©ritent que je les suive avant que de me dĂ©terminer Ă Ă©pouser LĂ©lio; que je n'aurai jamais d'intĂ©rĂÂȘt plus sĂ©rieux. Partez; ne perdez point de temps. Faites venir ce domestique que vous avez arrĂÂȘtĂ©; dans un instant j'irai voir si vous ĂÂȘtes parti. ScĂšne III Le Chevalier, seul. Le Chevalier. - Je regarde le moment oĂÂč j'ai connu LĂ©lio, comme une faveur du ciel dont je veux profiter, puisque je suis ma maĂtresse, et que je ne dĂ©pends plus de personne. L'aventure oĂÂč je me suis mise ne surprendra point ma soeur; elle sait la singularitĂ© de mes sentiments. J'ai du bien; il s'agit de le donner avec ma main et mon coeur; ce sont de grands prĂ©sents, et je veux savoir Ă qui je les donne. ScĂšne IV Le Chevalier, Trivelin, Frontin Frontin, au Chevalier. - Le voilĂ , Monsieur. Bas Ă Trivelin. Garde-moi le secret. Trivelin. - Je te le rendrai mot pour mot, comme tu me l'as donnĂ©, quand tu voudras. ScĂšne V Le Chevalier, Trivelin Le Chevalier. - Approchez; comment vous appelez-vous? Trivelin. - Comme vous voudrez, Monsieur; Bourguignon, Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m'est indiffĂ©rent le nom sous lequel j'aurais l'honneur de vous servir sera toujours le plus beau nom du monde. Le Chevalier. - Sans compliment, quel est le tien, Ă toi? Trivelin. - Je vous avoue que je ferais quelque difficultĂ© de le dire, parce que dans ma famille je suis le premier du nom qui n'ait pas disposĂ© de la couleur de son habit, mais peut-on porter rien de plus galant que vos couleurs? Il me tarde d'en ĂÂȘtre chamarrĂ© sur toutes les coutures. Le Chevalier, Ă part. - Qu'est-ce que c'est que ce langage-lĂ ? Il m'inquiĂšte. Trivelin. - Cependant, Monsieur, j'aurai l'honneur de vous dire que je m'appelle Trivelin. C'est un nom que j'ai reçu de pĂšre en fils trĂšs correctement, et dans la derniĂšre fidĂ©litĂ©; et de tous les Trivelins qui furent jamais, votre serviteur en ce moment s'estime le plus heureux de tous. Le Chevalier. - Laissez lĂ vos politesses. Un maĂtre ne demande Ă son valet que l'attention dans ce Ă quoi il l'emploie. Trivelin. - Son valet! le terme est dur; il frappe mes oreilles d'un son disgracieux; ne purgera-t-on jamais le discours de tous ces noms odieux? Le Chevalier. - La dĂ©licatesse est singuliĂšre! De grĂÂące, ajustons-nous; convenons d'une formule plus douce. Le Chevalier, Ă part. - Il se moque de moi. Vous riez, je pense? Trivelin. - C'est la joie que j'ai d'ĂÂȘtre Ă vous qui l'emporte sur la petite mortification que je viens d'essuyer. Le Chevalier. - Je vous avertis, moi, que je vous renvoie, et que vous ne m'ĂÂȘtes bon Ă rien. Trivelin. - Je ne vous suis bon Ă rien! Ah! ce que vous dites lĂ ne peut pas ĂÂȘtre sĂ©rieux. Le Chevalier, Ă part. - Cet homme-lĂ est un extravagant. A Trivelin. Retirez-vous. Trivelin. - Non, vous m'avez piquĂ©; je ne vous quitterai point, que vous ne soyez convenu avec moi que je vous suis bon Ă quelque chose. Le Chevalier. - Retirez-vous, vous dis-je. Trivelin. - OĂÂč vous attendrai-je? Le Chevalier. - Nulle part. Trivelin. - Ne badinons point; le temps se passe, et nous ne dĂ©cidons rien. Le Chevalier. - Savez-vous bien, mon ami, que vous risquez beaucoup? Trivelin. - Je n'ai pourtant qu'un Ă©cu Ă perdre. Le Chevalier. - Ce coquin-lĂ m'embarrasse. Il fait comme s'il en allait. Il faut que je m'en aille. A Trivelin. Tu me suis?. Trivelin. - Vraiment oui, je soutiens mon caractĂšre ne vous ai-je pas dit que j'Ă©tais opiniĂÂątre? Le Chevalier. -Insolent! Trivelin. - Cruel! Le Chevalier. - Comment, cruel! Trivelin. - Oui, cruel; c'est un reproche tendre que je vous fais. Continuez, vous n'y ĂÂȘtes pas; j'en viendrai jusqu'aux soupirs; vos rigueurs me l'annoncent. Le Chevalier. - Je ne sais plus que penser de tout ce qu'il me dit. Trivelin. - Ah! ah! ah! vous rĂÂȘvez, mon cavalier, vous dĂ©libĂ©rez; votre ton baisse, vous devenez traitable, et nous nous accommoderons, je le vois bien. La passion que j'ai de vous servir est sans quartier; premiĂšrement cela est dans mon sang, je ne saurais me corriger. Le Chevalier, mettant la main sur la garde de son Ă©pĂ©e. Il me prend envie de te traiter comme tu le mĂ©rites. Trivelin, - Fi! ne gesticulez point de cette maniĂšre-lĂ ; ce geste-lĂ n'est point de votre compĂ©tence; laissez lĂ cette arme qui vous est Ă©trangĂšre votre oeil est plus redoutable que ce fer inutile qui vous pend au cĂÂŽtĂ©. Le Chevalier. - Ah! je suis trahie! Trivelin. - Masque, venons au fait; je vous connais. Le Chevalier. - Toi? Trivelin. - Oui; Frontin vous connaissait pour nous deux. Le Chevalier. - Le coquin! Et t'a-t-il dit qui j'Ă©tais? Trivelin. - Il m'a dit que vous Ă©tiez une fille, et voilĂ tout; et moi je l'ai cru; car je ne chicane sur la qualitĂ© de personne. Le Chevalier. - Puisqu'il m'a trahie, il vaut autant que je t'instruise du reste. Trivelin. - Voyons; pourquoi ĂÂȘtes-vous dans cet Ă©quipage-lĂ ? Le Chevalier. - Ce n'est point pour faire du mal. Trivelin. - Je le crois bien; si c'Ă©tait pour cela, vous ne dĂ©guiseriez pas votre sexe; ce serait perdre vos commoditĂ©s. Le Chevalier, Ă part. - Il faut le tromper. A Trivelin. Je t'avoue que j'avais envie de te cacher la vĂ©ritĂ©, parce que mon dĂ©guisement regarde une dame de condition, ma maĂtresse, qui a des vues sur un Monsieur LĂ©lio, que tu verras, et qu'elle voudrait dĂ©tacher d'une inclination qu'il a pour une, comtesse Ă qui appartient ce chĂÂąteau. Trivelin. - Eh! quelle espĂšce de commission vous donne-t-elle auprĂšs de ce LĂ©lio? L'emploi me paraĂt gaillard, soubrette de mon ĂÂąme. Le Chevalier. - Point du tout. Ma charge, sous cet habit-ci, est d'attaquer le coeur de la Comtesse; je puis passer, comme tu vois, pour un assez joli cavalier, et j'ai dĂ©jĂ vu les yeux de la Comtesse s'arrĂÂȘter plus d'une fois sur moi; si elle vient Ă m'aimer, je la ferai rompre avec LĂ©lio; il reviendra Ă Paris, on lui proposera ma maĂtresse qui y est; elle est aimable, il la connaĂt, et les noces seront bientĂÂŽt faites. Trivelin. - Parlons Ă prĂ©sent Ă rez-de-chaussĂ©e as-tu le coeur libre? Le Chevalier. - Oui Trivelin. - Et moi aussi. Ainsi, de compte arrĂÂȘtĂ©; cela fait deux coeurs libres, n'est-ce pas? Le Chevalier. - Sans doute. Trivelin. - Ergo, je conclus que nos deux coeurs soient dĂ©sormais camarades. Le Chevalier. - Bon. Trivelin. - Et je conclus encore, toujours aussi judicieusement, que, deux amis devant s'obliger en tout ce qu'ils peuvent, tu m'avances deux mois de rĂ©compense sur l'exacte discrĂ©tion que je promets d'avoir. Je ne parle point du service domestique que je te rendrai; sur cet article, c'est Ă l'amour Ă me payer mes gages. Le Chevalier, lui donnant de l'argent. - Tiens, voilĂ dĂ©jĂ six louis d'or d'avance pour ta discrĂ©tion, et en voilĂ dĂ©jĂ trois pour tes services. Trivelin, d'un air indiffĂ©rent. - J'ai assez de coeur pour refuser ces trois derniers louis-lĂ ; mais donne; la main qui me les prĂ©sente Ă©tourdit ma gĂ©nĂ©rositĂ©. Le Chevalier. - Voici Monsieur LĂ©lio; retire-toi, et va-t'en m'attendre Ă la porte de ce chĂÂąteau oĂÂč nous logeons. Trivelin. - Souviens-toi, ma friponne, Ă ton tour, que je suis ton valet sur la scĂšne, et ton amant dans les coulisses. Tu me donneras des ordres en public, et des sentiments dans le tĂÂȘte-Ă -tĂÂȘte. Il se retire en arriĂšre, quand LĂ©lio entre avec Arlequin. Les valets se rencontrant se saluent. ScĂšne VI LĂ©lio, Le Chevalier, Arlequin, Trivelin, derriĂšre leurs maĂtres. LĂ©lio vient d'un air rĂÂȘveur. Le Chevalier. - Le voilĂ plongĂ© dans une grande rĂÂȘverie. Arlequin, Ă Trivelin derriĂšre eux. - Vous m'avez l'air d'un bon vivant. Trivelin. - Mon air ne vous ment pas d'un mot, et vous ĂÂȘtes fort bon physionomiste. LĂ©lio, se retournant vers Arlequin, et apercevant le Chevalier. - Arlequin!... Ah! Chevalier, je vous cherchais. Le Chevalier. - Qu'avez-vous, LĂ©lio? Je vous vois enveloppĂ© dans une distraction qui m'inquiĂšte. LĂ©lio. - Je vous dirai ce que c'est. A Arlequin. Arlequin, n'oublie pas d'avertir les musiciens de se rendre ici tantĂÂŽt. Arlequin. - Oui, Monsieur. A Trivelin. Allons boire, pour faire aller notre amitiĂ© plus vite. Trivelin. - Allons, la recette est bonne; j'aime assez votre maniĂšre de hĂÂąter le coeur. ScĂšne VII LĂ©lio, Le Chevalier Le Chevalier. - Eh bien! mon cher, de quoi s'agit-il? Qu'avez-vous? Puis-je vous ĂÂȘtre utile Ă quelque chose? LĂ©lio. - TrĂšs utile. Le Chevalier. - Parlez. LĂ©lio. - Etes-vous mon ami? Le Chevalier. - Vous mĂ©ritez que je vous dise non, puisque vous me faites cette question-lĂ . LĂ©lio. - Ne te fĂÂąche point, Chevalier; ta vivacitĂ© m'oblige; mais passe-moi cette question-lĂ , j'en ai encore une Ă te faire. Le Chevalier. - Voyons. LĂ©lio. - Es-tu scrupuleux? Le Chevalier. - Je le suis raisonnablement. LĂ©lio. - VoilĂ ce qu'il me faut; tu n'as pas un honneur mal entendu sur une infinitĂ© de bagatelles qui arrĂÂȘtent les sots? Le Chevalier, Ă part. - Fi! voilĂ un vilain dĂ©but. LĂ©lio. - Par exemple, un amant qui dupe sa maĂtresse pour se dĂ©barrasser d'elle en est-il moins honnĂÂȘte homme Ă ton grĂ©? Le Chevalier. - Quoi! il ne s'agit que de tromper une femme? LĂ©lio. - Non, vraiment. Le Chevalier. - De lui faire une perfidie? LĂ©lio. - Rien que cela. Le Chevalier. - Je croyais pour le moins que tu voulais mettre le feu Ă une ville. Eh! comment donc! trahir une femme, c'est avoir une action glorieuse par-devers soi! LĂ©lio, gai. - Oh! parbleu, puisque tu le prends sur ce ton-lĂ , je te dirai que je n'ai rien Ă me reprocher; et, sans vanitĂ©, tu vois un homme couvert de gloire. Le Chevalier, Ă©tonnĂ© et comme charmĂ©. - Toi, mon ami? Ah! je te prie, donne-moi le plaisir de te regarder Ă mon aise; laisse-moi contempler un homme chargĂ© de crimes si honorables. Ah! petit traĂtre, vous ĂÂȘtes bien heureux d'avoir de si brillantes indignitĂ©s sur votre compte. LĂ©lio, riant. - Tu me charmes de penser ainsi; viens que je t'embrasse. Ma foi; Ă ton tour, tu m'as tout l'air d'avoir Ă©tĂ© l'Ă©cueil de bien des coeurs. Fripon, combien de rĂ©putations as-tu blessĂ© Ă mort dans ta vie? Combien as-tu dĂ©sespĂ©rĂ© d'Arianes? Dis. Le Chevalier. - HĂ©las! Tu te trompes; je ne connais point d'aventures plus communes que les miennes; j'ai toujours eu le malheur de ne trouver que des femmes trĂšs sages. LĂ©lio. - Tu n'as trouvĂ© que des femmes trĂšs sages? OĂÂč diantre t'es-tu donc fourrĂ©? Tu as fait lĂ des dĂ©couvertes bien singuliĂšres! AprĂšs cela, qu'est-ce que ces femmes-lĂ gagnent Ă ĂÂȘtre si sages? Il n'en est ni plus ni moins. Sommes-nous heureux, nous le disons; ne le sommes-nous pas, nous mentons; cela revient au mĂÂȘme pour elles. Quant Ă moi, j'ai toujours dit plus de vĂ©ritĂ©s que de mensonges. Le Chevalier. - Tu traites ces matiĂšres-lĂ avec une lĂ©gĂšretĂ© qui m'enchante. LĂ©lio. - Revenons Ă mes affaires. Quelque jour je te dirai de mes espiĂšgleries qui te feront rire. Tu es un cadet de maison, et, par consĂ©quent, tu n'es pas extrĂÂȘmement riche. Le Chevalier. - C'est raisonner juste. LĂ©lio. - Tu es beau et bien fait; devine Ă quel dessein je t'ai engagĂ© Ă nous suivre avec tous tes agrĂ©ments? c'est pour te prier de vouloir bien faire ta fortune. Le Chevalier. - J'exauce ta priĂšre. A prĂ©sent, dis-moi la fortune que je vais faire. LĂ©lio. - Il s'agit de te faire aimer de la Comtesse, et d'arriver Ă la conquĂÂȘte de sa main par celle de son coeur. Le Chevalier. - Tu badines ne sais-je pas que tu l'aimes, la Comtesse? LĂ©lio - Non; je l'aimais ces jours passĂ©s, mais j'ai trouvĂ© Ă propos de ne plus l'aimer. Le Chevalier. - Quoi! lorsque tu as pris de l'amour, et que tu n'en veux plus, il s'en retourne comme cela sans plus de façon? Tu lui dis Va-t'en, et il s'en va? Mais, mon ami, tu as un coeur impayable. LĂ©lio. - En fait d'amour, j'en fais assez ce que je veux. J'aimais la Comtesse, parce qu'elle est aimable; je devais l'Ă©pouser, parce qu'elle est riche, et que je n'avais rien de mieux Ă faire; mais derniĂšrement, pendant que j'Ă©tais Ă ma terre, on m'a proposĂ© en mariage une demoiselle de Paris, que je ne connais point, et qui me donne douze mille livres de rente; la Comtesse n'en a que six. J'ai donc calculĂ© que six valaient moins que douze. Oh! l'amour que j'avais pour elle pouvait-il honnĂÂȘtement tenir bon contre un calcul si raisonnable? Cela aurait Ă©tĂ© ridicule. Six doivent reculer devant douze; n'est-il pas vrai? Tu ne me rĂ©ponds rien! Le Chevalier. - Eh! que diantre veux-tu que je rĂ©ponde Ă une rĂšgle d'arithmĂ©tique? Il n'y a qu'Ă savoir compter pour voir que tu as raison. LĂ©lio. - C'est cela mĂÂȘme. Le Chevalier. - Mais qu'est-ce qui t'embarrasse lĂ -dedans? Faut-il tant de cĂ©rĂ©monie pour quitter la Comtesse? Il s'agit d'ĂÂȘtre infidĂšle, d'aller la trouver, de lui porter ton calcul, de lui dire Madame, comptez vous-mĂÂȘme, voyez si je me trompe. VoilĂ tout. Peut-ĂÂȘtre qu'elle pleurera, qu'elle maudira l'arithmĂ©tique, qu'elle te traitera d'indigne, de perfide cela pourrait arrĂÂȘter un poltron; mais un brave homme comme toi, au-dessus des bagatelles de l'honneur, ce bruit-lĂ l'amuse; il Ă©coute, s'excuse nĂ©gligemment, et se retire en faisant une rĂ©vĂ©rence trĂšs profonde, en cavalier poli, qui sait avec quel respect il doit recevoir, en pareil cas, les titres de fourbe et d'ingrat. LĂ©lio. - Oh! parbleu! de ces titres-lĂ , j'en suis fourni, et je sais faire la rĂ©vĂ©rence. Madame la Comtesse aurait dĂ©jĂ reçu la mienne, s'il ne tenait plus qu'Ă cette politesse-lĂ ; mais il y a une petite Ă©pine qui m'arrĂÂȘte c'est que, pour achever l'achat que j'ai fait d'une nouvelle terre il y a quelque temps, Madame la Comtesse m'a prĂÂȘtĂ© dix mille Ă©cus, dont elle a mon billet. Le Chevalier. - Ah! tu as raison, c'est une autre affaire. Je ne sache point de rĂ©vĂ©rence qui puisse acquitter ce billet-lĂ ; le titre de dĂ©biteur est bien sĂ©rieux, vois-tu! celui d'infidĂšle n'expose qu'Ă des reproches, l'autre Ă des assignations; cela est diffĂ©rent, et je n'ai point de recette pour ton mal. LĂ©lio. - Patience! Madame la Comtesse croit qu'elle va m'Ă©pouser; elle n'attend plus que l'arrivĂ©e de son frĂšre; et, outre la somme de dix mille Ă©cus dont elle a mon billet, nous avons encore fait, antĂ©rieurement Ă cela, un dĂ©dit entre elle et moi de la mĂÂȘme somme. Si c'est moi qui romps avec elle, je lui devrai le billet et le dĂ©dit, et je voudrais bien ne payer ni l'un ni l'autre; m'entends-tu? Le Chevalier, Ă part. - Ah! l'honnĂÂȘte homme! Haut. Oui, je commence Ă te comprendre. Voici ce que c'est si je donne de l'amour Ă la Comtesse, tu crois qu'elle aimera mieux payer le dĂ©dit, en te rendant ton billet de dix mille Ă©cus, que de t'Ă©pouser; de façon que tu gagneras dix mille Ă©cus avec elle; n'est-ce pas cela? LĂ©lio. - Tu entres on ne peut pas mieux dans mes idĂ©es. Le Chevalier. - Elles sont trĂšs ingĂ©nieuses, trĂšs lucratives, et dignes de couronner ce que tu appelles tes espiĂšgleries. En effet, l'honneur que tu as fait Ă la Comtesse, en soupirant pour elle, vaut dix mille Ă©cus comme un sou. LĂ©lio. - Elle n'en donnerait pas cela, si je m'en fiais Ă son estimation. Le Chevalier. - Mais crois-tu que je puisse surprendre le coeur de la Comtesse? LĂ©lio. - Je n'en doute pas. Le Chevalier, Ă part. - Je n'ai pas lieu d'en douter non plus. LĂ©lio. - Je me suis aperçu qu'elle aime ta compagnie; elle te loue souvent, te trouve de l'esprit; il n'y a qu'Ă suivre cela. Le Chevalier. Je n'ai. pas une grande vocation pour ce mariage-lĂ . LĂ©lio. - Pourquoi? Le Chevalier. - Par mille raisons... parce que je ne pourrai jamais avoir de l'amour pour la Comtesse; si elle ne voulait que de l'amitiĂ©, je serais Ă son service; mais n'importe. LĂ©lio. - Eh! qui est-ce qui te prie d'avoir de l'amour pour elle? Est-il besoin d'aimer sa femme? Si tu ne l'aimes pas, tant pis pour elle; ce sont ses affaires et non pas les tiennes. Le Chevalier. - Bon! mais je croyais qu'il fallait aimer sa femme, fondĂ© sur ce qu'on vivait mal avec elle quand on ne l'aimait pas. LĂ©lio. - Eh! tant mieux quand on vit mal avec elle; cela vous dispense de la voir, c'est autant de gagnĂ©. Le Chevalier. - VoilĂ qui est fait; me voilĂ prĂÂȘt Ă exĂ©cuter ce que tu souhaites. Si j'Ă©pouse la Comtesse, j'irai me fortifier avec le brave LĂ©lio dans le dĂ©dain qu'on doit Ă son Ă©pouse. LĂ©lio. - Je t'en donnerai un vigoureux exemple, je t'en assure; crois-tu, par exemple, que j'aimerai la demoiselle de Paris, moi? Une quinzaine de jours tout au plus; aprĂšs quoi, je crois que j'en serai bien las. Le Chevalier. - Eh! donne-lui le mois tout entier Ă cette pauvre femme, Ă cause de ses douze mille livres de rente. LĂ©lio. - Tant que le coeur m'en dira. Le Chevalier. - T'a-t-on dit qu'elle fĂ»t jolie? LĂ©lio. - On m'Ă©crit qu'elle est belle; mais, de l'humeur dont je suis, cela ne l'avance pas de beaucoup. Si elle n'est pas laide, elle le deviendra, puisqu'elle sera ma femme; cela ne peut pas lui manquer. Le Chevalier. - Mais, dis-moi, une femme se dĂ©pite quelquefois. LĂ©lio. - En ce cas-lĂ , j'ai une terre Ă©cartĂ©e qui est le plus beau dĂ©sert du monde, oĂÂč Madame irait calmer son esprit de vengeance. Le Chevalier. - Oh! dĂšs que tu as un dĂ©sert, Ă la bonne heure; voilĂ son affaire. Diantre! l'ĂÂąme se tranquillise beaucoup dans une solitude on y jouit d'une certaine mĂ©lancolie, d'une douce tristesse, d'un repos de toutes les couleurs; elle n'aura qu'Ă choisir. LĂ©lio. - Elle sera la maĂtresse. Le Chevalier. - L'heureux tempĂ©rament! Mais j'aperçois la Comtesse. Je te recommande une chose feins toujours de l'aimer. Si tu te montrais inconstant, cela intĂ©resserait sa vanitĂ©; elle courrait aprĂšs toi, et me laisserait lĂ . LĂ©lio dit. - Je me gouvernerai bien; je vais au-devant d'elle. Il va au-devant de la Comtesse qui ne paraĂt pas encore, et pendant qu'il y va. ScĂšne VIII Le Chevalier Le Chevalier dit. - Si j'avais Ă©pousĂ© le seigneur LĂ©lio, je serais tombĂ©e en de bonnes mains! Donner douze mille livres de rente pour acheter le sĂ©jour d'un dĂ©sert! Oh! vous ĂÂȘtes trop cher, Monsieur LĂ©lio, et j'aurai mieux que cela au mĂÂȘme prix. Mais puisque. je suis en train, continuons pour me divertir et punir ce fourbe-lĂ , et pour en dĂ©barrasser la Comtesse. ScĂšne IX La Comtesse, LĂ©lio, Le Chevalier LĂ©lio, Ă la Comtesse, en entrant. - J'attendais nos musiciens, Madame, et je cours les presser moi-mĂÂȘme. Je vous laisse avec le Chevalier, il veut nous quitter; son sĂ©jour ici l'embarrasse; je crois qu'il vous craint; cela est de bon sens, et je ne m'en inquiĂšte point je vous connais; mais il est mon ami; notre amitiĂ© doit durer plus d'un jour, et il faut bien qu'il se fasse au danger de vous voir; je vous prie de le rendre plus raisonnable. Je reviens dans l'instant. ScĂšne X La Comtesse, Le Chevalier La Comtesse. - Quoi! Chevalier, vous prenez de pareils prĂ©textes pour nous quitter? Si vous nous disiez les vĂ©ritables raisons qui pressent votre retour Ă Paris, on ne vous retiendrait peut-ĂÂȘtre pas. Le Chevalier. - Mes vĂ©ritables raisons, Comtesse? Ma foi, LĂ©lio vous les a dites. La Comtesse. - Comment! que vous vous dĂ©fiez de votre coeur auprĂšs de moi? Le Chevalier. - Moi, m'en dĂ©fier! je m'y prendrais un peu tard; est-ce que vous m'en avez donnĂ© le temps? Non, Madame, le mal est fait; il ne s'agit plus que d'en arrĂÂȘter le progrĂšs. La Comtesse, riant. - En vĂ©ritĂ©, Chevalier, vous ĂÂȘtes bien Ă plaindre, et je ne savais pas que j'Ă©tais si dangereuse. Le Chevalier. - Oh! que si; je ne vous dis rien lĂ dont tous les jours votre miroir ne vous accuse d'ĂÂȘtre capable; il doit vous avoir dit que vous aviez des yeux qui violeraient l'hospitalitĂ© avec moi, si vous m'ameniez ici. La Comtesse. - Mon miroir ne me flatte pas, Chevalier. Le Chevalier. - Parbleu! je l'en dĂ©fie; il ne vous prĂÂȘtera jamais rien. La nature y a mis bon ordre, et c'est elle qui vous a flattĂ©e. La Comtesse. - Je ne vois point que ce soit avec tant d'excĂšs. Le Chevalier. Comtesse, vous m'obligeriez beaucoup de me donner votre façon de voir; car, avec la mienne, il n'y a pas moyen de vous rendre justice. La Comtesse, riant. - Vous ĂÂȘtes bien galant. Le Chevalier. - Ah! je suis mieux que cela; ce ne serait lĂ qu'une bagatelle. La Comtesse. - Cependant ne vous gĂÂȘnez point, Chevalier quelque inclination, sans doute, vous rappelle Ă Paris, et vous vous ennuieriez, avec nous. Le Chevalier. - Non, je n'ai point d'inclination Ă Paris, si vous n'y venez pas. Il lui prend la main. A l'Ă©gard de l'ennui; si vous saviez l'art de m'en donner auprĂšs de vous, ne me l'Ă©pargnez pas, Comtesse; c'est un vrai prĂ©sent que vous me ferez; ce sera mĂÂȘme une bontĂ©; mais cela vous passe, et vous ne donnez que de l'amour; voilĂ tout ce que vous savez faire. La Comtesse. - Je le fais assez mal. ScĂšne XI La Comtesse, Le Chevalier, LĂ©lio, etc. LĂ©lio. - Nous ne pouvons avoir notre divertissement que tantĂÂŽt, Madame; mais en revanche, voici une noce de village, dont tous les acteurs viennent pour vous divertir. Au Chevalier. Ton valet et le mien sont Ă la tĂÂȘte, et mĂšnent le branle. Divertissement Le Chanteur Chantons tous l'agriable emplette Que Lucas a fait de Colette. Qu'il est heureux, ce garçon-lĂ ! J'aimerais bien le mariage,... Sans un petit dĂ©faut qu'il a Par lui la fille la plus sage, Zeste, vous vient entre les bras. Et boute, et gare, allons courage Rien n'est si biau que le tracas Des fins premiers jours du mĂ©nage. Mais, morguĂ©! ça ne dure pas; Le coeur vous faille, et c'est dommage. Un Paysan Que dis-tu, gente Mathurine, De cette noce que tu vois? T'agace-t-elle un peu pour moi? Il me semble voir Ă ta mine Que tu sens un je ne sais quoi. L'ami Lucas et la cousine Riront tant qu'ils pourront tous deux, En se gaussant des mĂ©diseux; Dis la vĂ©ritĂ©, Mathurine, Ne ferais-tu pas bien comme eux? Mathurine Voyez le biau discours Ă faire, De demander en pareil cas Que fais-tu? que ne fais-tu pas? Eh! Colin sans tant de mystĂšre, Marions-nous; tu le sauras. A prĂ©sent si j'Ă©tais sincĂšre, Je vais souvent dans le vallon, Tu m'y suivrais, malin garçon On n'y trouve point de notaire, Mais on y trouve du gazon. On danse. Branle Qu'on se dise tout ce qu'on voudra, Tout ci, tout ça, Je veux tĂÂąter du mariage. En arrive ce qui pourra, Tout ci, tout ça; Par la sanguĂ©! j'ons bon courage. Ce courage, dit-on, s'en va, Tout ci, tout ça; Morguenne! il nous faut voir cela. Ma Claudine un jour me conta Tout ci, tout ça, Que sa mĂšre en courroux contre elle Lui dĂ©fendait qu'elle m'aimĂÂąt, Tout ci, tout ça; Mais aussitĂÂŽt, me dit la belle Entrons dans ce bocage-lĂ , Tout ci, tout ça; Nous verrons ce qu'il en sera. Quand elle y fut, elle chanta Tout ci, tout ça Berger, dis-moi que ton coeur m'aime; Et le mien aussi te dira Tout ci, tout ça, Combien son amour est extrĂÂȘme. AprĂšs, elle me regarda, Tout ci, tout ça, D'un doux regard qui m'acheva. Mon coeur, Ă son tour, lui chanta, Tout ci, tout ça, Une chanson qui fut si tendre, Que cent fois elle soupira, Tout ci, tout ça, Du plaisir qu'elle eut de m'entendre; Ma chanson tant recommença, Tout ci, tout ça, Tant qu'enfin la voix me manqua. Acte II ScĂšne premiĂšre Trivelin, seul. Trivelin. - Me voici comme de moitiĂ© dans une intrigue assez douce et d'un assez bon rapport, car il m'en revient dĂ©jĂ de l'argent et une maĂtresse; ce beau commencement-lĂ promet encore une plus belle fin. Or, moi qui suis un habile homme, est-il naturel que je reste ici les bras croisĂ©s? ne ferai-je rien qui hĂÂąte le succĂšs du projet de ma chĂšre suivante? Si je disais au seigneur LĂ©lio que le coeur de la Comtesse commence Ă capituler pour le Chevalier, il se dĂ©piterait plus vite, et partirait pour Paris oĂÂč on l'attend. Je lui ai dĂ©jĂ tĂ©moignĂ© que je souhaiterais avoir l'honneur de lui parler; mais le voilĂ qui s'entretient avec la Comtesse; attendons qu'il ait fait avec elle. ScĂšne II LĂ©lio, La Comtesse Ils entrent tous deux comme continuant de se parler. La Comtesse. - Non, Monsieur, je ne vous comprends point. Vous liez amitiĂ© avec le Chevalier, vous me l'amenez; et vous voulez ensuite que je lui fasse mauvaise mine! Qu'est-ce que c'est que cette idĂ©e-lĂ ? Vous m'avez dit vous-mĂÂȘme que c'Ă©tait un homme aimable, amusant et effectivement j'ai jugĂ© que vous aviez raison. LĂ©lio, rĂ©pĂ©tant un mot. - Effectivement! Cela est donc bien effectif? eh bien! je ne sais que vous dire; mais voilĂ un effectivement qui ne devrait pas se trouver lĂ , par exemple. La Comtesse. - Par malheur, il s'y trouve. LĂ©lio. - Vous me raillez, Madame. La Comtesse. - Voulez- vous que je respecte votre antipathie pour effectivement? Est-ce qu'il n'est pas bon français? L'a-t-on proscrit de la langue? LĂ©lio. - Non, Madame; mais il marque que vous ĂÂȘtes un peu trop persuadĂ©e du mĂ©rite du Chevalier. La Comtesse. - Il marque cela? Oh il a tort, et le procĂšs que vous lui faites est raisonnable, mais vous m'avouerez qu'il n'y a pas de mal Ă sentir suffisamment le mĂ©rite d'un homme, quand le mĂ©rite est rĂ©el; et c'est comme j'en use avec le Chevalier. LĂ©lio. - Tenez, sentir est encore une expression qui ne vaut pas mieux; sentir est trop; c'est connaĂtre qu'il faudrait dire. La Comtesse. - Je suis d'avis de ne dire plus mot, et d'attendre que vous m'ayez donnĂ© la liste des termes sans reproches que je dois employer, je crois que c'est le plus court; il n'y a que ce moyen-lĂ qui puisse me mettre en Ă©tat de m'entretenir avec vous. LĂ©lio. - Eh! Madame, faites grĂÂące Ă mon amour. La Comtesse. - Supportez donc mon ignorance; je ne savais pas la diffĂ©rence qu'il y avait entre connaĂtre et sentir. LĂ©lio. - Sentir, Madame, c'est le style du coeur, et ce n'est pas dans ce style-lĂ que vous devez parler du Chevalier. La Comtesse. - Ecoutez; le vĂÂŽtre ne m'amuse point; il est froid, il me glace; et, si vous voulez mĂÂȘme, il me rebute. LĂ©lio, Ă part. - Bon! je retirerai mon billet. La Comtesse. - Quittons-nous, croyez-moi; je parle mal, vous ne me rĂ©pondez pas mieux; cela ne fait pas une conversation amusante. LĂ©lio. - Allez-vous, rejoindre le Chevalier? La Comtesse. - LĂ©lio, pour prix des leçons que vous venez de me donner, je vous avertis, moi, qu'il y a des moments oĂÂč vous feriez bien de ne pas vous montrer; entendez-vous? LĂ©lio. - Vous me trouvez donc bien insupportable? La Comtesse. - Epargnez-vous ma rĂ©ponse; vous auriez Ă vous plaindre de la valeur de mes termes, je le sens bien. LĂ©lio. - Et moi, je sens que vous vous retenez; vous me diriez de bon coeur que vous me haĂÂŻssez. La Comtesse. - Non; mais je vous le dirai bientĂÂŽt, si cela continue, et cela continuera sans doute. LĂ©lio. - Il semble que vous le souhaitez. La Comtesse. - Hum! vous ne feriez pas languir mes souhaits. LĂ©lio, d'un air fĂÂąchĂ© et vif. - Vous me dĂ©solez, Madame. La Comtesse. - Je me retiens, Monsieur; je me retiens. Elle veut s'en aller. LĂ©lio. - ArrĂÂȘtez, Comtesse; vous m'avez fait l'honneur d'accorder quelque retour Ă ma tendresse. La Comtesse. - Ah! le beau dĂ©tail oĂÂč vous entrez lĂ ! LĂ©lio. - Le dĂ©dit mĂÂȘme qui est entre nous... La Comtesse, fĂÂąchĂ©e. - Eh bien! ce dĂ©dit vous chagrine? il n'y a qu'Ă le rompre. Que ne me disiez-vous cela sur-le-champ? Il y a une heure que vous biaisez pour arriver lĂ . LĂ©lio. - Le rompre! J'aimerais mieux mourir; ne m'assure-t-il pas votre main? La Comtesse. - Et qu'est-ce que c'est que ma main sans mon coeur? LĂ©lio. - J'espĂšre avoir l'un et l'autre. La Comtesse. - Pourquoi me dĂ©plaisez-vous donc? LĂ©lio. - En quoi ai-je pu vous dĂ©plaire? Vous auriez de la peine Ă le dire vous-mĂÂȘme. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes jaloux, premiĂšrement. LĂ©lio. - Eh! morbleu! Madame, quand on aime... La Comtesse. - Ah! quel emportement! LĂ©lio. - Peut-on s'empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre jaloux? Autrefois vous me reprochiez que je ne l'Ă©tais pas assez; vous me trouviez trop tranquille; me voici inquiet, et je vous dĂ©plais. La Comtesse. - Achevez, Monsieur, concluez que je suis une capricieuse; voilĂ ce que vous voulez dire, je vous entends bien. Le compliment que vous me faites est digne de l'entretien dont vous me rĂ©galez depuis une heure; et aprĂšs cela vous me demanderez en quoi vous me dĂ©plaisez! Ah! l'Ă©trange caractĂšre! LĂ©lio. - Mais je ne vous appelle pas capricieuse, Madame; je dis seulement que vous vouliez que je fusse jaloux; aujourd'hui je le suis; pourquoi le trouvez-vous mauvais? La Comtesse. - Eh bien! vous direz encore que vous ne m'appelez pas fantasque! LĂ©lio. - De grĂÂące, rĂ©pondez. La Comtesse. - Non, Monsieur, on n'a jamais dit Ă une femme ce que vous me dites lĂ ; et je n'ai vu que vous dans la vie qui m'ayez trouvĂ© si ridicule. LĂ©lio, regardant autour de lui. - Je chercherais volontiers Ă qui vous parlez, Madame; car ce discours-lĂ ne peut pas s'adresser Ă moi. La Comtesse. - Fort bien! me voilĂ devenue visionnaire Ă prĂ©sent; continuez, Monsieur, continuez; vous ne voulez pas rompre le dĂ©dit; cependant c'est moi qui ne veux plus; n'est-il pas vrai? LĂ©lio. - Que d'industrie pour vous, sauver d'une question fort simple, Ă laquelle vous ne pouvez rĂ©pondre! La Comtesse. - Oh! je n'y saurais tenir; capricieuse, ridicule, visionnaire et de mauvaise foi! le portrait est flatteur! Je ne vous connaissais pas, Monsieur LĂ©lio, je ne vous connaissais pas; vous m'avez trompĂ©e. Je vous passerais de la jalousie; je ne parle pas de la vĂÂŽtre, elle n'est pas supportable; c'est une jalousie terrible, odieuse, qui vient du fond du tempĂ©rament, du vice de votre esprit. Ce n'est pas dĂ©licatesse chez vous; c'est mauvaise humeur naturelle, c'est prĂ©cisĂ©ment caractĂšre. Oh! ce n'est pas lĂ la jalousie que je vous demandais; je voulais une inquiĂ©tude douce, qui a sa source dans un coeur timide et bien touchĂ©, et qui n'est qu'une louable mĂ©fiance de soi-mĂÂȘme; avec cette jalousie-lĂ , Monsieur, on ne dit point d'invectives aux personnes que l'on aime; on ne les trouve ni ridicules, ni fourbes, ni fantasques; on craint seulement de n'ĂÂȘtre pas toujours aimĂ©, parce qu'on ne croit pas ĂÂȘtre digne de l'ĂÂȘtre. Mais cela vous passe; ces sentiments-lĂ ne sont pas du ressort d'une ĂÂąme comme la vĂÂŽtre. Chez vous, c'est des emportements, des fureurs, ou pur artifice; vous soupçonnez injurieusement; vous manquez d'estime; de respect, de soumission; vous vous appuyez sur un dĂ©dit; vous fondez vos droits sur des raisons de contrainte. Un dĂ©dit, Monsieur LĂ©lio! Des soupçons! Et vous appelez cela de l'amour! C'est un amour Ă faire peur. Adieu. LĂ©lio. - Encore un mot. Vous ĂÂȘtes en colĂšre, mais vous reviendrez, car vous m'estimez dans le fond. La Comtesse. - Soit; j'en estime tant d'autres! Je ne regarde pas cela comme un grand mĂ©rite d'ĂÂȘtre estimable; on n'est que ce qu'on doit ĂÂȘtre. LĂ©lio. - Pour nous accommoder, accordez-moi une grĂÂące. Vous m'ĂÂȘtes chĂšre; le Chevalier vous aime; ayez pour lui un peu plus de froideur; insinuez-lui qu'il nous laisse, qu'il s'en retourne Ă Paris. La Comtesse. - Lui insinuer qu'il nous laisse, c'est-Ă -dire lui glisser tout doucement une impertinence qui me fera tout doucement passer dans son esprit pour une femme qui ne sait pas vivre! Non, Monsieur; vous m'en dispenserez, s'il vous plaĂt. Toute la subtilitĂ© possible n'empĂÂȘchera pas un compliment d'ĂÂȘtre ridicule, quand il l'est, vous me le prouvez par le vĂÂŽtre; c'est un avis que je vous insinue tout doucement, pour vous donner un petit essai de ce que vous appelez maniĂšre insinuante. Elle se retire. ScĂšne III LĂ©lio, Trivelin LĂ©lio, un moment seul et en riant. - Allons, allons, cela va trĂšs rondement; j'Ă©pouserai les douze mille livres de rente. Mais voilĂ le valet du Chevalier. A Trivelin. Il m'a paru tantĂÂŽt que tu avais quelque chose Ă me dire? Trivelin. - Oui, Monsieur; pardonnez Ă la libertĂ© que je prends. L'Ă©quipage oĂÂč je suis ne prĂ©vient pas en ma faveur; cependant, tel que vous me voyez, il y a lĂ dedans le coeur d'un honnĂÂȘte homme, avec une extrĂÂȘme inclination pour les honnĂÂȘtes gens. LĂ©lio. -Je le crois. Trivelin. - Moi-mĂÂȘme, et je le dis avec un souvenir modeste, moi-mĂÂȘme autrefois, j'ai Ă©tĂ© du nombre de ces honnĂÂȘtes gens; mais vous savez, Monsieur, Ă combien d'accidents nous sommes sujets dans la vie. Le sort m'a jouĂ©; il en a jouĂ© bien d'autres; l'histoire est remplie du rĂ©cit de ses mauvais tours princes, hĂ©ros, il a tout malmenĂ©, et je me console de mes malheurs avec de tels confrĂšres. LĂ©lio - Tu m'obligerais de retrancher tes rĂ©flexions et de venir au fait. Trivelin. - Les infortunĂ©s sont un peu babillards, Monsieur; ils s'attendrissent aisĂ©ment sur leurs aventures. Mais je. coupe court; ce petit prĂ©ambule me servira, s'il vous plaĂt, Ă m'attirer un peu d'estime, et donnera du poids Ă ce que je vais vous dire. LĂ©lio. - Soit. Trivelin. - Vous savez que je fais la fonction de domestique auprĂšs de Monsieur le Chevalier. LĂ©lio - Oui. Trivelin. - Je ne demeurerai pas longtemps avec lui, Monsieur; son caractĂšre donne trop de scandale au mien. LĂ©lio. - Eh, que lui trouves-tu de mauvais? Trivelin. - Que vous ĂÂȘtes diffĂ©rent de lui! A peine vous ai-je vu, vous ai-je entendu parler, que j'ai dit en moi-mĂÂȘme Ah quelle ĂÂąme franche! que de nettetĂ© dans ce coeur-lĂ ! LĂ©lio. - Tu vas encore t'amuser Ă mon Ă©loge, et tu ne finiras point. Trivelin. - Monsieur, la vertu vaut bien une petite parenthĂšse en sa faveur. LĂ©lio. - Venons donc au reste Ă prĂ©sent. Trivelin. - De grĂÂące, souffrez qu'auparavant nous convenions d'un petit article. LĂ©lio. - Parle. Trivelin. - Je suis fier, mais je suis pauvre, qualitĂ©s, comme vous jugez bien, trĂšs difficiles Ă accorder. l'une avec l'autre, et qui pourtant ont la rage de se trouver presque toujours ensemble; voilĂ ce qui me passe. LĂ©lio. - Poursuis; Ă quoi nous mĂšnent ta fiertĂ© et ta pauvretĂ©? Trivelin - Elles nous mĂšnent Ă un combat qui se passe entre elles; la fiertĂ© se dĂ©fend d'abord Ă merveille, mais son ennemie est bien pressante; bientĂÂŽt la fiertĂ© plie, recule, fuit, et laisse le champ de bataille Ă la pauvretĂ©, qui ne rougit de rien, et qui sollicite en ce moment votre libĂ©ralitĂ© LĂ©lio. - Je t'entends; tu me demandes quelque argent pour rĂ©compense de l'avis que tu vas me donner. Trivelin. - Vous y ĂÂȘtes; les ĂÂąmes gĂ©nĂ©reuses ont cela de bon, qu'elles devinent ce qu'il vous faut et vous Ă©pargnent la honte d'expliquer vos besoins; que cela est beau! LĂ©lio. - Je consens Ă ce que tu demandes, Ă une condition Ă mon tour c'est que le secret que tu m'apprendras vaudra la peine d'ĂÂȘtre payĂ©; et je serai de bonne foi lĂ -dessus. Dis Ă prĂ©sent. Trivelin. - Pourquoi faut-il que la raretĂ© de l'argent ait ruinĂ© la gĂ©nĂ©rositĂ© de vos pareils? Quelle misĂšre! mais n'importe; votre Ă©quitĂ© me rendra ce que votre Ă©conomie me retranche, et je commence Vous croyez le Chevalier votre intime et fidĂšle ami, n'est-ce pas? LĂ©lio. - Oui, sans doute. Trivelin. - Erreur. LĂ©lio. - En quoi donc? Trivelin. - Vous croyez que la Comtesse vous aime toujours? LĂ©lio. - J'en suis persuadĂ©. Trivelin. - Erreur, trois fois erreur! LĂ©lio. - Comment? Trivelin. - Oui, Monsieur; vous n'avez ni ami ni maĂtresse. Quel brigandage dans ce monde! la Comtesse ne vous aime plus, le Chevalier vous a escamotĂ© son coeur il l'aime, il en est aimĂ©, c'est un fait; je le sais, je l'ai vu, je vous en avertis; faites-en votre profit et le mien. LĂ©lio. - Eh! dis-moi, as-tu remarquĂ© quelque chose qui te rende sĂ»r de cela? Trivelin. - Monsieur, on peut se fier Ă mes observations. Tenez, je n'ai qu'Ă regarder une femme entre deux yeux, je vous dirai ce qu'elle sent et ce qu'elle sentira, le tout Ă une virgule prĂšs. Tout ce qui se passe dans son coeur s'Ă©crit sur son visage, et j'ai tant Ă©tudiĂ© cette Ă©criture-lĂ , que je la lis tout aussi couramment que la mienne. Par exemple, tantĂÂŽt, pendant que vous vous amusiez dans le jardin Ă cueillir des fleurs pour la Comtesse, je raccommodais prĂšs d'elle une palissade, et je voyais le Chevalier, sautillant, rire et folĂÂątrer avec elle. Que vous ĂÂȘtes badin! lui disait-elle, en souriant nĂ©gligemment Ă ses enjouements. Tout autre que moi n'aurait rien remarquĂ© dans ce sourire-lĂ ; c'Ă©tait un chiffre. Savez-vous ce qu'il signifiait? Que vous m'amusez agrĂ©ablement, Chevalier! Que vous ĂÂȘtes aimable dans vos façons! Ne sentez-vous pas que vous me plaisez? LĂ©lio. - Cela est bon; mais rapporte-moi quelque chose que je puisse expliquer, moi, qui ne suis pas si savant que toi Trivelin. - En voici qui ne demande nulle condition. Le Chevalier continuait, lui volait quelques baisers, dont on se fĂÂąchait, et qu'on n'esquivait pas. Laissez-moi donc, disait-elle avec un visage indolent, qui ne faisait rien pour se tirer d'affaires, qui avait la paresse de rester exposĂ© Ă l'injure; mais, en vĂ©ritĂ©, vous n'y songez pas, ajoutait-elle ensuite. Et moi, tout en raccommodant ma palissade, j'expliquais ce vous n'y songez pas, et ce laissez-moi donc; et je voyais que cela voulait dire Courage, Chevalier, encore un baiser sur le mĂÂȘme ton; surprenez-moi toujours, afin de sauver les biensĂ©ances; je ne dois consentir Ă rien; mais si vous ĂÂȘtes adroit, je n'y saurais que faire; ce ne sera pas ma faute. LĂ©lio. - Oui-da; c'est quelque chose que des baisers. Trivelin. - Voici le plus touchant. Ah! la belle main! s'Ă©cria-t-il ensuite; souffrez que je l'admire. Il n'est pas nĂ©cessaire. De grĂÂące. Je ne veux point... Ce nonobstant, la main est prise, admirĂ©e, caressĂ©e; cela va *tout de suite... ArrĂÂȘtez-vous... Point de nouvelles. Un coup d'Ă©ventail par lĂ -dessus, coup galant qui signifie Ne lĂÂąchez point; l'Ă©ventail est saisi; nouvelles pirateries sur la main qu'on tient; l'autre vient Ă son secours; autant de pris encore par l'ennemi Mais je ne vous comprends point; finissez donc. Vous en parlez bien Ă votre aise, Madame. Alors la Comtesse de s'embarrasser, le Chevalier de la regarder tendrement; elle de rougir; lui de s'animer; elle de se fĂÂącher sans colĂšre; lui de se jeter Ă ses genoux sans repentance; elle de pousser honteusement un demi-soupir; lui de riposter effrontĂ©ment par un tout entier; et puis vient du silence; et puis des regards qui sont bien tendres; et puis d'autres qui n'osent pas l'ĂÂȘtre; et puis... Qu'est-ce que cela signifie, Monsieur? Vous le voyez bien, Madame. Levez-vous donc. Me pardonnez-vous? Ah je ne sais. Le procĂšs en Ă©tait lĂ quand vous ĂÂȘtes venu, mais je crois maintenant les parties d'accord Qu'en dites-vous? LĂ©lio. - Je dis que ta dĂ©couverte commence Ă prendre forme. Trivelin. - Commence Ă prendre forme! Et jusqu'oĂÂč prĂ©tendez-vous donc que je la conduise pour vous persuader? Je dĂ©sespĂšre de la pousser jamais plus loin; j'ai vu l'amour naissant; quand il sera grand garçon, j'aurai beau l'attendre auprĂšs de la palissade, au diable s'il y vient badiner; or, il grandira, au moins, s'il n'est dĂ©jĂ grandi; car il m'a paru aller bon train, le gaillard. LĂ©lio. - Fort bon train, ma foi. Trivelin. - Que dites-vous de la Comtesse? Ne l'auriez-vous pas Ă©pousĂ© sans moi? Si vous aviez vu de quel air elle abandonnait sa main blanche au Chevalier!... LĂ©lio. - En vĂ©ritĂ©, te paraissait-il qu'elle y prit goĂ»t? Trivelin. - Oui, Monsieur. A part. On dirait qu'il y en prend aussi, lui. A LĂ©lio. Eh bien, trouvez-vous que mon avis mĂ©rite salaire? LĂ©lio. - Sans difficultĂ©. Tu es un coquin. Trivelin. - Sans difficultĂ©, tu es un coquin voilĂ un prĂ©lude de reconnaissance bien bizarre. LĂ©lio. - Le Chevalier te donnerait cent coups de bĂÂąton, si je lui disais que tu le trahis. Oh ces coups de bĂÂąton que tu mĂ©rites, ma bontĂ© te les Ă©pargne; je ne dirai mot. Adieu; tu dois ĂÂȘtre content; te voilĂ payĂ©. Il s'en va. ScĂšne IV Trivelin Trivelin. - Je n'avais jamais vu de monnaie frappĂ©e Ă ce coin-lĂ . Adieu, Monsieur, je suis votre serviteur; que le ciel veuille vous combler des faveurs que je mĂ©rite! De toutes les grimaces que m'a fait la fortune, voilĂ certes la plus comique; me payer en exemption de coups de bĂÂąton! c'est ce qu'on appelle faire argent de tout. Je n'y comprends rien je lui dis que sa maĂtresse le plante lĂ ; il me demande si elle y prend goĂ»t. Est-ce que notre faux Chevalier m'en ferait accroire? Et seraient-ils tous deux meilleurs amis que je ne pense? ScĂšne V Arlequin, Trivelin Trivelin, Ă part. - Interrogeons un peu Arlequin lĂ -dessus. Haut. Ah! te voilĂ ! oĂÂč vas-tu? Arlequin. - Voir s'il y a des lettres pour mon maĂtre. Trivelin. - Tu me parais occupĂ©; Ă quoi est-ce que tu rĂÂȘves? Arlequin. - A des louis d'or. Trivelin. - Diantre! tes rĂ©flexions sont de riche Ă©toffe. Arlequin. - Et je te cherchais aussi pour te parler. Trivelin. - Et que veux-tu de moi? Arlequin. - T'entretenir de louis d'or. Trivelin. - Encore des louis d'or! Mais tu as une mine d'or dans ta tĂÂȘte. Arlequin. - Dis-moi, mon ami, oĂÂč as-tu pris toutes ces pistoles que je t'ai vu tantĂÂŽt tirer de ta poche pour la bouteille de vin que nous avons bu au cabaret du bourg? Je voudrais bien savoir le secret que tu as pour en faire. Trivelin. - Mon ami, je ne pourrais guĂšre te donner le secret d'en faire; je n'ai jamais possĂ©dĂ© que le secret de le dĂ©penser. Arlequin. - Oh! j'ai aussi un secret qui est bon pour cela, moi; je l'ai appris au cabaret en perfection. Trivelin. - Oui-da, on fait son affaire avec du vin, quoique lentement; mais en y joignant une pincĂ©e d'inclination pour le beau sexe, on rĂ©ussit bien autrement. Arlequin. - Ah le beau sexe, on ne trouve point de cet ingrĂ©dient-lĂ ici. Trivelin. - Tu n'y demeureras pas toujours. Mais de grĂÂące, instruis-moi d'une chose Ă ton tour ton maĂtre et Monsieur le Chevalier s'aiment-ils beaucoup? Arlequin. - Oui. Trivelin. - Fi! Se tĂ©moignent-ils de grands empressements? Se font-ils beaucoup d'amitiĂ©s? Arlequin. - Ils se disent Comment te portes-tu? A ton service. Et moi aussi. J'en suis bien aise... AprĂšs cela ils dĂnent et soupent ensemble; et puis Bonsoir; je te souhaite une bonne nuit, et puis ils se couchent, et puis ils dorment, et puis le jour vient. Est-ce que tu veux qu'ils se disent des injures? Trivelin. - Non, mon ami; c'est que j'avais quelque petite raison de te demander cela, par rapport Ă quelque aventure qui m'est arrivĂ©e ici. Arlequin. - Toi? Trivelin. - Oui, j'ai touchĂ© le coeur d'une aimable personne, et l'amitiĂ© de nos maĂtres prolongera notre sĂ©jour ici. Arlequin. - Et oĂÂč est-ce que cette rare personne-lĂ habite avec son coeur? Trivelin. - Ici, te dis-je. Malpeste, c'est une affaire qui m'est de consĂ©quence. Arlequin. - Quel plaisir! Elle est jeune? Trivelin. - Je lui crois dix-neuf Ă vingt ans. Arlequin. - Ah! le tendron! Elle est jolie? Trivelin. - Jolie! quelle maigre Ă©pithĂšte! Vous lui manquez de respect; sachez qu'elle est charmante, adorable, digne de moi. Arlequin, touchĂ©. - Ah! m'amour! friandise de mon ĂÂąme! Trivelin. - Et c'est de sa main mignonne que je tiens ces louis d'or dont tu parles, et que le don qu'elle m'en a fait me rend si prĂ©cieux. Arlequin, Ă ce mot, laisse aller ses bras. - Je n'en puis plus. Trivelin, Ă part. - Il me divertit; je veux le pousser jusqu'Ă l'Ă©vanouissement. Ce n'est pas le tout, mon ami ses discours ont charmĂ© mon coeur; de la maniĂšre dont elle m'a peint, j'avais honte de me trouver si aimable. M'aimerez-vous? me disait-elle; puis-je compter sur votre coeur? Arlequin, transportĂ©. - Oui, ma reine. Trivelin. - A qui parles-tu? Arlequin. - A elle; j'ai cru qu'elle m'interrogeait. Trivelin, riant. - Ah! ah! ah! Pendant qu'elle me parlait, ingĂ©nieuse Ă me prouver sa tendresse, elle fouillait dans sa poche pour en tirer cet or qui fait mes dĂ©lices. Prenez, m'a-t-elle dit en me le glissant dans la. main; et comme poliment j'ouvrais ma main avec lenteur prenez donc, s'est-elle Ă©criĂ©e, ce n'est lĂ qu'un Ă©chantillon du coffre-fort que je vous destine; alors je me suis rendu; car un Ă©chantillon ne se refuse point. Arlequin jette sa batte et sa ceinture Ă terre, et se jetant Ă genoux, il dit. - Ah! mon ami, je tombe Ă tes pieds pour te supplier, en toute humilitĂ©, de me montrer seulement la face royale de cette incomparable fille, qui donne un coeur et des louis d'or du PĂ©rou avec; peut-ĂÂȘtre me fera-t-elle aussi prĂ©sent de quelque Ă©chantillon; je ne veux que la voir, l'admirer, et puis mourir content. Trivelin. - Cela ne se peut pas, mon enfant; il ne faut pas rĂ©gler tes espĂ©rances sur mes aventures; vois-tu bien, entre le baudet et le cheval d'Espagne, il y a quelque diffĂ©rence. Arlequin. - HĂ©las! je te regarde comme le premier cheval du monde. Trivelin. - Tu abuses de mes comparaisons; je te permets de m'estimer, Arlequin, mais ne me loue jamais. Arlequin. - Montre-moi donc cette fille... Trivelin. - Cela ne se peut pas; mais je t'aime, et tu te sentiras de ma bonne fortune dĂšs aujourd'hui je te fonde une bouteille de Bourgogne pour autant de jours que nous serons ici. Arlequin, demi-pleurant. - Une bouteille par jour, cela fait trente bouteilles par mois; pour me consoler dans ma douleur, donne-moi en argent la fondation du premier mois. Trivelin. - Mon fils, je suis bien aise d'assister Ă chaque paiement. Arlequin, en s'en allant et pleurant. - Je ne verrai donc point ma reine? OĂÂč ĂÂȘtes-vous donc, petit louis d'or de mon ĂÂąme? HĂ©las! je m'en vais vous chercher partout Hi! hi! hi! hi!... Et puis d'un ton net. Veux-tu aller boire le premier mois de fondation? Trivelin. - VoilĂ mon maĂtre, je ne saurais; mais va m'attendre. Arlequin s'en va en recommençant Hi! hi! hi! hi! ScĂšne VI Le Chevalier, Trivelin Trivelin, un moment seul. - Je lui ai renversĂ© l'esprit; ah! ah! ah! ah! le pauvre garçon! Il n'est pas digne d'ĂÂȘtre associĂ© Ă notre intrigue. Le Chevalier vient, et Trivelin dit Ah! vous voilĂ , Chevalier sans pareil. Eh bien! notre affaire va-t-elle bien? Le Chevalier, comme en colĂšre. - Fort bien, Mons Trivelin; mais je vous cherchais pour vous dire que vous ne valez rien. Trivelin. - C'est bien peu de chose que rien et vous me cherchiez tout exprĂšs pour me dire cela? Le Chevalier. - En un mot, tu es un coquin. Trivelin. - Vous voilĂ dans l'erreur de tout le monde. Le Chevalier. - Un fourbe, de qui je me vengerai. Trivelin. - Mes vertus ont cela de malheureux, qu'elles n'ont jamais Ă©tĂ© connues de personne. Le Chevalier. - Je voudrais bien savoir de quoi vous vous mĂÂȘlez, d'aller dire Ă Monsieur LĂ©lio que j'aime la Comtesse? Trivelin. - Comment! il vous a rapportĂ© ce que je lui ai dit? Le Chevalier. - Sans doute. Trivelin. - Vous me faites plaisir de m'en avertir; pour payer mon avis, il avait promis de se taire; il a parlĂ©, la dette subsiste. Le Chevalier. - Fort bien! c'Ă©tait donc pour tirer de l'argent de lui, Monsieur le faquin? Trivelin. - Monsieur le faquin! retranchez ces petits agrĂ©ments-lĂ de votre discours; ce sont des fleurs de rhĂ©torique qui m'entĂÂȘtent; je voulais avoir de l'argent, cela est vrai. Le Chevalier. - Eh! ne t'en avais-je pas donnĂ©? Trivelin. - Ne l'avais-je pas pris de bonne grĂÂące? De quoi vous plaignez-vous? Votre argent est-il insociable? Ne pouvait-il pas s'accommoder avec celui de Monsieur LĂ©lio? Le Chevalier. - Prends-y garde; si tu retombes encore dans la moindre impertinence, j'ai une maĂtresse qui aura soin de toi, je t'en assure. Trivelin. - ArrĂÂȘtez; ma discrĂ©tion s'affaiblit, je l'avoue; je la sens infirme; il sera bon de la rĂ©tablir par un baiser ou deux. Le Chevalier. - Non. Trivelin. - Convertissons donc cela en autre chose. Le Chevalier. - Je ne saurais. Trivelin. - Vous ne m'entendez point; je ne puis me rĂ©soudre Ă vous dire le mot de l'Ă©nigme. Le Chevalier tire sa montre. Ah! ah! tu la devineras; tu n'y es plus; le mot n'est pas une montre; la montre en approche pourtant, Ă cause du mĂ©tal. Le Chevalier. - Eh! je vous entends Ă merveille; qu'Ă cela ne tienne. Trivelin. - J'aime pourtant mieux un baiser. Le Chevalier. - Tiens; mais observe ta conduite. Trivelin. - Ah! friponne, tu triches ma flamme; tu t'esquives, mais avec tant de grĂÂące, qu'il faut me rendre. ScĂšne VII Le Chevalier, Trivelin, Arlequin Arlequin, qui vient, a Ă©coutĂ© la fin de la scĂšne par derriĂšre. Dans le temps que le Chevalier donne de l'argent Ă Trivelin, d'une main il prend l'argent, et de l'autre il embrasse le Chevalier. Arlequin. - Ah! je la tiens! ah! m'amour, je me meurs! cher petit lingot d'or, je n'en puis plus. Ah! Trivelin! je suis heureux! Trivelin. - Et moi volĂ©. Le Chevalier. - Je suis au dĂ©sespoir; mon secret est dĂ©couvert. Arlequin. - Laissez-moi vous contempler, cassette de mon ĂÂąme qu'elle est jolie! Mignarde, mon coeur s'en va, je me trouve mal. Vite un Ă©chantillon pour me remettre; ah! ah! ah! ah! Le Chevalier, Ă Trivelin. - DĂ©barrasse-moi de lui; que veut-il dire avec son Ă©chantillon? Trivelin. - Bon! bon! c'est de l'argent qu'il demande. Le Chevalier. - S'il ne tient qu'Ă cela pour venir Ă bout du dessein que je poursuis, emmĂšne-le, et engage-le au secret, voilĂ de quoi le faire taire. A Arlequin. Mon cher Arlequin, ne me dĂ©couvre point; je te promets des Ă©chantillons tant que tu voudras. Trivelin va t'en donner; suis-le, et ne dis mot; tu n'aurais rien si tu parlais. Arlequin. - Malepeste! je serai sage. M'aimerez-vous, petit homme? Le Chevalier. - sans doute. Trivelin. - Allons, mon fils, tu te souviens bien de la bouteille de fondation; allons la boire. Arlequin, sans bouger. - Allons. Trivelin.. - Viens donc. Au Chevalier. Allez votre chemin, et ne vous embarrassez de rien. Arlequin, en s'en allant. - Ah! La belle trouvaille! la belle trouvaille! ScĂšne VIII La Comtesse, Le Chevalier Le Chevalier, seul un moment. - A tout hasard, continuons ce que j'ai commencĂ©. Je prends trop de plaisir Ă mon projet pour l'abandonner; dĂ»t-il m'en coĂ»ter encore vingt pistoles, le veux tĂÂącher d'en venir Ă bout. Voici La Comtesse; je la crois dans de bonnes dispositions pour moi; achevons de la dĂ©terminer. Vous me paraissez bien triste, Madame; qu'avez-vous? La Comtesse, Ă part. - Eprouvons ce qu'il pense. Au Chevalier. Je viens vous faire un compliment qui me dĂ©plaĂt; mais je ne saurais m'en dispenser. Le Chevalier. - Ahi, notre conversation dĂ©bute mal, Madame. La Comtesse. - Vous avez pu remarquer que je vous voyais ici avec plaisir; et s'il ne tenait qu'Ă moi, j'en aurais encore beaucoup Ă vous y voir. Le Chevalier. - J'entends; je vous Ă©pargne le reste, et je vais coucher Ă Paris. La Comtesse. - Ne vous en prenez pas Ă moi, je vous le demande en grĂÂące. Le Chevalier. - Je n'examine rien; vous ordonnez, j'obĂ©is. La Comtesse. - Ne dites point que j'ordonne. Le Chevalier. - Eh! Madame, je ne vaux pas la peine que vous vous excusiez, et vous ĂÂȘtes trop bonne. La Comtesse. - Non, vous dis-je; et si vous voulez rester, en vĂ©ritĂ© vous ĂÂȘtes le maĂtre. Le Chevalier. - Vous ne risquez rien Ă me donner carte blanche; je sais le respect que je dois Ă vos vĂ©ritables intentions. La Comtesse. - Mais, Chevalier, il ne faut pas respecter des chimĂšres. Le Chevalier. - Il n'y a rien de plus poli que ce discours-lĂ . La Comtesse. - il n'y a rien de plus dĂ©sagrĂ©able que votre obstination Ă me croire polie; car il faudra, malgrĂ© moi, que je la sois. Je suis d'un sexe un peu fier. Je vous dis de rester, je ne saurais aller plus loin; aidez-vous. Le Chevalier, Ă part. - Sa fiertĂ© se meurt, je veux l'achever. Haut. Adieu, Madame; je craindrais de prendre le change, je suis tentĂ© de demeurer, et je fuis le danger de mal interprĂ©ter vos honnĂÂȘtetĂ©s. Adieu; vous renvoyez mon coeur dans un terrible Ă©tat. La Comtesse. - Vit-on jamais un pareil esprit, avec son coeur qui n'a pas le sens commun? Le Chevalier, se retournant. - Du moins, Madame, attendez que je sois parti, pour marquer un dĂ©goĂ»t Ă mon Ă©gard. La Comtesse. - Allez, Monsieur; je ne saurais attendre; allez Ă Paris chercher des femmes qui s'expliquent plus prĂ©cisĂ©ment que moi, qui vous prient de rester en termes formels, qui ne rougissent de rien. Pour moi, je me mĂ©nage, je sais ce que je me dois; et vous partirez, puisque vous avez la fureur de prendre tout de travers. Le Chevalier. - Vous ferai-je plaisir de rester? La Comtesse. - Peut-on mettre une femme entre le oui et le non? Quelle brusque alternative! Y a-t-il rien de plus haĂÂŻssable qu'un homme qui ne saurait deviner? Mais allez-vous-en, je suis lasse de tout faire. Le Chevalier, faisant semblant de s'en aller. - Je devine donc; je me sauve. La Comtesse. - Il devine, dit-il; il devine, et s'en va; la belle pĂ©nĂ©tration! Je ne sais pourquoi cet homme m'a plu. LĂ©lio n'a qu'Ă le suivre, je le congĂ©die; je ne veux plus de ces importuns-lĂ chez moi. Ah! que je hais les hommes Ă prĂ©sent! Qu'ils sont insupportables! J'y renonce de bon coeur. Le Chevalier, comme revenant sur ses pas. - Je ne songeais pas, Madame, que je vais dans un pays oĂÂč je puis vous rendre quelque service; n'avez-vous rien Ă m'y commander? La Comtesse. - Oui-da; oubliez que je souhaitais que vous restassiez ici; voilĂ tout. Le Chevalier. - VoilĂ une commission qui m'en donne une autre, c'est celle de rester, et je m'en tiens Ă la derniĂšre. La Comtesse. - Comment! vous comprenez cela? Quel prodige! En vĂ©ritĂ©, il n'y a pas moyen de s'Ă©tourdir sur les bontĂ©s qu'on a pour vous; il faut se rĂ©soudre Ă les sentir, ou vous laisser lĂ . Le Chevalier. - Je vous aime, et ne prĂ©sume rien en ma faveur. La Comtesse. - Je n'entends pas que vous prĂ©sumiez rien non plus. Le Chevalier. - Il est donc inutile de me retenir, Madame. La Comtesse. - Inutile! Comme il prend tout! mais il faut bien observer ce qu'on vous dit. Le Chevalier. - Mais aussi, que ne vous expliquez-vous franchement? Je pars, vous me retenez; je crois que c'est pour quelque chose qui en vaudra la peine, point du tout; c'est pour me dire Je n'entends pas que vous prĂ©sumiez rien non plus. N'est-ce pas lĂ quelque chose de bien tentant? Et moi, Madame, je n'entends point vivre comme cela; je ne saurais, je vous aime trop. La Comtesse. - Vous avez lĂ un amour bien mutin, il est bien pressĂ©. Le Chevalier. - Ce n'est pas ma faute, il est comme vous me l'avez donnĂ©. La Comtesse. - Voyons donc; que voulez-vous? Le Chevalier. - Vous plaire. La Comtesse. - HĂ© bien, il faut espĂ©rer que cela viendra. Le Chevalier. - Moi! me jeter dans l'espĂ©rance! Oh! que non; je ne donne point dans un pays perdu, je ne saurais oĂÂč je marche. La Comtesse. - Marchez, marchez; on ne vous Ă©garera pas. Le Chevalier. - Donnez-moi votre coeur pour compagnon de voyage, et je m'embarque. La Comtesse. - Hum! nous n'irons peut-ĂÂȘtre pas loin ensemble. Le Chevalier. - HĂ© par oĂÂč devinez-vous cela? La Comtesse. - C'est que le vous crois volage. Le Chevalier. - Vous m'avez fait peur; j'ai cru votre soupçon plus grave; mais pour volage, s'il n'y a que cela qui vous retienne, partons; quand vous me connaĂtrez mieux, vous ne me reprocherez pas ce dĂ©faut-lĂ . La Comtesse. - Parlons raisonnablement vous pourrez me plaire, je n'en disconviens pas; mais est-il naturel que vous plaisiez tout d'un coup? Le Chevalier. - Non; mais si vous vous rĂ©glez avec moi sur ce qui est naturel, je ne tiens rien; je ne saurais obtenir votre coeur que gratis. Si j'attends que je l'aie gagnĂ©, nous n'aurons jamais fait; je connais ce que vous valez et ce que je vaux. La Comtesse. - Fiez-vous Ă moi; je suis gĂ©nĂ©reuse, je vous ferai peut-ĂÂȘtre grĂÂące. Le Chevalier. - Rayez le peut-ĂÂȘtre; ce que vous dites en sera plus doux. La Comtesse. - Laissons-le; il ne peut ĂÂȘtre lĂ que par biensĂ©ance. Le Chevalier. - Le voilĂ un peu mieux placĂ©, par exemple. La Comtesse. - C'est que j'ai voulu vous raccommoder avec lui. Le Chevalier. - Venons au fait; m'aimerez-vous? La Comtesse. - Mais, au bout du compte, m'aimez-vous, vous-mĂÂȘme? Le Chevalier. - Oui, Madame; j'ai fait ce grand effort-lĂ . La Comtesse. - Il y a si peu de temps que vous me connaissez, que je ne laisse pas que d'en ĂÂȘtre surprise. Le Chevalier. - Vous, surprise! Il fait jour, le soleil nous luit; cela ne vous surprend-il pas aussi? Car je ne sais que rĂ©pondre Ă de pareils discours, moi. Eh! Madame, faut-il vous voir plus d'un moment pour apprendre Ă vous adorer? La Comtesse. - Je vous crois, ne vous fĂÂąchez point; ne me chicanez pas davantage. Le Chevalier. - Oui, Comtesse, je vous aime; et de tous les hommes qui peuvent aimer, il n'y en a pas un dont l'amour soit si pur, si raisonnable, je vous en fais serment sur cette belle main, qui veut bien se livrer Ă mes caresses; regardez-moi, Madame; tournez vos beaux yeux sur moi, ne me volez point le doux embarras que j'y fais naĂtre. Ha quels regards! Qu'ils sont charmants! Qui est-ce qui aurait jamais dit qu'ils, tomberaient sur moi? La Comtesse. - En voilĂ assez; rendez-moi ma main; elle n'a que faire lĂ ; vous parlerez bien sans elle. Le Chevalier. - Vous me l'avez laissĂ© prendre, laissez-moi la garder. La Comtesse. - Courage; j'attends que vous ayez fini. Le Chevalier. - Je ne finirai jamais. La Comtesse. - Vous me faites oublier ce que j'avais Ă vous dire je suis venue tout exprĂšs, et vous m'amusez toujours. Revenons; vous m'aimez, voilĂ qui va fort bien, mais comment ferons-nous? LĂ©lio est jaloux de vous. Le Chevalier. - Moi, je le suis de lui; nous voilĂ quittes. [La Comtesse.] - Il a peur que vous ne m'aimiez. Le Chevalier. - C'est un nigaud d'en avoir peur; il devrait en ĂÂȘtre sĂ»r. La Comtesse. - Il craint que je ne vous aime. Le Chevalier. - HĂ© pourquoi ne m'aimeriez-vous pas? Je le trouve plaisant. Il fallait lui dire que vous m'aimiez, pour le guĂ©rir de sa crainte. La Comtesse. - Mais, Chevalier, il faut le penser pour le dire. Le Chevalier. - Comment! ne m'avez-vous pas dit tout Ă l'heure que vous me ferez grĂÂące? La Comtesse. - Je vous ai dit Peut-ĂÂȘtre. Le Chevalier. - Ne savais-je pas bien que le maudit peut-ĂÂȘtre me jouerait un mauvais tour? HĂ© que faites-vous donc de mieux, si vous ne m'aimez pas? Est-ce encore LĂ©lio qui triomphe? La Comtesse. - LĂ©lio commence bien Ă me dĂ©plaire. Le Chevalier. - Qu'il achĂšve donc, et nous laisse en repos. La Comtesse. - C'est le caractĂšre le plus singulier. Le Chevalier. - L'homme le plus ennuyant. La Comtesse. - Et brusque avec cela, toujours inquiet. Je ne sais quel parti prendre avec lui. Le Chevalier. - Le parti de la raison. La Comtesse. - La raison ne plaide plus pour lui, non plus que mon coeur. Le Chevalier. - Il faut qu'il perde son procĂšs. La Comtesse. - Me le conseillez-vous? Je crois qu'effectivement il en faut venir lĂ . Le Chevalier. - Oui; mais de votre coeur, qu'en ferez-vous aprĂšs? La Comtesse. - De quoi vous mĂÂȘlez-vous? Le Chevalier. - Parbleu! de mes affaires. La Comtesse. - Vous le saurez trop tĂÂŽt. Le Chevalier. - Morbleu! La Comtesse. - Qu'avez-vous? Le Chevalier. - C'est que vous avez des longueurs qui me dĂ©sespĂšrent. La Comtesse. - Mais vous ĂÂȘtes bien impatient, Chevalier! Personne n'est comme vous. Le Chevalier. - Ma foi! Madame, on est ce que l'on peut quand on vous aime. La Comtesse. - Attendez; je veux vous connaĂtre mieux. Le Chevalier. - Je suis vif, et je vous adore, me voilĂ tout entier; mais trouvons un expĂ©dient qui vous mette Ă votre aise si je vous dĂ©plais, dites-moi de partir, et je pars, il n'en sera plus parlĂ©; si je puis espĂ©rer quelque chose, ne me dites rien, je vous dispense de me rĂ©pondre; votre silence fera ma joie, et il ne vous en coĂ»tera pas une syllabe. Vous ne sauriez prononcer Ă moins de frais. La Comtesse. - Ah! Le Chevalier. - Je suis content. La Comtesse. - J'Ă©tais pourtant venue pour vous dire de nous quitter; LĂ©lio m'en avait priĂ©. Le Chevalier. - Laissons lĂ LĂ©lio; sa cause ne vaut rien. ScĂšne IX Le Chevalier, La Comtesse, LĂ©lio LĂ©lio arrive en faisant au Chevalier des signes de joie. LĂ©lio. - Tout beau, Monsieur Le Chevalier, tout beau; laissons lĂ LĂ©lio, dites-vous! Vous le mĂ©prisez bien! Ah! grĂÂąces au ciel et Ă la bontĂ© de Madame, il n'en sera rien, s'il vous plaĂt. LĂ©lio, qui vaut mieux que vous, restera, et vous vous en irez. Comment, morbleu! que dites-vous de lui, Madame? Ne suis-je pas entre les mains d'un ami bien scrupuleux? Son procĂ©dĂ© n'est-il pas Ă©difiant? Le Chevalier. - Eh! Que trouvez-vous de si Ă©trange Ă mon procĂ©dĂ©, Monsieur? Quand je suis devenu votre ami, ai-je fait voeu de rompre avec la beautĂ©, les grĂÂąces et tout ce qu'il y a de plus aimable dans le monde? Non, parbleu! Votre amitiĂ© est belle et bonne, mais je m'en passerai mieux que d'amour pour Madame. Vous trouvez un rival; eh bien! prenez patience. En ĂÂȘtes-vous Ă©tonnĂ©, si Madame n'a pas la complaisance de s'enfermer pour vous; vos Ă©tonnements ont tout l'air d'ĂÂȘtre frĂ©quents, et il faudra bien que vous vous y accoutumiez. LĂ©lio. - Je n'ai rien Ă vous rĂ©pondre; Madame aura soin de me venger de vos louables entreprises. A La Comtesse. Voulez-vous bien que je vous donne la main, Madame? car je ne vous crois pas extrĂÂȘmement amusĂ©e des discours de Monsieur. La Comtesse, sĂ©rieuse et se retirant. - OĂÂč voulez-vous que j'aille? Nous pouvons nous promener ensemble; je ne me plains pas du Chevalier s'il m'aime, je ne saurais me fĂÂącher de la maniĂšre dont il le dit, et je n'aurais tout au plus Ă lui reprocher que la mĂ©diocritĂ© de son goĂ»t. Le Chevalier. - Ah! j'aurai plus de partisans de mon goĂ»t que vous n'en aurez de vos reproches, Madame. LĂ©lio, en colĂšre. - Cela va le mieux du monde, et je joue ici un fort aimable personnage! Je ne sais quelles sont vos vues, Madame; mais... La Comtesse. - Ah! je n'aime pas les emportĂ©s; je vous reverrai quand vous serez plus calme. Elle sort. ScĂšne X Le Chevalier, LĂ©lio LĂ©lio regarde aller La Comtesse. Quand elle ne paraĂt plus, il se met Ă Ă©clater de rire. - Ah! ah! ah! ah! voilĂ une femme bien dupe! Qu'en dis-tu? ai-je bonne grĂÂące Ă faire le jaloux? La Comtesse reparaĂt seulement pour voir ce qui se passe. LĂ©lio dit bas Elle revient pour nous observer. Haut. Nous verrons ce qu'il en sera, Chevalier; nous verrons. Le Chevalier, bas. - Ah! l'excellent fourbe! Haut. Adieu, LĂ©lio! Vous le prendrez sur le ton qu'il vous plaira; je vous en donne ma parole. Adieu. Ils s'en vont chacun de leur cotĂ©. Acte III ScĂšne premiĂšre LĂ©lio, Arlequin Arlequin entre pleurant. - Hi! hi! hi! hi! LĂ©lio. - Dis-moi donc pourquoi tu pleures; je veux le savoir absolument. Arlequin, plus fort. - Hi! hi! hi! hi! LĂ©lio. - Mais quel est le sujet de ton affliction? Arlequin. - Ah! Monsieur, voilĂ qui est fini; je ne serai plus gaillard. LĂ©lio. - Pourquoi? Arlequin. - Faute d'avoir envie de rire. LĂ©lio. - Et d'oĂÂč vient que tu n'as plus envie de rire, imbĂ©cile? Arlequin. - A cause de ma tristesse. LĂ©lio. - Je te demande ce qui te rend triste. Arlequin. - C'est un grand chagrin, Monsieur. LĂ©lio. - Il ne rira plus parce qu'il est triste, et il est triste Ă cause d'un grand chagrin. Te plaira-t-il de t'expliquer mieux? Sais-tu bien que je me fĂÂącherai Ă la fin? Arlequin. - HĂ©las! je vous dis la vĂ©ritĂ©. Il soupire. LĂ©lio. - Tu me la dis si sottement, que je n'y comprends rien; t'a-t-on fait du mal? Arlequin. - Beaucoup de mal. LĂ©lio. - Est-ce qu'on t'a battu? Arlequin. - PĂ»! bien pis que tout, cela, ma foi. LĂ©lio. - Bien pis que tout cela? Arlequin. - Oui; quand un pauvre homme perd de l'or, il faut qu'il meure; et je mourrai aussi, je n'y manquerai pas. LĂ©lio. - Que veut dire de l'or? Arlequin. - De l'or du PĂ©rou; voilĂ comme on dit qu'il s'appelle. LĂ©lio. - Est-ce que tu en avais? Arlequin. - Eh! vraiment oui; voilĂ mon affaire. Je n'en ai plus, je pleure; quand j'en avais, j'Ă©tais bien aise. LĂ©lio. - Qui est-ce qui te l'avait donnĂ©, cet or? Arlequin. - C'est Monsieur le Chevalier qui m'avait fait prĂ©sent de cet Ă©chantillon-lĂ . LĂ©lio. - De quel Ă©chantillon? ArleqĂÂčin. - Eh! je vous le dis. LĂ©lio. - Quelle patience il faut avoir avec ce nigaud-lĂ ! Sachons pourtant ce que c'est. Arlequin, fais trĂÂȘve Ă tes larmes. Si tu te plains de quelqu'un, j'y mettrai ordre; mais Ă©claircis-moi la chose. Tu me parles d'un or du PĂ©rou, aprĂšs cela d'un Ă©chantillon je ne t'entends point; rĂ©ponds-moi prĂ©cisĂ©ment; le Chevalier t'a-t-il donnĂ© de l'or? Arlequin. - Pas Ă moi; mais il l'avait donnĂ© devant moi Ă Trivelin pour me le rendre en main propre; mais cette main propre n'en a point tĂÂątĂ©; le fripon a tout gardĂ© dans la sienne, qui n'Ă©tait pas plus propre que la mienne. LĂ©lio. - Cet or Ă©tait-il en quantitĂ©? Combien de louis y avait-il? Arlequin. - Peut-ĂÂȘtre quarante ou cinquante; je ne les ai pas comptĂ©s. LĂ©lio. - Quarante ou cinquante! Et pourquoi le Chevalier te faisait-il ce prĂ©sent-lĂ ? Arlequin. - Parce que je lui avais demandĂ© un Ă©chantillon. LĂ©lio. - Encore ton Ă©chantillon! Arlequin. - Eh! vraiment oui; Monsieur le Chevalier en avait aussi donnĂ© Ă Trivelin. LĂ©lio. - Je ne saurais dĂ©brouiller ce qu'il veut dire; il y a cependant quelque chose lĂ -dedans qui peut me regarder. RĂ©ponds-moi avais-tu rendu au Chevalier quelque service qui l'engageĂÂąt Ă te rĂ©compenser. Arlequin. - Non; mais j'Ă©tais jaloux de ce qu'il aimait Trivelin, de ce qu'il avait charmĂ© son coeur et mis de l'or dans sa bourse; et moi, je voulais aussi avoir le coeur charmĂ© et la bourse pleine. LĂ©lio. - Quel Ă©trange galimatias me fais-tu lĂ ? Arlequin. - Il n'y a pourtant rien de plus vrai que tout cela. LĂ©lio. - Quel rapport y a-t-il entre le coeur de Trivelin et le Chevalier? Le Chevalier a-t-il de si grands charmes? Tu parles de lui comme d'une femme. Arlequin. - Tant y a qu'il est ravissant, et qu'il fera aussi rafle de votre coeur, quand vous le connaĂtrez. Allez, pour voir, lui dire Je vous connais et je garderai le secret. Vous verrez si ce n'est pas un Ă©chantillon qui vous viendra sur-le-champ, et vous me direz si je suis fou. LĂ©lio. - Je n'y comprends rien. Mais qui est-il, le Chevalier? Arlequin. - VoilĂ justement le secret qui fait avoir un prĂ©sent, quand on le garde. LĂ©lio. - Je prĂ©tends que tu me le dises, moi. Arlequin. - Vous me ruineriez, Monsieur, il ne me donnerait plus rien, ce charmant petit semblant d'homme, et je l'aime trop pour le fĂÂącher. LĂ©lio. - Ce petit semblant d'homme! Que veut-il dire? et que signifie son transport? En quoi le trouves-tu donc plus charmant qu'un autre? Arlequin. - Ah! Monsieur, on ne voit point d'hommes comme lui; il n'y en a point dans le monde; c'est folie que d'en chercher; mais sa mascarade empĂÂȘche de voir cela. LĂ©lio. - Sa mascarade! Ce qu'il me dit lĂ me fait naĂtre une pensĂ©e que toutes mes rĂ©flexions fortifient; le Chevalier a de certains traits, un certain minois... Mais voici Trivelin; je veux le forcer Ă me dire la vĂ©ritĂ©, s'il la sait; j'en tirerai meilleure raison que de ce butor-lĂ . A Arlequin. Va-t'en; je tĂÂącherai de te faire ravoir ton argent. Arlequin part en lui baisant la main et se plaignant ScĂšne II LĂ©lio, Trivelin Trivelin entre en rĂÂȘvant, et, voyant LĂ©lio, il dit. - Voici ma mauvaise paye; la physionomie de cet homme-lĂ m'est devenue fĂÂącheuse; promenons-nous d'un autre cĂÂŽtĂ©. LĂ©lio l'appelle. - Trivelin, je voudrais bien te parler. Trivelin. - A moi, Monsieur? Ne pourriez-vous pas remettre cela? J'ai actuellement un mal de tĂÂȘte qui ne me permet de conversation avec personne. LĂ©lio. - Bon, bon! c'est bien Ă toi Ă prendre garde Ă un petit mal de tĂÂȘte, approche. Trivelin. - Je n'ai, ma foi, rien de nouveau Ă vous apprendre, au moins. LĂ©lio va Ă lui, et le prenant par le bras. - Viens donc. Trivelin. - Eh bien, de quoi s'agit-il? Vous reprocheriez-vous la rĂ©compense que vous m'avez donnĂ©e tantĂÂŽt? Je n'ai jamais vu de bienfait dans ce goĂ»t-lĂ ; voulez-vous rayer ce petit trait-lĂ de votre vie? tenez, ce n'est qu'une vĂ©tille, mais les vĂ©tilles gĂÂątent tout. LĂ©lio. - Ecoute, ton verbiage me dĂ©plaĂt. Trivelin. - Je vous disais bien que je n'Ă©tais pas en Ă©tat de paraĂtre en compagnie. LĂ©lio. - Et je veux que tu rĂ©pondes positivement Ă ce que je te demanderai; je rĂ©glerai mon procĂ©dĂ© sur le tien. Trivelin. - Le vĂÂŽtre sera donc court; car le mien sera bref. Je n'ai vaillant qu'une rĂ©plique, qui est que je ne sais rien; vous voyez bien que je ne vous ruinerai pas en interrogations. LĂ©lio. - Si tu me dis la vĂ©ritĂ©, tu n'en seras pas fĂÂąchĂ©. Trivelin. - Sauriez-vous encore quelques coups de bĂÂąton Ă m'Ă©pargner? LĂ©lio, fiĂšrement. - Finissons. Trivelin, s'en allant. - J'obĂ©is. LĂ©lio. - OĂÂč vas-tu? Trivelin. - Pour finir une conversation, il n'y a rien de mieux que de la laisser lĂ ; c'est le plus court, ce me semble. LĂ©lio. - Tu m'impatientes, et je commence Ă me fĂÂącher; tiens-toi lĂ ; Ă©coute, et me rĂ©ponds. Trivelin, Ă part. - A qui en a ce diable d'homme-lĂ ? LĂ©lio. - Je crois que tu jures entre tes dents? Trivelin. - Cela m'arrive quelquefois par distraction. LĂ©lio. - Crois-moi, traitons avec douceur ensemble, Trivelin, je t'en prie. Trivelin. - Oui-da, comme il convient Ă d'honnĂÂȘtes gens. LĂ©lio. - Y a-t-il longtemps que tu connais le Chevalier? Trivelin. - Non, c'est une nouvelle connaissance; la vĂÂŽtre et la mienne sont de la mĂÂȘme date. LĂ©lio. - Sais-tu qui il est? Trivelin. - Il se dit cadet d'un aĂnĂ© gentilhomme; mais les titres, de cet aĂnĂ©, je ne les ai point vus; si je les vois jamais, je vous en promets copie. LĂ©lio. - Parle-moi Ă coeur ouvert. Trivelin. - Je vous la promets, vous dis-je, je vous en donne ma parole; il n'y a point de sĂ»retĂ© de cette force-lĂ nulle part. LĂ©lio. - Tu me caches la vĂ©ritĂ©; le nom de Chevalier qu'il porte n'est qu'un faux nom. Trivelin. - Serait-il l'aĂnĂ© de sa famille? Je l'ai cru rĂ©duit Ă une lĂ©gitime; voyez ce que c'est! LĂ©lio. - Tu bats la campagne; ce Chevalier mal nommĂ©, avoue-moi que tu l'aimes. Trivelin. - Eh! je l'aime par la rĂšgle gĂ©nĂ©rale qu'il faut aimer tout le monde; voilĂ ce qui le tire d'affaire auprĂšs de moi. LĂ©lio. - Tu t'y ranges avec plaisir, Ă cette rĂšgle-lĂ . Trivelin. - Ma foi, Monsieur, vous vous trompez, rien ne me coĂ»te tant que mes devoirs; plein de courage pour les vertus inutiles, je suis d'une tiĂ©deur pour les nĂ©cessaires qui passe l'imagination; qu'est-ce que c'est que nous! N'ĂÂȘtes-vous pas comme moi, Monsieur? LĂ©lio, avec dĂ©pit. - Fourbe! tu as de l'amour pour ce faux Chevalier. Trivelin. - Doucement, Monsieur; diantre! ceci est sĂ©rieux. LĂ©lio. - Tu sais quel est son sexe. Trivelin. - Expliquons-nous. De sexes, je n'en connais que deux l'un qui se dit raisonnable, l'autre qui nous prouve que cela n'est pas vrai; duquel des deux le Chevalier est-il? LĂ©lio, le prenant par le bouton. - Puisque tu m'y forces, ne perds rien de ce que je vais te dire. Je te ferai pĂ©rir sous le bĂÂąton si tu me joues davantage; m'entends-tu? Trivelin. - Vous ĂÂȘtes clair. LĂ© Ne m'irrite point; j'ai dans cette affaire-ci un intĂ©rĂÂȘt de la derniĂšre consĂ©quence; il y va de ma fortune; et tu parleras, ou je te tue. Trivelin. - Vous me tuerez si je ne parle? HĂ©las! Monsieur, si les babillards ne mouraient point, je serais Ă©ternel, ou personne ne le serait. LĂ©lio. - Parle donc. Trivelin. - Donnez-moi un sujet; quelque petit qu'il soit, je m'en contente, et j'entre en matiĂšre. LĂ©lio, tirant son Ă©pĂ©e. - Ah! tu ne veux pas! Voici qui te rendra plus docile. Trivelin, faisant l'effrayĂ©. - Fi donc! Savez-vous bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d'honnĂÂȘte homme? LĂ©lio, le regardant. - Coquin que tu es! Trivelin. - C'est mon habit qui est un coquin; pour moi, je suis un brave homme, mais avec cet Ă©quipage-lĂ , on a de la probitĂ© en pure perte; cela ne fait ni honneur ni profit. LĂ©lio, remettant son Ă©pĂ©e. - Va, je tĂÂącherai de me passer de l'aveu que je te demandais; mais je te retrouverai, et tu me rĂ©pondras de ce qui m'arrivera de fĂÂącheux. Trivelin. - En quelque endroit que nous nous rencontrions, Monsieur, je sais ĂÂŽter mon chapeau de bonne grĂÂące, je vous en garantis la preuve, et vous serez content de moi. LĂ©lio, en colĂšre. - Retire-toi. Trivelin, s'en allant. - Il y a une heure que je vous l'ai proposĂ©. ScĂšne III Le Chevalier, LĂ©lio, rĂÂȘveur. Le Chevalier. - Eh bien! mon ami, la Comtesse Ă©crit actuellement des lettres pour Paris; elle descendra bientĂÂŽt, et veut se promener avec moi, m'a-t-elle dit. Sur cela, je viens t'avertir de ne nous pas interrompre quand nous serons ensemble, et d'aller bouder d'un autre cĂÂŽtĂ©, comme il appartient Ă un jaloux. Dans cette conversation-ci, je vais mettre la derniĂšre main Ă notre grand oeuvre, et achever de la rĂ©soudre. Mais je voudrais que toutes tes espĂ©rances fussent remplies, et j'ai songĂ© Ă une chose le dĂ©dit que tu as d'elle est-il bon? Il y a des dĂ©dits mal conçus et qui ne servent de rien; montre-moi le tien, je m'y connais, en cas qu'il y manquĂÂąt quelque chose, on pourrait prendre des mesures. LĂ©lio, Ă part. - TĂÂąchons de le dĂ©masquer si mes soupçons sont justes. Le Chevalier. - RĂ©ponds-moi donc; Ă qui en as-tu? LĂ©lio. - Je n'ai point le dĂ©dit sur moi; mais parlons d'autre chose. Le Chevalier. - Qu'y a-t-il de nouveau? Songes-tu encore Ă me faire Ă©pouser quelque autre femme avec la Comtesse? LĂ©lio. - Non; je pense Ă quelque chose de plus sĂ©rieux; je veux me couper la gorge. Le Chevalier. - Diantre! quand tu te mĂÂȘles du sĂ©rieux, tu le traites Ă fond; et que t'a fait ta gorge pour la couper? LĂ©lio. - Point de plaisanterie. Le Chevalier, Ă part. - Arlequin aurait-il parlĂ©! A LĂ©lio. Si ta rĂ©solution tient, tu me feras ton lĂ©gataire, peut-ĂÂȘtre? LĂ©lio. - Vous serez de la partie dont je parle. Le Chevalier. - Moi! je n'ai rien Ă reprocher Ă ma gorge, et sans vanitĂ© je suis content d'elle. LĂ©lio. - Et moi, je ne suis point content de vous, et c'est avec vous que je veux m'Ă©gorger. Le Chevalier. - Avec moi? LĂ©lio. - Vous mĂÂȘme. Le Chevalier, riant et le poussant de la main. - Ah! ah! ah! ah! Va te mettre au lit et te faire saigner, tu es malade. LĂ©lio. - Suivez-moi. Le Chevalier, lui tĂÂątant le pouls. - VoilĂ un pouls qui dĂ©note un transport au cerveau; il faut que tu aies reçu un coup de soleil. LĂ©lio. - Point tant de raisons; suivez-moi, vous dis-je. Le Chevalier. - Encore un coup, va te coucher, mon ami. LĂ©lio. - Je vous regarde comme un lĂÂąche si vous ne marchez. Le Chevalier, avec pitiĂ©. - Pauvre homme! aprĂšs ce que tu me dis lĂ , tu es du moins heureux de n'avoir plus le bon sens. LĂ©lio. - Oui, vous ĂÂȘtes aussi poltron qu'une femme. Le Chevalier, Ă part. - Tenons ferme. A LĂ©lio. LĂ©lio, je vous crois malade; tant pis pour vous si vous ne l'ĂÂȘtes pas. LĂ©lio, avec dĂ©dain - Je vous dis que vous manquez de coeur, et qu'une quenouille siĂ©rait mieux Ă votre cĂÂŽtĂ© qu'une Ă©pĂ©e. Le Chevalier. - Avec une quenouille, mes pareils vous battraient encore. LĂ©lio. - Oui, dans une ruelle. Le Chevalier. - Partout. Mais ma tĂÂȘte s'Ă©chauffe; vĂ©rifions un peu votre Ă©tat. Regardez-moi entre deux yeux; je crains encore que ce ne soit un accĂšs de fiĂšvre, voyons. LĂ©lio le regarde. Oui, vous avez quelque chose de fou dans le regard, et j'ai pu m'y tromper. Allons, allons; mais que je sache du moins en vertu de quoi je vais vous rendre sage. LĂ©lio. - Nous passons dans ce petit bois, je vous le dirai lĂ . Le Chevalier. - HĂÂątons-nous donc. A part. S'il me voit rĂ©solue, il sera peut-ĂÂȘtre poltron. Ils marchent tous deux, quand ils sont tout prĂšs de sortir du thĂ©ĂÂątre LĂ©lio se retourne, regarde le Chevalier, et dit. - Vous me suivez donc? Le Chevalier. - Qu'appelez-vous, je vous suis? qu'est-ce que cette rĂ©flexion-lĂ . Est-ce qu'il vous plairait Ă prĂ©sent de prendre le transport au cerveau pour excuse? Oh! il n'est-plus temps; raisonnable ou fou; malade ou sain, marchez; je veux filer ma quenouille. Je vous arracherais, morbleu, d'entre les mains des mĂ©decins, voyez-vous! Poursuivons. LĂ©lio le regarde avec attention. - C'est donc tout de bon? Le Chevalier. - Ne nous amusons point, vous dis-je, vous devriez ĂÂȘtre expĂ©diĂ©. LĂ©lio, revenant au thĂ©ĂÂątre - Doucement, mon ami; expliquons-nous Ă prĂ©sent. Le Chevalier, lui serrant la main. - Je vous regarde comme un lĂÂąche si vous hĂ©sitez davantage. LĂ©lio, Ă part. - Je me suis, ma foi, trompĂ©; c'est un cavalier, et des plus rĂ©solus. Le Chevalier, mutin. - Vous ĂÂȘtes plus poltron qu'une femme. LĂ©lio. - Parbleu! Chevalier, je t'en ai cru une; voilĂ la vĂ©ritĂ©. De quoi t'avises-tu aussi d'avoir un visage Ă toilette? Il n'y a point de femme Ă qui ce visage-lĂ n'allĂÂąt comme un charme; tu es masquĂ© en coquette. Le Chevalier. - Masque vous-mĂÂȘme; vite au bois! LĂ©lio. - Non; je ne voulais faire qu'une Ă©preuve. Tu as chargĂ© Trivelin de donner de l'argent Ă Arlequin, je ne sais pourquoi. Le Chevalier, sĂ©rieusement. - Parce qu'Ă©tant seul il m'avait entendu dire quelque chose de notre projet, qu'il pouvait rapporter Ă la Comtesse; voilĂ pourquoi, Monsieur. LĂ©lio. - Je ne devinais pas. Arlequin m'a tenu aussi des discours qui signifiaient que tu Ă©tais fille; ta beautĂ© me l'a fait d'abord soupçonner; mais je me rends. Tu es beau, et encore plus brave; embrassons-nous et reprenons notre intrigue. Le Chevalier. - Quand un homme comme moi est en train, il a de la peine Ă s'arrĂÂȘter. LĂ©lio. - Tu as encore cela de commun avec la femme. Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je ne suis curieux de tuer personne; je vous passe votre mĂ©prise; mais elle vaut bien une excuse. LĂ©lio. - Je suis ton serviteur, Chevalier, et je te prie d'oublier mon incartade. Le Chevalier. - Je l'oublie, et suis ravi que notre rĂ©conciliation m'Ă©pargne une affaire Ă©pineuse, et sans doute un homicide. Notre duel Ă©tait positif; et si j'en fais jamais un, il n'aura rien Ă dĂ©mĂÂȘler avec les ordonnances. LĂ©lio. - Ce ne sera pas avec moi, je t'en assure. Le Chevalier. - Non, je te le promets. LĂ©lio, lui donnant la main. - Touche lĂ ; je t'en garantis autant. Arlequin arrive et se trouve lĂ . ScĂšne IV Le Chevalier, LĂ©lio, Arlequin Arlequin. - Je vous demande pardon si je vous suis importun, Monsieur le Chevalier; mais ce larron de Trivelin ne veut pas me rendre l'argent que vous lui avez donnĂ© pour moi. J'ai pourtant Ă©tĂ© bien discret. Vous m'avez ordonnĂ© de ne pas dire que vous Ă©tiez fille; demandez Ă Monsieur LĂ©lio si je lui en ai dit un mot; il n'en sait rien, et je ne lui apprendrai jamais. Le Chevalier, Ă©tonnĂ© - Peste soit du faquin! je n'y saurais plus tenir Arlequin, tristement. - Comment, faquin! C'est donc comme cela que vous m'aimez? A LĂ©lio. Tenez, Monsieur, Ă©coutez mes raisons; je suis venu tantĂÂŽt, que Trivelin lui disait Que tu es charmante, ma poule! Baise-moi. Non. Donne-moi donc de l'argent. Ensuite il a avancĂ© la main pour prendre cet argent; mais la mienne Ă©tait lĂ , et il est tombĂ© dedans. Quand le Chevalier a vu que j'Ă©tais lĂ Mon fils, m'a-t-il dit, n'apprends pas au monde que je suis une fillette. Non, mamour; mais donnez-moi votre coeur. Prends, a-t-elle repris. Ensuite elle a dit Ă Trivelin de me donner de l'or. Nous avons Ă©tĂ© boire ensemble, le cabaret en est tĂ©moin et je reviens exprĂšs pour avoir l'or et le coeur; et voilĂ qu'on m'appelle un faquin! Le Chevalier rĂÂȘve. LĂ©lio. - Va-t'en, laisse-nous, et ne dis mot Ă personne. Arlequin sorts. - Ayez donc soin de mon bien. HĂ©, hĂ©, hĂ© ScĂšne V Le Chevalier, LĂ©lio LĂ©lio. - Eh bien, Monsieur le duelliste, qui se battra sans blesser les ordonnances, je vous crois, mais qu'avez-vous Ă rĂ©pondre? Le Chevalier. - Rien; il ne ment pas d'un mot. LĂ©lio. - Vous voilĂ bien dĂ©concertĂ©e, ma mie. Le Chevalier. - Moi, dĂ©concertĂ©e! pas un petit brin, grĂÂąces au ciel; je suis une femme, et je soutiendrai mon caractĂšre. LĂ©lio. - Ah, ha! il s'agit de savoir Ă qui vous en voulez ici. Le Chevalier. - Avouez que j'ai du guignon. J'avais bien conduit tout cela; rendez-moi justice; je vous ai fait peur avec mon minois de coquette; c'est le plus plaisant. LĂ©lio. - Venons au fait; j'ai eu l'imprudence de vous ouvrir mon coeur. Le Chevalier. - Qu'importe? je n'ai rien vu dedans qui me fasse envie. LĂ©lio. - Vous savez mes projets. Le Chevalier. - Qui n'avaient pas besoin d'un confident comme moi; n'est-il pas vrai? LĂ©lio. - Je l'avoue. Le Chevalier. - Ils sont pourtant beaux! J'aime surtout cet ermitage et cette laideur immanquable dont vous gratifierez votre Ă©pouse quinze jours aprĂšs votre mariage; il n'y a rien de tel. LĂ©lio. - Votre mĂ©moire est fidĂšle; mais passons. Qui ĂÂȘtes-vous? Le Chevalier. - Je suis fille, assez jolie, comme vous voyez, et dont les agrĂ©ments seront de quelque durĂ©e, si je trouve un mari qui me sauve le dĂ©sert et le terme des quinze jours; voilĂ ce que je suis, et, par-dessus le marchĂ©, presque aussi mĂ©chante que vous. LĂ©lio. - Oh! pour celui-lĂ , je vous le cĂšde. Le Chevalier. - Vous avez tort; vous mĂ©connaissez vos forces. LĂ©lio. - Qu'ĂÂȘtes-vous venue faire ici? Le Chevalier. - Tirer votre portrait, afin de le porter Ă certaine dame qui l'attend pour savoir ce qu'elle fera de l'original. LĂ©lio. - Belle mission! Le Chevalier. - Pas trop laide. Par cette mission-lĂ , c'est une tendre brebis qui Ă©chappe au loup, et douze mille livres de rente de sauvĂ©es, qui prendront parti ailleurs; petites, bagatelles qui valaient bien la peine d'un dĂ©guisement. LĂ©lio, intriguĂ©. - Qu'est-ce que c'est que tout cela signifie? Le Chevalier. - Je m'explique la brebis, c'est ma maĂtresse; les douze mille livres de rente, c'est son bien, qui produit ce calcul si raisonnable de tantĂÂŽt; et le loup qui eĂ»t dĂ©vorĂ© tout cela, c'est vous, Monsieur. LĂ©lio. - Ah! je suis perdu. Le Chevalier. - Non; vous manquez votre proie; voilĂ tout; il est vrai qu'elle Ă©tait assez bonne; mais aussi pourquoi ĂÂȘtes-vous loup? Ce n'est pas ma faute. On a su que vous Ă©tiez Ă Paris incognito; on s'est dĂ©fiĂ© de votre conduite. LĂ -dessus on vous suit, on sait que vous ĂÂȘtes au bal; j'ai de l'esprit et de la malice, on m'y envoie; on m'Ă©quipe comme vous me voyez, pour me mettre Ă portĂ©e de vous connaĂtre; j'arrive, je fais ma charge, je deviens votre ami, je vous connais, je trouve que vous ne valez rien; j'en rendrai compte; il n'y a pas un mot Ă redire. LĂ©lio. - Vous ĂÂȘtes donc la femme de chambre de la demoiselle en question? Le Chevalier. - Et votre trĂšs humble servante. LĂ©lio. - Il faut avouer que je suis bien malheureux! Le Chevalier. - Et moi bien adroite! Mais, dites-moi, vous repentez-vous du mal que vous vouliez faire, ou de celui que vous n'avez pas fait? LĂ©lio. - Laissons cela. Pourquoi votre malice m'a-t-elle encore ĂÂŽtĂ© le coeur de la Comtesse? Pourquoi consentir Ă jouer auprĂšs d'elle le personnage que vous y faites? Le Chevalier. - Pour d'excellentes raisons. Vous cherchiez Ă gagner dix mille Ă©cus avec elle, n'est-ce pas? Pour cet effet, vous rĂ©clamiez mon industrie; et quand j'aurais conduit l'affaire prĂšs de sa fin, avant de terminer je comptais de vous rançonner un peu, et d'avoir ma part au pillage; ou bien de tirer finement le dĂ©dit d'entre vos mains, sous prĂ©texte de le voir, pour vous le revendre une centaine de pistoles payĂ©es comptant, ou en billets payables au porteur, sans quoi j'aurais menacĂ© de vous perdre auprĂšs des douze mille livres de rente, et de rĂ©duire votre calcul Ă zĂ©ro. Oh mon projet Ă©tait fort bien entendu; moi payĂ©e, crac, je dĂ©campais avec mon petit gain, et le portrait qui m'aurait encore valu quelque petit revenant-bon auprĂšs de ma maĂtresse; tout cela joint Ă mes petites Ă©conomies, tant sur mon voyage que sur mes gages, je devenais, avec mes agrĂ©ments, un petit parti d'assez bonne dĂ©faite sauf le loup. J'ai manquĂ© mon coup, j'en suis bien fĂÂąchĂ©e; cependant vous me faites pitiĂ©, vous. LĂ©lio. - Ah! si tu voulais... Le Chevalier. - Vous vient-il quelque idĂ©e? Cherchez. LĂ©lio. - Tu gagnerais encore plus que tu n'espĂ©rais. Le Chevalier. - Tenez, je ne fais point l'hypocrite ici; je ne suis pas, non plus que vous, Ă un tour de fourberie prĂšs. Je vous ouvre aussi mon coeur; je ne crains pas de scandaliser le vĂÂŽtre, et nous ne nous soucierons pas de nous estimer; ce n'est pas la peine entre gens de notre caractĂšre; pour conclusion, faites ma fortune, et je dirai que vous ĂÂȘtes un honnĂÂȘte homme; mais convenons de prix pour l'honneur que je vous fournirai; il vous en faut beaucoup. LĂ©lio. - Eh! demande-moi ce qu'il te plaira, je te l'accorde. Le Chevalier. - Motus au moins! gardez-moi un secret Ă©ternel. Je veux deux mille Ă©cus, je n'en rabattrai pas un sou; moyennant quoi, je vous laisse ma maĂtresse, et j'achĂšve avec la Comtesse. Si nous nous accommodons, dĂšs ce soir j'Ă©cris une lettre Ă Paris, que vous dicterez vous-mĂÂȘme; vous vous y ferez tout aussi beau qu'il vous plaira, je vous mettrai Ă mĂÂȘme. Quand le mariage sera fait, devenez ce que vous pourrez, je serai nantie, et vous aussi; les autres prendront patience. LĂ©lio. - Je te donne les deux mille Ă©cus, avec mon amitiĂ©. Le Chevalier. - Oh! pour cette nippe-lĂ , je vous la troquerai contre cinquante pistoles, si vous voulez. LĂ©lio. - Contre cent, ma chĂšre fille. Le Chevalier. - C'est encore mieux; j'avoue mĂÂȘme qu'elle ne les vaut pas. LĂ©lio. - Allons, ce soir nous Ă©crirons. Le Chevalier. - Oui. Mais mon argent, quand me le donnerez-vous? LĂ©lio, tirant une bague. - Voici une bague pour les cent pistoles du troc, d'abord. Le Chevalier. - Bon! Venons aux deux mille Ă©cus. LĂ©lio. - Je te ferai mon billet tantĂÂŽt. Le Chevalier. - Oui, tantĂÂŽt! Madame la Comtesse va venir, et je ne veux point finir avec elle que je n'aie toutes mes sĂ»retĂ©s. Mettez-moi le dĂ©dit en main; je vous le rendrai tantĂÂŽt pour votre billet. LĂ©lio, le tirant. - Tiens, le voilĂ . Le Chevalier. - Ne me trahissez jamais. LĂ©lio. - Tu es folle. Le Chevalier. - Voici la Comtesse. Quand j'aurai Ă©tĂ© quelque temps avec elle, revenez en colĂšre la presser de dĂ©cider hautement entre vous et moi; et allez-vous-en, de peur qu'elle ne nous voie ensemble. LĂ©lio sort. ScĂšne VI La Comtesse, Le Chevalier Le Chevalier. - J'allais vous trouver, Comtesse. La Comtesse. - Vous m'avez inquiĂ©tĂ©e, Chevalier. J'ai vu de loin, LĂ©lio vous parler; c'est un homme emportĂ©; n'ayez point d'affaire avec lui, je vous prie. Le Chevalier. - Ma foi, c'est un original. Savez-vous qu'il se vante de vous obliger Ă me donner mon congĂ©? La Comtesse. - Lui? S'il se vantait d'avoir le sien, cela serait plus raisonnable. Le Chevalier. - Je lui ai promis qu'il l'aurait, et vous dĂ©gagerez ma parole. Il est encore de bonne heure; il peut gagner Paris, et y arriver au soleil couchant; expĂ©dions-le, ma chĂšre ĂÂąme. La Comtesse. - Vous n'ĂÂȘtes qu'un Ă©tourdi, Chevalier; vous n'avez pas de raison. Le Chevalier. - De la raison! que voulez-vous que j'en fasse avec de l'amour? Il va trop son train pour elle. Est-ce qu'il vous en reste encore de la raison, Comtesse? Me feriez-vous ce chagrin-lĂ ? Vous ne m'aimeriez guĂšre. La Comtesse. - Vous voilĂ dans vos petites folies; Vous savez qu'elles sont aimables, et c'est ce qui vous rassure; il est vrai que vous m'amusez. Quelle diffĂ©rence de vous Ă LĂ©lio, dans le fond! Le Chevalier. - Oh! vous ne voyez rien. Mais revenons Ă LĂ©lio; je vous disais de le renvoyer aujourd'hui; l'amour vous y condamne; il parle, il faut obĂ©ir. La Comtesse. Eh bien je me rĂ©volte; qu'en arrivera-t-il? Le Chevalier. - Non; vous n'oseriez, La Comtesse - Je n'oserais! Mais voyez avec quelle hardiesse il me dit cela! Le Chevalier. - Non, vous dis-je; je suis sĂ»r de mon fait; car vous m'aimez votre coeur est Ă moi. J'en ferai ce que je voudrai, comme vous ferez du mien ce qu'il vous plaira; c'est la rĂšgle, et vous l'observerez, c'est moi qui vous le dis. La Comtesse. - Il faut avouer que voilĂ un fripon bien sĂ»r de ce qu'il vaut. Je l'aime! mon coeur est Ă lui! il nous dit cela avec une aisance admirable; on ne peut pas ĂÂȘtre plus persuadĂ© qu'il est. Le Chevalier. - Je n'ai pas le moindre petit doute; c'est une confiance que vous m'avez donnĂ©e; et j'en use sans façon, comme vous voyez, et je conclus toujours que LĂ©lio partira. La Comtesse. - Et vous n'y. songez pas. Dire Ă un homme qu'il s'en aille! Le Chevalier. - Me refuser son congĂ© Ă moi qui le demande, comme s'il ne m'Ă©tait pas dĂ»! La Comtesse. - Badin! Le Chevalier. - TiĂšde amante! La Comtesse. - Petit tyran Le Chevalier. - Coeur rĂ©voltĂ©, vous rendrez-vous? La Comtesse. - Je ne saurais, mon cher Chevalier; j'ai quelques raisons pour en agir plus honnĂÂȘtement avec lui. Le Chevalier. - Des raisons, Madame, des raisons! et qu'est-ce que c'est que cela? La Comtesse. - Ne vous alarmez point; c'est que je lui ai prĂÂȘtĂ© de l'argent. Le Chevalier. - Eh bien! vous en aurait-il fait une reconnaissance qu'on n'ose produire en justice? La Comtesse. - Point du tout; j'en ai son billet. Le Chevalier. Joignez-y un sergent; vous voilĂ payĂ©e. La Comtesse. - Il est vrai; mais... Le Chevalier. - HĂ©, hĂ©, voilĂ un mais qui a l'air honteux. La Comtesse. - Que voulez-vous donc que je vous dise? Pour m'assurer cet argent-lĂ , j'ai consenti que nous fissions lui et moi un dĂ©dit de la somme. Le Chevalier. - Un dĂ©dit, Madame! Ha c'est un vrai transport d'amour que ce dĂ©dit-lĂ , c'est une faveur. Il me pĂ©nĂštre, il me trouble, je ne suis pas le maĂtre. La Comtesse. - Ce misĂ©rable dĂ©dit! pourquoi faut-il que je l'aie fait? VoilĂ ce que c'est que ma facilitĂ© pour un homme haĂÂŻssable, que j'ai toujours devinĂ© que je haĂÂŻrais; j'ai toujours eu certaine antipathie pour lui, et je n'ai jamais eu l'esprit d'y prendre garde. Le Chevalier. - Ah! Madame, il s'est bien accommodĂ© de cette antipathie-lĂ ; il en a fait un amour bien tendre! Tenez, Madame, il me semble que je le vois Ă vos genoux, que vous l'Ă©coutez avec un plaisir, qu'il vous jure de vous adorer toujours, que vous le payez du mĂÂȘme serment, que sa bouche cherche la vĂÂŽtre, et que la vĂÂŽtre se laisse trouver; car voilĂ ce qui arrive; enfin je vous vois soupirer; je vois vos yeux s'arrĂÂȘter sur lui, tantĂÂŽt vifs, tantĂÂŽt languissants, toujours pĂ©nĂ©trĂ©s d'amour, et d'un amour qui croĂt toujours. Et moi je me meurs; ces objets-lĂ me tuent; comment ferai-je pour le perdre de vue? Cruel dĂ©dit, te verrai-je toujours? Qu'il va me coĂ»ter de chagrins! Et qu'il me fait dire de folies! La Comtesse. - Courage, Monsieur; rendez-nous tous deux la victime de vos chimĂšres; que je suis malheureuse d'avoir parlĂ© de ce maudit dĂ©dit! Pourquoi faut-il que je vous aie cru raisonnable? Pourquoi vous ai-je vu? Est-ce que je mĂ©rite tout ce que vous me dites? Pouvez-vous vous plaindre de moi? Ne vous aimĂ©-je pas assez? LĂ©lio doit-il vous chagriner? L'ai-je aimĂ© autant que je vous aime? OĂÂč est l'homme plus chĂ©ri que vous l'ĂÂȘtes? plus sĂ»r, plus digne de l'ĂÂȘtre toujours? Et rien ne vous persuade; et vous vous chagrinez; vous n'entendez rien; vous me dĂ©solez. Que voulez-vous que nous devenions? Comment vivre avec cela, dites-moi donc? Le Chevalier. - Le succĂšs de mes impertinences me surprend. C'en est fait, Comtesse; votre douleur me rend mon repos et ma joie. Combien de choses tendres ne venez-vous pas de me dire! Cela est inconcevable; je suis charmĂ©. Reprenons notre humeur gaie; allons, oublions tout ce qui s'est passĂ©. La Comtesse. - Mais pourquoi est-ce que je vous aime tant? Qu'avez-vous fait pour cela? Le Chevalier. - HĂ©las! moins que rien; tout vient de votre bontĂ©. La Comtesse. - C'est que vous ĂÂȘtes plus aimable qu'un autre, apparemment. Le Chevalier. - Pour tout ce qui n'est pas comme vous, je le serais peut ĂÂȘtre assez; mais je ne suis rien pour ce qui vous ressemble. Non, je ne pourrai jamais payer votre amour; en vĂ©ritĂ©, je n'en suis pas digne. La Comtesse. - Comment donc faut-il ĂÂȘtre fait pour le mĂ©riter? Le Chevalier. Oh! voilĂ ce que je ne vous dirai pas. La Comtesse. - Aimez-moi toujours, et je suis contente. Le Chevalier. - Pourrez-vous soutenir un goĂ»t si sobre? La Comtesse. - Ne m'affligez plus et tout ira bien. Le Chevalier. - Je vous le promets; mais, que LĂ©lio s'en aille. La Comtesse. - J'aurais. souhaitĂ© qu'il prĂt son parti de lui-mĂÂȘme, Ă cause du dĂ©dit; ce serait dix mille Ă©cus que je vous sauverais, Chevalier; car enfin, c'est votre bien que je mĂ©nage. Le Chevalier. - PĂ©rissent tous les biens du monde, et qu'il parte; rompez avec lui la premiĂšre, voilĂ mon bien. La Comtesse. - Faites-y rĂ©flexion. Le Chevalier. - Vous hĂ©sitez encore, vous avez peine Ă me le sacrifier! Est-ce lĂ comme on aime? Oh! qu'il vous manque encore de choses pour ne laisser rien Ă souhaiter Ă un homme comme moi. La Comtesse. - Eh bien! il ne me manquera plus rien, consolez-vous. Le Chevalier. - Il vous manquera toujours pour moi. La Comtesse. - Non; je me rends; je renverrai LĂ©lio, et vous dicterez son congĂ©. Le Chevalier. - Lui direz-vous qu'il se retire sans cĂ©rĂ©monie? La Comtesse. - Oui. Le Chevalier. - Non, ma chĂšre Comtesse, vous ne le renverrez pas. Il me suffit que vous y consentiez; votre amour est Ă toute Ă©preuve, et je dispense votre politesse d'aller plus loin; c'en serait trop; c'est Ă moi Ă avoir soin de vous, quand vous vous oubliez pour moi. La Comtesse. - Je vous aime; cela veut tout dire. Le Chevalier. - M'aimer, cela n'est pas assez, Comtesse; distinguez-moi un peu de LĂ©lio; Ă qui vous l'avez dit peut-ĂÂȘtre aussi. La Comtesse. - Que voulez-vous donc que je vous dise? Le Chevalier. - Un je vous adore; aussi bien il vous Ă©chappera demain; avancez-le-moi d'un jour; contentez ma petite fantaisie, dites. La Comtesse. - Je veux mourir, s'il ne me donne envie de le dire. Vous devriez ĂÂȘtre honteux d'exiger cela, au moins. Le Chevalier. - Quand vous me l'aurez dit, je vous en demanderai pardon. La Comtesse. - Je crois qu'il me persuadera. Le Chevalier. - Allons, mon cher amour, rĂ©galez ma tendresse de ce petit trait-lĂ ; vous ne risquez rien avec moi; laissez sortir ce mot-lĂ de votre belle bouche; voulez-vous que je lui donne un baiser pour l'encourager? La Comtesse. - Ah çà ! laissez-moi; ne serez-vous jamais content? Je ne vous plaindrai rien quand il en sera temps. Le Chevalier. - Vous ĂÂȘtes attendrie, profitez de l'instant; je ne veux qu'un mot; voulez-vous que je vous aide? dites comme moi Chevalier, je vous adore. La Comtesse. - Chevalier, je vous adore. Il me fait faire tout ce qu'il veut. Le Chevalier Ă part. - Mon sexe n'est pas mal faible. Haut. Ah! que j'ai de plaisir, mon cher, amour! Encore une fois. La Comtesse. - Soit; mais ne me demandez plus rien aprĂšs. Le Chevalier. - HĂ© que craignez-vous que je vous demande? La Comtesse. - Que sais-je, moi? Vous ne finissez point. Taisez-vous Le Chevalier. - J'obĂ©is; je suis de bonne composition, et j'ai pour vous un respect que je ne saurais violer. La Comtesse. - Je vous Ă©pouse; en est-ce assez? Le Chevalier. - Bien plus qu'il ne me faut, si vous me rendez justice. La Comtesse. - Je suis prĂÂȘte Ă vous jurer une fidĂ©litĂ© Ă©ternelle, et je perds les dix mille Ă©cus de bon coeur. Le Chevalier. - Non, vous ne les perdrez point, si vous faites ce que je vais vous dire. LĂ©lio viendra certainement vous presser d'opter entre lui et moi; ne manquez pas de lui dire que vous consentez Ă l'Ă©pouser. Je veux que vous le connaissiez Ă fond; laissez-moi vous conduire, et sauvons le dĂ©dit; vous verrez ce que c'est que cet homme-lĂ . Le voici, je n'ai pas le temps de m'expliquer davantage. La Comtesse. - J'agirai comme vous le souhaitez. ScĂšne VII LĂ©lio, La. Comtesse, Le Chevalier LĂ©lio. - Permettez, Madame, que j'interrompe pour un moment votre entretien avec Monsieur. Je ne viens point me plaindre, et je n'ai qu'un mot Ă vous dire. J'aurais cependant un assez beau sujet de parler, et l'indiffĂ©rence avec laquelle vous vivez avec moi, depuis que Monsieur, qui ne me vaut pas... Le Chevalier. - Il a raison. LĂ©lio. - Finissons. Mes reproches sont raisonnables; mais je vous dĂ©plais; je me suis promis de me taire; et je me tais, quoi qu'il m'en coĂ»te. Que ne pourrais-je pas vous dire? Pourquoi me trouvez-vous haĂÂŻssable? Pourquoi me fuyez-vous? Que vous ai-je fait? Je suis au dĂ©sespoir. Le Chevalier. - Ah, ah, ah, ah, ah. LĂ©lio. - Vous riez, Monsieur le Chevalier; mais vous prenez mal votre temps, et je prendrai le mien pour vous rĂ©pondre. Le Chevalier. - Ne te fĂÂąche point, LĂ©lio. Tu n'avais qu'un mot Ă dire, qu'un petit mot; et en voilĂ plus de cent de bon compte et rien ne s'avance; cela me rĂ©jouit. La Comtesse. - Remettez-vous, LĂ©lio, et dites-moi tranquillement ce que vous voulez. LĂ©lio. - Vous prier de m'apprendre qui de nous deux il vous plaĂt de conserver, de Monsieur ou de moi. Prononcez, Madame; mon coeur ne peut plus souffrir d'incertitude. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes vif, LĂ©lio; mais la cause de votre vivacitĂ© est pardonnable, et je vous veux plus de bien que vous ne pensez. Chevalier, nous avons jusqu'ici plaisantĂ© ensemble, il est temps que cela finisse; vous m'avez parlĂ© de votre amour, je serais fĂÂąchĂ©e qu'il fut sĂ©rieux; je dois ma main Ă LĂ©lio, et je suis prĂÂȘte, Ă recevoir la sienne. Vous plaindrez-vous encore? LĂ©lio. - Non, Madame, vos rĂ©flexions sont Ă mon avantage; et si j'osais... La Comtesse. - Je vous dispense de me remercier, LĂ©lio; je suis sĂ»re de la joie que je vous donne. A part.. Sa contenance est plaisante. Un valet. - VoilĂ une lettre qu'on vient d'apporter de la poste, Madame. La Comtesse. - Donnez. Voulez-vous bien que je me retire un moment pour la lire? C'est de mon frĂšre. ScĂšne VIII LĂ©lio, Le Chevalier LĂ©lio. - Que diantre signifie cela? elle me prend au mot; que dites-vous de ce qui se passe lĂ ? Le Chevalier. - Ce que j'en dis? rien; je crois que je rĂÂȘve, et je tĂÂąche de me rĂ©veiller. LĂ©lio. - Me voilĂ en belle posture, avec sa main qu'elle m'offre, que je lui demande avec fracas, et dont je ne me soucie point. Mais ne me trompez-vous point? Le Chevalier. - Ah, que dites-vous lĂ ! je vous sers loyalement, ou je ne suis pas soubrette. Ce que nous voyons lĂ peut venir d'une chose pendant que nous nous parlions, elle me soupçonnait d'avoir quelque inclination Ă Paris; je me suis contentĂ© de lui rĂ©pondre galamment lĂ -dessus; elle a tout d'un coup pris son sĂ©rieux; vous ĂÂȘtes entrĂ© sur le champ; et ce qu'elle en fait n'est sans doute qu'un reste de dĂ©pit, qui va se passer; car elle m'aime. LĂ©lio. - Me voilĂ fort embarrassĂ©. Le Chevalier. - Si elle continue Ă vous offrir sa main, tout le remĂšde que j'y trouve, c'est de lui dire que vous l'Ă©pouserez, quoique vous ne l'aimiez plus. Tournez-lui cette impertinence-lĂ d'une maniĂšre polie; ajoutez que, si elle ne veut pas le dĂ©dit sera son affaire. LĂ©lio. - Il y a bien du bizarre dans ce que tu me proposes lĂ . Le Chevalier. - Du bizarre! Depuis quand ĂÂȘtes-vous si dĂ©licat? Est-ce que vous reculez pour un mauvais procĂ©dĂ© de plus qui vous sauve dix mille Ă©cus? Je ne vous aime plus, Madame, cependant je veux vous Ă©pouser; ne le voulez-vous pas? payer le dĂ©dit; donnez-moi votre main ou de l'argent. VoilĂ tout. ScĂšne IX LĂ©lio, la Comtesse, Le Chevalier La Comtesse. - LĂ©lio, mon frĂšre ne viendra pas si tĂÂŽt. Ainsi, il n'est plus question de l'attendre, et nous finirons quand vous voudrez. Le Chevalier, bas Ă LĂ©lio. - Courage; encore une impertinence, et puis c'est tout. LĂ©lio. - Ma foi, Madame, oserais-je vous parler franchement? Je ne trouve plus mon coeur dans sa situation ordinaire. La Comtesse. - Comment donc! expliquez-vous; ne m'aimez-vous plus? LĂ©lio. - Je ne dis pas cela tout Ă fait; mais mes inquiĂ©tudes ont un peu rebutĂ© mon coeur. La Comtesse. - Et que signifie donc ce grand Ă©talage de transports que vous venez de me faire? Qu'est devenu votre dĂ©sespoir? N'Ă©tait-ce qu'une passion de thĂ©ĂÂątre? Il semblait que vous alliez mourir, si je n'y avais mis ordre. Expliquez-vous, Madame; je n'en puis plus, je souffre... LĂ©lio. - Ma foi, Madame, c'est que je croyais que je ne risquerais rien, et que vous me refuseriez. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes un excellent comĂ©dien; et le dĂ©dit, qu'en ferons-nous, Monsieur? LĂ©lio. - Nous le tiendrons, Madame; j'aurai l'honneur de vous Ă©pouser. La Comtesse. - Quoi donc! vous m'Ă©pouserez, et vous ne m'aimez plus! LĂ©lio. - Cela n'y fait de rien, Madame; cela ne doit pas vous arrĂÂȘter. La Comtesse. - Allez, je vous mĂ©prise, et ne veux point de vous. LĂ©lio. - Et le dĂ©dit, Madame, vous voulez donc bien l'acquitter? La Comtesse. - Qu'entends-je, LĂ©lio? OĂÂč est la probitĂ©? Le Chevalier. - Monsieur ne pourra guĂšre vous en dire des nouvelles; je ne crois pas qu'elle soit de sa connaissance. Mais il n'est pas juste qu'un misĂ©rable dĂ©dit vous brouille ensemble; tenez, ne vous gĂÂȘnez plus ni l'un ni l'autre; le voilĂ rompu. Ha, ha, ha. LĂ©lio. - Ah, fourbe! Le Chevalier. - Ha, ha, ha, consolez-vous, LĂ©lio; il vous reste une demoiselle de douze mille livres de rente; ha, ha! On vous a Ă©crit qu'elle Ă©tait belle; on vous a trompĂ©, car la voilĂ ; mon visage est l'original du sien. La Comtesse. Ah juste ciel! Le Chevalier. - Ma mĂ©tamorphose n'est pas du goĂ»t de vos tendres sentiments, ma chĂšre Comtesse. Je vous aurais menĂ© assez loin, si j'avais pu vous tenir compagnie; voilĂ bien de l'amour de perdu; mais, en revanche, voilĂ une bonne somme de sauvĂ©e; je vous conterai le joli petit tour qu'on voulait vous jouer. La Comtesse. - Je n'en connais point de plus triste que celui que vous me jouez vous-mĂÂȘme. Le Chevalier. - Consolez-vous vous perdez d'aimables espĂ©rances, je ne vous les avais donnĂ©es que pour votre bien. Regardez le chagrin qui vous arrive comme une petite punition de votre inconstance; vous avez quittĂ© LĂ©lio moins par raison que par lĂ©gĂšretĂ©, et cela mĂ©rite un peu de correction. A votre Ă©gard, seigneur LĂ©lio, voici votre bague. Vous me l'avez donnĂ©e de bon coeur, et j'en dispose en faveur de Trivelin et d'Arlequin. Tenez, mes enfants, vendez cela, et partagez-en l'argent. Trivelin et Arlequin. - Grand merci! Trivelin. - Voici les musiciens qui viennent vous donner la fĂÂȘte qu'ils ont promise. Le Chevalier. - Voyez-la, puisque vous ĂÂȘtes ici. Vous partirez aprĂšs; ce sera toujours autant de pris. Divertissement Cet amour dont nos coeurs se laissent enflammer, Ce charme si touchant, ce doux plaisir d'aimer Est le plus grand des biens que le ciel nous dispense. Livrons-nous donc sans rĂ©sistance A l'objet qui vient nous charmer. Au milieu des transports dont il remplit notre ĂÂąme, Jurons-lui mille fois une Ă©ternelle flamme. Mais n'inspire-t-il plus ces aimables transports? Trahissons aussitĂÂŽt nos serments sans remords. Ce n'est plus Ă l'objet qui cesse de nous plaire Que doivent s'adresser les serments qu'on a faits, C'est Ă l'Amour qu'on les fit faire, C'est lui qu'on a jurĂ© de ne quitter jamais. Premier couplet. Jurer d'aimer toute sa vie, N'est pas un rigoureux tourment. Savez-vous ce qu'il signifie? Ce n'est ni Philis, ni Silvie, Que l'on doit aimer constamment; C'est l'objet qui nous fait envie. DeuxiĂšme couplet. Amants, si votre caractĂšre, Tel qu'il est, se montrait Ă nous, Quel parti prendre, et comment faire? Le cĂ©libat est bien austĂšre; Faudrait-il se passer d'Ă©poux? Mais il nous est trop nĂ©cessaire. TroisiĂšme couplet. Mesdames, vous allez conclure Que tous les hommes sont maudits; Mais doucement et point d'injure; Quand nous ferons votre peinture, Elle est, je vous en avertis, Cent fois plus drĂÂŽle, je vous jure. Le DĂ©nouement imprĂ©vu Acteurs ComĂ©die en un acte, en prose, ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens français le 2 dĂ©cembre 1724 Acteurs Monsieur Argante. Mademoiselle Argante, fille de Monsieur Argante. Dorante, amant de Mademoiselle Argante. Eraste, amant de Mademoiselle Argante. MaĂtre Pierre, fermier de Monsieur Argante. Lisette, suivante de Mademoiselle Argante. Crispin, valet d'Eraste. Un domestique de Monsieur Argante. ScĂšne premiĂšre Dorante, MaĂtre Pierre Dorante, d'un air dĂ©solĂ©. - Je suis au dĂ©sespoir, mon pauvre maĂtre Pierre je ne sais que devenir. MaĂtre Pierre. - Eh! marguenne, arrĂÂȘtez-vous donc! Voute lamentation me corrompt toute ma balle humeur. Dorante. - Que veux-tu? J'aime Mademoiselle Argante plus qu'on n'a jamais aimĂ© je me vois Ă la veille de la perdre, et tu ne veux pas que je m'afflige? MaĂtre Pierre. - En sait bian qu'il faut parfois s'affliger; mais faut y aller pus bellement que ça; car moi, j'aime itou Lisette, voyez-vous! en-dit que stila qui veut Ă©pouser Mademoiselle Argante a un valet; si le maĂtre Ă©pouse notre demoiselle; il l'emmĂšnera Ă son chĂÂątiau; Lisette suivra la velĂ emballĂ©e pour le voyage, et c'est autant de pardu pour moi que ce ballot-lĂ ; ce guiable de valet en fera son proufit. Je vois tout ça fixiblement clair stanpendant, je me tians l'esprit farme, je bataille contre le chagrin; je me dis que tout ça n'est rian, que ça n'arrivera pas; mais, morguĂ©! quand je vous entends geindre, ça me gĂÂąte le courage. Je me dis Piarre, tu ne prends point de souci, mon ami, et c'est que tu t'enjĂÂŽles; si tu faisais bian, tu en prenrais j'en prends donc. Tenez; tout en parlant de chouse et d'autre, velĂ -t-il pas qu'il me prend envie de pleurer! et c'est vous qui en ĂÂȘtes cause. Dorante. - HĂ©las! mon enfant, rien n'est plus sĂ»r que notre malheur l'Ă©poux qu'on destine Ă Mademoiselle Argante doit arriver aujourd'hui, et c'en est fait; Monsieur Argante, pour marier sa fille, ne voudra pas seulement attendre qu'il soit de retour Ă Paris. MaĂtre Pierre. - C'en est donc fait? queu piquiĂ© que, noute vie, Monsieur Dorante! Mais pourquoi est-ce que Monsieur Argante, noute maĂtre; ne veut pas vous bailler sa fille? Vous avez une bonne mĂ©tairie ici; vous ĂÂȘtes un joli garçon, une bonne pĂÂąte d'homme, d'une belle et bonne profession; vous plaidez pour le monde. Il est bian vrai quou n'ĂÂȘtes pas chanceux, vous pardez vos causes; mais que faire à ça? Un autre les gagne; tant pis pour ceti-ci, tant mieux pour ceti-lĂ ; tant pis et tant mieux font aller le monde Ă cause de ça faut-il refuser sa fille aux gens? Est-ce que le futur est plus riche que vous? Dorante. - Non mais il est gentilhomme, et je ne le suis pas. MaĂtre Pierre. - ParguĂ©, je vous trouve pourtant fort gentil, moi. Dorante. - Tu, ne m'entends point je veux dire qu'il n'y a point de noblesse dans ma famille. MaĂtre Pierre. - Eh bien! boutez-y-en; ça est-il si char pour s'en faire faute? Dorante. - Ce n'est point cela; il faut ĂÂȘtre d'un sang noble. MaĂtre Pierre. - D'un sang noble? Queu guiable d'invention d'avoir fait comme ça du sang de deux façons, pendant qu'il viant du mĂÂȘme ruissiau! Dorante. - Laissons cet article-lĂ ; j'ai besoin de toi. Je n'oserais voir Mademoiselle Argante aussi souvent que je le voudrais, et tu me feras plaisir de la prier, de ma part, de consentir Ă l'expĂ©dient que je lui ai donnĂ©. MaĂtre Pierre. - Oh! vartiguĂ©, laissez-moi faire; je parlerons au pĂšre itou il n'a qu'Ă venir, avec son sang noble, comme je vous le rembarrerai! Je nous traitons tous deux sans çarimonie; je sis son farmier, et en cette qualitĂ©, j'ons le parvilĂšge de l'assister de mes avis; je sis accoutumĂ© à ça il me conte ses affaires, je le gouvarne, je le rĂ©primande il est bavard et tĂÂȘtu; moi je suis roide et prudent; je li dis il faut que ça soit, le bon sens le veut; lĂ -dessus il se dĂ©mĂšne, je hoche la tĂÂȘte, il se fĂÂąche, je m'emporte, il me repart, je li repars Tais-toi! Non, morguĂ©! MorguĂ©, si! MorguĂ©, non! et pis il jure; et pis je li rends; ça li Ă©tablit une bonne opinion de mon çarviau, qui l'empĂÂȘche d'aller Ă l'encontre de mes volontĂ©s et il a raison de m'obĂ©ir; car en vĂ©ritĂ©, je sis fort judicieux de mon naturel, sans que ça paraisse ainsi je varrons ce qu'il en sera. Dorante. - Si tu me rends service lĂ dedans, maĂtre Pierre, et que Mademoiselle Argante n'Ă©pouse pas l'homme en question, je te promets d'honneur cinquante pistoles en te mariant avec Lisette. MaĂtre Pierre. - Monsieur Dorante, vous avez du sang noble, c'est moi qui vous le dis; ça se connaĂt aux pistoles que vous me pourmettez, et ça se prouvera tout Ă fait quand je les recevrons. Dorante. - La preuve t'en est sĂ»re; mais n'oublie pas de presser Mademoiselle Argante sur ce que je t'ai dit. MaĂtre Pierre. - Tatiguienne! dormez en repos et n'en pardez pas un coup de dent si alle bronchait, je li revaudrais. Sa bonne femme de mĂšre, alle est dĂ©funte, et cette fille-ci qu'alle a eu, alle est par consĂ©quent la fille de Monsieur Argante, n'est-ce pas? Dorante. - Sans doute. MaĂtre Pierre. - Sans doute. Je le veux bian itou, je n'empĂÂȘche rian, je sis de tout bon accord; mais si je voulions souffler une petite bredouille dans l'oreille du papa, il varrait bien que Mademoiselle Argante est la fille de sa mĂšre; Mais velĂ . tout. Dorante. - Cela n'aboutit Ă rien; songe seulement Ă ce que je te promets. MaĂtre Pierre, - Oui, le songerons toujours Ă cinquante pistoles; mais touchez-moi un petit mot de l'expĂ©dient quou dites. Dorante. - Il est bizarre, je l'avoue; mais c'est l'unique ressource qui nous reste. Je voudrais donc que, pour dĂ©goĂ»ter le futur, elle affectĂÂąt une sorte de maladie, un dĂ©rangement, comme qui dirait des vapeurs. MaĂtre Pierre. - Dites Ă la franquette quou voudriais qu'alle fĂt la folle. VelĂ bien de quoi! Ca ne coĂ»te rian aux femmes par bonheur alles ont un esprit d'un merveilleux acabit pour ça, et Mademoiselle Argante nous fournira de la folie tant que j'en voudrons; son çarviau la met Ă mĂÂȘme. Mais velĂ son pĂšre ĂÂŽtez-vous de par ici; tantĂÂŽt je vous rendrons rĂ©ponse. ScĂšne II Monsieur Argante, MaĂtre Pierre Monsieur Argante. - Avec qui Ă©tais-tu lĂ ? MaĂtre Pierre. - Eh voire, j'Ă©tais avec queuqu'un. Monsieur Argante. - Eh! qui est-il ce quelqu'un? MaĂtre Pierre. - Aga donc! Il faut bian que ce soit une parsonne. Monsieur Argante. - Mais je veux savoir qui c'Ă©tait, car je me doute que c'est Dorante. MaĂtre Pierre. - Oh bian! cette doutance-lĂ , prenez que c'est une çartitude, vous n'y pardrez rian., Monsieur Argante. - Que vient-il faire ici? MaĂtre Pierre. - M'y voir. Monsieur Argante. - Je lui ai pourtant dit qu'il me ferait plaisir de ne plus venir chez moi. MaĂtre Pierre. - Et si ce n'est pas son envie de vous faire plaisir, est-ce que les volontĂ©s ne sont pas libres? Monsieur Argante. - Non, elles ne le sont pas; car je lui dĂ©fendrai d'y venir davantage. MaĂtre Pierre. - Bon, je li dĂ©fendrai! Il vous dira qu'il ne dĂ©pend de parsonne. Monsieur Argante. - Mais vous dĂ©pendez de moi, vous autres, et je vous dĂ©fends de le voir et de lui parler. MaĂtre Pierre. - Quand je serons aveugles et muets, je ferons voute commission, Monsieur Argante. Monsieur Argante. - Il faut toujours que tu raisonnes. MaĂtre Pierre. - Que voulez-vous? J'ons une langue, et je m'en sars; tant que je l'aurai, je m'en sarvirai; vous me chicanez avec la voute, peut-ĂÂȘtre que je vous lantarne avec la mienne. Monsieur Argante. - Ah! je vous chicane! c'est-Ă -dire, maĂtre Pierre, que vous n'ĂÂȘtes pas content de ce que j'ai congĂ©diĂ© Dorante? MaĂtre Pierre. - Je n'approuve rian que de bon, moi. Monsieur Argante. - Je vous dis! il faudra que je dispose de ma fille Ă sa fantaisie! MaĂtre Pierre. - Acoutez, peut-ĂÂȘtre que la raison le voudrait; mais voute avis est bian pus raisonnable que le sian. Monsieur Argante. - Comment donc! est-ce que je ne la marie pas Ă un honnĂÂȘte, homme? MaĂtre Pierre. - Bon! le velĂ bian avancĂ© d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte homme! Il n'y a que les couquins qui ne sont pas honnĂÂȘtes gens. Monsieur Argante. - Tais-toi, je ne suis pas raisonnable de t'Ă©couter; laisse-moi en repos, et va-t'en dire aux musiciens que j'ai fait venir de Paris qu'ils se tiennent prĂÂȘts pour ce soir. MaĂtre Pierre. - Qu'est-ce quou en voulez faire, de leur musicle? Monsieur Argante. - Ce qu'il me plaĂt. MaĂtre Pierre. - Est-ce quou voulez danser la bourrĂ©e avec ces violoneux? Ca n'est pas parmis Ă un maĂtre de maison. Monsieur Argante. - Ah! tu m'impatientes. MaĂtre Pierre. - Parguenne, et vous itou tenez, j'use trop mon esprit aprĂšs vous. Par la mardi! voute farme, et tous les animaux qui en dĂ©pendont, me baillont moins de peine Ă gouvarner que vous tout seul; par ainsi, prenez un autre farmier je varrons un peu ce qu'il en sera, quand vous ne serez pus Ă ma charge. Monsieur Argante. - Fort bien! me quitter tout d'un coup dans l'embarras oĂÂč je suis, et le jour mĂÂȘme que je marie ma fille; vous prenez bien votre temps, aprĂšs toutes les bontĂ©s que j'ai eues pour vous! MaĂtre Pierre. - Voirement, des bontĂ©s! Si je comptions ensemble, vous m'en deveriez pus de deux douzaines mais gardez-les, et grand bian vous fasse. Monsieur Argante. - Mais enfin, pourquoi me quitter? MaĂtre Pierre. - C'est que mes bonnes qualitĂ©s sont entarrĂ©es avec vous; c'est qu'ou voulez marier voute fille Ă voute tĂÂȘte, en lieu de la marier Ă la mienne; et drĂšs qu'ou ne voulez pas me complaire en ça, drĂšs que ma raison ne vous sart de rian, et qu'ou prĂ©tendez ĂÂȘtre le maĂtre par-dessus moi qui sis prudent, drĂšs qu'ou allez toujours voute chemin maugrĂ© que je vous retienne par la bride, je pards mon temps cheux vous. Monsieur Argante. - Me retenir par la bride! belle façon de s'exprimer! MaĂtre Pierre. - C'est une petite simulitude qui viant fort Ă propos. Monsieur Argante. - C'est ma fille qui vous fait parler, je le vois bien; mais il n'en sera pourtant que ce que j'ai rĂ©solu; elle Ă©pousera aujourd'hui celui que j'attends. Je lui fais un grand tort, en vĂ©ritĂ©, de lui donner un homme pour le moins aussi riche que ce fainĂ©ant de Dorante, et qui avec cela est gentilhomme! MaĂtre Pierre. - Ah! nous y velĂ donc, Ă la gentilhommerie! Eh fi, noute Monsieur! ça est vilain Ă voute ĂÂąge de bailler comme ça dans la bagatelle; en vous amuse comme un enfant avec un joujou. Jamais je n'endurerai ça; voyez-vous, Monsieur Dorante est amoureux de voute fille, alle est amoureuse de li; il faut qu'ils voyont le bout de ça. Hier encore, sous le barciau de noute jardin je les entendais. A part. Sarvons-li d'une bourde. Haut. Ma mie, ce li disait-il, voute pĂšre veut donc vous bailler un autre homme que moi? Eh! vraiment oui! ce faisait-elle. Eh! que dites-vous de ça? ce faisait-il. Eh! qu'en pourrais-je dire? ce faisait-elle. Mais si vous m'aimez bian, vous lui dirais quou ne le voulez pas. HĂ©las! mon grand ami, je lui ai tant dit! Mais bref, Ă la parfin que ferez-vous? Eh! je n'en sais rian. J'en mourrai, ce dit-il. Et moi itou, ce dit-elle... Quoi, je mourrons donc? Voute pĂšre est bian tarrible... Que voulez-vous? comme on me l'a baillĂ©, je l'ai prins... Monsieur Argante, en colĂšre et s'en allant. - L'impertinente, avec son amant! et toi encore plus impertinent de me rapporter de pareils discours; mais mon gendre va venir, et nous verrons qui sera le maĂtre. ScĂšne III Mademoiselle Argante, Lisette, MaĂtre Pierre Mademoiselle Argante. - Il me semble que mon pĂšre sort fĂÂąchĂ© d'avec toi. De quoi parliez-vous? MaĂtre Pierre. - De voute noce avec le fils de ce gentilhomme. Lisette. - Eh bien? MaĂtre Pierre. - Eh bian! je ne sais qui l'a enhardi; mais il n'est pas si timide que de coutume avec moi il m'a bravement injuriĂ© et baillĂ© le sobriquet d'impartinent, et m'a enchargĂ© de dire Ă Mademoiselle Argante qu'alle est une sotte; et pisque la velĂ , je li fais ma commission. Lisette, Ă Mademoiselle Argante. - LĂ -dessus, Ă quoi vous dĂ©terminez-vous? Mademoiselle Argante. - Je ne sais; mais je suis au dĂ©sespoir de me voir en danger d'Ă©pouser un homme que je n'ai jamais vu; et seulement parce qu'il est le fils de l'ami de mon pĂšre. MaĂtre Pierre. - Tenez, tenez, il n'y a point de dĂ©tarmination à ça. J'avons arrĂÂȘtĂ©, Monsieur Dorante et moi, ce qu'ou devez faire, et velĂ cen que c'est. Il faut qu'ou deveniais folle; ça est conclu entre nous; il n'y a pus Ă dire non faut parachever. Allons, avancez-nous, en attendant, queuque petit Ă©chantillon d'extravagance ont voir comment ça fait en dit que les vapeurs sont bonnes pour ça, montrez-m'en une. Mademoiselle Argante. - Oh! laisse-moi, je n'ai point envie de rire. Lisette. - Va, ne t'embarrasse pas; nous autres femmes, pour faire les folles avons-nous besoin d'Ă©tudier notre rĂÂŽle? MaĂtre Pierre. - Non; je savons bian vos facultĂ©s; mais n'amporte, il s'agit d'avoir l'esprit pus tornĂ© que de coutume. Lisette, sarmonne-la un peu lĂ -dessus, et songe toujours Ă noute amiquiĂ© ça ne fait que croĂtre et embellir cheux moi, quand je te regarde. Lisette. - Je t'en fais mes compliments. MaĂtre Pierre. - Adieu; noute maĂtre est sourti, je pense. Je vas revenir, si je puis, avec Monsieur Dorante. ScĂšne IV Mademoiselle Argante, Lisette Lisette. - CĂ , faites vos rĂ©flexions. Consentez-vous Ă ce qu'on vous propose? Mademoiselle Argante. - Je ne saurais m'y rĂ©soudre. Jouer un rĂÂŽle de folle! Cela est bien laid. Lisette. - Eh, mort de ma vie! trouvez-moi quelqu'un qui ne joue pas ce rĂÂŽle-lĂ dans le monde? Qu'est-ce que c'est que la sociĂ©tĂ© entre nous autres honnĂÂȘtes gens, s'il vous plaĂt? N'est-ce pas une assemblĂ©e de fous paisibles qui rient de se voir faire, et qui pourtant s'accordent? Eh bien! mettez-vous pour quelques instants de la coterie des fous revĂÂȘches, et nous dirons nous autres la tĂÂȘte lui a tournĂ©. Mademoiselle Argante. - Tu as beau dire; cela me rĂ©pugne. Lisette. - Je crois qu'effectivement vous avez raison. Il vaut mieux que vous Ă©pousiez ce jeune rustre que nous attendons. Que de repos vous allez avoir Ă la campagne! Plus de toilette, plus de miroir, plus de boĂte Ă mouches; cela ne rapporte rien. Ce n'est pas comme Ă Paris, oĂÂč il faut tous les matins recommencer son visage, et le travailler sur nouveaux frais. C'est un embarras que tout cela; et on ne l'a pas Ă la campagne il n'y a lĂ que de bons gros coeurs, qui sont francs, sans façon, et de bon appĂ©tit. La maniĂšre les prendre est trĂšs aisĂ©e; une face large, massive, en fait l'affaire; et en moins d'un an vous aurez toutes ces mignardises convenables. Mademoiselle Argante. - VoilĂ de fort jolies mignardises! Lisette. - J'oubliais le meilleur. Vous aurez parfois des galants houbereaux qui viendront vous rendre hommage, qui boiront du vin pur Ă votre santĂ©; mais avec des contorsions!... Vous irez vous promener avec eux, la petite canne Ă la main, le manteau troussĂ© de peur des crottes ils vous aideront Ă sauter le fossĂ©, vous diront que vous ĂÂȘtes adroite, remplie de charmes et d'esprit, avec tout plein d'Ă©quivoques spirituelles, qui brocheront sur le tout. Qu'en dites-vous? Prenez votre parti, sinon je recommence, et je vous nomme tous les animaux de votre ferme, jusqu'Ă votre mari. Mademoiselle Argante. - Ah! le vilain homme! Lisette. - Allons, vite, choisissez de quel genre de folie vous voulez le dĂ©goĂ»ter; il va venir, comme vous savez, et vous aimez Dorante, sans doute? Mademoiselle Argante. - Mais oui, je l'aime; car je ne connais que lui depuis quatre ans. Lisette. - Mais oui, je l'aime! Qu'est-ce que c'est qu'un amour qui commence par mais, et qui finit par car? Mademoiselle Argante. - Je m'explique comme je sens. Il y a si longtemps que nous nous voyons; c'est toujours la mĂÂȘme personne, les mĂÂȘmes sentiments cela ne pique pas beaucoup; mais au bout du compte, c'est un bon garçon; je l'aime quelquefois plus, quelquefois moins, quelquefois point du tout; c'est suivant quand il y a longtemps que je ne l'ai vu, je le trouve bien aimable; quand je le vois tous les jours, il m'ennuie un peu, mais cela se passe, et je m'y accoutume s'il y avait un peu plus de mouvement dans mon coeur, cela ne gĂÂąterait rien pourtant. Lisette. - Mais n'y a-t-il pas un peu d'inconstance lĂ -dedans? Mademoiselle Argante. - Peut-ĂÂȘtre bien; mais on ne met rien dans son coeur, on y prend ce qu'on y trouve. Lisette. - Chemin faisant je rencontre de certains visages qui me remuent, et celui de Pierrot ne me remue point; n'ĂÂȘtes-vous pas comme moi. Mademoiselle Argante. - VoilĂ oĂÂč j'en suis. Il y a des physionomies qui font que Dorante me devient si insipide! Et malheureusement, dans ce moment-lĂ , il a la fureur de m'aimer plus qu'Ă l'ordinaire moi, je voudrais qu'il ne me dĂt rien; mais les hommes savent-ils se gouverner avec nous? Ils sont si maladroits! Ils viennent quelquefois vous accabler d'un tas de sentiments langoureux qui ne font que vous affadir le coeur; on n'oserait leur dire Allez-vous-en, laissez-moi en repos, vous vous perdez. Ce serait mĂÂȘme une charitĂ© de leur dire cela; mais point, il faut les Ă©couter, n'en pouvoir plus, Ă©touffer, mourir d'ennui et de satiĂ©tĂ© pour eux; le beau profit qu'ils font lĂ ! Qu'est-ce que c'est qu'un homme toujours tendre, toujours disant Je vous adore; toujours vous regardant avec passion; toujours exigeant que vous le regardiez de mĂÂȘme? Le moyen de soutenir cela? Peut-on sans cesse dire Je vous aime? On en a quelquefois envie, et on le dit; aprĂšs cela l'envie se passe, il faut attendre qu'elle revienne. Lisette. - Mais enfin, Ă©pouserez-vous le campagnard? Mademoiselle Argante. - Non, je ne saurais souffrir la campagne, et j'aime mieux Dorante, qui ne quittera jamais Paris. AprĂšs tout, il ne m'ennuie pas toujours, et je serais fĂÂąchĂ©e de le perdre. Lisette. - Je vois Pierrot qui revient bien intriguĂ©. ScĂšne V Mademoiselle Argante, Lisette, MaĂtre Pierre Lisette. - OĂÂč est Dorante? MaĂtre Pierre. - HĂ©las! il est en chemin pour venir ici; et moi, Mademoiselle Argante, je vians pour vous dire que ce garçon-lĂ n'a pas encore trois jours Ă vivre. Mademoiselle Argante. - Comment donc? MaĂtre Pierre. - Oui, et s'il m'en veut croire, il fera son testament drĂšs ce soir; car s'il allait trapasser sans le dire au tabellion, j'aimerais autant qu'il ne mourĂt pas ce ne serait pas la peine, et ça me fĂÂącherait trop; en lieu que, s'il me laissait queuque chouse, ça ferait que je me lamenterais plus agriablement sur li. Lisette. - Dis donc ce qui lui est arrivĂ©. Mademoiselle Argante. - Est-il malade, empoisonnĂ©, blessĂ©? Parle. MaĂtre Pierre. - Attendez que je reprenne vigueur; car moi qui veux hĂ©riter de li, je sis si dĂ©couragĂ©, si dĂ©confit, que je sis d'avis itou de coucher mes darniĂšres volontĂ©s sur de l'Ă©criture, afin de laisser mes nippes Ă Lisette. Lisette. - Allons, allons, nigaud, avec ton testament et tes nippes il n'y a rien que je haĂÂŻsse tant que des derniĂšres volontĂ©s. Mademoiselle Argante. - Eh! ne l'interromps pas. J'attends qu'il nous dise l'Ă©tat oĂÂč est Dorante. MaĂtre Pierre. - Ah! le pauvre homme! la diĂšte le pardra. Lisette. - Eh! depuis quand fait-il diĂšte? MaĂtre Pierre. - De ce matin. Lisette. - Peste du benĂÂȘt! MaĂtre Pierre. - Tenez, le velĂ . Voyez queu mine il a! Comme il est, blafard! ScĂšne VI Mademoiselle Argante, Dorante, Lisette, MaĂtre Pierre Dorante, d'un air affligĂ©. - Je suis au dĂ©sespoir, Madame; votre fermier m'a fait un rĂ©cit qui m'a fait trembler. Il dit que vous refusez de me conserver votre main, et que vous ne voulez pas en venir Ă la seule ressource qui nous reste. Mademoiselle Argante. - Eh bien! remettez-vous, j'extravaguerai; la comĂ©die va commencer; ĂÂȘtes-vous content? MaĂtre Pierre. - Alle extravaguera, Monsieur Dorante, alle extravaguera. Queu plaisir! Je varrons la comĂ©die; alle fera le Poulichinelle, queu contentement! Je rirons comme des fous. Il faut extravaguer tretous au moins. Dorante. - Vous me rendez la vie, Madame; mais de grĂÂące l'amour seul a-t-il part Ă ce que vous allez faire? Mademoiselle Argante. - Eh! ne savez-vous pas bien que je vous aime, quoique j'oublie quelquefois de vous le dire? Dorante. - Eh! pourquoi l'oubliez-vous? Mademoiselle Argante. - C'est que cela est fini; je n'y songe plus. Lisette. - Eh! oui, cela va sans dire retirons-nous; je crois que votre pĂšre est revenu, vous pouvez l'attendre mais il n'est pas Ă propos qu'il nous voie, nous autres. Dorante. - Adieu, Madame; songez que mon bonheur dĂ©pend de vous. Mademoiselle Argante. - J'y penserai, j'y penserai; allez-vous-en. Seule. Nous verrons un peu ce que dira mon pĂšre, quand il me verra folle. Je crois qu'il va faire de belles exclamations! Heureusement, sur le sujet dont il s'agit, il m'a dĂ©jĂ vue dans quelques Ă©carts, et je crois que la chose ira bien; car il s'agit d'une malice, et je suis femme c'est de quoi rĂ©ussir. Le voilĂ , prenons une contenance qui prĂ©pare les voies. ScĂšne VII Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, battant la mesure de son pied Monsieur Argante. - Que faites-vous lĂ , Mademoiselle? Mademoiselle Argante. - Rien. Monsieur Argante. - Rien? belle occupation! Mademoiselle Argante. - Je vous dĂ©fie pourtant de critiquer rien. Monsieur Argante. - Quelle Ă©tourdie! comme vous voilĂ faite! Mademoiselle Argante. Faite au tour, Ă ce qu'on dit. Monsieur Argante. - HĂ©! je crois que vous plaisantez? Mademoiselle Argante. - Non, je suis de mauvaise humeur; car je n'ai pu jouer du clavecin ce matin. Monsieur Argante. - Laissez lĂ votre clavecin; mon gendre arrive, et vous ne devez pas le recevoir dans un ajustement aussi nĂ©gligĂ©. Mademoiselle Argante. - Ah! laissez-moi faire; le nĂ©gligĂ© va au coeur... Si j'Ă©tais ajustĂ©e, on ne verrait que ma parure; dans mon nĂ©gligĂ©, on ne verra que moi, et on n'y perdra rien. Monsieur Argante. - Oh! oh! que signifie donc ce discours-lĂ ? Mademoiselle Argante. - Vous haussez les Ă©paules, vous ne me croyez pas je vous convaincrai, papa. Monsieur Argante. - Je n'y comprends rien. Ma fille? Mademoiselle Argante. - Me voilĂ , mon pĂšre. Monsieur Argante. - Avez-vous dessein de me jouer? Mademoiselle Argante. - Qu'avez-vous donc? Vous m'appelez, je vous rĂ©ponds; vous vous fĂÂąchez, je vous laisse faire. De quoi s'agit-il? expliquez-vous. Je suis lĂ , vous me voyez, je vous entends, que vous plaĂt-il? Monsieur Argante. - En vĂ©ritĂ©, sais-tu bien que si on t'Ă©coutait, on te prendrait pour une folle? Mademoiselle Argante. - Eh! eh! eh!... Monsieur Argante. - Eh! Eh! il n'est pas question, d'en rire, cela est vrai. Mademoiselle Argante. - J'en pleurerai, si vous le jugez Ă propos. Je croyais qu'il en fallait rire, je suis dans la bonne foi. Monsieur Argante. - Non il faut m'Ă©couter. Mademoiselle Argante le salue. - C'est bien de l'honneur Ă moi, mon pĂšre. Monsieur Argante. - Qu'on a de peine avec les enfants! Mademoiselle Argante. - Eh! vous ne vous vantez de rien; mais je crois que vous n'en avez pas mal donnĂ© Ă mon grand-pĂšre vous Ă©tiez bien sĂ©millant. Monsieur Argante. - Taisez-vous, petite fille. Mademoiselle Argante. - Les petites filles n'obĂ©issent point, mon pĂšre; et puisque j'en suis une, je ferai ma charge, et me gouvernerai, s'il vous plaĂt, suivant l'Ă©pithĂšte que vous me donnez. Monsieur Argante. - La patience m'Ă©chappera... Mademoiselle Argante. - Calmez-vous, je me tais voilĂ l'agrĂ©ment qu'il y a d'avoir affaire Ă une personne raisonnable! Monsieur Argante. - Je ne sais oĂÂč j'en suis, ni oĂÂč elle prend tant d'impertinences quoi qu'il en soit, finissons; je n'ai qu'un mot Ă vous dire prĂ©parez-vous Ă recevoir celui qui vient ici vous Ă©pouser. Mademoiselle Argante. - Ce discours-lĂ me fait ressouvenir d'une chanson qui dit PrĂ©parons-nous, Ă la fĂÂȘte nouvelle. Monsieur Argante, Ă©tonnĂ© longtemps. - J'attends que vous ayez achevĂ© votre chanson. Mademoiselle Argante. - Oh! voilĂ qui est fait; ce n'Ă©tait qu'une citation que je voulais faire. Monsieur Argante - Vous sortez du respect que vous me devez, ma fille. Mademoiselle Argante. - Serait-il possible! moi, sortir du respect! il me semble qu'en effet je dis des choses extraordinaires; je crois que je viens de chanter. Remettez moi, mon pĂšre; - oĂÂč en Ă©tions-nous? Je me retrouve vous m'avez proposĂ©, il y a quelques jours, un mariage qui m'a bouleversĂ© la tĂÂȘte Ă force d'y penser tout rompu qu'il est, je n'en saurais revenir, et il faut que j'en pleure. Monsieur Argante. - Oh! oh! cela serait-il de bonne foi, ma fille? D'oĂÂč vient tant de rĂ©pugnance pour un mariage qui t'est avantageux? Mademoiselle Argante. - Eh! me le proposeriez-vous s'il n'Ă©tait pas avantageux? Monsieur Argante. - Je fais le tout pour ton bien. Mademoiselle Argante, pleurant. - Et cependant je vous paie d'ingratitude. Monsieur Argante. - Va, je te le pardonne; c'est un petit travers qui t'a pris. Mademoiselle Argante. - Continuez, allez votre train, mon pĂšre; continuez, n'Ă©coutez pas mes dĂ©goĂ»ts, tenez ferme, point de quartier, courage; dites je veux; grondez; menacez, punissez ne m'abandonnez pas dans l'Ă©tat oĂÂč je suis je vous charge de tout ce qui m'arrivera. Monsieur Argante, attendri. - Va, mon enfant, je suis content de tes dispositions, et tu peux t'en fier Ă moi; je te donne Ă un homme avec qui tu seras heureuse; et la campagne, au bout du compte, a ses charmes aussi bien que la ville. Mademoiselle Argante. - Par ma foi, vous avez raison. Monsieur Argante. - Par ma foi? de quel terme te sers-tu lĂ ? je ne te l'ai jamais entendu dire, et je serais fĂÂąchĂ© que tu t'en servisses devant mon gendre futur. Mademoiselle Argante. - Ma foi, je l'ai cru bon, parce que c'est votre mot favori. Monsieur Argante. - Il ne sied point dans la bouche d'une fille. Mademoiselle Argante. - Je ne le dirai plus; mais revenons; contez-moi un peu ce que c'est que votre gendre n'est-ce pas cet homme des champs? Monsieur Argante - Encore! Est-il question d'un autre? Mademoiselle Argante. - Je m'imagine qu'il accourt Ă nous comme un satyre. Monsieur Argante. - Oh! je n'y saurais tenir. Vous ĂÂȘtes une impertinente; il vous Ă©pousera, je le veux, et vous obĂ©irez. Mademoiselle Argante. - Doucement, mon pĂšre; discutons froidement les choses. Vous aimez la raison, j'en ai de la plus rare. Monsieur Argante. - Je vous montrerai que je suis votre pĂšre. Mademoiselle Argante. - Je n'en ai jamais doutĂ©; je vous dispense de la preuve, tranquillisez-vous. Vous me direz peut-ĂÂȘtre que je n'ai que vingt ans, et que vous en avez soixante. Soit, vous ĂÂȘtes plus vieux que moi; je ne chicane point lĂ -dessus; j'aurai votre ĂÂąge un jour; car nous vieillissons tous dans notre famille. Ecoutez-moi, je me sers d'une supposition. Je suis Monsieur Argante; et vous ĂÂȘtes ma fille. Vous ĂÂȘtes jeune, Ă©tourdie, vive, charmante, comme moi. Et moi, je suis grave, sĂ©rieux, triste et sombre comme vous. Monsieur Argante. - OĂÂč suis-je? et qu'est-ce que c'est que cela? Mademoiselle Argante. - Je vous ai donnĂ© des maĂtres de clavecin, vous avez un gosier de rossignol, vous dansez comme Ă l'OpĂ©ra, vous avez du goĂ»t, de la dĂ©licatesse; moi du souci et de l'avarice; vous lisez des romans, des historiettes et des contes de fĂ©es; moi des Ă©dits, des registres et des mĂ©moires. Qu'arrive-t-il? Un vilain faune, un ours mal lĂ©chĂ© sort de sa taniĂšre, se prĂ©sente Ă moi, et vous demande en mariage. Vous croyez que je vais lui crier va-t'en. Point du tout. Je caresse la crĂ©ature maussade. Je lui fais des compliments, et je lui accorde ma fille. L'accord fait, je viens vous trouver et nous avons lĂ -dessus une conversation ensemble assez curieuse. La voici. Je vous dis Ma fille? Que vous plaĂt-il, mon pĂšre? me rĂ©pondez-vous car vous ĂÂȘtes civile et bien Ă©levĂ©e. Je vous marie, ma fille. A qui donc, mon pĂšre? A un honnĂÂȘte magot, un habitant des forĂÂȘts. Un magot, mon pĂšre! Je n'en veux point. Me prenez-vous pour une guenuche? Je chante, j'ai des appas, et je n'aurais qu'un magot, qu'un sauvage! Eh! fi donc! Mais il est gentilhomme. Eh bien! qu'on lui coupe le cou. Ma fille, je veux que vous le preniez. Mon pĂšre, je ne suis point de cet avis-lĂ . Oh! oh! friponne! ne suis-je pas le maĂtre?.... A cette Ă©pithĂšte de friponne, vous prenez votre sĂ©rieux; vous vous armez de fermetĂ©, et vous me dites Vous ĂÂȘtes le maĂtre, distinguo pour les choses raisonnables, oui; pour celles qui ne le sont pas, non. On ne force point les coeurs. Loi Ă©tablie. Vous voulez forcer le mien; vous transgressez la loi. J'ai de la vertu, je la veux garder. Si j'Ă©pousais votre magot, que deviendrait-elle? Je n'en sais rien. Monsieur Argante. - Vous mĂ©riteriez que je vous misse dans un couvent. Je pĂ©nĂštre vos desseins Ă prĂ©sent, fille ingrate; et vous vous imaginez que je serai la dupe de vos artifices? Mais si tantĂÂŽt j'ai lieu de me plaindre de votre conduite, vous vous en repentirez toute votre vie. VoilĂ ma rĂ©ponse retirez-vous. Mademoiselle Argante, le saluant. - Donnez-moi le temps de vous faire la rĂ©vĂ©rence, comme vous me l'auriez faite, si vous aviez Ă©tĂ© Ă ma place. Monsieur Argante. - Marchez, vous dis-je. ScĂšne VIII Monsieur Argante, Crispin, Un Domestique Le Domestique. - Monsieur, il y a lĂ -bas un valet qui demande Ă parler aprĂšs vous. Monsieur Argante. - Qu'il entre. Crispin paraĂt. - Monsieur, je viens de dix lieues d'ici, vous dire que je suis votre serviteur. Monsieur Argante. - Cela n'en valait pas la peine. Crispin. - Oh! je vous fais excuse! Vous d'un cĂÂŽtĂ©, et Mademoiselle votre fille d'un autre, vous mĂ©ritez fort bien vos dix lieues; ce n'est que chacun cinq. Monsieur Argante. - Qu'appelez-vous ma fille? Quelle part a-t-elle Ă cela? Crispin. - Ventrebleu! quelle part, Monsieur! sa part est meilleure que la vĂÂŽtre, car nous venons pour l'Ă©pouser. Monsieur Argante. - Pour l'Ă©pouser! Crispin. - Oui. Le seigneur Eraste, mon maĂtre, l'Ă©pousera pour femme, et moi pour maĂtresse. Monsieur Argante. - Ah, ah! tu appartiens Ă Eraste? Tu es apparemment le garçon plaisant dont il m'a parlĂ©? Crispin. - J'ai l'honneur d'ĂÂȘtre son associĂ©. C'est lui qui ordonne, c'est moi qui exĂ©cute. Monsieur Argante. - Je t'entends. Eh! oĂÂč est-il donc? Est-ce qu'il n'est pas venu? Crispin. - Oh! que si, Monsieur; mais par galanterie il a jugĂ© propos de se faire prĂ©cĂ©der par une espĂšce d'ambassade il m'a donnĂ© mĂÂȘme quelques petits intĂ©rĂÂȘts Ă traiter avec vous. Monsieur Argante. - De quoi s'agit-il donc? Crispin. - N'y a-t-il personne qui nous Ă©coute? Monsieur Argante. - Tu le vois bien. Crispin. - C'est que... N'y a-t-il point de femmes dans la chambre prochaine? Monsieur Argante - Quand il y en aurait, peuvent-elles nous entendre? Crispin. - Vertuchou, Monsieur! vous ne savez pas ce que c'est que l'oreille d'une femme. Cette oreille-lĂ , voyez-vous, d'une demi-lieue entend ce qu'on dit, et d'un quart de lieue ce qu'on va dire. Monsieur Argante. - Oh bien! je n'ai ici que des femmes sourdes. Parle. Crispin. - Oh! la surditĂ© lĂšve tout scrupule; et cela Ă©tant, je vous dirai sans façon que Monsieur Eraste va venir; mais qu'il vous prie de ne point dire Ă sa future que c'est lui, parce qu'il se fait un petit ragoĂ»t de la voir sous le nom seulement d'un ami dudit Monsieur Eraste; ainsi ce n'est point lui qui va venir, et c'est pourtant lui; mais lui sous la figure d'un autre que lui ce que je dis lĂ n'est-il pas obscur? Monsieur Argante. - Pas mal; mais je te comprends, et je veux bien lui donner cette satisfaction-lĂ qu'il vienne. Crispin. - Je crois que le voilĂ ; c'est lui-mĂÂȘme. A prĂ©sent je vais chercher mes ballots et les siens; mais de grĂÂące, avant que de partir, souffrez, Monsieur, que je vous recommande mon coeur; il est sans condition, daignez lui en trouver une. Monsieur Argante. - Va, va, nous verrons. ScĂšne IX Monsieur Argante, Eraste, MaĂtre Pierre, Lisette Monsieur Argante. - Je vous attendais ici avec impatience, mon cher enfant. Eraste. - Je m'y rends avec un grand plaisir, Monsieur. Crispin vous aura dit sans doute ce que je souhaite que vous m'accordiez? Monsieur Argante. - Oui, je le sais, et j'y consens; mais pourquoi cette façon? Eraste. - Monsieur, tout le monde me dit que Mademoiselle Argante est charmante et tout le monde apparemment ne se trompe pas; ainsi quand je demande Ă la voir sous cet habit-ci, ce n'est pas pour vĂ©rifier si ce que l'on m'a dit est vrai; mais peut-ĂÂȘtre, en m'Ă©pousant, ne fait-elle que vous obĂ©ir; cela m'inquiĂšte; et je ne viens sous un autre nom l'assurer de mes respects, que pour tĂÂącher d'entrevoir ce qu'elle pense de notre mariage. Monsieur Argante. - HĂ© bien! je vais la chercher. Eraste. - Eh! de grĂÂące, n'y allez point; je ne pourrais m'empĂÂȘcher de soupçonner que vous l'auriez avertie. J'ai trouvĂ© lĂ -bĂ s des ouvriers qui demandent Ă vous parler; si vous vouliez bien vous y rendre pour quelque temps. Monsieur Argante. - Mais... Eraste. - Je vous en supplie. Monsieur Argante, Ă part. - Je ne saurais croire que ma fille ose m'offenser jusqu'Ă certain point. A Eraste. Je me rends. Eraste. - Il me suffira que vous disiez Ă un domestique qu'un de mes amis; qui m'a prĂ©cĂ©dĂ©, souhaiterait avoir l'honneur de lui parler. Monsieur Argante. - HolĂ ! Pierrot, Lisette! MaĂtre Pierre et Lisette paraissent tous deux. MaĂtre Pierre. - Qu'est-ce quou nous voulez donc? Monsieur Argante. - Que quelqu'un de vous deux aille dire Ă ma fille, que voici un des amis d'Eraste, et qu'elle descende. MaĂtre Pierre - Ca ne se peut pas, alle a mal Ă son estomac et Ă sa tĂÂȘte. Lisette. - Oui, Monsieur; elle repose. Eraste. - Je vous assure que je n'ai qu'un mot Ă lui dire. MaĂtre Pierre, Ă part. - HĂ©las! comme il est douçoureux. Monsieur Argante. - Je viens de la quitter, et je veux qu'elle descende. Allez-y, Lisette. A maĂtre Pierre. Et toi, va-t'en. A Eraste. Je vous laisse pour vous satisfaire. Il sort. Eraste. - Je vous ai une vĂ©ritable obligation. Seul. Ce commencement me paraĂt triste. J'ai bien peur que Mademoiselle Argante ne se donne pas de bon coeur. ScĂšne X Eraste, MaĂtre Pierre MaĂtre Pierre, revenant et regardant, Ă part. - Le sieur Argante n'y est plus. Haut. Avec votre parmission, Monsieur l'ami de Monsieur le futur, en attendant que noute Demoiselle se requinque, agriez ma convarsation pour vous aider Ă passer un petit bout de temps. Eraste. - Oui-da, tu me parais amusant. MaĂtre Pierre. - Je ne sons pas tout Ă fait bĂÂȘte; le monde prend parfois de mes petits avis, et s'en trouve bian. Eraste. - Je n'en doute pas! MaĂtre Pierre, riant. - Tenez, vous avez une philosomie de bonne apparence j'esteme qu'ou ĂÂȘtes un bon compĂšre; velĂ ma pensĂ©e, parmettez la libartĂ©. Eraste. - Tu me fais plaisir. MaĂtre Pierre. - De queu vacation ĂÂȘtes-vous avec cet habit noir? Est-ce praticien ou mĂ©decin? TĂÂątez-vous le pouls ou bian la bourse? DĂ©pĂÂȘchez-vous le corps ou les bians? Eraste. - Je guĂ©ris du mal qu'on n'a pas. MaĂtre Pierre. - Vous ĂÂȘtes donc mĂ©decin? Tant mieux pour vous, tant pis pour les autres; et moi je sis le farmier d'ici, et ce n'est tant pis pour parsonne. Eraste. - Comment! mais tu as de l'esprit. Tu dis qu'on te consulte. Parbleu, dans l'occasion je te consulterais volontiers aussi. MaĂtre Pierre. - Consultez-moi, pour voir, sur Monsieur Eraste. Eraste. - Que veux-tu que je dise? Il Ă©pouse la fille de Monsieur Argante. MaĂtre Pierre. - Acoutez ĂÂȘtes-vous bian son ami Ă cet Ă©pouseux de fille? Eraste. - Mais je ne suis pas toujours fort content de lui dans le fond, et souvent il m'ennuie. MaĂtre Pierre. - Fi! c'est de la malice Ă lui. Eraste. - J'ai idĂ©e qu'on ne l'Ă©pousera pas d'un trop bon coeur ici, et c'est bien fait. MaĂtre Pierre. - Tout franc, je ne voulons point de ce butor-lĂ ; laissez venir le nigaud je li gardons des rats. Eraste. - Qu'appelles-tu des rats? MaĂtre Pierre. - C'est que la fille de cians a eu l'avisement de devenir ratiĂšre alle a mis par exprĂšs son esprit sens dessus dessous, sens devant darriĂšre, Ă celle fin, quand il la varra, qu'il s'en retorne avec son sac et ses quilles. Eraste. - C'est-Ă -dire qu'elle feindra d'ĂÂȘtre folle? MaĂtre Pierre. - VelĂ cen que c'est et si, maugrĂ© la folie, il la prend pour femme, n'y aura pus de rats; mais ce qu'an mettra en lieu et place, les vaura bian. Eraste. - Sans difficultĂ©. MaĂtre Pierre. - Stapendant la fille est sage; mais quand on a boutĂ© son amiquiĂ© ailleurs, et qu'en a un mari en avarsion, sage tant qu'ou vourez, il faut que sagesse dĂ©garpisse; et pis aprĂšs, toute voute mĂ©decine ne garira pas Monsieur Eraste du mal qui li sera fait, le paure niais! Mais adieu; veci voute ratiĂšre qui viant; ça va bian vous divartir. ScĂšne XI Mademoiselle Argante, Eraste Eraste, Ă part. - Ah! l'aimable personne! pourquoi l'ai-je vue, puisque je la dois perdre? Mademoiselle Argante, Ă part, en entrant. - VoilĂ un joli homme! Si Eraste lui ressemblait, je ne ferais pas la folle. Eraste, Ă part. - Feignons d'ignorer ses dispositions. A Mademoiselle Argante. Mademoiselle, Eraste m'a chargĂ© d'une commission dont je ne saurais que le louer. Vous savez qu'on vous a destinĂ©s l'un Ă l'autre mais il ne veut jouir du bonheur qu'on lui assure, qu'autant que votre coeur y souscrira c'est un respect que le sien vous doit, et que vous mĂ©ritez plus que personne daignez donc, Madame, me confier ce que vous pensez lĂ -dessus; afin qu'il se conforme Ă vos volontĂ©s. Mademoiselle Argante. - Ce que je pense, Monsieur, ce que je pense! Eraste. - Oui, Madame. Mademoiselle Argante. - Je n'en sais rien, je vous jure; et malheureusement j'ai rĂ©solu de n'y penser que dans deux ans, parce que je veux me reposer. Dites-lui qu'il ait la bontĂ© d'attendre dans deux ans je lui rendrai rĂ©ponse, s'il ne m'arrive pas d'accident. Eraste. - Vous lui donnez un terme bien long. Mademoiselle Argante. - HĂ©las! je me trompais, c'est dans quatre ans que je voulais dire. Qu'il ne s'impatiente pas, au moins; car je lui veux du bien, pourvu qu'il se tienne tranquille s'il Ă©tait pressĂ©, je lui en donnerais pour un siĂšcle. Qu'il me mĂ©nage, et qu'il soit docile, entendez-vous, Monsieur? Ne manquez pas aussi de l'assurer de mon estime. Sait-il aimer? a-t-il des sentiments, de la figure? est-il grand, est-il petit? On dit qu'il est chasseur; mais sait-il l'histoire? Il verrait que la chasse est dangereuse. ActĂ©on y pĂ©rit pour avoir troublĂ© le repos de Diane HĂ©las! si l'on troublait le mien, je ne saurais que mourir. Mais Ă propos d'Eraste, me ferez-vous son portrait? J'en suis curieuse. Eraste, triste et soupirant. - Ce n'est pas la peine, Madame, il me ressemble trait pour trait. Mademoiselle Argante, le regardant. - Il vous ressemble! Bon cela, Monsieur. Eraste. - Ma commission est faite, Madame; je sais vos sentiments, dispensez-vous du dĂ©sordre d'esprit que vous affectez; un coeur comme le vĂÂŽtre doit ĂÂȘtre libre, et mon ami sera au dĂ©sespoir de l'extrĂ©mitĂ© oĂÂč la crainte d'ĂÂȘtre Ă lui vous a rĂ©duite. On ne saurait dĂ©sapprouver le parti que vous avez pris l'autoritĂ© d'un pĂšre ne vous a laissĂ© que cette ressource, et tout est permis pour se sauver du danger oĂÂč vous Ă©tiez mais c'en est fait; livrez-vous au penchant qui vous est cher, et pardonnez Ă mon ami les frayeurs qu'il vous a donnĂ©es; je vais l'en punir en lui disant ce qu'il perd. Il veut s'en aller. Mademoiselle Argante, Ă part. - Oh, oh! c'est assurĂ©ment lĂ Eraste. Elle le rappelle. Monsieur? Eraste. - Avez-vous quelque chose Ă m'ordonner, Madame? Mademoiselle Argante. - Vous m'embarrassez. N'avez-vous que cela Ă me dire? Voyez; je vous Ă©couterai volontiers, je n'ai plus de peur, vous m'avez rassurĂ©e. Eraste. - Il me semble que je n'ai plus rien Ă dire aprĂšs ce que je viens d'entendre. Mademoiselle Argante. - Je ne devais dire ce que je pense sur Eraste que dans un certain temps; et si vous voulez, j'abrĂ©gerai le terme. Eraste. - Vous le haĂÂŻssez trop. Mademoiselle Argante. - Mais pourquoi en ĂÂȘtes-vous si fĂÂąchĂ©? Eraste. - C'est que je prends part Ă ce qui le regarde. Mademoiselle Argante. - Est-il vrai qu'il vous ressemble? Eraste. - Il n'est que trop vrai. Mademoiselle Argante. - Consolez-vous donc. Eraste. - Eh! d'oĂÂč vient me consolerais-je, Madame? Daignez m'expliquer ce discours. Mademoiselle Argante. - Comment vous l'expliquer?... Dites Ă Eraste que je l'attends, si vous n'avez pas besoin de sortir pour cela. Eraste. - Il n'est pas bien loin. Mademoiselle Argante. - Je le crois de mĂÂȘme. Eraste. - Que d'amour il aura pour vous, Madame, s'il ose se flatter d'ĂÂȘtre bien reçu! Mademoiselle Argante. - Ne tardez pas plus longtemps Ă voir ce qu'il en sera. Eraste. - Puis-je espĂ©rer que vous me ferez grĂÂące? Mademoiselle Argante. - J'en ai peut-ĂÂȘtre trop dit mais vous serez mon Ă©poux. Que ne vous ai-je connu plus tĂÂŽt? Eraste. - Avec quel chagrin ne m'en retournais-je pas! Mademoiselle Argante. - Est-il possible que je vous aie haĂÂŻ? A quoi songiez-vous de ne pas vous montrer? Eraste. - Au milieu de mon bonheur il me reste une inquiĂ©tude. Mademoiselle Argante. - Dites ce que c'est, et vous ne l'aurez plus. Eraste. - Vous vous gardiez, dit-on, pour un autre que moi. Mademoiselle Argante. - Vous demeurez Ă la campagne, et je ne l'aimais pas avant que je vous eusse connu; il y a quatre ans que je connais Dorante; l'habitude de le voir me l'avait rendu plus supportable que les autres hommes; il me convenait, il aspirait Ă m'Ă©pouser, et dans tout ce que j'ai fait, je me gardais moins Ă lui, que je ne me sauvais du malheur imaginaire d'ĂÂȘtre Ă vous voilĂ tout, ĂÂȘtes-vous content? Eraste, Ă genoux. - Je vous adore; et puisque vous haĂÂŻssez la campagne, je ne saurais plus la souffrir. ScĂšne XII Monsieur Argante, Mademoiselle Argante, Eraste, MaĂtre Pierre Monsieur Argante, Ă maĂtre Pierre. - Oh, oh! ils sont, ce me semble, d'assez bonne intelligence. MaĂtre Pierre. - Qu'est-ce que c'est donc que tout ça? Ils se disont des douceurs. Monsieur Argante. - Eh bien! ma fille, connais-tu Monsieur? Mademoiselle Argante. - Oui, mon pĂšre. Monsieur Argante. - Et tu es contente? Mademoiselle Argante. - Oui, mon pĂšre. Monsieur Argante. - J'en suis charmĂ©. Ne songeons donc plus qu'Ă nous rĂ©jouir; et que, pour marquer notre joie, nos musiciens viennent ici commencer la fĂÂȘte. MaĂtre Pierre. - VoilĂ qui va fort ben. Ou ĂÂȘtes contente. Voute pĂšre, voute amant, tout ça est content; mais de tous ces biaux contentements-lĂ , moi et Monsieur Dorante, je n'y avons ni part ni portion. Monsieur Argante. - Laisse lĂ Dorante. Mademoiselle Argante. - Si vous vouliez bien lui parler, mon pĂšre; on lui doit un peu d'Ă©gard, et cela me tirerait d'embarras avec lui. MaĂtre Pierre. - Il m'avait pourmis cinquante pistoles, si vous deveniez sa femme baillez-m'en tant seulement soixante, et je li ferai vos excuses. Je ne vous surfais pas. Eraste. - Je te les donne de bon coeur, moi. MaĂtre Pierre. - C'est marchĂ© fait chantez et dansez Ă votre aise, Ă cette heure, je n'y mets pus d'empĂÂȘchement. L'Ile des esclaves Acteurs ComĂ©die en un acte et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 5 mars 1725 Acteurs ClĂ©anthis. Des habitants de l'Ăle. La scĂšne est dans l'Ăle des Esclaves. ScĂšne premiĂšre Le thĂ©ĂÂątre reprĂ©sente une mer et des rochers d'un cĂÂŽtĂ©, et de l'autre quelques arbres et des maisons. Iphicrate s'avance tristement sur le thĂ©ĂÂątre avec Arlequin Iphicrate, aprĂšs avoir soupirĂ©. - Arlequin! Arlequin, avec une bouteille de vin qu'il a Ă sa ceinture. - Mon patron! Iphicrate. - Que deviendrons-nous dans cette Ăle? Arlequin. - Nous deviendrons maigres, Ă©tiques, et puis morts de faim; voilĂ mon sentiment et notre histoire. Iphicrate. - Nous sommes seuls Ă©chappĂ©s du naufrage; tous nos camarades ont pĂ©ri, et j'envie maintenant leur sort. Arlequin. - HĂ©las! ils sont noyĂ©s dans la mer, et nous avons la mĂÂȘme commoditĂ©. Iphicrate. - Dis-moi quand notre vaisseau s'est brisĂ© contre le rocher, quelques-uns des nĂÂŽtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe; il est vrai que les vagues l'ont enveloppĂ©e je ne sais ce qu'elle est devenue; mais peut-ĂÂȘtre auront-ils eu le bonheur d'aborder en quelque endroit de l'Ăle, et je suis d'avis que nous les cherchions. Arlequin. - Cherchons, il n'y a pas de mal Ă cela; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d'eau-de-vie j'ai sauvĂ© ma pauvre bouteille, la voilĂ ; j'en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste. Iphicrate. - Eh! ne perdons point de temps; suis-moi ne nĂ©gligeons rien pour nous tirer d'ici. Si je ne me sauve, je suis perdu; je ne reverrai jamais AthĂšnes, car nous sommes dans l'Ăle des Esclaves. Arlequin. - Oh! oh! qu'est-ce que c'est que cette race-lĂ ? Iphicrate. - Ce sont des esclaves de la GrĂšce rĂ©voltĂ©s contre leurs maĂtres, et qui depuis cent ans sont venus s'Ă©tablir dans une Ăle, et je crois que c'est ici tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maĂtres qu'ils rencontrent, ou de les jeter dans l'esclavage. Arlequin. - Eh! chaque pays a sa coutume; ils tuent les maĂtres, Ă la bonne heure; je l'ai entendu dire aussi, mais on dit qu'ils ne font rien aux esclaves comme moi. Iphicrate. - Cela est vrai. Arlequin. - Eh! encore vit-on. Iphicrate. - Mais je suis en danger de perdre la libertĂ©, et peut-ĂÂȘtre la vie Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me plaindre? Arlequin, prenant sa bouteille pour boire. - Ah! je vous plains de tout mon coeur, cela est juste. Iphicrate. - Suis-moi donc. Arlequin siffle. - Hu, hu, hu. Iphicrate. - Comment donc! que veux-tu dire? Arlequin, distrait, chante. - Tala ta lara. Iphicrate. - Parle donc, as-tu perdu l'esprit? Ă quoi penses-tu? Arlequin, - riant. - Ah, ah, ah, Monsieur Iphicrate, la drĂÂŽle d'aventure! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m'empĂÂȘcher d'en rire. Iphicrate, Ă part les premiers mots. - Le coquin abuse de ma situation; j'ai mal fait de lui dire oĂÂč nous sommes. Arlequin, ta gaietĂ© ne vient pas Ă propos; marchons de ce cĂÂŽtĂ©. Arlequin. - J'ai les jambes si engourdies. Iphicrate. - Avançons, je t'en prie. Arlequin. - Je t'en prie, je t'en prie; comme vous ĂÂȘtes civil et poli; c'est l'air du pays qui fait cela. Iphicrate. - Allons, hĂÂątons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la cĂÂŽte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-ĂÂȘtre avec une partie de nos gens; et en ce cas-lĂ , nous nous rembarquerons avec eux. Arlequin, en badinant. - Badin, comme vous tournez cela! Il chante L'embarquement est divin Quand on vogue, vogue, vogue, L'embarquement est divin, Quand on vogue avec Catin. Iphicrate, retenant sa colĂšre. - Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin. Arlequin. - Mon cher patron, vos compliments me charment; vous avez coutume de m'en faire Ă coups de gourdin qui ne valent pas ceux-lĂ ; et le gourdin est dans la chaloupe. Iphicrate. - Eh! ne sais-tu pas que je t'aime? Arlequin. - Oui; mais les marques de votre amitiĂ© tombent toujours sur mes Ă©paules, et cela est mal placĂ©. Ainsi, tenez, pour ce qui est de nos gens, que le ciel les bĂ©nisse! s'ils sont morts, en voilĂ pour longtemps; s'ils sont en vie, cela se passera, et je m'en goberge. Iphicrate, un peu Ă©mu. - Mais j'ai besoin d'eux, moi. Arlequin, indiffĂ©remment. - Oh! cela se peut bien, chacun a ses affaires que je ne vous dĂ©range pas! Iphicrate. - Esclave insolent! Arlequin, riant. - Ah! ah! vous parlez la langue d'AthĂšnes; mauvais jargon que je n'entends plus. Iphicrate. - MĂ©connais-tu ton maĂtre, et n'es-tu plus mon esclave? Arlequin, se reculant d'un air sĂ©rieux. Je l'ai Ă©tĂ©, je le confesse Ă ta honte; mais va, je te le pardonne; les hommes ne valent rien. Dans le pays d'AthĂšnes j'Ă©tais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela Ă©tait juste, parce que tu Ă©tais le plus fort. Eh bien! Iphicrate, tu vas trouver ici plus fort que toi; on va te faire esclave Ă ton tour; on te dira aussi que cela est juste, et nous verrons ce que tu penseras de cette justice-lĂ ; tu m'en diras ton sentiment, je t'attends lĂ . Quand tu auras souffert, tu seras plus raisonnable; tu sauras mieux ce qu'il est de faire souffrir aux autres. Tout en irait mieux dans le monde, si ceux qui te ressemblent recevaient la mĂÂȘme leçon que toi. Adieu, mon ami; je vais trouver mes camarades et tes maĂtres. Il s'Ă©loigne. Iphicrate, au dĂ©sespoir, courant aprĂšs lui l'Ă©pĂ©e Ă la main. - Juste ciel! peut-on ĂÂȘtre plus malheureux et plus outragĂ© que je le suis? MisĂ©rable! tu ne mĂ©rites pas de vivre. Arlequin. - Doucement, tes forces sont bien diminuĂ©es, car je ne t'obĂ©is plus, prends-y garde. ScĂšne II Trivelin, avec cinq ou six insulaires, arrive conduisant une Dame et la suivante, et ils accourent Ă Iphicrate qu'ils voient l'Ă©pĂ©e Ă la main. Trivelin, faisant saisir et dĂ©sarmer Iphicrate par ses gens. - ArrĂÂȘtez, que voulez-vous faire? Iphicrate. - Punir l'insolence de mon esclave. Trivelin. - Votre esclave? vous vous trompez, et l'on vous apprendra Ă corriger vos termes. Il prend l'Ă©pĂ©e d'Iphicrate et la donne Ă Arlequin. Prenez cette Ă©pĂ©e, mon camarade, elle est Ă vous. Arlequin. - Que le ciel vous tienne gaillard, brave camarade que vous ĂÂȘtes! Trivelin. - Comment vous appelez-vous? Arlequin. - Est-ce mon nom que vous demandez? Trivelin. - Oui vraiment. Arlequin. - Je n'en ai point, mon camarade. Trivelin. - Quoi donc, vous n'en avez pas? Arlequin. - Non, mon camarade; je n'ai que des sobriquets qu'il m'a donnĂ©s; il m'appelle quelquefois Arlequin, quelquefois HĂ©. Trivelin. - HĂ©! le terme est sans façon; je reconnais ces Messieurs Ă de pareilles licences. Et lui, comment s'appelle-t-il? Arlequin. - Oh, diantre! il s'appelle par un nom, lui; c'est le seigneur Iphicrate. Trivelin. - Eh bien! changez de nom Ă prĂ©sent; soyez le seigneur Iphicrate Ă votre tour; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin, ou bien HĂ©. Arlequin, sautant de joie, Ă son maĂtre. - Oh! Oh! que nous allons rire, seigneur HĂ©! Trivelin, Ă Arlequin. - Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu'on vous le donne bien moins pour rĂ©jouir votre vanitĂ©, que pour le corriger de son orgueil. Arlequin. - Oui, oui, corrigeons, corrigeons! Iphicrate, regardant Arlequin. - Maraud! Arlequin. - Parlez donc, mon bon ami, voilĂ encore une licence qui lui prend; cela est-il du jeu? Trivelin, Ă Arlequin. - Dans ce moment-ci, il peut vous dire tout ce qu'il voudra. A Iphicrate. Arlequin, votre aventure vous afflige, et vous ĂÂȘtes outrĂ© contre Iphicrate et contre nous. Ne vous gĂÂȘnez point, soulagez-vous par l'emportement le plus vif; traitez-le de misĂ©rable, et nous aussi; tout vous est permis Ă prĂ©sent; mais ce moment-ci passĂ©, n'oubliez pas que vous ĂÂȘtes Arlequin, que voici Iphicrate, et que vous ĂÂȘtes auprĂšs de lui ce qu'il Ă©tait auprĂšs de vous ce sont lĂ nos lois, et ma charge dans la rĂ©publique est de les faire observer en ce canton-ci. Arlequin. - Ah! la belle charge! Iphicrate. - Moi, l'esclave de ce misĂ©rable! Trivelin. - Il a bien Ă©tĂ© le vĂÂŽtre. Arlequin. - HĂ©las! il n'a qu'Ă ĂÂȘtre bien obĂ©issant, j'aurai mille bontĂ©s pour lui. Iphicrate. - Vous me donnez la libertĂ© de lui dire ce qu'il me plaira; ce n'est pas assez qu'on m'accorde encore un bĂÂąton. Arlequin. - Camarade, il demande Ă parler Ă mon dos, et je le mets sous la protection de la rĂ©publique, au moins. Trivelin. - Ne craignez rien. ClĂ©anthis, Ă Trivelin. - Monsieur, je suis esclave aussi, moi, et du mĂÂȘme vaisseau; ne m'oubliez pas, s'il vous plaĂt. Trivelin. - Non, ma belle enfant; j'ai bien connu votre condition Ă votre habit, et j'allais vous parler de ce qui vous regarde, quand je l'ai vu l'Ă©pĂ©e Ă la main. Laissez-moi achever ce que j'avais Ă dire. Arlequin! Arlequin, croyant qu'on l'appelle. - Eh!.... A propos, je m'appelle Iphicrate. Trivelin, continuant. - TĂÂąchez de vous calmer; vous savez qui nous sommes, sans doute? Arlequin. - Oh! morbleu! d'aimables gens. ClĂ©anthis. - Et raisonnables. Trivelin. - Ne m'interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes. Quand nos pĂšres, irritĂ©s de la cruautĂ© de leurs maĂtres, quittĂšrent la GrĂšce et vinrent s'Ă©tablir ici, dans le ressentiment des outrages qu'ils avaient reçus de leurs patrons, la premiĂšre loi qu'ils y firent fut d'ĂÂŽter la vie Ă tous les maĂtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur Ăle, et consĂ©quemment de rendre la libertĂ© Ă tous les esclaves la vengeance avait dictĂ© cette loi; vingt ans aprĂšs, la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons; ce n'est plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos coeurs que nous voulons dĂ©truire; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensibles aux maux qu'on y Ă©prouve; nous vous humilions, afin que, nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l'avoir Ă©tĂ©. Votre esclavage, ou plutĂÂŽt votre cours d'humanitĂ©, dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie, si vos maĂtres sont contents de vos progrĂšs; et si vous ne devenez pas meilleurs, nous vous retenons par charitĂ© pour les nouveaux malheureux que vous iriez faire encore ailleurs, et par bontĂ© pour vous, nous vous marions avec une de nos citoyennes. Ce sont lĂ nos lois Ă cet Ă©gard; mettez Ă profit leur rigueur salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici, il vous remet en nos mains, durs, injustes et superbes; vous voilĂ en mauvais Ă©tat, nous entreprenons de vous guĂ©rir; vous ĂÂȘtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons que trois ans pour vous rendre sains, c'est-Ă -dire humains, raisonnables et gĂ©nĂ©reux pour toute votre vie. Arlequin. - Et le tout gratis, sans purgation ni saignĂ©e. Peut-on de la santĂ© Ă meilleur compte? Trivelin. - Au reste, ne cherchez point Ă vous sauver de ces lieux, vous le tenteriez sans succĂšs, et vous feriez votre fortune plus mauvaise commencez votre nouveau rĂ©gime de vie par la patience. Arlequin. - DĂšs que c'est pour son bien, qu'y a-t-il Ă dire? Trivelin, aux esclaves. - Quant Ă vous, mes enfants, qui devenez libres et citoyens, Iphicrate habitera cette case avec le nouvel Arlequin, et cette belle fille demeurera dans l'autre; vous aurez soin de changer d'habit ensemble, c'est l'ordre. A Arlequin. Passez maintenant dans une maison qui est Ă cĂÂŽtĂ©, oĂÂč l'on vous donnera Ă manger si vous en avez besoin. Je vous apprends, au reste, que vous avez huit jours Ă vous rĂ©jouir du changement de votre Ă©tat; aprĂšs quoi l'on vous donnera, comme Ă tout le monde, une occupation convenable. Allez, je vous attends ici. Aux insulaires. Qu'on les conduise. Aux femmes. Et vous autres, restez. Arlequin, en s'en allant, fait de grandes rĂ©vĂ©rences Ă ClĂ©anthis. ScĂšne III Trivelin, ClĂ©anthis; esclave, Euphrosine, sa maĂtresse. Trivelin. - Ah ça! ma compatriote, car je regarde dĂ©sormais notre Ăle comme votre patrie, dites-moi aussi votre nom. ClĂ©anthis, saluant. - Je m'appelle ClĂ©anthis, et elle, Euphrosine. Trivelin. - ClĂ©anthis? passe pour cela. ClĂ©anthis. - J'ai aussi des surnoms; vous plaĂt-il de les savoir? Trivelin. - Oui-da. Et quels sont-ils? ClĂ©anthis. - J'en ai une liste Sotte, Ridicule, BĂÂȘte, Butorde, ImbĂ©cile, et caetera. Euphrosine, en soupirant. - Impertinente que vous ĂÂȘtes! ClĂ©anthis. - Tenez, tenez, en voilĂ encore un que j'oubliais. Trivelin. - Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans votre pays, Euphrosine, on a bientĂÂŽt dit des injures Ă ceux Ă qui l'on en peut dire impunĂ©ment. Euphrosine. - HĂ©las! que voulez-vous que je lui rĂ©ponde, dans l'Ă©trange aventure oĂÂč je me trouve? ClĂ©anthis. - Oh! dame, il n'est plus si aisĂ© de me rĂ©pondre. Autrefois il n'y avait rien de si commode; on n'avait affaire qu'Ă de pauvres gens fallait-il tant de cĂ©rĂ©monies? Faites cela, je le veux; taisez-vous, sotte! VoilĂ qui Ă©tait fini. Mais Ă prĂ©sent il faut parler raison; c'est un langage Ă©tranger pour Madame; elle l'apprendra avec le temps; il faut se donner patience je ferai de mon mieux pour l'avancer. Trivelin, Ă ClĂ©anthis. - ModĂ©rez-vous, Euphrosine. A Euphrosine. Et vous, ClĂ©anthis, ne vous abandonnez point Ă votre douleur. Je ne puis changer nos lois, ni vous en affranchir je vous ai montrĂ© combien elles Ă©taient louables et salutaires pour vous. ClĂ©anthis. - Hum! Elle me trompera bien si elle amende. Trivelin. - Mais comme vous ĂÂȘtes d'un sexe naturellement assez faible, et que par lĂ vous avez dĂ» cĂ©der plus facilement qu'un homme aux exemples de hauteur, de mĂ©pris et de duretĂ© qu'on vous a donnĂ©s chez vous contre leurs pareils, tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier Euphrosine de peser avec bontĂ© les torts que vous avez avec elle, afin de les peser avec justice. ClĂ©anthis. - Oh! tenez, tout cela est trop savant pour moi, je n'y comprends rien; j'irai le grand chemin, je pĂšserai comme elle pesait; ce qui viendra; nous le prendrons. Trivelin. - Doucement, point de vengeance. ClĂ©anthis. - Mais, notre bon ami, au bout du compte, vous parlez de son sexe; elle a le dĂ©faut d'ĂÂȘtre faible, je lui en offre autant; je n'ai pas la vertu d'ĂÂȘtre forte. S'il faut que j'excuse toutes ses mauvaises maniĂšres Ă mon Ă©gard, il faudra donc qu'elle excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle; car je suis femme autant qu'elle, moi. Voyons, qui est-ce qui dĂ©cidera? Ne suis-je pas la maĂtresse une fois? Eh bien, qu'elle commence toujours par excuser ma rancune; et puis, moi, je lui pardonnerai, quand je pourrai, ce qu'elle m'a fait qu'elle attende! Euphrosine, Ă Trivelin. - Quels discours! Faut-il que vous m'exposiez Ă les entendre? ClĂ©anthis. - Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos oeuvres. Trivelin. - Allons, Euphrosine, modĂ©rez-vous. ClĂ©anthis. - Que voulez-vous que je vous dise? quand on a de la colĂšre, il n'y a rien de tel pour la passer, que de la contenter un peu, voyez-vous; quand je l'aurai querellĂ©e Ă mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte; mais il me faut cela. Trivelin, Ă part, Ă Euphrosine. - Il faut que ceci ait son cours; mais consolez-vous, cela finira plus tĂÂŽt que vous ne pensez. A ClĂ©anthis. J'espĂšre, Euphrosine, que vous perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant Ă l'examen de son caractĂšre il est nĂ©cessaire que vous m'en donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons lĂ de bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons. ClĂ©anthis. - Oh que cela est bien inventĂ©! Allons, me voilĂ prĂÂȘte; interrogez-moi, je suis dans mon fort. Euphrosine, doucement. - Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire. Trivelin. - HĂ©las! ma chĂšre Dame, cela n'est fait que pour vous; il faut que vous soyez prĂ©sente. ClĂ©anthis. - Restez, restez; un peu de honte est bientĂÂŽt passĂ©e. Trivelin. - Vaine minaudiĂšre et coquette, voilĂ d'abord Ă peu prĂšs sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il? ClĂ©anthis. - Vaine minaudiĂšre et coquette, si cela la regarde? Eh voilĂ ma chĂšre maĂtresse; cela lui ressemble comme son visage. Euphrosine. - N'en voilĂ -t-il pas assez, Monsieur? Trivelin. - Ah! je vous fĂ©licite du petit embarras que cela vous donne; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir mais ce ne sont encore lĂ que les grands traits; dĂ©taillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les dĂ©fauts dont nous parlons? ClĂ©anthis. - En quoi? partout, Ă toute heure, en tous lieux; je vous ai dit de m'interroger; mais par oĂÂč commencer? je n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en ai tant vu, tant remarquĂ© de toutes les espĂšces, que cela me brouille. Madame se tait, Madame parle; elle regarde, elle est triste, elle est gaie silence, discours, regards, tristesse et joie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de diffĂ©rente; c'est vanitĂ© muette, contente ou fĂÂąchĂ©e; c'est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse; c'est Madame, toujours vaine ou coquette, l'un aprĂšs l'autre, ou tous les deux Ă la fois voilĂ ce que c'est, voilĂ par oĂÂč je dĂ©bute, rien que cela. Euphrosine. - Je n'y saurais tenir. Trivelin. - Attendez donc, ce n'est qu'un dĂ©but. ClĂ©anthis. - Madame se lĂšve; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendu belle, se sent-elle du vif, du sĂ©millant dans les yeux? vite sur les armes; la journĂ©e sera glorieuse. Qu'on m'habille! Madame verra du monde aujourd'hui; elle ira aux spectacles, aux promenades, aux assemblĂ©es; son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir Ă voir, il n'y a qu'Ă le promener hardiment, il est en Ă©tat, il n'y a rien Ă craindre. Trivelin, Ă Euphrosine. - Elle dĂ©veloppe assez bien cela. ClĂ©anthis. - Madame, au contraire, a-t-elle mal reposĂ©? Ah qu'on m'apporte un miroir; comme me voilĂ faite! que je suis mal bĂÂątie! Cependant on se mire, on Ă©prouve son visage de toutes les façons, rien ne rĂ©ussit; des yeux battus, un teint fatiguĂ©; voilĂ qui est fini, il faut envelopper ce visage-lĂ , nous n'aurons que du nĂ©gligĂ©, Madame ne verra personne aujourd'hui, pas mĂÂȘme le jour, si elle peut; du moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant il vient compagnie, on entre que va-t-on penser du visage de Madame? on croira qu'elle enlaidit donnera-t-elle ce plaisir-lĂ Ă ses bonnes amies? Non, il y a remĂšde Ă tout vous allez voir. Comment vous portez-vous, Madame? TrĂšs mal, Madame; j'ai perdu le sommeil; il y a huit jours que je n'ai fermĂ© l'oeil; je n'ose pas me montrer, je fais peur. Et cela veut dire Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, au moins; ne me regardez pas, remettez Ă me voir; ne me jugez pas aujourd'hui; attendez que j'aie dormi. J'entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes douĂ©s contre nos maĂtres d'une pĂ©nĂ©tration!... Oh! ce sont de pauvres gens pour nous. Trivelin, Ă Euphrosine. - Courage, Madame; profitez de cette peinture-lĂ , car elle me paraĂt fidĂšle. Euphrosine. - Je ne sais oĂÂč j'en suis. ClĂ©anthis. - Vous en ĂÂȘtes aux deux tiers; et j'achĂšverai, pourvu que cela ne vous ennuie pas. Trivelin. - Achevez, achevez; Madame soutiendra bien le reste. ClĂ©anthis. - Vous souvenez-vous d'un soir oĂÂč vous Ă©tiez avec ce cavalier si bien fait? j'Ă©tais dans la chambre; vous vous entreteniez bas; mais j'ai l'oreille fine vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien; vous parliez d'une femme qu'il voyait souvent. Cette femme-lĂ est aimable, disiez-vous; elle a les yeux petits, mais trĂšs doux; et lĂ -dessus vous ouvriez les vĂÂŽtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tĂÂȘte, de petites contorsions, des vivacitĂ©s. Je riais. Vous rĂ©ussĂtes pourtant, le cavalier s'y prit; il vous offrit son coeur. A moi? lui dĂtes-vous. Oui, Madame, Ă vous-mĂÂȘme, Ă tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. Continuez, folĂÂątre, continuez, dites-vous, en ĂÂŽtant vos gants sous prĂ©texte de m'en demander d'autres. Mais vous avez la main belle; il la vit; il la prit, il la baisa; cela anima sa dĂ©claration; et c'Ă©tait lĂ les gants que vous demandiez. Eh bien! y suis-je? Trivelin, Ă Euphrosine. - En vĂ©ritĂ©, elle a raison. ClĂ©anthis. - Ecoutez, Ă©coutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis Oh! pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. Que de bontĂ©s, pendant huit jours, ce petit mot-lĂ ne me valut-il pas! J'essayai en pareille occasion de dire que Madame Ă©tait une femme trĂšs raisonnable oh! je n'eus rien, cela ne prit point; et c'Ă©tait bien fait, car je la flattais. Euphrosine. - Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force; je ne puis en souffrir davantage. Trivelin. - En voila donc assez pour Ă prĂ©sent. ClĂ©anthis. - J'allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est sujette Ă la moindre odeur. Elle ne sait pas qu'un jour je mis Ă son insu des fleurs dans la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, elle est encore Ă venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut; crac! la vapeur arrive. Trivelin. - Cela suffit, Euphrosine; promenez-vous un moment Ă quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose Ă lui dire; elle ira vous rejoindre ensuite. ClĂ©anthis, s'en allant. - Recommandez-lui d'ĂÂȘtre docile au moins. Adieu, notre bon ami; je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un nĂ©gligĂ© qui lui marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-lĂ ; on dirait qu'une femme qui le met ne se soucie pas de paraĂtre, mais Ă d'autre! on s'y ramasse dans un corset appĂ©tissant, on y montre sa bonne façon naturelle; on y dit aux gens Regardez mes grĂÂąces, elles sont Ă moi, celles-lĂ ; et d'un autre cĂÂŽtĂ© on veut leur dire aussi Voyez comme je m'habille, quelle simplicitĂ©! il n'y a point de coquetterie dans mon fait. Trivelin. - Mais je vous ai priĂ© de nous laisser. ClĂ©anthis. - Je sors, et tantĂÂŽt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant; car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser; car c'est la belle Ă©ducation qui donne cet orgueil-lĂ . Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard indiffĂ©rent et dĂ©daigneux sur des femmes qui sont Ă cĂÂŽtĂ©, et qu'on ne connaĂt pas. Bonjour, notre bon ami, je vais Ă notre auberge. ScĂšne IV Trivelin, Euphrosine Trivelin. - Cette scĂšne-ci vous a un peu fatiguĂ©e; mais cela ne vous nuira pas. Euphrosine. - Vous ĂÂȘtes des barbares. Trivelin. - Nous sommes d'honnĂÂȘtes gens qui vous instruisons; voilĂ tout. Il vous reste encore Ă satisfaire Ă une petite formalitĂ©. Euphrosine. - Encore des formalitĂ©s! Trivelin. - Celle-ci est moins que rien; je dois faire rapport de tout ce que je viens d'entendre, et de tout ce que vous m'allez rĂ©pondre. Convenez-vous de tous les sentiments coquets, de toutes les singeries d'amour-propre qu'elle vient de vous attribuer? Euphrosine. - Moi, j'en conviendrais! Quoi! de pareilles faussetĂ©s sont-elles croyables? Trivelin. - Oh! trĂšs croyables, prenez-y garde. Si vous en convenez, cela contribuera Ă rendre votre condition meilleure; je ne vous en dis pas davantage... On espĂ©rera que, vous Ă©tant reconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui font qu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon coeur d'une infinitĂ© d'attentions plus louables. Si au contraire vous ne convenez pas de ce qu'elle a dit, on vous regardera comme incorrigible, et cela reculera votre dĂ©livrance. Voyez, consultez-vous. Euphrosine. - Ma dĂ©livrance! Eh! puis-je l'espĂ©rer? Trivelin. - Oui, je vous la garantis aux conditions que je vous dis. Euphrosine. - BientĂÂŽt? Trivelin. - Sans doute. Euphrosine. - Monsieur, faites donc comme si j'Ă©tais convenue de tout. Trivelin. - Quoi! vous me conseillez de mentir! Euphrosine. - En vĂ©ritĂ©, voilĂ d'Ă©tranges conditions! cela rĂ©volte! Trivelin. - Elles humilient un peu, mais cela est fort bon. DĂ©terminez-vous; une libertĂ© trĂšs prochaine est le prix de la vĂ©ritĂ©. Allons, ne ressemblez-vous pas au portrait qu'on a fait? Euphrosine. - Mais... Trivelin. - Quoi? Euphrosine. - Il y a du vrai, par-ci, par-lĂ . Trivelin. - Par-ci, par-lĂ , n'est point votre compte; avouez-vous tous les faits? En a-t-elle trop dit? n'a-t-elle dit que ce qu'il faut? HĂÂątez-vous, j'ai autre chose Ă faire. Euphrosine. - Vous faut-il une rĂ©ponse si exacte? Trivelin. - Eh oui, Madame, et le tout pour votre bien. Euphrosine. - Eh bien... Trivelin. - AprĂšs? Euphrosine. - Je suis jeune... Trivelin. - Je ne vous demande pas votre ĂÂąge. Euphrosine. - On est d'un certain rang, on aime Ă plaire. Trivelin. - Et c'est ce qui fait que le portrait vous ressemble. Euphrosine. - Je crois qu'oui. Trivelin. - Eh! voilĂ ce qu'il nous fallait. Vous trouvez aussi le portrait un peu risible, n'est-ce pas? Euphrosine. - Il faut bien l'avouer. Trivelin.. - A merveille! Je suis content, ma chĂšre dame. Allez rejoindre ClĂ©anthis; je lui rends dĂ©jĂ son vĂ©ritable nom; pour vous donner encore des gages de ma parole. Ne vous impatientez point; montrez un peu de docilitĂ©, et le moment espĂ©rĂ© arrivera. Euphrosine. - Je m'en fie Ă vous. ScĂšne V Arlequin, Iphicrate, qui ont changĂ© d'habits, Trivelin Arlequin. - Tirlan, tirlan, tirlantaine! tirlanton! Gai, camarade! le vin de la rĂ©publique est merveilleux. J'en ai bu bravement ma pinte, car je suis si altĂ©rĂ© depuis que je suis maĂtre, que tantĂÂŽt j'aurai encore soif pour pinte. Que le ciel conserve la vigne, le vigneron, la vendange et les caves de notre admirable rĂ©publique! Trivelin. - Bon! rĂ©jouissez-vous, mon camarade. Etes-vous content d'Arlequin? Arlequin. - Oui, c'est un bon enfant; j'en ferai quelque chose. Il soupire parfois, et je lui ai dĂ©fendu cela, sous peine de dĂ©sobĂ©issance, et je lui ordonne de la joie. Il prend son maĂtre par la main et danse. Tala rara la la... Trivelin. - Vous me rĂ©jouissez moi-mĂÂȘme. Arlequin. - Oh! quand je suis gai, je suis de bonne humeur. Trivelin. - Fort bien. Je suis charmĂ© de vous voir satisfait d'Arlequin. Vous n'aviez pas beaucoup Ă vous plaindre de lui dans son pays apparemment? Arlequin. - Eh! lĂ -bas? Je lui voulais souvent un mal de diable; car il Ă©tait quelquefois insupportable; mais Ă cette heure que je suis heureux, tout est payĂ©; je lui ai donnĂ© quittance. Trivelin. - Je vous aime de ce caractĂšre, et vous me touchez. C'est-Ă -dire que vous jouirez modestement de votre bonne fortune, et que vous ne lui ferez point de peine? Arlequin. - De la peine! Ah! le pauvre homme! Peut-ĂÂȘtre que je serai un petit brin insolent, Ă cause que je suis le maĂtre voilĂ tout. Trivelin. - A cause que je suis le maĂtre; vous avez raison. Arlequin. - Oui, car quand on est le maĂtre, on y va tout rondement, sans façon, et si peu de façon mĂšne quelquefois un honnĂÂȘte homme Ă des impertinences. Trivelin. - Oh! n'importe; je vois bien que vous n'ĂÂȘtes point mĂ©chant. Arlequin. - HĂ©las! je ne suis que mutin. Trivelin, Ă Iphicrate. - Ne vous Ă©pouvantez point de ce que je vais dire. A Arlequin. Instruisez-moi d'une chose. Comment se gouvernait-il lĂ -bas, avait-il quelque dĂ©faut d'humeur, de caractĂšre? Arlequin, riant. - Ah! mon camarade, vous avez de la malice; vous demandez la comĂ©die. Trivelin. - Ce caractĂšre-lĂ est donc bien plaisant? Arlequin. - Ma foi, c'est une farce. Trivelin. - N'importe, nous en rirons. Arlequin, Ă Iphicrate. - Arlequin, me promets-tu d'en rire aussi? Iphicrate, bas. - Veux-tu achever de me dĂ©sespĂ©rer? que vas-tu lui dire? Arlequin. - Laisse-moi faire; quand je t'aurai offensĂ©, je te demanderai pardon aprĂšs. Trivelin. - Il ne s'agit que d'une bagatelle; j'en ai demandĂ© autant Ă la jeune fille que vous avez vue, sur le chapitre de sa maĂtresse. Arlequin. - Eh bien, tout ce qu'elle vous a dit, c'Ă©tait des folies qui faisaient pitiĂ©, des misĂšres, gageons? Trivelin. - Cela est encore vrai. Arlequin. - Eh bien, je vous en offre autant; ce pauvre jeune garçon en fournira pas davantage; extravagance et misĂšre, voilĂ son paquet; n'est-ce pas lĂ de belles guenilles pour les Ă©taler? Etourdi par nature! Ă©tourdi par singerie, parce que les femmes les aiment comme cela, un dissipe-tout; vilain quand il faut ĂÂȘtre libĂ©ral, libĂ©ral quand il faut ĂÂȘtre vilain; bon emprunteur, mauvais payeur; honteux d'ĂÂȘtre sage, glorieux d'ĂÂȘtre fou; un petit brin moqueur des bonnes gens un petit brin hĂÂąbleur; avec tout plein de maĂtresses il ne connaĂt pas; voilĂ mon homme. Est-ce la peine d'en tirer le portrait? A Iphicrate. Non, je n'en ferai rien, mon ami, ne crains rien. Trivelin. - Cette Ă©bauche me suffit. A Iphicrate. Vous n'avez plus maintenant qu'Ă certifier pour vĂ©ritable ce qu'il vient de dire. Iphicrate. - Moi? Trivelin. - Vous-mĂÂȘme; la dame de tantĂÂŽt en a fait autant; elle vous dira ce qui l'y a dĂ©terminĂ©e. Croyez-moi, il y va du plus grand bien que vous puissiez souhaiter. Iphicrate. - Du plus grand bien? Si cela est, il y a lĂ quelque chose qui pourrait assez me convenir d'une certaine façon. Arlequin. - Prends tout; c'est un habit fait sur ta taille. Trivelin. - Il me faut tout, ou rien. Iphicrate. - Voulez-vous que je m'avoue un ridicule? Qu'importe, quand on l'a Ă©tĂ©? Trivelin. - N'avez-vous que cela Ă me dire? Iphicrate. - Va donc pour la moitiĂ©, pour me tirer d'affaire. Trivelin. - Va du tout. Iphicrate. - Soit. Arlequin rit de toute sa force. Trivelin. - Vous avez fort bien fait, vous n'y perdrez rien. Adieu, vous saurez bientĂÂŽt de mes nouvelles. ScĂšne VI ClĂ©anthis, Iphicrate, Arlequin, Euphrosine. ClĂ©anthis. - Seigneur Iphicrate, peut-on vous demander de quoi vous riez? Arlequin. - Je ris de mon Arlequin qui a confessĂ© qu'il Ă©tait un ridicule. ClĂ©anthis. - Cela me surprend, car il a la mine d'un homme raisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propre aveu, regardez ma suivante. Arlequin, la regardant. - Malepeste! quand ce visage-lĂ fait le fripon, c'est bien son mĂ©tier. Mais parlons d'autres choses, ma belle damoiselle, qu'est-ce que nous ferons Ă cette heure que nous sommes gaillards? ClĂ©anthis. - Eh! mais la belle conversation. Arlequin. - Je crains que cela ne vous fasse bĂÂąiller, j'en bĂÂąille dĂ©jĂ . Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage. ClĂ©anthis. - Eh bien, faites. Soupirez pour moi; poursuivez mon coeur, prenez-le si vous pouvez, je ne vous en empĂÂȘche pas; c'est Ă vous Ă faire vos diligences; me voilĂ , je vous attends; mais traitons l'amour Ă la grande maniĂšre, puisque nous sommes devenus maĂtres; allons-y poliment, et comme le grand monde. Arlequin. - Oui-da; nous n'en irons que meilleur train. ClĂ©anthis. - Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des siĂšges pour prendre l'air assis, et pour Ă©couter les discours galants que vous m'allez tenir; il faut bien jouir de notre Ă©tat, en goĂ»ter le plaisir. Arlequin. - Votre volontĂ© vaut une ordonnance. A Iphicrate. Arlequin, vite des siĂšges pour moi, et des fauteuils pour Madame. Iphicrate. - Peux-tu m'employer Ă cela? Arlequin. - La rĂ©publique le veut. ClĂ©anthis. - Tenez, tenez, promenons-nous plutĂÂŽt de cette maniĂšre-lĂ , et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspirĂ© pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnĂÂȘtes gens Ă cette heure, il faut songer Ă cela; il n'est plus question de familiaritĂ© domestique. Allons, procĂ©dons noblement; n'Ă©pargnez ni compliments ni rĂ©vĂ©rences. Arlequin. - Et vous, n'Ă©pargnez point les mines. Courage! quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens? ClĂ©anthis. - Sans difficultĂ©; pouvons-nous ĂÂȘtre sans eux? c'est notre suite; qu'ils s'Ă©loignent seulement. Arlequin, Ă Iphicrate. - Qu'on se retire Ă dix pas. Iphicrate et Euphrosine s'Ă©loignent en faisant des gestes d'Ă©tonnement et de douleur. ClĂ©anthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine. Arlequin, se promenant sur le thĂ©ĂÂątre avec ClĂ©anthis. - Remarquez-vous, Madame, le clartĂ© du jour? ClĂ©anthis. - Il fait le plus beau temps du monde; on appelle cela un jour tendre. Arlequin. - Un jour tendre? Je ressemble donc au jour, Madame. ClĂ©anthis. Comment, vous lui ressemblez? Arlequin. - Eh palsambleu! le moyen de n'ĂÂȘtre pas tendre, quand on se trouve tĂÂȘte Ă tĂÂȘte avec vos grĂÂąces? A ce mot il saute de joie. Oh! oh! oh! oh! ClĂ©anthis. - Qu'avez-vous donc, vous dĂ©figurez notre conversation? Arlequin. - Oh! ce n'est rien; c'est que je m'applaudis. ClĂ©anthis. - Rayez ces applaudissements, ils nous dĂ©rangent. Continuant. Je savais bien que mes grĂÂąces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous ĂÂȘtes galant, vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs; mais finissons, en voilĂ assez, je vous dispense des compliments. Arlequin. - Et moi, je vous remercie de vos dispenses. ClĂ©anthis. - Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien; dites, Monsieur, dites; heureusement on n'en croira rien. Vous ĂÂȘtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas. Arlequin, l'arrĂÂȘtant par le bras, et se mettant Ă genoux. - Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincĂ©ritĂ© de mes feux? ClĂ©anthis. - Mais ceci devient sĂ©rieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaire; levez-vous. Quelle vivacitĂ©! Faut-il vous dire qu'on vous aime? Ne peut-on en ĂÂȘtre quitte Ă moins? Cela est Ă©trange! Arlequin, riant Ă genoux. - Ah! ah! ah! que cela va bien! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages. ClĂ©anthis. - Oh! vous riez, vous gĂÂątez tout. Arlequin. - Ah! ah! par ma foi, vous ĂÂȘtes bien aimable et moi aussi. Savez-vous bien ce que je pense? ClĂ©anthis. - Quoi? Arlequin. - PremiĂšrement, vous ne m'aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde. ClĂ©anthis. - Pas encore, mais il ne s'en fallait plus que d'un mot, quand vous m'avez interrompue. Et vous, m'aimez-vous? Arlequin. - J'y allais aussi, quand il m'est venu une pensĂ©e. Comment trouvez-vous mon Arlequin? ClĂ©anthis. - Fort Ă mon grĂ©. Mais que dites-vous de ma suivante? Arlequin. - Qu'elle est friponne! ClĂ©anthis. - J'entrevois votre pensĂ©e. Arlequin. - VoilĂ ce que c'est, tombez amoureuse d'Arlequin, et moi de votre suivante. Nous sommes assez forts pour soutenir cela. ClĂ©anthis. - Cette imagination-lĂ me rit assez. Ils ne sauraient mieux faire que de nous aimer, dans le fond. Arlequin. - Ils n'ont jamais rien aimĂ© de si raisonnable, et nous sommes d'excellents partis pour eux. ClĂ©anthis. - Soit. Inspirez Ă Arlequin de s'attacher Ă moi; faites-lui sentit l'avantage qu'il y trouvera dans la situation oĂÂč il est; qu'il m'Ă©pouse, il sortira tout d'un coup d'esclavage; cela est bien aisĂ©, au bout du compte. Je n'Ă©tais ces jours passĂ©s qu'une esclave; mais enfin me voilĂ dame et maĂtresse d'aussi bon jeu qu'une autre; je la suis par hasard; n'est-ce pas le hasard qui fait tout? Qu'y a-t-il Ă dire Ă cela? J'ai mĂÂȘme un visage de condition; tout le monde me l'a dit. Arlequin. - Pardi! je vous prendrais bien, moi, si je n'aimais pas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui aussi de l'amour pour ma petite personne, qui, comme vous voyez, n'est pas dĂ©sagrĂ©able. ClĂ©anthis. - Vous allez ĂÂȘtre content; je vais appeler ClĂ©anthis, je n'ai qu'un mot Ă lui dire Ă©loignez-vous un instant et revenez. Vous parlerez ensuite Ă Arlequin pour moi; car il faut qu'il commence; mon sexe, la biensĂ©ance et ma dignitĂ© le veulent. Arlequin. - Oh! ils le veulent, si vous voulez; car dans le grand monde on n'est pas si façonnier; et sans faire semblant de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair Ă l'aventure pour lui donner courage, Ă cause que vous ĂÂȘtes plus que lui; c'est l'ordre. ClĂ©anthis. - C'est assez bien raisonner. Effectivement, dans le cas oĂÂč je suis, il pourrait y avoir de la petitesse Ă m'assujettir Ă de certaines formalitĂ©s qui ne me regardent plus; je comprends cela Ă merveille; mais parlez-lui toujours, je vais dire un mot Ă ClĂ©anthis; tirez-vous Ă quartier pour un moment. Arlequin. - Vantez mon mĂ©rite; prĂÂȘtez-m'en un peu, Ă charge de revanche... ĂâĄlĂ©anthis - Laissez-moi faire. Elle appelle Euphrosine. ClĂ©anthis! ScĂšne VII ClĂ©anthis et Euphrosine, qui vient doucement. ClĂ©anthis. - Approchez, et accoutumez-vous Ă aller plus vite, car je ne saurais attendre. Euphrosine. - De quoi s'agit-il? ClĂ©anthis. - Venez-çà , Ă©coutez-moi. Un honnĂÂȘte homme vient de me tĂ©moigner qu'il vous aime; c'est Iphicrate. Euphrosine. - Lequel? ClĂ©anthis. - Lequel? Y en a-t-il deux ici? c'est celui qui vient de me quitter. Euphrosine. - Eh que veut-il que je fasse de son amour? ClĂ©anthis. - Eh qu'avez-vous fait de l'amour de ceux qui vous aimaient? vous voilĂ bien Ă©tourdie! est-ce le mot d'amour qui vous effarouche? Vous le connaissez tant cet amour! vous n'avez jusqu'ici regardĂ© les gens que pour leur en donner; vos beaux yeux n'ont fait que cela; dĂ©daignent-ils la conquĂÂȘte du seigneur Iphicrate? Il ne vous fera pas de rĂ©vĂ©rences penchĂ©es; vous ne lui trouverez point de contenance ridicule, d'airs Ă©vaporĂ©s ce n'est point une tĂÂȘte lĂ©gĂšre, un petit badin, un petit perfide, un joli volage, un aimable indiscret; ce n'est point tout cela; ces grĂÂąces-lĂ lui manquent Ă la vĂ©ritĂ©; ce n'est qu'un homme franc, qu'un homme simple dans ses maniĂšres, qui n'a pas l'esprit de se donner des airs; qui vous dira qu'il vous aime, seulement parce que cela sera vrai; enfin ce n'est qu'un bon coeur, voilĂ tout; et cela est fĂÂącheux, cela ne pique point. Mais vous avez l'esprit raisonnable; je vous destine Ă lui, il fera votre fortune ici, et vous aurez la bontĂ© d'estimer son amour, et vous y serez sensible, entendez-vous? Vous vous conformerez Ă mes intentions, je l'espĂšre; imaginez-vous mĂÂȘme que je le veux. Euphrosine. - OĂÂč suis-je! et quand cela finira-t-il? Elle rĂÂȘve. ScĂšne VIII Arlequin, Euphrosine Arlequin arrive en saluant ClĂ©anthis qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche. Euphrosine. - Que me voulez-vous? Arlequin, riant. - Eh! eh! eh! ne vous a-t-on pas parlĂ© de moi? Euphrosine. - Laissez-moi, je vous prie. Arlequin. - Eh! lĂ , lĂ , regardez-moi dans l'oeil pour deviner ma pensĂ©e. Euphrosine. - Eh! pensez ce qu'il vous plaira. Arlequin. - M'entendez-vous un peu? Euphrosine. - Non. Arlequin. - C'est que je n'ai encore rien dit. Euphrosine, impatiente. - Ahi! Arlequin. - Ne mentez point; on vous a communiquĂ© les sentiments de mon ĂÂąme; rien n'est plus obligeant pour vous. Euphrosine. - Quel Ă©tat! Arlequin. - Vous me trouvez un peu nigaud, n'est-il pas vrai? Mais cela se passera; c'est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire. Euphrosine. - Vous? Arlequin. - Eh pardi! oui; qu'est-ce qu'on peut faire de mieux? Vous ĂÂȘtes si belle! il faut bien vous donner son coeur, aussi bien vous le prendriez de vous-mĂÂȘme. Euphrosine. - Voici le comble de mon infortune. Arlequin, lui regardant les mains. - Quelles mains ravissantes! les jolis petits doigts! que je serais heureux avec cela! mon petit coeur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charitĂ© d'ĂÂȘtre tendre aussi, oh! je deviendrais fou tout Ă fait. Euphrosine. - Tu ne l'es dĂ©jĂ que trop. Arlequin. - Je ne le serai jamais tant que vous en ĂÂȘtes digne. Euphrosine. - Je ne suis digne que de pitiĂ©, mon enfant. Arlequin. - Bon, bon! Ă qui est-ce que vous contez cela? vous ĂÂȘtes digne de toutes les dignitĂ©s imaginables; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus; mais me voilĂ , moi, et un empereur n'y est pas; et un rien qu'on voit vaut mieux que quelque chose qu'on ne voit pas. Qu'en dites-vous? Euphrosine. - Arlequin, il me semble que tu n'as point le coeur mauvais. Arlequin. - Oh! il ne s'en fait plus de cette pĂÂąte-lĂ ; je suis un mouton. Euphrosine. - Respecte donc le malheur que j'Ă©prouve. Arlequin. - HĂ©las! je me mettrais Ă genoux devant lui. Euphrosine. - Ne persĂ©cute point une infortunĂ©e, parce que tu peux la persĂ©cuter impunĂ©ment. Vois l'extrĂ©mitĂ© oĂÂč je suis rĂ©duite; et si tu n'as point d'Ă©gard au rang que je tenais dans le monde, Ă ma naissance, Ă mon Ă©ducation, du moins que mes disgrĂÂąces, que mon esclavage, que ma douleur t'attendrissent. Tu peux ici m'outrager autant que tu le voudras; je suis sans asile et sans dĂ©fense; je n'ai que mon dĂ©sespoir pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne mĂÂȘme, Arlequin; voilĂ l'Ă©tat oĂÂč je suis; ne le trouves-tu pas assez misĂ©rable? Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre mĂ©chant? Je n'ai pas la force de t'en dire davantage je ne t'ai jamais fait de mal; n'ajoute rien Ă celui que je souffre. Arlequin, abattu et les bras abaissĂ©s, et comme immobile. - J'ai perdu la parole. ScĂšne IX Iphicrate, Arlequin Iphicrate. - ClĂ©anthis m'a dit que tu voulais t'entretenir avec moi; que me veux-tu? as-tu encore quelques nouvelles insultes Ă me faire? Arlequin. - Autre personnage qui va me demander encore ma compassion. Je n'ai rien Ă te dire, mon ami, sinon que je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle Euphrosine; voilĂ tout. A qui diantre en as-tu? Iphicrate. - Peux-tu me le demander, Arlequin? Arlequin. - Eh! pardi, oui, je le peux, puisque je le fais. Iphicrate. - On m'avait promis que mon esclavage finirait bientĂÂŽt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe; je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientĂÂŽt ce malheureux maĂtre qui ne te croyait pas capable des indignitĂ©s qu'il a souffertes de toi. Arlequin. - Ah! il ne nous manquait plus que cela, et nos amours auront bonne mine. Ecoute, je te dĂ©fends de mourir par malice; par maladie, passe, je te le permets. Iphicrate. - Les dieux te puniront, Arlequin. Arlequin. - Eh! de quoi veux-tu qu'ils me punissent? d'avoir eu du mal toute ma vie? Iphicrate. - De ton audace et de tes mĂ©pris envers ton maĂtre; rien ne m'a Ă©tĂ© si sensible, je l'avoue. Tu es nĂ©, tu as Ă©tĂ© Ă©levĂ© avec moi dans la maison de mon pĂšre; le tien y est encore; il t'avait recommandĂ© ton devoir en partant; moi-mĂÂȘme je t'avais choisi par un sentiment d'amitiĂ© pour m'accompagner dans mon voyage; je croyais que tu m'aimais, et cela m'attachait Ă toi. Arlequin, pleurant. - Eh! qui est-ce qui te dit que je ne t'aime plus? Iphicrate. - Tu m'aimes, et tu me fais mille injures? Arlequin. - Parce que je me moque un petit brin de toi, cela empĂÂȘche-t-il que je ne t'aime? Tu disais bien que tu m'aimais, toi, quand tu me faisais battre; est-ce que les Ă©triviĂšres sont plus honnĂÂȘtes que les moqueries? Iphicrate. - Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter sans trop de sujet. Arlequin. - C'est la vĂ©ritĂ©. Iphicrate. - Mais par combien de bontĂ©s n'ai-je pas rĂ©parĂ© cela! Arlequin. - Cela n'est pas de ma connaissance. Iphicrate. - D'ailleurs, ne fallait-il-pas te corriger de tes dĂ©fauts? Arlequin. - J'ai plus pĂÂąti des tiens que des miens; mes plus grands dĂ©fauts, c'Ă©tait ta mauvaise humeur, ton autoritĂ©, et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave. Iphicrate. - Va, tu n'es qu'un ingrat; au lieu de me secourir ici, de partager mon affliction, de montrer Ă tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eĂ»t touchĂ©s, qui les eĂ»t engagĂ©s peut-ĂÂȘtre Ă renoncer Ă leur coutume ou Ă m'en affranchir, et qui m'eĂ»t pĂ©nĂ©trĂ© moi-mĂÂȘme de la plus vive reconnaissance! Arlequin. - Tu as raison, mon ami; tu me remontres bien mon devoir ici pour toi; mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous Ă©tions dans AthĂšnes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagĂ© la mienne. Eh bien va, je dois avoir le coeur meilleur que toi; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitiĂ© puisque tu le dis, je te le pardonne; je t'ai raillĂ© par bonne humeur, prends-le en bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur Ă mes camarades; je les prierai de te renvoyer, et s'ils ne le veulent pas, je te garderai comme mon ami; car je ne te ressemble pas, moi; je n'aurais point le courage d'ĂÂȘtre heureux Ă tes dĂ©pens. Iphicrate, s'approchant d'Arlequin. - Mon cher Arlequin, fasse le ciel, aprĂšs ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne mĂ©ritais pas d'ĂÂȘtre ton maĂtre. Arlequin. - Ne dites donc point comme cela, mon cher patron si j'avais Ă©tĂ© votre pareil, je n'aurais peut-ĂÂȘtre pas mieux valu que vous. C'est Ă moi Ă vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'Ă©tiez pas raisonnable, c'Ă©tait ma faute. Iphicrate, l'embrassant. - Ta gĂ©nĂ©rositĂ© me couvre de confusion. Arlequin. - Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir Ă bien faire! AprĂšs quoi, il dĂ©shabille son maĂtre. Iphicrate. - Que fais-tu, mon cher ami? Arlequin. - Rendez-moi mon habit, et reprenez le vĂÂŽtre; je ne suis pas digne de le porter. Iphicrate. - Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras. ScĂšne X ClĂ©anthis, Euphrosine, Iphicrate, Arlequin ClĂ©anthis, en entrant avec Euphrosine qui pleure. - Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gĂ©mir. Et plus prĂšs d'Arlequin. Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate? Pourquoi avez-vous repris votre habit? Arlequin, tendrement. - C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi. Il embrasse les genoux de son maĂtre. ClĂ©anthis. - Expliquez-moi donc ce que je vois; il semble que vous lui demandiez pardon? Arlequin. - C'est pour me chĂÂątier de mes insolences. ClĂ©anthis. - Mais enfin, notre projet? Arlequin. - Mais enfin, je veux ĂÂȘtre un homme de bien; n'est-ce pas lĂ un beau projet? Je me repens de mes sottises, lui des siennes; repentez-vous des vĂÂŽtres, Madame Euphrosine se repentira aussi; et vive l'honneur aprĂšs! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons. Euphrosine. - Ah! ma chĂšre ClĂ©anthis, quel exemple pour vous! Iphicrate. - Dites plutĂÂŽt quel exemple pour nous, Madame, vous m'en voyez pĂ©nĂ©trĂ©. ClĂ©anthis. - Ah! vraiment, nous y voilĂ , avec vos beaux exemples. VoilĂ de nos gens qui nous mĂ©prisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, qui nous regardent comme des vers de terre, et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnĂÂȘtes gens qu'eux. Fi! que cela est vilain, de n'avoir eu pour tout mĂ©rite que de l'or, de l'argent et des dignitĂ©s! C'Ă©tait bien la peine de faire tant les glorieux! OĂÂč en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions pas d'autre mĂ©rite que cela pour vous? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapĂ©s? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bontĂ©-lĂ , que faut-il ĂÂȘtre, s'il vous plaĂt? Riche? non; noble? non; grand seigneur? point du tout. Vous Ă©tiez tout cela; en valiez-vous mieux? Et que faut-il donc? Ah! nous y voici. Il faut avoir le coeur bon, de la vertu et de la raison; voilĂ ce qu'il faut, voilĂ ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autres. Entendez-vous, Messieurs les honnĂÂȘtes gens du monde? VoilĂ avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez, et qui vous passent Et Ă qui les demandez-vous? A de pauvres gens que vous avez toujours offensĂ©s, maltraitĂ©s, accablĂ©s, tout riches que vous ĂÂȘtes, et qui ont aujourd'hui pitiĂ© de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous Ă cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grĂÂące! Allez, vous devriez rougir de honte. Arlequin. - Allons, ma mie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits d'avoir Ă©tĂ© mĂ©chants, cela fait qu'ils nous valent bien; car quand on se repent, on est bon; et quand on est bon, on est aussi avancĂ© que nous. Approchez, Madame Euphrosine; elle vous pardonne; voici qu'elle pleure; la rancune s'en va, et votre affaire est faite. ClĂ©anthis. - Il est vrai que je pleure, ce n'est pas le bon coeur qui me manque. Euphrosine, tristement. - Ma chĂšre ClĂ©anthis, j'ai abusĂ© de l'autoritĂ© que j'avais sur toi, je l'avoue. ClĂ©anthis. - HĂ©las! comment en aviez-vous le courage? Mais voilĂ qui est fait, je veux bien oublier tout; faites comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour vous; je ne veux pas avoir Ă me reprocher la mĂÂȘme chose, je vous rends la libertĂ©; et s'il y avait un vaisseau, je partirais tout Ă l'heure avec vous voilĂ tout le mal que je vous veux; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute. Arlequin, pleurant. - Ah! la brave fille! ah! le charitable naturel! Iphicrate. - Etes-vous contente, Madame? Euphrosine, avec attendrissement. - Viens que je t'embrasse, ma chĂšre ClĂ©anthis. Arlequin, Ă ClĂ©anthis. - Mettez-vous Ă genoux pour ĂÂȘtre encore meilleure qu'elle. Euphrosine. - La reconnaissance me laisse Ă peine la force de te rĂ©pondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe plus dĂ©sormais qu'Ă partager avec moi tous les biens que les dieux m'ont donnĂ©, si nous retournons Ă AthĂšnes. ScĂšne XI Trivelin et les acteurs prĂ©cĂ©dents. Trivelin. - Que vois-je? vous pleurez, mes enfants, vous vous embrassez! Arlequin. - Ah! vous ne voyez rien, nous sommes admirables; nous sommes des rois et des reines. En fin finale, la paix est conclue, la vertu a arrangĂ© tout cela; il ne nous faut plus qu'un bateau et un batelier pour nous en aller et si vous nous les donnez, vous serez presque aussi honnĂÂȘtes gens que nous. Trivelin. - Et vous, ClĂ©anthis, ĂÂȘtes-vous du mĂÂȘme sentiment? ClĂ©anthis, baisant la main de sa maĂtresse. - Je n'ai que faire de vous en dire davantage, vous voyez ce qu'il en est. Arlequin, prenant aussi la main de son maĂtre pour la baiser. - VoilĂ aussi mon dernier mot, qui vaut bien des paroles. Trivelin. - Vous me charmez. Embrassez-moi aussi, mes chers enfants; c'est lĂ ce que j'attendais. Si cela n'Ă©tait pas arrivĂ©, nous aurions puni vos vengeances, comme nous avons puni leurs duretĂ©s. Et vous, Iphicrate, vous, Euphrosine, je vous vois attendris; je n'ai rien Ă ajouter aux leçons que vous donne cette aventure. Vous avez Ă©tĂ© leurs maĂtres, et vous en avez mal agi; ils sont devenus les vĂÂŽtres, et ils vous pardonnent; faites vos rĂ©flexions lĂ -dessus. La diffĂ©rence des conditions n'est qu'une Ă©preuve que les dieux font sur nous je ne vous en dis pas davantage. Vous partirez dans deux jours, et vous reverrez AthĂšnes. Que la joie Ă prĂ©sent, et que les plaisirs succĂšdent aux chagrins que vous avez sentis, et cĂ©lĂšbrent le jour de votre vie le plus profitable. L'HĂ©ritier de village Acteurs de la comĂ©die ComĂ©die en un acte, en prose, ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens italiens le 19 aoĂ»t 1725 Acteurs de la comĂ©die Madame Damis. Le Chevalier. Blaise, paysan. Claudine, femme de Blaise. Colin, fils de Blaise. Arlequin, valet de Blaise. Griffet, clerc de procureur. La scĂšne est dans un village. ScĂšne premiĂšre Blaise, Claudine, Arlequin Blaise entre, suivi d'Arlequin en guĂÂȘtres et portant un paquet. Claudine entre d'un autre cĂÂŽtĂ©. Claudine. - Eh je pense que velĂ Blaise! Blaise. - Eh oui, note femme; c'est li-mĂÂȘme en parsonne. Claudine. - Voirement! noute homme, vous prenez bian de la peine de revenir; queu libertinage! ĂÂȘtre quatre jours Ă Paris, demandez-moi Ă quoi faire! Blaise. - Eh! Ă voir mourir mon frĂšre, et je n'y allais que pour ça. Claudine. - Eh bian! que ne finit-il donc, sans nous coĂ»ter tant d'allĂ©es et de venues? Toujours il meurt, et jamais ça n'est fait voilĂ deux ou trois fois qu'il lantarne. Blaise. - Oh bian! il ne lantarnera plus. Il pleure. Le pauvre homme a pris sa secousse. Claudine. - HĂ©las! il est donc trĂ©passĂ© ce coup-ci? Blaise. - Oh il est encore pis que ça. Claudine. - Comment, pis? Blaise. - Il est entarrĂ©. Claudine. - Eh! il n'y a rian de nouveau à ça; ce sera queussi, queumi. Il faut considĂ©rer qu'il Ă©tait bian vieux qu'il avait beaucoup travaillĂ©, bian Ă©pargnĂ©, bian chipotĂ© sa pauvre vie. Blaise. - T'as raison, femme; il aimait trop l'usure et l'avarice; il se plaignait trop le vivre, et j'ons opinion que cela l'a tuĂ©. Claudine. - Bref! enfin le velĂ dĂ©funt. Parlons des vivants. T'es son unique hĂ©riquier; qu'as-tu trouvĂ©? Blaise, riant. - Eh, eh, eh! baille-moi cinq sols de monnaie, je n'ons que de grosses piĂšces. Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh; dis donc, Nicaise, avec tes cinq sols de monnaie! qu'est-ce que t'en veux faire? Blaise. - Eh eh eh; baille-moi cinq sols de monnaie, te dis-je. Claudine. - Pourquoi donc, NicodĂšme? Blaise. - Pour ce garçon qui apporte mon paquet depis la voiture jusqu'Ă cheux nous, pendant que je marchais tout bellement et Ă mon aise. Claudine. - T'es venu dans la voiture? Blaise. - Oui, parce que cela est plus commode. Claudine. - T'as baillĂ© un Ă©cu? Blaise. - Oh! bian noblement. Combien faut-il? ai-je fait. Un Ă©cu, ce m'a-t-on fait. Tenez, le velĂ , prenez. Tout comme ça. Claudine. - Et tu dĂ©penses cinq sols en porteux de paquets? Blaise. - Oui, par maniĂšre de rĂ©crĂ©ation. Arlequin. - Est-ce pour moi les cinq sols, Monsieur Blaise? Blaise. - Oui, mon ami. Arlequin. - Cinq sols! un hĂ©ritier, cinq sols! un homme de votre Ă©toffe! et oĂÂč est la grandeur d'ĂÂąme? Blaise. - Oh! qu'à ça ne tienne, il n'y a qu'Ă dire. Allons, femme, boute un sol de plus, comme s'il en pleuvait. Arlequin prend et fait la rĂ©vĂ©rence. Claudine. - Ah! mon homme est devenu fou. Blaise, Ă part. - MorguĂ©, queu plaisir! alle enrage, alle ne sait pas le tu autem. Haut. Femme, cent mille francs! Claudine. - Queu coq-Ă -l'ĂÂąne! velĂ cent mille francs avec cinq sols Ă cette heure! Arlequin. - C'est que Monsieur Blaise m'a dit, par les chemins, qu'il avait hĂ©ritĂ© d'autant de son frĂšre le mercier. Claudine. - Eh que dites-vous? Le dĂ©funt a laissĂ© cent mille francs, maĂtre Blaise? es-tu dans ton bon sens, ça est-il vrai? Blaise. - Oui, Madame, ça est çartain. Claudine, joyeuse. - Ca est çartain? mais ne rĂÂȘves-tu pas? n'as-tu pas le çarviau renvarsĂ©? Blaise. - Doucement, soyons civils envers nos parsonnes. Claudine. - Mais les as-tu vus? Blaise. - Je leur ons quasiment parlĂ©; j'ons Ă©tĂ© chez le maltĂÂŽtier qui les avait de mon frĂšre, et qui les fait aller et venir pour notre profit, et je les ons laissĂ©s lĂ car, par le moyen de son tricotage, ils rapportont encore d'autres Ă©cus; et ces autres Ă©cus, qui venont de la manigance, engendront d'autres petits magots d'argent qu'il boutra avec le grand magot, qui, par ce moyen, devianra ancore pus grand; et j'apportons le papier comme quoi ce monciau du petit et du grand m'appartiant, et comme quoi il me fera dĂ©livrance, Ă ma volontĂ©, du principal et de la rente de tout ça, dont il a Ă©tĂ© parlĂ© dans le papier qui en rend tĂ©moignage en la prĂ©sence de mon procureur, qui m'assistait pour agencer l'affaire. Claudine. - Ah mon homme, tu me ravis l'ĂÂąme ça m'attendrit. Ce pauvre biau-frĂšre! je le pleurons de bon coeur. Blaise. - HĂ©las! je l'ons tant pleurĂ© d'abord, que j'en ons prins ma suffisance. Claudine. - Cent mille francs, sans compter le tricotage! mais oĂÂč boutrons-je tout ça? Arlequin, contrefaisant leur langage. - VoilĂ dĂ©jĂ six sols que vous boutez dans ma poche, et j'attends que vous les boutiez. Blaise. - Boute, boute donc, femme. Claudine. - Oh! cela est juste; tenez, mon bel ami, faites itou manigancer cela par un maltĂÂŽtier. Arlequin. - Aussi ferai-je; je le manigancerai au cabaret. Je vous rends grĂÂąces, Madame. Blaise. - Madame! vois-tu comme il te porte respect! Claudine. - Ca est bien agriable. Arlequin. - N'avez-vous plus rien Ă m'ordonner, Monsieur? Blaise. - Monsieur! ce garçon-lĂ sait vivre avec les gens de notre sorte. J'aurons besoin de laquais, retenons d'abord ceti-lĂ ; je bariolerons nos casaques de la couleur de son habit. Claudine. - Prenons, retenons, bariolons, c'est fort bian fait, mon poulet. Blaise. - Voulez-vous me sarvir, mon ami, et avez-vous sarvi de gros seigneurs? Arlequin. - Bon, il y a huit ans que je suis Ă la cour. Blaise. - A la cour! velĂ bian note affaire je li baillerons ma fille pour apprentie, il la fera courtisane. Arlequin, Ă part. - Ils sont encore plus bĂÂȘtes que moi, profitons-en. Tout haut. Oh! laissez-moi faire, Monsieur; je suis admirable pour Ă©lever une fille; je sais lire et Ă©crire dans le latin, dans le français, je chante gros comme un orgue, je fais des compliments; d'ailleurs, je verse Ă boire comme un robinet de fontaine, j'ai des perfections charmantes. J'allais Ă mon village voir ma soeur; mais si vous me prenez, je lui ferai mes excuses par lettre. Blaise. - Je vous prends, velĂ qui est fait. Je sis votre maĂtre, et ous ĂÂȘtes mon sarviteur. Arlequin. - Serviteur trĂšs humble, trĂšs obĂ©issant et trĂšs gaillard Arlequin; c'est le nom du personnage. Claudine. - Le nom est drĂÂŽle. Parlons des gages Ă prĂ©sent. Combian voulez-vous gagner? Arlequin. - Oh peu de choses, une bagatelle; cent Ă©cus pour avoir des Ă©pingles. Claudine. - Diantre! ous en voulez donc lever une boutique? Blaise. - Eh morguĂ©! souvians-toi de la nichĂ©e des cent mille francs; n'avons-je pas des Ă©cus qui nous font des petits? c'est comme un colombier; çà , allons, mon ami, c'est marchĂ© fait; tenez, velĂ noute maison, allez-vous-en dire Ă nos enfants de venir. Si vous ne les trouvez pas, vous irez les charcher lĂ oĂÂč ils sont, stapendant que je convarserons moi et noute femme. Arlequin. - Conversez, Monsieur; j'obĂ©is, et j'y cours. ScĂšne II Blaise, Claudine Blaise. - Ah çà , Claudine, j'ons passĂ© dix ans Ă Paris, moi. Je connaissons le monde, je vais te l'apprendre. Nous velĂ riches, faut prendre garde à ça. Claudine. - C'est bian dit, mon homme, faut jouir. Blaise. - Ce n'est pas le tout que de jouir, femme faut avoir de belles maniĂšres. Claudine. - Certainement, et il n'y a d'abord qu'Ă m'habiller de brocard, acheter des jouyaux et un collier de parles tu feras pour toi Ă l'avenant. Blaise. - Le brocard, les parles et les jouyaux ne font rian Ă mon dire, t'en auras Ă bauge, j'aurons itou du d'or sur mon habit. J'avons dĂ©jĂ achetĂ© un castor avec un casaquin de friperie, que je boutrons en attendant que j'ayons tout mon Ă©quipage Ă forfait. Je dis tant seulement que c'est le marchand et le tailleur qui baillont tout cela; mais c'est l'honneur, la fiartĂ© et l'esprit qui baillont le reste. Claudine. - De l'honneur! j'en avons Ă revendre d'abord. Blaise. - Ca se peut bian; stapendant de cette marchandise-lĂ , il ne s'en vend point, mais il s'en pard biaucoup. Claudine. - Oh bian donc, je n'en vendrai ni n'en pardrai. Blaise. - Ca suffit; mais je ne parle point de cet honneur de conscience, et ceti-lĂ , tu te contenteras de l'avoir en secret dans l'ĂÂąme; lĂ , t'en auras biaucoup sans en montrer tant. Claudine. - Comment, sans en montrer tant! je ne montrerai pas mon honneur! Blaise. - Eh morguĂ©, tu ne m'entends point c'est que je veux dire qu'il ne faut faire semblant de rian, qu'il faut se conduire Ă l'aise, avoir une vartu nĂ©gligente, se parmettre un maintien commode, qui ne soit point malhonnĂÂȘte, qui ne soit point honnĂÂȘte non plus, de ça qui va comme il peut; entendre tout, repartir Ă tout, badiner de tout. Claudine. - Savoir queu badinage on me fera. Blaise. - Tians, par exemple, prends que je ne sois pas ton homme, et que t'es la femme d'un autre; je te connais, je vians Ă toi, et je batifole dans le discours; je te dis que t'es agriable, que je veux ĂÂȘtre ton amoureux, que je te conseille de m'aimer, que c'est le plaisir, que c'est la mode Madame par-ci, Madame par-lĂ ; ou ĂÂȘtes trop belle; qu'est-ce qu'ou en voulez faire? prenez avis, vos yeux me tracassent, je vous le dis; qu'en sera-t-il? qu'en fera-t-on? Et pis des petits mots charmants, des pointes d'esprit, de la malice dans l'oeil, des singeries de visage, des transportements; et pis Madame, il n'y a, morguĂ©, pas moyen de durer! boutez ordre à ça. Et pis je m'avance, et pis je plante mes yeux sur ta face, je te prends une main, queuquefois deux, je te sarre, je m'agenouille; que repars-tu à ça? Claudine. - Ce que je repars, Blaise? mais vraiment, je te repousse dans l'estomac, d'abord. Blaise. - Bon. Claudine. - Puis aprĂšs, je vais Ă reculons. Blaise. - Courage. Claudine. - Ensuite je devians rouge, et je te dis pour qui tu me prends; je t'appelle un impartinant, un vaurian Ne m'attaque jamais, ce fais-je, en te montrant les poings, ne vians pas envars moi, car je ne sis pas aisiĂ©e, vois-tu bian; n'y a rien Ă faire ici pour toi, va-t'en, tu n'es qu'un bĂ©lĂtre. Blaise. - Nous velĂ tout juste; velĂ comme ça se pratique dans noute village; cet honneur-lĂ qui est tout d'une piĂšce, est fait pour les champs; mais Ă la ville, ça ne vaut pas le diable, tu passerais pour un je ne sais qui. Claudine. - Le drĂÂŽle de trafic! mais pourtant je sis mariĂ©e que dirai-je en rĂ©ponse? Blaise. - Oh je vais te bailler le rĂ©gime de tout ça. Quian, quand quelqu'un te dira Je vous aime bian, Madame, Il rit, ha ha ha! velĂ comme tu feras, ou bian, joliment Ca vous plaĂt Ă dire. Il te repartira Je ne raille point. Tu repartiras Eh bian! tope, aimez-moi. S'il te prenait les mains, tu l'appelleras badin; s'il te les baise eh bian! soit; il n'y a rian de gĂÂątĂ©; ce n'est que des mains, au bout du compte! s'il t'attrape queuque baiser sur le chignon, voire sur la face, il n'y aura point de mal à ça; attrape qui peut, c'est autant de pris, ça ne te regarde point; ça viant jusqu'Ă toi, mais ça te passe; qu'il te lorgne tant qu'il voudra, ça aide Ă passer le temps; car, comme je te dis, la vartu du biau monde n'est point hargneuse; c'est une vartu douce que la politesse a boutĂ© Ă se faire Ă tout; alle est folichonne, alle a le mot pour rire, sans façon, point considĂ©rante; alle ne donne rian, mais ce qu'on li vole, alle ne court pas aprĂšs. VelĂ l'arrangement de tout ça, velĂ ton devoir de Madame, quand tu le seras. Claudine. - Et drĂšs que c'est la mode pour ĂÂȘtre honnĂÂȘte, je varrons; cette vartu-lĂ n'est pas plus difficile que la nĂÂŽtre. Mais mon homme, que dira-t-il? Blaise. - Moi? rian. Je te varrions un rĂ©giment de galants Ă l'entour de toi, que je sis obligĂ© de passer mon chemin, c'est mon savoir-vivre que ça, li aura trop de froidure entre nous. Claudine. - Blaise, cette froidure me chiffonne; ça ne vaut rian en mĂ©nage; je sis d'avis que je nous aimions bian au contraire. Blaise. - Nous aimer, femme! morguĂ©! il faut bian s'en garder; vraiment, ça jetterait un biau coton dans le monde! Claudine. - HĂ©las! Blaise, comme tu fais! et qui est-ce qui m'aimera donc moi? Blaise. - ParguĂ©! ce ne sera pas moi, je ne sis pas si sot ni si ridicule. Claudine. - Mais quand je ne serons que tous deux, est-ce que tu me haĂÂŻras? Blaise. - Oh! non; je pense qu'il n'y a pas d'obligation à ça; stapendant je nous en informerons pour ĂÂȘtre pus sĂ»rs; mais il y a une autre bagatelle qui est encore pour le bon air; c'est que j'aurons une maĂtresse qui sera queuque chiffon de femme, qui sera bian laide et bian sotte, qui ne m'aimera point, que je n'aimerai point non pus; qui me fera des niches, mais qui me coĂ»tera biaucoup, et qui ne vaura guĂšre, et c'est lĂ le plaisir. Claudine. - Et moi, combian me coĂ»tera un galant? car c'est mon devoir d'honnĂÂȘte madame d'en avoir un itou, n'est-ce pas? Blaise. - T'en auras trente, et non pas un. Claudine. - Oui, trente Ă l'entour de moi, Ă cause de ma vartu commode; mais ne me faut-il pas un galant Ă demeure? Blaise. - T'as raison, femme; je pense itou que c'est de la belle maniĂšre, ça se pratique; mais ce chapitre-lĂ ne me reviant pas. Claudine. - Mon homme, si je n'ons pas un amoureux, ça nous fera tort, mon ami. Blaise. - Je le vois bian, mais, morguĂ©! je n'avons pas l'esprit assez farme pour te parmettre ça, je ne sommes pas encore assez naturisĂ© gros monsieur; tian, passe-toi de galant, je me passerai d'amoureuse. Claudine. - Faut espĂ©rer que le bon exemple t'enhardira. Blaise. - Ca se peut bian, mais tout le reste est bon, et je m'y tians; mais nos enfants ne venont point; c'est que noute laquais les charche, je m'en vais voir ça. VelĂ noute Dame et son cousin le Chevalier qui se promĂšnent; je vais quitter la farme de sa cousine; s'ils t'accostent, tians ton rang, fais-toi rendre la rĂ©vĂ©rence qui t'appartient, je vais revenir. Si le fiscal Ă qui je devais de l'argent arrive, dis-li qu'il me parle. ScĂšne III Claudine, Le Chevalier, Madame Damis Claudine, Ă part. - Promenons-nous itou, pour voir ce qu'ils me diront. Le Chevalier. - Je suis de votre goĂ»t, Madame; j'aime Paris, c'est le salut du galant homme; mais il fait cher vivre Ă l'auberge. Madame Damis. - Feu Monsieur Damis ne m'a laissĂ© qu'un bien assez en dĂ©sordre; j'ai besoin de beaucoup d'Ă©conomie, et le sĂ©jour de Paris me ruinerait; mais je ne le regrette pas beaucoup, car je ne le connais guĂšre. Ah! vous voilĂ ; Claudine, votre mari est-il revenu, a-t-il fait nos commissions? Claudine. - Avec votre parmission, Ă qui parlez-vous donc, Madame? Madame Damis. - A qui je parle? Ă vous, ma mie. Claudine. - Oh bian! il n'y a ici ni maĂtre ni maĂtresse. Madame Damis. - Comment me rĂ©pondez-vous? Que dites-vous de ce discours, Chevalier? Le Chevalier, riant. - Qu'il est rustique, et qu'il sent le terroir. Eh eh eh... Claudine, le contrefaisant. - Eh eh eh, comme il ricane! Le Chevalier. - Cousine, pensez-vous qu'elle me raille? Madame Damis. - Vous n'en pouvez pas douter. Le Chevalier. - Eh donc je conclus qu'elle est folle. Claudine. - Tenez, je vous parle Ă tous deux, car vous ne savez pas ce que vous dites, vous ne savez pas le tu autem. Boutez-vous Ă votre devoir, honorez ma parsonne, traitez-moi de Madame, demandez-moi comment se porte ma santĂ©, mettez au bout queuque coup de chapiau, et pis vous varrais. Allons, commencez. Le Chevalier. - Ce genre de folie est divertissant. Voulez-vous que je la complimente? Madame Damis. - Vous n'y songez pas, Chevalier, c'est une impertinente qui perd le respect, et vous devriez la faire taire. Le Chevalier. - Moi, la faire taire? arrĂÂȘtez la langue d'une femme? un bataillon, encore passe! Claudine. - Ah ah ah par ma fiquĂ©! ça est trop drĂÂŽle. Madame Son mari me fera raison de son insolence. Claudine. - Bon, mon mari! est-ce que je nous soucions l'un de l'autre? J'avons le bel air, nous, de ne nous voir quasiment pas. Vous qui n'avez jamais quittĂ© votre chĂÂątiau, cela vous passe, aussi bian que la vartu folichonne. Le Chevalier. - Cette vertu folichonne m'enchante, son extravagance pĂ©tille d'invention. Va, ma poule, va; sandis! je t'aime mieux folle que raisonnable. Claudine. - Oh! ceti lĂ vaut trop; ils font envars moi ce que j'ons fait envers mon homme, ils me croyont le çarviau parclus; ne leur disons rian; velĂ Blaise qui viant. ScĂšne IV Blaise, Colette, Colin, Arlequin, et les acteurs prĂ©cĂ©dents. Madame Damis. - VoilĂ son mari. MaĂtre Blaise, expliquez-nous un peu le procĂ©dĂ© de votre femme. A-t-elle perdu l'esprit? elle ne me rĂ©pond que des impertinences. Blaise, aprĂšs les avoir tous regardĂ©s. - Parsonne ne salue. A Claudine. Leur as-tu dit l'hĂ©ritage du biau-frĂšre? Claudine. - Non, mais j'ai bian tenu mon rang. Madame Damis. - Mais, Blaise, faites donc rĂ©flexion que je vous parle. Blaise. - Prenez un brin de patience, Madame, comportez-vous doucement. Le Chevalier, d'un air sĂ©rieux. - J'examine Blaise; sa femme est folle, je le crois Ă l'unisson. Blaise, Ă Arlequin. - Noute laquais, dites Ă ces enfants qu'ils se carrint. Arlequin. - Carrez-vous, enfants. Colin, riant. - Oh! oh! oh! Madame Damis. - En vĂ©ritĂ©, voilĂ l'aventure la plus singuliĂšre que je connaisse. Blaise. - Ah çà , vous dites comme ça, Madame, que Madame vous a dit des impartinences. Pour rĂ©ponse à ça, je vous dirai d'abord que ça se peut bian; mais je ne m'en embarrasse point; car je n'y prends ni n'y mets; je ne nous mĂÂȘlons point du tracas de Madame. C'est peut-ĂÂȘtre que le respect vous a manquĂ©. En fin finale, accommodez-vous, Mesdames. Le Chevalier. - Eh bien! cousine, le vertigo n'est-il pas double? Voyons les enfants; je les crois uniformes. Qu'en dites-vous, petite folle? Arlequin. - Parlez ferme. Colette. - Allez-y voir; vous n'avez rien Ă me commander. Le Chevalier, Ă Colin. - A vous la balle, mon fils; ne dĂ©rogez-vous point? Arlequin. - Courage! Colin. - Laissez-moi en repos, malappris. Le Chevalier. - Partout le mĂÂȘme timbre! A Arlequin. Et toi, bĂ©lĂtre? Arlequin, contrefaisant le Gascon. - Je chante de mĂÂȘme; c'est moi qui suis le prĂ©cepteur de la famille. Blaise, Ă part. - Les velĂ bian Ă©baubis; je m'en vais ranger tout ça. Madame Damis, acoutez-moi; tout ceci vous renvarse la çarvelle, c'est pis qu'une Ă©gnime pour vous et voute cousin. Oh bian! de cette Ă©gnime en veci la clef et la sarrure. J'avions un frĂšre, n'est-ce pas? Le Chevalier. - Nouvelle vision. Eh bien ce frĂšre? Blaise. - Il est parti. Le Chevalier. - Dans quelle voiture? Blaise. - Dans la voiture de l'autre monde. Le Chevalier. - Eh bien bon voyage; mais changez-nous de vertigo, celui-ci est triste. Blaise. - La fin en est plus drĂÂŽle. C'est que, ne vous en dĂ©plaise, j'en avons hĂ©ritĂ© de cent mille francs, sans compter les broutilles; et voilĂ la preuve de mon dire, signĂ© Rapin. Colin, riant. - Oh oh oh je serons Chevalier itou, moi. Colette. - J'allons porter le taffetas. Claudine. - Et an nous portera la queue. Arlequin. - Pour moi, je ne veux que la clef de la cave. Le Chevalier, aprĂšs avoir lu, Ă Madame Damis. - Sandis! le galant homme dit vrai, cousine; je connais ce Rapin et sa signature; voilĂ cent mille francs, c'est comme s'il en tenait le coffre; je les honore beaucoup, et cela change la thĂšse. Madame Damis. - Cent mille francs! Le Chevalier. - Il ne s'en faut pas d'un sou. A Blaise. Monsieur, je suis votre serviteur, je vous fais rĂ©paration; vous ĂÂȘtes sage, judicieux et respectable. Quant Ă Messieurs vos enfants, je les aime; le joli cavalier! la charmante damoiselle! que d'Ă©ducation! que de grĂÂąces et de gentillesses! Claudine et Blaise. - Ah! vous nous flattez par trop. Blaise. - Cela vous plaĂt Ă dire, et Ă nous de l'entendre. Allons, enfants, tirez le pied, faites voute rĂ©vĂ©rence avec un petit compliment de rencontre. Colette, faisant la rĂ©vĂ©rence. - Monsieur, vos grĂÂąces l'emportont sur les nĂÂŽtres, et j'avons encore plus de reconnaissance que de mĂ©rite. Le Chevalier salue. Arlequin. - Et vous, Colin? Colin, saluant. - Monsieur, je sis de l'opinion de ma soeur; ce qu'elle a dit, je le dis. Arlequin. - Colin fait bis. Le Chevalier. - On ne peut de rĂ©pĂ©titions plus spirituelles, vous m'enchantez, je n'en ai point assez dit cent mille francs, capdebious! vous vous moquez, vous ĂÂȘtes trop modestes, et si vous me fĂÂąchez, je vous compare aux astres tous tant que vous ĂÂȘtes. Blaise. - Femme, entends-tu? les astres! Le Chevalier. - Quant Ă Madame, je la supplie seulement de me recevoir au nombre de ses amis, tout dangereux qu'il est d'obtenir cette grĂÂące; car je n'en fais point le fin, elle possĂšde un embonpoint, une majestĂ©, un massif d'agrĂ©ments, qu'il est difficile de voir innocemment. Mais baste, il m'arrivera ce qu'il pourra, je suis accoutumĂ© au feu; mais je lui demande Ă son tour une grĂÂące. Me l'accorderez-vous, belle personne? Il lui prend la main qu'il fait semblant de vouloir baiser. Claudine. - Allons, vous n'ĂÂȘtes qu'un badin. Le Chevalier. - Ne me refusez pas, je vous prie. Claudine. - Eh bian! baisez; ce n'est que des mains au bout du compte. Le Chevalier, la menant vers Madame Damis. - Raccommodez-vous avec la cousine. Allons, Madame Damis, avancez; j'ai mesurĂ© le terrain Ă vous le reste. Tout bas ce qui suit. Ne rĂ©sistez point, j'ai mon dessein; lĂÂąchez-lui le titre de Madame. Claudine, prĂ©sentant la main Ă Madame Damis. - Boutez dedans, Madame, boutez; je ne sis point fĂÂąchĂ©e. Madame Damis. - Ni moi non plus, Madame Claudine; je suis ravie de votre fortune, et je vous accorde mon amitiĂ©. Claudine. - Je vous gratifions de la mĂÂȘme, et je vous dĂ©sirons bonne chance. Le Chevalier. - Mettez une accolade brochant sur le tout, je vous prie. Bon! voilĂ qui est bien; halte lĂ maintenant; je requiers la permission de dire un mot Ă l'oreille de la cousine. Blaise. - Je vous parmettons de le dire tout haut. Arlequin. - Et moi itou; mais, Monsieur le Chevalier, oĂÂč est mon compliment Ă moi, qui suis le docteur de la maison? Le Chevalier. - Le docteur a raison, je l'oubliais. Eh bien! va, je te trouve bouffon; vante-toi de ma bienveillance, je t'en honore, et ta fortune est faite. Arlequin. - Grand merci de la gasconnade. Le Chevalier tire Ă part Madame Damis pour lui dire ce qui suit. - Cousine, sentez-vous mon projet? Cette canaille a cent mille francs; vous ĂÂȘtes veuve, je suis garçon; voici un fils, voilĂ une fille; vous n'ĂÂȘtes pas riche, mes finances sont modestes les lĂ©gitimes de la Garonne, vous les connaissez; proposons d'Ă©pouser. Ce sont des villageois mais qu'est-ce que cela fait? Regardons le tout comme une intrigue pastorale; le mariage sera la fin d'une Ă©glogue. Il est vrai que vous ĂÂȘtes noble; moi, je le suis depuis le premier homme; mais les premiers hommes Ă©taient pasteurs; prenez donc le pastoureau, et moi la pastourelle. Ils ont cinquante mille francs chacun, cousine, cela fait de belles houlettes. En voulez-vous votre part? Eh donc! Colin est jeune, et sa jeunesse ne vous messiĂ©ra pas. Madame Damis. - Chevalier, l'idĂ©e me paraĂt assez sensĂ©e; mais la dĂ©marche est humiliante. Le Chevalier. - Cousine, savez-vous souvent de quoi vit l'orgueil de la noblesse? de ces petites hontes qui vous arrĂÂȘtent. La belle gloire, c'est la raison, cadĂ©dis; ainsi j'achĂšve. A Blaise et Ă sa femme. Monsieur et Madame Blaise, si ces aimables enfants voulaient se promener un petit tour Ă l'Ă©cart, je vous ouvrirais une pensĂ©e qui me paraĂt piquante. Blaise. - HolĂ ! prĂ©cepteur, boutez de la marge entre nous; convarsez Ă dix pas. Les enfants se retirent aprĂšs avoir saluĂ© la compagnie qui les salue aussi. ScĂšne V Le Chevalier, Madame Damis, Blaise, Claudine Le Chevalier. - Revenons Ă nos moutons; vous savez qui je suis, vous me connaissez depuis longtemps. Blaise. - Oh qu'oui! vous ne teniez pas trop de compte de nous dans ce temps-lĂ . Le Chevalier. - Oh! des sottises, j'en ai fait dans ma vie tant et plus; oublions celle-lĂ . Vous savez donc qui je suis le cousin Damis avait Ă©pousĂ© la cousine. J'ai l'honneur d'ĂÂȘtre gentilhomme, estimĂ©, personne n'en doute; je suis dans les troupes, je ferai mon chemin, sandis! et rapidement, cela s'ensuit. Je n'ai qu'un aĂnĂ©, le baron de Lydas, un seigneur languissant, un casanier incommodĂ© du poumon; il faut qu'il meure, et point de lignĂ©e; j'aurai son bien, cela est net. D'un autre cĂÂŽtĂ©, voilĂ Madame Damis, veuve de qualitĂ©, jeune et charmante; ses facultĂ©s, vous les savez; bonne seigneurie, grand chĂÂąteau, ancien comme le temps, un peu dĂ©labrĂ©, mais on le maçonne. Or, elle vient de jeter sur Monsieur Colin un regard, que si le dĂ©funt en avait vu la friponnerie, je lui en donnais pour dix ans de tremblement de coeur; ce regard, vous l'entendez, camarade? Blaise. - Oh dame! noute fils, c'est une petite face aussi bien troussĂ©e qu'il y en ait. Le Chevalier. - Vous y ĂÂȘtes, et la cousine rougit. Madame Damis. - En vĂ©ritĂ©, Chevalier, vous ĂÂȘtes un indiscret. Blaise. - Oh! il n'y pas de mal à ça, Madame, ça est grandement naturel. Claudine. - Oh! pour ça, faut avouer que Colin est biau; n'en dit partout qu'il me ressemble. Madame Damis. - Beaucoup. Le Chevalier. - Je le garantis beau, je vous soutiens plus belle. Blaise. - Oui, oui, Madame est prou gentille, mais je ne voyons rian de ça, moi, car ce n'est que ma femme; poursuivez. Le Chevalier. - Je vous disais donc que Madame a regardĂ© Monsieur Colin, qu'elle le parcourait en le regardant, et semblait dire Que n'ĂÂȘtes-vous Ă moi, le petit homme; que vous seriez bien mon fait! LĂ -dessus je me suis mis Ă regarder Mademoiselle Colette; la demoiselle en mĂÂȘme temps a tournĂ© les yeux dessus moi; tourner les yeux dessus quelqu'un, rien n'est plus simple, ce semble; cependant du tournement d'yeux dont je parle, de la beautĂ© dont ils Ă©taient, de ses charmes et de sa douceur, de l'Ă©motion que j'ai sentie, ne m'en demandez point de nouvelles, voyez-vous, l'expression me manque, je n'y comprends rien. Est-ce votre fille, est-ce l'Amour qui m'a regardĂ©? je n'en sais rien; ce sera ce que l'on voudra; je parle d'un prodige, je l'ai vu, j'en ai fait l'Ă©preuve, et n'en rĂ©chapperai point. VoilĂ toute la connaissance que j'en ai. Blaise. - Par la jarniguĂ©! ça est merveilleux; mais voyez donc cette petite masque! Claudine. - Ah! Monsieur Blaise, elle a deux pruniaux bian malins. Blaise. - Que faire à ça? ce sont les mians tout brandis. Madame Damis. - De beaux yeux sont un grand avantage. Le Chevalier. - Oui, pour qui les porte, j'en conviens; mais qui les voit en paie la façon, et je me serais bien passĂ© que Monsieur Blaise eĂ»t donnĂ© copie des siens Ă sa fille. Blaise. - Pardi tenez, j'avons quasi regret d'avoir comme ça baillĂ© note mine Ă nos enfants, pisque ça vous tracasse. Le Chevalier. - Homme d'honneur, ce que vous dites est touchant; mais il est un moyen. Claudine. - Lequeul? Le Chevalier. - Le titre de votre gendre me sortirait d'embarras, par exemple; et moyennant le nom de bru, la cousine guĂ©rirait. Je vous ai dit le mal, je vous montre le remĂšde. Blaise. - Madame, ĂÂȘtes-vous d'avis que nous les guarissions? Le Chevalier. - Belle-mĂšre, ne bronchez pas; je me retiens pour votre fille. Ne rebutez pas les descendants que je vous offre, prenez place dans l'histoire. Claudine, Ă part. - Queu plaisir! Oh bian je nous accordons Ă tout, pourveu que Madame n'aille pas dire que ce mariage n'est pas de niviau avec elle. Blaise. - Oh, morguenne! tout va de plain-pied ici, il n'y a ni Ă monter ni Ă descendre, voyez-vous. Le Chevalier. - Cousine, rĂ©pondez; faites voir la modestie de vos sentiments. Madame Damis. - Puisque vous avez dĂ©couvert ce que je pensais, je n'en ferai plus de mystĂšre; je souscris Ă tout ce que vous ferez, on sera content de mes maniĂšres. Je suis nĂ©e simple et sans fiertĂ©, et votre fils m'a plu; voilĂ la vĂ©ritĂ©. Le Chevalier. - Repartez, beau-pĂšre. Blaise. - Touchez lĂ , mon gendre; allons, ma bru, ça vaut fait; j'achĂšterons de la noblesse, alle sera toute neuve, alle en durera pus longtemps, et soutianra la vĂÂŽtre qui est un peu usĂ©e. Pour ce qui est d'en cas d'Ă prĂ©sent, allez prendre un doigt de collation. Madame Claudine, menez-les boire cheux nous, et dites Ă noute laquais qu'il arrive pour me parler; je l'attends ici. Faites itou avartir les violoneux, car je veux de la joie. Le Chevalier donne la main aux dames, aprĂšs avoir saluĂ© Blaise. ScĂšne VI Blaise se promĂšne en se carrant Blaise. - Parlons un peu seul; car Ă cette heure que je sis du biau monde, faut avoir de grandes rĂ©flexions Ă cause de mes grandes affaires. Allons, rĂÂȘvons donc, tout en nous promenant. Il rĂÂȘve. Un pĂšre de famille a bian du souci, et c'est une mauvaise graine que des enfants. DrĂšs que ça est grand, ça veut tĂÂąter de la noce. Stapendant on a un rang qui brille, des Ă©quipages qui clochont toujours, des laquais qui grugeont tout, et sans ce tintamarre-lĂ , on ne saurait vivre. Les petites gens sont bianheureux. Mais il y a une bonne coutume; an emprunte aux marchands et an ne les paie point; ça soutient un mĂ©nage. Stapendant il m'est avis que je faisons un mĂ©tier de fous, nous autres honnĂÂȘtes gens... Mais velĂ noute fiscal qui viant; je li devons de l'argent; mais il n'y a rian Ă faire, je savons mon devoir. ScĂšne VII Le Fiscal, Blaise Le Fiscal. - Bonjour, maĂtre Blaise. Blaise. - Serviteur, noute fiscal. Mais appelez-moi Monsieur Blaise; ça m'appartiant. Le Fiscal, riant. - Ah! ah! ah! j'entends; votre fortune a haussĂ© vos qualitĂ©s. Soit, Monsieur Blaise, je me rĂ©jouis de votre aventure; vos enfants viennent de me l'apprendre; je vous en fais compliment, et je vous prie en mĂÂȘme temps de me donner les cinquante francs que vous me devez depuis un mois. Blaise. - Ca est vrai, je reconnais la dette; mais je ne saurais la payer, ça me serait reprochĂ©. Le Fiscal. - Comment! vous ne sauriez me payer? Pourquoi? Blaise. - Parce que ça n'est pas daigne d'une parsonne de ma compĂ©tence; ça me tournerait Ă confusion. Le Fiscal. - Qu'appelez-vous confusion? Ne vous ai-je pas donnĂ© mon argent? Blaise. - Eh bian oui, je ne vais pas Ă l'encontre; vous me l'avez baillĂ©, je l'ons reçu, je vous le dois; je vous ai baillĂ© mon Ă©crit, vous n'avez qu'Ă le garder; venez de jour Ă autre me demander votre dĂ», je ne l'empĂÂȘche point; je vous remettrons, et pis vous revianrez, et pis je vous remettrons, et par ainsi de remise en remise le temps se passera honnĂÂȘtement; velĂ comme ça se fait. Le Fiscal. - Mais est-ce que vous vous moquez de moi? Blaise. - Mais, morguĂ©! boutez-vous Ă ma place. Voulez-vous que je me parde de rĂ©putation pour cinquante chĂ©tifs francs? ça vaut-il la peine de passer pour un je ne sais qui en payant? ParguĂ© ancore faut-il acouter la raison. Si ça se pouvait sans tourner au prĂ©judice de mon Ă©tat, je le ferions de bon coeur; j'ons de l'argent, tenez, en velĂ . Il m'est bian parmis d'en bailler en emprunt, ça se pratique; mais en paiement, ça ne se peut pas. Le Fiscal, Ă part. - Oh oh, voici mon affaire. Il vous est permis d'en prĂÂȘter, dites-vous? Blaise. - Oh tout Ă fait parmis. Le Fiscal. - Effectivement le privilĂšge est noble, et d'ailleurs il vous convient mieux qu'Ă un autre; car j'ai toujours remarquĂ© que vous ĂÂȘtes naturellement gĂ©nĂ©reux. Blaise, riant et se rengorgeant. - Eh eh, oui, pas mal, vous tornez bian ça. Faut nous cajoler, nous autres gros monsieurs; j'avons en effet de grands mĂ©rites, et des mĂ©rites bian commodes; car ça ne nous coĂ»te rian; an nous les baille, et pis je les avons sans les montrer; velĂ toute la çarimonie. Le Fiscal. - Je prĂ©vois que vous aurez beaucoup de ces vertus-lĂ , Monsieur Blaise. Blaise, lui donnant un petit coup sur l'Ă©paule. - Ca est vrai, Monsieur le fiscal, ça est vrai. Mais, morguĂ©! vous me plaisez. Le Fiscal. - Bien de l'honneur Ă moi. Blaise. - Je ne dis pas que non. Le Fiscal. - Je ne vous parlerai plus de ce que vous me devez. Blaise. - Si fait da, je voulons que vous nous en parliez; faut-il pas que je vous amusions? Le Fiscal. - Comme vous voudrez; je satisferai lĂ -dessus Ă la dignitĂ© de votre nouvelle condition; et vous me paierez quand il vous plaira. Blaise. - Chiquet Ă chiquet, dans quelques dizaines d'annĂ©es. Le Fiscal. - Bon bon, dans cent ans; laissons cela. Mais vous avez l'ĂÂąme belle, et j'ai une grĂÂące Ă vous demander, laquelle est de vouloir bien me prĂÂȘter cinquante francs. Blaise. - Tenez, fiscal, je sis ravi de vous sarvir; prenez. Le Fiscal. - Je suis honnĂÂȘte homme; voici votre billet que je dĂ©chire, me voilĂ payĂ©. Blaise. - Vous velĂ payĂ©, fiscal? jarniguĂ©! ça est bian malhonnĂÂȘte Ă vous. MorguĂ©! ce n'est pas comme ça qu'on triche l'honneur des gens de ma sorte; c'est un affront. Le Fiscal, riant. - Ah, ah, ah, l'original homme, avec ses mĂ©rites qui ne lui coĂ»teront rien! ScĂšne VIII Blaise, Arlequin, et ses enfants Blaise. - Par la sanguienne! il m'a vilainement attrapĂ© lĂ ; mais je li revaudrai. Arlequin. - Monsieur, que vous plaĂt-il de moi? Blaise. - Il me plaĂt que vous bailliez une petite leçon de bonne maniĂšre Ă nos enfants dressez-les un petit brin selon leur qualitĂ©, Ă celle fin qu'ils puissent tantĂÂŽt batifoler Ă la grandeur, suivant les balivarnes du biau monde; vous ferez bian ça? Arlequin. - Eh qu'oui! j'ai sifflĂ© plus de vingt linottes en ma vie, et vos enfants auront bien autant de mĂ©moire. Colin. - Papa, je n'irons donc pas trouver la compagnie? Arlequin. - Dites Monsieur, et non papa. Colin. - Monsieur! est-ce que ce n'est pas mon pĂšre? Blaise. - N'importe, petit garçon, faites ce qu'on vous dit. Colette. - Et moi, papa... dis-je, Monsieur..., irons-je?... Blaise. - Ecoutez tous deux ce qu'il vous dira auparavant, et pis venez, quand vous saurez la politesse; car je vous marie tous deux, voyez-vous! Colin. - Oh oh velĂ qui est bon; j'aime le mariage, moi; et je serai l'homme de qui? Blaise. - De Madame Damis. Colin, en se frottant les mains. - TatiguĂ©! que j'allons rire! Arlequin. - Ce transport est bon, je l'approuve; mais le geste n'en vaut rien, je le casse. Colette, Ă Arlequin. - Et moi, mon bon Monsieur, qui est-ce qui me prend? Blaise. - Monsieur le Chevalier. Colette. - Eh bian tant mieux, je serai ChevaliĂšre. Blaise. - Je vais toujours devant. Commencez la leçon et faites vite. Arlequin. - Allons, Ă©tudions. ScĂšne IX Arlequin, [Colin], Colette Arlequin. - Laissez-moi me recueillir un moment. A part. Qu'est-ce que je leur dirai? je n'en sais rien, car pour du beau monde, je n'en ai vu que dans les rues, en passant; voilĂ tout le monde que je sais. N'importe, je me souviens d'avoir vu faire l'amour, j'entendis quelques paroles, en voilĂ assez. Tout haut. Ah çà , approchez. Comme ainsi soit qu'il n'est rien de si beau que les similitudes, commençons doctement par lĂ . Prenez, Monsieur Colin, que vous ĂÂȘtes l'amant de Mademoiselle Colette; parlez-lui d'amour, et elle vous rĂ©pondra; voyons. Colin saute de joie. - Parlez-donc, Mademoiselle, vous velĂ donc? Colette. - Oui, Monsieur, me voilĂ ! De quoi s'agit-il? Colin. - Il s'agit, Mademoiselle, qu'il y a bian des nouvelles. Colette. - Et queulles, Monsieur? Colin. - C'est que la biautĂ© de votre parsonne... car il ne faut pas tant de priambule; et c'est ce qui fait d'abord que je vous veux pour femme. Qu'est-ce qu'ou dites à ça? Colette. - Je dis qu'il en arrivera ce qu'il pourra; mais que voute discours me hausse la couleur, parce que je n'avons pas la coutume d'entendre prononcer les choses que vous mettez en avant. Arlequin. - Ah! cela va couci-couci. Colin. - Ca est vrai, Mademoiselle; mais vous serez pus accoutumĂ©e Ă la seconde fois qu'Ă la premiĂšre, et de fois en fois vous vous y accoutumerez tout Ă fait. A Arlequin. Fais-je bien? Arlequin. - J'aperçois quelque chose de rustique dans les derniĂšres lignes de votre compliment. Colette. - Mais oui; il m'est avis qu'il a d'abord galopĂ© de l'amour au mariage. Colin. - C'est que je suis hĂÂątif; mais j'irai le pas. Je ne dirai pas que vous serez ma femme; mais ça n'empĂÂȘchera pas que je ne sois votre homme. Colette. - Eh bian! le vlĂ encore embarbouillĂ© dans les Ă©pousailles. Colin. - MorguĂ©! c'est que cette noce est friande, et mon esprit va toujours trottant enver elle. Arlequin. - Vous avez le goĂ»t d'une Ă©paisseur!... Colin. - Bon, bon! laissons tout cela; tenez je m'en vas, je n'aime pas Ă ĂÂȘtre Ă l'Ă©cole; je parlerai Ă l'aventure; laissez venir Madame Damis; pisqu'alle est veuve, alle me fera mieux ma leçon que vous. Adieu, mijaurĂ©e; je vous salue, noute magister. ScĂšne X Arlequin, Colette Arlequin, Ă part. - VelĂ une Ă©ducation qui m'a coĂ»tĂ© bien de la peine; achevons la vĂÂŽtre, Mademoiselle. PremiĂšrement, je crois qu'il a raison, quand il vous appelle une mijaurĂ©e. Colette. - Eh pardi! il n'y a qu'Ă dire, je serai pus hardie; car je me retians Ă cette heure-ci. Tenez, ce n'Ă©tait que mon frĂšre qui m'en contait, dame! ça n'affriole pas. Mais, Monsieur le Chevalier, c'est une autre histoire; sa mine me plaĂt; vous varrez, vous varrez comme ça me dĂ©mĂšne le coeur. Voulez-vous que je lui dise que je l'aime? ça me fera biaucoup de plaisir. Arlequin. - Prrrr... comme elle y va! tout le sang de la famille court la poste; patience, mon Ă©coliĂšre; je vous disais donc quelque chose..., oĂÂč en Ă©tions-nous? Colette. - A l'endroit oĂÂč j'Ă©tais une mijaurĂ©e. Arlequin. - Tout juste, et je concluais... mais je ne conclus plus rien; j'ajouterai seulement ce qui s'ensuit. Quand les rĂ©vĂ©rences seront faites, vous aurez une certaine modestie, qui sera relevĂ©e d'une certaine coquetterie... Colette. - Je boutrai une pincĂ©e de chaque sorte, n'est-ce pas? Arlequin. - Fort bien. Vous serez... timide. Colette. - HĂ©las! pourquoi? Arlequin. - Timide et galante. Colette. - Ah! j'entends, je boutrai de ça qui ne dit rian et qui n'en pense pas moins. Arlequin, Ă part. - L'aimable enfant! elle entend ce que je lui dis; et moi, je n'y comprends rien. Tout haut. Le Chevalier continuera; d'abord il ne sera que poli; petit Ă petit il deviendra tendre. Colette. - Et moi qui le varrai venir, je m'avancerai Ă l'avenant. Arlequin. - Elle veut toujours avancer. Colette. - Je lui baillerai bonne espĂ©rance, et je pardrai mon coeur Ă proportion que j'aurai le sian. Arlequin. - Ma foi, vous y ĂÂȘtes. Colette. - Oh! laissez-moi faire; je saurai bien petit Ă petit manquer de courage, et pis en manquer encore davantage, et pis enfin n'en avoir pus. Arlequin. - Il n'y a plus d'enfants! Mademoiselle, vous dira-t-il en vous abordant, vous voyez le plus humble des vĂÂŽtres. Colette. - Et moi, je vous remarcie de votre humilitĂ©, ce li ferai-je. Arlequin. - Que vous ĂÂȘtes aimable! qu'on a de plaisir Ă vous contempler! ajoutera-t-il, en penchant la tĂÂȘte. Qu'il serait heureux de vous plaire, et qu'un coeur qui vous adore goĂ»terait d'admirables fĂ©licitĂ©s! Ah! ma chĂšre Demoiselle, quel tas de charmes! que d'appas! que d'agrĂ©ments! votre personne en fourmille, ils ne savent oĂÂč se mettre... Souriez mignardement lĂ -dessus. Colette sourit. Ah, ma dĂ©esse! puis-je espĂ©rer que vous aurez pour agrĂ©able la tendresse de votre amant?... Regardez-moi honteusement, du coin de l'oeil, Ă prĂ©sent. Colette, l'imitant. - Comme ça? Arlequin. - Bon! Ah! qu'est-ce que c'est que cela? vous me lorgnez d'une maniĂšre qui me transporte. Est-ce que vous m'aimeriez? RĂ©pondez. Je ne veux qu'un pauvre peit mot. Soupirez Ă prĂ©sent. Colette. - Bian fort? Arlequin. - Non, d'un soupir Ă©touffĂ©. Colette. - Ah! Arlequin. - Oh! aprĂšs ce soupir-lĂ il deviendra fou, il ne dira plus que des extravagances; quand vous verrez cela, vous vous rendrez, vous lui direz je vous aime. Colette. - Tenez, tenez, le velĂ qui viant; je parie qu'il va me faire repasser ma leçon. Dame! je sais oĂÂč il faut me rendre, Ă cette heure. Arlequin. - Adieu donc; je vous mets la bride sur le cou. A part. Ouf! je crois que mon coeur a cru que je parlais sĂ©rieusement. ScĂšne XI Le Chevalier, Colette, Arlequin Le Chevalier, Ă Arlequin. - Mon ami, tu fais ici la pluie et le beau temps; fais durer le dernier, je t'en prie; je suis nĂ© reconnaissant. Arlequin. - Mettez-vous en chemin; je vous promets le plus beau temps du monde. Il se retire. ScĂšne XII Le Chevalier, Colette Le Chevalier. - J'ai quittĂ© la compagnie, je n'ai pu, Mademoiselle, rĂ©sister Ă l'envie de vous voir. J'ai perdu mon coeur, une charmante personne me l'a pris, cela m'inquiĂšte, et je viens lui demander ce qu'elle en veut faire. N'ĂÂȘtes-vous pas la recĂ©leuse? Donnez-m'en des nouvelles, je vous prie. Colette, Ă part. - Oh pisqu'il a perdu son coeur, nous ne bataillerons pas longtemps. Haut. Monsieur, pour ce qui est de votre coeur, je ne l'avons pas vu; si vous me disiez la parsonne qui l'a prins, on varrait ça. Le Chevalier. - Vous ne la connaissez donc pas? Colette, faisant la rĂ©vĂ©rence. - Non, Monsieur; je n'avons pas cet honneur-lĂ . Le Chevalier. - Vous ne la connaissez pas? Eh! cadĂ©dis, je vous prends sur le fait; vous portez les yeux de celle qui m'a fait le vol. Colette, Ă part. - Je le vois venir le malicieux. Haut. Monsieur, c'est pourtant mes yeux que je porte, je n'empruntons ceux-lĂ de parsonne. Le Chevalier. - Parlez, ne vous voyez-vous jamais dans le cristal de vos fontaines? Colette. - Oh! si fait, queuquefois en passant. Le Chevalier. - Patience, eh qu'y voyez-vous? Colette. - Eh mais, je m'y vois. Le Chevalier. - Eh donc, voilĂ ma friponne. Colette, Ă part. - HĂ©las! il sera bientĂÂŽt mon fripon itou. Le Chevalier. - Que rĂ©pondez-vous Ă ce que je dis? Colette. - Dame! ce qui est fait est fait. Votre coeur est venu Ă moi, je ne li dirai pas de s'en aller; et on ne rend pas cela de la main Ă la main. Le Chevalier. - Me le rendre! quand vous avez tirĂ© dessus, quand vous l'avez incendiĂ©, qu'il se portait bien, et que vous l'avez fait malade! Non, ma toute belle, je ne veux point d'un incurable. Colette. - Queu pitiĂ© que tout ça! comment ferai-je donc? Le Chevalier. - Ne vous effrayez point; sans crier au meurtre, je trouve un expĂ©dient; vous m'avez maltraitĂ© le coeur, faites les frais de sa guĂ©rison; j'attendrai, je suis accommodant, le vĂÂŽtre me servira de nantissement, je m'en contente. Colette. - Oui-da! vous ĂÂȘtes bian fin! si vous l'aviez une fois, vous le garderiez peut-ĂÂȘtre. Le Chevalier. - Je vous le garderais! vous sentez donc cela, mignonne? une lĂ©gion de coeurs, si je vous les donnais, ne paierait pas cette expression affectueuse; mais achevez; vous ĂÂȘtes naive, dĂ©veloppez-vous sans façon, dites le vrai; vous m'aimez? Colette. - Oh! ça se peut bian; mais il n'est pas encore temps de le dire. Le Chevalier. - Je me mettrais Ă genoux devant ces paroles, je les savoure, elles fondent comme le miel; mais donc quand sera-t-il temps de tout dire? Colette. - Allez, allez toujours; je vous garde ça, quand je vous verrai dans le transport. Le Chevalier. - Faites donc vite, car il me prend. Colette. - Oh! je ne le veux pas lors, retournons oĂÂč nous Ă©tions. Vous me demandez mon coeur; mais il est tout neuf; et le vĂÂŽtre a peut-ĂÂȘtre sarvi. Le Chevalier. - Le mien, pouponne, savez-vous ce qu'on en dit dans le monde, le nom qu'on lui donne? on l'appelle l'indomptable. Colette. - Il a donc pardu son nom maintenant? Le Chevalier. - Il ne lui en reste pas une syllabe, vos beaux yeux l'ont dĂ©pouillĂ© de tout; je le renonce, et je plaide Ă prĂ©sent pour en avoir un autre. Colette. - Et moi, qui ne sais pas plaider, vous varrez que je pardrai cette cause-lĂ . Le Chevalier la regarde. - Gageons, ma poule, que l'affaire est faite. Colette, Ă part. - Je crois que voici l'endroit de le regarder tendrement. Elle le regarde. Le Chevalier. - Je vous entends, mon ĂÂąme, ce regard-lĂ dĂ©cide; je triomphe, je suis vainqueur; mais faites doucement, la victoire m'Ă©tourdit, je m'Ă©gare, la tĂÂȘte me tourne; mĂ©nagez-moi, je vous prie. Colette, Ă part. - VelĂ qui est fait, il est fou, ça doit me gagner, faut que je parle. Le Chevalier. - Le papa vous donne Ă moi; signez, paraphez la donation, dites que je vous plais. Colette. - Oh! pour ça, oui, vous me plaisez; n'y a que faire de patarafe à ça. Le Chevalier. - Vous me ravissez sans me surprendre; mais voici Madame Damis et le beau-frĂšre; nos affaires sont faites; ils viennent convenir des leurs. Retirons-nous. Colette sort. ScĂšne XIII Madame Damis, Colin, Le Chevalier Le Chevalier. - Jusqu'au revoir. Monsieur Colin, vous aime-t-on? Colin. - Je sommes ici pour voir ça. Le Chevalier. - Achevez donc. ScĂšne XIV Madame Damis, Colin Colin, Ă part. - TĂÂąchons de bian dire. Haut. Madame, il est vrai que l'honneur de voir voute biautĂ© est une chose si admirable, que par rapport Ă noute mariage, dont ce que j'en dis n'est pas que j'en parle car mon amitiĂ© dont je ne dis mot; mais..., morguĂ© tenez, je m'embarbouille dans mon compliment, parlons Ă la franquette; il n'y a que les mots qui faisont les paroles. J'allons ĂÂȘtre mariĂ©s ensemble, ça me rĂ©jouit; ça vous rend-il gaillarde? Madame Damis, riant. - Il parle un assez mauvais langage, mais il est amusant. Colin. - Il est vrai que je ne savons pas l'ostographe; mais morguĂ©! je sommes tout Ă fait drĂÂŽle; quand je ris, c'est de bon coeur; quand je chante, c'est pis qu'un marle, et de chansons j'en savons plein un boissiau; c'est toujours moi qui mĂšne le branle, et pis je saute comme un cabri; et boute et t'en auras, toujours le pied en l'air; n'y a que moi qui tiant, hors Mathuraine, da, qui est aussi une sauteuse, haute comme une parche. La connaissez-vous? c'est une bonne criature, et moi aussi; tenez, je prends le temps comme il viant, et l'argent pour ce qu'il vaut. Parlons de vous. Je sis riche, ous ĂÂȘtes belle, je vous aime bian, tout ça rime ensemble; comment me trouvez-vous? Madame Damis. - Il ne vous manque qu'un peu d'Ă©ducation, Colin. Colin. - MorguĂ©! l'appĂ©tit ne me manque pas, toujours; c'est le principal; et pis cette Ă©ducation, Ă quoi ça sart-il? Est-ce qu'on en aime mieux? Je gage que non. Marions-nous; vous en varrez la preuve. VelĂ parler, ça. Madame Damis. - Je crois que vous m'aimerez; mais Ă©coutez, Colin; il faudra vous conformer un peu Ă ce que je vous dirai; j'ai de l'Ă©ducation, moi, et je vous mettrai au fait de bien des choses. Colin. - Bian entendu; mais avec la parmission de votre Ă©ducation, dites-moi, suis-je pas aimable? Madame Damis. - Assez. Colin. - Assez! c'est comme qui dirait beaucoup; mais c'est que la confusion vous rend le coeur chiche; baillez-moi votre main que je la baise; ça vous mettra pus en train. Il lui baise la main. Madame Damis. - Doucement, Colin, vous passez les bornes de la biensĂ©ance. Colin. - Dame! je vas mon train, moi, sans prendre garde aux bornes; mais morguĂ©! dites-moi de la douceur. Madame Damis. - Ca ne se doit pas. Colin. - Eh bian! ça se prĂÂȘte; et je sis bon pour vous rendre. Madame Damis. - En vĂ©ritĂ©, l'Amour est un grand maĂtre! il a dĂ©jĂ rendu ses simplicitĂ©s agrĂ©ables. Colin. - Bon! velĂ une belle bagatelle voirement vous en varrez bian d'autres. ScĂšne XV Madame Damis, Colin, Claudine, Blaise, Arlequin, Le Chevalier, Colette, Griffet On entend les violons. Le Chevalier, aprĂšs avoir donnĂ© la main Ă Claudine. - Eh bien mes amis, ĂÂȘtes-vous tous d'accord? Colin. - Alle me trouve gaillard, et alle dit qu'alle est bian contente; mais velĂ des violoneux. Blaise. - Oui, c'est une petite politesse que je faisons Ă ma bru, comme un reste de collation. Le Chevalier. - Et le contrat? Sandis! c'est le repos de l'amour honnĂÂȘte; oĂÂč se tient le notaire? Blaise. - Il va venir; divartissons-nous en l'attendant; allons, violons, courage. La fĂÂȘte se fait, et dans le milieu de la fĂÂȘte, on apporte une lettre Ă Blaise qui dit Eh velĂ le clerc de noute procureux! Qu'est-ce, Monsieur Griffet? qu'y a-t-il de nouviau? Griffet. - Lisez, Monsieur. Blaise. - Tenez, mon gendre, dites-moi l'Ă©criture. Le Chevalier. - J'ai cru devoir vous avertir que Monsieur Rapin fit hier banqueroute, et que l'Ă©tat dans lequel il laisse ses affaires fait juger qu'il passe en pays Ă©tranger; il doit Ă plusieurs personnes, et ne laisse pas un sol; j'ai pris toutes les mesures convenables en pareil cas, j'y suis intĂ©ressĂ© moi-mĂÂȘme; mais je ne vois nulle espĂ©rance. Mandez-moi cependant ce que vous voulez que je fasse; j'attends votre rĂ©ponse, et suis... Le Chevalier, pliant la lettre, dit Ă Blaise. - Blaise, mon ami, il ne me reste plus qu'Ă vous rĂ©pĂ©ter ce que le procureur a mis au bas de sa missive en lui rendant la lettre et suis... Car les articles de notre contrat sont passĂ©s en pays Ă©tranger; actuellement ils courent la poste. Adieu, Colette, je vous quitte avec douleur. Colette. - VelĂ donc cet homme qui me voulait bailler tout un rĂ©giment de coeurs! Le Chevalier. - Le rĂ©giment, le banqueroutier le rĂ©forme, il emporte la caisse. Arlequin. - Ma foi! ce n'est pas grand dommage; mauvaise milice que tout cela, qui ne vaut pas le pain d'amunition. Le Chevalier. - Je t'entends, faquin. Madame Damis. - Allons, Monsieur le Chevalier, donnez-moi la main; retirons-nous, car il se fait tard. Arlequin. - Bonsoir, la cousine; adieu, le cousin; mes compliments Ă vos aĂÂŻeux, Ă cause du bon sens qu'ils vous ont laissĂ©. Colin. - Pardi! c'est une accordĂ©e de pardue; tu me quittes, je te quitte, et vive la joie! Dansons, papa. Arlequin. - Sieur Blaise, vous m'avez pris sur le pied de cent Ă©cus par an; il y a un jour que je suis ici; calculons, payez et je pars. Blaise. - Femme, Ă quoi penses-tu? Claudine. - Je pense que velĂ bian des Ă©quipages de chus, et des casaques de reste. Blaise. - Et moi, je pense qu'il y a encore du vin dans le pot et que j'allons le boire. Allons, enfants, marchez. A Arlequin. Venez boire itou, vous; bon voyage aprĂšs, et pis, adieu le biau monde. L'Ile de la raison ou les petits hommes PrĂ©face ComĂ©die en trois actes et en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens français le jeudi II septembre 1727 PrĂ©face J'ai eu tort de donner cette comĂ©die-ci au thĂ©ĂÂątre. Elle n'Ă©tait pas bonne Ă ĂÂȘtre reprĂ©sentĂ©e, et le public lui a fait justice en la condamnant. Point d'intrigue, peu d'action, peu d'intĂ©rĂÂȘt; ce sujet, tel que je l'avais conçu, n'Ă©tait point susceptible de tout cela il Ă©tait d'ailleurs trop singulier; et c'est sa singularitĂ© qui m'a trompĂ© elle amusait mon imagination. J'allais vite en faisant la piĂšce, parce que je la faisais aisĂ©ment. Quand elle a Ă©tĂ© faite, ceux Ă qui je l'ai lue, ceux qui l'ont lue eux-mĂÂȘmes, tous gens d'esprit, ne finissaient point de la louer. Le beau, l'agrĂ©able, tout s'y trouvait, disaient-ils; jamais, peut-ĂÂȘtre, lecture de piĂšce n'a tant fait rire. Je ne me fiais pourtant point Ă cela l'ouvrage m'avait trop peu coĂ»tĂ© pour l'estimer tant; j'en connaissais tous les dĂ©fauts que je viens de dire; et dans le dĂ©tail, je voyais bien des choses qui auraient pu ĂÂȘtre mieux; mais telles qu'elles Ă©taient, je les trouvais bien. Et, quand la reprĂ©sentation aurait rabattu la moitiĂ© du plaisir qu'elles faisaient dans la lecture, ç'aurait toujours Ă©tĂ© un grand succĂšs. Mais tout cela a changĂ© sur le thĂ©ĂÂątre. Ces Petits Hommes, qui devenaient fictivement grands, n'ont point pris. Les yeux ne se sont point plu Ă cela, et dĂšs lors on a senti que cela se rĂ©pĂ©tait toujours. Le dĂ©goĂ»t est venu, et voilĂ la piĂšce perdue. Si on n'avait fait que la lire, peut-ĂÂȘtre en aurait-on pensĂ© autrement et par un simple motif de curiositĂ©, je voudrais trouver quelqu'un qui n'en eĂ»t point entendu parler, et qui m'en dĂt son sentiment aprĂšs l'avoir lue elle serait pourtant autrement qu'elle n'est, si je n'avais point songĂ© Ă la faire jouer. Je l'ai fait imprimer le lendemain de la reprĂ©sentation, parce que mes amis, plus fĂÂąchĂ©s que moi de sa chute, me l'ont conseillĂ© d'une maniĂšre si pressante, que je crois qu'un refus les aurait choquĂ©s ç'aurait Ă©tĂ© mĂ©priser leur avis que de le rejeter. Au reste, je n'en ai rien retranchĂ©, pas mĂÂȘme les endroits que l'on a blĂÂąmĂ©s dans le rĂÂŽle du paysan, parce que je ne les savais pas; et Ă prĂ©sent que je les sais, j'avouerai franchement que je ne sens point ce qu'ils ont de mauvais en eux-mĂÂȘmes. Je comprends seulement que le dĂ©goĂ»t qu'on a eu pour le reste les a gĂÂątĂ©s, sans compter qu'ils Ă©taient dans la bouche d'un acteur dont le jeu, naturellement fin et dĂ©liĂ©, ne s'ajustait peut-ĂÂȘtre point Ă ce qu'ils ont de rustique. Quelques personnes ont cru que, dans mon Prologue, j'attaquais la comĂ©die du Français Ă Londres. Je me contente de dire que je n'y ai point pensĂ©, et que cela n'est point de mon caractĂšre. La maniĂšre dont j'ai jusqu'ici traitĂ© les matiĂšres du bel esprit est bien Ă©loignĂ©e de ces petites bassesses-lĂ ; ainsi ce n'est pas un reproche dont je me disculpe, c'est une injure dont je me plains. Acteurs du prologue Acteurs du prologue Le Marquis. Le Chevalier. La Comtesse. Le Conseiller. L'Acteur. La scĂšne est dans les foyers de la ComĂ©die-Française. Prologue ScĂšne premiĂšre Le Marquis, Le Chevalier Le Marquis, tenant le Chevalier par la main. - Parbleu, Chevalier, je suis charmĂ© de te trouver ici, nous causerons ensemble, en attendant que la comĂ©die commence. Le Chevalier. - De tout mon coeur, Marquis. Le Marquis. - La piĂšce que nous allons voir est sans doute tirĂ©e de Gulliver? Le Chevalier. - Je l'ignore. Sur quoi le prĂ©sumes-tu? Le Marquis. - Parbleu, cela s'appelle les Petits Hommes; et apparemment que ce sont les petits hommes du livre anglais. Le Chevalier. - Mais, il ne faut avoir vu qu'un nain pour avoir l'idĂ©e des petits hommes, sans le secours de son livre. Le Marquis, avec prĂ©cipitation. - Quoi! sĂ©rieusement, tu crois qu'il n'y est pas question de Gulliver? Le Chevalier. - Eh! que nous importe? Le Marquis. - Ce qu'il m'importe? C'est que, s'il ne s'en agissait pas, je m'en irais tout Ă l'heure. Le Chevalier, riant. - Ecoute. Il est trĂšs douteux qu'il s'en agisse; et franchement, Ă ta place, je ne voudrais point du tout m'exposer Ă ce doute-lĂ je ne m'y fierais pas, car cela est trĂšs dĂ©sagrĂ©able, et je partirais sur-le-champ. Le Marquis. - Tu plaisantes. Tu le prends sur un ton de railleur. Mais en un mot, l'auteur, sur cette idĂ©e-lĂ , m'a accoutumĂ© Ă des choses pensĂ©es, instructives; et si on ne l'a pas suivi, nous n'aurons rien de tout cela. Le Chevalier, raillant. - Peut-ĂÂȘtre bien, d'autant plus qu'en gĂ©nĂ©ral et toute comĂ©die Ă part, nous autres Français, nous ne pensons pas; nous n'avons pas ce talent-lĂ . Le Marquis. - Eh! mais nous pensons, si tu le veux. Le Chevalier. - Tu ne le veux donc pas trop, toi? Le Marquis. - Ma foi, crois-moi, ce n'est pas lĂ notre fort pour de l'esprit, nous en avons Ă ne savoir qu'en faire; nous en mettons partout, mais de jugement, de rĂ©flexion, de flegme, de sagesse, en un mot, de cela montrant son front, n'en parlons pas, mon cher Chevalier; glissons lĂ -dessus on ne nous en donne guĂšre; et entre nous, on n'a pas tout le tort. Le Chevalier, riant. - Eh, eh, eh! je t'admire, mon cher Marquis, avec l'air mortifiĂ© dont tu parais finir ta pĂ©riode mais tu ne m'effrayes point; tu n'es qu'un hypocrite; et je sais bien que ce n'est que par vanitĂ© que tu soupires sur nous. Le Marquis. - Ah! par vanitĂ© celui-lĂ est impayable. Le Chevalier. - Oui, vanitĂ© pure. Comment donc! Malpeste! il faut avoir bien du jugement pour sentir que nous n'en avons point. N'est-ce pas lĂ la rĂ©flexion que tu veux qu'on fasse? Je le gage sur ta conscience. Le Marquis, riant. Ah, ah, ah! parbleu, Chevalier, ta pensĂ©e est pourtant plaisante. Sais-tu bien que j'ai envie de dire qu'elle est vraie? Le Chevalier. - TrĂšs vraie; et par-dessus le marchĂ©, c'est qu'il n'y a rien de si raisonnable que l'aveu que tu en fais. Je t'accuse d'ĂÂȘtre vain, tu en conviens; tu badines de ta propre vanitĂ© il n'y a peut-ĂÂȘtre que le Français au monde capable de cela. Le Marquis. - Ma foi, cela ne me coĂ»te rien, et tu as raison; un Ă©tranger se fĂÂącherait et je vois bien que nous sommes naturellement philosophes. Le Chevalier. - Ainsi, si nous n'avons rien de sensĂ© dans cette piĂšce-ci, ce ne sera pas Ă l'esprit de la nation qu'il faudra s'en prendre. Le Marquis. - Ce sera au seul Français qui l'aura fait. Le Chevalier. - Ah! nous voilĂ d'accord; et pour achever de te prouver notre raison, va-t'en, par exemple; chez une autre nation lui exposer ses ridicules, et y donner hautement la prĂ©fĂ©rence Ă la tienne elle ne sera pas assez forte pour soutenir cela, on te jettera par les fenĂÂȘtres. Ici tu verras tout un peuple rire, battre des mains, applaudir Ă un spectacle oĂÂč on se moque de lui, en le mettant bien au-dessous d'une autre nation qu'on lui compare. L'Ă©tranger qu'on y loue n'y rit pas de si bon coeur que lui, et cela est charmant. Le Marquis. - Effectivement cela nous fait honneur, c'est que notre orgueil entend raillerie. Le Chevalier. - Il est moins neuf que celui des autres. Dans de certains pays sont-ils savants? leur science les charge; ils ne s'y font jamais, ils en sont tout entrepris. Sont-ils sages? c'est avec une austĂ©ritĂ© qui rebute de leur sagesse. Sont-ils fous, ce qu'on appelle Ă©tourdis et badins? leur badinage n'est pas de commerce; il y a quelque chose de rude, de violent, d'Ă©tranger Ă la vĂ©ritable joie; leur raison est sans complaisance, il lui manque cette douceur que nous avons, et qui invite ceux qui ne sont pas raisonnables Ă le devenir chez eux, tout est sĂ©rieux, tout y est grave, tout y est pris Ă la lettre on dirait qu'il n'y a pas encore assez longtemps qu'ils sont ensemble; les autres hommes ne sont pas encore leurs frĂšres, ils les regardent comme d'autres crĂ©atures. Voient-ils d'autres moeurs que les leurs? cela les fĂÂąche. Et nous, tout cela nous amuse, tout est bien venu parmi nous; nous sommes les originaires de tous pays chez nous le fou y divertit le sage, le sage y corrige le fou sans le rebuter. Il n'y a rien ici d'important, rien de grave que ce qui mĂ©rite de l'ĂÂȘtre. Nous sommes les hommes du monde qui avons le plus comptĂ© avec l'humanitĂ©. L'Ă©tranger nous dit-il nos dĂ©fauts? nous en convenons, nous l'aidons Ă les trouver, nous lui en apprenons qu'il ne sait pas; nous nous critiquons mĂÂȘme par galanterie pour lui, ou par Ă©gard Ă sa faiblesse. Parle-t-il des talents? son pays en a plus que le nĂÂŽtre; il rebute nos livres, et nous admirons les siens. Manque-t-il ici aux Ă©gards qu'il nous doit? nous l'en accablons, en l'excusant. Nous ne sommes plus chez nos quand il y est; il faut presque Ă©chapper Ă ses yeux, quand nous sommes chez lui. Toute notre indulgence, tous nos Ă©loges, toutes nos admirations, toute notre justice, est pour l'Ă©tranger; enfin notre amour-propre n'en veut qu'Ă notre nation; celui de tous les Ă©trangers n'en veut qu'Ă nous, et le nĂÂŽtre ne favorise qu'eux. Le Marquis. - Viens, bon citoyen, viens que je t'embrasse. Morbleu! le titre exceptĂ©, je serais fĂÂąchĂ© Ă cette heure que dans la comĂ©die que nous allons voir, on eĂ»t pris l'idĂ©e de Gulliver; je partirais si cela Ă©tait. Mais en voilĂ assez. Saluons la Comtesse, qui arrive avec tous ses agrĂ©ments. ScĂšne II Le Marquis, Le Chevalier, La Comtesse, Le Conseiller La Comtesse. - Ah! vous voilĂ , Marquis! Bonjour, Chevalier; ĂÂȘtes-vous venu avec des dames? Le Marquis. - Non, Madame, et nous n'avons fait que nous rencontrer tous deux. La Comtesse. - J'ai prĂ©fĂ©rĂ© la comĂ©die Ă la promenade oĂÂč l'on voulait m'emmener et Monsieur a bien voulu me tenir compagnie. Je suis curieuse de toutes les nouveautĂ©s comment appelle-t-on celle qu'on va jouer? Le Chevalier. - Les Petits Hommes, Madame. La Comtesse. - Les Petits Hommes! Ah, le vilain titre! Qu'est-ce que c'est que des petits hommes? Que peut-on faire de cela? Le Marquis. - Toutes les dames disent que cela ne promet rien. La Comtesse. - AssurĂ©ment, le titre est rebutant; qu'en dites-vous, Monsieur le Conseiller? Le Conseiller. - Les Petits Hommes, Madame! Eh! oui-da! Pourquoi non? Je trouve cela plaisant. Ce sera peut-ĂÂȘtre comme dans Gulliver; ils y sont si jolis! Il y a lĂ un grand homme qui les met dans sa poche ou sur le bout du doigt, et qui en porte cinquante ou soixante sur lui; cela me rĂ©jouirait fort. Le Marquis, riant. - Il sera difficile de vous donner ce plaisir-lĂ . Mais voilĂ un acteur qui passe; demandons-lui de quoi il s'agit. ScĂšne III Tous les acteurs La Comtesse, Ă l'acteur. - Monsieur! Monsieur! Voulez-vous bien nous dire ce que c'est que vos Petits Hommes? OĂÂč les avez-vous pris? L'Acteur. - Dans la fiction, Madame. Le Conseiller. - Je me suis bien doutĂ© qu'ils n'Ă©taient pas rĂ©ellement petits. L'Acteur. - Cela ne se pouvait pas, Monsieur, Ă moins que d'aller dans l'Ăle oĂÂč on les trouve. Le Chevalier. - Ah, ce n'est pas la peine les nĂÂŽtres sont fort bons pour figurer en petit la taille n'y fera rien pour moi. Le Marquis. - Parbleu! tous les jours on voit des nains qui ont six pieds de haut. Et d'ailleurs, ne suppose-t-on pas sur le thĂ©ĂÂątre qu'un homme ou une femme deviennent invisibles par le moyen d'une ceinture? L'Acteur. - Et ici on suppose, pour quelque temps seulement, qu'il y a des hommes plus petits que d'autres. La Comtesse. - Mais comment fonder cela? Le Marquis. - Vous deviez changer votre titre Ă cause des dames. L'Acteur. - Nous ne voulions point vous tromper; nous vous disons ce que c'est, et vous ĂÂȘtes venus sur l'affiche qui vous promet des petits hommes; d'ailleurs, nous avons mis aussi l'Ile de la Raison. La Comtesse. - L'Ile de la Raison! Hum! ce n'est pas lĂ le sĂ©jour de la joie. L'Acteur. - Madame, vous allez voir de quoi il s'agit. Si cette comĂ©die peut vous faire quelque plaisir, ce serait vous l'ĂÂŽter que de vous en faire le dĂ©tail nous vous prions seulement de vouloir bien vous y prĂÂȘter. On va commencer dans un moment. Le Marquis. - Allons donc prendre nos places. Pour moi, je verrai vos hommes tout aussi petits qu'il vous plaira. Acteurs de la comĂ©die Le Gouverneur. ParmenĂšs, fils du Gouverneur. Floris, fille du Gouverneur. Blectrue, conseiller du Gouverneur. Un Insulaire. Une Insulaire. MĂ©giste, domestique insulaire. Suite du Gouverneur. Le Courtisan. La Comtesse, soeur du Courtisan. Fontignac, Gascon, secrĂ©taire du Courtisan. Spinette, suivante de la Comtesse. Le PoĂšte. Le Philosophe. Le MĂ©decin. Le paysan Blaise. La scĂšne est dans l'Ăle de la Raison. Acte premier ScĂšne premiĂšre Un Insulaire, les huit EuropĂ©ens L'Insulaire. - Tenez, petites crĂ©atures, mettez-vous lĂ en attendant que le gouverneur vienne vous voir vous n'ĂÂȘtes plus Ă moi; je vous ai donnĂ© Ă lui, adieu; je vous reverrai encore, avant de m'en retourner chez moi. ScĂšne II Les huit EuropĂ©ens, consternĂ©s. Blaise. - MorguĂ©, que nous velĂ jolis garçons! Le PoĂšte. - Que signifie tout cela? quel sort que le nĂÂŽtre! La Comtesse. - Mais, Messieurs, depuis six mois que nous avons Ă©tĂ© pris par cet insulaire qui vient de nous mettre ici, que vous est-il arrivĂ©? car il nous avait sĂ©parĂ©s, quoique nous fussions dans la mĂÂȘme maison. Vous a-t-il regardĂ© comme des crĂ©atures raisonnables, comme des hommes? Tous, soupirant. - Ah! La Comtesse. - J'entends cette rĂ©ponse-lĂ . Blaise. - Quant Ă ce qui est de moi, noute geoulier, sa femme et ses enfants, ils me regardiont tous ni plus ni moins comme un animal. Ils m'appeliont noute ami quatre pattes; ils preniont mes mains pour des pattes de devant, et mes pieds pour celles de darriĂšre. Fontignac, gascon. - Ils ont essayĂ© dĂ© mĂ© nourrir dĂ© graine. La Comtesse. - Ils ne me prenaient point non plus pour une fille. Blaise. - Ah! c'est la faute de la raretĂ©. Fontignac. - Oui-da, lĂ© doutĂ© lĂ -dessus est pardonnavle. Le Courtisan. - Pour moi, j'ai Ă©tĂ© entre les mains de deux insulaires qui voulaient d'abord m'apprendre Ă parler comme on le fait aux perroquets. Fontignac. - Ils ont commencĂ© aussi par mĂ© siffler, moi. Blaise. - Vous a-t-on Ă tretous appris la langue du pays? Tous. - Oui. Blaise. - Bon tout le monde a donc Ă©pelĂ© ici? Mais morguĂ©! n'avons-je plus rian Ă nous dire? LĂ , tĂÂątez-vous, camarades; tĂÂątez-vous itou, Mademoiselle. La Comtesse. - Quoi? Blaise. - N'y a-t-il rian Ă redire aprĂšs vous? N'y a-t-il rian de changĂ© Ă voute affaire? Le Philosophe. - Pourquoi nous dites-vous cela? Blaise. - Avant que j'abordissions ici, comment Ă©tais-je fait? N'Ă©tais-je pas gros comme un tonniau, et droit comme une parche? Spinette. - Vous avez raison. Blaise. - Eh bian! n'y a plus ni tonniau ni parche; tout ça a pris congĂ© de ma parsonne. Le MĂ©decin. - C'est-Ă -dire? Blaise. - C'est-Ă -dire que moi qu'on appelait le grand Blaise, moi qui vous parle, il n'y a pus de nouvelles de moi je ne savons pas ce que je sis devenu; je ne trouve pus dans mon pourpoint qu'un petit reste de moi, qu'un petit criquet qui ne tiant pas plus de place qu'un Ă©parlan. Tous. - Eh! Blaise. - Je me sens d'un rapetissement, d'une corpusculence si chiche, je sis si diminuĂ©, si chu, que je prenrais de bon coeur une lantarne pour me charcher. Je vois bian que vous ĂÂȘtes aplatis itou; mais me voyez-vous comme je vous vois, vous autres? Fontignac. - Tu l'as dit, paubre Ă©perlan. Et dĂ© moi, que t'en semble? Blaise. - Vous? ou ĂÂȘtes de la taille d'un goujon. Fontignac. - MĂ© boilĂ . Le Courtisan. - Et moi, Fontignac, suis-je aussi petit qu'il me paraĂt que je le suis devenu? Fontignac. - Monsieur, bous ĂÂȘtes mon maĂtrĂ©, hommĂ© de cour et grand seigneur; bous mĂ© dĂ©mandez cĂ© quĂ© bous ĂÂȘtes; mais jĂ© nĂ© bous bois pas; mettez-bous dans un microscope. Le Philosophe. - Je ne saurais croire que notre petitesse soit rĂ©elle il faut que l'air de ce pays-ci ait fait une rĂ©volution dans nos organes, et qu'il soit arrivĂ© quelque accident Ă notre rĂ©tine, en vertu duquel nous nous croyons petits. Le Courtisan. - La mort vaudrait mieux que l'Ă©tat oĂÂč nous sommes. Blaise. - Ah! ma foi, ma parsonne est bian diminuĂ©e; mais j'aime encore mieux le petit morciau qui m'en reste, que de n'en avoir rian du tout mais tenez, velĂ apparemment le gouverneux d'ici qui nous lorgne avec une leunette. ScĂšne III Le Gouverneur, son fils, sa fille, Blectrue, l'Insulaire, MĂ©giste, suite du Gouverneur, les huit EuropĂ©ens L'Insulaire. - Les voilĂ , Seigneur. Le Gouverneur, de loin, avec une lunette d'approche. - Vous me montrez lĂ quelque chose de bien extraordinaire il n'y a assurĂ©ment rien de pareil dans le monde. Quelle petitesse! et cependant ces petits animaux ont parfaitement la figure d'homme, et mĂÂȘme Ă peu prĂšs nos gestes et notre façon de regarder. En vĂ©ritĂ©, puisque vous me les donnez, je les accepte avec plaisir. Approchons. ParmenĂšs, se saisissant de la Comtesse. - Mon pĂšre, je me charge de cette petite femelle-ci, car je la crois telle. Floris, prenant le courtisan. - En voilĂ un que je serais bien aise d'avoir aussi je crois que c'est un petit mĂÂąle. Le Courtisan. - Madame, n'abusez point de l'Ă©tat oĂÂč je suis. Floris. - Ah! mon pĂšre, je crois qu'il me rĂ©pond; mais il n'a qu'un petit filet de voix. L'Insulaire. - Vraiment, ils parlent; ils ont des pensĂ©es, et je leur ai fait apprendre notre langue. Floris. - Que cela va me divertir! Ah! mon petit mignon, que vous ĂÂȘtes aimable! ParmenĂšs. - Et ma petite femelle, me dira-t-elle quelque chose? La Comtesse. - Vous me paraissez gĂ©nĂ©reux, Seigneur; secourez-moi, indiquez-moi, si vous le pouvez, de quoi reprendre ma figure naturelle. ParmenĂšs. - Ma soeur, ma femelle vaut bien votre mĂÂąle. Floris. - Oh! j'aime mieux mon mĂÂąle que tout le reste; mais ne mordent-ils pas, au moins? Blaise, riant. - Ah, ah, ah, ah!... Floris. En voilĂ un qui rit de ce que je dis. Blaise. - MorguĂ©! je ne ris pourtant que du bout des dents. Le Gouverneur. - Et les autres? Le Philosophe. - Les autres sont indignĂ©s du peu d'Ă©gard qu'on a ici pour des crĂ©atures raisonnables. Fontignac, avec feu. - Sire, rĂ©prĂ©sentez-bous lĂ© mieux fait dĂ© botrĂ© royaume. BoilĂ ce que jĂ© suis, sans mĂ© soucier qui mĂ© gĂÂąte la taille. Blaise. - VartiguĂ©! Monsieu le Gouverneux, ou bian Monsieu le Roi, je ne savons lequel c'est; et vous, Mademoiselle sa fille, et Monsieur son garçon, il n'y a qu'un mot qui sarve. Venez me voir avaler ma pitance, vous varrez s'il y a d'homme qui dĂ©bride mieux; je ne sis pas pus haut que chopaine, mais morguĂ©! dans cette chopaine vous y varrez tenir pinte. Le Gouverneur. - Il me semble qu'ils se fĂÂąchent allons, qu'on les remette en cage, et qu'on leur donne Ă manger; cela les adoucira peut-ĂÂȘtre. Le Courtisan, Ă Floris, en lui baisant la main. - Aimable dame, ne m'abandonnez pas dans mon malheur. Floris. - Eh! voyez donc, mon pĂšre, comme il me baise la main! Non, mon petit rat; vous serez Ă moi, et j'aurai soin de vous. En vĂ©ritĂ©, il me fait pitiĂ©! Le Philosophe, soupirant. - Ah! Blaise. - Jarnicoton, queu train! ScĂšne IV Les Insulaires Le Gouverneur. - VoilĂ , par exemple, de ces choses qui passent toute vraisemblance! Nos histoires n'ont-elles jamais parlĂ© de ces animaux-lĂ ? Blectrue. - Seigneur, je me rappelle un fait; c'est que j'ai lĂÂŒ dans les registres de l'Etat, qu'il y a prĂšs de deux cents ans qu'on en prit de semblables Ă ceux-lĂ ; ils sont dĂ©peints de mĂÂȘme. On crut que c'Ă©taient des animaux, et cependant c'Ă©taient des hommes car il est dit qu'ils devinrent aussi grands que nous, et qu'on voyait croĂtre leur taille Ă vue d'oeil, Ă mesure qu'ils goĂ»taient notre raison et nos idĂ©es. Le Gouverneur. - Que me dites-vous lĂ ? qu'ils goĂ»taient notre raison et nos idĂ©es? Etait-ce Ă cause qu'ils Ă©taient petits de raison que les dieux voulaient qu'ils parussent petits de corps? Blectrue. - Peut-ĂÂȘtre bien. Le Gouverneur. - Leur petitesse n'Ă©tait donc que l'effet d'un charme, ou bien qu'une punition des Ă©garements et de la dĂ©gradation de leur ĂÂąme? Blectrue. - Je le croirais volontiers. ParmenĂšs. - D'autant plus qu'ils parlent, qu'ils rĂ©pondent et qu'ils marchent comme nous. Le Gouverneur. - A l'Ă©gard de marcher, nous avons des singes qui en font autant. Il est vrai qu'ils parlent et qu'ils rĂ©pondent Ă ce qu'on leur dit mais nous ne savons pas jusqu'oĂÂč l'instinct des animaux peut aller. Floris. - S'ils devenaient grands, ce que je ne crois pas, mon petit mĂÂąle serait charmant. Ce sont les plus jolis petits traits du monde; rien de si fin que sa petite taille. ParmenĂšs. - Vous n'avez pas remarquĂ© les grĂÂąces de ma femelle. Le Gouverneur. - Quoi qu'il en soit, n'ayons rien Ă nous reprocher. Si leur petitesse n'est qu'un charme, essayons de le dissiper, en les rendant raisonnables c'est toujours faire une bonne action que de tenter d'en faire une. Blectrue, c'est Ă vous Ă qui je les confie. Je vous charge du soin de les Ă©clairer; n'y perdez point de temps; interrogez-les; voyez ce qu'ils sont et ce qu'ils faisaient; tĂÂąchez de rĂ©tablir leur ĂÂąme dans sa dignitĂ©, de retrouver quelques traces de sa grandeur. Si cela ne rĂ©ussit pas, nous aurons du moins fait notre devoir; et si ce ne sont que des animaux, qu'on les garde Ă cause de leur figure semblable Ă la nĂÂŽtre. En les voyant faits comme nous, nous en sentirons encore mieux le prix de la raison, puisqu'elle seule fait la diffĂ©rence de la bĂÂȘte Ă l'homme. Floris. - Et nous reprendrons nos petites marionnettes, s'il n'y a point d'espĂ©rances qu'elles changent. Blectrue. - Seigneur, dĂšs ce moment je vais travailler Ă l'emploi que vous me donnez. ScĂšne V Blectrue, MĂ©giste Blectrue. - MĂ©giste, je vous prie de dire qu'on me les amĂšne ici. ScĂšne VI Blectrue, seul. Blectrue. - HĂ©las! je n'ai pas grande espĂ©rance, ils se querellent, ils se fĂÂąchent mĂÂȘme les uns contre les autres. On dit qu'il y en a deux tantĂÂŽt qui ont voulu se battre; et cela ne ressemble point Ă l'homme. ScĂšne VII Blectrue, MĂ©giste, suite, les huit EuropĂ©ens Blectrue. - Jolies petites marmottes, Ă©coutez-moi; nous soupçonnons que vous ĂÂȘtes des hommes. Blaise. - Voyez! la belle nouvelle qu'il nous apprend lĂ ! Fontignac. - Allez, Monsieur, passez Ă la certitude; jĂ© bous la garantis. Blectrue. - Soit. Le Philosophe. - En doutant que nous soyons des hommes, vous nous faites douter si vous en ĂÂȘtes. Blectrue. - Point de colĂšre, vous y ĂÂȘtes sujet ce sont des mouvements de quadrupĂšdes que je n'aime point Ă vous voir. Le Philosophe. - Nous, quadrupĂšdes! La Comtesse. - Quelle humiliation! Fontignac. - Sandis! fortune espiĂšgle, tu mĂ© houspilles rudĂ©ment. Blaise. - Par la sanguĂ©! vous qui parlez, savez-vous bian que si vous ĂÂȘtes noute prouchain, que c'est tout le bout du monde? Spinette. - Maudit pays! Blectrue. - Doucement, petits singes; apaisez-vous, je ne demande qu'Ă sortir d'erreur; et le parti que je vais prendre pour cela, c'est de vous entretenir chacun en particulier, et je vais vous laisser un moment ensemble pour vous y dĂ©terminer calmez-vous, nous ne vous voulons que du bien; si vous ĂÂȘtes des hommes, tĂÂąchez de devenir raisonnables on dit que c'est pour vous le moyen de devenir grands. ScĂšne VIII Les huit EuropĂ©ens Fontignac. - QuĂ© beut donc dire cĂ© vouffon, avec son dĂ©bĂ©nez raisonnavle? Peut-on dĂ©bĂ©nir cĂ© quĂ© l'on est? S'il nĂ© fallait quĂ© dĂ© la raison pour ĂÂȘtre grand dĂ© taillĂ©, jĂ© passĂ©rais le chĂÂȘnĂ© en hautur. Blaise. - Bon, bon! vous prenez bian voute temps pour des gasconnades! pensons Ă noute affaire. Le PoĂšte. - Pour moi, je crois que c'est un pays de magie, oĂÂč notre naufrage nous a fait aborder. Le Philosophe. - Un pays de magie! idĂ©e poĂ©tique que cela, Monsieur le PoĂšte, car vous m'avez dit que vous l'Ă©tiez. Le PoĂšte. - Ma foi, Monsieur de la philosophie, car vous m'avez dit que vous l'aimiez, une idĂ©e de poĂšte vaut bien une vision de philosophe. Blaise. - MorguĂ©! si je ne m'y mets, velĂ de la fourmi qui se va battre paix donc lĂ , grenaille. Fontignac. - Eh! Messieurs, un peu dĂ© concordĂ© dans l'Ă©tat prĂ©sent dĂ© nos affaires. Blaise. - JarniguĂ©, acoutez-moi; il me viant en pensement queuque chose de bon sur les paroles de ceti-lĂ qui nous a boutĂ©s ici. Les gens de ce pays l'appelont l'Ăle de la Raison, n'est-ce pas? Il faut donc que les habitants s'appelaint les Raisonnables; car en France il n'y a que des Français, en Allemagne des Allemands, et Ă Passy des gens de Passy, et pas un Raisonnable parmi ça ce n'est que des Français, des Allemands, et des gens de Passy. Les Raisonnables, ils sont dans l'Ăle de la Raison; cela va tout seul. Le Philosophe. - Eh finis, mon ami, finis, tu nous ennuies. Blaise. - Eh bian! ou avez le temps de vous ennuyer; patience. Je dis donc que j'ai entendu dire par le seigneur de noute village, qui Ă©tait un songe-creux, que ceux-lĂ qui n'Ă©tiont pas raisonnables, deveniont bian petits en la prĂ©sence de ceux-lĂ qui Ă©tiont raisonnables. Je ne voyions goutte Ă son idĂ©e en ce temps-lĂ mais morguĂ©! en vĂ©ci la vĂ©rĂ©fication dans ce pays. Je ne sommes que des Français, des Gascons, ou autre chose; je nous trouvons avec des Raisonnables, et velĂ ce qui nous rapetisse la taille. Le PoĂšte. - Comme si les Français n'Ă©taient pas raisonnables. Blaise. - Eh morguĂ©, non ils ne sont que des Français; ils ne pourront pas ĂÂȘtre nĂ©s natifs de deux pays. Fontignac. - CadĂ©dis, pour moi, jĂ© troubĂ© l'imagination essellente; il faut quĂ© cet hommĂ© soit dĂ© race gasconne, en beritĂ©; et j'adopte sa pensĂ©e sauf lĂ© respect quĂ© jĂ© dois Ă tous, jĂ© prendrai seulĂ©ment la libertĂ© dĂ© purger son discours dĂ© la broussaillĂ© qui s'y troube. JĂ© dis donc quĂ© plus jĂ© bous rĂ©garde, et plus jĂ© mĂ© fortifie dans l'idĂ©e dĂ© cĂ© rustrĂ©; notrĂ© pĂ©titessĂ©, sandis, n'est pas uniformĂ©; rĂ©marquez, Messieurs, qu'ellĂ© va par Ă©chĂ©lons. Blaise. - Toujours en dĂ©valant, toujours de pis en pis. Le Philosophe. - Eh laissons de pareilles chimĂšres. Blaise. - Eh morguĂ©, laissez-li bailler du large Ă ma pensĂ©e. Fontignac. - JĂ© bous parlais d'Ă©chĂ©lons eh pourquoi ces Ă©chĂ©lons, cadĂ©dis? Blaise. - C'est peut-ĂÂȘtre parce qu'il y en a de plus fous les uns que les autres. Fontignac. - Cet hommĂ© dit d'or; jĂ© pense quĂ© c'est lĂ© dĂ©grĂ© dĂ© folie qui rĂ©gle la chose; et qu'ainsi ne soit, regardez cĂ© paysan, cĂ© n'est qu'un rustre. Blaise. - Eh! lĂ , lĂ , n'appuyez pas si farme. Fontignac. - Et cĂ©pendant cĂ© rustre, il est lĂ© plus grand dĂ© nous tous. Blaise. - Oui, je sis le pus sage de la bande. Fontignac. - Non pas lĂ© plus sage, mais lĂ© moins frappĂ© dĂ© folie, et jĂ© nĂ© m'en Ă©tonnĂ© pas; lĂ© champ dĂ© vataillĂ© dĂ© l'extrabagancĂ©, boyez-bous, c'est lĂ© grand monde, et cĂ© paysan nĂ© lĂ© connaĂt pas, la folie nĂ© l'attrapĂ© quĂ© dĂ© loin; et boilĂ cĂ© qui lui rend ici la taillĂ© un peu plus longue. Blaise. - La foulie vous blesse tout Ă fait, vous autres; alle ne fait que m'Ă©gratigner, moi stapendant, voyez que j'ai bon air avec mes Ă©gratignures! Fontignac. - En suivant lĂ© dĂ©grĂ©, j'arribe aprĂšs lui, moi, plus pĂ©tit quĂ© lui, mais plus grand quĂ© les autres. JĂ© nĂ© m'en Ă©tonne pas non plus; dans lĂ© monde, jĂ© nĂ© suis quĂ© suvalterne, et jĂ© n'ai jamais eu lĂ© moyen d'ĂÂȘtre aussi fou quĂ© les autres. Blaise. - Oh! Ă voir voute taille, ou avez eu des moyans de reste. Fontignac. - Je continue ma ronde, et Spinette mĂ© suit. Blaise. - En effet, la chambriĂšre n'est pas si petiote que la maĂtresse, faut bian qu'alle ne soit pas si folle. Fontignac. - EllĂ© nĂ© vient pourtant qu'aprĂšs nous, et c'est quĂ© la raison des femmes est toujours un peu plus dĂ©vilĂ© quĂ© la nĂÂŽtre. Spinette. - A quelque impertinence prĂšs, tout cela me paraĂtrait assez naturel. Le Philosophe. - Et moi, je le trouve pitoyable. Blaise. - MorguĂ©! tenez, philosophe, vous qui parlez, voute taille est la plus malingre de toutes. Fontignac. - Oui, c'est la plus inapercĂ©vable, cellĂ© qui rampe lĂ© plus, et la raison en est bonne! Monsieur lĂ© philosophe nous a dit dans lĂ© vaisseau, qu'il avait quittĂ© la France, dĂ© peur dĂ© loger Ă la Vastille. Blaise. - Vous n'ĂÂȘtes pas chanceux en aubarges. Fontignac. - Et qu'actuellement il s'enfuyait pour un petit livre dĂ© science, dĂ© petits mots hardis, dĂ© petits sentiments; et franchement tant dĂ© pĂ©titesses pourraient bien nous aboir produit lĂ© petit hommĂ© Ă qui jĂ© parle. Venons Ă Monsieur le poĂšte. Blaise. - Il est, morguĂ© bian Ă©crasĂ©. Le PoĂšte. - Je n'ai pourtant rien Ă reprocher Ă ma raison. Fontignac. - Des gens dĂ© botre mĂ©tier, cependant, lĂ© bon sens n'en est pas cĂ©lĂšbre; n'avez-vous pas dit quĂ© bous Ă©tiez en voyage pour une Ă©pigramme? Le PoĂšte. - Cela est vrai. Je l'avais fait contre un homme puissant qui m'aimait assez, et qui s'est scandalisĂ© mal Ă propos d'un pur jeu d'esprit. Blaise. - Pauvre faiseux de vars, il y a comme ça des gens de mauvaise himeur qui n'aimont pas qu'on les vilipende. Fontignac, Ă la Comtesse. - A vous lĂ© dĂ©, Madame. La Comtesse. - Taisez-vous, vos raisonnements ne me plaisent pas. Blaise. - Il n'y a qu'Ă la voir pour juger du paquet. Et noute mĂ©decin? Fontignac. - JĂ© l'oubliais, dĂ© la profession dont il est, sa critique est toutĂ© faite. Le MĂ©decin. - Bon! vous nous faites lĂ de beaux contes! Fontignac, parlant du Courtisan. - JĂ© n'interrogĂ© pas Monsieur, dĂ© qui jĂ© suis lĂ© sĂ©crĂ©taire dĂ©puis dix ans, et quĂ© lĂ© hasard a fait naĂtre en France; quoiquĂ© dĂ© famille espagnolĂ©; il allait vice-roi dans les Indes avec MadamĂ© sa soeur, et Spinette, cette agrĂ©ablĂ© fille de qui jĂ© suis tombĂ© Ă©pris dans lĂ© voyage. Le Courtisan. - Je ne crois pas, Monsieur de Fontignac, que vous m'ayez vu faire de folies. Fontignac. - Monsieur, lĂ© respect mĂ© fermĂ© la bouche, et jĂ© bous renvoie Ă votrĂ© taille. Blaise. - En effet, faut que vous ayez de maĂtres vartigos dans voute tĂÂȘte. Fontignac. - Paix, silencĂ©; voilĂ notre homme qui revient. ScĂšne IX Blectrue, un domestique, les huit EuropĂ©ens Blectrue. - Allons, mes petits amis, lequel de vous veut lier le premier conversation avec moi? Le PoĂšte. - C'est moi, je serai bien aise de savoir ce dont il s'agit. Blaise. - MorguĂ©! je voulais venir, moi; je vianrai donc aprĂšs. Blectrue. - Allons, soit, qu'on ramĂšne les autres. Le Philosophe. - Et moi, je ne veux plus paraĂtre; je suis las de toutes ces façons. Blectrue. - J'ai toujours remarquĂ© que ce petit animal-lĂ a plus de fĂ©rocitĂ© que les autres; qu'on le mette Ă part, de peur qu'il ne les gĂÂąte. ScĂšne X Blectrue, Le PoĂšte Blectrue. - Allons, causons ensemble; j'ai bonne opinion de vous, puisque vous avez dĂ©jĂ eu l'instinct d'apprendre notre langue. Le PoĂšte. - Seigneur Blectrue, laissons lĂ l'instinct, il n'est fait que pour les bĂÂȘtes; il est vrai que nous sommes petits. Blectrue. - Oh! extrĂÂȘmement. Le PoĂšte. - Ou du moins vous nous croyez tels, et nous aussi; mais cette petitesse rĂ©elle ou fausse ne nous est venue que depuis que nous avons mis le pied sur vos terres. Blectrue. - En ĂÂȘtes-vous bien sĂ»r? A part. Cela ressemblerait Ă l'article dont il est fait mention dans nos registres. Le PoĂšte. - Je vous dis la vĂ©ritĂ©. Blectrue, l'embrassant. - Petit bonhomme, veuille le ciel que vous ne vous trompiez pas, et que ce soit mon semblable que j'embrasse dans une crĂ©ature pourtant si mĂ©connaissable! Vous me pĂ©nĂ©trez de compassion pour vous. Quoi! vous seriez un homme? Le PoĂšte. - HĂ©las! oui. Blectrue. - Eh! qui vous a donc mis dans l'Ă©tat oĂÂč vous ĂÂȘtes? Le PoĂšte. - Je n'en sais ma foi rien. Blectrue. - Ne serait-ce pas que vous seriez dĂ©chu de la grandeur d'une crĂ©ature raisonnable? Ne porteriez-vous pas la peine de vos Ă©garements? Le PoĂšte. - Mais, seigneur Blectrue, je ne les connais pas; ne serait-ce pas plutĂÂŽt un coup de magie? Blectrue. - Je n'y connais point d'autre magie que vos faiblesses. Le PoĂšte. - Croyez-vous, mon cher ami? Blectrue. - N'en doutez point, mon cher j'ai des raisons pour vous dire cela, et je me sens saisi de joie, puisque vous commencez Ă le soupçonner vous-mĂÂȘme. Je crois vous reconnaĂtre Ă travers le dĂ©guisement humiliant oĂÂč vous ĂÂȘtes oui, la petitesse de votre corps n'est qu'une figure de la petitesse de votre ĂÂąme. Le PoĂšte. - Eh bien! seigneur Blectrue, charitable insulaire, conduisez-moi, je me remets entre vos mains; voyez ce qu'il faut que je fasse. HĂ©las! je sais que l'homme est bien peu de chose. Blectrue. - C'est le disciple des dieux, quand il est raisonnable; c'est le compagnon des bĂÂȘtes quand il ne l'est point. Le PoĂšte. - Cependant, quand j'y songe, oĂÂč sont mes folies? Blectrue. - Ah! vous retombez en arriĂšre. Le PoĂšte. - Je ne saurais me voir dĂ©finir le compagnon des bĂÂȘtes. Blectrue. - Je ne dis pas encore que ma dĂ©finition vous convienne; mais voyons que faisiez-vous dans le pays dont vous ĂÂȘtes? Le PoĂšte. - Vous n'avez point dans votre langue de mot pour dĂ©finir ce que j'Ă©tais. Blectrue. - Tant pis. Vous Ă©tiez donc quelque chose de bien Ă©trange? Le PoĂšte. - Non, quelque chose de trĂšs honorable; j'Ă©tais homme d'esprit et bon poĂšte. Blectrue. - PoĂšte! est-ce comme qui dirait marchand? Le PoĂšte. - Non, des vers ne sont pas une marchandise, et on ne peut pas appeler un poĂšte un marchand de vers. Tenez, je m'amusais dans mon pays Ă des ouvrages d'esprit, dont le but Ă©tait, tantĂÂŽt de faire rire, tantĂÂŽt de faire pleurer les autres. Blectrue. - Des ouvrages qui font pleurer! cela est bien bizarre. Le PoĂšte. - On appelle cela des tragĂ©dies, que l'on rĂ©cite en dialogues, oĂÂč il y a des hĂ©ros si tendres, qui ont tour Ă tour des transports de vertu et de passion si merveilleux; de nobles coupables qui ont une fiertĂ© si Ă©tonnante, dont les crimes ont quelque chose de si grand, et les reproches qu'ils s'en font sont si magnanimes; des hommes enfin qui ont de si respectables faiblesses, qui se tuent quelquefois d'une maniĂšre si admirable et si auguste, qu'on ne saurait les voir sans en avoir l'ĂÂąme Ă©mue, et pleurer de plaisir. Vous ne me rĂ©pondez rien? Blectrue, surpris, l'examine sĂ©rieusement. - VoilĂ qui est fini, je n'espĂšre plus rien; votre espĂšce me devient plus problĂ©matique que jamais. Quel pot pourri de crimes admirables, de vertus coupables et de faiblesses augustes! il faut que leur raison ne soit qu'un coq-Ă -l'ĂÂąne. Continuez. Le PoĂšte. - Et puis, il y a des comĂ©dies oĂÂč je reprĂ©sentais les vices et les ridicules des hommes. Blectrue. - Ah! je leur pardonne de pleurer lĂ . Le PoĂšte. - Point du tout; cela les faisait rire. Blectrue. - Hem? Le PoĂšte. - Je vous dis qu'ils riaient. Blectrue. - Pleurer oĂÂč l'on doit rire, et rire oĂÂč l'on doit pleurer! les monstrueuses crĂ©atures! Le PoĂšte, Ă part. - Ce qu'il dit lĂ est assez plaisant. Blectrue. - Et pourquoi faisiez-vous ces ouvrages? Le PoĂšte. - Pour ĂÂȘtre louĂ©, et admirĂ© mĂÂȘme, si vous voulez. Blectrue. - Vous aimiez donc bien la louange? Le PoĂšte. - Eh mais, c'est une chose trĂšs gracieuse. Blectrue. - J'aurais cru qu'on ne la mĂ©ritait plus quand on l'aimait tant. Le PoĂšte. - Ce que vous dites lĂ peut se penser. Blectrue. - Eh! quand on vous admirait, et que vous croyiez en ĂÂȘtre digne, alliez-vous dire aux autres Je suis un homme admirable? Le PoĂšte. - Non, vraiment; cela ne se dit point j'aurais Ă©tĂ© ridicule. Blectrue. - Ah! j'entends. Vous cachiez que vous Ă©tiez un ridicule, et vous ne l'Ă©tiez qu'incognito. Le PoĂšte. - Attendez donc, expliquons-nous; comment l'entendez-vous? je n'aurais donc Ă©tĂ© qu'un sot, Ă votre compte? Blectrue. - Un sot admirĂ©; dans l'Ă©claircissement, voilĂ tout ce qu'on y trouve. Le PoĂšte, Ă©tonnĂ©. - Il semblerait qu'il dit vrai. Blectrue. - N'ĂÂȘtes-vous pas de mon sentiment? voyez-vous cela comme moi? Le PoĂšte. - Oui, assez; et en mĂÂȘme temps je sens un mouvement intĂ©rieur que je ne puis expliquer. Blectrue. - Je crois voir aussi quelque changement Ă votre taille. Courage, petit homme, ouvrez les yeux. Le PoĂšte. - Souffrez que je me retire; je veux rĂ©flĂ©chir tout seul sur moi-mĂÂȘme il y a effectivement quelque chose d'extraordinaire qui se passe en moi. Blectrue. - Allez, mon fils, allez; faites de sĂ©rieuses rĂ©flexions sur vous; tĂÂąchez de vous mettre au fait de toute votre sottise. Ce n'est pas lĂ tout, sans doute, et nous nous reverrons, s'il le faut. ScĂšne XI Blectrue Blectrue. - Je suis charmĂ©, mes espĂ©rances renaissent, il faut voir les autres. Y a-t-il quelqu'un? ScĂšne XII Blectrue, MĂ©giste Blectrue. - Faites-moi voir la plus grande de ces petites crĂ©atures. MĂ©giste. - Vous savez qu'on les a toutes mises chacune dans une cage. AmĂšnerai-je celle que vous demandez dans la sienne? Blectrue. - Eh bien! amenez-la comme elle est. ScĂšne XIII Blectrue seul Blectrue. - Je veux voir pourquoi elle n'est pas si petite que les autres; cela pourra encore m'apprendre quelque chose sur leur espĂšce. Quelle joie de les voir semblables Ă nous! ScĂšne XIV Blectrue, MĂ©giste, Suite, Blaise, en cage. Blaise. - Parlez donc, noute ami Blectrue eh! morguĂ©, est-ce qu'on nous prend pour des oisiaux? avons-je de la pleume pour nous tenir en cage? Je sis lĂ comme une volaille qu'on va mener vendre Ă la vallĂ©e. Mettez-moi donc plutĂÂŽt dindon de basse-cour. Blectrue. - Ne tient-il qu'Ă vous ouvrir votre cage pour vous rendre content? tenez, la voilĂ ouverte. Blaise. - Ah! parguĂ©, faut que vous radotiez, vous autres, pour nous enfarmer. Allons, de quoi s'agit-il? Blectrue. - Vous n'ĂÂȘtes, dit-on, devenus petits qu'en entrant dans notre Ăle. Cela est-il vrai? Blaise. - Tenez, velĂ l'histoire de noute taille. DĂšs le premier pas ici, je me suis aparçu dĂ©valer jusqu'Ă la ceinture; et pis, en faisant l'autre pas, je n'allais pus qu'Ă ma jambe; et pis je me sis trouvĂ© Ă la cheville du pied. Blectrue. - Sur ce pied-lĂ , il faut que vous sachiez une chose. Blaise. - Deux, si vous voulez. Blectrue. - Il y a deux siĂšcles qu'on prit ici de petites crĂ©atures comme vous autres. Blaise. - Voulez-vous gager que je sommes dans leur cage? Blectrue. - On les traita comme vous; car ils n'Ă©taient pas plus grands; mais ensuite ils devinrent tout aussi grands que nous. Blaise. - Eh! morguĂ©, depuis six mois j'Ă©pions pour en avoir autant apprenez-moi le secret qu'il faut pour ça. ParguĂ©, si jamais voute chemin s'adonne jusqu'Ă Passy, vous varrez un brave homme; je trinquerons d'importance. Dites-moi ce qu'il faut faire. Blectrue. - Mon petit mignon, je vous l'ai dĂ©jĂ dit, rien que devenir raisonnable. Blaise. - Quoi! cette marmaille guarit par lĂ ? Blectrue. - Oui. Apparemment qu'elle ne l'Ă©tait pas; et sans doute vous ĂÂȘtes de mĂÂȘme? Blaise. - Eh! palsanguĂ©, velĂ donc mon compte de tantĂÂŽt avec les Ă©chelons du Gascon; velĂ ce que c'est; ous avez raison, je ne sis pas raisonnable. Blectrue. - Que cet aveu-lĂ me fait plaisir! Mon petit ami, vous ĂÂȘtes dans le bon chemin. Poursuivez. Blaise. - Non, morguĂ©! je n'ons point de raison, c'est ma pensĂ©e. Je ne sis qu'un nigaud, qu'un butor, et je le soutianrons dans le carrefour, Ă son de trompe, afin d'en ĂÂȘtre pus confus; car, morguĂ©! ça est honteux. Blectrue. - Fort bien. Vous pensez Ă merveille. Ne vous lassez point. Blaise. - Oui, ça va fort bian. Mais parlez donc cette taille ne pousse point. Blectrue. - Prenez garde; l'aveu que vous faites de manquer de raison n'est peut-ĂÂȘtre pas comme il faut peut-ĂÂȘtre ne le faites-vous que dans la seule vue de rattraper votre figure? Blaise. - Eh! vrament non. Blectrue. - Ce n'est pas assez. Ce ne doit pas ĂÂȘtre lĂ votre objet. Blaise. - ParguĂ©! il en vaut pourtant bian la peine. Blectrue. - Eh! mon cher enfant, ne souhaitez la raison que pour la raison mĂÂȘme. RĂ©flĂ©chissez sur vos folies pour en guĂ©rir; soyez-en honteux de bonne foi c'est de quoi il s'agit apparemment. Blaise. - MorguĂ©! me velĂ bian embarrassĂ©. Si je savions Ă©crire, je vous griffonnerions un petit mĂ©moire de mes fredaines; ça serait pus tĂÂŽt fait. Encore ma raison et mon impartinence sont si embarrassĂ©es l'une dans l'autre, que tout ça fait un ballot oĂÂč je ne connais pus rian. Traitons ça par demande et par rĂ©ponse. Blectrue. - Je ne saurais; car je n'ai presque point l'idĂ©e de ce que vous ĂÂȘtes. Mais repassez cela vous-mĂÂȘme, et excitez-vous Ă aimer la raison. Blaise. - Ah! jarniguĂ©, c'est une balle chose, si alle n'Ă©tait pas si difficile! Blectrue. - Voyez la douceur et la tranquillitĂ© qui rĂšgnent parmi nous; n'en ĂÂȘtes-vous pas touchĂ©? Blaise. - ĂâĄa est vrai; vous m'y faites penser. Vous avez des faces d'une bontĂ©, des physolomies si innocentes, des coeurs si gaillards... Blectrue. - C'est l'effet de la raison. Blaise. - C'est l'effet de la raison? Faut qu'alle soit d'un grand rapport! ĂâĄa me ravit d'amiquiĂ© pour alle. Allons, mon ami, je ne vous quitte pus. Me velĂ honteux, me velĂ enchantĂ©, me velĂ comme il faut. Baillez-moi cette raison, et gardez ma taille. Oui, mon ami, un homme de six pieds ne vaut pas une marionnette raisonnable; c'est mon darnier mot et ma darniĂšre parole. Eh! tenez, tout en vous contant ça, velĂ que je sis en transport. Ah! morguĂ©, regardez-moi bian! Iorgnez-moi; je crois que je hausse. Je ne sis pus Ă la cheville de voute pied, j'attrape voute jarretiĂšre. Blectrue. - Oh! Ciel! quel prodige! ceci est sensible. Blaise. - Ah! Garnigoi, velĂ que ça reste lĂ . Blectrue. - Courage. Vous n'aimez pas plus tĂÂŽt la raison, que vous en ĂÂȘtes rĂ©compensĂ©. Blaise, Ă©tonnĂ© et hors d'haleine. - ĂâĄa est vrai; j'en sis tout stupĂ©fait mais faut bian que je ne l'aime pas encore autant qu'alle en est daigne; ou bian, c'est que je ne mĂ©rite pas qu'alle achĂšve ma dĂ©livrance. Acoutez-moi. Je vous dirai que je suis premiĂšrement un ivrogne parsonne n'a sirotĂ© d'aussi bon appĂ©tit que moi. J'ons si souvent pardu la raison, que je m'Ă©tonne qu'alle puisse me retrouver alle-mĂÂȘme. Blectrue. - Ah! que j'ai de joie! Ce sont des hommes, voilĂ qui est fini. Achevez, mon cher semblable, achevez; encore une secousse. Blaise. - HĂ©las! j'avons un tas de fautes qui est trop grand pour en venir Ă bout mais, quant Ă ce qui est de cette ivrognerie, j'ons toujours fricassĂ© tout mon argent pour elle et pis, mon ami, quand je vendions nos denrĂ©es, combian de chalands n'ons-je pas fourbĂ©, sans parmettre aux gens de me fourber itou! ça est bian malin! Blectrue. - A merveille. Blaise. - Et le compĂšre Mathurin, que n'ons-je pas fait pour mettre sa femme Ă mal? Par bonheur qu'alle a toujours Ă©tĂ© rudĂÂąniĂšre envars moi; ce qui fait que je l'en remarcie mais, dans la raison, pourquoi vouloir se ragoĂ»ter de l'honneur d'un compĂšre, quand on ne voudrait pas qu'il eĂ»t appĂ©tit du nĂÂŽtre? Blectrue. - Comme il change Ă vue d'oeil! Blaise. - HĂ©las! oui, ma taille s'avance; et c'est bian de la grĂÂące que la raison me fait; car je sis un pauvre homme. Tenez, mon ami; j'avais un quarquier de vaigne avec un quarquier de prĂ©; je vivions sans ennui avec ma sarpe et mon labourage; le capitaine Duflot viant lĂ -dessus, qui me dit comme ça Blaise, veux-tu me sarvir dans mon vaissiau? Veux-tu venir gagner de l'argent? Ne velĂ -t-il pas mes oreilles qui se dressont Ă ce mot d'argent, comme les oreilles d'une bourrique? VelĂ -t-il pas que je quitte, sauf votre respect, bĂ©tail, amis, parents? Ne vas-je pas m'enfarmer dans cette baraque de planches? Et pis le temps se fĂÂąche, velĂ un orage, l'iau gĂÂąte nos vivres; il n'y a pus ni pĂÂąte ni faraine. Eh! qu'est-ce que c'est que ça? En pleure, en crie, en jure, en meurt de faim; la baraque enfonce; les poissons mangeont Monsieur Duflot, qui les aurait bian mangĂ© li-mĂÂȘme. Je nous sauvons une demi-douzaine. Je repetissons en arrivant. VelĂ tout l'argent que me vaut mon Ă©quipĂ©e. Mais morguĂ© j'ons fait connaissance avec cette raison, et j'aime mieux ça que toute la boutique d'un orfĂšvre. Tenez, tenez, ami Blectrue, considĂ©rez; velĂ encore une crue qui me prend on dirait d'un agioteux, je devians grand tout d'un coup; me velĂ comme j'Ă©tais! Blectrue, l'embrassant. - Vous ne sauriez croire avec quelle joie je vois votre changement. Blaise. - VartiguĂ©! que je vas me moquer de mes camarades! que je vas ĂÂȘtre glorieux! que je vas me carrer!... Blectrue. - Ah! que dites-vous lĂ , mon cher? Quel sentiment de bĂÂȘte! Vous redevenez petit. Blaise. - Eh! morguĂ©, ça est vrai; me velĂ rechutĂ©, je raccourcis. A moi! Ă moi! Je me repens. Je demande pardon. Je fais voeu d'ĂÂȘtre humble. Jamais pus de vanitĂ©, jamais... Ah... ah, ah, ah... Je retorne! Blectrue. - N'y revenez plus. Blaise. - Le bon secret que l'humilitĂ© pour ĂÂȘtre grand! Qui est-ce qui dirait ça? Que je vous embrasse, camarade. Mon pĂšre m'a fait, et vous m'avez refait. Blectrue. - MĂ©nagez-vous donc bien dĂ©sormais. Blaise. - Oh! morguĂ©, de l'humilitĂ©, vous dis-je. Comme cette gloire mange la taille! Oh! je n'en dĂ©penserai pus en suffisance. Blectrue. - Il me tarde d'aller porter cette bonne nouvelle-lĂ au roi. Blaise. - Mais dites-moi, j'ons piquiĂ© de mes pauvres camarades; je prends de la charitĂ© pour eux. Ils valont mieux que moi je sis le pire de tous; faut les secourir; et tantĂÂŽt, si vous voulez, je leur ferai entendre raison. DrĂšs qu'ils me varront, ma prĂ©sence les sarmonnera; faut qu'ils devenient souples, et qu'ils restient tous parclus d'Ă©tonnement. Blectrue. - Vous raisonnez fort juste. Blaise. - Vrament grand marci Ă vous. Blectrue. - Vous vaudrez mieux qu'un autre pour les instruire; vous sortez du mĂÂȘme monde, et vous aurez des lumiĂšres que je n'ai point. Blaise. - Oh! que vous n'avez point! ça vous plaĂt Ă dire. C'est vous qui ĂÂȘtes le soleil, et je ne sis pas tant seulement la leune auprĂšs de vous, moi mais je ferons de mon mieux, Ă moins qu'ils me rebutiont Ă cause de ma chĂ©tive condition. Blectrue. - Comment, chĂ©tive condition? Vous m'avez dit que vous Ă©tiez un laboureur. Blaise. - Et c'est Ă cause de ça. Blectrue. - Et ils vous mĂ©priseraient! Oh! raison humaine, peut-on t'avoir abandonnĂ© jusque-lĂ ! Eh bien! tirons parti de leur dĂ©mence sur votre chapitre; qu'ils soient humiliĂ©s de vous voir plus raisonnable qu'eux, vous dont ils font si peu de cas. Blaise. - Et qui ne sais ni B, ni A. MorguĂ©! faudrait se mettre Ă genoux pour Ă©couter voute bon sens. Mais je pense que velĂ un de nos camarades qui viant. ScĂšne XV Blectrue, MĂ©giste, Blaise, Fontignac MĂ©giste. - Seigneur Blectrue, en voilĂ un qui veut absolument vous parler. ScĂšne XVI Blectrue, Blaise, Fontignac Fontignac. - Sandis! maĂtre Blaise, n'ai-jĂ© pas la verlue! EtĂ©s-bous l'Ă©perlan dĂ© tantĂÂŽt? Blaise. - Oui, frĂšre, velĂ le poulet qui viant de sortir de sa coquille. Blectrue. - Il ne tiendra qu'Ă vous qu'il vous en arrive autant, petit bonhomme. Fontignac. - Eh! cadĂ©dis, jĂ© m'en meurs, et jĂ© vĂ©nais en consultation lĂ -dessus. Blectrue. - Tenez, il en sait le moyen, lui; et je vous laisse ensemble. ScĂšne XVII Fontignac, Blaise Fontignac. - Allons, mon ami, jĂ© rĂ©mets lĂ© pĂ©tit goujon entrĂ© vos mains; jĂ© vous en rĂ©commandĂ© la mĂ©tamorphose. Blaise. - Il n'y a rian de si aisĂ©. Boutez de la raison lĂ -dedans; et pis, zeste, tout le corps arrive. Fontignac. - Comment, dĂ© la raison! TantĂÂŽt nous avons donc dĂ©vinĂ© juste! Blaise. - Oui, j'avions mis le nez dessus. Il n'y a qu'Ă ĂÂȘtre bian persuadĂ© qu'ou ĂÂȘtes une bĂÂȘte, et dĂ©clarer en quoi. Fontignac. - UnĂ© bĂÂȘtĂ©? NĂ© pourrait-on changer l'Ă©pithĂ©te? Ce n'est pas que j'y rĂ©pugne. Blaise. - Nenni, morguĂ©! c'est la plus balle pensĂ©e qu'ou aurez de voute vie. Fontignac. - Ecoutez-moi, galant homme; n'est-cĂ© pas ses imperfĂ©tions qu'il faut rĂ©connaĂtrĂ©? Blaise. - Fort bian. Fontignac. - Eh donc! la bĂÂȘtise n'est pas dĂ© mon lot. CĂ© n'est pas lĂ quĂ© gĂt mon mal c'Ă©tait lĂ© vĂÂŽtre; chacun a lĂ© sien. JĂ© nĂ© prĂ©tends pourtant pas mĂ© mĂ©nager, car jĂ© nĂ© m'estimĂ© plus; mais dans la rĂ©flĂ©tion, jĂ© mĂ© trouvĂ© moins imvĂ©cile qu'impertinent, moins sot quĂ© fat. Blaise. - Bon, morguĂ©! c'est ce que je voulons dire ça va grand train. Il baille appĂ©tit de s'accuser, ce garçon-lĂ . Est-ce lĂ tout? Fontignac. - Non, non mettez quĂ© jĂ© suis mentur. Blaise. - Sans doute, puisqu'ou ĂÂȘtes Gascon; mais est-ce par couteume ou par occasion? Fontignac. - EntrĂ© nous, tout mĂ© sert d'occasion; ainsi comptez pour habitude. Blaise. - Qu'est-ce que c'est que ça? Un homme qui ment, c'est comme un homme qui a pardu la parole. Fontignac. - Comment ça sĂ© fait-il? car jĂ© suis mentur et vavillard en mĂÂȘme temps. Blaise. - N'importe, maugrĂ© qu'ou soyez bavard, mon dire est vrai; c'est que ceti-lĂ qui ment ne dit jamais la parole qu'il faut, et c'est comme s'il ne sonnait mot. Fontignac. - JĂ© nĂ© hais pas cettĂ© pensĂ©e; elle est fantasque. Blaise. - Revenons Ă vos misĂšres. Retornez vos poches. Montrez-moi le fond du sac. Fontignac. - JĂ© mĂ© rĂ©prochĂ© d'avoir Ă©tĂ© empoisonnur. Blaise, se reculant. - Oh! pour de ceti-lĂ , il me faut du conseil; car faura peut-ĂÂȘtre vous Ă©touffer pour vous guarir, voyez-vous! et je sis obligĂ© d'en avartir les habitants. Fontignac. - CĂ© n'est point lĂ© corps quĂ© j'empoisonnais, jĂ© faisais mieux. Blaise. - C'est peut-ĂÂȘtre les riviĂšres? Fontignac. - Non pis quĂ© tout cĂ©la. Blaise. - Eh! morguĂ©, parlez vite. Fontignac. - C'est l'esprit des hommes quĂ© jĂ© corrompais; jĂ© les rendais avugles; en un mot, j'Ă©tais un flattur. Blaise. - Ah! patience; car d'abord voute poison avait bian mauvaise meine; mais ça est Ă©pouvantable, et je sis tout escandalisĂ©. Fontignac. - JĂ© mĂ© dĂ©testĂ©. Imaginez-vous quĂ© du ridiculĂ© dĂ© mon maĂtrĂ©, il en a plus dĂ© moitiĂ© dĂ© ma façon. Blaise. - Faut bian soupirer de cette affaire-lĂ . Fontignac. - J'en respirĂ© Ă peine. Blaise. - Vous allez donc hausser. Fontignac. - JĂ© n'en doutĂ© pas Ă cĂ© quĂ© jĂ© sens. Suivez-moi, jĂ© veux quĂ© lĂ© prodigĂ© Ă©clatĂ© aux yeux de SpinettĂ© et dĂ© mon maĂtrĂ©. N'attendons pas, courons; jĂ© suis pressĂ©. Blaise. - Allons vite, et faisons que tous nos camarades aient leur compte. Acte II ScĂšne premiĂšre Fontignac, Blaise, Spinette Ils entrent comme se caressant. Fontignac, Ă Blaise. - Viens donc, quĂ© je t'embrasse encore, mon cher ami, mon intimĂ© Blaise. JĂ© suis pressĂ© d'une rĂ©connaissance qui durĂ©ra tout autant quĂ© moi en un mot; jĂ© tĂ© dois ma raison et lĂ© rĂ©tour dĂ© ma figure. Spinette. - Pour moi, Fontignac, je ne te haĂÂŻssais pas mais j'avoue qu'aujourd'hui mon coeur est bien disposĂ© pour toi; je te dois autant que tu dois Ă Blaise. Fontignac. - Les biens mĂ© pleuvent donc dĂ© tous cĂÂŽtĂ©s. Blaise. - ParguĂ©! j'ons bian de la satisfaction de tout ça j'ons guari Monsieu de Fontignac, et pis Monsieu de Fontignac vous a guarie; et par ainsi, de guarison en guarison, je me porte bian, il se porte bian, vous vous portez bian et velĂ trois malades qui sont devenus mĂ©decins; car vous ĂÂȘtes itou mĂ©deceine envars les autres, Mademoiselle Spinette. Spinette. - HĂ©las! je ne demande pas mieux que de leur rendre service. Fontignac. - Ah! jĂ© lĂ© crois; chez quiconque a dĂ© la raison, lĂ© prochain affligĂ© n'a quĂ© faire dĂ© rĂ©commandation. Blaise. - ĂâĄa est admirable! Comme on deviant honnĂÂȘtes gens avec cette raison! Fontignac. - JĂ© mĂ© sens une douceur, unĂ© suavitĂ© dans l'ĂÂąmĂ©. Blaise. - Et la mienne est si bian reposĂ©e! Spinette. - La raison est un si grand trĂ©sor. Blaise. - MorguĂ©! ne le pardez pas, vous; ça est bian casuel entre les mains d'une fille. Spinette. - Je vous suis bien obligĂ©e de l'avertissement. Blaise. - Alle me charme, Monsieu de Fontignac; alle a de la modestie, alle est aussi raisonnable que nous autres hommes. Fontignac. - JĂ© m'estimĂ©rais bien fortunĂ© dĂ© l'ĂÂȘtre autant qu'elle. Blaise. - Encore? un Gascon de modeste! oh! queu convarsion! Allons, ou ĂÂȘtes purgĂ© Ă fond. ScĂšne II MĂ©giste, Fontignac, Blaise, Spinette, Le MĂ©decin MĂ©giste. - Messieurs, voilĂ un de vos camarades qui m'a demandĂ© en grĂÂące de vous l'amener pour vous voir. Blaise. - Eh! oĂÂč est-il donc? Fontignac. - JĂ© nĂ© l'aperçois pas non plus. Le MĂ©decin. - Me voilĂ . Blaise. - Ah! je voyais queuque chose qui se remuait lĂ ; mais je ne savais pas ce que c'Ă©tait. Je pense que c'est noute mĂ©decin? Le MĂ©decin. - Lui-mĂÂȘme. Spinette. - Allons! mes amis, il faut tĂÂącher de le tirer d'affaire. Le MĂ©decin. - Eh! Mademoiselle, je ne demande pas mieux; car en vĂ©ritĂ©, c'est quelque chose de bien affreux que de rester comme je suis, moi qui ai du bien, qui suis riche et estimĂ© dans mon pays. Fontignac. - NĂ© comptez pas l'estimĂ© dĂ© ces fous. Le MĂ©decin. - Mais faudra-t-il que je demeure Ă©loignĂ© de chez moi, pauvre, et sans avoir de quoi vivre? Blaise. - Taisez-vous donc, gourmand. Est-ce que la pitance vous manque ici? Le MĂ©decin. - Non; mais mon bien, que deviendra-t-il? Blaise. - Queu pauvretĂ© avec son bian! c'est comme un enfant qui crie aprĂšs sa poupĂ©e. Tenez, un pourpoint, des vivres et de la raison, quand un homme a ça, le velĂ garni pour son Ă©tĂ© et pour son hivar; le voilĂ fourrĂ© comme un manchon. Vous varrez, vous varrez. Spinette. - Dites-lui ce qu'il faut qu'il fasse pour redevenir comme il Ă©tait. Blaise. - Voulez-vous que ce soit moi qui le traite? Fontignac. - Sans doutĂ©; l'honnur vous appartient; vous ĂÂȘtes lĂ© doyen dĂ© tous. Blaise. - Eh! morguĂ©, pus d'honneur, je n'en voulons pus tĂÂąter; et je sais bian que je ne sis qu'un pauvre rĂ©chappĂ© des Petites-Maisons. Fontignac. - RĂ©mettons donc cet estropiĂ© d'esprit entrĂ© les mains dĂ© MadĂ©moisellĂ© SpinettĂ©. Spinette. - Moi, Messieurs! c'est Ă moi Ă me taire oĂÂč vous ĂÂȘtes. Le MĂ©decin. - Eh! mes amis, voilĂ des compliments bien longs pour un homme qui souffre. Blaise. - Oh dame, il faut que l'humilitĂ© marche entre nous; je nous mettons bas pour rester haut. ĂâĄa vous passe, mon mignon; et j'allons, pisque ma compagnĂ©e l'ordonne, vous apprenre Ă devenir grand garçon, et le tu autem de voute petitesse mais je vas ĂÂȘtre brutal, je vous en avartis; faut que j'assomme voute rapetissement avec des injures demandez putĂÂŽt aux camarades. Fontignac. - Oui, votre santĂ© en dĂ©pend. Le MĂ©decin. - Quoi! tout votre secret est de me dire des injures? Je n'en veux point. Blaise. - Oh bian! gardez donc vos quatre pattes. Spinette. - Mais essayez, petit homme, essayez. Le MĂ©decin. - Des injures Ă un docteur de la FacultĂ©! Blaise. - Il n'y a ni docteur ni doctraine; quand vous seriez apothicaire. Le MĂ©decin. - Voyons donc ce que c'est. Fontignac. - Bon, jĂ© vous fĂ©licitĂ© du parti quĂ© vous prĂ©nez. MadĂ©moisellĂ© SpinettĂ©, laissons faire maĂtre BlaisĂ©, et l'Ă©coutons. Blaise. - PremiĂšrement, faut commencer par vous dire qu'on ĂÂȘtes un sot d'ĂÂȘtre mĂ©decin. Le MĂ©decin. - VoilĂ un paysan bien hardi. Blaise. - Hardi! je ne sis pas entre vos mains. Dites-moi, sans vous fĂÂącher, Ă©tiez-vous en mĂ©nage, aviez-vous femme lĂ -bas? Le MĂ©decin. - Non, je suis veuf; ma femme est morte Ă vingt-cinq ans d'une fluxion de poitrine. Blaise. - MaugrĂ© la doctraine de la FacultĂ©? Le MĂ©decin. - Il ne me fut pas possible de la rĂ©chapper. Blaise. - Avez-vous des enfants? Le MĂ©decin. - Non. Blaise. - Ni en bien ni en mal? Le MĂ©decin. - Non, vous dis-je. J'en avais trois; et ils sont morts de la petite vĂ©role, il y a quatre ans. Blaise. - Peste soit du docteur! Eh! de quoi guarissiez-vous donc le monde? Le MĂ©decin. - Vous avez beau dire, j'Ă©tais plus couru qu'un autre. Blaise. - C'est que c'Ă©tait pour la darniĂšre fois qu'on courait. Eh! ne dites-vous pas qu'ou ĂÂȘtes riche? Le MĂ©decin. - Sans doute. Blaise. - Eh mais, morguĂ©, pisque vous n'avez pas besoin de gagner voute vie en tuant le monde, ou avez donc tort d'ĂÂȘtre mĂ©decin. Encore est-ce, quand c'est la pauvretĂ© qui oblige Ă tuer les gens; mais quand en est riche, ce n'est pas la peine; et je continue toujours Ă dire qu'ou ĂÂȘtes un sot, et que, si vous voulez grandir, faut laisser les gens mourir tout seuls. Le MĂ©decin. - Mais enfin... Fontignac. - CadĂ©dis, bous nĂ© tuez pas mieux qu'il raisonne. Spinette. - AssurĂ©ment. Le MĂ©decin, en colĂšre. - Ah! je m'en vais. Ces animaux-lĂ se moquent de moi. Spinette. - Il n'a pas laissĂ© que d'ĂÂȘtre frappĂ©, il y reviendra. ScĂšne III Blectrue, Fontignac, Blaise, Spinette Fontignac. - Ah! voilĂ l'honnĂÂȘte homme dĂ© qui nous sont vĂ©nus les prĂ©miers rayons dĂ© lumiĂšre. VĂ©nez, Monsieur Blectrue, approchez dĂ© vos enfants, et rĂ©cĂ©vez-les entre vos bras. Blaise. - Oh! je lui ai dĂ©jĂ rendu mes grĂÂące. Blectrue. - Et moi, je les rends aux dieux de l'Ă©tat oĂÂč vous ĂÂȘtes. Il ne s'agit plus que de vos camarades. Blaise. - Je venons d'en *rater un tout Ă l'heure; et les autres sont bian opiniĂÂątres, surtout le courtisan et le philosophe. Spinette. - Pour moi, j'espĂšre que je ferai entendre raison Ă ma maĂtresse, et que nous demeurerons tous ici; car on y est si bien! Blectrue. - Je me proposais de vous le persuader, mes enfants; dans votre pays vous retomberiez peut-ĂÂȘtre. Blaise. - ParguĂ©! noute çarvelle serait biantĂÂŽt fondue. La raison dans le pays des folies, c'est comme une pelote de neige au soleil. Mais Ă propos de soleil, dites-moi, papa Blectrue tantĂÂŽt, en passant, j'ons rencontrĂ© une jeune poulette du pays, tout Ă fait gentille, ma foi, qui m'a pris la main, et qui m'a dit Vous velĂ donc grand! ĂâĄa vous va fort bian; je vous en fais mon compliment. Et pis, en disant ça, les yeux li trottaient sur moi, fallait voir; et pis Mon biau garçon, regardez-moi; parmettez que je vous aime. Ah! Mademoiselle, vous vous gaussez, ai-je repris; ce n'est pas moi qui baille les parvilĂšges, c'est moi qui les demande. Et pis vous ĂÂȘtes venu, et j'en avons restĂ© lĂ . Qu'est-ce que ça signifie? Blectrue. - Cela signifie qu'elle vous aime et qu'elle vous en faisait la dĂ©claration. Blaise. - Une dĂ©claration d'amour Ă ma parsonne! et n'y a-t-il pas de mal à ça? Blectrue. - Nullement. Comment donc? c'est la loi du pays qui veut qu'on en use ainsi. Blaise. - Allons, allons, vous ĂÂȘtes un gausseux. Spinette. - Monsieur Blectrue aime Ă rire. Blectrue. - Non, certes, je parle sĂ©rieusement. Fontignac. - Mais dans lĂ© fond, en France cĂ©la commence Ă s'Ă©tablir. Blectrue. - Vous voudriez que les hommes attaquassent les femmes! Et la sagesse des femmes y rĂ©sisterait-elle? Fontignac. - D'ordinaire effectivĂ©ment ellĂ© n'est pas robuste. Blaise. - MorguĂ© ça est vrai, on ne voit partout que des sagesses Ă la renvarse. Blectrue. - Que deviendra la faiblesse si la force l'attaque? Blaise. - Adieu la *voiture! Blectrue. - Que deviendra l'amour, si c'est le sexe le moins fort que vous chargez du soin d'en surmonter les fougues? Quoi? vous mettrez la sĂ©duction du cĂÂŽtĂ© des hommes, et la nĂ©cessitĂ© de la vaincre du cĂÂŽtĂ© des femmes! Et si elles y succombent, qu'avez-vous Ă leur dire? C'est vous en ce cas qu'il faut dĂ©shonorer, et non pas elles. Quelles Ă©tranges lois que les vĂÂŽtres en fait d'amour! Allez mes enfants, ce n'est pas la raison, c'est le vice qui les a faites; il a bien entendu ses intĂ©rĂÂȘts. Dans un pays oĂÂč l'on a rĂ©glĂ© que les femmes rĂ©sisteraient aux hommes, on a voulu que la vertu n'y servĂt qu'Ă ragoĂ»ter les passions, et non pas Ă les soumettre. Blaise. - MorguĂ©! les femmes n'ont qu'Ă venir, ma force les attend de pied farme. Alles varront si je ne voulons de la vartu que pour rire. Spinette. - Je vous avoue que j'aurai bien de la peine Ă m'accoutumer Ă vos usages, quoique sensĂ©s. Blectrue. - Tant pis, je vous regarde comme retombĂ©e. Spinette. - HĂ©las! Monsieur, actuellement j'en ai peur. Blaise. - Eh! morguĂ©, faites donc vite. Venez Ă repentance; velĂ voute taille qui s'en va. Spinette. - Oui, je me rends; je ferai tout ce qu'on voudra; et pour preuve de mon obĂ©issance, tenez, Fontignac, je vous prie de m'aimer, je vous en prie sĂ©rieusement. Fontignac. - Vous ĂÂȘtes bien pressante. Spinette. - Je sens que vous avez raison, Monsieur Blectrue; et je vous promets de me conformer Ă vos lois. Ce que je viens d'Ă©prouver en ce moment me donne encore plus de respect pour elles. Allons, ma maĂtresse gĂ©mit; permettez que je travaille Ă la tirer d'affaire; je veux lui parler. Blaise. - Laissez-moi vous aider itou. Blectrue. - Je vais de ce pas dire qu'on vous l'amĂšne. Fontignac. - Et moi, dĂ© mon cĂÂŽtĂ©, jĂ© vais combattrĂ© les vertigĂ©s dĂ© mon maĂtre. ScĂšne IV Blaise, Spinette Blaise. - TatiguĂ©, Mademoiselle Spinette, qu'en dites-vous? Il y a de belles maxaimes en ce pays-ci! Cet amour qu'il faut qu'on nous fasse, Ă nous autres hommes, qu'il y a de prudence à ça! Spinette. - Tout me charme ici. Blaise. - MorguĂ©! tenez, velĂ cette fille qui m'a tantĂÂŽt cajolĂ©, qui viant Ă nous. ScĂšne V Spinette, Blaise, une Insulaire L'Insulaire. - Ah! mon beau garçon, je vous retrouve; et vous, Mademoiselle, je suis bien ravie de vous voir comme vous ĂÂȘtes. Blaise. - J'en sis fort ravi aussi. Quant Ă l'Ă©gard du biau garçon, il n'y a point de ça ici. L'Insulaire. - Pour moi, vous me paraissez tel. Blaise, Ă Spinette. - Vous voyez bian qu'alle me conte la fleurette. Mais, Mademoiselle, parlez-moi, dans queulle intention est-ce que vous me dites que je sis biau? Je sis d'avis de savoir ça. Est-ce que je vous plais? L'Insulaire. - AssurĂ©ment. Blaise. - Souvenez-vous bian que je n'y saurais que faire. A Spinette. Je sis bian sĂ©vĂšre, est-ce pas? L'Insulaire. - Eh quoi! me trouvez-vous si dĂ©sagrĂ©able? Blaise, Ă part. - Vous! non... Si fait, si fait. C'est que je rĂÂȘve. MorguĂ©! queu dommage de rudoyer ça! Spinette. - MaĂtre Blaise, la conquĂÂȘte d'une si jolie fille mĂ©rite pourtant votre attention. Blaise. - Oh! mais il faut que ça vianne; ça n'est pas encore bian mĂ»r, et je varrons pendant qu'Ă m'aimera; qu'alle aille son train. L'Insulaire. - Aimer toute seule est bien triste! Blaise. - Ma sagesse n'a pas encore rĂ©solu que ça soit divartissant. L'Insulaire. - Voici, je pense, quelqu'un de vos camarades qui vient; je me retire, sans rien attendre de votre coeur. Blaise. - LĂ , lĂ , ma mie, vous revianrez. Ne vous dĂ©couragez pas, entendez-vous? L'Insulaire. - Passe pour cela. Blaise. - Adieu, adieu. J'avons affaire. Vous gagnez trop de terrain, et j'en ai honte. Adieu. ScĂšne VI La Comtesse, Spinette, Blaise La Comtesse. - Eh bien! que me veut-on? O ciel! que vois-je? par quel enchantement avez-vous repris votre figure naturelle? Je tombe dans un dĂ©sespoir dont je ne suis plus la maĂtresse. Blaise. - Allons, ma petiote damoiselle, tout bellement, tout bellement. Il ne s'agit ici que d'un petit raccommodage de çarviau. Spinette. - Vous savez, Madame, que tantĂÂŽt Fontignac et ce paysan croyaient que nous n'Ă©tions petits que parce que nous manquions de raison; et ils croyaient juste cela s'est vĂ©rifiĂ©. La Comtesse. - Quelles chimĂšres! est-ce que je suis folle? Blaise. - Eh oui! morguĂ©, velĂ cen que c'est. La Comtesse. - Moi, j'ai perdu l'esprit! A quelle extrĂ©mitĂ© suis-je rĂ©duite! Blaise. - Par exemple, j'ons bian avouĂ© que j'Ă©tais un ivrogne, moi. Spinette. - Ce n'est que par l'aveu de mes folies que j'ai rattrapĂ© ma raison. Blaise. - Bon, bon, attrapĂ©! Faut qu'alle oublie sa figure! VelĂ un biau chiffon pour tant courir aprĂšs! qu'Ă pleure sa raison tornĂ©e, velĂ tout. Spinette. - Fontignac a eu autant de peine Ă me persuader que j'en ai aprĂšs vous, ma chĂšre maĂtresse; mais je me suis rendue. Blaise. - Pendant qu'un manant comme moi porte l'Ă©tat d'une criature raisonnable, voulez-vous toujours garder voute Ă©tat d'animal, une damoiselle de la cour? Spinette. - Ne lui parlez plus de cette malheureuse cour. La Comtesse. - Mes larmes m'empĂÂȘchent de parler. Blaise. - VelĂ qui est bel et bon; mais il n'y a que voute folie qui en varse voute raison n'en baille pas une goutte, et ça n'avance rian. Spinette. - Cela est vrai. Blaise. - Ne vous fĂÂąchez pas, ce n'est que par charitĂ© que je vous mĂ©prisons. La Comtesse, Ă Spinette. - Mais de grĂÂące, apprenez-moi mes folies! Spinette. - Eh! Madame, un peu de rĂ©flexion. Ne savez-vous pas que vous ĂÂȘtes jeune, belle, et fille de condition? Citez-moi une tĂÂȘte de fille qui ait tenu contre ces trois qualitĂ©s-lĂ , citez-m'en une. Blaise. - Cette jeunesse, alle est une girouette. Cette qualitĂ© rend glorieuse. Spinette. - Et la beautĂ©? Blaise. - ĂâĄa fait les femmes si sottes!... La Comtesse. - A votre compte, Spinette, je suis donc une Ă©tourdie, une sotte et une glorieuse? Spinette. - Madame, vous comptez si bien, que ce n'est pas la peine que je m'en mĂÂȘle. Blaise. - Ce n'est pas pour des preunes qu'ou ĂÂȘtes si petite. Vous voyez bian qu'on vous a baillĂ© de la marchandise pour voute argent. La Comtesse. - De l'orgueil, de la sottise et de l'Ă©tourderie! Blaise. - Oui, ruminez, mĂÂąchez bian ça en vous-mĂÂȘme, Ă celle fin que ça vous sarve de mĂ©decaine. La Comtesse. - Enfin, Spinette, je veux croire que tout ceci est de bonne foi; mais je ne vois rien en moi qui ressemble Ă ce que vous dites. Blaise. - MorguĂ©, pourtant je vous approchons la lantarne assez prĂšs du nez. Parlons-li un peu de cette coquetterie. Dans ce vaissiau alle avait la maine d'en avoir une bonne tapĂ©e. Spinette. - Aidez-vous, Madame; songez, par exemple, Ă ce que c'est qu'une toilette. Blaise. - Attendez. Une toilette? n'est-ce pas une table qui est si bian dressĂ©e, avec tant de brimborions, oĂÂč il y a des flambiaux, de petits bahuts d'argent et une couvarture sur un miroir? Spinette. - C'est cela mĂÂȘme. Blaise. - Oh! la dame de cheux nous avait la pareille. Spinette. - Vous souvenez-vous, ma chĂšre maĂtresse, de cette quantitĂ© d'outils pour votre visage qui Ă©tait sur la vĂÂŽtre? Blaise. - Des outils pour son visage! Est-ce que sa mĂšre ne li avait pas baillĂ© un visage tout fait? Spinette. - Bon! est-ce que le visage d'une coquette est jamais fini? Tous les jours on y travaille il faut concerter les mines, ajuster les oeillades. N'est-il pas vrai qu'Ă votre miroir, un jour, un regard doux vous a coĂ»tĂ© plus de trois heures Ă attraper? Encore n'en attrapĂÂątes-vous que la moitiĂ© de ce que vous en vouliez; car, quoique ce fĂ»t un regard doux, il s'agissait aussi d'y mĂÂȘler quelque chose de fier il fallait qu'un quart de fiertĂ© y tempĂ©rĂÂąt trois quarts de douceur; cela n'est pas aisĂ©. TantĂÂŽt le fier prenait trop sur le doux tantĂÂŽt le doux Ă©touffait le fier. On n'a pas la balance Ă la main; je vous voyais faire, et je ne vous regardais que trop. N'allais-je pas rĂ©pĂ©ter toutes vos contorsions? Il fallait me voir avec mes yeux chercher des doses de feu, de langueur, d'Ă©tourderie et de noblesse dans mes regards. J'en possĂ©dais plus d'un mille qui Ă©taient autant de coups de pistolet, moi qui n'avais Ă©tudiĂ© que sous vous. Vous en aviez un qui Ă©tait vif et mourant, qui a pensĂ© me faire perdre l'esprit il faut qu'il m'ait coĂ»tĂ© plus de six mois de ma vie, sans compter un torticolis que je me donnai pour le suivre. La Comtesse, soupirant. - Ah! Blaise. - Queu tas de balivarnes! VelĂ une tarrible condition que d'ĂÂȘtre les yeux d'une coquette! Spinette. - Et notre ajustement! et l'architecture de notre tĂÂȘte, surtout en France oĂÂč Madame a demeurĂ©! et le choix des rubans! Mettrai-je celui-lĂ ? non, il me rend le visage dur. Essayons de celui-ci; je crois qu'il me rembrunit. Voyons le jaune, il me pĂÂąlit; le blanc, il m'affadit le teint. Que mettra-t-on donc? Les couleurs sont si bornĂ©es, toutes variĂ©es qu'elles sont! La coquetterie reste dans la disette; elle n'a pas seulement son nĂ©cessaire avec elle. Cependant on essaye, on ĂÂŽte, on remet, on change, on se fĂÂąche; les bras tombent de fatigue, il n'y a plus que la vanitĂ© qui les soutient. Enfin on achĂšve voilĂ cette tĂÂȘte en Ă©tat voilĂ les yeux armĂ©s. L'Ă©tourdi Ă qui tant de grĂÂąces sont destinĂ©es arrivera tantĂÂŽt. Est-ce qu'on l'aime? non. Mais toutes les femmes tirent dessus, et toutes le manquent. Ah! le beau coup, si on pouvait l'attraper! Blaise. - Mais de cette maniĂšre-lĂ , vous autres femmes dans le monde qui tirez sur les gens, je comprends qu'ou ĂÂȘtes comme des fusils. Spinette. - A peu prĂšs, mon pauvre Blaise. La Comtesse. - Ah ciel! Blaise. - Elle se lamente. C'est la raison qui bataille avec la folie. Spinette. - Ne vous troublez point, Madame; c'est un coeur tout Ă vous qui vous parle. Malheureusement je n'ai point de mĂ©moire, et je ne me ressouviens pas de la moitiĂ© de vos folies. Orgueil sur le chapitre de la naissance Qui sont-ils ces gens-lĂ ? de quelle maison? et cette petite bourgeoise qui fait comparaison avec moi? Et puis cette bontĂ© superbe avec laquelle on salue des infĂ©rieurs; cet air altier avec lequel on prend sa place; cette Ă©valuation de ce que l'on est et de ce que les autres ne sont pas. Reconduira-t-on celle-ci? Ne fera-t-on que saluer celle-lĂ ? Sans compter cette rancune contre tous les jolis visages que l'on va dĂ©truisant d'un ton nonchalant et distrait. Combien en avez-vous trouvĂ© de boursouflĂ©s, parce qu'ils Ă©taient gras? Vous n'accordiez que la peau sur les os Ă celui qui Ă©tait maigre. Il y avait un nez sur celui-ci qui l'empĂÂȘchait d'ĂÂȘtre spirituel. Des yeux Ă©taient-ils fiers? ils devenaient hagards. Etaient-ils doux? les voilĂ bĂÂȘtes. Etaient-ils vifs? les voilĂ fous. A vingt-cinq ans, on approchait de sa quarantaine. Une petite femme avait-elle des grĂÂąces? ah! la bamboche! Etait-elle grande et bien faite? ah! la gĂ©ante! elle aurait pu se montrer Ă la foire. Ajoutez Ă cela cette finesse avec laquelle on prend le parti d'une femme sur des mĂ©disances que l'on augmente en les combattant, qu'on ne fait semblant d'arrĂÂȘter que pour les faire courir, et qu'on dĂ©veloppe si bien, qu'on ne saurait plus les dĂ©truire. La Comtesse. - ArrĂÂȘte, Spinette, arrĂÂȘte, je te prie. Blaise. - ParguĂ©! velĂ une histoire bian rĂ©criative et bian pitoyable en mĂÂȘme temps. Queu bouffon que ce grand monde! Queu drĂÂŽle de parfide! Faudrait, morguĂ©! le montrer sur le Pont-Neuf, comme la curiositĂ©. Je voudrais bien retenir ce pot-pourri-lĂ . Toutes sortes d'acabits de rubans, du vart, du gris, du jaune, qui n'ont pas d'amiquiĂ© pour une face; une coquetterie qui n'a pas de quoi vivre avec des couleurs; des bras qui s'impatientont; et pis de la vanitĂ© qui leur dit Courage! et pis du doux dans un regard, qui se dĂ©trempe avec du fiar; et pis une balance pour peser cette marchandise qu'est-ce que c'est que tout ça? Spinette. - Achevez, maĂtre Blaise; cela vaut mieux que tout ce que j'ai dit. Blaise. - ParguĂ©! je veux bian. Tenez, un tiers d'oeillade avec un autre quart; un visage qu'il faut remonter comme un horloge; un Ă©tourdi qui viant voir ce visage; des femmes qui vont Ă la chasse aprĂšs cet Ă©tourdi, pour tirer dessus; et pis de la poudre et du plomb dans l'oeil; des naissances qui demandont la maison des gens; des bourgeoises de comparaison saugrenue des faces joufflues qui ont de la boursouflure, avec du gras; un arpent de taille qu'on baille Ă celle-ci pour un quarquier qu'on ĂÂŽte Ă celle-lĂ ; de l'esprit qui ne saurait compatir avec un nez, et de la mĂ©disance de bon coeur. Y en a-t-il encore? Car je veux tout avoir, pour lui montrer quand alle sera guarie; ça la fera rire. Spinette. - Madame, assurĂ©ment ce portrait-lĂ a de quoi rappeler la raison. La Comtesse, confuse. - Spinette, il me dessille les yeux; il faut se rendre j'ai vĂ©cu comme une folle. Soutiens-moi; je ne sais ce que je deviens. Blaise. - Ah! Spinette, m'amie, velĂ qui est fait, la marionnette est partie; velĂ le pus biau jet qui se fera jamais. Spinette. - Ah! ma chĂšre maĂtresse, que je suis contente! La Comtesse. - Que je t'ai d'obligation, Blaise; et Ă toi aussi, Spinette! Blaise. - MorguĂ©; que j'ons de joie! pus de petitesse; je l'ons tuĂ©e toute roide. La Comtesse. - Ah! mes enfants, ce qu'il y a de plus doux pour moi dans tout cela, c'est le jugement sain et raisonnable que je porte actuellement des choses. Que la raison est dĂ©licieuse! Spinette. - Je vous l'avais promis, et si vous m'en croyez, nous resterons ici. Il ne faut plus nous exposer; les rechutes, chez nous autres femmes, sont bien plus faciles que chez les hommes. Blaise. - Comment, une femme? alle est toujours Ă moitiĂ© tombĂ©e. Une femme marche toujours sur la glace. La Comtesse. - Ne craignez rien; j'ai retrouvĂ© la raison ici; je n'en sortirai jamais. Que pourrais-je avoir qui la valĂ»t? Blaise. - Rian que des guenilles. PremiĂšrement, il y a ici le fils du Gouvarneur, qui est un garçon bian tornĂ©. La Comtesse. - TrĂšs aimable, et je l'ai remarquĂ©. Spinette. - Il ne vous sera pas difficile d'en ĂÂȘtre aimĂ©e. Blaise. - Tenez, il viant ici avec sa soeur. ScĂšne VII La Comtesse, Spinette, Blaise, ParmenĂšs, Floris Floris. - Que vois-je? Ah! mon frĂšre, la jolie personne! Blaise. - C'est pourtant cette bamboche de tantĂÂŽt. Spinette. - C'est ma maĂtresse, cette petite femelle que Monsieur avait retenue. ParmenĂšs. - Quoi! vous, Madame? La Comtesse. - Oui, Seigneur, c'est moi-mĂÂȘme, sur qui la raison a repris son empire. Floris. - Et mon petit mĂÂąle? Blaise. - On travaille Ă li faire sa taille Ă ceti-lĂ le Gascon est aprĂšs, Ă ce qu'il nous a dit. . Floris, Ă la Comtesse. - Je voudrais bien qu'il eĂ»t le mĂÂȘme bonheur. Et vous, Madame, l'Ă©tat oĂÂč vous Ă©tiez nous cachait une charmante figure. Je vous demande votre amitiĂ©. La Comtesse. - J'allais vous demander la vĂÂŽtre, Madame, avec un asile Ă©ternel en ce pays-ci. Floris. - Vous ne pouvez, ma chĂšre amie, nous faire un plus grand plaisir; et si la modestie permettait Ă mon frĂšre de s'expliquer lĂ -dessus, je crois qu'il en marquerait autant de joie que moi. ParmenĂšs. - Doucement, ma soeur. La Comtesse. - Non, Prince, votre joie peut paraĂtre; elle ne risquera point de dĂ©plaire. Blaise. - Eh! morguĂ©, Ă propos, ce n'est pas comme ça qu'il faut rĂ©pondre; c'est Ă li Ă tenir sa morgue, et non pas Ă vous. C'est les hommes qui font les pimbĂÂȘches, ici, et non pas les femmes. Amenez voute amour, il varra ce qu'il en fera. La Comtesse. - Comment? je ne l'entends pas. Spinette. - Madame, c'est que cela a changĂ© de main. Dans notre pays on nous assiĂšge; c'est nous qui assiĂ©geons ici parce que la place en est mieux dĂ©fendue. Blaise. - L'homme ici, c'est le garde-fou de la femme. La Comtesse. - La pratique de cet usage-lĂ m'est bien neuve; mais j'y ai pensĂ© plus d'une fois en ma vie, quand j'ai vu les hommes se vanter des faiblesses des femmes. Floris. - Ainsi, ma chĂšre amie, si vous aimiez mon frĂšre, ne faites point de façon de lui en parler. Spinette. - Oui, oui, cela est extrĂÂȘmement juste. La Comtesse. - Cela m'embarrasse un peu. Spinette. - Prenez garde, j'ai pensĂ© retomber avec ces petites façons-lĂ . La Comtesse. - Comme vous voudrez. Floris. - Mon frĂšre, Madame est instruite de nos usages, et elle a un secret Ă vous confier. Souvenez-vous qu'elle est Ă©trangĂšre, et qu'elle mĂ©rite plus d'Ă©gards qu'une autre. Pour moi, qui ne veux savoir les secrets de personne, je vous laisse. Blaise. - Je sis discret itou, moi. Spinette. - Et moi aussi, et je sors. Blaise. - Allons voir si voute petit mĂÂąle de tantĂÂŽt est bian avancĂ©. Floris, Ă la Comtesse. - Je le souhaite beaucoup. Adieu, chĂšre belle-soeur. ScĂšne VIII La Comtesse, ParmenĂšs ParmenĂšs. - Je suis charmĂ©, Madame, des noms caressants que ma soeur vous donne, et de l'amitiĂ© qui commence si bien entre vous deux. La Comtesse. - Je n'ai rien vu de si aimable qu'elle, et... toute sa famille lui ressemble. ParmenĂšs. - Nous vous sommes obligĂ©s de ce sentiment; mais vous avez, dit-on, un secret Ă me confier. La Comtesse soupire. - Hem! oui. ParmenĂšs. - De quoi s'agit-il, Madame? Serait-ce quelque service que je pourrais vous rendre? Il n'y a personne ici qui ne s'empresse Ă vous ĂÂȘtre utile. La Comtesse. - Vous avez bien de la bontĂ©. ParmenĂšs. - Parlez hardiment, Madame. La Comtesse. - Les lois de mon pays sont bien diffĂ©rentes des vĂÂŽtres. ParmenĂšs. - Sans doute que les nĂÂŽtres vous paraissent prĂ©fĂ©rables? La Comtesse. - Je suis pĂ©nĂ©trĂ©e de leur sagesse; mais... ParmenĂšs. - Quoi! Madame? achevez. La Comtesse. - J'Ă©tais accoutumĂ©e aux miennes, et l'on perd difficilement de mauvaises habitudes. ParmenĂšs. - DĂšs que la raison les condamne, on ne saurait y renoncer trop tĂÂŽt. La Comtesse. - Cela est vrai, et personne ne m'engagerait plus vite Ă y renoncer que vous. ParmenĂšs. - Voyons, puis-je vous y aider? Je me prĂÂȘte autant que je puis Ă cette difficultĂ© qui vous reste encore. La Comtesse. - Vous la nommez bien; elle est vraiment difficultĂ©. Mais, Prince, ne pensez-vous rien, vous-mĂÂȘme? ParmenĂšs. - Nous autres hommes, ici, nous ne disons point ce que nous pensons. La Comtesse. - Faites pourtant rĂ©flexion que je suis Ă©trangĂšre, comme on vous l'a dit. Il y a des choses sur lesquelles je puis n'ĂÂȘtre pas encore bien affermie. ParmenĂšs. - Eh! quelles sont-elles? Donnez-m'en seulement l'idĂ©e; aidez-moi Ă savoir ce que c'est. La Comtesse. - Si j'avais de l'inclination pour quelqu'un, par exemple? ParmenĂšs. - Eh bien! cela n'est pas dĂ©fendu l'amour est un sentiment naturel et nĂ©cessaire; il n'y a que les vivacitĂ©s qu'il en faut rĂ©gler. La Comtesse. - Mais cette inclination, on m'a dit qu'il faudrait que je l'avouasse Ă celui pour qui je l'aurais. ParmenĂšs. - Nous ne vivons pas autrement ici; continuez, Madame. Avez-vous du penchant pour quelqu'un? La Comtesse. - Oui, Prince. ParmenĂšs. - Il y a toute apparence qu'on n'y sera pas insensible. La Comtesse. - Me le promettez-vous? ParmenĂšs. - On ne saurait rĂ©pondre que de soi. La Comtesse. - Je le sais bien. ParmenĂšs. - Et j'ignore pour qui votre penchant se dĂ©clare. La Comtesse. - Vous voyez bien que ce n'est pas pour un autre. Ah! ParmenĂšs. - Cessez de rougir, Madame; vous m'aimez et je vous aime. Que la franchise de mon aveu dissipe la peine que vous a fait le vĂÂŽtre. La Comtesse. - Vous ĂÂȘtes aussi gĂ©nĂ©reux qu'aimable. ParmenĂšs. - Et vous, aussi aimĂ©e que vous ĂÂȘtes digne de l'ĂÂȘtre. Je vous rĂ©ponds d'avance du plaisir que vous ferez Ă mon pĂšre quand vous lui dĂ©clarerez vos sentiments. Rien ne lui sera plus prĂ©cieux que l'Ă©tat oĂÂč vous ĂÂȘtes, et que la durĂ©e de cet Ă©tat par votre sĂ©jour ici. Je n'ai plus qu'un mot Ă vous dire, Madame. Vous et les vĂÂŽtres, vous m'appelez Prince, et je me suis fait expliquer ce que ce mot-lĂ signifie; ne vous en servez plus. Nous ne connaissons point ce titre-lĂ ici; mon nom est ParmenĂšs, et l'on ne m'en donne point d'autre. On a bien de la peine Ă dĂ©truire l'orgueil en le combattant. Que deviendrait-il, si on le flattait? Il serait la source de tous les maux. Surtout que le ciel en prĂ©serve ceux qui sont Ă©tablis pour commander, eux qui doivent avoir plus de vertus que les autres, parce qu'il n'y a point de justice contre leurs dĂ©fauts. ScĂšne IX ParmenĂšs, La Comtesse, Fontignac Fontignac. - Ah! Madame, je vous rĂ©connais; mes yeux rĂ©trouvent cĂ© qu'il y avait dĂ© plus charmant dans lĂ© monde! VoilĂ la prĂ©miĂ©rĂ© fois dĂ© ma vie quĂ© j'ai vu la beautĂ© et la raison ensemble. Permettez, Seigneur, quĂ© j'emmĂšne Madame; l'esprit dĂ© son frĂšre fait lĂ© mutin, il rĂ©gimbe; sa folie est tĂ©nace, et j'ai bĂ©soin dĂ© troupes auxiliaires. ParmenĂšs. - Allez, Madame, n'Ă©pargnez rien pour le tirer d'affaire. Fontignac. - Il y aura dĂ© la vĂ©sogne aprĂšs lui; car c'est une cervelle dĂ© courtisan. Acte III ScĂšne premiĂšre La Comtesse, Floris, Le Courtisan, Fontignac, Spinette, Blaise La Comtesse, au Courtisan. - Oui, mon frĂšre, rendez-vous aux exemples qui vous frappent; vous nous voyez tous rĂ©tablis dans l'Ă©tat oĂÂč nous Ă©tions; cela ne doit-il pas vous persuader? Moi qui vous parle, voyez ce que je suis aujourd'hui; reconnaissez-vous votre soeur Ă l'aveu franc qu'elle a fait de ses folies? M'auriez-vous cru capable de ce courage-lĂ ? Pouvez-vous vous empĂÂȘcher de l'estimer, et ne me l'enviez-vous pas vous-mĂÂȘme? Blaise. - Eh! morguĂ©, il n'y a qu'Ă ouvrir les yeux pour nous admirer, sans compter que velĂ Mademoiselle qui est la propre fille du Gouverneur et qui n'attend que la revenue de votre parsonne pour vous entretenir de vos beaux yeux ce qui vous sera bian agriable Ă entendre. Floris. - Oui, donnez-moi la joie de vous voir comme je m'imagine que vous serez. Sortez de cet Ă©tat indigne de vous, oĂÂč vous ĂÂȘtes comme enseveli. Fontignac. - Si vous savez le plaisir qui vous attend dans le plus profond de vous-mĂÂȘme! Blaise. - VelĂ noute mĂ©decin de guari; il en embrasse tout le monde; il est si joyeux, qu'il a pensĂ© Ă©touffer un passant. Quand est-ce donc que vous nous Ă©toufferez itou? Il n'y a pus que vous d'ostinĂ©, avec ce faiseur de vars, qui est rechutĂ©, et ce petit glorieux de phisolophe, qui est trop sot pour s'amender, et qui raisonne comme une cruche. La Comtesse. - Allons, mon frĂšre, n'hĂ©sitez plus, je vous en conjure. Spinette. - Il en faut venir lĂ , Monsieur. Il n'y a pas moyen de faire autrement. Le Courtisan. - Quelle situation! Blaise. - Que faire à ça? Quand je songe que voute soeur a bian pu endurer l'avanie que je li avons faite; la velĂ pour le dire. Demandez-li si je l'avons marchandĂ©e, et tout ce qu'alle a supportĂ© dans son pauvre esprit, et les bĂÂȘtises dont je l'avons blĂÂąmĂ©e; demandez-li le houspillage. Floris. - Eh bien! nous en croirez-vous? Le Courtisan. - Ah! Madame, quel Ă©vĂ©nement! je vous demande en grĂÂące de vouloir bien me laisser un moment avec Fontignac. La Comtesse. - Oui, mon frĂšre, nous allons vous quitter; mais, au nom de notre amitiĂ©, ne rĂ©sistez plus. Fontignac, Ă Blaise, Ă part. - Blaise, nĂ© vous Ă©loignez pas, pour mĂ© prĂÂȘter main-forte si j'en ai bĂ©soin. Blaise. - Non, je rĂÂŽderons Ă l'entour d'ici. ScĂšne II Le Courtisan, Fontignac Le Courtisan. - Je t'avoue, Fontignac, que je me sens Ă©branlĂ©. Fontignac. - JĂ© lĂ© crois la raison et vous, dans lĂ© fond, vous n'ĂÂȘtes vrouillĂ©s quĂ© faute dĂ© vous entendre. Le Courtisan. - Est-il vrai que ma soeur est convenue de toutes les folies dont elle parle? Fontignac. - L'histoirĂ© rapporte qu'elle en a fait l'aveu d'une maniĂšre exemplaire, en vĂ©ritĂ©. Le Courtisan. - Elle qui Ă©tait si glorieuse, comment a-t-elle souffert cette confusion-lĂ ? Fontignac. - On dit en effet quĂ© son ĂÂąme d'abord Ă©tait en travail. Grand nombre d'exclamations OĂÂč en suis-je? On rougissait. Il est venu des larmes, un peu dĂ© dĂ©couragĂ©ment, dĂ© pĂ©tites colĂšres brochant sur le tout. La vanitĂ© dĂ©fendait le logis; mais enfin la raison l'a serrĂ©e dĂ© si prĂšs, qu'elle l'a, comme on dit, jetĂ©e par les fenĂÂȘtres, et jĂ© rĂ©garde dĂ©jĂ la vĂÂŽtre commĂ© sautĂ©e. Le Courtisan. - Mais dis-moi de quoi tu veux que je convienne; car voilĂ mon embarras. Fontignac. - JĂ© vous fais excuse; vous ĂÂȘtes fourni; votre emvarras nĂ© peut vĂ©nir quĂ© dĂ© l'avondancĂ© du sujet. Le Courtisan. - Moi, je ne me connais point de ces faiblesses, de ces extravagances dont on peut rougir; je ne m'en connais point. Fontignac. - Eh bien! jĂ© vous mettrai en pays dĂ© connaissance! Le Courtisan. - Vous plaisantez, sans doute, Fontignac? Fontignac. - Moi, plaisanter dans lĂ© ministĂšre quĂ© j'exerce, quand il s'agit dĂ© guĂ©rir un avugle! Vous n'y pensez pas. Le Courtisan. - OĂÂč est-il donc cet aveugle? Fontignac. - Monsieur, avrĂ©geons; la vie est courte; parlons d'affaire. Le Courtisan. - Ah! tu m'inquiĂštes. Que vas-tu me dire? Je n'aime pas les critiques. Fontignac. - JĂ© vous prends sur lĂ© fait. ActuellĂ©ment vous prĂ©ludez par une petitesse. Il en est dĂ© vous commĂ© dĂ© ces vases trop pleins; on nĂ© peut les rĂ©muer qu'ils nĂ© rĂ©pandent. Le Courtisan. - Voudriez-vous bien me dire quelle est cette faiblesse par laquelle je prĂ©lude? Fontignac. - C'est la peur quĂ© vous avez quĂ© jĂ© nĂ© vous Ă©pluche. N'avez-vous jamais vu d'enfant entre les bras dĂ© sa nourrice? Connaissez-vous lĂ© hochet dont elle agite les grelots pour rĂ©jouir lĂ© poupon avecquĂ© la chansonnette? QuĂ© vous ressemvlez bien Ă cĂ© poupon, vous autres grands seignurs! RĂ©gardez ceux qui vous approchent, ils ont tous lĂ© hochet Ă la main; il faut quĂ© lĂ© grĂ©lot joue, et quĂ© sa chansonnette marchĂ©. Vous mĂ© rĂ©gardez? QuĂ© pensez-vous? Le Courtisan. - Que vous oubliez entiĂšrement Ă qui vous parlez. Fontignac. - Eh! cadĂ©dis, quittez la bavette; il est bien temps quĂ© vous soyez sĂ©vrĂ©. Le Courtisan. - VoilĂ un faquin que je ne reconnais pas. OĂÂč est donc le respect que tu me dois? Fontignac. - LĂ© respect quĂ© vous dĂ©mandez, voyez-vous, c'est lĂ© sĂ©couement du grĂ©lot; mais j'ai perdu lĂ© hochet. Le Courtisan. - MisĂ©rable! Fontignac. - Plus dĂ© quartier, sandis. Quand un homme a lĂ© bras disloquĂ©, nĂ© faut-il pas lĂ© rĂ©mettre? CĂ©la s'en va-t-il sans doulur? et nĂ© va-t-on pas son train? CĂ© n'est pas le bras Ă vous, c'est la tĂÂȘte qu'il faut vous rĂ©mettre! tĂÂȘte dĂ© coutisan, cadĂ©dis, quĂ© jĂ© vous garantis aussi disloquĂ©e Ă sa façon, qu'aucun bras lĂ© peut ĂÂȘtre. Vous criĂ©rez Mais jĂ© vous aime, et jĂ© vous avertis quĂ© jĂ© suis sourd. Le Courtisan. - Si j'en croyais ma colĂšre... Fontignac. - Eh! cadĂ©dis, qu'en feriez-vous? LĂ© moucheron Ă prĂ©sent vous combattrait Ă force Ă©gale. Le Courtisan. - Retirez-vous, insolent que vous ĂÂȘtes, retirez-vous. Fontignac. - Pour lĂ© moins entamons lĂ© sujet. Le Courtisan. - Laissez-moi, vous dis-je; mon plus grand malheur est de vous voir ici. ScĂšne III Le Courtisan, Fontignac, Blaise Blaise. - Queu tintamarre est-ce que j'entends lĂ ? En dirait d'un papillon qui bourdonne. Qu'avez-vous donc qui vous fĂÂąche? Le Courtisan. - C'est ce coquin que tu vois qui vient de me dire tout ce qu'il y a de plus injurieux au monde. Fontignac et Blaise se font des mines d'intelligence. Blaise. - Qui, li? Fontignac. - HĂ©las! maĂtrĂ© Blaise, vous savez lĂ© dessein quĂ© j'avais. Monsieur a cru quĂ© jĂ© l'avais piquĂ©, quand jĂ© nĂ© faisais encore qu'approcher ma lancettĂ© pour lui tirer lĂ© mauvais sang que vous lui connaissez. Blaise. - C'est qu'ou ĂÂȘtes un maladroit; il a bian fait de retirer le bras. Le Courtisan. - La vue de cet impudent-lĂ m'indigne. Blaise. - JarniguĂ©! et moi itou. Il li appartient bian de fĂÂącher un mignard comme ça, Ă cause qu'il n'est qu'un petit bout d'homme. Eh bian, qu'est-ce? Moyennant la raison, il devianra grand. Le Courtisan. - Eh! je t'assure que ce n'est pas la raison qui me manque. Blaise. - Eh! morguĂ©, quand alle vous manquerait, j'en avons pour tous deux, moi; ne vous embarrassez pas. Le Courtisan. - Quoi qu'il en soit, je te suis obligĂ© de vouloir bien prendre mon parti. Blaise. - Tenez, il m'est obligĂ©, ce dit-il. Y a-t-il rian de si honnĂÂȘte? Il n'est dĂ©jĂ pus si glorieux comme dans ce vaissiau oĂÂč il ne me regardait pas. MorguĂ©, ça me va au coeur allons, qu'en se mette Ă genoux tout Ă l'heure pour li demander pardon, et qu'an se baisse bian bas pour ĂÂȘtre Ă son niviau. Le Courtisan. - Qu'il ne m'approche pas. Blaise, Ă Fontignac. - Mais, malheureux; que li avez-vous donc dit, pour le rendre si rancunier? Fontignac. - Il nĂ© m'a pas donnĂ© lĂ© temps, vous dis-je. Quand vous ĂÂȘtes vĂ©nu, jĂ© nĂ© faisais que peloter; jĂ© lĂ© prĂ©parais. Blaise, au Courtisan. - Faut que j'accomode ça moi-mĂÂȘme; mais comme je ne savons pas voute vie, je le requiens tant seulement pour m'en bailler la copie. Vous le voulez bian? Je manierons ça tout doucettement, Ă celle fin que ça ne vous apporte guĂšre de confusion. Allons, Monsieur de Fontignac, s'il y a des bĂÂȘtises dans son histoire, qu'en les raconte bian honnĂÂȘtement. OĂÂč en Ă©tiez-vous? Le Courtisan. - Je ne saurais souffrir qu'il parle davantage. Blaise. - Je ne prĂ©tends pas qu'il vous parle Ă vous, car il n'en est pas daigne; ce sera Ă moi qu'il parlera Ă l'Ă©cart. Fontignac. - J'allais tomber sur les emprunts dĂ© Monsieur. Le Courtisan. - Et que t'importent mes emprunts, dis? Blaise, au Courtisan. - Ne faites donc semblant de rian. A Fontignac. Vous rapportez des emprunts qu'est-ce que ça fait, pourvu qu'on rende? Fontignac. - Sans doute; mais il Ă©tait trop gĂ©nĂ©reux pour payer ses dettes. Blaise. - Tenez, cet Ă©tourdi qui reproche aux gens d'ĂÂȘtre gĂ©nĂ©reux! Au Courtisan. Stapendant je n'entends pas bian cet acabit de gĂ©nĂ©rositĂ©-lĂ ; alle a la phisolomie un peu friponne. Le Courtisan. - Je ne sais ce qu'il veut dire. Fontignac. - JĂ© m'expliquĂ© c'est quĂ© Monsieur avait lĂ© coeur grand. Blaise. - Le coeur grand! Est-ce que tout y tenait? le bian de son prochain et le sian? Fontignac. - Tout juste. Les grandes ĂÂąmes donnent tout, et nĂ© restituent rien, et la noblessĂ© dĂ© la sienne Ă©touffait sa justice. Blaise, au Courtisan. - Eh! j'aimerais mieux que ce fĂ»t la justice qui eĂ»t Ă©touffĂ© la noblesse. Fontignac. - D'autant plus quĂ© cettĂ© noblesse est cause quĂ© l'on rafle la tavlĂ© dĂ© ses crĂ©anciers pour entrĂ©tĂ©nir la magnifience dĂ© la sienne. Blaise, au Courtisan. - Qu'est-ce que c'est que cette avaleuse de magnificence? ça ressemble Ă un brochet dans un Ă©tang. Vous n'avez pas Ă©tĂ© si mĂ©chamment goulu que ça, peut-ĂÂȘtre? Le Courtisan, triste. - J'ai fait tout ce que j'ai pu pour Ă©viter cet inconvĂ©nient-lĂ . Blaise. - Hum! vous varrez qu'ou aurez grugĂ© queuque poisson. Fontignac. - LĂ -bas si vous l'aviez vu caresser tout lĂ© monde, et verbiager des compliments, promettrĂ© tout et nĂ© tĂ©nir rien! Le Courtisan. - J'entends tout ce qu'il dit. Blaise. - C'est qu'il parle trop haut. Il me chuchote qu'ou Ă©tiez un donneur de galbanum; mais il ne sait pas qu'ou l'entendez. Fontignac. - QuĂ© ditĂ©s-vous dĂ© ces gens qui n'ont quĂ© des mensonges sur lĂ© visage? Blaise, au Courtisan. - MorguĂ©! je vous en prie, ne portez plus comme ça des bourdes sur la face. Fontignac. - Des gens dont les yeux ont pris l'arrangement dĂ© dire Ă tout lĂ© monde JĂ© vous aime?... Blaise, au Courtisan. - Ca est-il vrai que vos yeux ont arrangĂ© de vendre du noir? Fontignac. - Des gens enfin qui, tout en emvrassant lĂ© suvalterne, nĂ© lĂ© voient seulement pas. CĂ© sont des caresses machinales, des bras Ă ressort qui d'eux-mĂÂȘmes viennent Ă vous sans savoir cĂ© qu'ils font. Blaise, au Courtisan. - Ahi! ça me fĂÂąche. Il dit quĂ© vos bras ont un ressort avec lequeul ils embrassont les gens sans le faire exprĂšs. Cassez-moi ce ressort-lĂ ; en dirait d'un torne-broche quand il est montĂ©. Fontignac. - CĂ© sont des paroles qui leur tombent dĂ© la bouche; des ritournelles, dont cependant l'infĂ©rieur va sĂ© vantant, et qui lui donnent lĂ© plaisir d'en devenir plus sot qu'Ă l'ordinaire. Blaise. - VelĂ de sottes gens que ces sots-lĂ ! Qu'en dites-vous? A-t-il raison? Le Courtisan. - Que veux-tu que je lui rĂ©ponde, dĂšs qu'il a perdu tout respect pour un homme de ma condition? Blaise. - MorguĂ©, Monsieur de Fontignac, ne badinez pas sur la condition. Fontignac. - JĂ© nĂ© parle quĂ© dĂ© l'homme, et non pas du rang. Blaise. - Ah! ça est honnĂÂȘte, et vous devez ĂÂȘtre content de la diffarance; car velĂ , par exemple, un animal chargĂ© de vivres et bian! les vivres sont bons, je serais bian fĂÂąchĂ© d'en mĂ©dire; mais de ceti-lĂ qui les porte, il n'y a pas de mal Ă dire que c'est un animal, n'est-ce pas? Fontignac. - Si Monsieur lĂ© permettait, jĂ© finirais par lĂ© rĂ©cit dĂ© son amitiĂ© pour ses Ă©gaux. Blaise, au Courtisan. - De l'amiquiĂ©? oui-da, baillez-li cette libartĂ©-lĂ , ça vous ravigotera. Fontignac. - Un jour vous vous trouviez avec un dĂ© ces Messieurs. JĂ© vous entendais vous entrĂ©friponner tous deux. Rien dĂ© plus affĂ©tueux quĂ© vos tĂ©moignages d'affĂ©tion rĂ©ciproque. JĂ© tĂÂąchai dĂ© rĂ©tĂ©nir vos paroles, et j'en traduisis un pĂ©tit lamveau. Sandis! lui disiez-vous, jĂ© n'estime Ă la cour personne autant quĂ© vous; jĂ© m'en fais fort, jĂ© lĂ© dis partout, vous devez lĂ© savoir; cadĂ©dis, j'aime l'honnur, et vous en avez. De ces discours en voici la traduction Maudit concurrent dĂ© ma fortune, jĂ© tĂ© connais, tu nĂ© vaux rien; tu mĂ© perdrais si tu pouvais mĂ© perdre, et tu penses quĂ© j'en ferais dĂ© mĂÂȘme. Tu n'as pas tort; mais nĂ© lĂ© crois pas, s'il est possible. LaissĂ©-toi duper Ă mes expressions. JĂ© mĂ© travaille pour en trouver qui tĂ© persuadent, et jĂ© mĂ© montre persuadĂ© des tiennes. Allons, tĂÂąche dĂ© mĂ© croire imvĂ©cile, afin dĂ© lĂ© dĂ©venir Ă ton tour; donnĂ©-moi ta main, quĂ© la mienne la serre. Ah! sandis, quĂ© jĂ© t'aime! RĂ©garde mon visage et toutĂ© la tendressĂ© dont jĂ© lĂ© frelate. Pense quĂ© jĂ© t'affĂ©tionne, afin dĂ© nĂ© mĂ© plus craindre. DĂ© grĂÂące, maudit fourbe, un peu dĂ© crĂ©dulitĂ© pour ma mascarade. Permets quĂ© jĂ© t'endorme, afin quĂ© jĂ© t'en Ă©gorge plus Ă mon aise. Blaise. - Tout ça ne voulait donc dire qu'un coup de coutiau? Ou avez donc le coeur bien traĂtreux, vous autres! Le Courtisan. - Aujourd'hui il dit du mal de moi; autrefois il faisait mon Ă©loge. Fontignac. - Ah! lĂ© fourbe quĂ© j'Ă©tais! Monsieur, jĂ© les ai pleurĂ© ces Ă©loges, jĂ© les ai pleurĂ©, lĂ© coquin vous louait, et nĂ© vous en estimait pas davantagĂ©. Blaise. - ĂâĄa est vrai, il m'a dit qu'il vous attrapait comme un innocent. Fontignac. - JĂ© vous berçais, vous dis-jĂ©. JĂ© vous voyais affamĂ© dĂ© dupĂ©ries, vous en dĂ©mandiez Ă tout le monde donnez-m'en. JĂ© vous en donnais, jĂ© vous en gonflais, j'Ă©tais Ă mĂÂȘme la fiction mĂ© fournissait mes matiĂšres; c'Ă©tait lĂ© moyen dĂ© n'en pas manquer. Le Courtisan. - Ah! que viens-je d'entendre? Fontignac, Ă Blaise. - Cet emvarras qui lĂ© prend serait-il l'avant-coureur de la sagesse? Blaise. - Faut savoir ça. Au Courtisan. Voulez-vous Ă cette heure qu'il vous demande pardon? Etes-vous assez robuste pour ça? Le Courtisan. - Non, il n'est plus nĂ©cessaire. Je ne le trouve plus coupable Blaise. - Tout de bon? A Fontignac. Chut! ne dites mot; regardez aller sa taille, alle court la poste. Ahi! encore un chiquet; courage! Que ces courtisans ont de peine Ă s'amender! Bon! le velĂ Ă point velĂ le niviau. Il le mesure avec lui. Le Courtisan, qui a rĂÂȘvĂ©, leur tend la main Ă tous deux. - Fontignac, et toi, mon ami Blaise, je vous remercie tous deux. Blaise. - Oh! oh! vous vous amendiez donc en tapinois? MorguĂ©! vous revenez de loin! Fontignac. - Sandis; j'en suis tout extasiĂ©; il faut quĂ© jĂ© vous quitte, pour en porter la nouvelle Ă la fille du Gouvernur. Blaise, Ă Fontignac. - C'est bian dit, courez toujours. Au Courtisan. Alle vous aimera comme une folle. ScĂšne IV Le Courtisan, Blaise, Blectrue, Le PoĂšte, Le Philosophe Blectrue. - ArrĂÂȘte! arrĂÂȘte! Le Courtisan se saisit du Philosophe et Blaise du PoĂšte. Blaise. - D'oĂÂč viant donc ce tapage-lĂ ? Blectrue. - C'est une chose qui mĂ©rite une vĂ©ritable compassion. Il faut que les dieux soient bien ennemis de ces deux petites crĂ©atures-lĂ ; car ils ne veulent rien faire pour elles. Le Courtisan, au Philosophe. - Quoi! vous, Monsieur le philosophe, vous, plus incapable que nous de devenir raisonnable, pendant qu'un homme de cour, peut-ĂÂȘtre de tous les hommes le plus frappĂ© d'illusion et de folie, retrouve la raison? Un philosophe plus Ă©garĂ© qu'un courtisan! Qu'est-ce que c'est donc qu'une science oĂÂč l'on puise plus de corruption que dans le commerce du plus grand monde? Le Philosophe. - Monsieur, je sais le cas qu'un courtisan en peut faire mais il ne s'agit pas de cela. Il s'agit de cet impertinent-lĂ qui a l'audace de faire des vers oĂÂč il me satirise. Blectrue. - Si vous appelez cela des vers, il en a fait contre nous tous en forme de requĂÂȘte, qu'il adressait au Gouverneur, en lui demandant sa libertĂ©; et j'y Ă©tais moi-mĂÂȘme accommodĂ© on ne peut pas mieux. Blaise. - MisĂ©rable petit faiseur de varmine! C'est un var qui en fait d'autres mais morguĂ©! que vous avais-je fait pour nous mettre dans une requĂÂȘte qui nous blĂÂąme? Le PoĂšte. - Moi, je ne vous veux pas de mal. Le Courtisan. - Pourquoi donc nous en faites-vous? Le PoĂšte. - Point du tout; ce sont des idĂ©es qui viennent et qui sont plaisantes; il faut que cela sorte; cela se fait tout seul. Je n'ai fait que les Ă©crire, et cela aurait diverti le Gouverneur, un peu Ă vos dĂ©pens, Ă la vĂ©ritĂ©; mais c'est ce qui en fait tout le sel; et Ă cause que j'ai mis quelque Ă©pithĂšte un peu maligne contre le Philosophe, cela l'a mis en colĂšre. Voulez-vous que je vous en dise quelques morceaux? Ils sont heureux. Le Philosophe. - PoĂšte insolent! Le PoĂšte, se dĂ©battant entre les mains du Courtisan. - Il faut que mon Ă©pigramme soit bonne, car il est bien piquĂ©. Le Courtisan. - Faire des vers en cet Ă©tat-lĂ ! cela n'est pas concevable. Blaise. - Faut que ce soit un acabit d'esprit enragĂ©. Le Courtisan. - Ils se battront, si on les lĂÂąche. Blectrue. - Vraiment je suis arrivĂ© comme ils se battaient; j'ai voulu les prendre, et ils se sont enfui mais je vais les sĂ©parer et les remettre entre les mains de quelqu'un qui les gardera pour toujours. Tout ce qu'on peut faire d'eux, c'est de les nourrir, puisque ce sont des hommes, car il n'est pas permis de les Ă©touffer. Donnez-moi-les, que je les confie Ă un autre. Le Philosophe. - Qu'est-ce que cela signifie? Nous enfermer? je ne le veux point. Blaise. - Tenez, ne velĂ -t-il pas un homme bian peignĂ© pour dire je veux! Le Philosophe. - Ah! tu parles, toi, manant. Comment t'es-tu guĂ©ri? Blaise. - En devenant sage. Aux autres. Laissez-nous un peu dire. Le Philosophe. - Et qu'est-ce que c'est que cette sagesse? Blaise. - C'est de n'ĂÂȘtre pas fou. Le Philosophe. - Mais je ne suis pas fou, moi; et je ne guĂ©ris pourtant pas. Le PoĂšte. - Ni ne guĂ©riras. Blaise, au poĂšte. - Taisez-vous, petit sarpent. Au Philosophe. Vous dites que vous n'ĂÂȘtes pas fou, pauvre rĂÂȘveux qu'en savez-vous si vous ne l'ĂÂȘtes pas? Quand un homme est fou, en sait-il queuque chose? Blectrue. - Fort bien. Le Philosophe. - Fort mal; car ce manant est donc fou aussi. Blaise. - Eh! pourquoi ça? Le Philosophe. - C'est que tu ne crois pas l'ĂÂȘtre. Blaise. - Eh bian! morguĂ©, me velĂ pris; il a si bian ravaudĂ© ça que je n'y connais pus rian; j'ons peur qu'il ne me gĂÂąte. Le Courtisan. - Crois-moi, ne te joue point Ă lui. Ces gens-lĂ sont dangereux. Blaise. - C'est pis que la peste. Emmenez ce marchand de çarvelle, et fourrez-moi ça aux Petites-Maisons ou bian aux Incurables. Le Philosophe. - Comment, on me fera violence? Blectrue. - Allons, suivez-moi tous deux. Le PoĂšte. - Un poĂšte aux Petites-Maisons! Blaise. - Eh! parguĂ©, c'est vous mener cheux vous. Blectrue. - Plus de raisonnement, il faut qu'on vienne. Blaise. - ĂâĄa fait compassion. Au Courtisan, Ă part. Tenez-vous grave, car j'aparçois la damoiselle d'ici qui vous contemple. Souvenez-vous de voute gloire, et aimez-la bian fiarement. ScĂšne V Floris, le Courtisan, Blaise Floris. - Enfin, le ciel a donc exaucĂ© nos voeux. Le Courtisan. - Vous le voyez, Madame. Blaise. - Ah! c'Ă©tait biau Ă voir! Floris. - Que vous ĂÂȘtes aimable de cette façon-lĂ ! Le Courtisan. - Je suis raisonnable, et ce bien-lĂ est sans prix; mais, aprĂšs cela, rien ne me flatte tant, dans mon aventure, que le plaisir de pouvoir vous offrir mon coeur. Blaise. - Ah! nous y velĂ avec son coeur qui va bailler... Apprenez-li un peu son devoir de criautĂ©. Le Courtisan. - De quoi ris-tu donc? Blaise. - De rian, de rian; vous en aurez avis. Dites, Madame; je m'arrĂÂȘte ici pour voir comment ça fera. Floris. - Vous m'offrez votre coeur, et c'est Ă moi Ă vous offrir le mien. Le Courtisan. - Je me rappelle en effet d'avoir entendu parler ma soeur dans ce sens-lĂ . Mais en vĂ©ritĂ©, Madame, j'aurais bien honte de suivre vos lois lĂ -dessus quand elles ont Ă©tĂ© faites, vous n'y Ă©tiez pas; si on vous avait vue, on les aurait changĂ©es. Blaise. - Tarare! on en aurait vu mille comme elle, que ça n'aurait rian fait. Guarissez de cette autre infirmitĂ©-lĂ . Floris. - Je vous conjure, par toute la tendresse que je sens pour vous, de ne me plus tenir ce langage-lĂ . Blaise. - ĂâĄa nous ravale trop je sommes ici la force, et velĂ la faiblesse. Floris. - Souvenez-vous que vous ĂÂȘtes un homme, et qu'il n'y aurait rien de si indĂ©cent qu'un abandon si subit Ă vos mouvements. Votre coeur ne doit point se donner; c'est bien assez qu'il se laisse surprendre. Je vous instruis contre moi; je vous apprends Ă me rĂ©sister, mais en mĂÂȘme temps Ă mĂ©riter ma tendresse et mon estime. MĂ©nagez-moi donc l'honneur de vous vaincre; que votre amour soit le prix du mien, et non pas un pur don de votre faiblesse n'avilissez point votre coeur par l'impatience qu'il aurait de se rendre; et pour vous achever l'idĂ©e de ce que vous devez ĂÂȘtre, n'oubliez pas qu'en nous aimant tous deux, vous devenez, s'il est possible, encore plus comptable de ma vertu que je ne la suis moi-mĂÂȘme. Blaise. - ParguĂ©! vĂ©lĂ des lois qui connaissont bian la femme, car ils ne s'y fiont guĂšre. Le Courtisan. - Il faut donc se rendre Ă ce qui vous plaĂt, Madame? Floris. - Oui, si vous voulez que je vous aime. Le Courtisan, avec transport. - Si je le veux, Madame? mon bonheur... Floris. - ArrĂÂȘtez, de grĂÂące, je sens que je vous mĂ©priserais. Blaise. - Tout bellement; tenez voute amour Ă deux mains vous allez comme une brouette. Floris. - Vous me forcerez Ă vous quitter. Le Courtisan. - J'en serais bien fĂÂąchĂ©. Blaise. - Que ne dites-vous que vous en serez bien aise? Le Courtisan. - Je ne saurais parler comme cela. Floris. - Vous ne sauriez donc vous vaincre? Adieu, je vous quitte; mon penchant ne serait plus raisonnable. Blaise. - Ne vĂ©lĂ -t-il pas encore une taille qui va dĂ©gringoler? Le Courtisan, Ă Floris qui s'en va. - Madame, Ă©coutez-moi quoique vous vous en alliez, vous voyez bien que je ne vous arrĂÂȘte point; et assurĂ©ment vous devez, ce me semble, ĂÂȘtre contente de mon indiffĂ©rence. Quand mĂÂȘme vous vous en iriez tout Ă fait, j'aurais le courage de ne vous point rappeler. Floris. - Cette indiffĂ©rence-lĂ ne me rebute point; mais je ne veux point la fatiguer Ă prĂ©sent, et je me retire. ScĂšne VI Le Courtisan, Blaise Le Courtisan, soupirant. - Ah! Blaise. - Ne bougez pas; consarvez voute dignitĂ© humaine; aussi bian, je vous tians par le pourpoint. Le Courtisan. - Mais, mon cher Blaise, elle est pourtant partie. Blaise. - Qu'alle soit; alle a d'aussi bonnes jambes pour revenir que pour s'en aller. Le Courtisan. - Si tu savais combien je l'aime! Blaise. - Ah! je vous parmets de me conter ça Ă moi, et il n'y a pas de mal Ă l'aimer en cachette; ça est honnĂÂȘte; et mĂÂȘmement ils disont ici que pus en aime sans le dire, et pus ça est biau; car en souffre biaucoup, et c'est cette souffrance-lĂ qui est daigne de nous, disont-ils. Cheux nous les femmes de bian ne font pas autre chose. N'avons-je pas une maĂtresse itou, moi? une jolie fille, qui me poursuit avec des civilitĂ©s et de petits mots qui sont si friands? Mais, morguĂ©, je me tians coi. Je vous la rabroue, faut voir! Alle n'aura la consolation de me gagner que tantĂÂŽt. MorguĂ©! tenez, je l'aparçois qui viant Ă moi. Je vas tout Ă cette heure vous enseigner un bon exemple. Je sis pourtant affollĂ© d'elle. Stapendant, regardez-moi mener ça. Voyez la suffisance de mon comportement. Boutez-vous lĂ , sans mot dire. ScĂšne VII Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire Fontignac, au Courtisan. - Permettez, Monsieur, quĂ© jĂ© parle Ă Blaise, et lui prĂ©sente une rĂ©quĂÂȘte dont voici lĂ© sujet. En montrant l'insulaire. Blaise. - Ah! ah! Monsieur de Fontignac, ou ĂÂȘtes un fin marle, vous voulez me prendre sans vart. Eh bian! le sujet de voute requĂÂȘte, Ă quoi prĂ©tend-il! Fontignac. - D'abord Ă votre coeur, ensuite Ă votre main. L'Insulaire. - VoilĂ ce que c'est. Blaise. - C'est coucher bien gros tout d'une fois. VoilĂ bian des affaires. Traite-t-on du coeur d'un homme comme de ceti-lĂ d'une femme? faut bian d'autres çarimonies. Fontignac. - JĂ© mĂ© suis pourtant fait fort dĂ© votrĂ© consentement. L'Insulaire. - J'ai comptĂ© sur l'amitiĂ© que vous avez pour Fontignac. Blaise. - Oui; mais voute compte n'est pas le mian j'avons une autre arusmĂ©tique. Fontignac. - NĂ© vous en dĂ©fendez point. Il est temps quĂ© votre modestie cĂšde la victoire. JĂ© sais qu'ellĂ© vous plaĂt, cettĂ© tendre et charmante fille. Blaise. - Eh! mais, en vĂ©ritĂ©, taisez-vous donc, vous n'y songez pas. Il me viant des rougeurs que je ne sais oĂÂč les mettre. L'Insulaire. - Mon dessein n'est pas de vous faire de la peine et s'il est vrai que vous ne puissiez avoir du retour... Blaise. - Je ne dis pas ça. Fontignac. - AchĂ©vons donc. QuĂ© tant dĂ© mĂ©rite vous touche! Blaise, au Courtisan. - En avez-vous assez vu? Ca commence Ă me rendre las. Je vais signer la requĂÂȘte. Le Courtisan. - Finis. Fontignac. - L'ami Blaise, j'entends quĂ© Monsieur vous encourage. Blaise, Ă l'Insulaire. - MorguĂ©! il n'y a donc pus de rĂ©pit; ou ĂÂȘtes bian pressĂ©e, ma mie? L'Insulaire. - N'est-ce pas assez disputer? Blaise. - Eh bian! ce coeur, pisque vous le voulez tant, ou avez bian fait de le prendrĂ©, car, jarnicoton! je ne vous l'aurais pas baillĂ©. L'Insulaire. - Me voilĂ contente. Blaise, voyant Floris. - Tant mieux. Mais ne causons pus; velĂ une autre amoureuse qui viant. Au Courtisan. PrĂ©parez-li une bonne moue, et regardĂ©z-moi-la par-dessus les Ă©paules. ScĂšne VIII Le Courtisan, Blaise, Fontignac, L'Insulaire, Floris Floris. - Je reviens. Je n'Ă©tais sortie que pour vous Ă©prouver, et vous n'avez que trop bien soutenu cette Ă©preuve. Votre indiffĂ©rence mĂÂȘme commence Ă m'alarmer. Le Courtisan la regarde sans rien dire. Blaise, Ă Floris. - Vous n'ĂÂȘtes pas encore si malade. Floris. - Faites-moi la grĂÂące de me rĂ©pondre. Le Courtisan. - J'aurais peur de finir vos alarmes, que je ne hais point. Blaise. - Ca est bon; ça tire honnĂÂȘtement Ă sa fin. Floris. - Mes alarmes que vous ne haĂÂŻssez point? Expliquez-vous plus clairement. Le Courtisan la regarde sans rĂ©pondre. Blaise. - MorguĂ©! velĂ des yeux bian clairs! Floris. - Ils me disent que vous m'aimez. Blaise. - C'est qu'ils disent ce qu'ils savent. Fontignac. - CĂ© sont des Ă©chos. Floris. - Les en avouez-vous? Le Courtisan. - Vous le voyez bien. Blaise. - Ca est donc bĂÂąclĂ©? Floris. - Oui, cela est fait en voilĂ assez; et je me charge du reste auprĂšs de mon pĂšre. Fontignac. - Vous n'irez pas lĂ© chercher, car il entre. ScĂšne IX Le Gouverneur, ParmenĂšs, Floris, L'Insulaire, Le Courtisan, La Comtesse, Fontignac, Spinette, Le Paysan La Comtesse. - Oui, Seigneur, mettez le comble Ă vos bienfaits je vous ai mille obligations; joignez-y encore la grĂÂące de m'accorder votre fils. Le Gouverneur. - Vous lui faites honneur, et je suis charmĂ© que vous l'aimiez. La Comtesse. - Tendrement. Blaise. - En rirait bian dans noute pays de voir ça. Le Gouverneur. - Mais c'est pourtant Ă vous Ă dĂ©cider, mon fils; aimez-vous Madame? ParmenĂšs, honteusement. - Oui, mon pĂšre. Floris. - J'ai besoin de la mĂÂȘme grĂÂące, mon pĂšre, et je vous demande AlvarĂšs. Le Gouverneur. - Je consens Ă tout. En montrant Spinette. Et cette jolie fille? Blaise. - Je vas faire son compte. A Fontignac. Vous m'avez tantĂÂŽt prĂ©sentĂ© une requĂÂȘte, Fontignac; je vous la rends toute brandie pour noute amie Spinette. Que dites-vous à ça? Fontignac. - JĂ© rougis sous lĂ© chapeau. Blaise. - ĂâĄa veut dire tope. OĂÂč est donc le notaire pour tous ces mariages, et pour Ă©crire le contrat? Le Gouverneur. - Nous n'en avons point d'autre ici que la prĂ©sence de ceux devant qui on se marie. Quand on a de la raison, toutes les conventions sont faites. Puissent les dieux vous combler de leurs faveurs! Quelqu'uns de vos camarades languissent encore dans leur malheur; je vous exhorte Ă ne rien oublier pour les en tirer. L'usage le plus digne qu'on puisse faire de son bonheur, c'est de s'en servir Ă l'avantage des autres. Que des fĂÂȘtes Ă prĂ©sent annoncent la joie que nous avons de vous voir devenus raisonnables. Divertissement M. Legrand chante. Livrez-vous, jeunes coeurs, au dieu de la tendresse; Vous pouvez, sans faiblesse, Former d'amoureux sentiments. La Raison, dont les lois sont prudentes et sages, Ne vous dĂ©fend pas d'ĂÂȘtre amants, Mais d'ĂÂȘtre amants volages. I. Menuet dansĂ© par Mlles Jouvenot, La Motte et Labatte. Mlle Legrand chante. Quel plaisir de voir l'Amour, Dans cet heureux sĂ©jour, A la Raison faire sa cour! Que ses armes Ont pour nous de charmes! Tous nos dĂ©sirs, Tous nos soupirs Sont des plaisirs. II. Menuet dansĂ© par Mlles Jouvenot, La Motte et Legrand. Mlle Labatte chante. Jamais aucun regret ne vient troubler nos coeurs, Dans cette Ăle charmante, D'une flamme innocente Nous y ressentons les ardeurs, Et la Raison gouverne les faveurs Que l'Amour nous prĂ©sente. Vaudeville I. Couplet par M. Dufresne. Toi qui fais l'important, Ta superbe apparence, Tes grands airs, ta dĂ©pense, SĂ©duisent un peuple ignorant; Tu lui parais un colosse, un gĂ©ant. Ici, ta grandeur cesse; On voit ta petitesse, Ton nĂ©ant, ta bassesse; Tu n'es enfin, chez la Raison, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. II. Couplet par M. Du Mirail. Philosophe arrogant, Qui te moques sans cesse De l'humaine faiblesse, Tu t'applaudis d'en ĂÂȘtre exempt Dans l'univers tu te crois un gĂ©ant. Par la moindre disgrĂÂące, Ton courage se passe, Ta fermetĂ© se lasse. Tu n'es plus, avec ta raison, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. III. Couplet par Mlle Jouvenot. Mortel indiffĂ©rent, Qui sans cesse dĂ©clames Contre les douces flammes Que fait sentir le tendre enfant, AuprĂšs de lui tu te crois un gĂ©ant. Qu'un bel oeil se prĂ©sente, Sa douceur sĂ©duisante Rend ta force impuissante. Tu n'es plus, contre Cupidon, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. IV. Couplet par Mlle Legrand. Qu'un nain soit opulent, MalgrĂ© son air grotesque Et sa taille burlesque, GrĂÂące Ă Plutus, il paraĂt grand L'or et l'argent de lui font un gĂ©ant, Mais sans leur assistance, La plus belle prestance Perd son crĂ©dit en France; Et l'on n'est, quand Plutus dit non, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. V. Couplet par Mlle Quinault. Que tu semblais ardent, Mari, quand tu pris femme! De l'excĂšs de ta flamme Tu lui parlais Ă chaque instant Avant l'hymen, tu te croyais gĂ©ant. Six mois de mariage De ce hardi langage T'ont fait perdre l'usage. Tu n'es plus, pauvre fanfaron, Qu'un petit garçon, Qu'un embryon, Qu'un myrmidon. VI. Couplet par M. Quinault. Il n'y a pas longtemps Que j'avais la barlue. Ma foi, j'Ă©tais bian grue! Chez vous, Messieurs les courtisans, Je croyais voir les plus grands des gĂ©ants. Aujourd'hui la leunette Que la raison me prĂÂȘte Rend ma visiĂšre nette. Je vois dans toutes vos façons, Des petits garçons, Des embryons, Des myrmidons. VII. Couplet par Mlle Quinault, au parterre. Partisans du bon sens, Vous, dont l'heureux gĂ©nie Fut formĂ© par Thalie, Nous en croirons vos jugements. Chez vous, des nains ne sont point des gĂ©ants. Si notre comĂ©die Par vous est applaudie, Nous craindrons peu l'envie, Vous contraindrez, par vos leçons, Les petits garçons, Les embryons, Les myrmidons. La Seconde surprise de l'amour Adresse ComĂ©die en trois actes, en prose ReprĂ©sentĂ©e pour la premiĂšre fois par les comĂ©diens français le 31 dĂ©cembre 1727 A son Altesse sĂ©rĂ©nissime Madame la Duchesse du Maine Madame, Je ne m'attendais pas que mes ouvrages dussent jamais me procurer l'honneur infini d'en dĂ©dier un Ă Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime. Rien de tout ce que j'Ă©tais capable de faire ne m'aurait paru digne de cette fortune-lĂ . Quelle proportion, aurais-je dit, de mes faibles talents et de ceux qu'il faudrait pour amuser la dĂ©licatesse d'esprit de cette Princesse! Je pense encore de mĂÂȘme; et cependant, aujourd'hui, vous me permettez de vous faire un hommage de la Surprise de l'amour. On a mĂÂȘme vu Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime s'y plaire, et en applaudir les reprĂ©sentations. Je ne saurais me refuser de le dire aux lecteurs, et je puis effectivement en tirer vanitĂ©; mais elle doit ĂÂȘtre modeste, et voici pourquoi les esprits aussi supĂ©rieurs que le vĂÂŽtre, Madame, n'exigent pas dans un ouvrage toute l'excellence qu'ils y pourraient souhaiter; puis indulgents que les demi-esprits, ce n'est pas au poids de tout leur goĂ»t qu'ils le pĂšsent pour l'estimer. Ils composent, pour ainsi dire, avec un auteur; ils observent avec finesse ce qu'il est capable de faire, eu Ă©gard Ă ses forces; et s'il le fait, ils sont contents, parce qu'il a Ă©tĂ© aussi loin qu'il pouvait aller; et voilĂ positivement le cas oĂÂč se trouve la Surprise de l'amour. Madame, Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime a jugĂ© qu'elle avait Ă peu prĂšs le degrĂ© de bontĂ© que je pouvais lui donner, et cela vous a suffi pour l'approuver, car autrement comment m'auriez-vous fait grĂÂące? Ne sait-on pas dans le monde toute l'Ă©tendue de vos lumiĂšres? Combien d'habiles auteurs ne doivent-ils pas la beautĂ© de leurs ouvrages Ă la sĂ»retĂ© de votre critique! La finesse de votre goĂ»t n'a pas moins servi les lettres que votre protection a encouragĂ© ceux qui les ont cultivĂ©es; et ce que je dis lĂ , Madame, ce n'est ni l'auguste naissance de Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime, ni le rang qu'Elle tient qui me le dicte, c'est le public qui me l'apprend, et le public ne surfait point. Pour moi, il ne me reste lĂ -dessus qu'une rĂ©flexion Ă faire; c'est qu'il est bien doux, quand on dĂ©die un livre Ă une Princesse, et qu'on aime la vĂ©ritĂ©, de trouver en Elle autant de qualitĂ©s rĂ©elles que la flatterie oserait en feindre. Je suis, avec un trĂšs profond respect, Madame, de Votre Altesse SĂ©rĂ©nissime, le trĂšs humble et trĂšs obĂ©issant serviteur, DE MARIVAUX. Acteurs La Marquise, veuve. Le Chevalier. Le Comte. Lisette, suivante de la Marquise. Lubin, valet du Chevalier. Monsieur Hortensius, pĂ©dant. Acte premier ScĂšne premiĂšre La Marquise, Lisette La Marquise entre tristement sur la scĂšne; Lisette la suit sans qu'elle le sache. La Marquise, s'arrĂÂȘtant et soupirant. - Ah! Lisette, derriĂšre elle. - Ah! La Marquise. - Qu'est-ce que j'entends lĂ ? Ah! c'est vous? Lisette. - Oui, Madame. La Marquise. - De quoi soupirez-vous? Lisette. - Moi? de rien vous soupirez, je prends cela pour une parole, et je vous rĂ©ponds de mĂÂȘme. La Marquise. - Fort bien; mais qui est-ce qui vous a dit de me suivre? Lisette. - Qui me l'a dit, Madame? Vous m'appelez, je viens; vous marchez, je vous suis j'attends le reste. La Marquise. - Je vous ai appelĂ©e, moi? Lisette. - Oui, Madame. La Marquise. - Allez, vous rĂÂȘvez; retournez-vous-en, je n'ai pas besoin de vous. Lisette. - Retournez-vous-en! les personnes affligĂ©es ne doivent point rester seules, Madame. La Marquise. - Ce sont mes affaires; laissez-moi. Lisette. - Cela ne fait qu'augmenter leur tristesse. La Marquise. - Ma tristesse me plaĂt. Lisette. - Et c'est Ă ceux qui vous aiment Ă vous secourir dans cet Ă©tat-lĂ ; je ne veux pas vous laisser mourir de chagrin. La Marquise. - Ah! voyons donc oĂÂč cela ira. Lisette. - Pardi! il faut bien se servir de sa raison dans la vie, et ne pas quereller les gens qui sont attachĂ©s Ă nous. La Marquise. - Il est vrai que votre zĂšle est fort bien entendu; pour m'empĂÂȘcher d'ĂÂȘtre triste, il me met en colĂšre. Lisette. - Eh bien, cela distrait toujours un peu il vaut mieux quereller que soupirer. La Marquise. - Eh! laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie. Lisette. - Vous devez, dites-vous? Oh! vous ne payerez jamais cette dette-lĂ ; vous ĂÂȘtes trop jeune, elle ne saurait ĂÂȘtre sĂ©rieuse. La Marquise. - Eh! ce que je dis lĂ n'est que trop vrai il n'y a plus de consolation pour moi, il n'y en a plus; aprĂšs deux ans de l'amour le plus tendre, Ă©pouser ce que l'on aime; ce qu'il y avait de plus aimable au monde, l'Ă©pouser, et le perdre un mois aprĂšs! Lisette. - Un mois! c'est toujours autant de pris. Je connais une dame qui n'a gardĂ© son mari que deux jours; c'est cela qui est piquant. La Marquise. - J'ai tout perdu, vous dis-je. Lisette. - Tout perdu! Vous me faites trembler est-ce que tous les hommes sont morts? La Marquise. - Eh! que m'importe qu'il reste des hommes? Lisette. - Ah! Madame, que dites-vous lĂ ? Que le ciel les conserve! ne mĂ©prisons jamais nos ressources. La Marquise. - Mes ressources! A moi, qui ne veux plus m'occuper que de ma douleur! moi, qui ne vis presque plus que par un effort de raison! Lisette. - Comment donc par un effort de raison? VoilĂ une pensĂ©e qui n'est pas de ce monde; mais vous ĂÂȘtes bien fraĂche pour une personne qui se fatigue tant. La Marquise. - Je vous prie, Lisette, point de plaisanterie; vous me divertissez quelquefois, mais je ne suis pas Ă prĂ©sent en situation de vous Ă©couter. Lisette. - Ah çà , Madame, sĂ©rieusement, je vous trouve le meilleur visage du monde; voyez ce que c'est quand vous aimiez la vie, peut-ĂÂȘtre que vous n'Ă©tiez pas si belle; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie; cela vous rĂ©ussit on ne peut pas mieux. La Marquise. - Que vous ĂÂȘtes folle! je n'ai pas fermĂ© l'oeil de la nuit. Lisette. - N'auriez-vous pas dormi en rĂÂȘvant que vous ne dormiez point? car vous avez le teint bien reposĂ©; mais vous ĂÂȘtes un peu trop nĂ©gligĂ©e, et je suis d'avis de vous arranger un peu la tĂÂȘte. La Brie, qu'on apporte ici la toilette de Madame. La Marquise. - Qu'est-ce que tu vas faire? Je n'en veux point. Lisette. - Vous n'en voulez point! vous refusez le miroir, un miroir, Madame! Savez-vous bien que vous me faites peur? Cela serait sĂ©rieux, pour le coup, et nous allons voir cela il ne sera pas dit que vous serez charmante impunĂ©ment; il faut que vous le voyiez, et que cela vous console, et qu'il vous plaise de vivre. On apporte la toilette. Elle prend un siĂšge. Allons, Madame, mettez-vous lĂ , que je vous ajuste tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir. La Marquise. - Oh! tu m'ennuies qu'ai-je besoin d'ĂÂȘtre mieux que je ne suis? Je ne veux voir personne. Lisette. - De grĂÂące, un petit coup d'oeil sur la glace, un seul petit coup d'oeil; quand vous ne le donneriez que de cĂÂŽtĂ©, tĂÂątez-en seulement. La Marquise. - Si tu voulais bien me laisser en repos. Lisette. - Quoi! votre amour-propre ne dit plus mot, et vous n'ĂÂȘtes pas Ă l'extrĂ©mitĂ©! cela n'est pas naturel, et vous trichez. Faut-il vous parler franchement? je vous disais que vous Ă©tiez plus belle qu'Ă l'ordinaire; mais la vĂ©ritĂ© est que vous ĂÂȘtes trĂšs changĂ©e, et je voulais vous attendrir un peu pour un visage que vous abandonnez bien durement. La Marquise. - Il est vrai que je suis dans un terrible Ă©tat. Lisette. - Il n'y a donc qu'Ă emporter la toilette? La Brie, remettez cela oĂÂč vous l'avez pris. La Marquise. - Je ne me pique plus ni d'agrĂ©ment ni de beautĂ©. Lisette. - Madame, la toilette s'en va, je vous en avertis. La Marquise. - Mais, Lisette, je suis donc bien Ă©pouvantable? Lisette. - ExtrĂÂȘmement changĂ©e. La Marquise. - Voyons donc, car il faut bien que je me dĂ©barrasse de toi. Lisette. - Ah! je respire, vous voilĂ sauvĂ©e allons, courage, Madame. On rapporte le miroir. La Marquise. - Donne le miroir; tu as raison, je suis bien abattue. Lisette, lui donnant le miroir. - Ne serait-ce pas un meurtre que de laisser dĂ©pĂ©rir ce teint-lĂ , qui n'est que lys et que rose quand on en a soin? Rangez-moi ces cheveux qui sont Ă©pars, et qui vous cachent les yeux ah! les fripons, comme ils ont encore l'oeillade assassine; ils m'auraient dĂ©jĂ brĂ»lĂ©, si j'Ă©tais de leur compĂ©tence; ils ne demandent qu'Ă faire du mal. La Marquise, rendant le miroir. - Tu rĂÂȘves; on ne peut pas les avoir plus battus. Lisette. - Oui, battus. Ce sont de bons hypocrites que l'ennemi vienne, il verra beau jeu. Mais voici, je pense, un domestique de Monsieur le Chevalier. C'est ce valet de campagne si naĂÂŻf, qui vous a tant diverti il y a quelques jours. La Marquise. - Que me veut son maĂtre? je ne vois personne. Lisette. - Il faut bien l'Ă©couter. ScĂšne II Lubin, La Marquise, Lisette Lubin. - Madame, pardonnez l'embarras... Lisette. - AbrĂšge, abrĂšge, il t'appartient bien d'embarrasser Madame! Lubin. - Il vous appartient bien de m'interrompre, ma mie; est-ce qu'il ne m'est pas libre d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte? La Marquise. - Finis, de quoi s'agit-il? Lubin. - Il s'agit, Madame, que Monsieur le Chevalier m'a dit... ce que votre femme de chambre m'a fait oublier. Lisette. - Quel original! Lubin. - Cela est vrai; mais quand la colĂšre me prend, ordinairement la mĂ©moire me quitte. La Marquise. - Retourne donc savoir ce que tu me veux. Lubin. - Oh! ce n'est pas la peine, Madame, et je m'en ressouviens Ă cette heure; c'est que nous arrivĂÂąmes hier tous deux Ă Paris, Monsieur le Chevalier et moi, et que nous en partons demain pour n'y revenir jamais, ce qui fait que Monsieur le Chevalier vous mande; que vous ayez Ă trouver bon qu'il ne vous voie point cette aprĂšs-dĂnĂ©e, et qu'il ne vous assure point de ses respects, sinon ce matin, si cela ne vous dĂ©plaisait pas, pour vous dire adieu, Ă cause de l'incommoditĂ© de ses embarras. Lisette. - Tout ce galimatias-lĂ signifie que Monsieur le Chevalier souhaiterait vous voir Ă prĂ©sent. La Marquise. - Sais-tu ce qu'il a Ă me dire? Car je suis dans l'affliction. Lubin, d'un ton triste, et Ă la fin pleurant. - Il a Ă vous dire que vous ayez la bontĂ© de l'entretenir un quart d'heure; pour ce qui est d'affliction, ne vous embarrassez pas, Madame, il ne nuira pas Ă la vĂÂŽtre; au contraire, car il est encore plus triste que vous, et moi aussi; nous faisons compassion Ă tout le monde. Lisette. - Mais, en effet, je crois qu'il pleure. Lubin. - Oh! vous ne voyez rien, je pleure bien autrement quand je suis seul; mais je me retiens par honnĂÂȘtetĂ©. Lisette. - Tais-toi. La Marquise. - Dis Ă ton maĂtre qu'il peut venir, et que je l'attends; et vous, Lisette, quand Monsieur Hortensius sera revenu, qu'il vienne sur-le-champ me montrer les livres qu'il a dĂ» m'acheter. Elle soupire en s'en allant. Ah! ScĂšne III Lisette, Lubin Lisette. - La voilĂ qui soupire, et c'est toi qui en es cause, butor que tu es; nous avons bien affaire de tes pleurs. Lubin. - Ceux qui n'en veulent pas n'ont qu'Ă les laisser; ils ont fait plaisir Ă Madame, et Monsieur le Chevalier l'accommodera bien autrement, car il soupire encore bien mieux que moi. Lisette. - Qu'il s'en garde bien dis-lui de cacher sa douleur, je ne t'arrĂÂȘte que pour cela; ma maĂtresse n'en a dĂ©jĂ que trop, et je veux tĂÂącher de l'en guĂ©rir entends-tu? Lubin. - Pardi! tu cries assez haut. Lisette. - Tu es bien brusque. Et de quoi pleurez-vous donc tous deux, peut-on le savoir? Lubin. - Ma foi, de rien moi, je pleure parce que je le veux bien, car si je voulais, je serais gaillard. Lisette. - Le plaisant garçon! Lubin. - Oui, mon maĂtre soupire parce qu'il a perdu une maĂtresse; et comme je suis le meilleur coeur du monde, moi, je me suis mis Ă faire comme lui pour l'amuser; de sorte que je vais toujours pleurant sans ĂÂȘtre fĂÂąchĂ©, seulement par compliment. Lisette rit. - Ah, ah, ah, ah! Lubin, en riant. - Eh, eh, eh! tu en ris, j'en ris quelquefois de mĂÂȘme, mais rarement, car cela me dĂ©range; j'ai pourtant perdu aussi une maĂtresse, moi; mais comme je ne la verrai plus, je l'aime toujours sans en ĂÂȘtre plus triste. Il rit. Eh, eh, eh! Lisette. - Il me divertit. Adieu; fais ta commission, et ne manque pas d'avertir Monsieur le Chevalier de ce que je t'ai dit. Lubin, riant. - Adieu, adieu. Lisette. - Comment donc! tu me lorgnes, je pense? Lubin. - Oui-da, je te lorgne. Lisette. - Tu ne pourras plus te remettre Ă pleurer. Lubin. - Gageons que si... Veux-tu voir? Lisette. - Va-t'en; ton maĂtre t'attendra. Lubin. - Je ne l'en empĂÂȘche pas. Lisette. - Je n'ai que faire d'un homme qui part demain retire-toi. Lubin. - A propos, tu as raison, et ce n'est pas la peine d'en dire davantage. Adieu donc, la fille. Lisette. - Bonjour, l'ami. ScĂšne IV Lisette, seule. Lisette. - Ce bouffon-lĂ est amusant. Mais voici Monsieur Hortensius aussi chargĂ© de livres qu'une bibliothĂšque. Que cet homme-lĂ m'ennuie avec sa doctrine ignorante! Quelle fantaisie a Madame, d'avoir pris ce personnage-lĂ chez elle, pour la conduire dans ses lectures et amuser sa douleur! Que les femmes du monde ont de travers! ScĂšne V Hortensius, Lisette Lisette. - Monsieur Hortensius, Madame m'a chargĂ©e de vous dire que vous alliez lui montrer les livres que vous avez achetĂ©s pour elle. Hortensius. - Je serai ponctuel Ă obĂ©ir, Mademoiselle Lisette; et Madame la Marquise ne pouvait charger de ses ordres personne qui me les rendĂt plus dignes de ma prompte obĂ©issance. Lisette. - Ah! le joli tour de phrase! Comment! vous me saluez de la pĂ©riode la plus galante qui se puisse, et l'on sent bien qu'elle part d'un homme qui sait sa rhĂ©torique. Hortensius. - La rhĂ©torique que je sais lĂ -dessus, Mademoiselle, ce sont vos beaux yeux qui me l'ont apprise. Lisette. - Mais ce que vous me dites lĂ est merveilleux; je ne savais pas que mes beaux yeux enseignassent la rhĂ©torique. Hortensius. - Ils ont mis mon coeur en Ă©tat de soutenir thĂšse, Mademoiselle; et pour essai de ma science, je vais, si vous l'avez pour agrĂ©able, vous donner un petit argument en forme. Lisette. - Un argument Ă moi! Je ne sais ce que c'est; je ne veux point tĂÂąter de cela adieu. Hortensius. - ArrĂÂȘtez, voyez mon petit syllogisme, je vous assure qu'il est concluant. Lisette. - Un syllogisme! Eh! que voulez-vous que je fasse de cela? Hortensius. - Ecoutez. On doit son coeur Ă ceux qui vous donnent le leur, je vous donne le mien ergo, vous me devez le vĂÂŽtre. Lisette. - Est-ce lĂ tout? Oh! je sais la rhĂ©torique aussi, moi. Tenez on ne doit son coeur qu'Ă ceux qui le prennent; assurĂ©ment vous ne prenez pas le mien ergo, vous ne l'aurez pas. Bonjour. Hortensius, l'arrĂÂȘtant. - La raison rĂ©pond... Lisette. - Oh! pour la raison, je ne m'en mĂÂȘle point, les filles de mon ĂÂąge n'ont point de commerce avec elle. Adieu, Monsieur Hortensius; que le ciel vous bĂ©nisse, vous, votre thĂšse et votre syllogisme. Hortensius. - J'avais pourtant fait de petits vers latins sur vos beautĂ©s. Lisette. - Eh mais, Monsieur Hortensius, mes beautĂ©s n'entendent que le français. Hortensius. - On peut vous les traduire. Lisette. - Achevez donc, car j'ai hĂÂąte. Hortensius. - Je crois les avoir serrĂ©s dans un livre. Lisette, pendant qu'il cherche, Lisette voit venir la Marquise et dit. - VoilĂ Madame, laissons-le chercher son papier. Elle sort. Hortensius continue en feuilletant. - Je vous y donne le nom d'HĂ©lĂšne, de la maniĂšre du monde la plus poĂ©tique, et j'ai pris la libertĂ© de m'appeler le PĂÂąris de l'aventure les voilĂ , cela est galant. ScĂšne VI La Marquise, Hortensius La Marquise. - Que voulez-vous dire, avec cette aventure oĂÂč vous vous appelez PĂÂąris? Ă qui parliez-vous? Voyons ce papier. Hortensius. - Madame, c'est un trait de l'histoire des Grecs, dont Mademoiselle Lisette me demandait l'explication. La Marquise. - Elle est bien curieuse, et vous bien complaisant oĂÂč sont les livres que vous m'avez achetĂ©s, Monsieur? Hortensius. - Je les tiens, Madame, tous bien conditionnĂ©s, et d'un prix fort raisonnable; souhaitez-vous les voir? La Marquise. - Montrez. Un laquais vient. Voici Monsieur le Chevalier, Madame. La Marquise. - Faites entrer. Et Ă Hortensius. Portez-les chez moi, nous les verrons tantĂÂŽt. ScĂšne VII La Marquise, Le Chevalier Le Chevalier. - Je vous demande pardon, Madame, d'une visite, sans doute, importune; surtout dans la situation oĂÂč je sais que vous ĂÂȘtes. La Marquise. - Ah! votre visite ne m'est point importune, je la reçois avec plaisir; puis-je vous rendre quelque service? De quoi s'agit-il? Vous me paraissez bien triste. Le Chevalier. - Vous voyez, Madame, un homme au dĂ©sespoir, et qui va se confiner dans le fond de sa province, pour y finir une vie qui lui est Ă charge. La Marquise. - Que me dites-vous lĂ ! Vous m'inquiĂ©tez; que vous est-il donc arrivĂ©? Le Chevalier. - Le plus grand de tous les malheurs, le plus sensible, le plus irrĂ©parable; j'ai perdu AngĂ©lique, et je la perds pour jamais. La Marquise. - Comment donc! Est-ce qu'elle est morte? Le Chevalier. - C'est la mĂÂȘme chose pour moi. Vous savez oĂÂč elle s'Ă©tait retirĂ©e depuis huit mois pour se soustraire au mariage oĂÂč son pĂšre voulait la contraindre; nous espĂ©rions tous deux que sa retraite flĂ©chirait le pĂšre il a continuĂ© de la persĂ©cuter; et lasse; apparemment, de ses persĂ©cutions, accoutumĂ©e Ă notre absence, dĂ©sespĂ©rant, sans doute, de me voir jamais Ă elle, elle a cĂ©dĂ©, renoncĂ© au monde, et s'est liĂ©e par des noeuds qu'elle ne peut plus rompre il y a deux mois que la chose est faite. Je la vis la veille, je lui parlai, je me dĂ©sespĂ©rai, et ma dĂ©solation, mes priĂšres, mon amour, tout m'a Ă©tĂ© inutile; j'ai Ă©tĂ© tĂ©moin de mon malheur; j'ai depuis toujours demeurĂ© dans le lieu, il a fallu m'en arracher, je n'en arrivai qu'avant-hier. Je me meurs, je voudrais mourir, et je ne sais pas comment je vis encore. La Marquise. - En vĂ©ritĂ©, il semble dans le monde que les afflictions ne soient faites que pour les honnĂÂȘtes gens. Le Chevalier. - Je devrais retenir ma douleur, Madame, vous n'ĂÂȘtes que trop affligĂ©e vous-mĂÂȘme. La Marquise. - Non, Chevalier, ne vous gĂÂȘnez point; votre douleur fait votre Ă©loge, je la regarde comme une vertu; j'aime Ă voir un coeur estimable car cela est si rare, hĂ©las! Il n'y a plus de moeurs, plus de sentiment dans le monde; moi qui vous parle, on trouve Ă©tonnant que je pleure depuis six mois; vous passerez aussi pour un homme extraordinaire, il n'y aura que moi qui vous plaindrai vĂ©ritablement, et vous ĂÂȘtes le seul qui rendra justice Ă mes pleurs; vous me ressemblez, vous ĂÂȘtes nĂ© sensible, je le vois bien. Le Chevalier. - Il est vrai, Madame, que mes chagrins ne m'empĂÂȘchent pas d'ĂÂȘtre touchĂ© des vĂÂŽtres. La Marquise. - J'en suis persuadĂ©e; mais venons au reste que me voulez-vous? Le Chevalier. - Je ne verrai plus AngĂ©lique; elle me l'a dĂ©fendu, et je veux lui obĂ©ir. La Marquise. - VoilĂ comment pense un honnĂÂȘte homme, par exemple. Le Chevalier. - Voici une lettre que je ne saurais lui faire tenir, et qu'elle ne recevrait point de ma part; vous allez incessamment Ă votre campagne, qui est voisine du lieu oĂÂč elle est, faites-moi, je vous supplie, le plaisir de la lui donner vous-mĂÂȘme; la lire est la seule grĂÂące que je lui demande; et si, Ă mon tour, Madame, je pouvais jamais vous obliger... La Marquise, l'interrompant. - Eh! qui est-ce qui en doute? DĂšs que vous ĂÂȘtes capable d'une vraie tendresse, vous ĂÂȘtes nĂ© gĂ©nĂ©reux, cela s'en va sans dire; je sais Ă prĂ©sent votre caractĂšre comme le mien; les bons coeurs se ressemblent, Chevalier mais la lettre n'est point cachetĂ©e. Le Chevalier. - Je ne sais ce que je fais dans le trouble oĂÂč je suis puisqu'elle ne l'est point, lisez-la, Madame, vous en jugerez mieux combien je suis Ă plaindre; nous causerons plus longtemps ensemble, et je sens que votre conversation me soulage. La Marquise. - Tenez, sans compliment, depuis six mois je n'ai eu de moment supportable que celui-ci; et la raison de cela, c'est qu'on aime Ă soupirer avec ceux qui vous entendent lisons la lettre. Elle lit. "J'avais dessein de vous revoir encore, AngĂ©lique; mais j'ai songĂ© que je vous dĂ©sobligerais, et je m'en abstiens aprĂšs tout, qu'aurais-je Ă©tĂ© chercher? Je ne saurais le dire; tout ce que je sais, c'est que je vous ai perdue, que je voudrais vous parler pour redoubler la douleur de ma perte, pour m'en pĂ©nĂ©trer jusqu'Ă mourir." RĂ©pĂ©tant les derniers mots, et s'interrompant. Pour m'en pĂ©nĂ©trer jusqu'Ă mourir! Mais cela est Ă©tonnant ce que vous dites lĂ , Chevalier, je l'ai pensĂ© mot pour mot dans mon affliction; peut-on se rencontrer jusque-lĂ ! En vĂ©ritĂ©, vous me donnez bien de l'estime pour vous! Achevons. Elle relit. "Mais c'est fait, et je ne vous Ă©cris que pour vous demander pardon de ce qui m'Ă©chappa contre vous Ă notre derniĂšre entrevue; vous me quittiez pour jamais, AngĂ©lique, j'Ă©tais au dĂ©sespoir; et dans ce moment-lĂ , je vous aimais trop pour vous rendre justice; mes reproches vous coĂ»tĂšrent des larmes, je ne voulais pas les voir, je voulais que vous fussiez coupable, et que vous crussiez l'ĂÂȘtre; et j'avoue que j'offenserais la vertu mĂÂȘme. Adieu, AngĂ©lique, ma tendresse ne finira qu'avec ma vie, et je renonce Ă tout engagement; j'ai voulu que vous fussiez contente de mon coeur, afin que l'estime que vous aurez pour lui excuse la tendresse dont vous m'honorĂÂątes." AprĂšs avoir lu, et rendant la lettre. Allez, Chevalier, avec cette façon de sentir lĂ , vous n'ĂÂȘtes point Ă plaindre; quelle lettre! Autrefois le Marquis m'en Ă©crivit une Ă peu prĂšs de mĂÂȘme, je croyais qu'il n'y avait que lui au monde qui en fĂ»t capable; vous Ă©tiez son ami, et je ne m'en Ă©tonne pas. Le Chevalier. - Vous savez combien son amitiĂ© m'Ă©tait chĂšre. La Marquise. - Il ne la donnait qu'Ă ceux qui la mĂ©ritaient Le Chevalier. - Que cette amitiĂ©-lĂ me serait d'un grand secours, s'il vivait encore! La Marquise, pleurant. - Sur ce pied-lĂ , nous l'avons donc perdu tous deux. Le Chevalier. - Je crois que je ne lui survivrai pas longtemps. La Marquise. - Non, Chevalier, vivez pour me donner la satisfaction de voir son ami le regretter avec moi; Ă la place de son amitiĂ©, je vous donne la mienne. Le Chevalier. - Je vous la demande de tout mon coeur, elle sera ma ressource; je prendrai la libertĂ© de vous Ă©crire, vous voudrez bien me rĂ©pondre, et c'est une espĂ©rance consolante que j'emporte en partant. La Marquise. - En vĂ©ritĂ©, Chevalier, je souhaiterais que vous restassiez; il n'y a qu'avec vous que ma douleur se verrait libre. Le Chevalier. - Si je restais, je romprais avec tout le monde, et ne voudrais voir que vous. La Marquise. - Mais effectivement, faites-vous bien de partir? Consultez-vous il me semble qu'il vous sera plus doux d'ĂÂȘtre moins Ă©loignĂ© d'AngĂ©lique. Le Chevalier. - Il est vrai que je pourrais vous en parler quelquefois. La Marquise. - Oui, je vous plaindrais, du moins, et vous me plaindriez aussi, cela rend la douleur plus supportable. Le Chevalier. - En vĂ©ritĂ©, je crois que vous avez raison. La Marquise. - Nous sommes voisins. Le Chevalier. - Nous demeurons comme dans la mĂÂȘme maison, puisque le mĂÂȘme jardin nous est commun. La Marquise. - Nous sommes affligĂ©s, nous pensons de mĂÂȘme. Le Chevalier. - L'amitiĂ© nous sera d'un grand secours. La Marquise. - Nous n'avons que cette ressource-lĂ dans les afflictions, vous en conviendrez. Aimez-vous la lecture? Le Chevalier. - Beaucoup. La Marquise. - Cela vient encore fort bien; j'ai pris depuis quinze jours un homme Ă qui j'ai donnĂ© le soin de ma bibliothĂšque; je n'ai pas la vanitĂ© de devenir savante, mais je suis bien aise de m'occuper il me lit tous les jours quelque chose, nos lectures sont sĂ©rieuses, raisonnables; il y met un ordre qui m'instruit en m'amusant voulez-vous ĂÂȘtre de la partie? Le Chevalier. - VoilĂ qui est fini, Madame; vous me dĂ©terminez; c'est un bonheur pour moi que de vous avoir vue; je me sens dĂ©jĂ plus tranquille. Allons, je ne partirai point; j'ai des livres aussi en assez grande quantitĂ©, celui qui a soin des vĂÂŽtres les mettra tout ensemble, et je vais appeler mon valet pour changer les ordres que je lui ai donnĂ©s. Que je vous ai d'obligation! peut-ĂÂȘtre que vous me sauvez la raison, mon dĂ©sespoir se calme, vous avez dans l'esprit une douceur qui m'Ă©tait nĂ©cessaire, et qui me gagne vous avez renoncĂ© Ă l'amour et moi aussi; et votre amitiĂ© me tiendra lieu de tout, si vous ĂÂȘtes sensible Ă la mienne. La Marquise. - SĂ©rieusement, je m'y crois presque obligĂ©e, pour vous dĂ©dommager de celle du Marquis allez, Chevalier, faites vite vos affaires; je vais, de mon cĂÂŽtĂ©, donner quelque ordre aussi; nous nous reverrons tantĂÂŽt. Et Ă part. En vĂ©ritĂ©, ce garçon-lĂ a un fond de probitĂ© qui me charme. ScĂšne VIII Le Chevalier, Lubin Le Chevalier, seul, un moment. - VoilĂ vraiment de ces esprits propres Ă consoler une personne affligĂ©e; que cette femme-lĂ a de mĂ©rite! je ne la connaissais pas encore quelle soliditĂ© d'esprit! quelle bontĂ© de coeur! C'est un caractĂšre Ă peu prĂšs comme celui d'AngĂ©lique, et ce sont des trĂ©sors que ces caractĂšres-lĂ ; oui, je la prĂ©fĂšre Ă tous les amis du monde. Il appelle Lubin. Lubin! il me semble que je le vois dans le jardin. ScĂšne IX Lubin, Le Chevalier Lubin rĂ©pond derriĂšre le thĂ©ĂÂątre. - Monsieur!... Et puis il arrive trĂšs triste. Que vous plaĂt-il, Monsieur? Le Chevalier. - Qu'as-tu donc, avec cet air triste? Lubin. - HĂ©las! Monsieur, quand je suis Ă rien faire, je m'attriste Ă cause de votre maĂtresse, et un peu Ă cause de la mienne; je suis fĂÂąchĂ© de ce que nous partons; si nous restions, je serais fĂÂąchĂ© de mĂÂȘme. Le Chevalier. - Nous ne partons point, ainsi ne fais rien de ce que je t'avais ordonnĂ© pour notre dĂ©part. Lubin. - Nous ne partons point! Le Chevalier. - Non, j'ai changĂ© d'avis. Lubin. - Mais, Monsieur, j'ai fait mon paquet. Le Chevalier. - Eh bien! tu n'as qu'Ă le dĂ©faire. Lubin. - J'ai dit adieu Ă tout le monde, je ne pourrai donc plus voir personne? Le Chevalier. - Eh! tais-toi; rends-moi mes lettres. Lubin. - Ce n'est pas la peine, je les porterai tantĂÂŽt. Le Chevalier. - Cela n'est plus nĂ©cessaire, puisque je reste ici. Lubin. - Je n'y comprends rien; c'est donc encore autant de perdu que ces lettres-lĂ ? Mais, Monsieur, qui est-ce qui vous empĂÂȘche de partir, est-ce Madame la Marquise? Le Chevalier. - Oui. Lubin. - Et nous ne changeons point de maison? Le Chevalier. - Et pourquoi en changer? Lubin. - Ah! me voilĂ perdu. Le Chevalier. - Comment donc? Lubin. - Vos maisons se communiquent; de l'une on entre dans l'autre; je n'ai plus ma maĂtresse; Madame la Marquise a une femme de chambre toute agrĂ©able; de chez vous j'irai chez elle; crac, me voilĂ infidĂšle tout de plain-pied, et cela m'afflige; pauvre Marton! faudra-t-il que je t'oublie? Le Chevalier. - Tu serais un bien mauvais coeur. Lubin. - Ah! pour cela, oui, cela sera bien vilain, mais cela ne manquera pas d'arriver car j'y sens dĂ©jĂ du plaisir, et cela me met au dĂ©sespoir; encore si vous aviez la bontĂ© de montrer l'exemple tenez, la voilĂ qui vient, Lisette. ScĂšne X Lisette, Le Comte, Le Chevalier, Lubin Le Comte. - J'allais chez vous, Chevalier, et j'ai su de Lisette que vous Ă©tiez ici; elle m'a dit votre affliction, et je vous assure que j'y prends beaucoup de part; il faut tĂÂącher de se dissiper. Le Chevalier. - Cela n'est pas aisĂ©, Monsieur le Comte. Lubin, faisant un sanglot. - Eh! Le Chevalier. - Tais-toi. Le Comte. - Que lui est-il donc arrivĂ© Ă ce pauvre garçon? Le Chevalier. - Il a, dit-il, du chagrin de ce que je ne pars point, comme je l'avais rĂ©solu. Lubin, riant. - Et pourtant je suis bien aise de rester, Ă cause de Lisette. Lisette. - Cela est galant mais, Monsieur le Chevalier, venons Ă ce qui nous amĂšne, Monsieur le Comte et moi. J'Ă©tais sous le berceau pendant votre conversation avec Madame la Marquise, et j'en ai entendu une partie sans le vouloir; votre voyage est rompu, ma maĂtresse vous a conseillĂ© de rester, vous ĂÂȘtes tous deux dans la tristesse, et la conformitĂ© de vos sentiments fera que vous vous verrez souvent. Je suis attachĂ©e Ă ma maĂtresse, plus que je ne saurais vous le dire, et je suis dĂ©solĂ©e de voir qu'elle ne veut pas se consoler, qu'elle soupire et pleure toujours; Ă la fin elle n'y rĂ©sistera pas n'entretenez point sa douleur, tĂÂąchez mĂÂȘme de la tirer de sa mĂ©lancolie; voilĂ Monsieur le Comte qui l'aime, vous le connaissez, il est de vos amis, Madame la Marquise n'a point de rĂ©pugnance Ă le voir; ce serait un mariage qui conviendrait, je tĂÂąche de le faire rĂ©ussir; aidez-nous de votre cĂÂŽtĂ©, Monsieur le Chevalier, rendez ce service Ă votre ami, servez ma maĂtresse elle-mĂÂȘme. Le Chevalier. - Mais, Lisette, ne me dites-vous pas que Madame la Marquise voit le Comte sans rĂ©pugnance? Le Comte. - Mais, sans rĂ©pugnance, cela veut dire qu'elle me souffre; voilĂ tout. Lisette. - Et qu'elle reçoit vos visites. Le Chevalier. - Fort bien; mais s'aperçoit-elle que vous l'aimez? Le Comte. - Je crois que oui. Lisette. - De temps en temps, de mon cĂÂŽtĂ©, je glisse de petits mots, afin qu'elle y prenne garde. Le Chevalier. - Mais, vraiment, ces petits mots-lĂ doivent faire un grand effet, et vous ĂÂȘtes entre de bonnes mains, Monsieur le Comte. Et que vous dit la Marquise? Vous rĂ©pond-elle d'une façon qui promette quelque chose? Le Comte. - Jusqu'ici, elle me traite avec beaucoup de douceur. Le Chevalier. - Avec douceur! SĂ©rieusement? Le Comte. - Il me le paraĂt. Le Chevalier, brusquement. - Mais sur ce pied-lĂ , vous n'avez donc pas besoin de moi? Le Comte. - C'est conclure d'une maniĂšre qui m'Ă©tonne. Le Chevalier. - Point du tout, je dis fort bien; on voit votre amour, on le souffre, on y fait accueil, apparemment qu'on s'y plaĂt, et je gĂÂąterais peut-ĂÂȘtre tout si je m'en mĂÂȘlais cela va tout seul. Lisette. - Je vous avoue que voilĂ un raisonnement auquel je n'entends rien. Le Comte. - J'en suis aussi surpris que vous. Le Chevalier. - Ma foi, Monsieur le Comte, je faisais tout pour le mieux; mais puisque vous le voulez, je parlerai, il en arrivera ce qu'il pourra vous le voulez, malgrĂ© mes bonnes raisons; je suis votre serviteur et votre ami. Le Comte. - Non, Monsieur, je vous suis bien obligĂ©, et vous aurez la bontĂ© de ne rien dire; j'irai mon chemin. Adieu, Lisette, ne m'oubliez pas; puisque Madame la Marquise a des affaires, je reviendrai une autre fois. ScĂšne XI Le Chevalier, Lisette, Lubin Le Chevalier. - Faites entendre raison aux gens, voilĂ ce qui en arrive; assurĂ©ment, cela est original, il me quitte aussi froidement que s'il quittait un rival. Lubin. - Eh bien, tout coup vaille, il ne faut jurer de rien dans la vie, cela dĂ©pend des fantaisies; fournissez-vous toujours, et vive les provisions! n'est-ce pas, Lisette? Lisette. - Oserais-je, Monsieur le Chevalier, vous parler Ă coeur ouvert? Le Chevalier. - Parlez. Lisette. - Mademoiselle AngĂ©lique est perdue pour vous. Le Chevalier. - Je ne le sais que trop. Lisette. - Madame la Marquise est riche, jeune et belle. Lubin. - Cela est friand. Le Chevalier. - AprĂšs? Lisette. - Eh bien, Monsieur le Chevalier, tantĂÂŽt vous l'avez vue soupirer de ses afflictions, n'auriez-vous pas trouvĂ© qu'elle a bonne grĂÂące Ă soupirer? je crois que vous m'entendez? Lubin. - Courage, Monsieur. Le Chevalier. - Expliquez-vous; qu'est-ce que cela signifie? que j'ai de l'inclination pour elle? Lisette. - Pourquoi non? je le voudrais de tout mon coeur; dans l'Ă©tat oĂÂč je vois ma maĂtresse, que m'importe par qui elle en sorte, pourvu qu'elle Ă©pouse un honnĂÂȘte homme? Lubin. - C'est ma foi bien dit, il faut ĂÂȘtre honnĂÂȘte homme pour l'Ă©pouser, il n'y a que les malhonnĂÂȘtes gens qui ne l'Ă©pouseront point. Le Chevalier, froidement. - Finissons, je vous prie, Lisette. Lisette. - Eh bien, Monsieur, sur ce pied-lĂ , que n'allez-vous vous ensevelir dans quelque solitude oĂÂč l'on ne vous voie point? Si vous saviez combien aujourd'hui votre physionomie est bonne Ă porter dans un dĂ©sert, vous aurez le plaisir de n'y trouver rien de si triste qu'elle. Tenez, Monsieur, l'ennui, la langueur, la dĂ©solation, le dĂ©sespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilĂ le noir tableau que reprĂ©sente actuellement votre visage; et je soutiens que la vue en peut rendre malade, et qu'il y a conscience Ă la promener par le monde. Ce n'est pas lĂ tout quand vous parlez aux gens, c'est du ton d'un homme qui va rendre les derniers soupirs; ce sont des paroles qui traĂnent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l'ĂÂąme, et dont je sens que la mienne est gelĂ©e; je n'en peux plus, et cela doit vous faire compassion. Je ne vous blĂÂąme pas; vous avez perdu votre maĂtresse, vous vous ĂÂȘtes vouĂ© aux langueurs, vous avez fait voeu d'en mourir; c'est fort bien fait, cela Ă©difiera le monde on parlera de vous dans l'histoire, vous serez excellent Ă ĂÂȘtre citĂ©, mais vous ne valez rien Ă ĂÂȘtre vu; ayez donc la bontĂ© de nous Ă©difier de plus loin. Le Chevalier. - Lisette, je pardonne au zĂšle que vous avez pour votre maĂtresse; mais votre discours ne me plaĂt point. Lubin. - Il est incivil. Le Chevalier. - Mon voyage est rompu; on ne change pas Ă tout moment de rĂ©solution, et je ne partirai point; Ă l'Ă©gard de Monsieur le Comte, je parlerai en sa faveur Ă votre maĂtresse; et s'il est vrai, comme je le prĂ©juge, qu'elle ait du penchant pour lui, ne vous inquiĂ©tez de rien, mes visites ne seront pas frĂ©quentes, et ma tristesse ne gĂÂątera rien ici. Lisette. - N'avez-vous que cela Ă me dire, Monsieur? Le Chevalier. - Que pourrais-je vous dire davantage? Lisette. - Adieu, Monsieur; je suis votre servante. ScĂšne XII Lubin, Le Chevalier Le Chevalier, quelque temps sĂ©rieux. - Tout ce que j'entends lĂ me rend la perte d'AngĂ©lique encore plus sensible. Lubin. - Ma foi, AngĂ©lique me coupe la gorge. Le Chevalier, comme en se promenant. - Je m'attendais Ă trouver quelque consolation dans la Marquise, sa gĂ©nĂ©reuse rĂ©solution de ne plus aimer me la rendait respectable; et la voilĂ qui va se remarier; Ă la bonne heure je la distinguais, et ce n'est qu'une femme comme une autre. Lubin. - Mettez-vous Ă la place d'une veuve qui s'ennuie. Le Chevalier. - Ah! chĂšre AngĂ©lique, s'il y a quelque chose au monde qui puisse me consoler, c'est de sentir combien vous ĂÂȘtes au-dessus de votre sexe, c'est de voir combien vous mĂ©ritez mon amour. Lubin. - Ah! Marton, Marton! je t'oubliais d'un grand courage; mais mon maĂtre ne veut pas que j'achĂšve; je m'en vais donc me remettre Ă te regretter comme auparavant, et que le ciel m'assiste!... Le Chevalier, se promenant. - Je me sens plus que jamais accablĂ© de ma douleur. Lubin. - Lisette m'avait un peu ragaillardi. Le Chevalier. - Je vais m'enfermer chez moi; je ne verrai que tantĂÂŽt la Marquise, je n'ai plus que faire ici si elle se marie suis-je en Ă©tat de voir des fĂÂȘtes? En vĂ©ritĂ©, la Marquise y songe-t-elle? Et qu'est devenue la mĂ©moire de son mari? Lubin. - Ah! Monsieur, qu'est-ce que vous voulez qu'elle fasse d'une mĂ©moire? Le Chevalier. - Quoi qu'il en soit, je lui ai dit que je ferais apporter mes livres, et l'honnĂÂȘtetĂ© veut que je tienne parole. Va me chercher celui qui a soin des siens ne serait-ce pas lui qui entre? ScĂšne XIII Hortensius, Lubin, Le Chevalier Hortensius. - Je n'ai pas l'honneur d'ĂÂȘtre connu de vous, Monsieur; je m'appelle Hortensius. Madame la Marquise, dont j'ai l'avantage de diriger les lectures, et Ă qui j'enseigne tour Ă tour les belles-lettres, la morale et la philosophie, sans prĂ©judice des autres sciences que je pourrais lui enseigner encore, m'a fait entendre, Monsieur, le dĂ©sir que vous avez de me montrer vos livres, lesquels tĂ©moigneront, sans doute, l'excellence et sĂ»retĂ© de votre bon goĂ»t; partant, Monsieur, que vous plaĂt-il qu'il en soit? Le Chevalier. - Lubin va vous mener Ă ma bibliothĂšque, Monsieur, et vous pouvez en faire apporter les livres ici. Hortensius. - Soit fait comme vous le commandez. ScĂšne XIV Lubin, Hortensius Hortensius. - Eh bien, mon garçon, je vous attends. Lubin. - Un petit moment d'audience, Monsieur le docteur Hortus. Hortensius. - Hortensius, Hortensius; ne dĂ©figurez point mon nom. Lubin. - Qu'il reste comme il est, je n'ai pas envie de lui gĂÂąter la taille. Hortensius, Ă part. - Je le crois; mais que voulez-vous? il faut gagner la bienveillance de tout le monde. Lubin. - Vous apprenez la morale et la philosophie Ă la Marquise? Hortensius. - Oui. Lubin. - A quoi cela sert-il, ces choses-lĂ ?... Hortensius. - A purger l'ĂÂąme de toutes ses passions. Lubin. - Tant mieux; faites-moi prendre un doigt de cette mĂ©decine-lĂ , contre ma mĂ©lancolie. Hortensius. - Est-ce que vous avez du chagrin? Lubin. - Tant, que j'en mourrais, sans le bon appĂ©tit qui me sauve. Hortensius. - Vous avez lĂ un puissant antidote je vous dirai pourtant, mon ami, que le chagrin est toujours inutile, parce qu'il ne remĂ©die Ă rien, et que la raison doit ĂÂȘtre notre rĂšgle dans tous les Ă©tats. Lubin. - Ne parlons point de raison, je la sais par coeur, celle-lĂ ; purgez-moi plutĂÂŽt avec de la morale. Hortensius. - Je vous en dis, et de la meilleure. Lubin. - Elle ne vaut donc rien pour mon tempĂ©rament; servez-moi de la philosophie. Hortensius. - Ce serait Ă peu prĂšs la mĂÂȘme chose. Lubin. - Voyons donc les belles-lettres. Hortensius. - Elles ne vous conviendraient pas mais quel est votre chagrin? Lubin. - C'est l'amour. Hortensius. - Oh! la philosophie ne veut pas qu'on prenne d'amour. Lubin. - Oui; mais quand il est pris, que veut-elle qu'on en fasse? Hortensius. - Qu'on y renonce, qu'on le laisse lĂ . Lubin. - Qu'on le laisse lĂ ? Et s'il ne s'y tient pas? car il court aprĂšs vous. Hortensius. - Il faut fuir de toutes ses forces. Lubin. - Bon! quand on a de l'amour, est-ce qu'on a des jambes? la philosophie en fournit donc? Hortensius. - Elle nous donne d'excellents conseils. Lubin. - Des conseils? Ah! le triste Ă©quipage pour gagner pays! Hortensius. - Ecoutez, voulez-vous un remĂšde infaillible? vous pleurez une maĂtresse, faites-en une autre. Lubin. - Eh! morbleu, que ne parlez-vous? voilĂ qui est bon, cela. Gageons que c'est avec cette morale-lĂ que vous traitez la Marquise, qui va se marier avec Monsieur le Comte? Hortensius, Ă©tonnĂ©. - Elle va se marier, dites-vous? Lubin. - AssurĂ©ment, et si nous avions voulu d'elle, nous l'aurions eu par prĂ©fĂ©rence, car Lisette nous l'a offert. Hortensius. - Etes-vous bien sĂ»r de ce que vous me dites? Lubin. - A telles enseignes, que Lisette nous a ensuite proposĂ© de nous retirer, parce que nous sommes tristes, et que vous ĂÂȘtes un peu pĂ©dant, Ă ce qu'elle dit, et qu'il faut que la Marquise se tienne en joie. Hortensius, Ă part. - Bene, bene; je te rends grĂÂące, ĂÂŽ Fortune! de m'avoir instruit de cela. Je me trouve bien ici, ce mariage m'en chasserait; mais je vais soulever un orage qu'on ne pourra vaincre. Lubin. - Que marmottez-vous lĂ dans vos dents, Docteur? Hortensius. - Rien, allons toujours chercher les livres, car le temps presse. Acte II ScĂšne premiĂšre Lubin, Hortensius Lubin, chargĂ© d'une manne de livres, et s'asseyant dessus. - Ah! je n'aurais jamais cru que la science fĂ»t si pesante. Hortensius. - Belle bagatelle! J'ai bien plus de livres que tout cela dans ma tĂÂȘte. Lubin. - Vous? Hortensius. - Moi-mĂÂȘme. Lubin. - Vous ĂÂȘtes donc le libraire et la boutique tout Ă la fois? Et qu'est-ce que vous faites de tout cela dans votre tĂÂȘte? Hortensius. - J'en nourris mon esprit. Lubin. - Il me semble que cette nourriture-lĂ ne lui profite point; je l'ai trouvĂ© maigre. Hortensius. - Vous ne vous y connaissez point; mais reposez-vous un moment, vous viendrez me trouver aprĂšs dans la bibliothĂšque, oĂÂč je vais faire de la place Ă ces livres. Lubin. - Allez, allez toujours devant. ScĂšne II Lubin, Lisette Lubin, un moment seul, et assis. - Ah! pauvre Lubin! J'ai bien du tourment dans le coeur; je ne sais plus Ă prĂ©sent si c'est Marton que j'aime ou si c'est Lisette je crois pourtant que c'est Lisette, Ă moins que ce ne soit Marton. Lisette arrive avec quelques laquais qui portent des siĂšges. Lisette. - Apportez, apportez-en encore un ou deux, et mettez-les lĂ . Lubin, assis. - Bonjour, m'amour. Lisette. - Que fais-tu donc ici? Lubin. - Je me repose sur un paquet de livres que je viens d'apporter pour nourrir l'esprit de Madame, car le Docteur le dit ainsi. Lisette. - La sotte nourriture! Quand verrai-je finir toutes ces folies-lĂ ? Va, va, porte ton impertinent ballot. Lubin. - C'est de la morale et de la philosophie; ils disent que cela purge l'ĂÂąme; j'en ai pris une petite dose, mais cela ne m'a pas seulement fait Ă©ternuer. Lisette. - Je ne sais ce que tu viens me conter; laisse-moi en repos, va-t'en. Lubin. - Eh! pardi, ce n'est donc pas pour moi que tu faisais apporter des siĂšges? Lisette. - Le butor! C'est pour Madame qui va venir ici. Lubin. - Voudrais-tu, en passant, prendre la peine de t'asseoir un moment, Mademoiselle? Je t'en prie, j'aurais quelque chose Ă te communiquer. Lisette. - Eh bien, que me veux-tu, Monsieur? Lubin. - Je te dirai, Lisette, que je viens de regarder ce qui se passe dans mon coeur, et je te confie que j'ai vu la figure de Marton qui en dĂ©logeait, et la tienne qui demandait Ă se nicher dedans; je lui ai dit que je t'en parlerais, elle attend veux-tu que je la laisse entrer? Lisette. - Non, Lubin, je te conseille de la renvoyer; car, dis-moi, que ferais-tu? A quoi cela aboutirait-il? A quoi nous servirait de nous aimer? Lubin. - Ah! on trouve toujours bien le dĂ©bit de cela entre deux personnes. Lisette. - Non, te dis-je, ton maĂtre ne veut point s'attacher Ă ma maĂtresse, et ma fortune dĂ©pend de demeurer avec elle, comme la tienne dĂ©pend de rester avec le Chevalier. Lubin. - Cela est vrai, j'oubliais que j'avais une fortune qui est d'avis que je ne te regarde pas. Cependant, si tu me trouvais Ă ton grĂ©, c'est dommage que tu n'aies pas la satisfaction de m'aimer Ă ton aise; c'est un hasard qui ne se trouve pas toujours. Serais-tu d'avis que j'en touchasse un petit mot Ă la Marquise? Elle a de l'amitiĂ© pour le Chevalier, le Chevalier en a pour elle; ils pourraient fort bien se faire l'amitiĂ© de s'Ă©pouser par amour, et notre affaire irait tout de suite. Lisette. - Tais-toi, voici Madame. Lubin. - Laisse-moi faire. ScĂšne III La Marquise, Hortensius, Lisette, Lubin La Marquise. - Lisette, allez dire lĂ -bas qu'on ne laisse entrer personne; je crois que voilĂ l'heure de notre lecture, il faudrait avertir le Chevalier. Ah! te voilĂ , Lubin; oĂÂč est ton maĂtre? Lubin. - Je crois, Madame, qu'il est allĂ© soupirer chez lui. La Marquise. - Va lui dire que nous l'attendons. Lubin. - Oui, Madame; et j'aurai aussi pour moi une petite bagatelle Ă vous proposer, dont je prendrai la libertĂ© de vous entretenir en toute humilitĂ©, comme cela se doit. La Marquise. - Eh! de quoi s'agit-il? Lubin. - Oh! presque de rien; nous parlerons de cela tantĂÂŽt, quand j'aurai fait votre commission. La Marquise. - Je te rendrai service, si je le puis. ScĂšne IV Hortensius, La Marquise La Marquise, nonchalamment. - Eh bien, Monsieur, vous n'aimez donc pas les livres du Chevalier? Hortensius. - Non, Madame, le choix ne m'en paraĂt pas docte; dans dix tomes, pas la moindre citation de nos auteurs grecs ou latins, lesquels, quand on compose, doivent fournir tout le suc d'un ouvrage; en un mot, ce ne sont que des livres modernes, remplis de phrases spirituelles; ce n'est que de l'esprit, toujours de l'esprit, petitesse qui choque le sens commun. La Marquise, nonchalante. - Mais de l'esprit! est-ce que les anciens n'en avaient pas? Hortensius. - Ah! Madame, distinguo; ils en avaient d'une maniĂšre... oh! d'une maniĂšre que je trouve admirable. La Marquise. - Expliquez-moi cette maniĂšre. Hortensius. - Je ne sais pas trop bien quelle image employer pour cet effet, car c'est par les images que les anciens peignaient les choses. Voici comme parle un auteur dont j'ai retenu les paroles. ReprĂ©sentez-vous, dit-il, une femme coquette primo, son habit est en pretintailles, au lieu de grĂÂąces, je lui vois des mouches; au lieu de visage, elle a des mines; elle n'agit point; elle gesticule; elle ne regarde point, elle lorgne; elle ne marche pas, elle voltige; elle ne plaĂt point, elle sĂ©duit; elle n'occupe point, elle amuse; on la croit belle, et moi je la tiens ridicule, et c'est Ă cette impertinente femme que ressemble l'esprit d'Ă prĂ©sent, dit l'auteur. La Marquise. - J'entends bien. Hortensius. - L'esprit des anciens, au contraire, continue-t-il, ah! c'est une beautĂ© si mĂÂąle, que pour dĂ©mĂÂȘler qu'elle est belle, il faut se douter qu'elle l'est simple dans ses façons, on ne dirait pas qu'elle ait vu le monde; mais ayez seulement le courage de vouloir l'aimer, et vous parviendrez Ă la trouver charmante. La Marquise. - En voilĂ assez, je vous comprends nous sommes plus affectĂ©s, et les anciens plus grossiers. Hortensius. - Que le ciel m'en garde, Madame; jamais Hortensius... La Marquise. - Changeons de discours; que nous lirez-vous aujourd'hui? Hortensius. - Je m'Ă©tais proposĂ© de vous lire un peu du TraitĂ© de la patience, chapitre premier, du Veuvage. La Marquise. - Oh! prenez autre chose; rien ne me donne moins de patience que les traitĂ©s qui en parlent. Hortensius. - Ce que vous dites est probable. La Marquise. - J'aime assez l'Eloge de l'amitiĂ©, nous en lirons quelque chose. Hortensius. - Je vous supplierai de m'en dispenser, Madame; ce n'est pas la peine, pour le peu de temps que nous avons Ă rester ensemble, puisque vous vous mariez avec Monsieur le Comte. La Marquise. - Moi! Hortensius. - Oui, Madame, au moyen duquel mariage je deviens Ă prĂ©sent un serviteur superflu, semblable Ă ces troupes qu'on entretient pendant la guerre, et que l'on casse Ă la paix je combattais vos passions, vous vous accommodez avec elles, et je me retire avant qu'on me rĂ©forme. La Marquise. - Vous tenez lĂ de jolis discours; avec vos passions; il est vrai que vous ĂÂȘtes assez propre Ă leur faire peur, mais je n'ai que faire de vous pour les combattre. Des passions avec qui je m'accommode! En vĂ©ritĂ©, vous ĂÂȘtes burlesque. Et ce mariage, de qui le tenez-vous donc? Hortensius. - De Mademoiselle Lisette qui l'a dit Ă Lubin, lequel me l'a rapportĂ©, avec cette apostille contre moi, qui est que ce mariage m'expulserait d'ici. La Marquise, Ă©tonnĂ©e. - Mais qu'est-ce que cela signifie? Le Chevalier croira que je suis folle, et je veux savoir ce qu'il a rĂ©pondu ne me cachez rien, parlez. Hortensius. - Madame, je ne sais rien, lĂ -dessus, que de trĂšs vague. La Marquise. - Du vague, voilĂ qui est bien instructif; voyons donc ce vague. Hortensius. - Je pense donc que Lisette ne disait Ă Monsieur le Chevalier que vous Ă©pousiez Monsieur le Comte... La Marquise. - AbrĂ©gez les qualitĂ©s. Hortensius. - Qu'afin de savoir si ledit Chevalier ne voudrait pas vous rechercher lui-mĂÂȘme et se substituer au lieu et place dudit Comte; et mĂÂȘme il appert par le rĂ©cit dudit Lubin, que ladite Lisette vous a offert au sieur Chevalier. La Marquise. - VoilĂ , par exemple, de ces faits incroyables; c'est promener la main d'une femme, et dire aux gens la voulez-vous? Ah! ah! je m'imagine voir le Chevalier reculer de dix pas Ă la proposition, n'est-il pas vrai? Hortensius. - Je cherche sa rĂ©ponse littĂ©rale. La Marquise. - Ne vous brouillez point, vous avez la mĂ©moire fort nette, ordinairement. Hortensius. - L'histoire rapporte qu'il s'est d'abord Ă©criĂ© dans sa surprise, et qu'ensuite il a refusĂ© la chose. La Marquise. - Oh! pour l'exclamation, il pouvait la retrancher, ce me semble, elle me paraĂt trĂšs imprudente et trĂšs impolie. J'en approuve l'esprit; s'il pensait autrement, je ne le verrais de ma vie; mais se rĂ©crier devant les domestiques, m'exposer Ă leur raillerie, ah! c'en est un peu trop; il n'y a point de situation qui dispense d'ĂÂȘtre honnĂÂȘte. Hortensius. - La remarque critique est judicieuse. La Marquise. - Oh! je vous assure que je mettrai ordre Ă cela. Comment donc! cela m'attaque directement, cela va presque au mĂ©pris. Oh! Monsieur le Chevalier, aimez votre AngĂ©lique tant que vous voudrez; mais que je n'en souffre pas, s'il vous plaĂt! Je ne veux point me marier; mais je ne veux pas qu'on me refuse. Hortensius. - Ce que vous dites est sans faute. A part. Ceci va bon train pour moi. A la Marquise. Mais, Madame, que deviendrai-je? Puis-je rester ici? N'ai-je rien Ă craindre? La Marquise. - Allez, Monsieur, je vous retiens pour cent ans vous n'avez ici ni Comte ni Chevalier Ă craindre; c'est moi qui vous en assure, et qui vous protĂšge. Prenez votre livre, et lisons; je n'attends personne. Hortensius tire un livre. ScĂšne V Lubin arrive; Hortensius, La Marquise Lubin. - Madame, Monsieur le Chevalier finit un embarras avec un homme; il va venir, et il dit qu'on l'attende. La Marquise. - Va, va, quand il viendra nous le prendrons. Lubin. - Si vous le permettiez Ă prĂ©sent, Madame, j'aurais l'honneur de causer un moment avec vous. La Marquise. - Eh bien, que veux-tu? AchĂšve. Lubin. - Oh! mais, je n'oserais, vous me paraissez en colĂšre. La Marquise, Ă Hortensius. - Moi, de la colĂšre? ai-je cet air-lĂ , Monsieur? Hortensius. - La paix rĂšgne sur votre visage. Lubin. - C'est donc que cette paix y rĂšgne d'un air fĂÂąchĂ©? La Marquise. - Finis, finis. Lubin. - C'est que vous saurez, Madame, que Lisette trouve ma personne assez agrĂ©able; la sienne me revient assez, et ce serait un marchĂ© fait, si, par une bontĂ© qui nous rendrait la vie, Madame, qui est Ă marier, voulait bien prendre un peu d'amour pour mon maĂtre qui a du mĂ©rite, et qui, dans cette occasion, se comporterait Ă l'avenant. La Marquise, Ă Hortensius. - Ah! ah! Ă©coutons; voilĂ qui se rapporte assez Ă ce que vous m'avez dit. Lubin. - On parle aussi de Monsieur le Comte, et les comtes sont d'honnĂÂȘtes gens; je les considĂšre beaucoup; mais, si j'Ă©tais femme, je ne voudrais que des chevaliers pour mon mari vive un cadet dans le mĂ©nage! La Marquise. - Sa vivacitĂ© me divertit tu as raison, Lubin; mais malheureusement, dit-on, ton maĂtre ne se soucie point de moi. Lubin. - Cela est vrai, il ne vous aime pas, et je lui en ai fait la rĂ©primande avec Lisette; mais si vous commenciez, cela le mettrait en train. La Marquise, Ă Hortensius. - Eh bien, Monsieur, qu'en dites-vous? Sentez-vous lĂ -dedans le personnage que je joue? La sottise du Chevalier me donne-t-elle un ridicule assez complet? Hortensius. - Vous l'avez prĂ©vu avec sagacitĂ©. Lubin. - Oh! je ne dispute pas qu'il n'ait fait une sottise, assurĂ©ment; mais, dans l'occurrence, un honnĂÂȘte homme se reprend. La Marquise. - Tais-toi, en voilĂ assez. Lubin. - HĂ©las! Madame, je serais bien fĂÂąchĂ© de vous dĂ©plaire; je vous demande seulement d'y faire rĂ©flexion. ScĂšne VI Lisette arrive; les acteurs prĂ©cĂ©dents. Lisette. - Je viens de donner vos ordres, Madame on dira lĂ -bas que vous n'y ĂÂȘtes pas, et un moment aprĂšs... La Marquise. - Cela suffit; il s'agit d'autre chose Ă prĂ©sent, approche. Et Ă Lubin. Et toi, reste ici, je te prie. Lisette. - Qu'est-ce que c'est donc que cette cĂ©rĂ©monie? Lubin, Ă Lisette, bas. - Tu vas entendre parler de ma besogne. La Marquise. - Mon mariage avec le Comte, quand le terminerez-vous, Lisette? Lisette, regardant Lubin. - Tu es un Ă©tourdi. Lubin. - Ecoute, Ă©coute. La Marquise. - RĂ©pondez-moi donc, quand le terminerez-vous? Hortensius rit. Lisette, le contrefaisant. - Eh, eh, eh! Pourquoi me demandez-vous cela, Madame? La Marquise. - C'est que j'apprends que vous me marierez avec Monsieur le Comte, au dĂ©faut du Chevalier, Ă qui vous m'avez proposĂ©e, et qui ne veut point de moi, malgrĂ© tout ce que vous avez pu lui dire avec son valet, qui vient m'exhorter Ă avoir de l'amour pour son maĂtre, dans l'espĂ©rance que cela le touchera. Lisette. - J'admire le tour que prennent les choses les plus louables, quand un benĂÂȘt les rapporte! Lubin. - Je crois qu'on parle de moi! La Marquise. - Vous admirez le tour que prennent les choses? Lisette. - Ah ça, Madame, n'allez-vous pas vous fĂÂącher? N'allez-vous pas croire que j'ai tort? La Marquise. - Quoi! vous portez la hardiesse jusque-lĂ , Lisette! Quoi! prier le Chevalier de me faire la grĂÂące de m'aimer, et tout cela pour pouvoir Ă©pouser cet imbĂ©cile-lĂ ? Lubin. - Attrape, attrape toujours. La Marquise. - Qu'est-ce que c'est donc que l'amour du Comte? Vous ĂÂȘtes donc la confidente des passions qu'on a pour moi, et que je ne connais point? Et qu'est-ce qui pourrait se l'imaginer? Je suis dans les pleurs, et l'on promet mon coeur et ma main Ă tout le monde, mĂÂȘme Ă ceux qui n'en veulent point; je suis rejetĂ©e, j'essuie des affronts, j'ai des amants qui espĂšrent, et je ne sais rien de tout cela? Qu'une femme est Ă plaindre dans la situation oĂÂč je suis! Quelle perte j'ai fait! Et comment me traite-t-on! Lubin, Ă part. - VoilĂ notre mĂ©nage renversĂ©. La Marquise, Ă Lisette. - Allez, je vous croyais plus de zĂšle et plus de respect pour votre maĂtresse. Lisette. - Fort bien, Madame, vous parlez de zĂšle, et je suis payĂ©e du mien; voilĂ ce que c'est que de s'attacher Ă ses maĂtres; la reconnaissance n'est point faite pour eux; si vous rĂ©ussissez Ă les servir, ils en profitent; et quand vous ne rĂ©ussissez pas, ils vous traitent comme des misĂ©rables. Lubin. - Comme des imbĂ©ciles. Hortensius, Ă Lisette. - Il est vrai qu'il vaudrait mieux que cela ne fĂ»t point advenu. La Marquise. - Eh! Monsieur, mon veuvage est Ă©ternel; en vĂ©ritĂ©, il n'y a point de femme au monde plus Ă©loignĂ©e du mariage que moi, et j'ai perdu le seul homme qui pouvait me plaire; mais, malgrĂ© tout cela, il y a de certaines aventures dĂ©sagrĂ©ables pour une femme. Le Chevalier m'a refusĂ©e, par exemple; mon amour-propre ne lui en veut aucun mal; il n'y a lĂ -dedans, comme je vous l'ai dĂ©jĂ dit, que le ton, que la maniĂšre que je condamne car, quand il m'aimerait, cela lui serait inutile; mais enfin il m'a refusĂ©e, cela est constant, il peut se vanter de cela, il le fera peut-ĂÂȘtre; qu'en arrive-t-il? Cela jette un air de rebut sur une femme, les Ă©gards et l'attention qu'on a pour elle en diminuent, cela glace tous les esprits pour elle; je ne parle point des coeurs, car je n'en ai que faire mais on a besoin de considĂ©ration dans la vie, elle dĂ©pend de l'opinion qu'on prend de vous; c'est l'opinion qui nous donne tout, qui nous ĂÂŽte tout, au point qu'aprĂšs tout ce qui m'arrive, si je voulais me remarier, je le suppose, Ă peine m'estimerait-on quelque chose, il ne serait plus flatteur de m'aimer; le Comte, s'il savait ce qui s'est passĂ©, oui, le Comte, je suis persuadĂ©e qu'il ne voudrait plus de moi. Lubin, derriĂšre. - Je ne serais pas si dĂ©goĂ»tĂ©. Lisette. - Et moi, Madame, je dis que le Chevalier est un hypocrite; car, si son refus est si sĂ©rieux, pourquoi n'a-t-il pas voulu servir Monsieur le Comte comme je l'en priais? Pourquoi m'a-t-il refusĂ©e durement, d'un air inquiet et piquĂ©? La Marquise. - Qu'est-ce que c'est que d'un air piquĂ©? Quoi? Que voulez-vous dire? Est-ce qu'il Ă©tait jaloux? En voici d'une autre espĂšce. Lisette. - Oui, Madame, je l'ai cru jaloux voilĂ ce que c'est; il en avait toute la mine. Monsieur s'informe comment le Comte est auprĂšs de vous; comment vous le recevez; on lui dit que vous souffrez ses visites, que vous ne le recevez point mal. Point mal! dit-il avec dĂ©pit, ce n'est donc pas la peine que je m'en mĂÂȘle? Qui est-ce qui n'aurait pas cru lĂ -dessus qu'il songeait Ă vous pour lui-mĂÂȘme? VoilĂ ce qui m'avait fait parler, moi eh! que sait-on ce qui se passe dans sa tĂÂȘte? peut-ĂÂȘtre qu'il vous aime. Lubin, derriĂšre. - Il en est bien capable. La Marquise. - Me voilĂ dĂ©routĂ©e, je ne sais plus comment rĂ©gler ma conduite; car il y en a une Ă tenir lĂ -dedans j'ignore laquelle, et cela m'inquiĂšte. Hortensius. - Si vous me le permettez, Madame, je vous apprendrai un petit axiome qui vous sera, sur la chose, d'une merveilleuse instruction; c'est que le jaloux veut avoir ce qu'il aime or, Ă©tant manifeste que le Chevalier vous refuse... La Marquise. - Il me refuse! Vous avez des expressions bien grossiĂšres; votre axiome ne sait ce qu'il dit; il n'est pas encore sĂ»r qu'il me refuse. Lisette. - Il s'en faut bien; demandez au Comte ce qu'il pense. La Marquise. - Comment, est-ce que le Comte Ă©tait prĂ©sent? Lisette. - Il n'y Ă©tait plus; je dis seulement qu'il croit que le Chevalier est son rival. La Marquise. - Ce n'est pas assez qu'il le croie, ce n'est pas assez, il faut que cela soit; il n'y a que cela qui puisse me venger de l'affront presque public que m'a fait sa rĂ©ponse; il n'y a que cela; j'ai besoin, pour rĂ©parations, que son discours n'ait Ă©tĂ© qu'un dĂ©pit amoureux; dĂ©pendre d'un dĂ©pit amoureux! Cela n'est-il pas comique? AssurĂ©ment ce n'est pas que je me soucie de ce qu'on appelle la gloire d'une femme, gloire sotte, ridicule, mais reçue, mais Ă©tablie, qu'il faut soutenir, et qui nous pare; les hommes pensent comme cela, il faut penser comme les hommes, ou ne pas vivre avec eux. OĂÂč en suis-je donc, si le Chevalier n'est point jaloux? L'est-il? ne l'est-il point? on n'en sait rien. C'est un peut-ĂÂȘtre; mais cette gloire en souffre, toute sotte qu'elle est, et me voilĂ dans la triste nĂ©cessitĂ© d'ĂÂȘtre aimĂ©e d'un homme qui me dĂ©plaĂt; le moyen de tenir Ă cela? oh! je n'en demeurerai pas lĂ , je n'en demeurerai pas lĂ . Qu'en dites-vous, Monsieur? il faut que la chose s'Ă©claircisse absolument. Hortensius. - Le mĂ©pris serait suffisant, Madame. La Marquise. - Eh! non, Monsieur, vous me conseillez mal; vous ne savez parler que de livres. Lubin. - Il y aura du bĂÂąton pour moi dans cette affaire-lĂ . Lisette, pleurant. - Pour moi, Madame, je ne sais pas oĂÂč vous prenez toutes vos alarmes, on dirait que j'ai renversĂ© le monde entier. On n'a jamais aimĂ© une maĂtresse autant que je vous aime; je m'avise de tout, et puis il se trouve que j'ai fait tous les maux imaginables. Je ne saurais durer comme cela; j'aime mieux me retirer, du moins je ne verrai point votre tristesse, et l'envie de vous en tirer ne me fera point faire d'impertinence. La Marquise. - Il ne s'agit pas de vos larmes; je suis compromise, et vous ne savez pas jusqu'oĂÂč cela va. VoilĂ le Chevalier qui vient, restez; j'ai intĂ©rĂÂȘt d'avoir des tĂ©moins. ScĂšne VII Le Chevalier, les acteurs prĂ©cĂ©dents. Le Chevalier. - Vous m'avez peut-ĂÂȘtre attendu, Madame, et je vous prie de m'excuser; j'Ă©tais en affaire. La Marquise. - Il n'y a pas grand mal, Monsieur le Chevalier; c'est une lecture retardĂ©e, voilĂ tout. Le Chevalier. - J'ai cru d'ailleurs que Monsieur le Comte vous tenait compagnie, et cela me tranquillisait. Lubin, derriĂšre. - Ahi! ahi! je m'enfuis. La Marquise, examinant le Chevalier. - On m'a dit que vous l'aviez vu, le Comte? Le Chevalier. - Oui, Madame. La Marquise, le regardant toujours. - C'est un fort honnĂÂȘte homme. Le Chevalier. - Sans doute, et je le crois mĂÂȘme d'un esprit trĂšs propre Ă consoler ceux qui ont du chagrin. La Marquise. - Il est fort de mes amis. Le Chevalier. - Il est des miens aussi. La Marquise. - Je ne savais pas que vous le connussiez beaucoup; il vient ici quelquefois, et c'est presque le seul des amis de feu Monsieur le Marquis que je voie encore; il m'a paru mĂ©riter cette distinction-lĂ ; qu'en dites-vous? Le Chevalier. - Oui, Madame, vous avez raison, et je pense comme vous; il est digne d'ĂÂȘtre exceptĂ©. La Marquise, Ă Lisette, bas. - Trouvez-vous cet homme-lĂ jaloux, Lisette? Le Chevalier, Ă part les premiers mots. - Monsieur le Comte et son mĂ©rite m'ennuient. A la Marquise. Madame, on a parlĂ© d'une lecture, et si je croyais vous dĂ©ranger je me retirerais. La Marquise. - Puisque la conversation vous ennuie, nous allons lire. Le Chevalier. - Vous me faites un Ă©trange compliment. La Marquise. - Point du tout, et vous allez ĂÂȘtre content. A Lisette. Retirez-vous, Lisette, vous me dĂ©plaisez lĂ . A Hortensius. Et vous, Monsieur, ne vous Ă©cartez point, on va vous rappeler. Au Chevalier. Pour vous, Chevalier, j'ai encore un mot Ă vous dire avant notre lecture; il s'agit d'un petit Ă©claircissement qui ne vous regarde point, qui ne touche que moi, et je vous demande en grĂÂące de me rĂ©pondre avec la derniĂšre naĂÂŻvetĂ© sur la question que je vais vous faire. Le Chevalier. - Voyons, Madame, je vous Ă©coute. La Marquise. - Le Comte m'aime, je viens de le savoir, et je l'ignorais. Le Chevalier, ironiquement. - Vous l'ignorez? La Marquise. - Je dis la vĂ©ritĂ©, ne m'interrompez point. Le Chevalier. - Cette vĂ©ritĂ©-lĂ est singuliĂšre. La Marquise. - Je n'y saurais que faire, elle ne laisse pas que d'ĂÂȘtre; il est permis aux gens de mauvaise humeur de la trouver comme ils voudront. Le Chevalier. - Je vous demande pardon d'avoir dit ce que j'en pense continuons. La Marquise, impatiente. - Vous m'impatientez! Aviez-vous cet esprit-lĂ avec AngĂ©lique? Elle aurait dĂ» ne vous aimer guĂšre. Le Chevalier. - Je n'en avais point d'autre, mais il Ă©tait de son goĂ»t, et il a le malheur de n'ĂÂȘtre pas du vĂÂŽtre; cela fait une grande diffĂ©rence. La Marquise. - Vous l'Ă©coutiez donc quand elle vous parlait; Ă©coutez-moi aussi. Lisette vous a priĂ© de me parler pour le Comte, vous ne l'avez point voulu. Le Chevalier. - Je n'avais garde; le Comte est un amant, vous m'aviez dit que vous ne les aimiez point; mais vous ĂÂȘtes la maĂtresse. La Marquise. - Non, je ne la suis point; peut-on, Ă votre avis, rĂ©pondre Ă l'amour d'un homme qui ne vous plaĂt pas? Vous ĂÂȘtes bien particulier! Le Chevalier, riant. - HĂ©! HĂ©! HĂ©! j'admire la peine que vous prenez pour me cacher vos sentiments; vous craignez que je ne les critique, aprĂšs ce que vous m'avez dit mais non, Madame, ne vous gĂÂȘnez point; je sais combien il vaut de compter avec le coeur humain, et je ne vois rien lĂ que de fort ordinaire. La Marquise, en colĂšre. - Non, je n'ai de ma vie eu tant d'envie de quereller quelqu'un. Adieu. Le Chevalier, la retenant. - Ah! Marquise, tout ceci n'est que conversation, et je serais au dĂ©sespoir de vous chagriner; achevez, de grĂÂące. La Marquise. - Je reviens. Vous ĂÂȘtes l'homme du monde le plus estimable, quand vous voulez; et je ne sais par quelle fatalitĂ©
Adieu adieu Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d'moi Adieu, adieu Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un as Je n'sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au PĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters
Adieu... Adieu ĐŃĐžĐłĐžĐœĐ°Đ»Đ”Đœ ŃĐ”ĐșŃŃ Adieu... adieu1Elle me chasse... qu'ai-je entendu ?Elle ne manque pas d'audaceJe suis balancĂ© tout comme un malotruEt je perds mon amour et ma place !Elle est cruelle mais son dĂ©dainMe donne une ardeur nouvelleOui, tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin refrainAdieu... adieu !Je pars sans dĂ©tourner les yeuxMais avant trois moisVous entendrez parler d' moiAdieu... adieu !Je prouverai sous d'autres cieuxEn Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un asJe n' sais pas trĂšs bien encoreSi je deviendrai chercheur d'orOu chasseur de phoques au pĂŽle NordChef de bande chez les gangstersOu pĂ©dicure chez RockefellerMais je s'rai bientĂŽt millionnaireAdieu... adieu !Ne vous en faites pas pour moiMessieurs, le petit LĂ©opoldNagera bientĂŽt dans le Pactole2De par le monde, dans tous les coinsIl est des brunes et des blondesQui seront trĂšs fiĂšres de m'avoir pour conjointJe ne m'en fais pas une secondeComme en Turquie font les PachasQuand ils ont des insomniesJe n'aurai qu'Ă choisir dans le tasEt j'oublierai JosĂ©fa au refrain finalSi vous voulezDes nouvelles de mon moralVous en trouverezEn premiĂšre page dans votre journal ĐŽĐŸĐ±Đ°ĐČĐž ĐŃĐ”ĐČĐŸĐŽ ĐŃĐ” ŃĐ”ĐșŃŃĐŸĐČĐ” ĐŸŃ Toscani
Malgrémoi je ne peux détourner les yeux Je vois un couple heureux qui tourne tourne toujours En train de jouer la comédie de mon amour La jolie fille qui danse et qui sourit dans tes bras elle a beaucoup de chance et je ne lui en veux pas C'est toi qui as choisi mais je sais déjà qu'elle ne t'aimera jamais aussi fort que moi La jolie fille qui danse et qui sourit dans tes bras avec un
EmbauchĂ©s par un sous-traitant de lâassociation Coallia au sein du centre dâhĂ©bergement d'urgence de lâhĂŽtel Ibis de Bagnolet, 10 salariĂ©s sont en grĂšve. Ils demandent notamment des garanties en vue de leur rĂ©gularisation. Ils Ă©taient six Ă manifester ce jeudi matin, devant lâhĂŽtel Ibis de Bagnolet Seine-Saint-Denis. Au total, sept travailleurs, rejoints depuis par trois autres salariĂ©s, sont en grĂšve depuis le 20 juillet. Parmi les 10 personnes concernĂ©es, lâun est français et neuf sont sans-papiers. "On demande notre rĂ©gularisation et le versement de nos salaires en totalitĂ©", affirme Allassane, un salariĂ© de 39 ans originaire de CĂŽte dâIvoire. "Notre patron savait trĂšs bien quâon Ă©tait en situation irrĂ©guliĂšre, il Ă©tait au courant", note-t-il. "Leur employeur a arrĂȘtĂ© de verser leurs salaires pendant cinq mois. Il y aussi les heures supplĂ©mentaires, les heures de nuit⊠Ils ont travaillĂ© quasiment le double du minimum lĂ©gal de 35 heures", explique Kamel Brahmi, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la CGT 93. Tous ont Ă©tĂ© embauchĂ©s par Gaba Global Service International, une entreprise sous-traitante de Coallia. Depuis le premier confinement dĂ©but 2020 dans le contexte de lâĂ©pidĂ©mie de Covid-19, lâassociation sâest vu confier par lâEtat la mission de gĂ©rer un centre dâhĂ©bergement dâurgence pour les personnes vulnĂ©rables au sein de lâhĂŽtel Ibis, rĂ©quisitionnĂ© dans le cadre de la crise sanitaire. Mais depuis fĂ©vrier dernier, les bulletins de paie prennent du retard. "Cinq mois sans salaire⊠Et la deuxiĂšme revendication, câest que le donneur dâordre reconnaisse leur statut de salariĂ©. Ils travaillent quasiment tous depuis lâouverture du centre. On leur a vendu des postes centrĂ©s sur lâaccueil, mais ils ont aussi fait de la distribution de repas et de la mĂ©diation. Ce sont des travailleurs sociaux", indique Kamel Brahmi. "Ils travaillent depuis deux ans auprĂšs dâun public en difficultĂ©, avec des centaines de sans-logis trĂšs prĂ©caires, qui parlent des langues diffĂ©rentes. Ăa demande des compĂ©tences importantes pour gĂ©rer un tel site, avec du stress au quotidien", souligne le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la CGT 93. "Une partie des salaires a Ă©tĂ© rĂ©cupĂ©rĂ©e, le sous-traitant a fait un certain nombre de virements, mais on est loin du compte puisque ça ne reprĂ©sente quâun tiers des sommes dues, poursuit-il. Ăa va se rĂ©gler aux Prudâhommes. Lâobjectif maintenant, câest que Coallia fournisse les documents nĂ©cessaires Ă la rĂ©gularisation des travailleurs. Mali, GuinĂ©e, CĂŽte dâIvoire⊠Ils sont originaires dâAfrique de lâOuest, avec des parcours de vie cabossĂ©s." "Coallia, ce nâest pas la petite Ă©picerie du coin, mais un chiffre dâaffaires de 200 millions d'euros par an. Et ils vivent principalement dâargent public. Ils se sont engagĂ©s Ă lâoral Ă fournir des documents, on attend du concret. Ils ont un devoir de contrĂŽle sur le site, ils ont une responsabilitĂ©. Coallia ne peut pas dĂ©tourner les yeux", pointe Kamel Brahmi. Le mouvement de grĂšve a notamment reçu le soutien de Danielle Simonnet LFI, dĂ©putĂ©e Nupes de Paris, qui sâest rendue sur place mercredi. La CGT prĂ©voit par ailleurs un rassemblement lundi 8 aoĂ»t devant le siĂšge de Coallia, situĂ© dans le 12e arrondissement de Paris, "pour faire entendre les exigences" des salariĂ©s en grĂšve.
Adieu adieu, je pars sans détourner les yeux A chaque fois qu'un départ s'annonce, les paroles de l'opérette "l'auberge du Cheval Blanc" (une des préférées de ma mÚre) me reviennent ; mais
Ecrire un texte dâadieux ou dire au revoir avec un beau message original. Ces modĂšles de textes dâadieu sont des idĂ©es de messages, citations, de poĂšme et de sms dâadieux humoristiques amicaux ou tristes ainsi que des textos Ă bientĂŽt pleins dâoriginalitĂ©. Carte pour dire adieu avec une belle citation dâadieux AprĂšs diffĂ©rents modĂšles de messages dâadieux originaux En fin dâarticle IdĂ©es de Sms Ă BientĂŽt Beau message dâadieu original Ă un ami Mon Amie Mon Ami Lâexistence est faite de pages que lâon tourne. Chacune de ces pages est un chapitre du livre de lâhistoire de notre vie. Parfois le destin, ou le hasard de la vie, fait que lâon doit quitter des personnes chĂšres. Des personnelles essentielles, des personnes qui nous ont beaucoup donnĂ©. Est ce jour si particulier semble ĂȘtre là ⊠Ce message dâau revoir est lâexpression de mon Ă©motion profonde. Dieu Adieu Ă une personne comme toi, câest quitter une partie de moi mĂȘme. Je pleure sur le temps qui passe. Mais pleurer ne pourra effacer la beautĂ© dâune relation. Mes larmes sont des mots dâamour envoyĂ©s au ciel qui disent Ă BientĂŽt Je tâaime dâĂ©ternitĂ©. Alors sache, mon amie, que malgrĂ© la distance et ton absence, tu seras toujours prĂ©sente en mon coeur. Adieu Mon Amie Bien-AimĂ©e ⊠à Dieu mon Ăąme-sĆur ⊠Nous nous retrouverons Nos routes se recroiseront un jour ⊠car nous marchons dans la mĂȘme direction⊠Prends bien soin de toi Je ne tâoubliera pas ⊠Ton ami qui tâaime dâamitiĂ© Beau message dâadieu triste Mon ami si cher Ă mon coeur, En ce jour de dĂ©part, mon cĆur est habitĂ© par la tristesse et le chagrin. Mon coeur est parti en voyage au pays de la souffrance et de la solitude. Quitter une personne comme toi est comme faire le deuil dâune partie de moi-mĂȘme. Câest souffrir de la beautĂ© qui sâĂ©teint et sâĂ©vanouit dans la nuit des amours sincĂšres. Te savoir loin de moi, loin de mon cĆur, est une Ă©preuve intime qui me bouleverse profondĂ©ment et fait couler mes pleurs. Il existe des amours et des amitiĂ©s qui ne devraient jamais sâĂ©teindre. Pourtant, le destin, la destinĂ©e de tout un chacun, en dĂ©cide autrement. La vie nous enseigne chaque jour que rien nâest Ă©ternel. LâamitiĂ©, la tendresse, lâamour vrai sâenvolent un jour au ciel des sentiments perdus. Alors montent les larmes Ă mes yeux et une grande tristesse me dĂ©sarme⊠Pourtant, en ce moment oĂč je tâĂ©cris ce message dâadieux tristes et profonds, je crois que la beautĂ© de notre relation ne sâeffacera jamais. Ton dĂ©part, notre sĂ©paration imposĂ©e, nâest quâune simple virgule dans le poĂšme de notre histoire Ă deux. Alors mĂȘme sâil me faut te dire au revoir ou adieu, je sais quâun jour nos coeurs si bons se retrouveront au paradis des amours Ă©ternels. Bon vent Ă toi que jâaime! Que le plus beau te soit offert⊠Que ton cĆur et ton Ăąme soient soulagĂ©s de toute douleur Adieu Je tâaime ⊠Et Ă bientĂŽt ⊠Message dâadieu dâamour Lui dire Adieu aprĂšs une rupture affective ou Ă bientĂŽt mon chĂ©ri avant un dĂ©part. mais aussi des mots pour reconquĂ©rir ou rĂ©cupĂ©rer son ex. Lui dire Je tâaime toujours ou lui signifier une rupture dĂ©finitive avec humour, tristesse ou colĂšre. Sms au revoir Ă son amour Mon amour sincĂšre et prĂ©cieux, Quelques mots pleins dâaffection afin de tâexprimer ma douleur dâavoir Ă me sĂ©parer de toi quelques temps. Te savoir loin de moi est une Ă©preuve dâamour. Je tâaime tellement, jâai besoin de te voir chaque jour⊠Ton absence me plonge dans le chagrin. Tu es mon bĂ©bĂ©, mon plus beau refrain. A bientĂŽt Amour te ma vie⊠Bisous amoureux⊠Sms adieu romantique Mon amour sincĂšre et merveilleux Il parait que mĂȘme les plus belles choses ont une fin⊠Il parait quâil faut accepter son destin. Il paraĂźt quâun amour ne peut vivre toujours. Pourtant moi quâen jâaime une fois jâaime pour toujours. Pourtant, mon cĆur ne peut pas battre sans ton amour. Pourtant mon Ăąme perd sa flamme en ton absence. Pourtant je tâaime de sentiments dâĂ©ternité⊠Te dire adieu me plonge dans un chagrin dâamour. Je te dis Ă Dieu car je garde la foi de te revoir un jour. Au revoir Je tâaime ⊠Adieu mon amour ⊠Je ne tâoublierai jamais ⊠Je tâaime dâune amour Ă©ternel ⊠Dire au revoir avec humour Des phrases drĂŽles Ă envoyer par sms dâadieux pour dire au revoir avec humour. Sms adieu marrant Je ne vois quâun moyen de te dĂ©barrasser de moi partir ! Alors adios amigos Message adieux humour pour divorce ou rupture La premiĂšre fois, je tâai aimĂ© sans trop savoir pourquoi. Aujourdâhui, en tout cas, je sais pourquoi je te quitte ⊠Surtout ne me retiens pasâŠ. Je ne tâembrasse pas ⊠IdĂ©e de sms de rupture amoureuse Ă envoyer Ă une fille ou un garçon Sms adieu pour une sĂ©paration amoureuse Ă un garçon ou Ă un homme A tâĂ©couter elles sont toutes folles de toi Alors comme je nâai pas envie de faire de jalouses, je te quitte. Salut Ă toi ⊠Je me casse⊠à une femme ou Ă une fille A tâĂ©couter ils sont tous fous de toi. Alors comme je nâai pas envie de faire de jaloux, je te quitte. Salut Ă toi ⊠Je me tire⊠Message humoristique pour dire adieu Ă son chĂ©rie ou sa chĂ©rie Mon ex chĂ©rie Mon ex chĂ©ri Les histoires dâamour survivent aux fautes dâorthographe. Je viens dâen prendre conscience en relisant tes lettres dâamour. JâespĂšre que tu feras moins dâerreur dans ta nouvelle relation amoureuse. Adieu et Ă jamais. Adieu et bonne chance Ă un ex Des mots dâadieux qui te souhaitent le meilleur⊠Jâai appris que tu avais une nouvelle relation amoureuse. JâespĂšre de tout cĆur que ce nouvel amour te permettra dâĂȘtre heureux / ĂȘtre heureuse Moi, jâai appris Ă surmonter ma peine et mon chagrin. Surmonter une rupture affective rend plus fort / forte. Tourner la page dâune histoire dâamour permet de reconquĂ©rir son bonheur. Je te souhaite une bonne continuation dans la vie. Adieu et bonne chance Ă toi dans ta nouvelle vie⊠Une belle citation pour dire au revoir de façon originale et intelligente. Message dâadieu mĂ©chant avec humour noir Mon ex ami Mon ex amie Lâerreur est humaine dit le proverbe ! Je viens de prendre conscience que je suis trĂšs humain car jâai fait lâerreur dâĂȘtre ton ami ami un jour. JâespĂšre que tu voudras bien me pardonner cette grande erreur qui, je te le promets, ne se reproduira plus jamais. A jamaisâŠ. Belles idĂ©es de message dâadieu professionnel Vous souhaitez faire vos adieux Ă des collĂšgues de travail une Ă©quipe, une entreprise ou mĂȘme les membres dâune association? Ou au contraire vous ĂȘtes le professionnel qui quitte lâentreprise ou un Ă©tablissement public. Vous cherchez une idĂ©e de beau message de dĂ©part dĂ©part e retraite ou pour un nouvel emploi? Vous trouverez de façon certaine une idĂ©e de message dâau revoir professionnel dans notre liste de modĂšles de textes gratuits en lien avec le monde du travail idĂ©e de texte dĂ©part collĂšgue humour ou original Exemple de discours pour dire adieu Ă ses collĂšgues Lettre dâau revoir Ă ses collĂšgues de boulot ModĂšle de discours dĂ©part en retraite dâun collĂšgue ModĂšles de textes gratuits dĂ©part retraite Belles citations sur la retraite pour illustrer une carte Texte de voeux pour la retraite dâun ami ou dâune amie Annoncer son dĂ©part en retraite avec humour ModĂšle de beau texte dâinvitation Ă un pot de dĂ©part Trouver dâautres modĂšles de textes dâadieux professionnels originaux Message dâadieu avant de mourir Beaux Mots dâadieux et discours pour dire adieu avant de mourir oĂč de quitter des personnes chĂšres Ă son cĆur. Un modĂšle de lettre dâadieu triste et joyeuses en mĂȘme temps. Un dernier adieux Ă vous que jâaime Dans la vie il y a un temps pour tout un temps pour naĂźtre et un temps pour mourir Le temps de lâenfance et celui de la vieillesse.. Un temps pour aimer et celui pour partir. Jâarrive au moment oĂč je dois vous dire au revoir. Jâarrive au crĂ©puscule de beaux moments et Ă lâaube dâautres moments qui vont sâoffrir Ă moi. Il nâest pas facile pour moi dâĂ©crire un discours dâadieux. Un message dâadieu est un cri du cĆur qui dit Ă celles ceux que lâon quitte que lâon ne les oubliera jamais. A lâheure du dĂ©part, laissez moi vous dire mes amis, ma famille que mon adieu nâest quâun au revoir. Je crois que les gens qui sâaiment et qui sâapprĂ©cient humainement ne se quittent jamais vraiment. Ils gardent toujours au fond de leur cĆur un espace pour lâĂȘtre parti trop tĂŽt. Je voudrais vous dire aussi que ce beau message dâadieu est joyeux. Point de tristesse dans mes ces mots dâadieu venu du coeur. Point de regrets ou de remords. Non ! Au contraire, la joie mâhabite pleinement au moment de vous quitter. Je mâen vais le cĆur lĂ©ger et heureux dâavoir vĂ©cu une telle expĂ©rience de vie avec vous, mes amis ma famille, mes collĂšgues. Je garde en souvenirs le meilleur de nous-mĂȘmes. Adieu mes amis, Adieu ma famille⊠Adieux Ă vous tous que jâaime tellement. Je sais quâun jour on se retrouvera. Des retrouvailles dans un ailleurs que certains appellent le Paradis, un mystĂšre⊠Rien ne sĂ©pare vraiment celle et ceux qui sâaiment sincĂšrement ni la maladie, ni la mort. Je crois quâune belle relation est Ă©ternelle. Un divorce, un accident ou la maladie aussi douloureux soient-ils nâeffaceront jamais le bonheur de sâĂȘtre aimĂ© un jour et dâavoir partagĂ© le meilleur de soi-mĂȘme. Cette belle lettre dâadieu vous rappelle combien je vous aime. Cet amour infini efface toute peine de mon cĆur. Ce sentiment gĂ©ant est une intense Ă©nergie pour aller de lâavant, pour continuer Ă espĂ©rer en lâavenir terrestre ou cĂ©leste Que ce beau message dâadieu soulage vos cĆurs de toutes douleurs de me voir vous quitter ! Que ces quelques mots dâaurevoir sĂšchent vos larmes de tristesse ! Que ce beau discours dâadieu vous couvre de milles mercis venus du fin fond de mon cĆur ! Que cette belle priĂšre dâadieux soit une douceur qui vous accompagne dans votre deuil de notre relation qui continue autrement! Je vous aime intensĂ©ment ! Mon souvenir de vous est le plus grand des cadeaux du ciel. A bientĂŽt⊠LĂ oĂč Dieu rĂ©unira nos cĆurs⊠Un dernier adieu ? Faire son deuil plus facilement avec ces beaux textes pour la mort dâun proche ou dâune personne cher Ă votre cĆur. Message pour dire A bientĂŽt avec originalitĂ© Sms Ă bientĂŽt mon ami Mon ami, Les moments passĂ©s avec toi sont toujours agrĂ©ables et ressourçants. Notre amitiĂ© me fait du bien! Au plaisir de te retrouver bientĂŽt ⊠A bientĂŽt mon ami si sympathique et fidĂšle. En attendant de te retrouver je tâembrasse amicalement. Souhaiter un bon weekend Ă un ami avec un message original Sms Ă bientĂŽt mon amie Mon amie, Chaque moment passĂ© Ă tes cĂŽtĂ©s est un voyage au pays de lâamitiĂ© vraie. Tu es une superbe copine ! Tu es ma meilleure amie ! Tu es la sĆur que jâai choisie ! Mon Ăąme-soeur si gentille ! Au plaisir de te retrouver bientĂŽt belle amie ⊠A bientĂŽt mon amie que jâaime Ă©normĂ©ment. Bisous pleins dâaffection Souhaiter un bon samedi Ă une amie avec tendresse
FunĂ©railles: la liturgie du dernier adieu. Le Notre PĂšre, viennent de sâachever, nous Ă©tions tournĂ©s vers le Seigneur pour oser le louer et reprendre humblement les mots quâil nous a donnĂ©s, quand « nous ne savons pas prier comme il faut ». Sans se dĂ©tourner de Dieu, les cĆurs et les yeux reviennent vers le corps du dĂ©funt.
4 participantsAuteurMessageĂclair de Pluieâ Administratrice Rainy â Messages 561Date d'inscription 04/07/2011Localisation FranceSujet Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Jeu 30 AoĂ» - 1130 [comment je ressors trop les vieux titres !]Bon, alors voilĂ . Ca fait maintenant un peu plus d'un an que je suis sur le forum et j'ai passĂ© 10 voir 11 mois Ă le rendre actif. Ca n'a pas beaucoup marchĂ© . . . Mais aujourd'hui j'en ai marre. Je quitte. Ca fait plusieurs jours que j'y pense sĂ©rieusement et depuis bien longtemps que j'ai eu des coups de blues parce que le forum Ă©tait inactif. Maintenant je n'en peux plus, j'ai dĂ©jĂ beaucoup fait pour le forum. Trop compter que les rpgs chats ne m'inspirent plus autant qu'avant. . . Enfin, ça dĂ©pend des je n'en peux vraiment plus. Vous allez devoir faire sans continuation forum <3DerniĂšre Ă©dition par Ăclair de Pluie le Mar 11 Sep - 2146, Ă©ditĂ© 1 fois Petit Ăclairâ Administratrice Choco â Messages 97Date d'inscription 25/06/2012Age 21Localisation En train de courir aprĂšs ma queueSujet Re Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Jeu 30 AoĂ» - 2154 Non, comment on va faire sans toi? Enfin.... c'est ton choix. Au revoir! Boule de Givreâ Ex River â Messages 22Date d'inscription 26/06/2012Age 22Sujet Re Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Ven 31 AoĂ» - 1334 Mais-euhhhhhhh. Qui va ĂȘtre mon mentor alors ? T-TT'façon je te vois quand mĂȘme sur TDLFR alors... XD C'est bĂȘte... mais bon. Adieu Rainy. Etoile de Lionâ Administratrice Fire â Messages 436Date d'inscription 26/06/2011Age 25Localisation sur la lune 3Sujet Re Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Sam 1 Sep - 2022 Alors tu vas partir? C'est ton choix je peux pas te retenir, et sache que je suis dĂ©solĂ©e de t'avoir laisser tout gĂ©rer un long moment / J'Ă©tais pas lĂ , mais tu tant es super bien sortis Merci pour tout ce que tu as fais pour le forum, je t'en suis extrĂ©mement reconaissance , tu es une admin en or , je pourrais jamais assez te je vais arrĂȘter avec mon discour d'adieu, en tout cas merci pour tout, tu vas nous manquez Passe de temps en temps quand mĂȘme Bisous adieu, ou Ă la prochaine Ăclair de Pluieâ Administratrice Rainy â Messages 561Date d'inscription 04/07/2011Localisation FranceSujet Re Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Dim 2 Sep - 2109 Owh, vous ĂȘtes choupis les chous Contenu sponsorisĂ©Sujet Re Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Je pars... Adieu ? Ou au revoir ? Je ne sais pas... Permission de ce forumVous ne pouvez pas rĂ©pondre aux sujets dans ce forum
Paroles& musique : Bruno Romary (2015) Texte ci-dessousAlbum : Chansons pour Françoise H (2016) Sacem 2015PARTIR SANS DETOURNER LES YEUXPartir sans détourne
Ceux qui ne sont plus dorment au plus profond de notre cĆur mais leur absence continue dâĂȘtre une abĂźme de douleur dans notre mĂ©moire ils sont partis sans que lâon puisse leur dire adieu, sans un âje tâaimeâ ou mĂȘme sans un âpardonâ.Cette angoisse vitale rend le processus de deuil trĂšs mort devrait ĂȘtre comme un adieu sur le quai dâune gare, oĂč lâon pourrait disposer dâun intervalle de temps, oĂč avoir cette ultime conversation, oĂč offrir un long cĂąlin et laisser partir avec la confiance que tout va bien se rien de tout cela nâest qui nous ont laissĂ©s ne sont pas absents, ils subsistent dans chaque battement de notre cĆur, ils se reposent dans notre esprit et nous donnent de la force chaque jour alors que nous les honorons de nos souriresâŠAnne Morrow Lindberg, cĂ©lĂšbre Ă©crivaine et aviatrice du dĂ©but du XXĂšme siĂšcle expliquait dans sa biographie que la douleur nâest pas souffrance est quelque chose dâextrĂȘmement personnel que seule la personne qui la vit peut comprendre, dans le but de commencer, petit Ă petit, un lent processus de reconstruction la mort ne connaĂźt pas les adieux et câest quelque chose que nous devons accepter, tĂŽt ou tard. Nous vous invitons Ă rĂ©flĂ©chir Ă qui sont partis sans demander la permission ou sans dire adieuOn dit souvent que le seul aspect âpositifâ des maladies en phase terminale est que, dâune certaine maniĂšre, elles permettent Ă la personne dâaccepter petit Ă petit son Ă©tat et mĂȘme de prĂ©parer son processus dâ ce que lâon appelle aujourdâhui âbien mourirâ. Cependant, mĂȘme si la famille est trĂšs bien prĂ©parĂ©e Ă ce moment ou Ă ce âdĂ©tachementâ, elle vit ce dĂ©part de maniĂšre traumatisante qui sont partis sans demander la permission, ni dire adieu sont sans aucun doute les absences les plus difficiles Ă accepter lors du processus de deuil qui passe par 5 Ă©tapes selon le modĂšle de gĂ©nĂ©ral, on se fond dans des sentiments dâincrĂ©dulitĂ© et de dĂ©ni, jusquâĂ dĂ©river, dans le pire des cas, jusquâĂ un Ă©tat de dĂ©sorganisation vitale marquĂ©e par la colĂšre chronique ou la mort inattendue dâun ĂȘtre cher gĂ©nĂšre plus quâun impact Ă©motionnel perte laisse beaucoup de projets en suspens, de mots non dits, de regrets, dâexcuses non formulĂ©es et dâun besoin dĂ©sespĂ©rĂ© de pouvoir dire adieu. Les rĂ©ponses Ă tout cela resteront alors dans notre intĂ©rieur, et câest ici que nous devrons nous rĂ©fugier pendant un moment dĂ©terminĂ© pour y trouver le calme, le soulagement et lâ affronter la perte dâun ĂȘtre cher quand nous nâavons pas pu dire au revoir ?Jim Morrison disait que nous avons tendance Ă avoir plus peur de la douleur que de la mort, alors que câest la mort qui, finalement, soulage la le cĂ©lĂšbre chanteur des Doors, oubliait quelque chose dâessentiel, car aprĂšs la mort, dĂ©bute un autre type de souffrance celle des proches, des amis, des conjoints⊠La mort nâest jamais complĂštement rĂ©elle, jamais complĂštement authentique⊠Car la seule maniĂšre de perdre une personne pour toujours, câest par lâoubli, le vide du ânon souvenirâ.Il faut savoir quelque chose dĂšs le dĂ©but chaque personne va vivre son deuil dâune maniĂšre nây a pas de moments ni de stratĂ©gies qui nous servent Ă tous de la mĂȘme plus, cette douleur qui nous paralyse tant au dĂ©but, qui nous Ă©touffe et qui nous arrache jusquâĂ lâĂąme pendant les premiers jours, semaines ou mois, finit par sâ si nous pensons que câest impossible⊠nous Ă dire adieu Ă qui nâa pas eu son opportunitĂ©Ceux qui nous ont laissĂ© avec tant de vides, de questions sans rĂ©ponses, de mots non dits et sans cet adieu nĂ©cessaire, ne reviendront quelque chose que nous devons accepter, affronter et souvenir que cette personne nous aimait et que lâamour Ă©tait rĂ©ciproque, est quelque chose qui doit nous soulager. Ăvitez de concentrer vos pensĂ©es sur le jour de la mort, faites remonter le temps jusquâaux moments de tendresse partagĂ©s, aux moments de bonheur. Câest ici que se trouvent les rĂ©ponses Ă vos questions cette personne savait quâelle Ă©tait aimĂ©e. Ăcrivez une lettre avec tout ce que vous auriez aimĂ© lui dire ou si vous prĂ©fĂ©rez, parlez-lui mentalement ou Ă voix haute afin de faciliter le soulagement. Ensuite, visualisez un moment dâharmonie partagĂ©e avec cette personne, un moment de paix et de bonheur oĂč vous voyez cette personne sourire. Sentez-vous aimĂ©, sentez-vous rĂ©confortĂ©. Si vous le prĂ©fĂ©rez, vous pouvez rĂ©pĂ©ter cet exercice autant de jours que vous le voulez. Il est Ă©galement important de passer du temps avec dâautres proches et amis, qui, sans aucun doute, vous apporteront les rĂ©ponses dont vous avez besoin. Ils vous convaincront du fait que, mĂȘme si vous nâavez pas pu dire adieu, lâautre personne savait Ă quel point vous lâaimiez. La blessure de la perte, de cette absence si douloureuse et inattendue, se guĂ©rira avec le si ce sont des vides qui ne sâoublient jamais, notre cerveau est quand mĂȘme âprogrammĂ©â pour surmonter lâadversitĂ© grĂące Ă cet instinct quasiment innĂ© qui lui ordonne dâaller de lâ cela, il suffit de prendre soin de soi et de sâĂ©couter comme quelquâun qui recomposerait un morceau de porcelaine le rĂ©unifierons avec de bons souvenirs qui honorent lâĂȘtre aimĂ© et avec cette matiĂšre dont sont faites les amours qui ne sâoublient jamais.
Monami, mon ami Adieu mon ami! Cette fois-ci on se reverra pas Cette fois-ci mĂȘme toi tu m'oublieras Mon ami, mon ami Adieu mon ami! Avec toi j'ai fais les cent pas Depuis que le temps passe Et malgrĂ© toutes ces annĂ©es Jamais je n'ai pris Le temps de te dire Qu'un jour tu allais m'manquer Je voulais te faire face Tu n'avais jamais changĂ© Tu Ă©tais le frĂšre Tu Ă©tais l'ami
Alibert-Adieu⊠adieu! 1 Elle me chasse... qu'ai-je entendu ? Elle ne manque pas d'audace Je suis balancĂ© tout comme un malotru Et je perds mon amour et ma place ! Elle est cruelle mais son dĂ©dain La suite des paroles ci-dessous Me donne une ardeur nouvelle Oui, tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin Adieu... adieu ! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d' moi Adieu... adieu ! Je prouverai sous d'autres cieux En Chine, au Texas, Que j'ai tout pour ĂȘtre un as Je n' sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au pĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pĂ©dicure chez Rockefeller La suite des paroles ci-dessous Mais je s'rai bientĂŽt millionnaire Adieu... adieu ! Ne vous en faites pas pour moi Messieurs, le petit LĂ©opold Nagera bientĂŽt dans le Pactole 2 De par le monde, dans tous les coins Il est des brunes et des blondes Qui seront trĂšs fiĂšres de m'avoir pour conjoint Je ne m'en fais pas une seconde Comme en Turquie font les Pachas Quand ils ont des insomnies Je n'aurai qu'Ă choisir dans le tas Et j'oublierai JosĂ©fa final Si vous voulez Des nouvelles de mon moral Vous en trouverez En premiĂšre page dans votre journal PathĂ© x 91038 Les internautes qui ont aimĂ© "Adieu... Adieu" aiment aussi
AdieuMaman, de Mohamed Nour Wana, poĂšte exilĂ© rencontrĂ© sur un campement de rue parisien. ADIEU MAMAN Pardonne moi maman. Pardonne moi dâĂȘtre parti sans te prĂ©venir. Pardonne moi de tâavoir embarrassĂ©. Pardonne moi dâavoir Ă©tĂ© trop subtil et dâĂȘtre parti comme un voleur, car je fuyais la terreur et câest lâerreur qui mâa surpris. Aujourdâhui assise sur une natte,
Catherine II de Russie, Friedrich Melchior Grimm. Une correspondance privĂ©e, artistique et politique au siĂšcle des LumiĂšres. Tome I 1764-1778. Ădition critique par SergueĂŻ Karp, 2016Igor KouznetsovSergueĂŻ KarpThis PaperA short summary of this paper29 Full PDFs related to this paperReadPDF Pack
Jen' sais pas trÚs bien encore Si je deviendrai chercheur d'or Ou chasseur de phoques au pÎle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pédicure chez Rockefeller Mais je s'rai bientÎt millionnaire Adieu adieu ! Ne vous en faites pas pour moi Messieurs, le petit Léopold Nagera bientÎt dans le Pactole 2 De par le monde, dans tous les coins
alpha O artiste OpĂ©rettes titre Adieu, adieu Elle me chasse... quâai-je entendu? Elle ne manque pas dâaudace Jâ suis balancĂ© tout comme un malotru Et je perds mon amour et ma place! Elle est cruelle mais son dĂ©dain Me donne une ardeur nouvelle Oui, tu verras, et dĂšs demain, Ce que peut faire un larbin {Refrain} Adieu, adieu! Je pars sans dĂ©tourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler dâ moi Adieu, adieu! Je prouverai sous dâautres cieux En Chine, au Texas, Que jâai tout pour ĂȘtre un as Je nâ sais pas trĂšs bien encore Si je deviendrai chercheur dâor Ou chasseur de phoques au pĂŽle Nord Chef de bande chez les gangsters Ou pĂ©dicure chez Rockefeller Mais je sârai bientĂŽt millionnaire Adieu, adieu! Nâ vous en faites pas pour moi Messieurs, le pâtit LĂ©opold Nagera bientĂŽt dans lâ Pactole De par le monde, dans tous les coins Il est des brunes et des blondes Qui sâront trĂšs fiĂšres de mâavoir pour conjoint Je ne mâen fais pas une seconde Comme en Turquie font les Pachas Quand ils ont des insomnies Je nâaurai quâĂ choisir dans lâ tas Et jâoublierai JosĂ©fa {au Refrain} Si vous voulez Des nouvelles de mon moral Vous en trouvârez En premiĂšre page dans votre journal
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